LES DEVOIRS

LIVRE I
(suite)

 

 

Reprise de la réfutation de trois objections.

Mais revenons au sujet, de crainte que nous ne paraissions avoir laissé de côté le plan fixé, pour la raison que nous nous opposons à l'opinion de ces gens: du fait qu'ils voient tous les criminels riches, joyeux, honorés, puissants, alors que la plupart des justes sont dans le besoin et sont faibles, ils pensent, ou bien que Dieu n'a souci de rien à notre sujet, comme disent les épicuriens; ou bien qu'il ignore les actes des hommes, comme le pensent les infâmes; ou bien, s'il est vrai qu'il sait tout, qu'il est un juge inique, de souffrir que les bons soient dans le besoin, tandis que les méchants sont dans l'opulence. Et ce ne fut pas une sorte de digression superflue que de donner réponse à une telle opinion par l'état d'âme de ceux mêmes qu'on juge heureux, alors que les intéressés en personne s'estiment malheureux. J'ai pensé en effet que ces mêmes gens se feraient plus facilement confiance à eux-mêmes, qu'à nous.

Première objection.

Après en avoir terminé avec cette objection, je pense que c'est chose aisée de réfuter toutes les autres et d'abord l'affirmation de ceux qui estiment que Dieu n'a en aucune manière le souci du monde, comme l'affirme Aristote: sa providence descend jusqu'à la lune. Et quel ouvrier négligerait le souci de son œuvre? Lequel abandonnerait et délaisserait ce que lui-même a estimé devoir réaliser? Si c'est un outrage de gouverner, n'en est-ce pas un plus grand d'avoir fait exister, puisqu'il n'est aucune injustice à n'avoir pas fait exister quelque chose, tandis que ne pas avoir souci de ce qu'on a fait exister, est le comble de la malveillance?

Que s'ils renient Dieu leur créateur, ou s'ils estiment qu'ils sont comptés au nombre des bêtes sauvages et des animaux, que dire de gens qui se condamnent par cet outrage? Eux-mêmes affirment que Dieu va à travers toutes choses et que toutes choses subsistent en sa puissance, que sa force et sa majesté pénètrent à travers tous les éléments, les terres, le ciel, les mers; et ils regardent comme un outrage pour lui, s'il pénètre l'intelligence humaine — ce que lui-même nous a donné de plus remarquable — et s'il y entre par la science de sa divine majesté?

Mais les philosophes que l'on juge sensés, se moquent eux-mêmes du maître de ces gens, comme d'un ivrogne et d'un avocat du plaisir. Quant à l'opinion d'Aristote, qu'en dirai-je, lui qui pense que Dieu est satisfait de son territoire  et qu'il vit à la mesure délimitée d'un royaume, comme le disent les fables des poètes? Ceux-ci rapportent que l'univers a été partagé entre trois, de telle façon qu'en vertu du sort, à l'un est échu de tenir en son pouvoir le ciel, à un autre la mer, à un autre les enfers; et ils rapportent que les trois veillent à ne pas provoquer la guerre entre eux, en s'occupant indûment des parts des autres. De la même manière donc, Aristote affirme que Dieu n'aurait pas le souci des terres, de même qu'il n'a pas le souci de la mer ou de l'enfer. Et comment les mêmes philosophes rejettent-ils les poètes qu'ils suivent?

Seconde objection.

Vient ensuite la réponse à cette question de savoir, puisque Dieu ne laisse pas échapper le souci de son œuvre, si la connaissance de cette œuvre lui échappe. Ainsi donc: « Celui qui a planté l'oreille, n'entend pas? Celui qui a modelé l'œil, ne voit pas, ne regarde pas?»

Cette opinion inconsistante n'a pas échappé aux saints prophètes. Ainsi David fait parler ceux qu'il affirme gonflés d'orgueil. Qu'y a-t-il en effet d'aussi orgueilleux, alors qu'ils sont eux-mêmes au pouvoir du péché, que de supporter avec indignation que vivent d'autres pécheurs, lorsqu'ils disent: « Jusques à quand les pécheurs, Seigneur, jusques à quand les pécheurs seront-ils glorieux?, » Et ensuite: « Et ils ont dit: le Seigneur ne verra pas et le Dieu de Jacob ne se rend pas compte. » Mais le prophète leur répondit en disant: « Rendez-vous compte maintenant, insensés parmi le peuple; imbéciles, comprenez enfin. Celui qui a planté l'oreille, n'entend pas? Celui qui a modelé l'œil, ne regarde pas? Celui qui corrige les nations, ne répri­mande pas, lui qui enseigne la science à l'homme? Le Seigneur sait que les pensées des hommes sont inconsis­tantes. » Celui qui saisit tout ce qui est inconsistant, ne connaît pas ce qui est saint, et ignore ce que lui-même a fait? L'artisan peut-il ignorer son propre ouvrage? Il est homme et il saisit dans son ouvrage ce qui est caché. Et Dieu ne connaît pas son ouvrage? Plus grande est donc la profondeur dans l'ouvrage que dans l'auteur: il a fait un être qui le dépasserait, dont, auteur, il ignorerait le mérite, dont, juge, il ne connaîtrait pas les dispositions. Voilà ce que David répondait à ces hommes.

Au reste, le témoignage nous suffit de celui-là même qui dit: « Je suis celui qui sonde les cœurs et les reins. » Et dans l'Évangile, ce que dit le Seigneur Jésus: « Pourquoi ces pensées mauvaises dans vos cœurs? » II savait en effet qu'ils avaient des pensées mauvaises. L'évangéliste l'atteste ensuite en disant: « Jésus en effet savait leurs pensées. »

L'opinion de ces hommes ne pourra suffire pour nous émouvoir, si nous examinons leurs actes. Ils ne veulent pas qu'il y ait au-dessus d'eux un juge auquel rien ne peut échapper, ils ne veulent pas lui accorder la connaissance de leurs secrets, eux qui craignent que leurs secrets ne soient dévoilés. Mais aussi bien le Seigneur qui connaît leurs œuvres, les a livrés aux ténèbres:

« C'est dans la nuit, dit-il, que sera le voleur. Et l'œil de l'adultère guettera les ténèbres en disant: l'œil ne m'a pas vu, et il a mis un voile sur son visage. » Tout homme en effet qui fuit la lumière, chérit les ténèbres, dans son désir de rester caché, bien qu'il ne puisse rester caché à Dieu qui, au-dedans des tréfonds de l'abîme et au-dedans des âmes des hommes, sait non seulement ce que l'on a fait, mais encore ce que l'on médite. Enfin celui qui dit dans l'Ecclésiastique: « Qui me voit? Les ténèbres et les murs m'abritent, qui craindre? », bien qu'il agite ces pensées étendu sur son lit, il est saisi là où il ne l'avait pas escompté. « Et, dit l'Écri­ture, ce sera la honte pour n'avoir pas compris la crainte de Dieu. »

Or qu'y a-t-il d'aussi stupide que d'escompter que quelque chose échappe à Dieu, alors que le soleil, qui est serviteur préposé à la lumière, pénètre même les lieux cachés et que la puissance de sa chaleur s'introduit dans les fondations de la maison ou dans les appartements secrets? Qui nierait que la douceur du printemps ne réchauffe les entrailles de la terre que le froid de l'hiver a durcie? Ainsi donc la vie secrète des arbres connaît la puissance de la chaleur ou du froid, à ce point que leurs racines, ou bien sont brûlées par le froid, ou bien reprennent force sous la chaleur du soleil. Enfin lorsqu'à souri la douceur du ciel, la terre se répand en fruits variés".

Si donc un rayon du soleil répand sa lumière sur toute la terre et l'introduit dans ce qui est clos, et si verrous de fer ou barres de lourdes portes ne l'empêchent pas de pénétrer, comment l'éclat de l'intelligence divine ne pourrait-il s'introduire dans les pensées des hommes et dans les cœurs qu'il a lui-même créés? Mais ne voit-il pas ces cœurs qu'il a lui-même faits, et a-t-il fait que ces cœurs, qu'il a faits, soient meilleurs et plus puissants qu'il n'est lui-même qui les a faits, au point de pouvoir, quand ils le veulent, échapper à la connaissance de leur ouvrier? Ainsi donc il a introduit dans nos âmes une force et un pouvoir si grands que lorsqu'il veut en avoir l'intelligence, lui-même ne le peut pas?

Troisième objection.

Nous avons résolu deux objections et, à mon avis, il n'était point mal venu que nous échut une discussion de cette sorte. Reste, en cette sorte de problème, la troisième objection: pourquoi les pécheurs regorgent-ils de puissance et de richesses, festoient-ils continuellement, sans tristesse ni deuil, tandis que les justes vivent dans l'indigence et sont affectés par la perte de leur conjoint ou de leurs enfants? Aux tenants de l'objection cette parabole de l'Évangile aurait dû suffire: le riche était vêtu de lin fin et de pourpre, et tenait chaque jour des festins plantureux, tandis que le pauvre, couvert d'ulcères, recueillait les reliefs de sa table. Mais après la mort de l'un et de l'autre, le pauvre était dans le sein d'Abraham, en possession du repos, tandis que le riche était dans les tourments. N'est-il pas évident que nous attendent après la mort les récompenses ou les tourments dus à nos mérites?

Et à juste titre: pendant le combat, il y a la peine, mais après le combat la victoire pour les uns, la honte pour les autres. Est-ce que par hasard, avant l'achèvement de la course, on donne à quelqu'un la palme, on lui confère la couronne? Paul dit avec raison: « J'ai combattu le bon combat, j'ai terminé ma course, j'ai gardé la foi. Pour le reste, la couronne de justice m'est réservée, que le Seigneur me remettra en ce jour-là, lui, le juste juge, et pas seulement à moi, mais encore à ceux qui chérissent son avènement. » C'est en ce jour-là, dit-il, qu'il la remettra, et non pas ici-bas. Or ici-bas, au milieu des peines, au milieu des dangers, au milieu des naufrages, comme un bon athlète, il combattait; car il savait que c'est à travers de nombreuses tribulations qu'il nous faut entrer dans le royaume de Dieu. Ainsi donc personne ne peut recevoir de récompense s'il n'a combattu régulièrement, et il n'est de glorieuse victoire, que là où furent de pénibles combats.

N'est-il pas injuste celui qui donne la récompense avant que le combat ait été achevé? C'est pourquoi le Seigneur dit dans l'Évangile: « Bienheureux les pauvres en esprit parce que le royaume des cieux est à eux » — il n'a pas dit: Bienheureux les riches, mais bienheureux les pauvres; ainsi le bonheur commence, selon le jugement de Dieu, où l'on voit la misère, selon le jugement des hommes — « Bienheureux ceux qui ont faim parce qu'ils seront rassasiés. Bienheureux ceux qui pleurent parce qu'ils auront leur consolation. Bienheureux les miséricordieux parce que Dieu leur fera miséricorde. Bienheureux les hommes au cœur pur parce qu'ils verront Dieu. Bienheureux ceux qui souffrent persécution à cause de la justice, parce que le royaume des cieux est à eux. Bienheureux êtes-vous quand on vous insultera et persécutera et quand on dira toute sorte de mal contre vous, à cause de la justice. Réjouissez-vous et exultez parce que votre récompense est abondante dans le ciel. » C'est une récompense future et non présente, dans le ciel, et non sur terre, qu'il a promis de remettre. Pourquoi demandes-tu ici ce qui est dû là? Pourquoi réclames-tu la couronne avec trop de hâte, avant de vaincre? Pourquoi désires-tu te nettoyer de la poussière? pourquoi désires-tu te reposer? Pourquoi es-tu empressé de festoyer avant que la course soit achevée? Le peuple regarde encore, les athlètes sont encore dans l'arène, et toi déjà tu aspires au repos?

Mais peut-être diras-tu: Pourquoi les impies sont-ils dans la joie? Pourquoi sont-ils dans l'abondance? Pourquoi ne peinent-ils pas eux aussi avec moi? Parce que ceux qui ne se sont pas inscrits pour gagner la couronne, ne sont pas tenus à la peine du combat, ceux qui ne sont pas descendus dans le stade, ne s'oignent pas d'huile et ne se couvrent pas de poussière. Mais l'épreuve attend ceux à qui la gloire est réservée. Ceux qui se parfument ont l'habitude d'être spectateurs, non pas de combattre, non pas de supporter le soleil, la chaleur, la poussière, les pluies. Ainsi donc, les athlètes eux aussi pourront dire: Venez, peinez avec nous; mais les spectateurs répondront: Nous, ici, pour le moment, sommes vos juges, mais vous, si vous êtes vainqueurs, c'est sans nous que vous réclamerez la gloire de la couronne.

Ceux donc qui ont mis tous leurs soins dans les plaisirs, dans l'abondance, les vols, les gains, les honneurs, sont plutôt des spectateurs que des combattants: ils font l'économie de la peine, mais ils ne font pas le bénéfice de la vertu. Ils choient leur loisir, ils accumulent par la ruse et la malhonnêteté des monceaux de richesses mais ils acquitteront le châtiment, fut-il tardif, de leur méchanceté. Leur repos est aux enfers, mais le tien dans le ciel, leur demeure dans le tombeau, mais la tienne dans le paradis. Aussi Job dit-il bien qu'ils veillent dans leur tombe, car ils ne peuvent connaître le sommeil du repos, sommeil dont a dormi celui qui est ressuscité.

Ainsi donc ne juge pas comme un enfant, ne parle pas comme un enfant, ne pense pas comme un enfant, ne réclame pas comme un enfant ce qui appartient à un âge postérieur. La couronne appartient aux parfaits: attends que « vienne ce qui est parfait ' », lorsque, non pas « à travers une image, de façon mystérieuse » mais « face à face », tu pourras connaître la beauté même de la vérité dévoilée. Alors sera révélé pour quelle raison celui-ci fut riche qui était malhonnête et voleur du bien d'autrui, pour quelle raison un autre fut puissant, pour quelle raison celui-ci fut comblé d'enfants, celui-là porté par les honneurs.

Ce fut peut-être pour qu'il soit dit au voleur: Tu étais riche, pour quelle raison volais-tu les biens d'autrui? L'indigence ne t'a pas poussé, le dénuement ne t'a pas contraint. Ne t'ai-je pas fait riche précisément pour que tu ne puisses avoir d'excuse? Ce fut peut-être pour qu'il soit dit aussi au puissant: Pourquoi n'as-tu pas assisté la veuve, les orphelins également qui souffraient l'injustice? Est-ce que par hasard tu étais faible? Est-ce que par hasard, tu ne pouvais porter secours? Je t'ai fait puissant précisément, pour que tu ne fasses pas vio­lence, mais pour que tu repousses la violence. N'est-ce pas pour toi qu'il est écrit: « Délivre celui qui subit l'injustice  »? N'est-il pas écrit: « Délivrez le pauvre et libérez l'indigent de la main du pécheur »? Ce fut peut-être pour qu'il soit dit aussi à l'homme dans la prospérité: Je t'ai comblé d'enfants et d'honneurs, je t'ai accordé la santé du corps; pourquoi n'as-tu pas suivi mes préceptes? Mon serviteur, « que t'ai-je fait ou en quoi t'ai-je contristé? ». N'est-ce pas moi qui t'ai donné des enfants, pourvu d'honneurs, gratifié de la santé? Pourquoi me reniais-tu? Pourquoi pensais-tu que ta conduite n'arrivait pas à ma connaissance? Pourquoi retenais-tu mes dons et méprisais-tu mes commandements?

L'on peut enfin relever ces traits chez le traître Judas, qui fut choisi comme apôtre parmi les douze et qui avait en garde la cassette de l'argent, pour le distribuer aux pauvres; cela, afin qu'il ne parût point avoir livré le Seigneur, en étant dans la situation d'un homme privé d'honneurs ou dans celle d'un homme indigent. Et c'est précisément pour que le Seigneur fût justifié en lui, qu'il lui accorda tout cela: de la sorte, en n'étant pas dans la situation d'un homme aigri par l'injustice, mais dans celle d'un homme qui a trahi sa grâce, il était coupable d'une plus grande offense.

La modestie

Ainsi donc, puisqu'il est apparu à l'évidence que le châtiment sera le lot de la malhonnêteté, et la récompense celui de la vertu, entreprenons de parler des devoirs qu'il nous faut avoir en vue depuis la jeunesse, de telle sorte qu'ils croissent en même temps que l'âge. Il appartient donc aux bons jeunes gens d'avoir la crainte de Dieu, de respecter leurs parents, de rendre honneur aux plus âgés, de garder la chasteté, de ne pas mépriser l'humilité, de chérir la douceur et la modestie qui sont la parure du jeune âge. De même en effet que la gravité chez les vieillards, que la vivacité chez les hommes mûrs, ainsi la modestie chez les jeunes gens se recommande comme par une sorte de lot de la nature.

Isaac avait la crainte du Seigneur, en digne fils d'Abraham, respectant son père jusqu'à ce point que, en face de la volonté paternelle, il ne refusait pas même la mort. Joseph aussi, bien qu'il eût vu en songe que le soleil, la lune et les étoiles se prosternaient devant lui ', respectait cependant son père dans une obéissance empressée. Il était chaste au point qu'il ne voulait pas même entendre une conversation si elle n'était honnête; il était humble jusqu'à vivre la condition d'esclave, modeste jusqu'à prendre la fuite, patient jusqu'à supporter la prison oublieux de l'injustice jusqu'à faire un don en retour. Si grande était sa modestie que, saisi par une femme, il préférait lui laisser, dans sa fuite, son vêtement entre les mains, plutôt que de se défaire de sa modestie. Moïse aussi ainsi que Jérémie, choisis par le Seigneur pour proclamer devant le peuple les oracles de Dieu, refusaient par modestie ce qui était en leur pouvoir par grâce.

Belle est donc la vertu de modestie et doux son agrément, elle qui apparaît non seulement dans les actes, mais encore dans les propos eux-mêmes: empêchant que tu ne dépasses la mesure dans la parole, que ton discours ne fasse entendre quelque chose d'inconvenant. L'image de l'âme en effet resplendit généralement dans les paroles. La modération tempère le son même de la voix de peur qu'une voix trop forte ne choque l'oreille de quelqu'un. Enfin, dans l'art même du chant, la première règle est celle de la modestie; bien plus, elle l'est dans tout usage de la parole en sorte que l'on se mette progressivement à psalmodier.* ou à chanter ou enfin à parler, pour que des débuts modestes recommandent la suite.

Le silence lui-même aussi, où se trouve le repos de toutes les autres vertus, est l'acte le plus grand de la modestie. En conséquence, si on l'impute à la puérilité ou à l'orgueil, on le donne pour une honte; mais si on l'impute à la modestie, on le tient pour un mérite. Elle se taisait, Suzanne, au milieu des périls, et estimait la perte de la modestie plus grave que la perte de la vie, et ne jugeait pas devoir préserver son salut au péril de sa pudeur. A Dieu seul elle parlait, devant qui pouvait s'exprimer sa chaste modestie; elle se détournait de regarder le visage des hommes; la modestie en effet réside aussi dans les yeux, en sorte que la femme ne veut pas voir les hommes ni en être vue.

Mais que personne ne pense que ce mérite n'appartient qu'à la seule chasteté. La modestie est en effet la compagne de la pureté et par son alliance avec elle la chasteté est elle-même plus assurée. La pudeur est en effet, pour guider la chasteté, une bonne compagne qui, si elle campe même devant ce qui constitue les premiers dangers, ne permet pas que la pureté soit attaquée. Cette pudeur, la toute première, au moment même de faire connaissance, recommande la mère du Seigneur aux lecteurs et, à la manière d'un témoin sûr, prouve qu'elle était digne d'être choisie pour une telle fonction: parce qu'elle est dans sa chambre, parce qu'elle est seule, parce que, saluée par l'ange, elle se tait et qu'elle est émue à son entrée, parce qu'à la vue d'un homme le regard de la vierge se trouve déconcerté. C'est pourquoi, si humble qu'elle fût, cependant à cause de sa modestie, elle ne rendit pas le salut et ne fournit aucune réponse, si ce n'est lorsqu'elle eut connaissance de sa mission d'enfanter le Seigneur, et c'était pour apprendre la manière dont cela s'accomplirait, mais non pas pour prolonger la conversation.

Dans notre prière même, la modestie plaît beaucoup, elle fait obtenir beaucoup de crédit auprès de notre Dieu. N'est-ce pas elle qui mit en valeur le publicain et recommanda celui qui n'osait pas même lever les yeux au ciel? Pour cette raison il est justifié au jugement du Seigneur plutôt que ce pharisien qu'enlaidit la prétention. Et pour cette raison prions « dans l'incorruptibilité d'une âme paisible et modérée qui est opulente aux yeux de Dieu », comme dit Pierre. Grande est donc la modération: bien qu'elle se tienne assez en deçà même de son droit, ne s'arrogeant rien, ne revendiquant rien, et qu'elle se tienne d'une certaine manière assez à l'étroit à l'intérieur de ses propres possessions, elle est riche devant Dieu, devant qui personne n'est riche. La modération est riche parce qu'elle est part de Dieu. Paul aussi a prescrit que la prière soit présentée « avec modestie et discrétion ». Il veut que cette vertu soit première, et comme le guide de la prière que l'on va faire, afin que la prière du pécheur ne soit pas glorieuse mais présente pour ainsi dire la teinte de la pudeur et mérite un crédit d'autant plus considérable, qu'elle offre plus de modestie au souvenir de la faute.

II faut encore, dans le mouvement, le geste, la démarche eux-mêmes, observer la modestie. On discerne en effet, dans l'attitude du corps, la disposition de l'âme. C'est à partir de là qu'on juge « l'homme caché de notre cœur », ou plus léger ou plus avantageux ou plus agité ou au contraire plus sérieux, plus constant, plus chaste, plus mûr. Et ainsi le mouvement du corps est une sorte de langage de l'âme.

Vous vous rappelez, chers fils, un certain ami: bien qu'il parût se recommander par l'application à ses devoirs, cependant je ne l'admis pas dans le clergé pour ce seul motif que son geste était très inconvenant. Vous vous rappelez un autre aussi: l'ayant trouvé déjà clerc, j'ordonnai que jamais il ne me précédât, car il blessait mes yeux comme par une sorte de coup que me portait sa démarche insolente. C'est ce que je dis, en le rendant après l'incident à sa fonction. Je ne retins que cela et mon jugement ne me trompa pas: l'un et l'autre en effet se retirèrent de l'Église, de telle sorte que la félonie de l'âme se manifestait telle qu'elle se révélait par la démarche. Et de fait, l'un au temps de l'attaque arienne, déserta la foi; l'autre, par attachement à l'argent, pour ne pas encourir le jugement de l'évêque, nia qu'il fût nôtre. Dans leur démarche éclataient l'image de la légèreté, un certain air de bouffons affairés.

II en est aussi qui, en marchant lentement, imitent les gestes des histrions et pour ainsi dire certains porteurs de procession et les mouvements des statues qui branlent, en sorte que chaque fois qu'ils franchissent un pas, ils paraissent observer certaines cadences.

Je ne pense pas non plus qu'il soit beau de marcher en courant, si ce n'est lorsque l'exige le motif de quelque danger ou la juste nécessité. De fait nous voyons la plupart du temps les gens pressés, à bout de souffle, contracter leur visage; et s'ils n'ont pas le motif d'une hâte nécessaire, ils ont un défaut qui heurte justement. Toutefois je ne parle pas de ceux dont l'empressement exceptionnel est motivé, mais de ceux dont l'empressement perpétuel et ininterrompu tourne en seconde nature. Je n'approuve donc ni chez les premiers ces sortes d'imitations de statues, ni chez les seconds ces sortes de culbutes d'acrobates.

II existe aussi une démarche louable où résident un air d'autorité, l'assurance de la gravité, l'empreinte de la tranquillité, à condition toutefois que soient absentes l'application et la recherche, mais que le mouvement soit net et simple; en effet, rien d'affecté ne plaît. Que la nature commande le mouvement. Si quelque défaut, bien sûr, se trouve dans la nature, que l'habileté le réforme, de telle sorte que soit absent l'artifice, mais que la correction ne soit point absente.

Que si l'on considère encore ces sujets avec plus de profondeur, combien davantage faut-il se garder que quelque vilain propos ne sorte de la bouche; cela en effet souille gravement l'homme. Ce n'est pas, de fait, la nourriture qui salit, mais le dénigrement injuste, mais l'obscénité des paroles. Tout cela fait honte même au vulgaire. Dans l'accomplissement du devoir de notre charge, en vérité, il n'est aucune parole, tombant de façon malséante, qui ne heurte la modestie. Mais non seulement nous ne devons nous-mêmes rien dire d'incon­venant, mais nous ne devons pas même prêter l'oreille à des propos de ce genre. C'est ainsi que Joseph, pour ne pas entendre des paroles incompatibles avec sa modestie, s'enfuit en abandonnant son vêtement. Car celui qui se plaît à écouter, provoque autrui à parler.

Le fait aussi de saisir ce qui est laid, fait très grande honte. Quant à regarder quelque chose de ce genre qui, fortuitement, se présente, quelle horreur! Ainsi donc ce qui déplaît dans les autres, peut-il par hasard plaire en soi-même? La nature elle-même ne nous instruit-elle pas, qui a développé, de façon parfaite assurément, toutes les parties de notre corps afin, à la fois, de pourvoir à la nécessité et de rehausser la beauté? Mais du moins a-t-elle laissé accessibles et découvertes les parties qui seraient belles à la vue, où ressortiraient le sommet de la beauté, comme placé en une sorte de citadelle, l'agrément de la physionomie et l'air du visage; et dont l'emploi pour l'action serait tout prêt; quant à celles où s'accomplirait l'obéissance de la nature à la nécessité, afin qu'elles n'offrissent pas le spectacle de leur laideur, pour une part, la nature les éloigna et les cacha pour ainsi dire dans le corps lui-même, et pour une part elle enseigna et persuada de les couvrir.

Ainsi donc la nature elle-même n'est-elle pas maîtresse de modestie? C'est d'après son exemple que la modération des hommes — qui a tiré son nom, je crois, de modus, mode ou façon de connaître ce qui convient — a couvert et caché ce qu'elle a trouvé dissimulé dans cette structure de notre corps. Telle cette ouverture qu'il fut dit au juste Noé de pratiquer sur le côté, dans cette arche où se trouve l'image ou de l'Église ou de notre corps: par cette ouverture sont évacués les restes des aliments. L'auteur de la nature a donc veillé à notre modestie de telle sorte, maintenu le convenable et la beauté dans notre corps de telle sorte qu'il éloignait derrière le dos certains conduits et issues de nos intestins et les écartait de notre vue, afin que les fonctions naturelles n'offusquassent point les regards de nos yeux. A ce sujet l'apôtre dit bien: « Les membres du corps qui paraissent plus faibles sont plus nécessaires, et les membres du corps que nous jugeons moins nobles sont ceux que nous entourons d'un plus grand honneur, et nos membres qui ne sont pas honorables jouissent d'une plus grande honorabilité. » C'est en effet par l'imitation de la nature que le savoir-faire a augmenté l'agrément du corps. Or nous avons expliqué cela, dans un autre passage de manière plus profonde encore, à savoir que non seulement nous cachons aux yeux les membres que nous recevons pour les cacher, mais encore que nous jugeons inconvenant d'employer les noms qui les désignent, eux et leurs usages.

Car si c'est par hasard que ces parties du corps sont découvertes, la modestie est confondue; si c'est intentionnellement, on y voit de l'impudeur. C'est pourquoi le fils de Noé, Charn, s'attira le ressentiment de son père, parce qu'il rit, en voyant sa nudité; tandis que ceux qui couvrirent leur père, reçurent la faveur de sa bénédiction. D'où l'usage ancien dans la ville de Rome et dans la plupart des cités, que les enfants — fils pubères ou gendres — ne se baignassent point avec leurs pères, de peur que n'en fussent amoindris l'autorité et le respect du père; d'ailleurs la plupart des gens se couvrent même au bain autant qu'ils peuvent, afin que même là où le corps est nu tout entier, ce genre de partie ne soit pas découvert.

Les prêtres aussi d'après l'ancien usage, comme nous le lisons dans l'Exode, prenaient des caleçons, comme il fut dit à Moïse par le Seigneur: « Tu leur feras des caleçons de lin pour couvrir ce qui fait honte à la pudeur. Ils iront depuis les reins jusqu'aux cuisses; Aaron et ses fils en auront quand ils entreront dans la tente de l'alliance, et lorsqu'ils s'approcheront de l'autel du Saint pour offrir le sacrifice, et ils ne se chargeront pas d'un péché, de peur qu'ils ne meurent. » Ce que quelques-uns d'entre nous observent encore, rapporte-t-on, mais la plupart pensent, d'après une exégèse spirituelle, que cette parole avait en vue la préservation de la modestie et la garde de la chasteté.

Il m'a plu de m'arrêter assez longtemps sur les questions relatives à la modestie, parce que je m'adres­sais à vous qui, ou bien reconnaissez; de vous-mêmes ses bienfaits, ou bien ignorez les dommages qu'elle peut subir. Mais bien qu'elle soit appropriée à tous les âges, à toutes les personnes, à tous les temps et à tous les lieux, cependant elle convient surtout aux années de jeunesse et de maturité.

Or à tout âge il faut respecter la convenance dans ce que l'on fait, l'harmonie et l'équilibre interne dans l'ordre de sa vie. C'est pourquoi Tullius pense que même l'ordre doit être respecté dans le convenable, et il dit que celui-ci consiste dans « la beauté formelle, l'ordre, la disposition appropriée à l'action », choses dont il affirme qu'il est difficile, en s'exprimant, de pouvoir les expliquer et que pour cette raison il suffit qu'on les comprenne.

Mais pourquoi a-t-il fait place à la beauté formelle, je ne le comprends pas, bien que, même cet auteur fasse l'éloge des forces du corps. Pour nous, assurément, nous ne plaçons pas dans la beauté du corps le siège de la vertu; cependant nous n'excluons pas l'agrément, car la modestie, d'ordinaire, répand la pudeur sur les visages eux-mêmes et les rend plus agréables. De même en effet que l'artisan travaille généralement mieux sur une matière plus appropriée, de même la modestie ressort-elle davantage, jointe au charme lui-même du corps; à condition toutefois que même ce charme du corps ne soit pas affecté, mais naturel, simple, non apprêté plutôt que recherché, servi par des vêtements non point précieux et éclatants mais ordinaires, en sorte que rien ne manque à la beauté morale ou à la nécessité, mais que rien ne s'y ajoute pour l'élégance.

 Que la voix elle-même ne soit pas molle, ni maniérée, n'offrant rien d'efféminé dans le ton, telle que beaucoup, sous couleur de sérieux, ont accoutumé de la contrefaire, mais qu'elle conserve un accent, une tonalité et un timbre virils. Maintenir en effet la beauté de la vie, consiste à offrir les traits qui conviennent à chaque sexe et à chaque personne; tel est l'ordre le meilleur pour régler les attitudes, telle est la disposition appropriée à toute action. Mais de même que je n'approuve pas un ton de voix ou une attitude du corps amollis et maniérés, de même je ne les approuve pas non plus, grossiers et frustes. Imitons la nature: son image est la règle de la conduite, et le modèle de la beauté morale.

La modestie comporte assurément ses propres écueils, non pas qu'elle-même entraîne, mais que souvent elle heurte; mais ne tombons pas dans la compagnie de gens intempérants qui, sous couleur de plaisir, inoculent le poison aux gens de bien. Ceux-ci se montrent-ils assidus, et surtout à banqueter, jouer et plaisanter, ils énervent leur rigueur virile. Aussi gardons-nous, tandis que nous voulons nous détendre l'esprit, de rompre toute l'harmonie, pour ainsi dire une sorte de concert des bonnes actions; l'habitude en effet gauchit vite la nature.

Aussi estimez-vous avec sagesse qu'il convient aux clercs, et surtout, je pense, aux devoirs des ministres sacrés, d'éviter les festins à l'extérieur, ou bien pour que vous soyez vous-mêmes hospitaliers aux voyageurs ou bien pour que, grâce à cette précaution, il n'y ait aucune occasion de déshonneur. Le fait est que les festins à l'extérieur comportent des servitudes, d'autre part ils révèlent aussi la convoitise de la bonne chère. Des bavardages aussi s'y glissent fréquemment, sur le monde et les plaisirs; fermer les oreilles, tu ne le peux; quant à les interdire, c'est, juge-t-on, de l'orgueil. Les coupes s'y glissent, même indépendamment de la volonté; mieux vaut, pour ta maison, refuser une fois pour toutes, que, pour celle d'autrui, refuser fréquemment; et en admettant que tu te lèves de table sain d'esprit, cependant ta présence ne doit pas être condamnée du fait de l'insolence d'autrui.

Il n'est pas besoin que les jeunes aillent dans les maisons des veuves et des vierges, si ce n'est pour les visiter; et ce avec les anciens, c'est-à-dire avec l'évêque, ou bien, s'il y a un motif suffisamment grave, avec les prêtres. Quelle nécessité y a-t-il que nous donnions aux gens du monde matière à dénigrement? Quel besoin y a-t-il que ces visites aussi, par leur fréquence, prennent de l'importance? Qu'arrivera-t-il si d'aventure quelqu'une de ces femmes succombe? Pourquoi encourir l'odieux de la chute d'autrui? Combien d'hommes, même forts, la séduction féminine a-t-elle surpris? Combien, sans donner matière à une faute, l'ont donnée au soupçon?

Pourquoi ne pas consacrer à la lecture ces moments où l'église te laisse libre? Pourquoi ne pas revenir voir le Christ? parler au Christ? écoutez le Christ? Nous lui parlons quand nous prions, nous l'écoutons quand nous lisons les paroles divines. Qu'avons-nous à faire avec les maisons d'autrui? Il n'est qu'une seule maison qui rassemble tous les hommes; qu'ils viennent plutôt vers nous, ceux-là qui nous recherchent. Qu'avons-nous à faire avec les bavardages? Nous avons reçu mission de nous acquitter d'un ministère aux autels du Christ et non pas d'un hommage aux hommes.

Il convient d'être humbles, il convient d'être doux, calmes, sérieux, patients, d'observer la mesure en toutes choses, afin que, soit le visage silencieux, soit la parole révèlent qu'il n'existe aucun défaut dans le caractère.

    

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