TRAITÉ SUR L'ÉVANGILE DE S. LUC
LIVRES VII-
X

 

 

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livre vii

        Luc IX, 27.

« Or je vous le dis en vérité : il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort avant d'avoir vu le Royaume de Dieu ».

Tout en élevant vers les récompenses réservées aux vertus et en enseignant qu'il est utile de mépriser les choses de la terre, le Seigneur soutient encore et toujours la faiblesse de l'esprit humain par un dédommagement dans le présent. Il est assurément ardu de porter la croix et d'exposer son âme aux dangers, son corps à la mort, de renoncer à ce que vous êtes, quand vous souhaiteriez être ce que vous n'êtes pas ; et il est rare qu'une vertu même éminente échange le présent pour le futur. Oui, il semble difficile aux hommes d'acheter un espoir par des périls, et d'acquérir au prix des biens présents le profit d'un temps à venir. Donc le Maître bon et humain pour que nul ne soit brisé par le désespoir ou la lassitude (car les aimables attraits de la vie amollissent même un cœur constant), promet à ses fidèles une vie qui se prolon­gera sans fin. En effet les consolations se glacent sous la crainte de la mort ; et un grand amour de la vie a peine à trouver dans les caresses de l'espérance une compensation à sa terreur pour le salut menacé. Ainsi vous n'avez pas sujet de vous plaindre, ni de vous excuser : le Maître de toutes choses a donné à la vertu sa récompense, à la faiblesse un remède ; il soutient la faiblesse par les biens présents, la vertu par les biens futurs. Si vous êtes courageux, méprisez la mort ; si vous êtes faible, fuyez-la. Mais nul ne peut fuir la mort, à moins de suivre la vie ; votre vie, c'est le Christ ; c'est la vie qui ne saurait mourir. Si donc nous voulons ne pas craindre la mort, tenons-nous où est le Christ, pour que de nous aussi Il dise : « En vérité il en est d'ici présents qui ne goûteront pas la mort. » Il ne suffit pas d'être présent, si l'on n'est présent où est le Christ : car les seuls qui ne puissent goûter la mort sont ceux qui peuvent se tenir avec le Christ. D'où le choix même de l'expression nous permet de conclure qu'il n'y aura pas la plus légère sensation de la mort pour ceux qui sont visiblement parvenus à la société du Christ. Sans doute la mort corporelle sera-t-elle effleurée, goûtée ; la vie de l'âme demeurera sauvegardée. Mais qu'est-ce que goûter la mort ? Serait-ce que, comme la vie est un pain, la mort aussi serait un pain ? car il en est qui mangent « un pain de douleur » (Ps. 126, 2) ; il y a aussi les peuples d'Ethiopie, qui ont reçu pour nourriture le dragon (Ps. 73, 14). Dieu nous garde de dévorer le venin du dragon ! car nous avons le pain véritable, ce pain qui est descendu du ciel (Jn, VI, 51). On mange ce pain quand on observe ce qui est écrit.

Il en est donc qui ne goûteront pas la mort avant de voir le Royaume de Dieu. Il en est aussi qui ne verront pas la mort, selon qu'il est écrit : « Quel est l'homme qui vivra et ne verra pas la mort » (Ps. 88, 49) ? Mais quel est l'homme qui ne mourra pas, puisque la résurrection ne peut avoir lieu que pour un mort ? Il est vrai qu'au sujet d'Enoch et d'Élie nous n'avons pas entendu parler de mort corporelle, et que le Seigneur a dit de Jean l'Evangéliste : « Je veux qu'il demeure ainsi jusqu'à ma venue » (Jn, XXI, 22). Mais comme en ce moment nous ne pensons pas qu'il soit question du seul Jean, mais d'un avertissement général pour un grand nombre, ce n'est pas la mort du corps, mais celle de l'âme, qui est ici exclue. Il est des morts qui vivent, comme il en est qui en vivant sont morts, celle par exemple qui « vivante est morte » (I Tm., V, 6), comme il est écrit : « Que la mort fonde sur eux, et qu'ils descendent vivants aux enfers » (Ps. 54, 16). Si donc on descend vivant aux enfers — car par le péché on descend aux enfers, séjour de la mort — il en est à coup sûr pour qui l'état de vie n'a pas été interrompu même par la mort du corps : tels Abraham, Isaac et Jacob, que nous savons être vivants par l'autorité de la parole divine ; car s'il y a un Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, « Dieu n'est pas Dieu des morts, mais des vivants » (Mt., XXII, 32). Il ne parle donc pas d'un seul, mais de plusieurs : car Pierre n'est pas mort, puisque, selon la parole du Seigneur, la porte de l'enfer n'a pu triompher de lui ; Jacques et Jean, les Fils du Tonnerre, ne sont pas morts non plus, puisqu'ayant été admis à l'expérience de la gloire céleste, les choses de la terre ne l'emportent pas sur eux, mais sont à leurs pieds. Soyez donc vous aussi Pierre, dévoué, fidèle, pacifique, afin d'ouvrir les portes de l'Église, d'échapper aux portes de la mort. Soyez fils du Tonnerre. Vous me direz : Comment puis-je être fils du Tonnerre ? Vous pouvez l'être, si vous reposez non sur terre, mais sur la poitrine du Christ ; vous pouvez être fils du Tonnerre, si les choses de la terre ne vous émeuvent pas, mais si vous-même au contraire secouez les choses de la terre par la force de votre âme ; que la terre tremble devant vous, ne vous retienne pas ; que la chair craigne la puissance de votre âme,  soit abattue et domptée. Vous serez fils du Tonnerre, si vous êtes fils de l'Église ; que du gibet de la Croix le Christ vous dise aussi : « Voici votre mère » ; qu'il dise aussi à l'Eglise : « Voici votre fils » ; c'est alors que vous  commencerez d'être fils de l'Église, quand vous verrez le Christ triom­phant sur la Croix. Car celui qui voit dans la Croix un scandale est Juif, il n'est pas fils de l'Église ; celui qui voit dans la Croix une folie est Grec (Cf. I Cor., I 23) ; mais le fils de l'Église, c'est celui qui voit dans la Croix un triomphe, qui reconnaît la voix du Christ triomphant. Donc pour vous faire savoir que Pierre, Jean et Jacques n'ont pas goûté la mort, ils ont obtenu de voir la gloire de la résurrection : car ce sont les trois seuls que, huit jours environ après ces paroles, Il a pris avec Lui et conduits sur la montagne.

La Transfiguration

Luc, IX, 28-36.

Dans quel sens dit-il : « Huit jours après  ces paroles ? »  Ne serait-ce pas que celui qui entend et croît les paroles du Christ verra la gloire du Christ au temps de la résurrection ? Car c'est le huitième jour qu'a eu lieu la résurrection, et c'est pourquoi nombre de psaumes sont intitulés : pour l'octave. Ou bien peut-être, ayant dit que sacrifier sa vie pour la parole de Dieu, c'est la sauver, il a voulu montrer qu'il accomplirait ses promesses à la résurrection. Mais Matthieu et Marc mentionnent qu'ils furent emmenés six jours après. Nous pourrions dire : après six mille ans, car mille ans sont aux yeux de Dieu comme un jour (Ps. 89, 4) ; mais on compte plus de six mille ans, et nous préférons entendre ces six jours comme un symbole : tout l'ouvrage du monde ayant été créé en six jours, entendons par le temps l'ouvrage, par l'ouvrage le monde ; ainsi nous est montrée la résurrection, qui aura lieu quand la durée du monde sera accomplie. Ou bien celui qui s'est élevé au-dessus du monde et qui a dépassé les moments de ce siècle attendra, comme établi sur les hauteurs, le fruit éternel de la résurrection à venir. Dépassons donc les œuvres du monde, afin de pouvoir contempler Dieu face à face. « Gravissez la montagne, vous qui donnez la bonne nouvelle à Sion » (Is., XL, 9). Si on gravit la montagne pour donner la bonne nouvelle à Sion, combien plus pour annoncer le Christ, et le Christ glorieusement ressuscité ! Peut-être en effet beaucoup le voient-ils en son corps ; car nous sommes beaucoup qui « avons connu le Christ selon la chair, mais ne le connaissons plus maintenant» (II Co., V, 16). Nous sommes beaucoup à l'avoir connu, parce que beaucoup à l'avoir vu — « nous l'avons vu, et il n'avait ni beauté ni éclat » (Is., LII, 2) — mais trois seulement, et trois choisis, sont conduits sur la montagne. Je croirais qu'en ces trois le genre humain est mystérieusement ramassé — puisque des trois fils de Noé descend tout le genre humain — si je ne voyais qu'ils sont choisis. Ou peut-être est-ce que seuls entre tous mériteront d'arriver au bienfait de la résurrection ceux qui auront confessé le Christ ; car « les impies ne ressuscitent pas pour le jugement » (Ps. 1, 5), mais sont punis en vertu d'un jugement rendu.

Donc trois sont choisis pour gravir la montagne, comme aussi deux sont choisis pour être vus avec le Seigneur : de part et d'autre nombre consacré — peut-être pour cette raison que nul ne peut voir la gloire de la résurrection s'il n'a gardé tout le mystère de la Trinité d'une foi incorruptible, sincère. Pierre monte, qui a reçu les clefs du Royaume des cieux ; Jean, à qui est confiée la Mère ; Jacques, qui le premier a pris place sur le trône sacerdotal [1]. Ensuite apparaissent Moïse et Élie, c'est-à-dire la Loi et la prophétie, avec le Verbe : car la Loi ne peut exister sans le Verbe, et on n'est prophète que si on prophétise le Fils de Dieu. Et sans doute les Fils du Tonnerre ont contemplé Moïse et Élie dans leur éclat corporel ; mais nous aussi, chaque jour nous voyons Moïse avec le Fils de Dieu, car nous voyons la Loi dans l'Évangile quand nous lisons : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu » ; nous voyons Élie avec le Verbe de Dieu quand nous lisons : « Voici qu'une Vierge concevra dans son sein » (Is., VII, 14) [2]. Aussi Luc a-t-il ajouté à propos qu'ils parlaient de son trépas qu'il devait réaliser à Jérusalem : car les mystères vous enseignent son trépas. Aujourd'hui encore Moïse enseigne ; aujourd'hui encore Élie parle ; aujourd'hui encore nous pouvons voir Moïse dans un plus grand éclat. Qui ne le pourrait, quand le peuple même des Juifs a pu le voir, bien mieux l'a vu ? Il a vu le visage glorifié de Moïse ; mais il a pris un voile, mais il n'a pas gravi la montagne, et par suite il s'est égaré. Ne voyant que Moïse, il n'a pu voir en même temps le Verbe de Dieu. Découvrons donc notre visage, afin que, « contemplant à visage découvert la gloire de Dieu, nous soyons reformés à cette même image » (II Co., III, 18). Gravissons la montagne, implorons le Verbe de Dieu, pour qu'il nous apparaisse en sa splendeur et beauté, qu'il « soit fort, s'avance majestueusement et règne » (Ps. 44, 3 ssq.). Tout cela est mystérieux et comporte un sens plus profond : car selon votre capacité le Verbe diminue ou grandit pour vous ; et si vous ne gravissez la cime d'une prudence plus élevée, la Sagesse ne vous apparaît point, la connaissance des mystères ne vous apparaît point, il ne vous apparaît point quelle splendeur, quelle beauté il y a dans le Verbe de Dieu ; mais le Verbe de Dieu vous apparaît comme dans un corps, n'ayant ni sa beauté ni son éclat (Is., LII, 2 ssq.) ; Il apparaît comme un homme tout meurtri, pouvant souffrir nos infirmités ; Il vous apparaît comme une parole née de l'homme,  enveloppé  du vêtement de la lettre, ne resplendissant pas de la vigueur de l'Esprit. Mais si, en considérant l'homme, vous le croyez engendré d'une Vierge, si peu à peu la foi vous souffle qu'il est né de l'Esprit, vous commencez à gravir la montagne. Si, lorsqu'il est en croix, vous le voyez triomphant de la mort et non anéanti, si vous voyez que la terre a tremblé, le soleil s'est dérobé, les ténèbres ont envahi les yeux des incroyants, les tombeaux se sont ouverts, les morts sont ressuscites, pour présager que le peuple des Gentils, mort à Dieu, est, pour ainsi dire, des tombeaux béants de son corps, ressuscité, baigné de la lumière de la Croix ; si vous voyez ce mystère, vous avez gravi la montagne élevée, vous contemplez une autre gloire du Verbe. Ses vêtements sont autres en bas, autres là-haut. Et peut-être les vêtements  du Verbe sont-ils les discours des Ecritures, habillant pour ainsi dire la pensée divine : car, de même qu'il apparut à Pierre, Jean et Jacques  sous un autre aspect, et que son vêtement resplendissait de blancheur, de même voici qu'aux yeux de votre esprit s'éclaire déjà le sens des divines Ecritures. Les paroles divines deviennent donc comme neige, les vêtements du Verbe extrêmement blancs, tels que nul foulon sur terre n'en peut faire (Mc, IX, 2). Cherchons ce foulon, cherchons cette neige. Nous lisons qu'Isaïe est monté à la Ferme du Foulon (Is., VII, 3). Qui est ce foulon, sinon Celui qui a coutume de laver nos fautes ? Aussi bien est-ce Lui qui a dit : « Si vos péchés sont comme la pourpre, je les ferai blancs comme neige » (Is., I, 18). Qui est ce foulon, sinon Celui qui, ayant lavé les souillures corporelles, a coutume d'exposer au soleil divin les vêtements de notre esprit, les vêtements des vertus ? J'ai également entendu — pour emprunter un argument aux adversaires afin de les réfuter — comparer l'éloquence de deux sages à la neige et aux abeilles [3]. J'ai encore trouvé que David a dit : « Que vos paroles sont douces à ma gorge, plus que le rayon de miel à ma bouche » (Ps. 118, 103) ! et, plus bas : « Votre parole est un flambeau devant mes pas, Seigneur, et une lumière sur mon chemin » (Ib., 105). La parole de Dieu est lumière, la parole de Dieu est neige, la parole de Dieu l'emporte encore sur le miel et son rayon (Ps. 18, 11) ; car des lèvres divines coulent des discours plus doux que le miel, et ses paroles limpides tombent, à la façon de la neige, en souples formules. Il n'y a vraiment de comparable aux neiges que cette Parole qui, envoyée du ciel sur terre, a fécondé les champs altérés de nos cœurs. Ce n'est pas supposition arbitraire, mais déduction du texte de l'Écriture, comme Dieu même en témoigne par ces paroles : « Que mon discours soit attendu comme la pluie, et que mes paroles descendent comme la rosée, comme l'ondée sur le gazon et comme la neige sur l'herbe » (Dt., XXXII, 2). Puisse mon âme, Seigneur Jésus, être arrosée de votre pluie et verdoyer ! qu'il vous plaise de répandre sur ma terre la blancheur de cette neige, afin que les glèbes de mon corps en printemps ne s'épuisent pas sous une chaleur prématurée, mais plutôt que la semence de la parole céleste, couverte et couvée par la neige, les rende fécondes ! Quand la neige tombe, les oiseaux du ciel n'ont pas où demeurer, et, plus riche qu'à l'ordinaire, la récolte du blé est abondante.

Pierre a vu cette grâce ; ceux qui étaient avec lui l'ont vue aussi, bien qu'ils fussent accablés par le sommeil. Car l'éclat incompréhensible de la divinité écrase les sens de notre corps. Si le rayonnement du soleil ne peut être supporté par la prunelle de chair des yeux qui le regardent en face, comment la corruption des membres humains soutiendrait-elle la gloire de Dieu ? c'est pourquoi à la résurrection le corps prend une forme plus pure et plus subtile, dégagée de ses épaisses défectuosités. Peut-être étaient-ils accablés de sommeil, afin de voir l'image de la résurrection après le repos [4]. Aussi à leur réveil virent-ils sa majesté : car il faut être éveillé pour voir la gloire du Christ. Pierre fut ravi : les attraits de ce siècle ne le captivaient pas ; le charme de la résurrection l'a conquis. « Il fait bon pour nous, dit-il, être ici » — comme cet autre : « Me dissoudre et être avec le Christ est bien préférable » (Ph., I, 23) — et non content d'avoir loué, excellant non seulement en sentiment mais en dévouement effectif, ce laborieux ouvrier promet, pour construire trois tentes, le service d'une commune obéissance. Et bien qu'il ne sût ce qu'il disait, il promettait cependant son travail : ce n'était pas fougue irréfléchie, mais dévouement empressé à multiplier les fruits de la piété. Son ignorance était de sa condition ; sa promesse était dévouement. Mais la nature humaine n'est pas capable de construire dans ce corps corruptible, dans ce corps mortel, un tabernacle pour Dieu. Soit dans l'âme, soit dans le corps, soit dans quelque autre lieu, évitez de chercher ce qu'il n'est pas permis de savoir. Si Pierre n'a pas su, comment pouvez-vous savoir ? S'il n'a pas su, lui qui a promis, et dont la grande âme ignorait les limites du corps, comment pouvons-nous savoir, nous qu'une certaine torpeur de l'esprit tient prisonniers des barrières de la chair ? Au reste, un tel dévouement a plu à Dieu. « Et au cours de ces paroles une nuée survint et les couvrit de son ombre. » C'est de l'Esprit divin que vient cette ombre : elle n'obscurcit pas le cœur des hommes, mais révèle les choses cachées. On la trouve en un autre endroit, lorsque l'ange dit : « Et la puissance du Très-Haut vous fera ombre » (Lc, I, 35). Et son résultat se montre lorsqu'on entend la voix de Dieu dire : « Voici mon Fils bien-aimé, écoutez-le » ; autrement dit : ce n'est pas Élie qui est le Fils, ce n'est pas Moïse qui est le Fils, mais voici le Fils, que vous voyez seul ; car ils s'étaient retirés, du moment que le Seigneur allait être désigné. Vous voyez que la foi parfaite, non seulement pour les commençants, mais encore pour les parfaits, voire même pour ceux du ciel, c'est de connaître le Fils de Dieu (cf. Jn, XVII, 3). Mais puisque nous l'avons déjà dit plus haut, apprenez que cette nuée n'est pas accumulée par l'humidité nébuleuse des montagnes fumantes (Ps. 103, 32), ni sombres vapeurs de l'air condensé, voilant le ciel d'effrayantes ténèbres, mais nuée lumineuse qui ne nous détrempe point de pluies torrentielles et d'averses diluviennes, mais dont la rosée, envoyée par la voix du Dieu tout-puissant, a imprégné de foi les âmes des humains.

« Et comme la voix se faisait entendre, Jésus se trouva seul ».

Ainsi, alors qu'ils étaient trois, il n'y en a plus qu'un. On en voit trois au début, un seul à la fin : car pour la foi parfaite ils ne sont qu'un [5]. Aussi bien le Seigneur demande-t-il encore cela à son Père, que tous nous ne soyons qu'un (Jn, XVII, 22). Et non seulement Moïse et Elie sont un dans le Christ, mais nous aussi nous sommes l'unique corps du Christ (Rm., XII, 5). Eux donc sont comme absorbés dans le corps du Christ, parce que nous aussi ne serons qu'un dans le Christ Jésus ; ou bien encore : la Loi et les Prophètes viennent du Verbe ; or ce qui commence par le Verbe s'achève dans le Verbe ; car « la fin de la Loi, c'est le Christ, pour la justification de tout croyant » (Rm., X, 4).

Candidat écarté (et villes de Samarie, IX, 51-56)

Luc IX, 57-58

« Les renards ont leurs  terriers, et les oiseaux du ciel leurs nids pour reposer ; quant au Fils de l'homme, il n'a pas où appuyer sa tête ».

Il ne semble pas conforme à la raison de considérer comme simple et fidèle celui qui est rejeté de la faveur du Seigneur alors qu'il avait promis obéissance et service inlassable [6] ; mais le Seigneur ne demande pas l'apparence des services, mais la pureté du cœur. Aussi bien dit-Il plus haut (IX, 10) : « Quiconque aura reçu cet enfant en mon nom. » En cet endroit le Seigneur enseigne que la simplicité doit être sans prétention, la charité sans envie, le dévouement sans emportement ; car il conseille de prendre l'esprit de l'enfant dans un cœur adulte, attendu que l'enfant, ne s'attribuant rien, se rend conforme à la vertu, et, s'il ignore la raison, ne connaît pas la faute. Pourtant, puisque beaucoup considèrent non comme vertu, mais comme infirmité la simplicité sans la raison, vous êtes averti de prendre celle qui est véritable, c'est-à-dire de conquérir par votre application ce don de nature. C'est pourquoi Il dit : « Quiconque reçoit cet enfant en mon nom, me reçoit ; et me recevoir, c'est recevoir Celui qui m'a envoyé ». En effet qui reçoit l'imitateur du Christ reçoit le Christ, et qui reçoit l'image de Dieu reçoit Dieu. Mais comme nous ne pouvions voir l'image de Dieu, l'Incarnation nous a rendu le Verbe présent, afin de rapprocher de nous la divinité qui nous surpasse.

Que si, dans un zèle ardent de charité, Jean, qui aimait beaucoup et par suite était beaucoup aimé, croit devoir exclure du bien agir celui qui ne fait point partie de la suite, il est juste qu'il ne soit pas repris, mais enseigné ; il n'est pas repris, car il agissait par amour ; il est enseigné, afin de savoir qu'il y a une différence entre faibles et forts : car si le Seigneur récompense les forts, Il n'exclut  pas les  faibles. «Laissez-les, et ne les empêchez pas : car qui n'est pas contre vous est pour vous. » C'est vrai, Seigneur ; car Joseph même et Nicodème, disciples qui se cachaient par crainte, ne vous ont pourtant pas refusé leurs offices le moment venu. Cependant, comme vous avez dit ailleurs : « Qui n'est pas avec moi est contre moi, et qui ne récolte pas avec moi, dissipe » (Lc, XI, 23), expliquez-nous  cela,  pour qu'il n'y ait pas apparence de contradiction. Je pense que, si l'on considère Celui qui sonde les esprits, on ne doit pas douter que l'acte de chacun est distingué suivant son esprit ; aussi bien Il dit à l'un : « Suis-moi », à l'autre : « Les renards ont leurs terriers. » L'un est attiré, l'autre écarté ; vous apprenez ainsi que le dévouement est accueilli, le manque de dévouement exclu. Que s'il a reproché aux disciples de vouloir faire descendre le feu sur ceux qui n'avaient pas reçu le Christ, cela nous montre qu'il ne faut pas toujours châtier ceux qui ont péché ; car parfois la clémence est plus avantageuse, à vous quant à la patience, au coupable pour le relever. D'ailleurs, les Samaritains ont été prompts à croire, eux de qui en cet endroit le feu est écarté. Apprenez du même coup qu'Il n'a pas voulu être reçu par ceux qu'Il savait n'être pas convertis d'une âme simple : s'Il l'eût voulu, Il aurait fait de ces non-dévoués des dévoués. Pourquoi ne l’ont-ils pas accueilli, l'Evangéliste même l'a mentionné quand il dit : « Parce qu'il avait l'apparence de celui qui se rend à Jérusalem ». Pour les disciples, ils désiraient être accueillis en Samarie ; mais Dieu appelle qui il Lui plaît et rend religieux qui Il veut [7]. Les disciples ne sont pas en faute ; ils s'en tiennent à la Loi ; ils savaient que Phinées avait été réputé juste pour avoir mis à mort les sacrilèges (Nb., XXV, 7 ssq. ; PS.105, 30 ssq.), et qu'à la prière d'Elie le feu était descendu du ciel pour venger l'affront fait au Prophète (I Rois, XVIII, 38). Mais la vengeance est bonne pour celui qui craint ; celui qui n'a point peur ne cherche pas à se venger. Cela nous montre aussi que les Apôtres avaient les privilèges des prophètes, puisqu'ils comptent, comme chose acquise, sur ce même pouvoir que le grand Prophète avait mérité. Et ils ont lieu de compter qu'à leur parole le feu descendra du ciel, puisqu'ils sont les Fils du Tonnerre. Mais le Seigneur fait admirablement toutes choses : Il n'accueille pas celui qui s'offre avec présomption, et Il ne s'émeut pas contre ceux qui, sans égards, écartent leur propre Maître ; Il veut montrer que la vertu parfaite n'a pas de goût pour la vengeance, qu'il n'y a nulle colère où il y a plénitude de charité, et qu'il ne faut pas rejeter la faiblesse, mais l'aider. Loin des âmes religieuses la colère, loin des grandes âmes l'avidité de la vengeance, loin aussi des sages l'amitié inconsidérée et l'imprudente simplicité. Aussi est-il dit à celui-là : « Les renards ont des terriers » ; et ses services ne sont pas acceptés parce que son zèle n'est pas de bon aloi. L'hospitalité de la foi doit être circonspecte, de crainte qu'en ouvrant aux infidèles l'intimité de notre demeure, nous ne tombions, par une imprévoyante crédulité, dans les filets de la mauvaise foi d'autrui. Mais n'ayons pas l'air d'avoir étourdiment laissé de côté cette question : pourquoi déclare-t-il ici qu'il ne faut pas contrarier ceux qui peuvent, par l'imposition des mains, commander aux esprits immondes au nom de Jésus, alors qu'en Matthieu Il leur dit : « Je ne vous connais pas, retirez-vous tous de moi, ouvriers d'iniquité » (Mt., VII, 23) ? Nous devons remarquer que la pensée n'est pas différente ni les paroles discordantes ; mais la doctrine est qu'en un clerc sont requis non seulement les ministères, mais les actes de vertu, et que le nom du Christ est tel qu'il sera de peu de secours pour défendre les saints, même s'il leur sert à exercer un don. Ainsi nul ne doit se vanter ni s'attribuer le bienfait d'avoir purifié un homme, puisqu'on lui c'est le pouvoir d'un nom éternel qui a opéré, non pas une capacité quelconque de la faiblesse humaine ; le démon n'est pas vaincu par votre mérite, mais par la haine dont il est l'objet. Ce que peut faire l'homme, c'est montrer une foi sincère et garder religieusement l'observance des commandements,  pour qu'il ne lui soit pas dit : Les renards ont des terriers. Car cet animal trompeur, toujours occupé d'embûches, exerce la rapine par la ruse ; il ne souffre pas que rien soit à l'abri, rien tranquille, rien assuré, puisque c'est dans les demeures mêmes des hommes qu'il vient chercher sa proie. Or c'est aux hérétiques qu'il compare les renards : aussi bien, tandis qu'il appelle les Gentils, Il exclut les hérétiques. Car le renard est un animal plein de ruse, creusant son terrier et désireux d'être toujours tapi en son terrier. Tels sont les hérétiques : ils ne savent pas se construire une demeure, mais s'efforcent de tromper les autres en les circonvenant. Jacob habite une maison (cf. Gn., XXV. 27) ; l'hérétique est au terrier ; tel un renard astucieux il prépare sans cesse des embûches à la poule de l'Evangile, à celle dont il est écrit : « Que de fois j'ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule fait de ses poussins, et tu n'as pas voulu ! Voici que votre demeure va être laissée à  l'abandon»  (Mt., XXIII, 27 ssq.). Il est donc juste qu'ils aient des terriers, ayant perdu la maison qu'ils avaient. Cet animal ne s'apprivoise jamais, aussi l'Apôtre dit-il : « Après un avertissement, évitez l'hérétique » (Tt., III, 10) ; il n'est d'aucune utilité, et ne peut servir de nourriture, car ce n'est pas de lui que le Christ a dit : « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père qui est au ciel» (Jn, IV, 34). Bien mieux, Il les bannit de ses récoltes : « Prenez-nous, dit-il, les renardeaux qui ravagent les vignes » (Cant., II, 15) : c'est-à-dire qui peuvent ravager la petite vigne, non la grande. Et si Samson leur a attaché des torches à la queue et les a lâchés dans les moissons des Philistins (Jg., XV, 4), c'est que les hérétiques cherchent à incendier les récoltes d'autrui. Ils ont l'aboiement sonore plutôt que le langage châtié — car qui renie la Parole ne saurait avoir un langage — ; ils sont pour le moment démuselés, mais quand la fin viendra ils seront liés, et les torches de leur queues annoncent leur incendie final. De même les oiseaux du ciel, que l'on interprète souvent comme la figure des esprits mauvais, construisent pour ainsi dire leurs nids dans les cœurs des pervers ; aussi le Fils de l'homme, dans ce débordement d'iniquité, n'a pas où reposer sa tête : puisqu'en effet le règne de la fourberie ne laisse aucune place à la simplicité, la divinité ne peut avoir de domaine au cœur de personne. La tête du Christ, c'est Dieu (I Cor., XI, 3) ; et quand Il reconnaît l'innocence d'une âme, Il fait reposer pour ainsi dire sur elle l'action de sa majesté : ce qui semble indiquer qu'une grâce plus abondante se répand au cœur des bons.

Candidat appelé.

Luc, IX, 59-62.

Donc, pour vous faire remarquer que  Dieu ne dédaigne pas les hommages, mais la fraude, ayant écarté le trompeur il choisit l'innocent : « Suis-moi », dit-il. Mais il le dit à celui dont il savait que le père était déjà mort — ce père, sans doute, dont il fut dit à quelqu'un : « Oublie la maison de ton père » (Ps. 44, 11).  Voyez donc comment le Seigneur appelle ceux dont Il a pitié, même s'ils manquent de prudence ; à celui qui demandait congé d'ensevelir son père, Il répondit : « Laisse les morts ensevelir leurs morts ; pour toi, va annoncer le Royaume de  Dieu. ». Puisque nous savons qu'ensevelir  est œuvre de religion, comment donc est-il interdit à celui-ci d'ensevelir même son père ? N'est-ce pas pour vous faire entendre que l'humain passe après le divin ? Ce soin est bon, mais l'inconvénient l'emporte ; partager ses soins, c'est distraire son affection ; diviser ses soucis, c'est retarder ses progrès. Il faut donc aller d'abord au principal : car les Apôtres, pour ne pas gêner l'œuvre de la prédication, établirent des ministres pour les pauvres ; et eux-mêmes, quand le Seigneur les envoya, reçurent l'ordre de ne saluer personne en chemin : non pas que les égards de bienveillance aient déplu, mais parce que l'ap­plication à poursuivre leur service plaisait davantage.

Mais comment les morts peuvent-ils ensevelir les morts ? Ne faut-il pas entendre ici une double mort, l'une de nature, l'autre du péché ? Il y a même une troisième mort, par laquelle nous  mourons  au  péché  et vivons  pour Dieu, comme le Christ, qui est mort au péché : « Car en mourant au péché Il est mort au péché une fois pour toutes, vivant Il vit pour Dieu » (Rom., VI, 10) 1. Il est donc une mort par laquelle est dissoute l'union du corps et de l'âme : il ne faut pas la redouter, pas la craindre, puisqu'elle a pour nous l'aspect d'un départ, non d'un châtiment ; elle  n'est  pas  effrayante  pour les forts, elle est désirable pour les sages, souhaitable pour les malheureux, et d'elle il a été dit : « Les hommes chercheront la mort et ne la trouveront pas » (Ap., IX, 6). Il en est encore une autre, qui met un terme aux voluptés du monde, où ce n'est pas la nature qui meurt, mais les fautes. Cette mort, nous la subissons, lorsqu'au baptême nous sommes ensevelis et morts avec le Christ (Rom., VI, 4 ; Col., II, 12) aux éléments de ce monde, quand nous expérimentons l'oubli de notre activité première. C'est de cette mort que Balaam voulait mourir afin de vivre pour Dieu, quand il prophé­tisait : « Que mon âme meure parmi les âmes des justes, et que ma descendance soit comme leur descendance » (Nb., XXIII, 10) [8] ! Il est encore une troisième mort, où l'on ignore le Christ qui est notre vie ; connaître au contraire le Christ, c'est la vie éternelle (cf. Jn, XVII, 3), qui est maintenant à la portée des justes sous les ombres, mais dans l'avenir sera face à face ; car l'esprit devant notre face, c'est le Seigneur Christ, dont il a été dit : « Nous vivrons sous son ombre parmi les nations » (Lam., IV, 20). A l'ombre de ses ailes David a espéré (Ps. 56, 2) ; l'Eglise a désiré son ombre et s'y est assise (Ct., II, 3). Si votre ombre, Seigneur Jésus, est si profitable, que nous donnera votre réalité ! Comme nous vivrons, quand nous ne serons plus dans l'ombre, mais dans la vie même ! Car à présent « notre vie est cachée avec le Christ en Dieu ; mais lorsque paraîtra le Christ, notre vie, alors, est-il dit, nous aussi apparaîtrons avec Lui dans la gloire » (Col., III, 3 ssq.). Aimable est cette vie-là, qui ne connaît pas la mort ; car cette vie corporelle connaît la mort par destin naturel, et souvent même on la désire. Souvent aussi l'âme même connaît la mort par la souillure du péché — car « l'âme  pécheresse mourra » (Ez., XVIII, 4) — ; mais lorsque, fortifiée et affermie par la béatitude, elle commencera de n'être plus sujette au péché, elle ne sera plus mortelle, mais récol­tera la vie éternelle. Hâtons-nous donc, mes frères, vers cette vie, tristes en ce siècle, parce qu'exilés de Dieu (II Cor., V, 6) — car qui n'est pas exilé de son corps est exilé de Dieu ; or il est bien meilleur d'être séparé de son corps et d'adhérer à Dieu (Ph., II, 23) — pour être un, nous aussi, chez Dieu tout-puissant et voir le Fils unique de Dieu, introduits par la gloire de la résurrection dans son état de clarté, et, dans une concorde inviolable des âmes, dans une alliance sans fin, imitant l'unité de la paix durable : ainsi s'accomplira ce que le Fils de Dieu a promis pour nous en sa prière à son Père : « Afin qu'eux aussi soient un, comme nous sommes un » (Jn, XVII, 21). Il n'interdit donc pas de pleurer et d'ensevelir un père, mais il fait passer avant les liens de famille la piété religieuse envers Dieu : une chose est laissée à ceux qui ont le même sort, l'autre  recommandée aux élus. Ou bien — puisque la gorge des impies est un sépulcre béant (Ps. 5, 10) — on prescrit d'effacer la mémoire de ceux dont la valeur succombe avec leur corps ; et le fils n'est pas détourné d'honorer son père, mais le croyant est séparé de la communion de l'incroyant. Car les justes ont pour ainsi dire une sépulture à eux, comme celle dont il est dit : « En répandant ce parfum sur mon corps, elle l'a fait pour mon ensevelissement » (Mt., XXVI, 12). Dès lors celui qui par une vraie foi ensevelit en lui le Christ pour ressusciter avec Lui, ne doit pas ensevelir en lui la mauvaise foi du diable. Il y a aussi, au sens prophétique, l'ensevelissement qui consiste à déposer sur les tombeaux de nos aînés ce que vous connaissez, lecteur, ce que l'infidèle ne doit pas comprendre; il ne s'agit pas de prescrire des mets ou un breuvage, mais de révéler la participation vénérable à l'offrande sacrée [9]. Il ne s'agit donc pas d'interdire un présent, mais c'est un mystère religieux, que nous n'aurons pas de communion avec les païens morts ; car si les sacrements ne sont pas pour les morts, ceux-là ne sont pas morts qui ont la vie.

Mission des soixante-douze disciples

Luc, X, 1-24.

« Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups ». Il dit ceci aux soixante-dix disciples qu’Il a désignés et envoyés deux à deux devant Lui. Pourquoi les a-t-Il envoyés deux à deux ? que les animaux ont été introduits  deux à deux dans l'arche, c'est-à-dire le mâle avec la femelle : immondes de par le nombre [10], mais purifiés par le mystère de l'Église ; ce qui eut son complément dans l'oracle que saint Pierre entendit, quand l'Esprit Saint lui dit : « Ce que Dieu a purifié, ne l'appelez pas impur » (Ac., X, 5) ; et il remarque qu'il s'agissait des Gentils, plus attachés à l'hérédité et à la filiation suivant la chair qu'à la grâce de l'Esprit ; le Seigneur les a purifiés et faits héritiers de sa Passion. En envoyant donc les disciples à sa moisson, qui avait bien été semée par le Verbe de Dieu, mais demandait à être travaillée, cultivée et soignée avec sollicitude par l'ouvrier, pour que les oiseaux du ciel ne pillent pas la semence répandue,  Il dit : « Voici que je vous envoie comme des agneaux parmi les loups ». Voilà des animaux ennemis, les uns dévorant les autres ; mais le bon Pasteur ne saurait redouter les loups pour son troupeau : alors ces disciples  sont envoyés non pour être une proie, mais pour répandre la grâce ; car la sollicitude du bon Pasteur fait que les loups ne peuvent rien entreprendre contre les agneaux. Il envoie donc les agneaux parmi les loups, pour que se réalise cette parole : « Alors loups et agneaux seront ensemble au pâturage » (Is., LXV, 27). Et puisque nous venons de traiter du renard d'une manière qui n'a pas déplu, si j'ai obtenu la créance de votre jugement quant au symbole de ce petit animal, j'espère pouvoir, soutenu par votre intérêt, découvrir les profonds mystères que voile l'image des loups. L'emblème des renards, avons-nous dit plus haut, signifie les hérétiques, qui par leur nom [11] promettent de suivre le Christ, mais le renient par leur goût de la tromperie. Le Seigneur ne les accueille pas, mais les écarte et repousse de son nid. Nous devons considérer ce que peuvent signifier les loups. Ce sont des fauves qui s'en prennent aux bergeries, rôdent près des cabanes des pâtres, n'osent pas entrer dans les lieux habités, guettent le sommeil des chiens, l'absence ou la négligence du berger, sautent à la gorge des brebis pour les étrangler net. Sauvages et rapaces, leur corps est raide par nature, si bien qu'ils ne peuvent facilement se retourner ; leur élan les emporte, aussi sont-ils souvent déjoués. De plus, s'ils sont les premiers à voir l'homme, on dit qu'ils ont par nature le pouvoir de lui ôter la voix [12] ; si l'homme au contraire les voit le premier, on rapporte qu'il les met en fuite. Alors il me faut prendre garde : si dans le discours d'aujourd'hui la grâce des mystères célestes ne peut jeter son éclat, on va croire que les loups m'ont vu les premiers et m'ont enlevé la ressource habituelle de la parole. Ne faut-il pas comparer à ces loups les hérétiques, qui guettent les brebis du Christ, qui grondent autour des parcs [13] de nuit plutôt que de jour ? Car il fait toujours nuit pour les perfides qui, par les nuées d'une interprétation erronée, s'efforcent de voiler la lumière du Christ, et, autant qu'il est en eux, de l'obscurcir. Ils rôdent donc autour des parcs, mais n'osent entrer dans les caravansérails du Christ. C'est pour cela qu'ils ne guérissent pas : le Christ ne veut pas les introduire dans son caravansérail, où fut guéri celui qui, descendant de Jérusalem, rencontra des voleurs, celui que le Samaritain, ayant pansé ses blessures,  ayant versé sur elles de l'huile et du vin, plaça sur sa monture, conduisit à l'auberge et confia à l'aubergiste pour le guérir.

Ou ne reçoit donc pas le remède quand on ne cherche pas le médecin : s'ils le cherchaient, ils ne le diminueraient pas. Ils guettent l'absence du pasteur : aussi tâchent-ils de mettre à mort ou d'envoyer en exil les pasteurs des églises, parce que, les pasteurs présents, ils ne peuvent attaquer les brebis du Christ. Ces pillards essaient donc de ravager le troupeau du Seigneur ; et leur esprit dur et rigide — tel un corps raidi — ne se détourne jamais de leur égarement. C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Après un  avertissement, évitez l'hérétique » (Tt., III, 10), sachant que ce genre d'hommes est perdu. Le Christ, véritable interprète de l'Ecriture, les déjoue, afin qu'ils dépensent leurs vains élans dans le vide et ne puissent nuire. S'ils devancent et circonviennent quelqu'un par leurs discussions astucieuses, ils le rendent muet : car c'est être muet que ne pas proclamer la gloire du Verbe de Dieu telle qu'il la possède. Prenez donc garde que l'hérétique ne vous ôte la parole si vous ne le découvrez le premier. Il se glisse, tant que sa mauvaise foi est cachée ; mais si vous reconnaissez les inventions de son impiété, vous ne sauriez craindre de perdre la parole pieuse. Prenez donc garde au venin de la discussion astucieuse : ils en veulent à l'âme, ils sautent à la gorge, ils s'accrochent  aux parties vitales. Les morsures des hérétiques sont cruelles : plus cruels et plus rapaces que les fauves, leur avidité et leur impiété ne connaissent pas de limites. Et ne soyez pas surpris qu'ils  semblent  présenter une apparence humaine : extérieurement sans doute on voit un homme, au-dedans gronde la bête. Il n'est donc pas douteux que ce sont des loups,  conformément  à  la  parole  divine  du  Seigneur Jésus, qui a dit : « Tenez-vous en garde contre les faux prophètes, qui viennent à vous sous des peaux de brebis, mais au-dedans sont des loups dévorants : vous les reconnaîtrez à leurs fruits » (Mt., VII, 15 ssq.). Si donc on est impressionné par l'apparence, qu'on vérifie le fruit. Vous entendez appeler un tel prêtre, vous connaissez ses rapines : il a la peau d'une brebis, ses actes sont d'un pillard ; brebis au-dehors, au-dedans c'est un loup ; ses rapines sont sans mesure ; il a les membres comme raidis par la gelée d'une nuit de Scythie, il vole ça et là, la gueule ensanglantée, cherchant qui dévorer (I Pi, V, 8). Ne trouvez-vous pas que c'est un loup ? Il se gave sans être rassasié de tuer des humains ; il voudrait assouvir sa rage par la mort des peuples fidèles. Il hurle, il ne discourt pas, lui qui renie l'Auteur de la parole et entremêle ses propos sacrilèges d'un grognement de bête, lui qui ne rend pas hommage au Seigneur Jésus, le guide vers la vie éternelle. Nous avons entendu ses hurlements lorsque le glaive était lâché sur le monde ; il montrait ses dents féroces, ses lèvres gonflées, et croyait avoir ôté la parole à tous, quand lui seul l'avait perdue.

Afin donc que nous puissions esquiver ces loups, le Seigneur nous enseigne ce que nous devons observer : « N'emportez, dit-Il, ni besace ni chaussures. » Que veut dire : ne pas porter de besace, Il l'a clairement expliqué ailleurs ; car Matthieu a écrit que le Seigneur dit aux disciples : « Ne possédez ni or ni argent » (Mt., X, 9). S'il vous est interdit de posséder de l'or, que sera-ce de le prendre, de le voler ? S'il vous est prescrit de donner ce que vous avez, comment amassez-vous ce que vous n'avez pas ? « Prêchant qu'il ne faut pas voler, vous volez ! disant qu'il ne faut pas commettre l'adultère, vous le commettez ! vous exécrez les idoles et vous faites le sacrilège ! vous êtes fier de la Loi, et en violant la Loi vous déshonorez Dieu ! car le nom de Dieu est blasphémé par votre fait » (Rm., II, 21-23) ! Tel n'a pas été l'apôtre Pierre : le premier à suivre l'avis divin, et voulant montrer que les commandements du Seigneur n'ont pas été donnés en vain, comme un pauvre lui demandait de lui donner quelque argent, « de l'argent et de l'or, dit-il, je n'en ai pas » (Ac., III, 6). Il se glorifie de n'avoir ni argent ni or : pour vous c'est une honte de n'avoir pas encore tout ce que vous convoitez. Il y a une pauvreté glorieuse, parce qu'il y a aussi une pauvreté bienheureuse, ainsi qu'il est écrit : « Heureux les pauvres en esprit » (Mt., V, 3). Cependant ce dont Pierre se glorifie, ce n'est pas tant de n'avoir ni argent ni or que d'observer le commandement du Seigneur, qui a pres­crit : « Ne possédez pas d'or» (Mt., X, 9). Cela revient à dire : vous voyez que je suis disciple du Christ et vous me demandez de l'or ? Il nous est donné autre chose, bien plus précieux que l'or : opérer en son nom. Ainsi je n'ai pas ce qu'il n'a pas donné ; mais ce qu'il a donné, je l'ai : « Au nom du Seigneur Jésus, levez-vous et mar­chez. ». De même donc que celui qui veut construire des greniers pour y entasser le blé est repris, en vertu de la sentence du Seigneur (Lc, XII, 16 ssq.), de même celui qui veut apprêter un sac pour y serrer de l'or, encourt souillure et reproche.

« Ni besace ni chaussures ». Les deux choses sont ordinairement façonnées du cuir d'un animal mort : or le Seigneur Jésus ne veut en nous rien de mortel. Au reste Il dit à Moïse : « Enlève la chaussure de tes pieds : car le lieu où tu es est une terre sainte » (Ex., III, 5). Il lui est donc prescrit de détacher une chaussure mortelle et terrestre, au moment où il était envoyé pour délivrer le peuple : car le ministre d'une telle fonction ne doit rien craindre, et n'être pas arrêté dans la mission reçue par le risque de la mort. En effet ce même Moïse, lorsqu'il s'était spontanément chargé de défendre ses frères, c'est-à-dire les Juifs, fut détourné de son entreprise par la crainte d'être dénoncé, et s'enfuit d'Egypte. Aussi le Seigneur, qui reconnaissait ses dispositions mais voyait son état de faiblesse, a-t-il jugé qu'il fallait dégager les pas de son âme et de son esprit des attaches mortelles. Si quelqu'un est en peine de la raison pour laquelle en Egypte il est prescrit d'être chaussé pour manger l'agneau, tandis que les Apôtres sont envoyés sans chaussures pour prêcher l'évangile, il lui faut considérer qu'étant en Egypte on doit encore prendre garde aux morsures de serpents — car il y a bien des poisons en Egypte — et qu'en célébrant la Pâque figurative on peut être exposé à une blessure, tandis que le serviteur de la vérité neutralise les poisons, ne les redoute pas. Aussi bien Paul fut mordu par une vipère dans l'île de Malte (Ac., XXVIII, 3 ssq.), et les habitants du lieu, voyant la vipère suspendue à sa main, pensaient qu'il allait mourir ; mais quand ils le virent demeurer indemne, ils disaient qu'il était Dieu, puisque le venin ne pouvait lui nuire. Et pour vous faire savoir que c'est la vérité, le Seigneur dit Lui-même : « Voici que je vous ai donné le pouvoir de marcher sur les serpents et les scorpions, et sur toute force de l'ennemi, et ils ne vous feront aucun mal» (Lc, X, 19).

Les Apôtres ont ordre de n'avoir pas de bâton à la main : car c'est ce que Matthieu a cru devoir écrire (Mt., X, 10). Qu'est le bâton, sinon l'insigne qui traduit le pouvoir, et l'instrument qui venge la douleur ? Donc ce que le Seigneur humble — car dans l'humiliation son jugement a été élevé  (Is.,  LIII, 8) — ce que, dis-je, l'humble Seigneur a prescrit, ses disciples l'accomplissent par la pratique de l'humilité. Car Il les a envoyés semer la foi non par la contrainte, mais par l'enseignement, non pas en déployant la vigueur de leur pouvoir, mais en exaltant la doctrine de l'humilité. En cet endroit Il a jugé bon de joindre à l'humilité la patience ; car Lui aussi, au témoignage de Pierre, « quand on Lui parlait mal, n'a pas répondu en mal, quand on Le frappait, n'a pas rendu les coups » (I Pi, II, 23). Cela revient donc à dire : soyez mes imitateurs ; laissez tomber le goût de la vengeance, répondez aux coups de l'arrogance non pas en rendant le mauvais procédé, mais par une patience magnanime. Personne ne doit imiter pour son compte ce qu'il reprend en autrui ; la mansuétude porte des coups plus rudes aux insolents. Un tel coup de poing, le Seigneur l'a rendu à celui qui frappe, quand Il dit : « A celui qui vous frappe à la joue, tendez l'autre » (Mt., V, 39). Car il arrive qu'on se condamne par son propre jugement, et que l'on ait le cœur comme piqué d'un aiguillon, quand on constate des attentions en réponse au tort que l'on a fait. Il a cependant aussi des Apôtres qu'il a envoyés avec le bâton, comme en témoigne Paul lorsqu'il dit : « Que voulez-vous ? Dois-je venir à vous avec le bâton, ou avec la charité et l'esprit de mansuétude » (I Cor., IV, 21) ? Ce bâton, il l'a encore donné à Timothée : « Reprends, dit-il, supplie, réprimande » (II Tm., IV, 2). Peut-être aussi qu'avant la Passion du Seigneur, qui a raffermi les cœurs chancelants des peuples, la mansuétude était seule nécessaire, après la Passion la réprimande. Oui, que le Seigneur apaise, que Paul réprimande ; qu'il persuade, Celui qui peut attendrir même les cœurs durs ; qu'il reprenne, celui qui ne peut tout persuader. Le bâton, Paul l'avait emprunté à l'enseignement de la Loi ; car il avait lu : « Qui ménage le bâton n'aime pas son fils » (Pv., XIII, 24). Il avait lu aussi que pour manger l'agneau il était prescrit, par un commandement prophétique, d'avoir le bâton à la main (Ex., XII, 11). Aussi le Seigneur dit-Il, dans l'Ancien Testament : « Je visiterai avec le bâton leurs iniquités » (Ps. 88, 33) ; dans le Nouveau, par contre, Il s'est offert Lui-même, afin d'épargner tout le monde : « Si c'est moi, dit-Il, que vous cherchez laissez partir ceux-ci » (Jn, XVIII, 8) ; et vous trouvez ailleurs, lorsque les Apôtres voulaient implorer le feu du ciel pour consumer les Samaritains qui avaient refusé d'accueillir le Seigneur Jésus dans leur cité, qu'il se retourna pour les réprimander : « Vous ne savez pas, dit-Il, à quel esprit vous appartenez ; le Fils de l'homme n'est pas venu pour faire périr les vies humaines, mais pour les sauver » (Lc, IX, 54 ssq.). Donc les plus parfaits sont envoyés sans bâton, les plus faibles mangent avec un bâton. Mais  Paul lui-même, s'il menace du bâton, visite les pécheurs en esprit de mansuétude ; aussi bien, pour vous faire voir qu'il est un doux docteur, il consulte la volonté de ceux mêmes qu'il reprend : « Que voulez-vous ? dit-il : que je vienne à vous avec le bâton, ou dans la charité et en esprit de mansuétude » (I Cor., IV, 21) ? Il n'a parlé qu'une fois du bâton, il a deux fois ajouté des choses plus aimables, joignant la mansuétude à la charité. Sans doute il a d'abord menacé ; mais il a usé de mansuétude, car, dans la seconde lettre qu'il écrit aux Corinthiens, il dit : « Je prends  Dieu à témoin sur mon âme, que pour vous épargner je ne suis pas venu à Corinthe » (II Cor., I, 23) ; écoutez pourquoi il a cru devoir épargner : « Pour ne pas revenir à vous, dit-il, dans la tristesse » (Ib., II, 2). Il a jeté le bâton et pris une disposition de charité. « Et ne saluez personne en chemin ». Peut-être certains trouveront-ils ici raideur et orgueil, peu conformes au précepte d'un Seigneur doux et humble ; Il a prescrit de céder même la place pour se mettre à table (Lc, XIV, 7 ssq.), et voici qu'il ordonne aux disciples : « Ne saluez personne en chemin », alors que c'est un usage général, et aimable, que les inférieurs ont coutume de gagner ainsi la faveur des grands, que les Gentils eux-mêmes ont en commun avec les chrétiens ces échanges de civilités. Comment donc le Seigneur extirpe-t-il cet usage du savoir-vivre ? Mais considérez qu'il n'y a pas seulement : « Ne saluez personne » ; ce n'est pas en vain qu'il y a l'addition : « en chemin. » Aussi bien Elisée, quand il envoya son serviteur poser son bâton sur le corps du petit mort, lui prescrivit aussi de ne saluer personne en chemin (II Rois, IV, 29) : il lui ordonnait de se presser, de se hâter pour faire son office et procéder à la résurrection, afin que nul entretien avec quelque passant ne retardât la mission qu'il avait reçue. Donc, ici non plus, il ne s'agit pas d'écarter l'empressement à saluer, mais de supprimer l'obstacle qui gênerait le service ; en présence d'ordres divins, l'humain doit être pour un temps mis de côté. C'est beau de saluer ; mais l'accomplissement des œuvres divines est d'autant plus beau qu'il est plus prompt, et son retard souvent encourt le mécontentement. C'est pourquoi les politesses mêmes sont interdites, de peur que la civilité consacrée ne retarde et ne gêne l'accomplissement du devoir, qu'il y a faute à ajourner. Voici maintenant une autre vertu : ne point passer d'une maison à l'autre par humeur vagabonde ; garder la constance dans les affections de l'hospitalité même, et ne pas rompre volontiers les liens d'amitié une fois noués ; porter devant nous une annonce de paix, en sorte que notre toute première entrée soit solennisée par une bénédiction de paix ; nous contenter du manger et du boire qui nous sont offerts ; ne pas abaisser le pavillon de la foi, et prêcher la bonne nou­velle du Royaume des cieux ; secouer la poussière de nos pieds, si l'on ne juge pas à propos de nous accorder l'hospitalité dans une cité. Il enseigne encore qu'on sera passible d'un châtiment plus rigoureux si l'on ne veut pas suivre l'Evangile, que si l'on croit pouvoir violer la Loi, attendu que Tyr et Sidon, si elles avaient vu de pareilles merveilles et œuvres célestes, n'auraient pas méprisé le remède du repentir ; d'autre part que cette prospérité ou ce faste du siècle ne saurait se comparer au don céleste, mais aussi n'est pas abandonné sans remède, puisque chacun a la ressource de se repentir.

Enfin Il découvre le mystère céleste : Dieu s'est plu à révéler sa grâce aux petits plutôt qu'aux sages de ce monde (Mt., XI, 25). C'est ce que l'apôtre Paul a exposé plus en détail : « Dieu, dit-il, n'a-t-il pas rendu folle la sagesse de ce monde ? Car ce monde n'ayant pas, dans la sagesse de Dieu, connu Dieu par la sagesse, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication » (I Co., I, 20 ssq.). Donc par « petit » entendons celui qui ne sait pas s'exalter ni faire valoir par le clinquant des paroles les ressources de sa sagesse — ce que font beaucoup de philosophes. C'était un petit qui disait : « Seigneur, je n'ai pas exalté mon cœur, et mes yeux ne se sont pas élevés ; je n'ai pas pénétré les grandeurs et les merveilles qui me dépassent » (Ps. 130, 1). Et pour vous faire voir que c'est un petit non par l'âge, non par la raison, mais par son humilité et par une sorte d'éloignement de la jactance, il a ajouté : « Mais j'ai élevé mon âme. » Voyez-vous comme ce petit était grand, sur quels sommets de vertu il était élevé ? C'est petits de cette sorte que l'Apôtre nous veut quand il dit : « Si quelqu'un d'entre vous semble sage en ce monde, qu'il se fasse insensé, pour être sage : car la sagesse de ce monde est folie aux yeux de Dieu » (I Co., III, 18 ssq.).

Suit un fort beau passage sur la foi, où Il dit que tout Lui a été remis par son Père. En lisant : « Tout », vous reconnaissez qu'il est tout-puissant, qu'il n'est pas d'autre couleur, d'autre race que le Père ; quand vous lisez : « remis », vous confessez qu'il est Fils, que tout lui est propre par nature, par droit d'unité de substance, et non pas accordé comme un don et par grâce. Il ajoute : « Nul ne sait qui est le Fils, sinon ! le Père ; et qui est le Père, sinon le Fils et celui à qui le Fils l'aura voulu révéler ». Il me souvient de n'avoir pas omis ce passage dans les livres que j'ai écrits sur la foi. Mais pour vous montrer que, si le Fils révèle le Père à qui Il veut, de même le Père révèle le Fils à qui Il veut, écoutez ce que dit le Seigneur Jésus lui-même, quand Il loue Pierre de l'avoir reconnu Fils de Dieu : « Tu es heureux, Simon Bar-Jona, car ce n'est pas la chair ni le sang qui te l'a révélé, mais mon Père qui est aux cieux » (Mt., XVI, 17).

Suit le texte où sont démasqués ceux qui se croient experts en la Loi, qui retiennent les paroles de la Loi, ignorent la portée de la Loi. Par le tout premier chapitre de la Loi Il montre qu'ils ignorent la Loi ; Il prouve que dès le commencement la Loi a prêché le Père et le Fils, et même annoncé le mystère de l'incarnation du Seigneur en ces termes : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu », et : « Vous aimerez votre prochain comme vous-même ». Là-dessus le Seigneur dit au docteur de la Loi : « Faites cela, et vous vivrez ». Mais lui, qui ne connaissait pas son prochain parce qu'il ne croyait pas au Christ, repartit : « Qui est mon prochain ? » Ainsi donc ignorer le Christ, c'est aussi ignorer la Loi. Comment peut-on connaître la Loi quand on ignore la vérité, puisque la Loi annonce la vérité ?

Le bon Samaritain.

Luc, X, 30-37.

« Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho ».

Afin de pouvoir plus aisément expliquer le texte qui nous est proposé, repassons l'histoire ancienne de la ville de Jéricho. Nous nous souvenons que Jéricho — comme nous le lisons dans le livre intitulé Josué fils de Navé — était une grande cité entourée de murs et de remparts, pour n'être pas accessible au fer, ni forcée par le bélier. Il y demeurait une prostituée, Rahab, qui donna l'hospitalité aux éclaireurs envoyés par Josué, les aida de ses conseils, répondit aux questions de ses concitoyens qu'ils étaient partis, les cacha sur son toit, et, pour arriver à se soustraire, elle et les siens, à la destruction de la ville, attacha de l'écarlate à sa fenêtre. Quant aux murs inexpugnables de la cité, au son des sept trompettes des prêtres, accompagné par les cris et les hurlements joyeux du peuple, ils s'écroulèrent. Voyez comment chacun tient son rôle propre : l'éclaireur la vigilance, la prostituée le secret, le vainqueur la fidélité, le prêtre la religion : les premiers, pour la gloire, ne craignent pas le péril ; elle, même en péril, ne trahit pas ceux qu'elle a reçus ; celui-ci, plus soucieux de garder la fidélité que de vaincre, prescrit la vie sauve pour la prostituée avant la ruine de la cité ; quant aux instruments de la religion, ce sont les armes du prêtre. Et maintenant, comment ne pas trouver parfaitement merveilleux que dans toute cette ville nul n'ait été sauvé sinon celui que la prostituée a libéré ?

Telle est la simple vérité historique. Considérée plus à fond, elle révèle d'admirables mystères. Jéricho est en effet la figure de ce monde, où, chassé du paradis, c'est-à-dire de la Jérusalem céleste, Adam est descendu par la déchéance de sa prévarication, passant de la vie aux enfers : c'est le changement non pas de lieu, mais de mœurs, qui a fait l'exil de sa nature. Bien changé de l'Adam qui jouissait d'un bonheur sans trouble, dès qu'il se fut abaissé aux fautes du monde, il rencontra des larrons ; il ne les aurait pas rencontrés, s'il ne s'y était exposé en déviant du commandement céleste. Quels sont ces larrons, sinon les anges de la nuit et des ténèbres, qui parfois ,se travestissent en anges de lumière (II Cor,, XI, 14), mais ne peuvent s'y tenir ? Ils nous dépouillent d'abord des vêtements de grâce spirituelle que nous avons reçus, et c'est ainsi qu'ils ont coutume d'infliger des blessures : car si nous gardons intacts les vêtements que nous avons pris, nous ne pouvons res­sentir les coups des larrons. Prenez donc garde d'être d'abord dépouillé, comme Adam a d'abord été mis à nu, dépourvu de la protection du commandement céleste et dépouillé du vêtement de la foi : c'est ainsi qu'il a reçu la blessure mortelle à laquelle aurait succombé tout le genre humain, si le Samaritain n'était descendu pour guérir ses cruelles blessures. Ce n'est pas le premier venu que ce Samaritain : celui qu'avaient dédaigné le prêtre, le lévite, Il ne l'a pas dédaigné à son tour. Ne méprisez pas non plus, à cause de ce nom de secte, Celui qu'en interprétant ce nom vous admirerez : car le nom de Samaritain signifie gardien : telle est sa traduction. Qui est ce gardien ? N'est-ce pas Celui dont il est dit : « Le Seigneur garde les petits » (Ps. 114, 6) ? De même donc qu'il y a un Juif selon la lettre, un autre selon l'esprit, il y a aussi un Samaritain du dehors, un autre caché. Donc ce Samaritain qui descendait — « qui est descendu du ciel, sinon Celui qui est monté au ciel, le Fils de l'homme, qui est au ciel » (Jn, III, 13) ? — voyant cet homme à demi mort, que personne jusque-là n'avait pu guérir (comme celle qui avait un flux de sang et avait dépensé toute sa fortune en médecins), s'est approché de lui, c'est-à-dire en acceptant de souffrir avec nous s'est fait notre proche et, en nous faisant miséricorde, notre voisin. « Et il pansa ses blessures, en y versant de l'huile et du vin. » Ce médecin a bien des remèdes, au moyen desquels il a coutume de guérir. Sa parole est un remède : tel de ses discours ligature les plaies, un autre les fomente d'huile, un autre y verse le vin ; Il ligature les plaies par tel précepte plus austère, Il réchauffe en remettant le péché, Il pique comme avec le vin en annonçant le jugement. « Et il le plaça, dit-il, sur sa monture. » Ecoutez comment Il vous y place : « Il porte nos péchés et souffre pour nous » (Is., LIII, 4). Le Pasteur aussi a placé la brebis fatiguée sur ses épaules (Lc, XV, 5). Car «l'homme est devenu semblable à une monture » (Ps. 48, 13) : alors Il nous a placés sur sa monture, pour que nous ne soyons pas comme le cheval et le mulet (Ps. 31, 9), pour supprimer les infirmités de notre chair en prenant notre corps. Enfin Il nous a conduits à l'écurie, nous qui étions montures : l'écurie est le lieu où aiment à se retirer ceux qui sont lassés d'un long parcours. Donc le Seigneur a conduit à l'écurie, Lui qui relève de terre l'indigent et retire le pauvre du fumier (Ps. 112, 7). « Et il a pris soin de lui », de crainte que malade il ne pût observer les préceptes qu'il avait reçus.

Mais ce Samaritain n'avait pas le loisir de demeurer longtemps sur terre : il Lui fallait retourner au lieu d'où Il était descendu. Aussi « le jour suivant » — quel est cet autre jour ? Ne serait-ce pas celui de la résurrection du Seigneur, celui dont il est dit : « Voici le jour que le Seigneur a fait » (Ps. 117, 24) ? — « Il tira deux deniers et les remit à l'hôtelier, et il dit : prenez soin de lui. » Qu'est-ce que ces deux deniers ? Peut-être les deux Testaments, qui portent empreinte sur eux l'effigie du Père éternel, et au prix desquels sont guéries nos blessures. Car nous avons été rachetés au prix du sang (I Pi, I, 19), afin d'échapper aux ulcères de la mort finale. Donc ces deux deniers — encore qu'il ne soit pas déplacé de penser aussi aux pièces de ces quatre livres [14] — l'hôtelier les a reçus. Lequel ? Peut-être celui qui a dit : « Je tiens cela pour de l'ordure, afin d'acquérir le Christ » (Phil., III, 8) — pour avoir soin de l'homme blessé. L'hôtelier donc, c'est celui qui a dit : « Le Christ m'a envoyé prêcher l'évangile » (I Cor., I, 17). Les hôteliers sont ceux auxquels il est dit : « Allez dans le monde entier, et prêchez l'évangile à toute créature » ; et « quiconque croira et recevra le baptême, sera sauvé » (Mc, XV, 16) : oui, sauvé de la mort, sauvé de la blessure qu'ont infligée les larrons. Heureux l'hôtelier qui peut soigner les blessures d'autrui ! Heureux celui à qui Jésus dit : « Ce que vous aurez dépensé en surplus, je vous le rendrai à mon retour ! » Le bon dispensateur, qui dépense même en surplus ! Bon dispensateur Paul, dont les discours et les épîtres sont comme en excédent sur le compte qu'il avait reçu ! Il a exécuté le mandat déterminé du Seigneur par un travail presque immodéré de l'âme et du corps, afin de soulager bien des gens de leurs graves maladies en leur dispensant sa parole. C'était donc le bon hôtelier de cette écurie dans laquelle l'ânesse a reconnu la crèche de son maître (Is., I, 3), et dans laquelle on renferme les troupeaux des agneaux, de crainte que les loups rapaces qui grondent près des parcs n'aient un facile accès dans la bergerie. Il promet donc de rendre la récompense. Quand reviendrez-vous, Seigneur, sinon au jour du jugement ? Car bien que vous soyez partout sans cesse, vous tenant au milieu de nous sans être vu de nous, il y aura cependant un moment où toute chair vous verra revenir. Vous rendrez donc ce que vous devez. Heureux ceux qui ont pour débiteur Dieu ! Puissions-nous, nous autres, être débiteurs solvables ! Puissions-nous être en état de payer ce que nous avons reçu, sans que la fonction du sacerdoce ou du ministère [15] nous exalte ! Comment rendrez-vous, Seigneur Jésus ? Vous avez bien promis qu'au ciel les bons auront une abondante récompense ; pourtant vous rendrez encore, quand vous direz : « C'est bien, bon serviteur ; puisque vous avez été fidèle aux petites choses, je vous confierai beaucoup ; entrez dans la joie de votre Seigneur » (Mt., XXV, 21). Puis donc que nul n'est plus notre prochain que Celui qui a guéri nos blessures, aimons-Le comme Seigneur, aimons-Le aussi comme proche : car rien n'est si proche que la tête pour les membres. Aimons aussi celui qui imite le Christ ; aimons celui qui compatit à l'indigence d'autrui de par l'unité du corps. Ce n'est pas la parenté qui rend proche, mais la miséricorde ; car la miséricorde est conforme à la nature : il n'est rien de si conforme à la nature que d'aider celui qui participe à notre nature.

Marie et Marthe.

Luc, X, 38-42.

Il a donc été question de la miséricorde. Mais il n'y a pas qu'une manière d'être vertueux. On montre ensuite, par l'exemple de Marthe et de Marie, dans les œuvres de l'une le dévouement actif, chez l'autre l'attention religieuse de l'âme à la parole de Dieu ; si elle est conforme à la foi, elle passe avant les œuvres elles-mêmes, ainsi qu'il est écrit : « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée. » Etudions-nous donc, nous aussi, à posséder ce que nul ne pourra nous enlever, en prêtant une oreille non pas distraite, mais attentive : car il arrive au grain même de la parole céleste d'être dérobé, s'il est semé le long de la route (Lc, VIII, 5, 12). Soyez, comme Marie, animé du désir de la sagesse : c'est là une œuvre plus grande, plus parfaite. Que le soin du ministère n'empêche pas la connaissance de la parole céleste. Ne reprenez pas et ne jugez pas oisifs ceux que vous verrez occupés de la sagesse : car Salomon le pacifique a cherché à l'avoir en sa demeure (Sg., IX, 10 ; Pv., VIII, 12). Pourtant on ne reproche pas à Marthe ses bons offices ; mais Marie a la préférence, pour s'être choisi une meilleure part. Car Jésus a de multiples richesses et fait de multiples largesses : aussi la plus sage a choisi ce qu'elle a reconnu être le principal. Par ailleurs les Apôtres n'ont pas jugé qu'il fût pour le mieux de délaisser la parole de Dieu et de servir aux tables (Ac., VI, 2) ; mais les deux choses sont œuvre de sagesse, car Etienne aussi était rempli de sagesse et fut choisi comme serviteur. Donc que celui qui sert obéisse au docteur, et que le docteur exhorte et anime celui qui sert. Car le corps de l'Eglise est un, si les membres sont divers ; ils ont besoin l'un de l'autre ; « l'œil ne saurait dire à la main : je ne désire pas tes services, ni de même la tête aux pieds » (I Co., XII, 12 ssq.), et l'oreille ne saurait nier qu'elle soit du corps. Car s'il en est de principaux, les autres sont nécessaires. La sagesse réside dans la tête, l'activité dans les mains ; car « les yeux du sage sont dans sa tête » (Ec., II, 14), puisque le vrai sage est celui dont l'esprit est dans le Christ, et dont l'œil intérieur est levé vers les hauteurs ; aussi les yeux du sage sont dans sa tête, ceux du fou dans son talon.

L'ami importun.

Luc, XI, 5-13.

« Si quelqu'un d'entre vous, ayant un ami, va le trouver au milieu de la nuit et lui dit : Ami, prête-moi trois pains ».

Encore un passage comportant un précepte : il faut offrir la prière à tous les moments, non seulement le jour, mais encore la nuit. Vous le voyez en effet : celui qui au milieu de la nuit est allé demander trois pains à son ami et a persévéré dans sa demande instante n'est pas frustré de sa requête. Qu'est-ce que ces trois pains, sinon la nourriture du mystère céleste ? Si vous aimez le Seigneur votre Dieu, vous pourrez l'obtenir non seulement pour vous, mais encore pour les autres. Et qui est davantage notre ami que Celui qui pour nous a livré son corps ?

C'est à Lui qu'au milieu de la nuit David a demandé des pains, et il les a reçus ; car il demandait quand il disait : « Au milieu de la nuit je me levais pour vous louer » (Ps. 118, 62) ; aussi a-t-il obtenu ces pains qu'il nous a servis pour être mangés. Il a demandé quand il dit : « Je baignerai mon lit chaque nuit » (Ps. 6, 7) ; car il n'a pas eu peur de réveiller dans son sommeil Celui qu'il sait toujours en éveil et agissant. Nous souvenant donc des Ecritures, appliquons-nous jour et nuit à la prière pour implorer le pardon de nos péchés. Car si un tel saint, pris par les devoirs de la royauté, disait sept fois le jour sa louange au Seigneur (Ps. 118, 164), toujours attentif aux sacrifices du matin et du soir, que nous faut-il faire, nous qui devons d'autant plus demander que nous défaillons plus fréquemment par fai­blesse de la chair et de l'esprit, afin que, las du chemin, bien fatigués du cours de ce monde et des circuits de cette vie, nous ne manquions pas, pour notre réfection, du pain qui raffermit le cœur de l'homme (Ps. 103, 15) ?

 Et ce n'est pas seulement au milieu de la nuit, mais presque à tous les instants que le Seigneur recommande de veiller : car Il vient le soir, et à la seconde et à la troi­sième veille, et Il a coutume de frapper. « Heureux dès lors les serviteurs qu'à sa venue le Seigneur trouvera éveillés. » Si donc vous désirez que la puissance de Dieu s'apprête et vous serve (Lc, XII, 37), il faut veiller tou­jours ; car il y a bien des embûches autour de nous, et lourd est le sommeil du corps ; si l'âme se met à en dormir, elle perdra sa vigueur et sa force. Secouez donc votre sommeil, afin de frapper à la porte du Christ. Cette porte, Paul lui aussi demande qu'elle lui soit ouverte : non content de ses prières, il supplie que celles du peuple l'assistent, afin que la porte lui soit ouverte pour parler du mystère du Christ (Col., IV, 3). Et peut-être est-ce la porte que Jean a vue ouverte ; car il l'a vue, et il a dit : « Après cela j'ai vu ; et voici une porte ouverte dans le ciel, et la voix que j'avais d'abord entendue me parlait, telle une trompette, et disait : Monte jusqu'ici, et je te montrerai ce qui doit s'accomplir » (Apoc., IV, 1). La porte s'est donc ouverte pour Jean ; la porte s'est ouverte pour Paul, afin qu'il reçût pour nous les pains que nous mangerions : car il a persisté à frapper à la porte, à propos, hors de propos (II Tim., IV, 2) afin de ranimer les Gentils, fatigués et lassés de la route du monde, par l'abondance de la nourriture céleste.

 Ce passage donc donne le précepte de prier souvent, l'espoir d'obtenir, l'art de persuader : d'abord par le précepte, puis par l'exemple. Car quand on promet une chose, on doit procurer l'espoir de ce qui est promis, en sorte qu'il y ait obéissance aux avis, foi aux promesses : celle-ci, songeant à la bonté humaine, acquiert à plus forte raison l'espoir de la bonté éternelle. Encore faut-il faire des demandes justes, pour que la prière ne devienne pas péché (Ps. 108, 7). Et il (Paul) n'a pas rougi de demander souvent une chose, pour ne pas sembler peu confiant en la miséricorde du Seigneur, ou orgueilleuse­ment froissé de n'avoir pas obtenu quelque chose dès la première prière : « Aussi, dit-il, j'ai prié trois fois le Sei­gneur » (II Cor., XII, 8) ; et il montre que souvent Dieu n'accorde pas ce dont Il est prié, parce qu'il juge inutile ce que nous croyons devoir nous être avantageux.

Enseignements

    Luc, XI, 14-26.

"Tout royaume divisé contre lui-même sera dépeuplé."

La raison de cette parole est qu'étant accusé de chasser les démons par Béelzebub, prince des démons, Il voulait montrer que son royaume est indivisible et durable. C'est à bon droit aussi qu'il a répondu à Pilate : « Ma royauté n'est pas de ce monde » (Jn, XVIII, 36). Ceux donc qui ne mettent pas leur espoir dans le Christ, mais pensent que les démons sont chassés par le prince des démons, Il nie qu'ils appartiennent à un royaume durable. Cela s'applique au peuple des Juifs, qui pour ce genre de souf­frances invoque l'aide du démon afin de chasser le démon. Comment, lorsque la foi est déchirée, le royaume divisé peut-il subsister ? Puisque le peuple juif est sous la Loi, et que le Christ aussi a été selon la chair engendré de la Loi, comment le royaume des Juifs, qui est de la Loi, peut-il durer, quand ce même peuple divise la Loi, puisque le peuple de la Loi renie ce Jésus que la Loi promet ? Ainsi la loi du peuple juif se combat d'une cer­taine façon, en se combattant se divise, en se divisant se désagrège. Si le royaume de l'Église subsiste éternel­lement, c'est que sa foi est indivise, son corps unique : « Car il n'y a qu'un Seigneur, qu'une foi, qu'un baptême, qu'un Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, et à travers tous, et en tous » (Ephés., IV, 5 ssq.). Quelle démence et quelle fureur sacrilège ! Alors que le Fils de Dieu a pris chair pour écraser les esprits impurs et arracher son butin au prince du monde, alors qu'il a également donné aux hommes le pouvoir de détruire les esprits mauvais, partageant ainsi les dépouilles, ce qui est la marque du triomphateur, certains invoquent en leur faveur l'aide et le secours de la puissance diabolique, quand c'est par le doigt de Dieu — ou encore, selon Matthieu (XII, 28), par l'Esprit de Dieu — que les démons sont chassés. On comprend par là que le royaume de la divinité est comme un corps indivisible, puisque le Christ est la droite de Dieu, et que l'Esprit semble offrir l'image d'un doigt, telle l'ossature d'un corps figurant l'unité dans la divinité. Le royaume n'apparaît-il pas comme indivisible, puisqu'il est comme un corps indivisible ? Car « dans le Christ, vous l'avez lu, habite corporellement la plénitude de la divinité» (Col., II, 9) : ce que vous ne sauriez assurément nier du Père, et ne devez pas nier de l'Esprit. Et que cette comparaison avec nos membres ne vous fasse pas croire qu'il y ait lieu d'établir un partage de puissance : une chose indivi­sible ne peut se diviser. C'est donc comme figure de l'unité, non pour distinguer la puissance, qu'il faut entendre cette mention du doigt, puisque la droite de Dieu dit : « Mon Père et moi ne faisons qu'un » (Jn, X, 30). Mais si la divinité est indivisible, la personne est distincte. Cependant, quand l'Esprit est appelé doigt, cela désigne sa puissance agissante, attendu que l'Esprit Saint est ouvrier des œuvres divines aussi bien que le Père et le Fils. Car David dit : « Quand je vois les cieux, ouvrage de vos doigts » (Ps. 8, 4), et, au Psaume 32 (v. 6), « Et par l'Esprit de sa bouche est toute leur force. » Paul dit encore : « Tout cela est l'œuvre d'un seul et même Esprit, qui fait sa part à chacun comme Il l'entend » (I Cor., XII, 11).

 Et quand Il dit : « Si c'est par l'Esprit de Dieu que je chasse les dénions, c'est assu­rément que le royaume de Dieu est arrivé parmi vous » (Mt., XII, 28), Il montre à la fois qu'il existe une sorte de pouvoir impérial du Saint-Esprit, en qui est le Royaume de Dieu, et que nous aussi, en qui habite l'Es­prit, sommes une demeure royale. Aussi dit-II plus tard : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Lc, XVII, 21). Nous devons par conséquent considérer comme associé à la souveraineté et à la majesté impé­riale de la divinité l'Esprit Saint, car « le Seigneur est Esprit, et où se trouve l'Esprit du Seigneur est la liberté » (II Cor., III, 17).

 «Lorsque l'esprit immonde est sorti d'un homme, il erre par les lieux privés d'eau, cherchant le repos sans le trouver. »

On n'en saurait douter, cela est dit du peuple des Juifs, que plus haut le Seigneur a exclu de son royaume. Entendez par là que les hérétiques aussi et les schismatiques sont séparés du Royaume de Dieu et de l'Eglise ; et dès lors il est clair comme le jour que toute assemblée de schismatiques et d'hérétiques n'est pas de Dieu, mais de l'esprit immonde. Ainsi un seul homme figure tout le peuple juif. L'esprit immonde en était sorti par la Loi ; mais n'ayant pu trouver le repos dans les nations et les Gentils à cause de la foi du Christ — car pour les esprits immondes le Christ est un incendie ; Il avait éteint dans les cœurs des Gentils, jusque-là des­séchés, puis par le baptême humectés de la rosée de l'Esprit, les traits enflammés de l'adversaire (Ephés., VI, 16) — il est revenu au peuple des Juifs, qui pour être soigné en ses apparences extérieures et superficielles, n'en demeure que plus souillé dans l'intime de l'âme. Il ne purifiait ni n'éteignait sa flamme au courant de la fontaine sainte ; c'est donc à juste titre que l'esprit immonde revint à lui, amenant avec lui sept esprits encore pires, parce que, dans une pensée sacrilège, il les a mis aux prises avec la semaine de la Loi et le mystère de l'octave. De même donc que se multiplie pour nous la grâce de l'Esprit septiforme, de même s'accumulent sur eux toutes les vexations des esprits impurs : car on entend parfois la totalité par ce nombre, parce que c'est le septième jour qu'ayant achevé les ouvrages du monde Dieu s'est reposé. C'est pourquoi encore « la stérile a sept fois enfanté, et celle qui avait un peuple de fils s'est trouvée sans force» (I Sam., II, 5, d'après l'hébreu).

Le signe de Jonas.

Luc, XI, 29-32.

Enfin, pour vous faire voir que le peuple de la Synagogue pers sa beauté au moment où est prôné le bonheur de l'Eglise, Il ajoute :

"Cette génération est une génération perverse ; elle cherche un signe, et il ne lui sera donné d'autre signe que le signe de Jonas : car, ainsi que Jonas fut un signe pour les Ninivites, il en sera de même du Fils de l'homme. ».

 Ici encore, une fois condamné le peuple des Juifs, le mys­tère de l'Eglise s'exprime avec évidence : c'est elle qui, avec les Ninivites par la pénitence (Jonas, III, 5), et avec la reine du Midi par le zèle à recueillir la sagesse (I Rois, X, 1), se rassemble des confins du monde entier pour connaître les discours du pacifique Salomon. Reine assurément, dont le royaume est indivis , ne formant de peuples divers et distants qu'un seul corps. Aussi l'autre mystère était-il grand, concernant le Christ et l'Église (Ephés., V, 32) ; mais pourtant celui-ci est plus grand, parce que l'autre est d'abord venu comme figuré, tandis qu'à présent le mystère s'accomplit en sa réalité ; là-bas c'est la figure de Salomon, ici le Christ dans son corps. Deux catégories constituent donc l'Eglise, selon qu'on ignore le péché ou que l'on cesse de pécher : car la pénitence détruit le péché, la sagesse l'évite. Voilà pour le sens mystique. Par ailleurs, le signe de Jonas, s'il figure la Passion du Seigneur, atteste aussi la gravité des péchés commis par les Juifs. Nous pouvons remar­quer à la fois et l'oracle de la majesté et la marque de la bonté : car l'exemple des Ninivites annonce le sup­plice et en même temps montre le remède ; si bien que même les  Juifs ne doivent pas désespérer du pardon, pourvu qu'ils consentent à faire pénitence.

La lumière sur le chandelier.

Luc, XI,  33-36.

« Nul n'allume une lampe pour la mettre dans une cachette ou sous le boisseau, mais bien sur un chandelier. »

Ayant donc plus haut placé l'Eglise au-dessus de la Synagogue, Il nous engage à transférer16 notre foi de préférence à l'Église ; car la lampe, c'est la foi, ainsi qu'il est écrit : « La lampe de mes pas, c'est votre parole, Seigneur » (Ps. 118, 105) ; car la parole de Dieu est notre foi, la parole de Dieu est la lumière, la lampe c'est la foi. « Il y avait la vraie lumière, qui éclaire tout homme à sa venue en ce monde » (Jn, I, 9) ; par contre la lampe ne peut briller que si elle reçoit d'ailleurs sa lumière. C'est cette lampe qu'on allume — la vigueur de notre esprit et de notre sentiment — afin que la mine perdue se puisse retrouver (Lc, XV, 8). Que personne donc ne place la foi sous la Loi : la Loi est contenue dans la mesure, la grâce déborde la mesure17 ; la Loi fait ombre, la grâce donne clarté. Ainsi que nul ne renferme sa foi dans la mesure de la Loi, mais l'apporte à l'Eglise, où brille la grâce de l'Esprit septiforme, que le Prince des prêtres éclaire des splendeurs de la divinité souveraine, pour que l'ombre de la Loi ne l'étouffé pas.  Aussi bien, cette lampe, que suivant les anciens rites des Juifs le prince des prêtres allumait régulièrement aux heures du matin et du soir, s'est éteinte comme placée sous le boisseau de la Loi ; et la ville de Jérusalem qui est sur terre, qui tue les Prophètes (Mt., XXIII, 37), disparaît comme située dans la vallée de larmes18 ; tandis que la Jérusalem qui est au ciel, dans laquelle milite notre foi, placée sur la plus haute de toutes les montagnes, c'est-à-dire le Christ, l'Eglise, dis-je, ne peut être cachée sous les ténèbres et les ruines de ce monde, mais, resplendissante de l'éclat du Soleil éternel, elle nous éclaire des lumières de la grâce de l'Esprit.

Le pharisaïsme.

Luc, XI, 37-54.

 « A présent vous, pharisiens, vous nettoyez d'abord l'extérieur de la coupe et du plat. »

Vous le voyez, nos corps sont désignés par la mention d'objets en terre, fragiles, qui en un instant sont préci­pités à terre et se brisent ; et les vouloirs intimes de l'âme se traduisent aisément par les expressions et les gestes du corps, comme transparaît au dehors ce que renferme l'intérieur de la coupe. Dans la suite, il n'est pas douteux que le mot de calice désigne la souffrance corporelle, quand le Seigneur dit : « Le calice que le Père m'a donné, vous ne voulez pas que je le boive ? » (Jn, XVIII, 11). On boit son corps quand on absorbe la faiblesse du corps par les dispositions de l'esprit, et qu'on le fait pour ainsi dire passer dans l'intelligence et dans l'âme, en sorte que l'impuissance extérieure soit résorbée  au-dedans. Vous voyez donc que ce n'est pas l'extérieur de ce calice ou de ce plat qui nous souille, mais l'intérieur. Aussi, en bon maître, Il nous a enseigné comment purifier les taches de notre corps, en disant :  « Faites l'aumône, et tout en vous sera pur. » Voyez que de remèdes ! La miséricorde nous purifie, la parole de Dieu nous purifie, selon ce qui est écrit : « Maintenant vous êtes purs, grâce à la parole que je vous ai dite » ( Jn, XV, 3). Et vous trouvez non seulement en ce passage, mais en d'autres encore, avec quelle  grâce  c'est dit :  « L'aumône délivre de la mort » (Tob., XII, 9), et « cachez l'aumône dans le cœur du pauvre,  et  c'est  elle  qui  suppliera  pour vous  aux mauvais jours » (Sag. Sir., XXIX, 12 ou 15).  C'est le point de départ de tout un fort beau passage : nous ayant invités à rechercher la simplicité, Il condamne la superfluité19 et le terre-à-terre des Juifs, qui, prenant matériellement les choses de la Loi, sont comparés non sans raison à la coupe et au plat, à cause de leur fragilité  : ils observent les choses qui n'ont pour nous aucune utilité, négligeant par contre celles où notre espérance a son fruit ; aussi commettent-ils une grande faute en dédaignant ce qui est meilleur ;  et pourtant l'oubli est promis même à la faute, si la miséricorde vient ensuite. En quelques mots il condense les nombreuses déficiences de ceux qui appliquent tout leur soin à payer les dîmes des plus humbles fruits, et n'ont aucune crainte du jugement à venir ni un amour quelconque pour Dieu, alors que les œuvres sans la foi sont inutiles. Ils laissent en effet de côté le jugement et l'amour de Dieu : le jugement, parce qu'ils ne rapportent pas au jugement tout ce qu'ils font ; la charité, parce qu'ils n'aiment pas Dieu avec leur cœur. Mais d'autre part, pour ne pas nous faire rechercher la foi et négliger les œuvres, Il renferme en peu de mots la perfection du croyant, qui doit faire ses preuves par la foi et les œuvres : « Il fallait, dit-Il, faire ceci et ne pas omettre cela. »

 Il reprend encore l'arrogance et la vanité des Juifs, quand ils prétendent aux premières places dans les festins. En outre, contre les experts mêmes de la Loi est prononcée une sentence de condamnation : comme les tombeaux qui ne se montrent pas, leur apparence trompe, leur commerce déçoit : au-dehors de belles promesses, au-dedans ils renferment toute sorte de puanteur. C'est ce que font bien des docteurs, en exigeant des autres ce qu'eux-mêmes sont incapables d'imiter ; et c'est pourquoi eux aussi sont des tombeaux, comme il est dit ailleurs : « C'est un sépulcre béant que leur gorge » (Ps. 5, 11).

 Voici encore un beau passage contre la superstition parfaitement vaine des Juifs, qui en construisant des tombeaux aux Prophètes condamnaient les actes de leurs pères, mais en imitant les crimes de leurs pères attiraient la sentence sur eux-mêmes. En effet, construire des tombeaux aux Prophètes, c'était accuser le crime de ceux qui les avaient tués ; et reproduire la ressemblance de leurs actions, c'était se déclarer héritiers de l'iniquité paternelle. Ce n'est donc pas construire, mais imiter, qui est considéré comme prêtant à accusation. Et l'on ne saurait absoudre de l'iniquité héréditaire ceux qui, en crucifiant le Fils de Dieu, ce qui est plus grave, ont mis le comble aux crimes de leurs pères. Il a donc eu raison d'ajouter ailleurs : « Comblez la mesure de vos pères » (Mt., XXIII, 32), parce qu'après l'outrage à Dieu il n'existe pas de faute plus grave qu'ils puissent commettre. C'est pourquoi la Sagesse leur envoie les Apôtres et les Prophètes. Qui est la Sagesse, sinon le Christ ? Aussi bien vous avez en Matthieu : « Voici que je vous envoie des prophètes et des sages » (XXIII, 34).  On reprend encore en la personne des Juifs et l'on déclare passibles du supplice à venir ceux qui , se chargeant d'enseigner la connaissance de Dieu, sont un obstacle aux autres et ne reconnaissent pas eux-mêmes ce qu'ils professent.

Les passereaux et la confiance, etc.

Luc, XII, 1-7.

« Est-ce qu'on ne vend pas cinq passereaux pour deux as ? Et pas un seul d'entre eux n'est oublié du Seigneur. Les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés. N'ayez crainte, vous valez plus qu'une quantité de passereaux. »

Le Sauveur a introduit ici un fort beau passage sur la garde de la sincérité et le zèle pour la foi, pour que nous n'allions pas, à la manière des Juifs perfides, cacher une chose dans notre cœur, en feindre une autre par notre parole, puisqu'à la fin des temps nos pensées secrètes, nous accusant ou encore plaidant pour nous (Rom.,II, 15), dévoileront l'intime de nos âmes. Est-il plus grand encouragement à la sincérité que de faire savoir à chacun qu'il ne saurait y avoir de retraite pour la tromperie ?  Mais puisque deux causes engendrent la mauvaise foi, qui naît ou d'une malice foncière ou d'une crainte accidentelle, de peur que l'effroi et la terreur du pouvoir ne force quelqu'un à renier le Dieu qu'il reconnaît en son cœur, Il ajoute à propos que seul le supplice de l'âme est redoutable, qu'une peine corporelle n'est pas à craindre — la mort est le terme de la nature, non un châtiment — et par conséquent que la mort met fin au supplice corporel, tandis que le châtiment de l'âme est éternel ; et qu'il faut craindre Dieu seul, contre la puissance duquel la nature ne prescrit pas, cette même nature Lui étant soumise ; quant à la mort, elle n'est pas effrayante, puisque l'immortalité la compensera avec usure.  Le Seigneur avait inspiré une disposition de sincérité. Il avait soulevé l'énergie de l'âme. Seule la confiance hésitait : Il l'a fortifiée à propos par d'humbles exemples ; car si Dieu n'est pas oublieux des passereaux, comment pourrait-Il l'être des hommes ? Or si la majesté de Dieu est si grande et si éternelle qu'un passereau, ou le nombre de nos cheveux, n'échappe pas à la science de Dieu, quelle indignité de croire que le Seigneur ignore ou dédaigne les cœurs des fidèles, Lui qui connaît les plus humbles choses ! Quelqu'un dira peut-être : comment l'Apôtre a-t-il dit : « Est-ce que Dieu s'inquiète des bœufs ?» (I Cor., IX, 9) alors qu'un bœuf a certes plus de prix qu'un passereau. Mais autre chose est le souci, autre chose la connaissance. Par ailleurs, le nombre des cheveux intervient non pour le fait de les compter, mais pour la facilité à les connaître : car Dieu n'applique pas ses soins à les compter dans une veille soucieuse ; mais, connaissant toutes choses, toutes choses sont pour Lui comme comptées. Il est pourtant juste de dire : comptés, parce que nous comptons ce que nous voulons conserver. Nous pouvons cependant ici pénétrer le secret d'un sens spirituel, d'autant plus qu'il semble absurde de comparer les hommes aux passereaux plutôt qu'aux hommes. Ces cinq passereaux, en effet, semblent être les cinq sens du corps : toucher, odorat, goût, vue, ouïe. Si, à la manière des passereaux, ils fouillent la mal­propreté des ordures de la terre et cherchent leur nourriture dans les lieux incultes et malodorants, retenus aux filets de leurs fautes ils ne peuvent reprendre leur vol vers les fruits des œuvres élevées20, qui sont le festin des âmes. La volupté séductrice a sa manière de filet, qui enserre de ses mailles les pas de nos âmes ; si la flamme, la vigueur et la pureté de notre nature est émoussée par la sensibilité terrestre et matérielle , elle nous vend au prix du luxe de ce monde, et nous met comme aux enchères des vices.  Il existe aussi comme un marché de nos fautes : ainsi, capturés grâce aux appâts des divers plaisirs, nous sommes ou vendus au péché ou rachetés du péché. Le Christ nous rachète, l'adversaire nous vend : l'un met en vente pour la mort, l'autre rachète pour sauver. Aussi Matthieu a-t-il eu raison d'écrire : deux passereaux (X, 29), pour signifier le corps et l'âme : car si la chair elle-même, docile à la loi de Dieu et se dégageant de la loi du péché, prend la nature de l'âme par la pureté des sens, elle monte vers le ciel par des ailes spirituelles. Nous apprenons ainsi que la faculté de voler nous a été donnée par la nature, ravie par la volupté, qui appesantit l'âme par l'appât du mal, et la rabaisse à la nature pesante du corps. Et Il a dit, à juste titre, que nul d'entre eux ne tombe sans la volonté de Dieu : car ce qui tombe va vers la terre, et ce qui vole est emporté vers la cime de l'immortalité. Et pour que nul ne fût incertain de ce qu'a dit Matthieu, Luc l'a clairement expliqué : la volonté de Dieu, c'est sa connaissance. Personne en effet ne tombe par la volonté de Dieu ; mais celui qui est entraîné par le poids de ses fautes ne saurait se cacher de Dieu. Car Job lui aussi est tenté de par son vouloir : Il vous a donné un adversaire, mais Il vous a proposé une récompense. Et n'alléguez pas votre faiblesse ; car vous avez l'image, vous avez reçu un rempart21. Si bien, et il vous est avantageux et salutaire de le savoir, que sans la permission de Dieu le diable ne peut nuire ; ainsi vous ne craindrez pas le pouvoir du diable plutôt que le déplaisir de la divinité. Maintenant il n'est pas douteux que l'âme est comparée au passereau, puisque vous avez lu : « Notre âme, comme un passereau, a été arrachée du filet des chasseurs » (Ps. 123, 7) ; et ailleurs : « Comment dites-vous à mon âme : fuis vers les montagnes comme le passereau » (Ps. 10, 2) ? L'homme lui-même, nous le lisons, est aussi comparé au passereau, car il est écrit : « Pour moi, je suis comme le passereau solitaire sur la maison » (Ps. 101,8) : c'est qu'il est constitué par la réunion de deux passereaux en un, c'est-à-dire par l'assemblage de deux ailes s'accordant dans l'agilité de la substance spirituelle. Il y a donc le bon passereau, capable par nature de voler.

Il y a aussi le mauvais passereau, qui a perdu l'habitude du vol par la faute de la souillure terrestre : tels sont les passereaux qui se vendent deux as.  Tantôt ils se vendent un as, tantôt le double (cf. Mt., X, 29 ; Lc, XII, 6). Combien peu valent les péchés ! car la mort est commune, la vertu a du prix. L'adversaire en effet nous expose en vente comme des esclaves captifs et nous met à vil prix ; mais le Seigneur nous a traités comme de beaux serviteurs, qu'il a faits à son image et ressemblance, et, appréciant en connaisseur son ouvrage, nous a rachetés à grands frais, comme le dit le saint Apôtre : « Vous avez été payés cher » (I Cor., VI, 20). Oui, cher ; on n'a pas calculé en argent, mais en sang : car le Christ est mort pour nous ; Il nous a libérés par son sang précieux, comme le rappelle encore saint Pierre, quand il nous écrit, dans son épître : « Ce n'est point par de l'argent ou de l'or périssables que vous avez été rachetés de la vaine existence que vous avaient léguée vos pères, mais par un sang précieux, étant celui de l'Agneau sans souillure et sans tache, le Christ Jésus » (I Pierre, I, 18) ; oui, précieux, puisque c'est le sang d'un corps sans tache, puisque c'est le sang du Fils de Dieu, qui nous a rachetés non seulement de la malédiction de la Loi (Gal., III, 13), mais encore de la mort définitive de l'impiété.

 Donc, en bref, le sens est celui-ci : si le Seigneur a pourvu aux humbles oiseaux et aux hommes infidèles soit en faisant lever le soleil soit en fécondant la terre, s'il accorde à tous le bienfait de sa miséricorde, on ne saurait douter que la considération des mérites des fidèles sera puissante à ses yeux. Il a admirablement construit et aiguisé notre foi, et fourni à cette même foi les assises des vertus : car si la foi est le stimulant de la vertu, la vertu fait la solidité de la foi.

Péché  contre l'Esprit.

    Luc,XII, 10-12.

 « Quiconque dira une parole contre le Fils de l'homme, il lui sera pardonné ; mais à qui aura parlé contre l'Esprit Saint il ne sera point pardonné. »

Nous entendons assurément par Fils de l'homme le Christ, qui a été engendré de l'Esprit Saint et de la Vierge, car son unique auteur sur terre est la Vierge. L'Esprit Saint serait-il donc plus grand que le Christ, pour que ceux qui pèchent contre le Christ obtiennent le pardon, tandis que ceux qui manquent au Saint-Esprit ne méritent pas d'obtenir rémission ? Mais où existe l'unité de puissance, il n'est pas question de comparer, il n'y a pas de discussion sur la grandeur, puisque le Seigneur est grand et que sa grandeur ne peut avoir de limite (Ps. 144, 3). Si donc, comme nous le croyons, il y a unité dans la Trinité, il n'y a pas plus distinction de grandeur qu'il n'y a distinction d'activité. La suite le démontre : car, ayant dit ailleurs : « Le Père vous donne ce que vous devez dire » (Mt., X, 19 ssq.), Il a ici ajouté :  « Car l'Esprit Saint vous donnera sur l'heure ce qu'il faut dire. » Si donc l'activité est une, une aussi est l'offense. Mais revenons à notre sujet. Certains croient devoir entendre ici par Fils de l'homme comme par Esprit Saint le même Christ, réserve faite de la distinction des personnes et de l'unité de substance, parce que l'unique Christ, Dieu et homme, est aussi esprit, comme il est écrit : « L'esprit qui nous précède est le Christ Seigneur » (Lam., IV, 20). Il est également saint : car de même que le Père est Dieu et le Fils Seigneur, et le Père Seigneur et le Fils Dieu, de même aussi le Père est saint, et saint le Fils, et saint l'Esprit. Aussi les chérubins et les séraphins crient, sans que se lassent leurs voix : « Saint, saint, saint » (Is., VI, 3), pour signifier la Trinité par la triple reprise de cette invocation. Si donc le Christ est l'un et l'autre, quelle différence y a-t-il ? Ne s'agit-il pas de nous faire savoir qu'il ne nous est pas permis de nier la divinité du Christ22 ? Aussi bien en temps de persécution que nous demande-t-on, sinon de nier que le Christ soit Dieu ? Ainsi quiconque ne confesse pas que Dieu est dans le Christ, et que le Christ est de Dieu et en Dieu, n'obtient pas le pardon. Mais aussi « tout esprit qui ne confesse pas que le Christ est venu dans la chair, n'est pas de Dieu » (I Jn, IV, 2 ssq.) : car nier son humanité c'est nier sa divinité, puisque le Christ est Dieu dans l'homme, et l'homme en Dieu. Beaucoup cependant préfèrent dire que le blasphème impardonnable consiste à dire que le Christ chasse les démons de par Béelzebub, non en vertu de la puissance divine.

Détachement des richesses.

    Luc, XII, 13-34.

« Et quelqu'un de la foule dit : Maître, dites à mon frère de partager avec moi l'héritage. Mais Il lui dit : Homme, Qui m'a établi juge ou répartiteur parmi vous ? »

Tout ce passage est ordonné à l'acceptation de la souffrance pour confesser le Seigneur, soit par mépris de la mort, soit par espoir de la récompense, soit sous la menace du supplice durable, auquel il ne sera jamais accordé relâche. Et comme il arrive souvent que c'est l'avidité qui tente la vertu, on ajoute aussi le commandement et l'exemple de la supprimer, quand le Seigneur dit : « Qui m'a établi juge ou répartiteur parmi vous ? » Il a sujet d'écarter le terrestre, étant descendu pour les choses divines ; et Il ne daigne pas être juge des litiges et arbitre des richesses, ayant à juger les vivants et les morts et à décider des mérites. Il faut donc considérer non ce que vous demandez, mais qui vous sollicitez, et ne pas croire qu'un esprit appliqué aux grandes choses peut se laisser importuner des moindres. Ce n'est donc pas sans raison qu'est éconduit ce frère, qui prétendait occuper de biens périssables le dispensateur des biens célestes, alors qu'entre frères ce n'est pas à l'intermédiaire d'un juge, mais à l'affection de s'entremettre et de répartir le patrimoine. D'ailleurs c'est le patrimoine de l'immortalité, non de l'argent, que l'on doit rechercher : car il est vain d'amasser des richesses sans savoir si on en aura l'usage : tel celui dont les greniers remplis craquaient sous les moissons nouvelles et qui préparait des magasins pour cette abondance de récoltes, sans savoir pour qui il amassait (Ps. 38, 7). Car nous laissons dans le monde tout ce qui est du monde, et nous voyons nous échapper tout ce que nous amassons pour nos héritiers ; nous n'avons pas à nous ce que nous ne pouvons emporter avec nous. Seule la vertu accompagne les défunts, seule nous suit la miséricorde, qui, nous conduisant et précédant aux demeures du ciel, acquiert aux défunts, au prix d'un vil argent, les tabernacles éternels : témoins les préceptes du Seigneur, qui nous dit : « Faites-vous  des amis avec les richesses d'iniquité,  afin qu'ils vous accueillent dans les tabernacles éternels » (Lc, XVI, 9). Voilà donc un précepte bon, salutaire, capable d'animer les avares eux-mêmes à prendre soin d'échanger le périssable pour l'éternel, le terrestre pour le divin. Mais, comme la dévotion est souvent entravée par la faiblesse de la foi, et qu'au moment de donner son patrimoine on est retenu par la préoccupation du vivre, le Seigneur ajoute ces mots : « Ne soyez pas en souci pour votre vie du manger, ni pour votre corps du vêtement.  La vie est plus  que la nourriture,  et le corps  que le vêtement. » Rien en réalité n'est mieux fait pour donner confiance à ceux qui croient que Dieu peut tout accorder,  que ce souffle d'air faisant durer l'union vitale de l'âme et du corps associés et conjoints,  sans travail de notre part, et  la  ressource  des  aliments  salutaires  ne  venant  à manquer  que  lorsqu'est  arrivé le jour  suprême de  la mort.  Puis  donc que l'âme est revêtue de  l'enveloppe du corps, et le corps animé par l'énergie de l'âme, il est absurde de croire que les moyens de vivre nous manqueront, quand nous avons la réalité permanente de la vie. « Considérez, dit-il, les oiseaux du ciel. »

Grand exemple, à coup sûr, et digne d'être imité par la foi. Car si les oiseaux du ciel, qui n'exercent en aucune façon  l'agriculture,  qui  ne  récoltent  pas  les  moissons copieuses, reçoivent cependant sans faute de la provi­dence divine leur nourriture, il faut vraiment voir dans l'avarice la  cause de notre indigence.  Car s'ils ont en abondance les ressources d'une pâture qui ne vient pas de leur travail,  c'est qu'ils ne savent pas revendiquer comme propriété particulière les fruits à eux donnés pour la nourriture de tous, au lieu que nous avons perdu les biens  communs  en  revendiquant  des propriétés ;  rien n'est propriété de personne, puisque rien n'est durable, et il n'est pas de provisions assurées quand l'issue est incertaine.  Pourquoi  considérer  les  richesses  comme  à vous, quand Dieu a voulu que le vivre même vous fût commun avec les autres animaux ? Les oiseaux du ciel ne  revendiquent  rien  pour  eux  spécialement,  et  c'est pourquoi ils ignorent la disette de nourriture, ne sachant envier  les  autres.  « Considérez  les  lis,  comme  ils grandissent » ;  et, plus bas  :  « Or si l'herbe,  qui est là aujourd'hui et que l'on jette demain au feu, est ainsi vêtue par Dieu... » Bonne parole et bien humaine : par la comparaison de la fleur et de l'herbe, le discours du Seigneur nous  a invités  à la  confiance que  Dieu nous accordera sa miséricorde : soit, selon la lettre, parce que nous ne pouvons rien ajouter à la taille de notre corps, soit, au sens spirituel, parce que nous ne pouvons dépasser la mesure de notre taille sans la faveur de Dieu. Qu'y a-t-il en effet  d'aussi propre  à persuader que  de voir même les êtres sans raison si bien vêtus par la providence de Dieu qu'il ne leur manque rien de ce qui peut les embellir et orner ? A plus forte raison devez-vous croire que l'homme raisonnable, s'il s'en remet à Dieu de tous ses besoins et n'abandonne pas la confiance en s'avisant de douter, ne saurait jamais manquer, comptant à bon droit sur la faveur divine.  Il faut cependant examiner tout ceci plus à fond : car il ne semble pas indifférent que la fleur soit  comparée  à l'homme  même,  voire  placée presque au-dessus des hommes personnifiés par Salomon, qui eut ce privilège soit de construire un temple au Sei­gneur  selon  les  apparences,  soit,  selon le  mystère,  de figurer l'Eglise du Christ. Il ne paraît donc pas hors de propos  de  penser  que  le  brillant  coloris  représente  la gloire des anges du ciel ; ils sont réellement les fleurs de ce monde, parce que le monde est orné de leurs clartés, et qu'ils répandent la bonne odeur de la sanctification. Munis de leur secours, nous pouvons dire : « Nous sommes la bonne odeur du Christ parmi ceux qui sont sauvés » (II Cor., II, 15). N'étant entravés par aucune sollicitude, n'étant  agités  par  aucune  nécessité  de  travailler,  ils gardent en eux le bienfait de la libéralité divine et les dons de la nature céleste. Aussi est-ce à bon droit que Salomon nous est montré, ici revêtu de sa gloire, ailleurs (Mt., VI, 29) couvert, parce qu'il couvrait en quelque sorte la faiblesse de sa nature corporelle par la force de l'âme, et la revêtait de la splendeur de ses ouvrages : au lieu que les anges, dont la nature plus proche de Dieu demeure exempte de toute souffrance corporelle, si grand que soit un homme, lui sont justement préférés à raison de notre infirmité. Puis donc que par la résurrection les hommes seront comme les anges dans le ciel, le Seigneur, en citant l'exemple des anges, nous a commandé d'espérer l'enrichissement de la gloire céleste, Lui qui l'a accordée a eux également, jusqu'à ce que cette mortalité soit absorbée par la vie ; car « il faut que cette cor­ruption se revête d'incorruptibilité, et que cette mortalité se revête d'immortalité» (I Cor., XV, 53).

 Beaucoup jugent cette comparaison particulière­ment heureuse, eu égard à la nature de la fleur et aux mœurs de la plante dont il est question. Les lis n'ont pas besoin d'être soignés et cultivés chaque année ; il n'y a pas similitude entre la récolte des autres fruits et la production de cette fleur : le travail ne revient pas s'imposer chaque saison au souci des agriculteurs. Quelle que soit la sécheresse de la campagne, tout ce qui se développe est poussé à fleurir par la vertu native d'une sève qui vient d'eux et demeure toujours en eux. Ainsi quand vous voyez desséchée la tige des feuilles adultes , la nature de la fleur est pourtant vivace : sa verdeur est cachée, non morte ; mais dès qu'elle est réveillée par les caresses du printemps, elle reprend le vêtement des bourgeons, la chevelure de la fleur ou la parure du lis. Comme il nous souvient d'avoir traité ailleurs ce passage plus au long, il suffira de l'avoir effleuré, pour ne pas revenir sur les mêmes choses. J'ai plaisir à relever que les lis ne naissent pas sur les montagnes escarpées ou dans les forêts incultes, mais dans les jardins amènes. Car il est des jardins fruitiers, ceux des diverses vertus; ainsi qu'il est écrit : « C'est un jardin clos que ma sœur et épouse : un jardin clos, une fontaine scellée » (Cant., IV, 12) ; car où il y a pureté, chasteté, religion, les silences assurés de la retraite, où il y a la clarté des anges, là se trouvent les violettes des confesseurs, les lis des vierges, les rosés des martyrs. Et nul ne doit trouver déplacé que les lis soient comparés aux anges, puisque le Christ lui-même rappelle qu'il est un lis : « Je suis, dit-Il, la fleur des champs et le lis des vallons » (Cant., II, 1). Et c'est bien un lis que le Christ ; car où se trouve le sang des martyrs, là est le Christ, qui est la fleur élancée, sans tache, innocente, qui ne blesse point par le piquant des épines, mais resplendit d'un épanouissement de beauté. Car les rosés ont des épines, parce que les martyrs ont leurs supplices ; mais la divinité intangible n'a pas d'épines, n'ayant pas ressenti les tourments.  Si donc les lis, ou les anges, sont vêtus au-delà de toute beauté humaine, il ne faut pas désespérer de la miséri­corde de Dieu sur nous aussi, puisque le Seigneur nous promet, par la grâce de la résurrection, un aspect sem­blable à celui des anges. En cet endroit Il semble effleurer encore cette question, que l'Apôtre n'a pas omise : les gens d'ici-bas demandent comment ressuscitent les morts (I Cor., XV, 35) et avec quel corps ils reviennent. Car en disant : « Cherchez le Royaume de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît », Il montre que la grâce ne manquera aux croyants ni pour le présent ni pour la suite, pourvu que, désirant le divin, ils ne cherchent pas le terrestre. Se mettre en peine de la nour­riture sied vraiment peu à des hommes qui sont au ser­vice du Royaume. Le Roi sait comment nourrir, ali­menter, vêtir sa maison ; aussi a-t-il dit : « Jetez en Dieu votre souci, et c'est Lui qui vous nourrira » (Ps. 54, 23).

Luc, XII, 49-50.

 « Je suis venu mettre le feu à la terre,  et  quel  est  mon vouloir,  sinon qu'enfin il s'allume ? Je dois être baptisé d'un baptême, et quel est mon tourment tant qu'il n'est pas accompli ! »

Plus haut, Il nous a voulus vigilants, attendant à tout moment la venue du Seigneur Sauveur, de crainte que par relâchement, par négligence, en différant de jour en jour son travail, tel, devancé par le jour du jugement futur ou par sa propre mort, ne perde la récompense de sa gestion. Cela s'adressait à tous, sous forme de précepte général ; mais le thème de la comparaison suivante semble proposé aux économes, c'est-à-dire aux évêques, pour leur faire savoir qu'ils auront à subir plus tard un grave châtiment si, occupés aux plaisirs du siècle, ils ont négligé de gouverner la maison du Seigneur et le peuple à eux confié. Mais comme le profit est mince, et faible la richesse en mérites, quand c'est la crainte du supplice qui empêche de s'égarer, puisque la charité et l'amour ont une dignité supérieure, le Seigneur aiguise notre zèle à mériter sa faveur et nous enflamme du désir d'acquérir Dieu, en disant : « Je suis venu mettre le feu à la terre », non pas certes le feu qui consume les biens, mais celui qui produit la volonté bonne, qui rend meilleurs les vases d'or de la maison du Seigneur en consumant le foin et la paille (I Cor., III, 12 ssq.), en dévorant toute la gangue du siècle, amassée par le plaisir mondain, œuvre de la chair qui doit périr ; ce feu divin qui mettait la flamme aux os des prophètes, comme le dit Jérémie le saint : « C'est devenu comme un feu ardent qui brûle dans mes os » (Jér., XX, 9). Car il est un feu du Seigneur, dont il a été dit : « Un feu brûlera devant Lui » (Ps. 96, 3). Le Seigneur également est un feu, comme Il dit Lui-même : « Je suis le feu qui brûle sans consumer » (Ex., III, 2 ; cf. XXIV, 17 ; Deut., IV, 24 ; Hébr., XII, 29) : car le feu du Seigneur est la lumière éternelle ; c'est à ce feu que s'allument les lampes dont Il a dit plus haut : « Que vos reins soient ceints, et vos lampes ardentes. » C'est que, les jours de cette vie étant nuit, une lampe est nécessaire. Ce feu, Ammaùs23 et Cléopas témoignent que le Seigneur l'a mis en eux aussi, quand ils disent : « N'avions-nous pas le cœur brûlant, sur la route, lorsqu'il nous dévoilait les Écritures » (Lc, XXIV, 32) ? Ils ont ainsi enseigné avec évidence quelle est l'action de ce feu, qui éclaire l'intime  du cœur. C'est pour cela peut-être que le Seigneur viendra dans le feu (cf. Is., LXVI, 15; 16) : pour consumer tous les vices au moment de la résurrection, combler par sa présence les désirs de chacun, et projeter la lumière sur les mérites et les mystères.

Telle est la condescendance du Seigneur qu'il témoigne avoir à cœur de répandre en nous la dévotion, d'achever en nous la perfection, et de hâter pour nous sa Passion. N'ayant en Lui nul sujet de douleur, Il était  pourtant angoissé de nos peines, et au moment de mourir laissait voir une tristesse qu'il n'avait pas  conçue  par crainte  de  sa  mort,  mais  à  cause  du retard  de  notre rédemption, selon qu'il est écrit : « Quelle est mon angoisse jusqu'à ce que cela s'accomplisse ! » Certes Celui qui  est  angoissé  jusqu'à  l'accomplissement  est  assuré de l'accomplissement. Mais ailleurs encore : « Mon âme, dit-Il, est triste jusqu'à la mort » (Mt., XXVI, 38). Ce n'est pas à cause de la mort, mais jusqu'à la mort, que le Seigneur est triste, étant affecté par les conditions de la sensibilité corporelle, non par la terreur de la mort. Car ayant  pris  un  corps  Il  devait  subir tout  ce  qui appartient au corps, avoir faim et soif, être angoissé et triste ; mais la divinité ne saurait être modifiée par ces impressions.  En  même  temps  Il  montre  que,  dans  la lutte avec la souffrance, la mort corporelle est délivrance de la torture, non paroxysme de la douleur.

Division au sujet de l'Évangile.

Luc, XII, 51-53.

« Vous croyez que je suis venu apporter la paix sur terre ? Non, vous dis-je ; mais la séparation. Car désormais dans la même maison cinq personnes seront divisées, trois prenant parti contre deux, et deux contre trois. Le père sera opposé au fils, et le fils au père ; la mère à la fille, et la fille à la mère ; la belle-mère à sa bru, et la bru à sa belle-mère. »

Dans presque tous les passages de l'Evangile le sens spirituel intervient. Pourtant c'est maintenant surtout, pour n'être pas rebuté par la dureté de l'explication simpliste, qu'il y a lieu d'associer à la trame du sens la profondeur spirituelle ; d'autant plus que la sainte religion, par l'humanité de ses enseignements et ses aimables exemples d'affection, incline doucement les exilés mêmes de la foi à lui porter du moins respect ; par l'éducation préalable de la foi elle apprivoise et dissipe les préjugés endurcis, et amène les esprits captifs de l'erreur jusqu'à la discipline de la foi24 quand elle a pu les gagner par la bonté. Quand en effet des cœurs faibles ne peuvent saisir les profondeurs de la foi, ce qui est commandé fait juger de ce qu'il faut adorer ; la justice venant du juste, la sainteté du  saint  témoignent combien est bon l'Auteur de leur bonté. Quand donc le Seigneur a ramassé dans une même recommandation la révérence envers Dieu et le bienfait de la bonté, en disant : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu » et « vous aimerez  votre  prochain »,  allons-nous  le  croire  changé au point d'abolir les bases des relations, d'opposer entre eux  les  sentiments  d'affection ? Croirons-nous  qu'il  a commandé la désunion entre ses fils très chers ? Comment donc est-ce Lui « notre paix, qui a rapproché les deux  en  un »  (Éphés.,  II,  14) ? Comment  dit-Il  Lui-même : « Je vous donne ma paix, je vous laisse ma paix » (Jn, XIV, 27), s'il est venu séparer les pères de leurs fils, les fils de leurs pères, en dissolvant leurs liens ? Comment est-on « maudit si l'on n'honore  pas son père » (Deut., XXVII,  16), religieux si on le  délaisse ? Mais  si nous prenons garde que l'affaire de la religion vient en premier lieu, celle de la piété25 en second, nous jugerons que cette question même s'éclaire : il vous faut en effet faire  passer  l'humain  après  le  divin.  Car  si  l'on  doit rendre des devoirs aux parents,  combien plus au Père des parents, à qui vous devez être reconnaissant de vos parents mêmes ? Ou, s'ils ne reconnaissent pas du tout leur Père, comment les reconnaîtrez-vous ? Il ne dit donc pas  qu'il faut renoncer aux objets de l'affection,  mais préférer Dieu à tous. D'ailleurs vous trouvez dans un autre Livre : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi, n'est pas  digne de moi »  (Mt.,  X,  37).  Il  vous  est interdit non d'aimer vos parents, mais de les préférer à Dieu : car les relations de nature sont des bienfaits du Seigneur, et nul ne doit aimer le bienfait reçu plus que Dieu, qui conserve le bienfait reçu de Lui.

Donc même au sens littéral, ceux qui comprennent avec piété ne sont pas dépourvus d'une explication religieuse. Mais voici de quoi nous faire penser qu'il faut chercher un sens plus profond ; car Il a ajouté : « Désormais dans une même maison cinq seront divisés : trois prendront parti contre deux, et deux contre trois. » Quels sont donc ces cinq, alors qu'on voit nommées ensuite six personnes : père et fils, mère et fille, belle-mère et bru ? Il est vrai qu'on peut identifier mère et belle-mère, car celle qui est mère d'un fils est belle-mère de son épouse, en sorte que même littéralement le nombre n'est pas calculé de manière inexacte. Et l'on voit clairement que la foi n'est pas captive des liens de nature, puisque, même tenu aux devoirs de piété, on est libre par la foi.  De plus il ne semble pas superflu de résoudre ce sens par l'interprétation mystique. La maison unique, c'est l'homme en son unité : car chacun est une demeure, ou de Dieu, ou du diable. Ainsi la demeure spirituelle, c'est l'homme spirituel, comme nous le lisons dans l'épître de Pierre : « Et vous, telles des pierres vivantes, vous êtes construits en demeure spirituelle pour un sacerdoce saint » (I Pierre, II, 5). Dans cette maison donc deux s'opposent à trois, trois à deux. Deux, nous lisons souvent que ce sont l'âme et le corps ; et si deux s'accordent sur terre (Mt., XVIII, 19), des deux il en a fait un (Ephés., II, 14). Et ailleurs : « Je châtie mon corps et le contrains à servir » (I Cor., IX, 27) ; autre est ce qui sert, autre celui à qui on est soumis. Ayant reconnu les deux, reconnaissons également les trois : c'est facile à comprendre en partant de ces deux. Car l'âme dans le corps a trois dispositions, l'une raison­nable, une autre concupiscible, la troisième irascible : autrement dit  λογιστιχόν,  έπιθυμητιχίν, θυμικά26 . Il n'y aura donc pas opposition de deux contre deux, mais de deux contre trois, et de trois contre deux ; car, grâce à la venue du Christ, l'homme, qui était privé de raison, est devenu raisonnable. Auparavant nous étions semblables aux bêtes qui ignorent la raison ; nous étions charnels, nous étions terrestres, conformément à la sentence : « Tu es terre, et à la terre tu iras » (Gen., III, 19). Le Fils de Dieu est venu, Il a envoyé son Esprit dans nos cœurs (Gal., IV, 6), nous sommes devenus fils de l'Esprit.  Nous pouvons dire que dans cette maison se trouvent cinq autres, savoir l'odorat, le toucher, le goût, la vue, l'ouïe. Si donc mettant à part, à raison de ce que nous entendons ou lisons, les sens de la vue et de l'ouïe, nous retranchons les plaisirs superflus du corps, qui sont engendrés par le goût, le toucher et l'odorat, nous opposons deux à trois : car l'esprit n'est pas fait pour se laisser prendre aux appâts des vices, mais pour tendre à la vertu en s'arrachant aux caresses de la volupté.  Il n'y a donc pas accord de tous pour précipiter dans l'égarement, mais opposition et séparation des désirs du cœur et des devoirs de la vertu. Ou, si nous l'entendons des cinq sens du corps, alors les vices et péchés du corps se mettent à part. Peut-être aussi les cinq sont-ils ceux qui, dans  l'Evangile  (Lc,XVI,  23  ssq.),  sont  appelés  ses frères par le riche fêtard qu'on nous montre torturé aux enfers, et qu'il supplie qu'on avertisse de renoncer aux délices en ce siècle, afin que leurs efforts vertueux puissent trouver le repos après ce siècle. On peut aussi considérer le corps et l'âme, séparés de l'odorat, du toucher et du goût de la luxure, s'opposant dans la même maison aux vices  qui les  assaillent,  le  corps et  l'âme se  soumettant à la loi de Dieu, s'écartant de la loi du péché. Bien que leur désaccord soit devenu nature par la prévarication du premier homme, en  sorte  qu'ils  ne  s'entendaient jamais dans un commun effort vers la vertu, cependant, la croix du Seigneur ayant  fait  disparaître les inimitiés comme la loi des préceptes (Éphés., II, 14-16), ils se sont rapprochés et associés dans la concorde, après que le Christ notre paix, descendant du ciel, « eut réuni les deux en un et détruit le mur d'inimitiés qui les séparait, abolissant dans sa chair la loi des ordonnances et des prescriptions, pour faire des deux un seul homme nouveau, faisant la paix et réconciliant l'un et l'autre en un même corps avec Dieu » (Ib). Quels sont ces deux, sinon l'intérieur d'une part, de l'autre l'extérieur ? L'un concerne la vigueur de l'âme, l'autre se rapporte à la sensi­bilité corporelle : encore qu'elles s'accordent dans l'inséparable unisson de leurs sentiments, lorsque la chair, soumise  à sa  supérieure,  obéit à ses  ordres  salutaires. Ce n'est pas qu'elle prenne la nature de l'âme, dont la subtilité  pénétrerait  la  matière ;  mais,  renonçant  aux délices, purifiée de toute souillure des vices, elle entre dans la voie d'une vie céleste par l'amour de l'obéissance ; elle ne résiste plus, comme jadis, à la loi de l'âme, mais, délivrée, par la loi de l'âme et par l'Esprit de vie, de la loi du péché, la chair devient complément de l'âme : elle n'est  plus  l'entremetteuse  des  vices,  mais  l'imitatrice et comme la suivante de la vertu. Alors aussi l'âme ne se prête pas aux appâts du corps et ne succombe pas au charme des plaisirs charnels, mais pure et dégagée des servitudes de ce monde, elle gagne et attire les sens corporels à ses propres plaisirs, de sorte que l'habitude d'entendre et de lire la nourrisse d'un accroissement de vertu et la rassasie de l'aliment spirituel dont la vigueur intime lui fera ignorer la faim. En effet la sagesse est la nourriture  de l'âme  :  festin admirable de suavité,  qui n'alourdit pas les membres et ne se transforme pas en ignominie, mais en parure de la nature. Alors le bourbier des passions se change en temple de Dieu, et le réceptacle des vices commence d'être le sanctuaire des vertus. C'est bien ce qui arrive,  quand la chair, revenant à son naturel, reconnaît ce qui nourrit sa vigueur, et, renonçant aux témérités de l'orgueil, épouse le jugement de l'âme qui la règle.  Tel était son état quand elle reçut pour demeure les retraites du paradis, avant que, gâtée par le venin du funeste serpent, elle ne connût la faim sacrilège et ne passât outre, dans son désir de manger, au sou­venir  des  préceptes  divins  qui  demeurait  attaché  aux sens de l'âme. C'est de là, nous est-il révélé, qu'est venu le péché, dont le corps et l'âme sont comme les parents, la nature corporelle étant tentée, l'âme ayant pour elle une compassion morbide. Si elle avait refréné l'avidité du corps, la source du péché eût été tarie à sa naissance même ; le corps la fit passer dans l'âme comme par un acte de virilité : l'âme en fut imprégnée, sa vigueur même fut corrompue, et, alourdie par ce fardeau étranger, elle l'enfanta27.  Car le sexe violent et fort est comme emporté par la puissante impulsion de la passion virile ; l'autre s'applique à garder une attitude douce plutôt que violente.  C'est donc par eux qu'a grandi le mouvement des convoitises diverses. Mais dès qu'elle rentre en elle-même, l'âme est saisie de honte de sa postérité hideuse, renie ses héritiers dégénérés, renonce aux passions,  prend en horreur le péché.  La  chair elle-même, écrasée sous la dette des durs travaux et épuisée par la durée de sa lamentable infortune, lorsqu'elle gémit d'être transpercée  par  les  convoitises  qu'elle-même  s'est  enfantées, comme par  les halliers  du  monde,  est pressée de dépouiller le vieil homme pour se soustraire à elle-même,  pour n'être  pas,  telle  une  mère  imprévoyante, trahie par sa postérité prête à périr. De même encore le mouvement  déraisonnable   des   convoitises,   l'attirant par les appâts de la volupté comme par la beauté fardée d'une certaine apparence, se l'est comme unie pour vivre en  société ;  semblablement la  volupté,  sorte  de  belle-mère du corps et de l'âme, épouse le mouvement de la convoitise perverse.

Aussi  longtemps  qu'a  persisté  dans  une  même maison, par l'unisson des vices, un accord indivisible et inséparable, on n'y voyait aucune division. Mais lorsque le Christ eut apporté sur terre le feu dont Il consumerait les fautes de la chair, ou le glaive, qui signifie le tranchant de la puissance qui s'exerce, et qui « pénètre l'intime de l'esprit et des moelles » (Hébr.,  IV,  12),  alors chair et âme,  renouvelées  par les  mystères  de la  régénération, oubliant ce qu'elles étaient, commençant d'être ce qu'elles n'étaient pas, se séparent de la compagnie du vice ancien, si aimé qu'il ait été jusque-là, et rompent tout lien avec leur postérité  prodigue.  Ainsi  les  parents  sont  divisés contre les enfants, le mouvement d'intempérance étant renié  par la tempérance  du  corps  et  l'âme  évitant  le commerce de la faute, tandis qu'il ne reste aucune place à cette étrangère, venue du dehors, la volupté. Les enfants également sont divisés contre les parents, quand les  vices  invétérés  se  dérobent  à  la  censure  sénile  de l'homme renouvelé, et que la jeune volupté fuit pour ainsi dire la  discipline  d'une  maison  sérieuse.  Et rien  n'interdit de penser que ceux-là aussi se séparent qui veulent devenir meilleurs que leurs parents, étant donné surtout que plus bas Il a dit : « Si l'on vient à moi sans haïr père et mère, fils, frères et sœurs, et même sa vie, on ne peut être mon disciple » (Lc, XIV, 26). Ainsi, selon l'interprétation obvie, le fils qui suit le Christ a l'avantage sur les parents païens : car la religion l'emporte sur les devoirs de l'affection.

 Autre sens, plus profond. Le péché naît de la chair, et agit pour ainsi dire au sein de la chair ; ce qui fait dire à l'Apôtre : « Si je fais ce que je ne veux pas, ce n'est plus moi qui l'accomplis, mais le péché qui habite en moi » (Rom., VII, 20). Lorsque, répandu pour la vie de ce monde, le sang du Seigneur a exterminé les vices, il y a passage de la disgrâce à la grâce — car le péché a surabondé pour que la grâce fût surabondante (Rom., V, 20) — et il se trouve que le repentir né du péché pousse à changer de vie et à désirer la grâce spirituelle : ainsi ce qui m'était mortel sera mon salut (cf. Rom., VII, 10). Donc le péché, lavé par les eaux de la fontaine, est séparé de la chair dont il fut engendré, et, chacun désirant réparer son péché, la faute aboutit au zèle à se discipliner. A son tour, la convoitise des choses mauvaises et cette

sorte de désir passionné, brûlant, est transposé par la parole de Dieu en avidité de la charité et de l'amour divin ; la nature est la même, la conduite a changé ; et ce désir du corps et de l'âme procure un plaisir bien préférable au précédent : celui des mystères célestes. Car l'esprit se nourrit de la connaissance des choses, et, transporté d'apprendre la promesse des biens futurs, il prend en dégoût les anciennes œuvres de l'âme ; car « l'homme animal ne saisit pas ce qui est de l'Esprit de Dieu : pour lui c'est folie ; mais le spirituel juge de tout, et n'est jugé par personne » (I Cor., II, 14 ssq.).

Luc, XII, 58-59.

  « Tandis  que  vous  allez  avec votre  adversaire trouver le  magistrat, tâchez en route de vous libérer vis-à-vis de lui, de peur qu'il ne vous fasse condamner par le juge, et que le juge ne vous livre à l'appariteur, et que l'appariteur ne vous jette en prison ; je vous le dis, vous n'en sortirez pas avant d'avoir rendu jusqu'à la dernière obole. »

Matthieu a également noté ceci ; mais l'un spécifie, l'autre parle en général. L'un a pensé qu'il s'agissait de ramener la paix entre des frères en désaccord, l'autre du repentir et de l'amendement de tout péché. Recherchons donc qui est l'adversaire, qui le magistrat, qui le juge, qui l'appariteur, quelle est, à notre avis, cette obole qu'il faut payer sous peine d'être jeté en prison. Or selon Matthieu l'adversaire est celui avec qui il paraît que vous n'avez pas du tout été d'accord en cette vie, et qui, devant le juge à venir des morts et des vivants, portera contre vous l'accusation d'un constant désaccord. Selon Luc, au contraire, notre adversaire est spécialement celui qui dispose les appâts aux péchés, afin de faire partager son supplice à ceux qu'il aura associés à son égarement.

Il cherche des compagnons de péché, pour les dénoncer comme passibles de châtiment. C'est lui dont l'apôtre Pierre nous avertit de nous garder, quand il dit : « Notre adversaire le diable, tel un lion rapace et rugissant, cherche qui dévorer» (I Pierre, V, 8). Notre adversaire, selon Matthieu, c'est toute la pratique de la vertu, la parole des Apôtres et des Prophètes, qui nous enchaîne à de pénibles commandements et aux leçons d'une vie austère ; il nous est bon de nous entendre avec lui et de l'imiter par nos œuvres, de crainte que notre entêtement ne soit dénoncé comme ayant rompu avec lui. Selon Luc, au contraire, nul n'est davantage notre adversaire que notre chute, qui nous accuse sur les preuves de notre vie : non pas que le juge futur ait besoin du ministère d'un accusateur quelconque, mais parce que devant le témoin de toutes choses notre activité nous accuse, quand elle se trouve étrangère à la pratique de la vertu et aux préceptes apostoliques.  Ainsi notre adversaire c'est toute habitude vicieuse, notre adversaire c'est la passion ; adversaire l'avidité, adversaire toute perversité, adversaire toute pensée inique, toute la mauvaise conscience enfin, qui nous trouble ici-bas et plus tard nous accusera et dénoncera, comme en témoigne l'Apôtre quand il dit : « Leur conscience leur rendant témoignage, et leurs pensées s'accusant, ou encore se défendant mutuellement » (Rom., II, 15). Que si la conscience de chacun le dénonce, combien plus le résultat de nos actes est-il présent devant Dieu ! Traduit dans notre corps, il sera évalué au dernier jour, et l'intime de nos pensées se lira écrit dans nos cœurs. Mettons donc nos soins, tandis que nous sommes dans le parcours de cette vie, à nous libérer de notre activité perverse comme d'un méchant adversaire, de peur qu'allant avec l'adversaire au magistrat, il ne condamne notre égarement en chemin. Aussi dit-Il encore, selon Matthieu : « Mettez-vous d'accord avec votre adversaire tandis que vous êtes avec lui en chemin. » Le grec a dit : ευνοων, c'est-à-dire bienveillant : car, si nous nous dégageons, tandis que nous sommes en cette vie, des liens du diable, il ne sera pas condamné à cause de nous, et nous serons soustraits à ses liens. C'est encore pour ce motif que le psaume soixante-dix-neuvième porte le titre : pour l'Assyrien28. Il est en effet bien vrai que vous prenez soin de votre adversaire, et que vous travaillez pour cet Assyrien, autrement dit vain, si en vous dégageant de ses pièges vous lui rendez ce service de le faire échapper au châtiment de votre chute et de votre mort. Si vous demeurez dans ses liens, il vous livrera comme coupable au magistrat, accusateur en même temps que traître. Qui est le magistrat, sinon Celui en qui réside tout pouvoir et qui revendique pour Lui la dignité suprême du temps complet et achevé, vers qui se hâte le saint Prophète, appuyé sur la conscience de ses bonnes actions et sans crainte de l'adversaire :

 « Mon âme, dit-il, a soif du Dieu vivant ; quand viendrai-je comparaître devant la face de Dieu » (Ps. 41,3) ? C'est en effet ce magistrat qui renverra le coupable au juge, à Celui, dis-je, auquel Il a remis le pouvoir sur les vivants et les morts. Et Il l'a remis par nature, non par grâce : Lui ne l'a pas reçu comme ne l'ayant pas, mais l'a puisé à la substance du Père quand Il fut engendré. Voilà le magistrat et le juge que vous montre celui qui a montré l'accusateur ; et il montre quand Il sera révélé : « Au jour, est-il dit, où Dieu jugera les secrets des hommes, selon mon évangile, par Nôtre-Seigneur Jésus-Christ » (Rom., II, 16). Ce juge, c'est donc Jésus-Christ, par qui sont reprises les fautes secrètes et infligé le châtiment des œuvres mauvaises. Vous voulez savoir que le Christ est ce juge qui livre à l'exécuteur et jette en prison ? interrogez-le ; ou plutôt lisez ce qu'il dit dans l'Evangile : « Prenez-le et jetez-le dans les ténèbres au dehors » (Mt., XXII, 13). Il a également montré ses exécuteurs dans un autre passage, où Il dit : « Il en sera de même à la fin des temps : les anges viendront séparer les méchants d'entre les justes, et les jetteront dans la fournaise embrasée : là il y aura pleurs et grincements de dents » (Mt., XIII, 49 ssq.).

 Reste à découvrir maintenant ce que veut dire la figure de l'obole. Et il semble que le nom de cet objet familier exprime le mystère d'un sens spirituel. En effet, comme on paie sa dette en rendant l'argent, et comme le titre à l'intérêt n'est éteint que lorsque tout le montant du capital est payé jusqu'au dernier denier, quel que soit le mode de paiement, de même c'est par la compensation de la charité et des autres œuvres, ou par une satisfaction quelconque, que la peine du péché est éteinte.  Ce n'est pas non plus sans raison qu'il n'a pas mentionné en cet endroit, comme ailleurs, deux pièces de cuivre (Lc, XXI, 2), ni un as (Mt., X, 29), ni un denier (Ib.,XX, 2), mais une obole ; car le transfert d'une obole29 est une sorte d'échange, où l'on remet une chose en signe de l'acquittement d'une autre. De même ici : ou bien le tort est racheté au prix de la charité, ou le châtiment diminué selon l'appréciation du tort. Or c'est l'usage, il nous en souvient, de donner une obole aux bains : en la présentant, chacun obtient faculté de s'y laver ; de même, ici, de se purifier, parce que le péché de chacun est purifié par le genre de transaction décrit plus haut. Par contre le coupable est torturé et supplicié aussi longtemps qu'il n'a pas purgé la peine de l'erreur commise.

 Quant aux Galiléens dont Pilate a mêlé le sang à leurs sacrifices, il semble qu'il y ait là une figure visant ceux qui, sous l'impulsion du diable, n'offrent pas avec pureté leur sacrifice. Leur prière se tourne en péché (Ps. 108, 7), comme il est écrit du traître Judas (cf. Act.,I, 20), qui pensait à livrer le sang du Seigneur au milieu même du sacrifice.

Le figuier stérile.

Luc, XIII, 6-9.

 « Quelqu'un avait un figuier planté dans sa vigne. »

D'où vient que dans son évangile le Seigneur ramène fréquemment la parabole du figuier ? Vous trouvez en un autre endroit que l'ordre du Seigneur a desséché toute la verte frondaison de cet arbre (Mt., XXI, 19) ; par où vous reconnaissez le Créateur de toutes choses, qui peut commander aux espèces de se dessécher ou de reverdir instantanément. Ailleurs Il rappelle que les pousses tendres et les feuilles de cet arbre servent à pressentir la venue de l'été (Mt.,XXIV, 32). Ces deux passages figurent la vaine gloire dont se targuait le peuple juif, et qui tomba, comme la fleur, à l'avènement du Seigneur, parce qu'il demeurait stérile en œuvres, et le jour du jugement, comme la venue de l'été où se récoltent les fruits mûrs de toute la terre, à calculer d'après la plénitude de l'Église, en laquelle croiront les Juifs eux-mêmes.

 Cherchons donc, ici encore, le mystère d'un sens plus profond. Le figuier est dans la vigne : or « il y avait une vigne du Dieu des armées, qu'il a livrée au pillage des nations » (Is., V, 7). Ainsi donc Celui qui a fait ravager sa vigne est également Celui qui donne l'ordre d'abattre le figuier. Or la comparaison de cet arbre s'applique bien à la Synagogue. De même en effet que cet arbre, avec l'exubérance de son feuillage abondant, a trompé l'espoir de son possesseur qui attendait en vain la récolte espérée, de même dans la Synagogue, dont les docteurs, stériles en œuvres, s'enorgueillissent de leurs paroles comme d'un feuillage exubérant, le vain ombrage de la Loi s'épanouit, mais l'espoir et l'attente d'une récolte chimérique trompe les vœux du peuple croyant. Il y a jusque dans la nature de cet arbre de quoi vous convaincre davantage que cette comparaison le portrait de la Synagogue. Car, si vous y regardez de près, vous trouverez que les lois de cette espèce s'écartent de celles des autres arbres. Les autres portent leur fleur avant leur fruit, et annoncent les fruits à venir par la promesse de la fleur ; seul celui-ci produit dès le début des fruits en place de fleurs. Dans les autres la fleur tombe et les fruits naissent ; dans celui-ci les fruits tombent pour faire place aux fruits. Ainsi ces premiers essais de fruits poussent en guise de fleurs ; et pour avoir, dans leur naissance précoce, méconnu l'ordre de la nature, ils ne peuvent conserver le bienfait de la nature. En effet, c'est au point où d'ordinaire le bourgeon pousse du milieu de l'écorce que les menus fruits de cette espèce viennent à poindre. C'est d'eux que nous lisons, au Cantique des Cantiques, « le figuier pousse ses premiers fruits » (II,13). Ainsi, lorsque les autres arbres se couvrent de blancheur au début du printemps, le seul figuier ne sait pas se blanchir par ses fleurs, peut-être parce qu'il n'y a pas de maturité à attendre de ces sortes de fruits. Car d'autres surviennent, et ceux-ci, comme dégénérés, sont rejetés ; leur faible tige se dessèche, et ils font place à ceux pour qui la sève sera plus utile. Il en demeure pourtant quelques-uns, bien rares, qui ne tombent pas, ayant eu cette bonne fortune d'émerger sur une courte tige, entre deux palmettes : ainsi doublement couverts et protégés, comme au sein de mère nature, une sève plus abondante les a nourris et développés. Ceux-là, aidés par la clémence de l'air et de la température, ayant eu plus de loisir pour se former, deviennent, une fois dépouillé le naturel sauvage de leur suc primitif, préférables aux autres par leur beauté et l'agrément de leur maturité. Considérez maintenant les mœurs et les dispositions des Juifs : ils sont comme les premiers fruits de la peu fertile Synagogue ; comme tombe la première figue, ils sont tombés, pour faire place aux fruits de notre race qui demeureront à jamais. Car le premier peuple de la Synagogue, faiblement enraciné par des œuvres desséchées, n'a pas su puiser la riche sève de la sagesse naturelle : aussi est-il tombé, comme un fruit inutile, afin que sur les mêmes rameaux de l'arbre fécond la sève de la religion antique produisît le peuple nouveau de l'Église. Ainsi celui qui était a cessé d'être, pour que commençât celui qui n'était pas. Pourtant les meilleurs d'Israël, ceux que portait une branche plus vigoureusement conformée, à l'ombre de la Loi et de la Croix, et dans leur sein, se sont colorés d'une double sève, et, comme la première figue venue à maturité, ces fruits magnifiques l'emportent en agrément sur tous les autres. C'est à eux qu'il est dit : « Vous siégerez sur douze trônes pour juger les douze tribus d'Israël» (Mt., XIX, 28).

Et voici qui n'est pas étranger au sujet. Adam et Eve, les premiers auteurs de notre race comme de notre égarement, qui se sont couverts des feuilles de cet arbre, ont mérité d'être exilés du paradis, lorsque, prenant conscience de leur transgression, ils fuyaient la présence du Seigneur qui se promenait. Ils annonçaient ainsi qu'à la fin des temps le peuple des Juifs, à l'arrivée du Seigneur et Sauveur qui venait l'appeler, se rendant compte que les tentations du diable l'avaient dépouillé de toute vertu, et épouvanté par la mise à nu des turpitudes de sa conscience, ayant dévié de la religion, rougissant de sa prévarication, s'écarterait du Seigneur, cherchant à couvrir par l'abondance des paroles, comme d'un voile de feuillage, l'ignominie de sa conduite.  Ainsi ceux qui ont cueilli sur le figuier les feuilles, et non les fruits, ont été exclus du Royaume de Dieu ; ils étaient « âme vivante ». Le second Adam est venu, et il cherchait non plus des feuilles, mais des fruits ; car Il était « esprit vivifiant » (I Cor., XV, 45). C'est par l'esprit que le fruit de la vertu s'obtient, que le Seigneur est adoré.

Le Seigneur cherchait : non qu'il ignorât que le figuier était sans fruit, mais afin de montrer par cette figure qu'il était temps pour la Synagogue d'avoir des fruits. Aussi bien la suite nous apprend qu'il n'était pas venu avant le temps, Lui qui est venu trois années durant. Vous lisez en effet : « Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier, et je n'en trouve pas. Abattez-le : pourquoi occupe-t-il encore du terrain ? ».  Il est venu à Abraham, venu à Moïse, venu à Marie ; autrement dit, Il est venu sous le signe (cf. Rom., IV, 11), venu dans la Loi, venu dans son corps. Sa venue, nous la reconnaissons à ses bienfaits :  tantôt Il purifie, tantôt Il sanctifie, tantôt Il justifie. La circoncision a purifié, la Loi sanctifié, la grâce justifié : Il est en tout cela, et tout cela ne fait qu'un. Car nul ne peut être purifié s'il ne craint le Seigneur ; nul ne mérite de recevoir la Loi s'il n'est purifié de ses fautes ; nul n'accède à la grâce s'il ne connaît la Loi. Aussi le peuple juif n'a-t-il pu être ni purifié, car il avait la circoncision non de l'âme, mais du corps — ni sanctifié, car il a ignoré la valeur de la Loi en s'attachant au charnel plutôt qu'au spirituel : « Or la Loi est spirituelle » (Rom., VII, 14) — ni justifié, car il n'a pas fait pénitence de ses fautes, et par suite a ignoré la grâce.

  Il est donc bien vrai qu'il ne s'est pas trouvé de fruit dans la Synagogue, et c'est pourquoi ordre est donné de l'abattre. Mais le bon jardinier — celui peut-être en qui est le fondement de l'Église — pressentant qu'un autre serait envoyé aux Gentils, et lui-même à ceux de la circoncision, intervient affectueusement pour qu'elle ne soit pas retranchée, sa vocation lui étant garante que même le peuple juif peut être sauvé par l'Eglise. Aussi dit-il : « Laissez-la encore cette année, le temps que je sarcle autour d'elle et que je mette une corbeille de fumier. ». Comme il a vite reconnu que la dureté des Juifs et leur orgueil étaient causes de leur stérilité ! Aussi bien il sait traiter les vices comme il sait les découvrir. Il promet de défoncer la dureté de leur cœur par la pioche apostolique, en sorte que « la parole à deux tranchants » (Hébr., IV, 12) retourne le sol de leur âme encombré par un long abandon, et, déchirant leur cœur, ranime leur sens enfin vivifié au souffle de l'air, pour que la racine de la sagesse ne soit pas étouffée et enfouie sous l'amas des terres. Il faudra mettre aussi, dit-il, une corbeille de fumier. Grande est assurément l'efficacité du fumier : si grande que par elle l'infécondité devient féconde, l'aridité verdoyante, la stérilité fructueuse. Sur lui Job était assis lors de sa tentation, et il n'a pu être vaincu ; et Paul se considère comme fumier pour gagner le Christ (cf. Phil., III, 8). Enfin Job, qui avait commencé par perdre beaucoup, une fois assis sur son fumier n'eut plus rien que le diable pût lui enlever. Donc bonne est la terre que l'on bêche, bon le fumier que l'on y met. Aussi bien « le Seigneur relève de terre l'indigent et élève le pauvre de son fumier » (Ps. 112, 7).  Ainsi, moyennant la mise en œuvre de l'intelligence spirituelle et d'humbles sentiments, le bon jardinier estime que les Juifs eux-mêmes pourront porter des fruits pour l'évangile du Christ. Il se souvenait de ce que le Seigneur a dit par Aggée : le vingt-quatre du neuvième mois à partir du jour où a été fondé le temple du Dieu tout-puissant, « à partir de ce jour, dit-Il, je bénirai la vigne et les figuiers et les grenadiers et les oliviers qui n'auront pas eu de fruits » (Aggée, II, 19 ssq.). Ceci nous révèle que vers la fin de l'année, c'est-à-dire au déclin du monde vieillissant, sera fondé le temple saint de Dieu, qui est l'Église, grâce à laquelle, sanctifiés par le baptême, les peuples juif et gentil pourront porter le fruit de leurs mérites.

Ainsi la nature de cet arbre indique le caractère de la Synagogue, fructueuse en sa seconde pousse — car nous sommes de la race des patriarches — et les Juifs sont justement comparés aux fruits caducs, parce que leur cœur grossier et leur tête dure ne les ont pas laissés parvenir à un état durable. S'ils meurent et tombent pour ainsi dire de ce monde pour renaître à l'homme intérieur par la grâce du baptême, alors ils seront fructueux. Mais la mauvaise foi de ces entêtés a rendu la Synagogue inutile : aussi, étant stérile, ordre est donné de la retrancher.

 Ce qui a été dit de l'ensemble des Juifs, nous devons y prendre bien garde pour nous-mêmes, de crainte d'occuper le sol fécond de l'Eglise en étant dépourvus de mérites, nous qui, bénis comme les grenadiers (Aggée,II, 19 ssq.), devons porter des fruits intérieurs, des fruits de pudeur, des fruits d'union, des fruits de charité mutuelle et d'amour, étant renfermés dans le même sein de l'Église notre Mère30, pour n'être pas gâtés par l'air, ni abattus par la grêle, ni brûlés par l'ardeur de la convoitise, ni détachés par l'humidité et la pluie.

Plusieurs cependant pensent que dans cette allégorie le figuier figure non pas la Synagogue, mais la méchanceté et la perversité. Toute la différence vient de ce qu'ils envisagent le genre au lieu de l'espèce. Ce qui les frappe, disent-ils, c'est que le Seigneur a dit au figuier : « Que jamais fruit ne naisse sur toi, pour l'éternité ! » Or nous savons bien que nombre de Juifs ont cru et croiront. — Mais quiconque croit n'est plus fruit de la Synagogue, mais de l'Église : il ne naît pas de la Synagogue, puisqu'il renaît dans l'Eglise. De même qu'il en est qui « sont sortis de nous, mais n'étaient pas des nôtres; car s'ils eussent été des nôtres, ils seraient demeurés avec nous » (I Jn, II, 19), de même nous disons des Juifs qui croient : s'ils eussent été de la Synagogue, ils seraient demeurés dans la Synagogue ; s'ils sont sortis de la Synagogue, il faut croire qu'ils n'étaient pas de la Synagogue. D'ailleurs dans l'autre interprétation c'est pour la méchanceté qu'il y aurait intercession et offre de la cultiver pour lui faire porter du fruit, alors que le Seigneur est venu pour détruire jusqu'au germe de la perversité.

La femme courbée.

Luc, XIII, 10-17. 

 « Or Il enseignait dans leur synagogue les jours de sabbat. Et voici une femme que depuis dix-huit ans un esprit rendait infirme, et elle était courbée. »

Comme Il a vite fait voir qu'il parlait de la Synagogue ! Il montre bien que c'est elle l'arbre auquel Il est venu, puisqu'il y prêche. Au reste, en cette femme infirme, c'est comme la figure de l'Eglise qui se présente : lorsqu'elle aura rempli la mesure de la Loi31 et de la résurrection, dans ce repos sans fin, élevée au sommet de la grandeur, elle ne pourra plus éprouver la courbure de notre infirmité. Et cette femme ne pouvait être guérie que moyennant la Loi et la grâce : la Loi par ses préceptes, dans le baptême la grâce par laquelle, morts au monde, nous ressuscitons pour le Christ ; car dans les dix paroles se trouve l'achèvement de la Loi, dans le nombre huit la plénitude de la résurrection. Donc cette œuvre d'un sabbat signifie ce qui va se passer : quiconque aura accompli la Loi et la grâce sera, par la miséricorde du Christ, débarrassé des misères de ce corps infirme. C'est pourquoi la sanctification a d'abord été donnée en figure par Moïse, parce que la pratique de la sanctification à venir et de l'observance spirituelle devait consister à s'abstenir des œuvres du siècle. Aussi bien Dieu même s'est reposé des ouvrages du monde : non pas de (tous) ouvrages, puisque son activité est perpétuelle et continuelle, comme le dit le Fils : « Mon Père agit maintenant encore, et moi aussi j'agis » (Jn, V, 17) — afin qu'à l'exemple de Dieu cessent pour nous les œuvres du monde, non celles de religion. C'est faute de le comprendre que le chef de la Synagogue ne voulait pas que personne se fît guérir le jour du sabbat, alors que le sabbat est l'image des loisirs futurs — aussi ce ne sont pas les œuvres bonnes, mais les mauvaises, qui chôment — et que pour ce motif il nous est prescrit de ne porter aucun fardeau — de fautes — et de n'être pas à jeun — d'œuvres bonnes — pour célébrer les sabbats qui auront lieu après la mort. Aussi le Seigneur semble-t-il répondre en un sens spirituel quand Il dit : « Hypocrites, n'importe lequel d'entre vous, le jour du sabbat, ne détache-t-il pas son bœuf ou son âne pour le mener à l'abreuvoir ? ». Pourquoi en effet n'a-t-Il cité aucun autre animal ? n'est-ce pas pour montrer que malgré les chefs de la Synagogue le peuple juif et gentil en viendra à désaltérer la soif de son corps et les chaleurs de ce monde à l'abondance de la fontaine du Seigneur ? car « le bœuf a reconnu son possesseur, et l'âne la crèche de son maître » (Is., I, 3). Ainsi le peuple qui d'abord avait comme pâture un foin misérable desséché avant qu'on ne le recueille (Ps. 128,6), a reçu le pain descendu du ciel (Jn, VI, 33). Il dit donc que par la vocation des deux peuples l'Eglise sera sauvée, saluant, quand la Loi aura fait son temps et à l'époque de la résurrection du Seigneur, l'heure de sa délivrance. Que le Seigneur est donc clément ! qu'il est bon, de toute façon, qu'il ait pitié ou qu'il châtie ! Il ordonne de couper l'arbre, figure de la Synagogue ; Il guérit la femme, figure de l'Eglise. Comme la parabole est aimable, et bénévole la libération ! Il compare un lien à un lien, pour réfuter l'accusation des Juifs par leur propre conduite : alors en effet que le jour du sabbat ils détachent les liens des animaux, ils reprennent le Seigneur qui a délivré les hommes des liens des péchés.

Le grain de sénevé.

Luc, XIII, 18-19.

« A quoi ressemble le Royaume de Dieu ? à quoi jugerai-je qu'il ressemble ? Il ressemble au grain de sénevé : on l'a pris, on l'a mis dans son jardin, et il a grandi, et il est devenu arbre, et les oiseaux du ciel se sont posés sur ses branches. »

La présente lecture nous apprend qu'il faut considérer la nature des comparaisons, non leur apparence. Voyons donc pourquoi le Royaume très élevé des cieux est comparé au grain de sénevé ; car il me souvient d'avoir aussi rencontré le grain de sénevé dans un autre passage où il est comparé à la foi, quand le Seigneur dit : « Si vous avez de la foi comme un grain de sénevé, vous direz à cette montagne : va te jeter dans la mer» (Mt., XVII, 19). Ce n'est pas là une foi mesquine, mais une grande, pour être capable de commander à une montagne de se déplacer; et de fait ce n'est pas une foi médiocre que le Seigneur exige de ses Apôtres, sachant qu'ils ont à combattre la hauteur et l'exaltation de l'esprit du mal. Vous voulez apprendre qu'il faut une grande foi ? Lisez dans l'Apôtre : « Et si j'avais toute foi, au point de transporter les montagnes » (I Cor., XIII, 2).  Si donc le Royaume des cieux est comme le grain de sénevé, et la foi comme le grain de sénevé, la foi est assurément le Royaume des cieux, et le Royaume des cieux est la foi. Ainsi avoir la foi, c'est avoir le Royaume des cieux. De même le Royaume est en nous, et la foi est en nous ; nous lisons en effet : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous » (Mc, XI, 22), et ailleurs : « Ayez la foi au-dedans de vous-mêmes » (Mt., XVI, 19). Aussi bien Pierre, qui avait toute foi, a-t-il reçu les clefs du Royaume des cieux pour l'ouvrir également aux autres.

Apprécions maintenant, d'après la nature du sénevé, quelle est la portée de la comparaison. Son grain est à coup sûr chose commune et simple ; vient-on à le broyer, il répand sa vigueur. De même la foi semble simple de prime abord ; mais, foulée par l'adversité, elle répand le bienfait de sa vertu, de manière à pénétrer aussi de son parfum ceux qui entendent ou qui lisent. Grain de sénevé, nos martyrs Félix, Nabor et Victor32. Ils avaient le parfum de la foi, mais on les ignorait. Vint la persécution : ils déposèrent les armes, tendirent le cou, et, abattus par le glaive, répandirent par tous les confins du monde la beauté de leur martyre, si bien qu'on est en droit de dire : « Leur écho s'est propagé sur toute la terre » (Ps. 18, 5).Mais la foi est autrement foulée, autrement pressée, autrement semée. Le Seigneur lui-même est grain de sénevé. Il n'avait pas subi d'atteinte, mais, comme pour le grain de sénevé, faute d'avoir pris contact avec Lui, le peuple ne le connaissait pas. Il a mieux aimé être foulé, pour que nous disions : « Nous sommes la bonne odeur du Christ devant Dieu » (II Cor.,II, 15) ; Il a mieux aimé être pressé, si bien que Pierre a dit : « Les foules vous pressent » (Lc, VIII, 45) ; Il a mieux aimé être semé, comme le grain « que quelqu'un prend pour le mettre dans son jardin. » Car c'est dans un jardin que le Christ a été arrêté, et enseveli ; Il a grandi dans le jardin, Il y est même ressuscité. Et II est devenu arbre, ainsi qu'il est écrit : « Comme un pommier parmi les arbres de la forêt, tel est mon frère au milieu des jeunes gens » (Cant., II, 3). Donc vous aussi, semez dans votre jardin le Christ — un jardin, c'est un lieu rempli de fleurs et de fruits variés — pour que la beauté de vos œuvres y fleurisse et que les multiples parfums des diverses vertus l'embaument. Que le Christ soit donc là où se trouve le fruit. Semez le Seigneur Jésus : Il est grain quand on l'arrête, arbre quand II ressuscite, arbre ombrageant le monde. Il est grain quand on l'ensevelit en terre, arbre quand Il s'élève au ciel. Pressez encore, avec le Christ, et semez la foi. La foi est pressée, quand nous croyons le Christ crucifié. Paul a pressé la foi quand il disait : « Et moi, quand je suis venu vers vous, frères, je ne suis pas venu vous prêcher avec un langage ou une sagesse relevée le mystère de Dieu ; car je n'ai pas jugé à propos de savoir parmi vous autre chose que le Christ Jésus, et crucifié » (I Cor., II, 1 ssq.). Et comme il avait appris à presser la foi, il a encore appris à l'élever, en disant : Car maintenant « nous ne connaissons plus » le Christ crucifié (II Cor., V, 16). Or nous semons la foi, quand d'après l'Evangile et les lectures des Apôtres et des Prophètes nous croyons à la Passion du Seigneur ; nous semons donc la foi, lorsque nous la couvrons en quelque sorte du terrain ameubli et remué de la chair du Seigneur, afin qu'échauffée et pressée par son corps sacré, la foi se répande elle-même. Quiconque en effet a cru que le Fils de Dieu s'est fait homme, croit qu'il est mort pour nous, croit qu'il est ressuscité pour nous. Je sème donc la foi, quand je plante au milieu33  sa sépulture.  Vous voulez savoir que le Christ est grain et que le Christ est semé ? « Tant que le grain de blé ne tombe pas en terre pour y mourir, il demeure seul ; mais quand il est mort, il rapporte beaucoup de fruit » (Jn, XII, 24). Nous n'avons donc pas fait erreur en disant ce qu'il avait lui-même déjà dit. Or Il est à la fois grain de blé, parce qu'il fortifie le cœur de l'homme (Ps. 103, 15), et grain de sénevé, parce qu'il échauffe le cœur de l'homme. Et bien que l'un et l'autre cadre de tout point, Il semble cependant grain de blé quand il est question de sa résurrection — car Il est le pain de Dieu qui est descendu du ciel (Jn, VI, 33) — parce que la parole de Dieu et le fait de la résurrection nourrit les âmes, aiguise l'espérance, affermit l'amour ; grain de sénevé, parce qu'il y a plus d'amertume et d'austérité à parler de la Passion du Seigneur : plus d'amertume pour faire pleurer, plus d'austérité pour ébranler. Ainsi quand nous entendons et lisons que le Seigneur a jeûné, que le Seigneur a eu soif, que le Seigneur a pleuré, que le Seigneur a été flagellé, que le Seigneur a dit, au moment de sa Passion : « Veillez et priez, pour ne pas tomber en tentation » (Mt.,XXVI, 41), saisis, pour ainsi dire, par l'âpre saveur de ce discours, nous corrigeons par lui la trop agréable suavité des plaisirs du corps.

Donc semer le grain de sénevé, c'est semer le Royaume des cieux. Ne méprisez pas ce grain de sénevé : « C'est la plus petite de toutes les graines, mais, quand il a poussé, il se trouve plus grand que toutes les plantes. » Si le Christ est grain de sénevé, comment le Christ est-Il le  moindre,  ou  grandit-Il ?  Mais  ce  n'est point  en  sa nature, mais selon son apparence qu'il redevient grand. Vous voulez savoir qu'il est le moindre ? « Nous l'avons vu, et Il n'avait ni apparence ni beauté » (Is., LIII, 2). Apprenez qu'il est le plus grand : « Il resplendit de beauté plus que les enfants des hommes » (Ps. 44, 3). En effet Celui  qui  n'avait  ni  apparence  ni  beauté  est  devenu supérieur  aux  anges  (Hébr.,  I,  4),  dépassant  toute  la gloire  des  Prophètes  qu'Israël, en sa  faiblesse,  avait mangés comme des  herbes34 :  car  le  pain  qui  fortifie les cœurs, tel l'avait refusé, tel ne l'avait pas reçu. Le Christ est semence, parce qu' Il est semence d'Abraham : « Car les  promesses  ont été faites  à Abraham et à  sa semence.  Il ne dit pas :  aux semences, comme parlant de la  multitude,  mais  comme  d'un seul :  et à  votre semence, qui est le Christ» (Gal., III, 16). Et non seulement le Christ est semence, mais encore Il est la moindre de toutes les semences, parce qu'il n'est pas venu avec la royauté, ni avec les richesses, ni avec la sagesse de ce monde. Or soudain Il a épanoui, comme un arbre, la cime élevée de sa puissance, si bien que nous disons : « Sous son ombre désirée je me suis assis.» (Cant., II, 3). Souvent, à mon avis, Il paraissait à la fois arbre et graine. Il est graine, quand on dit : « N'est-ce pas le fils de Joseph l'artisan » (Mt., XIII, 55 ; Lc,  IV, 22) ? Mais au cours même de ces paroles Il a soudain grandi, au témoignage des Juifs, car ils n'arrivaient pas à saisir les rameaux de cet  arbre  épanoui :  « D'où lui vient,  disaient-ils,  cette sagesse » (Mt., XIII, 54) ?. Il est donc graine en son apparence, arbre par sa sagesse. Dans la frondaison de ses branches l'oiseau de nuit en sa demeure, le passereau solitaire sur le toit (Ps. 101, 7), celui qui fut enlevé au paradis (II Cor., XII, 4), celui qui sera enlevé dans les airs et les nuées (I Thess., IV, 16), ont désormais un séjour assuré où reposer. Là reposent également les puissances et les anges des cieux, et tous ceux à qui leurs actions spirituelles ont permis de prendre leur vol.  Saint Jean y a reposé, quand il était appuyé sur la poitrine de Jésus : bien mieux, il est lui-même comme un rameau jailli de la sève de cet arbre. C'est un rameau que Pierre, un rameau Paul, « oubliant le passé et tendant en avant » (Phil.,III, 13) : dans les replis et dans les retraites de leurs prédications nous qui étions loin, nous, dis-je, rassemblés du sein des nations, longtemps ballottés dans le vide du monde par la tempête et le tourbillon de l'esprit du mal, déployant les ailes des vertus nous dirigeons notre vol, pour que l'ombre des saints nous abrite de la chaleur de ce monde ; déjà nous reprenons vie dans la tranquillité d'un séjour assuré, du moment que notre âme, courbée auparavant comme cette femme sous le poids des péchés, « arrachée, comme le passereau, au filet des chasseurs » (Ps. 123, 7), s'est transportée sur les branches et les montagnes (cf. Ps. 10, 1) du Seigneur. Donc jusque-là nous tirions vanité de nos observances superflues, voletant dans la légèreté de notre vide ; maintenant, les mains déliées par la foi du Christ et libérés des entraves des sabbats, nous nous appliquons aux œuvres bonnes, et dans les festins mêmes nous gardons la liberté, nous évitons l'intempérance, de peur qu'affranchis de la Loi nous ne soyons esclaves des convoitises. Car la Loi attachait à elle, pour dégager des convoitises ; la grâce, en supprimant un moindre esclavage, nous a prescrit bien plus lourd : « Tout nous est permis, mais tout ne nous convient pas » (I Cor., VI, 12) ; car il est pesant d'user du pouvoir pour retourner sous un pouvoir. Cessez donc d'être sous la Loi pour être, par la vertu, au-dessus de la Loi.

Le levain.

Luc, XIII, 20-21.

 « A quoi jugerai-je que le Royaume de Dieu est semblable ? Il est semblable au levain qu'une femme prend et fait disparaître dans la farine, si bien que tout l'ensemble lève. »

Cette comparaison, par les questions qu'elle soulève, présente une telle ambiguïté que les avis sont nombreux et variés. Il était donc à propos de dire, plus haut, que le Christ est grain de blé, parce que le levain spirituel nous attendait. Beaucoup pensent que le levain, c'est le Christ, parce qu'il fait lever la vertu dont Il s'empare. Et comme le levain, prélevé sur la farine, l'emporte sur son espèce par l'énergie, non par l'apparence, le Christ aussi, égal quant au corps à ses ancêtres, leur était incomparablement supérieur par sa divinité. Donc que la sainte Eglise, figurée par l'emblème de cette femme de l'Évangile, et dont nous sommes la farine, cache le Seigneur Jésus au plus intime de notre esprit, jusqu'à ce que la coloration de la sagesse céleste atteigne aux plus secrètes profondeurs de notre âme. Et puisque nous lisons en Matthieu que le levain est enfoui dans trois mesures de farine, il a paru à propos de croire que le Fils de Dieu a été caché dans la Loi, voilé dans les Prophètes, accompli dans les enseignements des Evangiles, afin de nous acquérir par tous ces moyens la foi parfaite, et, formé par le rapprochement des Écritures en nous qui sommes son corps, d'être pleinement tout et en tous. Car c'est Lui qui était le Verbe de Dieu et « le mystère caché aux siècles et aux générations » (Col., I,26) : on ne peut rien dire qui exprime et atteste davantage son éternité. Il était certes : car Il était de telle manière que, caché aux sacrilèges, manifesté dans les saints, prédestiné avant les siècles, Il était réservé pour la gloire. Or la gloire consiste, mes frères, à ce que nous puissions approfondir le mystère caché depuis les siècles en Dieu. Ce qui est en Dieu est assurément de Dieu : car Dieu ne saurait accueillir une nature étrangère.

 Je sais à n'en pas douter que, dans la pensée de certains, il s'agit de ce monde, jusqu'à ce qu'il lève par la Loi, les Prophètes, l'Évangile, en sorte que toute langue rende hommage au Seigneur. Ainsi examinons le tout, cherchons avec plus de soin ; nul ne trouve s'il n'a d'abord cherché. Construisons une tour, supputons la dépense des Écritures, faisons des frais, de peur qu'on ne dise un jour de nous aussi : « Il a voulu construire et n'a pu terminer » (Lc, XIV, 28) . Quand on construit, il faut poser une bonne fondation. La bonne fondation, c'est la foi ; la bonne fondation est celle des Apôtres et des Prophètes (Éphés., II, 10) : car c'est sur les deux Testaments que s'élève notre foi, et l'on ne manque pas à la justice en disant que dans l'un et l'autre égale est la mesure de la foi parfaite, puisque le Seigneur même a dit : « Si vous aviez foi en Moïse, vous auriez foi en moi » (Jn, V, 46), attendu qu'en Moïse même c'est le Seigneur qui a parlé. Il est donc vrai qu'en l'un et l'autre la mesure est parfaite, puisqu'il est achevé en l'un et l'autre, et que l'un et l'autre ont une même foi, parce qu'oracle et contrepartie ont même portée et même  sens. Je préfère  pourtant  m'en tenir  à l'enseignement  du  Seigneur  Lui-même : le levain, c'est la doctrine spirituelle de l'Eglise.  Car  du  moment  qu'il  est  écrit  :  « Prenez garde au levain des pharisiens » (Mt., XVI, 6), et que l'Apôtre a dit : « Pas avec le levain du mal et de la perversité » (I Cor., V, 8), cela montre que la doctrine est le levain. Mais autre est le levain de l'ivraie, autre le levain du froment : aussi sommes-nous d'accord avec les bons auteurs  pour  dire  que  l'Église  sanctifie  par  le  levain spirituel l'homme, qui est fait de corps, d'âme et d'esprit. Car le corps et l'âme sont sanctifiés, et la grâce spi­rituelle même reçoit un accroissement de sanctification, quand, par le ministère de l'Eglise pour ainsi dire en fermentation,  et  par  l'enseignement  des  Écritures,  qui s'enfle en quelque sorte par le brassage et l'abondance des paroles célestes, leur commerce répandu dans l'homme entier, mêlé à lui, l'aura pénétré de telle sorte que tout ne soit plus qu'un seul levain35 . C'est bien ce qui a lieu, quand  ces  trois  éléments  s'entendent  comme  par  la balance égale des désirs et sont animés par le commun accord des vouloirs. Cette œuvre de l'Église n'est donc pas improvisée ni livrée au hasard, mais réalisée par une longue élaboration, en sorte que les trois éléments ne fassent qu'un, sans être viciés par la loi du péché. Nous  trouvons  la  justification  de  cette  pensée  dans l'Apôtre, quand il dit : « Que le Seigneur lui-même vous sanctifie totalement, afin que sans tache esprit, âme et corps  soient  gardés  sans  reproche  au  jour  de  Nôtre-Seigneur  Jésus-Christ»  (1Thess., V, 23)  :  ce  qui  ne saurait s'accomplir, parmi les tentations du siècle, si la femme   de   l'Evangile   n'enfouit   ce   levain,   auquel   est comparé le Royaume des cieux, dans les trois mesures de farine,  pour faire lever tout l'ensemble.  Car il y a trois mesures, comme je l'ai dit, celles de la chair, de l'âme et de l'esprit : mais de cet esprit dont nous vivons tous tandis que nous sommes en ce corps. Ceci est surtout vrai  quand la licence de la chair ne prend pas le dessus, quand l'âme ne se plie pas aux égarements du corps, et quand la mesure dans la vie est observée sans faute par l'homme tout entier. Mais comme l'égalité des mesures se maintient difficilement sans l'aide de l'Eglise et de la doctrine, cette femme qui fait figure de l'Eglise leur mêle la vertu de la doctrine spirituelle, jusqu'à ce que tout l'homme intérieur, l'homme du cœur, l'homme invisible, fermente et s'élève à la dignité de pain céleste. Il sied en effet d'appeler levain la doctrine du Christ, parce que le Christ est pain, et que l'Apôtre a dit : « Notre multitude  n'est  qu'un  pain,  qu'un  corps »  (I  Cor.,   X,   17).  Il n'y a donc plus qu'un levain, quand la chair ne convoite pas contre l'esprit, ni l'esprit contre la  chair (Gal., V, 17), mais que nous faisons mourir les activités de la chair (Rom., VIII,  13), et que l'âme, consciente d'avoir reçu du souffle de Dieu l'esprit de vie, évite la contagion de la terre, des rapports avec le monde. Aussi l'Apôtre nous a-t-il prescrit de nous conduire non selon la  chair,  mais selon l'esprit,  afin que, sanctifiés  par le bain  qui  régénère   (Rom.,  VIII,  4), dépouillés du  vieil homme  et  de  ses   désirs,  revêtus  du  nouveau  qui  est créé selon le Christ (Col.,  III, 9 ssq.), nous marchions non pas dans la vétusté de la lettre, mais dans la nouveauté de l'esprit (Rom., VII, 6) : si bien que, même au temps de la résurrection, nous puissions garder la société sans  corruption  du  corps,  de   l'âme   et   de   l'esprit,   et obtenir présentement ce que nous demandons. Beaucoup pensent que c'est ce que le Seigneur a marqué, quand Il dit : « Si deux d'entre vous s'entendent sur terre, quoi que vous demandiez, vous l'obtiendrez de mon Père qui est aux cieux» (Mt., XVIII, 19).  Ainsi les uns voient dans ces deux l'âme et le corps ; d'autres, l'âme et l'esprit, en ce sens que, lorsque sur terre, c'est-à-dire dans le corps, l'âme et l'esprit s'entendent et ne s'affrontent pas par des convoitises opposées, toutes leurs demandes, semble-t-il, peuvent se réaliser. Il en est ainsi quand les deux ne font qu'un, lorsque, les inimitiés supprimées ou résolues, les deux forment un seul homme nouveau — j'entends l'âme et l'esprit — afin de prier en esprit, de prier par l'âme (I Cor., XIV, 15). Il est vrai que beaucoup pensent aux deux peuples, d'Israël et de la Gentilité, qui seront groupés en un seul au temps de la résurrection, pour réaliser l'achevé qui durera éternellement, et pour détruire ce qui est incomplet ; mais beaucoup voient ici l'homme et la femme d'accord dans le zèle de la charité. Ainsi donc si dans cette vie les trois mesures demeurent sous le même levain jusqu'à ce qu'elles lèvent et ne fassent qu'un, en sorte qu'il y ait égalité sans différence et que nous n'apparaissions pas composés de trois éléments divers, il y aura dans l'avenir, pour ceux qui aiment le Christ, incorruptible union, et nous ne demeurerons pas composés ; car nous-mêmes qui à présent sommes composés, nous serons un, et transformés en une substance unique. A la résurrection, en effet, l'un ne sera plus inférieur à l'autre, comme aujourd'hui où la faiblesse de la chair est frêle en nous, où par sa complexion naturelle le corps est accessible aux coups, sujet aux dommages, ou, rivé au sol par le poids de sa masse, ne peut soulever plus haut et élever ses pas ; mais nous aurons l'aspect et le charme d'une créature simple, lorsque sera réalisée la parole de Jean : « Mes bien chers, actuellement nous sommes enfants de Dieu, mais ce que nous serons n'est pas encore découvert ; mais nous savons que, lorsque ce sera découvert, nous Lui serons semblables » (I Jn, III, 2). Ainsi, puisque la nature de Dieu est simple — car Dieu est esprit (Jn, IV, 24) — nous prendrons même aspect et image, afin que « tel le céleste, tels soient les célestes. De même donc que nous avons porté la ressemblance de celui de la terre, portons aussi la ressemblance de Celui du ciel » (I Cor., XV, 48 ssq.), que notre âme doit revêtir.

Repas chez le Pharisien.

Luc, XIV, 1-24.

 C'est pourquoi suit en premier lieu la guérison de l'hydropique, en qui l'enflure envahissante de la chair gênait les fonctions de l'âme, éteignait la flamme de l'esprit. Puis une leçon d'humilité, lorsqu'en ce festin de noces est réprimé le désir d'une place plus élevée : avec douceur cependant, pour que la bonté de la persuasion enlève toute âpreté à l'interdiction, que la raison rende efficace la persuasion, et que l'avertissement corrige le désir. Dans son voisinage immédiat vient s'insérer la bonté : la parole du Seigneur la définit et distingue comme devant s'exercer envers les pauvres et les faibles ; car être hospitalier pour être payé de retour, c'est calcul d'avarice. Enfin, comme à un vétéran qui a terminé son service, est proposée cette prime, le mépris des richesses. Car celui qui, absorbé par les soucis inférieurs, se procure des domaines terrestres, ne saurait obtenir le Royaume du ciel, puisque le Seigneur dit : « Vendez tous vos biens, et suivez-moi » (Mt., XIX, 21) ; pas davantage celui qui achète des bœufs, puisqu'Élisée a tué ceux qu'il avait et les a partagés au peuple (I Rois, XIX, 21) ; quant à celui qui prend femme, il pense aux choses du monde, non pas à Dieu. Ceci n'est pas pour condamner le mariage, mais parce que la virginité est appelée à un honneur plus grand ; car « la femme non mariée et la veuve pense aux choses du Seigneur, de sorte qu'elle est sainte de corps et d'esprit ; car celle qui est mariée pense aux choses du monde, et comment plaire à son époux» (I Cor., VII, 34). Mais pour rentrer en grâce, comme nous l'avons fait plus haut pour les veuves, avec les épouses, nous ne rejetons pas l'opinion suivie par beaucoup, dans la pensée desquels trois sortes de personnes sont exclues de la société de ce grand festin : les Gentils, les Juifs, les hérétiques. C'est pourquoi l'Apôtre nous dit de fuir l'avarice (Rom., I, 29), de peur qu'entravés, à la manière des Gentils, par l'injustice, la méchanceté, l'impureté, l'avarice, nous ne puissions parvenir au Royaume du Christ : car « tout avare, tout impur — c'est être esclave des idoles — ne saurait être héritier du Royaume du Christ et de Dieu » (Éphés., V, 5). Quant aux Juifs, par leur service matériel ils s'imposent les jougs de la Loi ; aussi, comme dit le Prophète, « rompons leur liens et secouons de nous leur joug » (Ps. 2, 3) ; car nous avons reçu le Christ, qui a placé sur nos têtes l'aimable joug de sa bonté. Quant aux cinq jougs36, ce sont les dix commandements, ou les cinq livres de la Loi, au sujet desquels Il semble, dans l'Evangile, dire à la Samaritaine : « Vous avez eu cinq maris » (Jn, IV, 18). Pour l'hérésie, à la façon d'Eve, elle tente la rectitude de la foi par une sensibilité féminine, et, se laissant glisser sur la pente, elle recourt au fard d'une fausse parure, dédaignant la beauté sans tache de la vérité. (Les invités) donc s'excusent, parce que le Royaume n'est fermé à personne qui ne se soit exclu par le témoignage de sa parole ; le Seigneur dans sa clémence invite tout le monde, mais c'est notre lâcheté ou notre égarement qui nous écarte. Donc celui qui achète une ferme est étranger au Royaume : car au temps de Noé, vous l'avez lu, acheteur et vendeur ont été engloutis parle déluge (Mt., XXI, 21) ; de même celui qui préfère le joug de la Loi au bienfait de la grâce, et celui qui s'excuse parce qu'il prend femme : car il est écrit : « Si l'on vient à moi sans haïr son père et sa mère et son épouse, ou ne peut être mon disciple » (Lc, XVII, 27). Alors en effet que le Seigneur à cause de nous renonce à sa Mère quand Il dit : « Qui est ma mère, ou qui sont mes frères ? » (Mt., XII, 48), pourquoi voudriez-vous (les) préférer à votre Maître ? Mais le Seigneur ne commande ni de méconnaître la nature ni d'en être esclave : simplement de condescendre à la nature tout en vénérant son Auteur, et sans manquer à Dieu par amour des parents.

 Ainsi, après les dédains orgueilleux des riches, Il s'est tourné vers les Gentils ; Il a fait entrer bons et mauvais, pour faire grandir les bons, pour changer en bien les dispositions des mauvais, pour réaliser ce qui a été lu aujourd'hui : « Alors loups et agneaux auront commun pâturage » (Is., LXV, 25). Il invite les pauvres, les infirmes, les aveugles : ce qui nous montre que l'infirmité corporelle n'exclut personne du Royaume, et que les péchés sont plus rares quand fait défaut l'invite au péché ; ou bien que l'infirmité des péchés est remise par la miséricorde du Seigneur, si bien qu'étant racheté de sa faute non par les œuvres, mais par la foi, si l'on se glorifie ce sera dans le Seigneur (Rom., IX, 32 ; I Cor.,1,31).

 Il envoie donc aux débouchés des chemins, car « la prudence se crie aux carrefours» (Prov., I, 20) .  Il envoie sur les places, car Il a envoyé dire aux pécheurs de venir des voies larges à l'étroite qui conduit à la vie (Mt., VII, 13 ssq.). Il envoie sur les routes et le long des haies : car ceux-là sont aptes au Royaume des cieux qui,   loin   d'être  retenus   par  les   convoitises   des   biens présents, se hâtent vers ceux à venir, comme engagés sur la voie de la bonne volonté,  et,  de même que la haie sépare des friches les cultures et empêche l'irruption des bêtes, savent distinguer le bien et le mal et opposer aux tentations de l'esprit mauvais le rempart de la foi. Aussi bien le Seigneur, pour montrer que sa vigne était protégée : « Je l'ai entourée, dit-Il, d'une haie et d'un fossé » (Mt., XXI, 33) ; et l'Apôtre dit qu'on a enlevé le mur au milieu de la haie, qui interrompait la continuité de la clôture (Éphés., II, 4). Donc la foi et la raison se cherche, et se cherche sur les places, c'est-à-dire dans les replis des pensées intimes ; car il est écrit : « Que vos eaux se répandent sur vos places » (Prov., V, 16). Ce n'est cependant pas tout de venir si l'on est invité : il faut avoir la robe nuptiale, c'est-à-dire avoir la foi et la charité. Celui donc qui n'aura pas apporté la paix et la charité aux autels du Christ sera saisi par les pieds et les mains, et jeté dans les ténèbres du dehors. « Là il y aura pleurs et grincements de dents. » Quelles sont les ténèbres du dehors ? Est-ce que là-bas aussi il faudra subir des prisons et des  latomies ? Nullement ; mais  quiconque est exclu   des   promesses   des   commandements   célestes   est dans les ténèbres du dehors, parce que les commandements de  Dieu sont lumière  (Jn, XII, 35) ; et quiconque est sans le Christ est dans les ténèbres, parce que la lumière intérieure, c'est le Christ.  Il ne s'agit donc pas de grincements des dents matérielles, ni de quelque feu éternel de flammes matérielles, ni d'un ver matériel. Mais ceci est pour marquer que, comme l'excès des aliments engendre les fièvres et les vers, de même, si l'on ne cuit pas en quelque sorte ses péchés en employant la sobriété et l'abstinence, mais si, entassant péchés sur péchés, l'on contracte comme une indigestion de fautes anciennes et nouvelles, on sera brûlé par son propre feu et dévoré par ses vers. Aussi Isaïe dit-il : « Marchez à la lumière de votre feu et à la flamme que vous avez allumée » (Is., L, 11).

Le feu est celui qu'engendré la tristesse des fautes ; le ver vient de ce que les péchés insensés de l'âme attaquent l'esprit et le sens du coupable, et rongent les entrailles de sa conscience (Sag., XII, 5) ; comme les vers ils naissent de chacun, pour ainsi dire du corps du pécheur. Aussi bien le Seigneur l'a déclaré par Isaïe, en disant : « Et ils verront les membres des hommes qui ont prévariqué contre moi ; et leur ver ne mourra pas, et leur feu ne s'éteindra pas » (Is., LXVI, 24). Le grincement des dents traduit aussi un sentiment d'indignation, attendu que trop tard on se repent, trop tard on gémit, trop tard on s'en prend à soi-même d'avoir péché avec une perversité si tenace.

La brebis égarée.

Luc, XV, 1-7.

 « Quel est, dit-Il, parmi vous l'homme qui, ayant cent brebis et l'une d'elles s'étant égarée, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf dans le désert pour aller après celle qui s'est égarée ? ».

Vous aviez appris plus haut à écarter la négligence, à éviter l'arrogance, à acquérir le dévouement, à n'être pas captif des affaires du monde, à ne point préférer ce qui périt à ce qui dure. Mais comme la faiblesse humaine ne sait pas garder une démarche ferme en un monde si glissant, le bon médecin vous a encore montré les remèdes contre l'égarement, le juge miséricordieux n'a pas refusé l'espoir du pardon. Ce n'est donc pas sans motif que saint Luc a proposé trois paraboles de suite : la brebis qui s'était égarée et fut retrouvée, la drachme qui s'était perdue et s'est retrouvée, le fils qui était mort et a repris vie, pour que ce triple remède vous engage à soigner vos blessures ; car « une corde triple ne pourrira pas » (Eccl.,IV, 12). Qui sont ce père, ce pasteur, cette femme ? N'est-ce pas Dieu le Père, le Christ, l'Église ? Le Christ vous porte en son corps, ayant pris sur Lui vos péchés ; l'Église vous cherche, le Père vous accueille. Pasteur Il rapporte, mère elle recherche, Père Il revêt : d'abord la miséricorde, puis l'assistance, en troisième lieu la réconciliation. Chaque détail est ajusté à chacun : le Rédempteur vient en aide, l'Eglise assiste, le Père se réconcilie. C'est la même miséricorde de l'œuvre divine, mais la grâce varie selon nos mérites. La brebis lasse est ramenée par le pasteur, la drachme égarée se retrouve, le fils rebrousse chemin vers son père, et revient plei­nement repentant d'un égarement qu'il condamne. Aussi est-il justement écrit : « Vous sauverez hommes et bêtes, Seigneur » (Ps. 35, 7). Quelles sont ces bêtes ? Le Prophète a dit que la semence d'Israël sera une semence d'hommes, et celle de Juda semence d'animaux (Jér.,XXXI, 27) : ainsi Israël est sauvé comme un homme, Juda recueilli comme une brebis. J'aime donc mieux être fils que brebis : car la brebis est recherchée par le pasteur, le fils fêté par le père.

 Réjouissons-nous donc de ce que cette brebis, qui s'était égarée en Adam, soit relevée dans le Christ. Les épaules du Christ sont les bras de la Croix : c'est là que j'ai déposé mes péchés, c'est sur le noble cou de ce gibet que j'ai reposé. Cette brebis est unique quant au genre, non spécifiquement ; car « tous nous ne formons qu'un corps » (I Cor., X, 17), mais beaucoup de membres, et c'est pourquoi il est écrit : « Vous êtes le corps du Christ, et membres de ses membres » (Ib., XII, 27). Car  « le Fils de l'homme est venu pour sauver ce qui avait péri » (Lc, XIX, 10), c'est-à-dire tous, puisque « comme tous meurent en Adam, de même dans le Christ tous reçoivent la vie» (I Cor., XV, 22).  C'est donc un riche pasteur, puisqu'à nous tous nous formons le centième de son partage.

Il possède les troupeaux innombrables des anges, ceux des archanges, des dominations, des puissances, des trônes (Col., I, 16), d'autres encore, qu'il a laissés sur les hauteurs. Et comme ils sont raisonnables, ce n'est pas sans motif qu'ils se réjouissent de la rédemption des hommes ; par ailleurs c'est encore un stimulant de plus à être bon, de savoir que votre conversion est agréable aux troupes des anges, dont chacun doit rechercher le patronage ou redouter la disgrâce. Soyez donc vous aussi joie pour les anges ; qu'ils se réjouissent de votre retour.

La drachme retrouvée.

    Luc,   XV,  8-10.

Il n'est pas non plus indifférent que cette femme se réjouisse d'avoir trouvé la drachme ; ce n'est pas peu que cette drachme où figure l'effigie du prince ; aussi l'image du Roi est-elle l'avoir de l'Eglise. Nous sommes brebis : prions-Le de daigner nous conduire à l'eau qui ranime (Ps. 22, 2) ; nous sommes brebis, dis-je : demandons les pâturages. Nous sommes drachmes, gardons notre valeur. Nous sommes fils, courons au Père.

Le fils prodigue.

Luc, XV, 11-32.

Et n'ayons pas  peur si nous avons  gaspillé  en plaisirs terrestres le  patrimoine  de dignité  spirituelle que nous avions reçu ; car le Père a remis au Fils le trésor qu'il avait, la fortune de la foi ne s'épuise jamais. Aurait-on tout donné, on possède tout, n'ayant pas perdu ce que l'on a donné. Et ne redoutez pas qu'il ne vous accueille pas : car « Dieu ne prend pas plaisir à la perte des vivants » (Sag., I, 13). Voici qu'il vient à votre rencontre : Il se penchera sur votre cou — car « le Seigneur redresse ceux qui sont brisés » (Ps. 145, 8) — Il vous donnera le baiser, qui est gage de tendresse et d'amour, Il vous fera donner robe, anneau,  chaussures.  Vous en êtes encore à craindre un affront, Il vous rend votre dignité ; vous redoutez un supplice, Il vous donne un baiser ; vous craignez des reproches, Il apprête un festin . Mais il est temps d'expliquer la parabole même. . « Un homme avait deux fils ; et le plus jeune lui dit : donnez-moi ma part de fortune. »

Vous voyez que le patrimoine divin se donne à ceux qui demandent. Et ne croyez pas que le père soit en faute pour avoir donné au plus jeune : il n'y a pas de bas-âge pour le Royaume de Dieu, et la foi ne sent pas le poids des ans. En tout cas celui qui a demandé s'est jugé capable ; et plût à Dieu qu'il ne se fût pas éloigné de son père ! il n'aurait pas éprouvé les inconvénients  de  son âge. Mais une fois parti à l'étranger — c'est donc justice que l'on gaspille son patrimoine quand on s'est éloigné de l'Eglise — après,  dit-Il,  qu'ayant quitté la maison paternelle il fut parti à l'étranger, dans un pays lointain... . Qu'y a-t-il de plus éloigné que de se quitter soi-même, que d'être séparé non par les espaces, mais par les mœurs, de différer par les goûts, non par les pays, et les  excès  du monde interposant leurs flots,  d'être distant par la conduite ?  Car quiconque  se  sépare  du Christ s'exile de la patrie, est citoyen du  monde. Mais nous autres « nous ne sommes pas étrangers et de passage, mais nous sommes citoyens du sanctuaire, et de la maison de Dieu » (Éphés., II, 19) ; car « éloignés que nous étions, nous avons été rapprochés dans le sang du Christ » (Ib., 13).  Ne soyons pas  malveillants  envers  ceux qui reviennent  du  pays  lointain,  puisque  nous  avons  été, nous  aussi,  en  pays  lointain,  comme  l'enseigne   Isaïe ; vous lisez : « Pour ceux qui résidaient au pays de l'ombre mortelle, la lumière  s'est levée »  (Is., IX,  2).  Le pays lointain est donc celui de l'ombre mortelle ; mais nous, qui avons pour souffle de notre visage le Seigneur Christ (Lam., IV, 20), nous vivons à l'ombre du Christ ; et c'est pourquoi l'Eglise dit : « J'ai désiré son ombre, et je m'y suis assise» (Cant., II, 3). — Donc celui-là, vivant dans la débauche, a gaspillé tous les ornements de sa nature : alors vous qui avez reçu l'image de Dieu, qui portez sa ressemblance, gardez-vous de la détruire par une difformité déraisonnable. Vous êtes l'ouvrage de Dieu ; ne dites pas au bois : «Mon père, c'est toi » (Jér., II, 27) ; ne prenez pas la ressemblance du bois, puisqu'il est écrit : « Que ceux qui font les (idoles) leur deviennent semblables » (Ps. 113, 2, 8) !

 « Il survint une famine en cette contrée » : famine non des aliments, mais des bonnes œuvres et des vertus. Est-il jeûnes plus lamentables ? En effet, qui s'écarte de la parole de Dieu est affamé, puisque « l'on ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole de Dieu »  (Lc, IV,4). S'écartant de la source on a soif, s'écartant du trésor on est pauvre, s'écartant de la sagesse on est stupide, s'écartant de la vertu on se détruit. Il était donc juste qu'il vînt à manquer, ayant délaissé les trésors de la sagesse et science de Dieu (Col., II, 3) et la profondeur des richesses célestes. Il en vint donc à manquer et à sentir la faim, parce que rien ne suffit à la volupté prodigue. On éprouve toujours la faim quand on ne sait se combler des aliments éternels. Il alla donc s'attacher à un des citoyens : celui qui s'attache est pris au filet, et il semble que ce citoyen soit le prince de ce monde. Bref il est envoyé à sa ferme — celle dont l'acheteur s'excuse du Royaume (Lc, XIV, 18 et ci-dessus) — et il fait paître les porcs : ceux-là sans doute dans lesquels le diable demande à entrer, ceux qu'il précipite dans la mer de ce monde (Mt., VIII, 32), ceux qui vivent dans l'ordure et la puanteur. Et il souhaitait, est-il dit, se garnir le ventre de glands : car les débauchés n'ont d'autre souci que de se garnir le ventre, leur ventre étant leur dieu (Phil., III, 19). Et quelle nourriture convient mieux à de tels hommes que celle qui est, comme le gland, creuse au-dedans, molle au-dehors, faite non pour alimenter, mais pour gaver le corps, plus pesante qu'utile ?. Il en est qui voient dans les porcs les troupes des démons, dans les glands la chétive vertu des hommes vains et le verbiage de leurs discours qui ne peuvent être d'aucun profit : par une vaine séduction de philosophie et par le tintamarre sonore de leur faconde ils font montre de plus de brillant que d'utilité quelconque.

Mais de tels agréments ne sauraient durer :  aussi « personne ne les lui donnait » : c'est qu'il était dans la région où il n'y a personne, parce qu'elle ne contient pas ceux qui sont. Car « toutes les nations sont comptées pour rien » (Is., XL, 17) ; mais il n'y a que Dieu pour « rendre la vie aux morts et appeler ce qui n'est pas comme ce qui est » (Rom., IV, 17).  « Et revenant à lui, il dit : que de pains ont en abondance les mercenaires de mon père ! » Il est bien vrai qu'il revient à lui, s'étant quitté : car revenir au Seigneur, c'est se retrouver, et qui s'éloigne du Christ se renie. Quant aux mercenaires, qui sont-ils ? N'est-ce pas ceux qui servent pour le salaire, ceux d'Israël ? Ils ne poursuivent pas ce qui est bien par zèle pour la droiture ; ils sont attirés non par le charme de la vertu, mais par la recherche de leur profit. Mais le fils, qui a dans le cœur le gage du Saint-Esprit (II Cor., I, 22), ne recherche pas les profits mesquins d'un salaire de ce monde, possédant son droit d'héritier. Il existe aussi des mercenaires qui sont engagés pour la vigne. C'est un bon mercenaire que Pierre — Jean, Jacques — à qui on dit : « Venez, je ferai de vous des pêcheurs d'hommes » (Mt., IV, 19). Ceux-là ont en abondance non les glands, mais les pains : aussi bien ont-ils rempli douze corbeilles de morceaux. O Seigneur Jésus, si vous nous ôtiez les glands et nous donniez les pains ! car vous êtes l'économe dans la maison du Père ; oh ! si vous daigniez nous engager comme mercenaires, même si nous venons sur le tard ! car vous engagez même à la onzième heure, et vous daignez payer le même salaire : même salaire de vie, non de gloire ; car ce n'est pas à tous qu'est réservée la couronne de justice, mais à celui qui peut dire : « J'ai combattu le bon combat » (II Tim., IV, 7 ssq.).  Je n'ai pas cru devoir me taire sur ce point, parce que certains, je le sais, disent qu'ils réservent jusqu'à leur mort la grâce du baptême ou la pénitence. D'abord comment savez-vous si c'est la nuit prochaine qu'on vous demandera votre âme (Lc, XII, 20) ? Et puis, pourquoi penser que n'ayant rien fait tout vous sera donné ? Admettons qu'il y ait une seule grâce, un seul salaire : autre chose est le prix de la victoire, celui auquel tendait, non sans raison, Paul qui, après le salaire de la grâce, poursuivait encore le prix pour le gagner (Phil., III, 14), sachant que si le salaire de grâce est égal, la palme n'appartient qu'au petit nombre.

(Cf. Mt.,XX, 3-16)

Et puisque nous sommes arrivés à la vigne du Seigneur, n'en repartons pas les mains vides ; car il est bon d'en cueillir les fruits, d'en voir les mercenaires. Quelle est en effet la signification de ces ouvriers engagés   aux   diverses   heures   d'un   même  jour,   sinon   que « mille ans, aux yeux du Seigneur, sont comme la journée d'hier, qui est passée, et comme une heure dans la nuit » (Ps. 89,  4) ?  Quelle est cette nuit, sinon celle qui est venue d'abord,  pour que le jour se fît   proche   (Rom.,XIII,  22) ?  Et c'est vraiment une heure dans la nuit, puisque mille ans sont comme un jour. Il savait la portée de ce jour, celui qui a dit : « Jésus-Christ est le même hier, et aujourd'hui,  et pour les siècles » (Hébr., XIII,8). Il savait que ce jour est multiple, celui qui a écrit : « C'est le jour de la naissance du ciel et de la terre, lorsqu'ils furent créés ; jour où Dieu fit le ciel et la terre et toute la verdure des champs» (Gen.,  II, 4).  Ayant en effet décrit auparavant sept jours, il résume ensuite en un seul jour tout ce qui s'est fait, montrant que toute la durée du monde est aux yeux du Seigneur comme un jour unique : attendu que du chaos et des ténèbres le visage du monde s'est dégagé à la clarté de l'œuvre divine. Si donc toute la durée du monde est un seul jour, il compte certainement ses heures par siècles : autrement dit les siècles mêmes sont ses heures. Or « il y a douze heures dans le jour » (Jn, XI, 9). Donc au sens mystique, le jour, c'est bien le Christ : Il a ses douze Apôtres, qui ont resplendi de la lumière céleste, en qui la grâce a ses phases distinctes. Le père de famille est donc venu engager dès la première heure des ouvriers : peut-être ceux qui depuis le commencement du monde jusqu'au déluge ont obtenu d'être justes, et dont il est dit : « Je vous ai parlé avant le jour, et je vous ai envoyé mes serviteurs les Prophètes avant le jour» (Jér., XXV, 3 ssq.). La troisième heure commence après le déluge : elle renferme l'époque de Noé et des autres qui, comme de bons ouvriers, sont envoyés à la vigne : aussi Noé s'est-il enivré pour ainsi dire au repas de midi. La sixième et les suivantes sont relevées par les mérites des patriarches Abraham, Isaac et Jacob. A la neuvième, le monde étant déjà sur son déclin et la lumière de la vertu pâlissant, la Loi et les Prophètes ont dénoncé l'altération des mœurs humaines. Le saint avènement fait paraître la onzième et le restant du jour : aussi dit-Il lui-même dans l'Evangile : « Marchez, tandis que vous avez la lumière » (Jn, XII, 35).

 Mais il est temps de revenir au père. Sans doute je ne crains pas qu'à l'exemple de celui qui fit pénitence nous ayons l'air de nous être longtemps absentés : car nous n'avons  jamais   été   absents,   puisque   nous   demeurions dans la vigne ; s'il y était resté, lui aussi, il ne se serait pas  éloigné  de  son  père.   Prenons  garde  cependant  de ne pas retarder sa réconciliation, que le père n'a pas fait attendre.  Il se réconcilie volontiers, lorsqu'on l'implore avec instance.

Alors apprenons par quelle supplication il faut aborder le Père. « Père, dit-il » : quelle miséricorde, quelle  tendresse, chez celui qui, même offensé, ne  refuse  pas   de  s'entendre   donner  le  nom  de  père ! « Père, dit-il, j'ai péché contre le ciel et à votre face. » . Tel est le premier aveu,  à l'auteur de la nature, au maître de la miséricorde, au juge de la faute. Mais bien qu'il connaisse tout,  Dieu cependant attend l'expression de notre aveu ; car « c'est par la bouche que se fait la confession en vue du salut» (Rom., X, 10), attendu qu'on  allège  le  poids   de  son   égarement  quand  on  se charge  soi-même ;   et   c'est   couper  court  à  l'animosité de l'accusation que prévenir l'accusateur en avouant : car « le juste, dès le début de son discours, est son propre accusateur » (Prov., XVIII,  17).  D'autre part, il serait vain de vouloir dissimuler à Celui que vous ne tromperez sur rien ; et vous ne risquez rien à dénoncer ce que vous savez être déjà connu. Avouez plutôt, afin que pour vous intervienne le Christ, que nous avons pour avocat auprès du Père (I Jn, II, 1) ; que l'Église prie pour vous, que le peuple pleure sur vous37. Et ne redoutez pas de ne pas obtenir : l'avocat vous garantit le pardon, le patron vous promet la grâce, le défenseur vous assure la réconciliation avec la tendresse paternelle. Croyez, car Il est vérité ; soyez en repos, car Il est force. Il a sujet d'intervenir pour vous, afin de n'être pas inutilement mort pour vous. Le Père aussi a sujet de pardonner, car « ce que veut le Fils, le Père le veut» (Gal., II, 21). «J'ai péché contre le ciel et à votre face. » Ce n'est assurément pas pour mentionner un élément, mais pour signifier que le péché de l'âme diminue les dons célestes de l'Esprit, ou qu'il n'eût pas fallu se détourner du sein de cette mère, Jérusalem, qui est au ciel.  « Je ne suis plus digne d'être appelé votre fils » : car le déchu ne doit pas s'exalter, afin de pouvoir être relevé grâce à son humilité. « Traitez-moi comme un de vos mercenaires » : il sait qu'il y a une différence entre les fils, les amis, les mercenaires, les esclaves : on est fils par le baptême, ami par la vertu, mercenaire par le travail, esclave par la crainte. Mais les esclaves mêmes et les mercenaires deviennent amis, ainsi qu'il est écrit : « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande ; je ne vous appelle plus serviteurs » (Jn, XV, 13 ssq.).

 Ainsi se parlait-il ; mais ce n'est pas assez de parler, si vous ne venez au Père. Où le chercher, où le trouver ? Levez-vous d'abord : j'entends vous qui jusqu'ici étiez assis et endormis ; aussi l'Apôtre dit-il : « Debout, vous qui dormez, et levez-vous d'entre les morts » (Éphés., V, 14). L'iniquité est assise sur un talent de plomb (Zach., V, 7) ; mais il est dit à Moïse : « Pour toi, sois debout ici » (Deut., V, 31) : le Christ a choisi ceux qui sont debout. Debout donc, courez à l'Église : là est le Père, là est le Fils, là est l'Esprit Saint. A votre rencontre vient Celui qui vous entend converser dans le secret de votre âme ; et quand vous êtes encore loin, Il vous voit et accourt. Il voit dans votre cœur ; Il accourt, pour que nul ne vous retarde ; Il embrasse aussi. Sa rencontre, c'est sa prescience ; son embrassement, c'est sa clémence, et les démonstrations de son amour paternel. Il se jette à votre cou pour vous relever gisant, et, chargé de péchés et tourné vers la terre, vous  retourner vers le ciel pour y chercher votre auteur. Le Christ se jette à votre cou, pour dégager votre nuque du joug de l'esclavage et suspendre à votre cou son joug suave (Mt., XI, 30). Ne vous semble-t-il pas s'être jeté au cou de Jean, lorsque Jean reposait sur la poitrine de Jésus, la tête renversée en arrière ? Aussi a-t-il vu le Verbe chez Dieu, étant dressé vers les hauteurs. Il se jette à votre cou, lorsqu'il dit : « Venez à moi, vous qui peinez, et je vous réconforterai ; prenez mon joug sur vous » (Mt., XI, 28 ssq.). Telle est la manière dont Il vous étreint, si vous vous convertissez.  Et Il fait apporter robe, anneau, chaussures. La robe est le vêtement de la sagesse : les Apôtres en couvrent la nudité du corps ; chacun s'en enveloppe. Et ils reçoivent la robe pour revêtir la faiblesse de leur corps de la force de la sagesse spirituelle. De la sagesse en effet il est dit : elle «lavera dans le vin sa robe» (Gen., XLIX, 11). La robe donc est l'habillement spirituel et le vêtement des noces. L'anneau est-il autre chose que le sceau d'une foi sincère et l'empreinte de la vérité ? Quant à la chaussure, c'est la prédication de l'évangile. Aussi a-t-il reçu la première sagesse  — car il en est une autre, qui ignore le mystère — il a reçu le sceau en ses paroles et en ses actes, et comme la sauvegarde de sa bonne intention et de sa course38, de crainte qu'il ne heurte du pied contre une pierre (Ps. 90, 12), et, renversé par le diable, ne délaisse l'office de prêcher le Seigneur. La « préparation de l'évangile » (Éphés., VI, 15), qui envoie à la course aux biens célestes ceux qu'il a préparés, c'est de ne pas marcher selon la chair, mais selon l'esprit (Rom., VIII,). On tue encore le veau gras : ainsi, rendu par la grâce du sacrement à la communion aux mystères, on pourra se nourrir de la chair du Seigneur, riche de vertu spirituelle. Nul ne peut en effet, s'il ne craint Dieu, ce qui est le commencement de la sagesse (Ps. 110, 10 ;Prov., IX, 10), s'il n'a gardé ou recouvré le sceau de l'Esprit, s'il n'a confessé le Seigneur, prendre part aux mystères célestes. Quant à l'anneau, l'avoir c'est avoir et le Père et le Fils et l'Esprit Saint, car Dieu a mis sa marque (cf. Jn, VI, 28), Lui dont le Christ est l'image (II Cor., IV, 4), et Il a déposé comme gage l'Esprit dans nos cœurs (Ib., I, 22), pour nous faire savoir que telle est l'empreinte de cet anneau qui est mis à la main, par qui sont marqués l'intime de nos cœurs et le ministère de nos actions. Nous avons donc été marqués, comme nous le lisons : « En croyant, est-il dit, vous avez reçu le sceau de l'Esprit Saint » (Éphés., I, 13). C'est justement d'ailleurs que le Fils nous décrit le père festoyant avec la chair du veau, victime sacerdotale que l'on offrait pour les péchés : Il a voulu montrer que la nourriture du Père, c'est notre salut, et que la joie du Père, c'est la rédemption de nos péchés. Et ici, si vous attribuez au Père que le Fils soit victime pour les péchés, le Père prend sa joie au retour du pécheur ; plus haut le Fils prend sa joie à la brebis retrouvée : vous reconnaissez ainsi que le Père et le Fils n'ont qu'une même joie, qu'une même activité pour fonder l'Église.  Or le père est joyeux de ce que son fils était perdu et s'est retrouvé, était mort et a repris vie. Celui-là est mort, qui était : on ne peut en effet mourir si on n'a pas été. Ainsi les Gentils ne sont pas, le chrétien est, comme il a été dit plus haut  : « Dieu a choisi ce qui n'est pas pour détruire ce qui est » (I Cor., l, 28). On peut cependant voir ici en un seul l'image du genre humain. Adam a été, et en lui nous avons tous été ; Adam est mort, et en Lui tous sont morts. L'homme donc est reformé dans l'homme même qui était mort, et celui qui fut fait à la ressemblance et image de Dieu est restauré par la patience et magnanimité de Dieu. Que signifie donc « Dieu a choisi ce qui n'est pas pour détruire ce qui est » ? Ceci : Il a choisi le peuple des Gentils, qui n'était pas, pour détruire le peuple des Juifs. On peut aussi appliquer à celui qui fait pénitence cette parole, qu'on ne meurt pas si l'on n'a une fois vécu ; aussi les Gentils ne meurent pas, mais sont des morts : car qui n'a pas cru au Christ, est toujours mort. Et tandis que les Gentils, une fois qu'ils ont la foi, sont vivifiés par la grâce, celui qui est tombé revit par la pénitence.

 Le passage suivant veut nous rendre favorables à la rémission des péchés après la pénitence, de peur qu'en trouvant mauvais le pardon d'autrui, nous ne l'obtenions pas pour nous-mêmes du Seigneur. Qui donc êtes-vous pour contester au Seigneur le droit de remettre sa faute à qui bon Lui semble, quand vous pardonnez à qui vous voulez ? Il veut être prié, Il veut être imploré. Si tous sont justes, où sera la grâce de Dieu ? Qui êtes-vous, pour en vouloir à Dieu ? Et c'est pourquoi le frère est ici censuré, au point qu'il est dit venir de la ferme, c'est-à-dire occupé des œuvres de la terre, ignorant ce qui est de l'Esprit de Dieu (I Cor., II, 11), et finalement se plaignant qu'on n'ait jamais tué pour lui-même un chevreau : car ce n'est pas pour l'envie, mais pour le pardon du monde, que l'Agneau a été immolé. L'envieux réclame un chevreau ; l'innocent désire que l'Agneau soit immolé pour lui. On dit qu'il était plus âgé : c'est que l'envie fait vieillir vite. S'il reste au-dehors, c'est que la malveillance de son âme jalouse l'exclut. Il ne peut pas entendre le chœur et la symphonie, non pas de celles qui excitent les passions au théâtre, ni le son dès flûtes accordées, mais l'harmonie du peuple qui chante et fait retentir sa douce et suave allégresse de voir le pécheur sauvé. Donnez-moi un de ceux qui se croient justes, qui ne voient pas la poutre dans leur œil et ne peuvent supporter la paille du défaut d'autrui : comme il s'indigne, lorsqu'ayant avoué sa faute et longtemps imploré son pardon, quelqu'un obtient grâce ! comme ses oreilles ne peuvent supporter le concert spirituel du peuple ! Car il y a concert, lorsque dans l'église l'accord sans dissonance des âges et vertus diverses, telles des cordes va­riées, alterne le psaume, dit Amen. C'est le concert que connaissait également Paul ; aussi dit-il : « Je chanterai en esprit, je chanterai par mon intelligence » (I Cor., XIV, 15). Tel est l'exposé que nous avons cru devoir faire de la parabole présente. Mais nous ne trouvons pas mauvais que tel veuille reconnaître dans ces deux frères les deux peuples, le plus jeune étant le peuple des Gentils, autre Israël à qui le frère aîné envie le bienfait de la bénédiction paternelle. C'est ce que faisaient les Juifs, en se plaignant que le Christ prît son repas avec les  Gentils (Lc, V, 50) ; aussi réclamaient-ils le chevreau, sacrifice de mauvaise odeur. Le Juif réclame le chevreau, le chrétien l'Agneau ; aussi on leur délivre Barabbas, pour nous l'Agneau est immolé. Dès lors c'est chez eux la puanteur des crimes, chez nous la rémission des péchés, douce en son espérance, suave en son fruit. Demander le chevreau, c'est attendre l'antéchrist ; car le Christ est la victime de bonne odeur. Cette plainte à propos du chevreau semble dire que les Juifs ont perdu les rites des sacrifices anciens, ou que le sang de personne ne leur a profité comme celui du Christ à l'Église : car ils n'ont pu être rachetés par le sang des Prophètes. Or il (l'aîné) est impudent et semblable à ce Pharisien qui se rendait justice en sa prière présomptueuse, qui pensait n'avoir jamais manqué au commandement de Dieu parce qu'il observait littéralement la Loi (Lc, XVIII, 11 ssq.) ; sans cœur, en accusant son frère d'avoir gaspillé la fortune paternelle avec des courtisanes : il aurait dû prendre garde qu'il fut dit à son intention : « Les courtisanes et les publicains passeront avant vous dans le Royaume des cieux » (Mt., XXI, 31). Il demeure à la porte : il n'est pas exclu, mais il n'entre pas, méconnaissant la volonté de Dieu d'appeler les Gentils, de fils devenu maintenant serviteur ; car « le serviteur ne sait pas ce que fait son maître » (Jn, XV, 14). Lorsqu'il l'apprend, il jalouse, il est torturé par le bonheur de l'Église, et il demeure au-dehors. Du dehors, en effet, Israël entend le chant et la symphonie, et il s'irrite de l'accord réalisé par la grâce du peuple, le joyeux concert de la foule. Mais le père, qui est bon, eût voulu le sauver. « Tu as toujours été avec moi », disait-il : soit en tant que Juif sous la Loi, soit comme juste par notre commun accord ; mais de plus, si tu cesses d'envier, «tout ce que j'ai est à toi» : comme Juif vous possédez les mystères de l'Ancien Testament, comme baptisé ceux également du Nouveau.

L'intendant infidèle.

    Luc, XVI, 1-13 .

« Nul serviteur ne peut servir deux maîtres » : non qu'il y en ait deux : il n'y a qu'un seul Maître. Car, même s'il s'en rencontre pour servir l'argent, celui-ci pourtant ne se connaît aucun droit à être maître ; ce sont eux qui se chargent du joug de l'esclavage : car il ne s'agit pas de juste pouvoir, mais d'injuste esclavage. Aussi dit-Il : « Faites-vous des amis avec l'argent d'iniquité», pour que nos largesses aux pauvres nous procurent la faveur des anges et des autres saints. L'intendant n'est pas repris (apprenons à ce propos que nous ne sommes pas maîtres, mais plutôt intendants des richesses d'autrui) ; et bien qu'il fût en faute, il est loué cependant pour s'être ménagé des appuis en remettant au nom de son maître. Et c'est justement qu'il a parlé d'argent d'iniquité, parce que l'avarice tentait nos penchants par les appâts variés des richesses, si bien que nous voulions être esclaves des richesses.  Aussi dit-Il : « Si vous n'avez pas été fidèles avec un bien étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ? » Les richesses nous sont étrangères, parce qu'elles sont en dehors de notre nature : elles ne naissent pas avec nous ni ne trépassent avec nous. Le Christ au contraire est à nous, parce qu'il est la Vie : aussi bien « Il est venu chez Lui, et les siens ne l'ont pas reçu » ( Jn, I, 11). Personne donc ne vous donnera ce qui est à vous, puisque vous n'avez pas cru à votre bien, vous n'avez pas accueilli votre bien.  Il semble donc que les Juifs soient accusés de fraude et d'avarice ; aussi, n'ayant pas été fidèles sur l'article des richesses, qu'ils savaient n'être pas à eux — car les biens de la terre ont été donnés à tous pour l'usage commun — et qu'ils auraient certes dû partager avec les pauvres, ils n'ont pas mérité non plus de recevoir le Christ : Zachée, pour l'acquérir, a offert la moitié de ses biens (Lc, XIX, 8). Ne soyons donc pas esclaves des biens extérieurs, puisque nous ne devons connaître d'autre Seigneur que le Christ ; car « il n'y a qu'un Dieu Père, de qui tout vient et en qui nous sommes, et un Seigneur Jésus, par qui sont toutes choses » (I Cor.,VIII, 6). Mais alors ? le Père n'est pas Seigneur, ou le Fils n'est pas Dieu ? Mais le Père aussi est Seigneur, puisque « par la parole du Seigneur les cieux ont été affermis » (Ps. 32, 6) ; et le Fils est Dieu, Lui « qui est au-dessus de toutes choses, Dieu béni à jamais » (Rom., IX, 5). Comment donc nul ne peut-il servir deux seigneurs ? C'est qu'il n'y a qu'un Seigneur, parce qu'il n'y a qu'un Dieu ; aussi bien « vous adorerez le Seigneur votre Dieu et vous ne servirez que Lui » (Mt., IV, 10). Par où il est clair que le Père et le Fils n'ont qu'une même domination : or elle est une si, au lieu d'être partagée, elle est tout entière dans le Père, tout entière dans le Fils. Ainsi, en affirmant une seule divinité, une seule domination dans la Trinité, nous proclamons qu'il n'y a qu'un Dieu et un Seigneur. Compter au contraire une puissance pour le Père, une autre pour le Fils, une autre pour l'Esprit, c'est introduire dans l'Église plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, selon l'erreur néfaste des Gentils.

LIVRE VIII

 Luc,XVI, 16-18.

 « La   Loi   et   les   Prophètes   ont duré jusqu'à  Jean »  :  non pas  que la Loi ait cessé, mais la prédication de l'évangile commence : ce qui est moindre semble en effet s'achever lorsque le meilleur survient. Alors faisons violence au Royaume des cieux : quiconque fait violence se hâte dans un désir véhément, au lieu de se traîner dans une disposition de torpeur. Dans la foi donc la violence est religion, la nonchalance faute. La Loi en maintes choses suivait la nature ; elle accordait quelque chose aux désirs naturels, pour nous appeler à rechercher la justice ; le Christ a taillé dans la nature, en retranchant même les plaisirs naturels. Ainsi faisons violence à la nature, pour qu'elle ne s'enlise pas dans le terrestre, mais s'élève vers les hauteurs.

 « Quiconque délaisse son épouse et en prend une autre, est adultère ; et épouser celle qu'a délaissée son mari, c'est être adultère. » Il faut d'abord parler, je pense, de la loi du mariage, afin de traiter ensuite de la prohibition du divorce. Certains en effet pensent que tout mariage est de Dieu, étant donné surtout qu'il est écrit : « Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas » (Matth,, XIX, 6). Si donc tout mariage est de Dieu, il n'est permis de dissoudre aucun mariage ; et comment l'Apôtre a-t-il dit : « Si l'infidèle s'en va, qu'il s'en aille » (I Cor., VII, 15) ? En quoi il a été admirable : il n'a pas voulu qu'il subsistât chez les chrétiens un motif de divorce, et il a montré que tout mariage n'est pas de Dieu : car les chrétiennes ne s'unissent pas aux Gentils par l'autorité de Dieu, puisque la Loi l'interdit. Mais voici que se présente la parole de Salomon : « Les pères partagent à leurs fils leur maison et leurs biens ; mais c'est Dieu qui préparera à l'homme son épouse » (Prov., XIX, 14). Lu dans le grec, on n'y trouve aucune opposition ; car le grec a dit justement : αρμόζεται ; on appelle harmonie, en effet, l'assemblage, l'union qui accorde et adapte toutes choses. Il y a harmonie, lorsque les tuyaux d'un instrument groupés avec ordre maintiennent l'agrément d'une mélodie juste, quand l'en­semble des cordes demeure adapté et accordé. Dès lors il n'y a pas harmonie dans des noces où un époux chrétien s'unit illégitimement à une femme païenne. Donc quand il y a noces, il y a harmonie ; quand il y a harmonie, c'est Dieu qui unit ; quand il n'y a pas harmonie, il y a lutte et dissension : ce qui n'est pas de Dieu, puisque «Dieu est charité» (I Jn, IV, 8). Gardez-vous donc de répudier votre épouse : ce serait nier que Dieu soit l'auteur de votre union. En effet, si vous devez tolérer et amender les mœurs d'autrui, à plus forte raison celles de votre épouse. Ecoutez ce qu'a dit le Seigneur : « Répudier son épouse, c'est la rendre adultère » (Mt., V, 32). Alors en effet qu'il ne lui est pas permis de changer de foyer du vivant de son mari, le plaisir du péché peut se glisser chez elle. Ainsi celui qui a causé son égarement est coupable et en faute, quand l'épouse mère est renvoyée avec ses tout petits, quand, âgée et la démarche chancelante, elle est mise à la porte. Il est mal de chasser la mère, de garder les enfants, ajoutant à l'outrage envers son amour la blessure à ses affections ; plus cruel, de chasser à cause de la mère et en même temps les enfants, alors que les enfants devraient plutôt racheter aux yeux de leur père le tort de la mère. Quel risque, d'exposer à l'égarement l'âge faible d'une adolescente ! Quelle dureté, de délaisser la vieillesse après avoir défloré la jeunesse ! Autant vaudrait qu'un empereur congédie un vétéran sans rémunérer ses services, sans honneurs, en le dépouillant du commandement qu'il possède, et qu'un agriculteur expulse de son champ le villageois épuisé par son travail ! Ce qui est défendu envers les sujets serait-il permis à l'égard d'une conjointe ? Vous renvoyez donc votre épouse comme de plein droit, sans grief, et vous vous le croyez  permis parce que la loi humaine ne l'interdit pas ; mais celle de Dieu l'interdit. Vous obéissez aux hommes : redoutez Dieu. Écoutez la loi du Seigneur, à laquelle défèrent ceux mêmes qui édictent les lois : « Ce que Dieu a uni, que l'homme ne le sépare pas. » Mais ce n'est pas seulement un précepte du ciel que l'on détruit ici ; c'est comme une œuvre de Dieu. Permettrez-vous, je vous prie, que de votre vivant vos enfants dépendent d'un beau-père, ou, leur mère subsistant, vivent sous une marâtre ? Supposez que la répudiée ne se marie pas : devait-elle vous déplaire quand vous étiez son mari, elle qui vous garde sa foi, à vous adultère ? Supposez qu'elle se marie : l'extrémité où elle se trouve vous accuse, et ce que vous croyez mariage est adultère. Qu'importé que vous commettiez l'adultère en affichant ouvertement votre faute ou en semblant mari, sinon qu'il est plus grave de commettre le crime par principe qu'à la dérobée. Mais l'on dira peut-être : « Pourquoi Moïse a-t-il prescrit de donner un certificat de répudiation et de renvoyer l'épouse » (Mt., XIX, 7) ? Qui parle ainsi est Juif ; qui parle ainsi n'est pas chrétien ; et puisqu'il objecte ce qui fut objecté au Seigneur, que le Seigneur lui réponde : « C'est, dit-Il, pour la dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de donner un certificat de répudiation et de renvoyer vos épouses ; mais au début il n'en était pas ainsi» (Mt., XIX, 8). Moïse, dit-Il, a permis ; ce n'est pas Dieu qui a ordonné. Mais au début il y a la loi de Dieu. Quelle est la loi de Dieu ? « L'homme quittera père et mère, et il s'attachera à son épouse, et ils seront deux en un seul corps » (Gen., II, 24 ; Mt., XIX, 5). Donc renvoyer son épouse, c'est déchirer sa chair, c'est partager son corps. Or ce passage montre que ce qui fut écrit à cause de la faiblesse humaine n'a pas été écrit par Dieu. Aussi l'Apôtre dit-il : « Je signifie — non pas moi, mais le Seigneur — à l'épouse de ne pas quitter son mari » (I Cor., VII, 10) ; et plus bas : « Je dis aux autres — moi, non pas le Seigneur — si quelque frère a une épouse non croyante, et qu'il l'abandonne... » (Ib., 12). Ainsi, lorsqu'il y a mariage inégal, il ajoute : « Si l'incroyant se retire, qu'il se retire » (Ib., 15). Du même coup ledit Apôtre a nié que la dissolution d'un mariage quelconque fût dans la loi divine ; il ne l'a pas non plus prescrite, il n'a pas autorisé l'abandon ; mais il a disculpé l'abandonné.

 Ceci quant au sens moral. Cependant, puisqu'il a publié plus haut l'annonce du Royaume de Dieu, et qu'ayant dit que pas un point de la Loi ne peut tomber, Il a ajouté : « Quiconque délaisse son épouse pour en prendre une autre, est adultère », l'Apôtre nous donne un juste avertissement en disant que c'est là un grand mystère, concernant le Christ et l'Église (Éphés., V, 32). Vous trouvez donc là un mariage dont nul ne peut douter que Dieu l'ait uni, puisqu'il dit Lui-même : « Nul ne vient à moi si mon Père, qui m'a envoyé, ne l'attire » ( Jn, VI,44). Lui seul en effet pouvait unir de telles noces, et c'est pourquoi Salomon dit, au sens mystique : « C'est Dieu qui prépare à l'homme son épouse » (Prov., XIX, 14). L'Epoux, c'est le Christ, l'Epouse, c'est l'Église : épouse par l'amour, vierge par la chasteté. Que celui donc que Dieu a attiré au Christ n'en soit pas séparé par la persécution, détourné par la débauche ; qu'il ne soit pas ravagé par la philosophie, corrompu par le manichéen, dévoyé par l'arien, gâté par le sabellien. Dieu l'a uni, que le Juif ne le sépare pas. Sont adultères tous ceux qui voudraient adultérer la vérité de la foi et de la sagesse. « Quel est, dit-il, l'acte de répudiation de votre mère, par lequel je l'ai renvoyée » (Is., L, 1) ? Vous avez entendu : répudiation ; croyez qu'il y avait union. Vous avez entendu ce que le même homme dit au peuple des Juifs : « C'est pour vos iniquités que vous avez été vendus, et pour vos péchés que j'ai renvoyé votre mère » (Ib.). Demeurez donc, vous, dans la maison du Père ; demeurez avec l'Epoux, efforcez-vous de plaire à votre mari. Que votre intelligence, par laquelle vous avez cru à Dieu, soit femme forte, comme celle — soit l'âme dans l'Église, soit l'Église — dont Salomon dit : « La femme forte, qui la trouvera ? Plus précieuse que les pierres précieuses est une pareille femme ; son époux a confiance en elle » (Prov., XXXI, 10 ssq.).

Voyons ce que celle-ci fait pour son Epoux, quel est son ouvrage, quelle sa soumission, pourquoi le Christ a confiance en elle. Une bonne épouse habille son mari : que votre foi revête Jésus de son corps, qu'elle revête sa chair de l'éclat de sa divinité : c'est ainsi que l'autre avait fait double vêtement pour son époux (Prov., XXXI, 21 ssq.) — afin de l'honorer et présentement et dans le siècle futur. Ce n'est pas une femme quelconque que celle dont le métier est ainsi fait ; celle que son Epoux trouve non pas démêlant les fils soyeux de la laine, mais maniant les écheveaux d'une vertu précieuse ; celle qui élève les mains au cours des nuits (Ps. 133, 2) et répartit le travail « à la livre », vérifie la gravité de ses mœurs, qui sait aussi garder la mesure en ses actions, ourdissant la trame d'un glorieux labeur, s'inquiétant du moment où son Epoux reviendra, anxieuse, soupirant, désirant être déjà avec son Epoux, disant : mon Epoux tarde à venir, je vais me hâter, moi, vers Lui ; je le rencontrerai face à face, quand Il commencera de venir en sa gloire. Venez, Seigneur Jésus, trouver votre épouse sans tache, sans atteinte, qui n'a pas violé votre demeure, qui n'a pas négligé vos commandements. Qu'elle vous dise : « J'ai trouvé Celui qu'aimé mon âme » (Cant.,III, 4) ; qu'elle vous introduise dans la demeure du vin —car « le vin réjouit le cœur de l'homme » (Ps. 103, 15) — qu'elle s'enivre de l'Esprit, reconnaisse le mystère, fasse entendre l'oracle.

Le mauvais riche.

    Luc, XVI, 19-31.

« Or certain homme riche était vêtu de pourpre. »

C'est, semble-t-il, un récit plutôt qu'une parabole, du moment que le nom même est exprimé . Ce n'est pas sans raison que le Seigneur a montré ici un riche ayant épuisé les délices du monde, installé aux enfers dans le tourment d'une faim perpétuelle (et ce n'est pas en vain qu'on lui voit cinq frères, c'est-à-dire les cinq sens du corps, unis par une sorte de fraternité de nature, qui brûlaient de convoitises sans mesure et sans nombre) ; par contre, Il a logé Lazare dans le sein d'Abraham, comme dans un port tranquille et un asile inviolable, de peur qu'alléchés par les plaisirs présents nous ne demeurions dans les vices, ou que, vaincus par la lassitude, nous n'esquivions la peine et les labeurs. Soit donc qu'il s'agisse de Lazare, pauvre dans le monde mais riche devant Dieu, soit de celui qui, selon l'Apôtre, est pauvre de parole, riche de foi (Jac., II, 5) — car toute pauvreté n'est pas sainte ni toutes richesses répréhensibles, mais, comme la débauche déshonore les richesses, la sainteté recommande la pauvreté — soit donc de l'homme apostolique qui garde la vraie foi, qui ne recherche pas le diadème des paroles, le fard des raisonnements, les fastueux vêtements des phrases, il reçoit sa récompense avec usure en combattant les hérétiques : le manichéen, Marcion, Sabellius, Arius et Photin — ceux-là sont en effet tout simplement les frères des Juifs, à qui les unit la parenté de la fausse croyance — en réprimant d'autre part les convoitises de la chair, qui, je l'ai dit, sont attisées par les cinq sens, il reçoit, dis-je, sa récompense avec usure, ayant en paiement des richesses surabondantes et la rente de l'éternité.  Et nous ne croyons pas déplacée la pensée que ce passage concerne aussi la foi : Lazare la recueille rejetée de la table du riche ; ses ulcères, au sens littéral, feraient certainement horreur au riche dégoûté, et parmi ses festins somptueux et ses convives parfumés il ne supporterait pas l'odeur des ulcères léchés par les chiens, lui qui se lasse des senteurs de l'air et de la nature même ; encore que l'arrogance et la morgue des riches se traduisent à des signes appropriés, étant à ce point oublieux de leur condition d'hommes que, comme établis au-dessus de la nature, ils trouvent dans les misères des pauvres un assaisonnement à leurs plaisirs, se rient de l'indigent, insultent le miséreux, et dépouillent ceux dont il conviendrait d'avoir pitié. Que l'on recueille donc les deux points de vue, si l'on veut — comme Lazare. Je lui trouve une ressemblance avec celui qui, plusieurs fois flagellé par les Juifs (cf. II Cor., XI, 24) pour donner patience aux croyants et appeler les Gentils, offrait, pour ainsi dire, les ulcères de son corps à lécher à des chiens ; car il est écrit : « Ils se convertiront sur le soir et ils endureront la faim comme des chiens » (Ps. 58, 15). La Chananéenne a reconnu ce mystère, et il lui est dit : « Personne ne prend le pain des enfants pour le jeter aux chiens. » Elle a reconnu que ce pain n'est pas le pain qui se voit, mais celui qui se comprend ; aussi répondit-elle : « Sans doute, Seigneur ; mais les petits chiens mangent aux miettes qui tombent de la table de leurs maîtres. » Ces miettes viennent de ce pain ; et puisque le pain c'est la parole, et la foi à la parole, les miettes sont pour ainsi dire les dogmes de la foi. Là-dessus, le Seigneur répond, pour montrer qu'elle avait parlé en croyante : « O femme, grande est votre foi » (Mt., XV, 22 ssq.).

O bienheureux ulcères, qui empêchez la souffrance éternelle ! O miettes abondantes, qui chassez le jeûne sans fin, qui comblez d'aliments éternels le pauvre qui vous recueille ! Le chef de la Synagogue vous rejetait de sa table, quand il repoussait les mystères intimes des écrits prophétiques et de la Loi : car les miettes sont les paroles des Ecritures, dont il est dit : « Et vous avez rejeté mes discours derrière vous » (Ps. 49, 17). Le scribe vous rejetait ; mais Paul vous recueillait avec le plus grand soin, attirant le peuple par ses souffrances. Ceux-là léchaient ses ulcères qui l'ont vu, mordu par le serpent, sans crainte secouer le serpent, et qui ont cru (Act.,XXVIII, 3 ssq.). Le gardien de la prison les a léchés : il a lavé les blessures de Paul, et il a cru (Ib., XVI, 33). Heureux chiens, sur qui dégoutte le liquide de tels ulcères, pour combler leur cœurs et fortifier leurs gosiers, afin qu'ils s'entraînent à garder la maison, à défendre le troupeau, à veiller aux loups !

 Représentez-vous maintenant les ariens, appliqués aux soucis du monde, recherchant l'alliance du pouvoir royal pour attaquer avec les armes guerrières la vérité de l'Église. Ne vous semblent-ils pas étendus sur des lits faits de pourpre et de lin fin, défendant leur fard comme vérité, prodigues de fastueux discours, quand ils font valoir que la terre a tremblé sous le corps du Seigneur, que le ciel s'est couvert de ténèbres, que sa parole a soulevé ou apaisé les mers, et pourtant nient  qu'il soit vrai Fils de Dieu ? Faites également comparaître ce pauvre, qui, sachant que le Royaume de Dieu n'est pas affaire de parole, mais de vertu (I Cor., IV, 20), a exprimé sa pensée en peu de mots, disant : « Vous êtes le  Fils  du  Dieu vivant»  (Mt., XVI, 16).   Ne  vous semble-t-il pas que ces richesses sont indigentes,  cette pauvreté opulente ? L'hérésie, riche, a composé quantité d'évangiles ;   la  foi,   pauvre, a  gardé  le seul  Évangile qu'elle ait reçu. La philosophie, riche, s'est fait nombre de dieux; l'Église, pauvre, ne connaît qu'un Dieu. Entre ce pauvre et ce riche il y a donc un « grand abîme», parce qu'après la mort les mérites ne se peuvent changer : aussi nous montre-t-on le riche en enfer, désirant aspirer du pauvre un peu de brise rafraîchissante ; car l'eau est le réconfort de l'âme en état de souffrance ; d'elle Isaïe dit : « Et l'eau jaillira agréablement des sources du salut » (Is., XII, 3). Mais pourquoi est-il torturé avant le jugement ? Parce que pour un débauché la privation des plaisirs est un châtiment ; car le Seigneur dit encore : « Il y aura là pleurs et grincements de dents, quand vous verrez Abraham,  Isaac et  Jacob et tous les Prophètes dans le Royaume des cieux » (Lc, XIII, 28). Or sur le tard ce riche se mêle d'être maître, alors qu'il est pour lui temps  d'apprendre, et non  d'enseigner.  En ce passage le Seigneur déclare avec la dernière évidence que l'Ancien Testament est le fondement de la foi ;  Il rabroue l'incrédulité des Juifs et coupe court aux ruses des hérétiques qui font trébucher l'âme faible ; car les petits sont ceux qui ne connaissent pas encore la croissance dans la vertu.  Or il est permis de remarquer que plus haut la parabole de l'économe (Lc, XVI, 1 ssq.) et ici celle du riche contiennent un appel à la miséricorde : peut-être là enseigne-t-il à donner aux saints, qu'il appelle amis et auxquels Il attribue des tentes (Ib., 9), et ici aux pauvres.

Pardon des injures.

Luc, XVII, 3-4.

«Si votre frère pèche contre vous, reprenez-le. »

Qu'il a bien fait, après le tourment du riche dans les supplices, d'ajouter le précepte d'accorder le pardon — à ceux bien entendu  qui se détournent de leur égarement — pour que le désespoir n'empêche personne d'être ramené de sa faute ! Et quelle mesure, en sorte que le pardon ne soit pas pénible ni l'indulgence relâchement, que nul ne soit heurté par une dure réprimande ni encouragé à pécher par le laisser-faire ! De même encore, ailleurs : « Si votre frère a péché contre vous, allez lui faire des remontrances, entre vous et lui » (Mt., XVIII, 15) ; car une remontrance amicale est plus efficace qu'une accusation tapageuse : celle-là inspire la honte, celle-ci provoque la colère. Mieux vaut tenir en réserve la crainte pour l'averti d'être dénoncé. Il est bon, réellement, que celui qui est repris vous considère comme un ami plutôt qu'un ennemi : on se range plus facilement aux conseils qu'on ne cède à la dureté. Aussi l'Apôtre : « Reprenez-le, dit-il, comme un frère » — afin qu'il rougisse — « ne le regardez pas comme ennemi » (II Thess., III, 15). Car la crainte est un faible gardien de la persévérance, mais la honte un bon maître du devoir : celui qui craint est réprimé, non corrigé ; la pudeur fait de l'agir une nature. Il est beau qu'il ait écrit : « S'il pèche contre vous » ; car les conditions ne sont pas égales si l'on pèche envers  Dieu ou envers un homme. Aussi bien l'Apôtre, qui est l'interprète véridique de l'oracle divin : « L'hérétique,  dit-il, après  un   avertissement évitez-le » (Tit., III, 10), attendu que la fausse croyance n'est point pardonnable à l'égal d'une faute ; et comme souvent  c'est   par  l'ignorance  que  s'infiltre l'erreur, il prescrit d'avertir, afin d'éviter l'opiniâtreté ou de corriger le faux pas.

 Mais que veut dire : « S'il revient sept fois vers vous, pardonnez-lui » ? S'agit-il de fixer un chiffre au pardon ? ou serait-ce que, Dieu s'étant reposé le septième jour de toutes ses œuvres, on nous promet après la semaine de ce monde un repos durable, où, comme les maux de ce monde vaqueront et cesseront, de même la rigueur de la vengeance se reposera ? Or il existe un sabbat non seulement parmi les jours, mais quant aux mois, et c'est pourquoi le dixième jour du septième mois est le sabbat des sabbats (Lév., XXIII, 15 ssq.) ; non seulement pour les mois, mais encore pour les années ; et non seulement  pour les années, mais même pour les générations, à la fin de ce monde : c'est  ce  que  figure  le grand sabbat, comme il y a  dans la Loi la septième semaine,  après laquelle se célèbre l'année jubilaire. C'est le mystère que le Seigneur a voulu nous révéler en disant : « Non seulement  sept  fois,  mais  même   soixante-dix-sept  fois ». Car à la septième génération, comme vous le trouvez en Luc (III, 37), Enoch « a été enlevé, de peur que la méchanceté ne lui changeât le cœur » (Sag., IV, 11), et l'aiguillon de la  souffrance  a fait trêve pour lui ; tandis  qu'à la soixante-dix-septième génération le  Seigneur est né de Marie, a pris sur Lui les péchés du genre humain, accordé la remise de toutes les fautes. Donc si au sens littéral vous apprenez à pardonner souvent, à ne pas conserver de ressentiment — car il n'est rien dont puisse être choqué celui qui a coutume de pardonner — reconnaissez pourtant le mystère. Ce n'est pas en vain qu'un jour de sabbat le Seigneur a dit à une femme : « Vous êtes délivrée de votre infirmité » (Lc, XIII, 12) : il montre à son peuple, qui à son appel devait comme cette femme le suivre, que par sa venue   Il a remis les  péchés.  Ainsi  Lamech   est soixante-dix-sept fois condamné (Gen., IV, 24) , parce qu'il y a faute plus grave à venger un crime en en commettant un. Mais les mystères du baptême remettent les crimes les plus énormes. Apprenez donc à pardonner vos injures, puisque le Christ a pardonné à ses persécuteurs. Et ce n'est pas sans raison qu'il a souffert au grand sabbat (Mt., XXVII, 62 ; Lc, XXIII, 54), pour figurer le sabbat où la mort serait détruite par le Christ. Que si les Juifs célèbrent le sabbat au point de considérer un mois et une année entière comme sabbat, combien plus devons-nous célébrer la résurrection du Seigneur ! Aussi nos anciens nous ont-ils appris à célébrer les cinquante jours de la Pentecôte, tous, comme appartenant à Pâques, parce que le début de la huitième semaine fait la Pentecôte. C'est pourquoi l'Apôtre, en disciple du Christ qui savait la distinction des temps, a écrit aux Corinthiens en ces termes : « Je demeurerai peut-être chez vous pour l'hiver » (I Cor., XVI, 6) ; et plus bas : « Je resterai à Ephèse jusqu'à la Pentecôte ; car une grande porte m'est ouverte » (Ib., 8). Ainsi il passe l'hiver chez les Corinthiens, dont les erreurs l'angoissaient, attendu la froideur de leur zèle pour le culte de Dieu ; il célèbre la Pentecôte avec les Éphésiens, leur livre les mystères, se repose le cœur, parce qu'il les voyait brûlants des ardeurs de la foi. Donc pendant ces cinquante jours l'Eglise ignore le jeûne, comme le dimanche, jour de la résurrection du Seigneur ; et ces jours sont tous comme le dimanche. Il y aura encore un autre dimanche, où le corps du Seigneur ressuscitera. Paul le connaissait, lui qui a dit : « Vous êtes le corps du Christ, et membres de ses membres » (I Cor., XII, 27). Ce corps du Seigneur et les os de ses os seront attachés à leur tête : or « la tête de l'Eglise, c'est le Christ » (Éphés., V, 23). Alors le jeûne prendra fin, parce que dans la jouissance sans fin disparaîtront fatigue, souci, lassitude. Alors la mort sera détruite, car « en dernier lieu la mort sera détruite » (I Cor., XV, 26). Car si elle a fait défaut pour Enoch et n'a pas eu lieu pour lui, elle n'a pourtant pas été détruite : car il a été enlevé pour lui échapper. Le Christ a été immolé pour la détruire ; aussi a-t-il été dit, à propos : « Où est, mort, ta victoire ? où est, mort, ton aiguillon » (I Cor., XV, 55) ? Donc à cette résurrection le Christ ressuscitera pour ainsi dire de nouveau, dans son corps. Ainsi « bienheureux qui aura part à la première résurrection » (Apoc., XX, 6). De même en effet que le Christ est prémices des morts (I Cor., XV,20), de même les prémices des ressuscités de l'Eglise sont ses saints. Ce mystère, Pierre n'a pu le connaître ; peut-être a-t-il connu celui d'Enoch; pourtant qui peut embrasser en son intelligence humaine un mystère caché en Dieu ? Que le Seigneur vienne donc dans mon âme, dans mon intelligence, et qu'il se la soumette, afin qu'une fois mon intelligence soumise, je dise : « Je ne craindrai pas les malheurs, puisque vous êtes avec moi » (Ps. 22, 4).

Efficacité de la foi.

    Luc, XVII, 5-6

« Si vous aviez de la foi gros comme un grain de sénevé, vous diriez à cet arbre, à ce mûrier : arrache-toi, et jette-toi à la mer ; et il vous écouterait. »

Du grain de sénevé nous avons parlé plus haut (VII, 176 ssq.) ; maintenant c'est du mûrier qu'il faut traiter. Je lis : un arbre ; je ne crois pas pourtant que ce soit un arbre : car quelle raison, quel profit pour nous, qu'un arbre, fait pour donner des fruits aux cultivateurs qui peinent, soit déraciné et jeté à la mer ? Sans doute nous croyons possible, par la vertu de la foi, que la nature insensible obéisse à des ordres perceptibles ; pourtant que signifie cette espèce d'arbre ? J'ai lu, il est vrai : « J'étais pâtre de chèvres, grappillant les mûres » (Amos, VII, 14), et je pense que le Prophète a voulu nous marquer qu'il était du troupeau des pécheurs, pécheur lui-même, et s'en est retiré. Il convient d'ailleurs que, devant prophétiser aux nations, il ait cherché des fruits sur les buissons, tiré sa nourriture des buissons. Il allait installer les troupeaux sombres et malodorants des Gentils, les peuples des nations, dans les pâturages de ses écrits où ils s'engraisseraient d'une nourriture spirituelle, tandis que lui tirerait du pécheur converti le lait spirituel.  Mais, comme dans un autre livre des évangiles (Mt., XVII, 19) il est parlé d'une montagne — dont la silhouette dénudée, privée de vignes fécondes et d'oliviers, stérile en moissons, propice aux repaires des bêtes, troublée par les incursions des fauves, semble traduire l'élévation altière de l'esprit mauvais (II Cor., X, 15), selon qu'il est écrit : « Je m'adresse à toi, montagne corrompue, qui corromps toute la terre » (Jér., LI, 25), — il y a lieu de croire qu'en ce passage encore on nous montre la foi chassant l'esprit immonde. D'autant que la nature de l'arbre cadre avec cette opinion : car son fruit est blanc d'abord en sa fleur, puis une fois formé rougit, en mûrissant devient noir. Le diable aussi, déchu par sa prévarication de la blanche fleur de la nature angélique et de l'écarlate de sa puissance, a pris l'horrible noirceur et odeur du péché. Voyez Celui qui dit au mûrier : « Arrache-toi et jette-toi à la mer » : quand Il chasse une Légion d'un homme, Il lui permet de passer en des pourceaux, qui, emportés par l'impulsion diabolique, se sont noyés dans la mer (Lc, VIII, 30 ssq.). Ce passage est donc une exhortation à la foi ; au sens moral il nous apprend que même ce qu'il y a de plus solide peut être détruit par la foi. Or de la foi vient la charité, de la charité l'espérance, et elles se ramènent l'une à l'autre comme par un cercle sacré.

« Serviteurs inutiles.»

Luc, XVII,7-10.

La suite montre que personne ne doit se glorifier de ses œuvres, puisque c'est en justice que nous devons au Seigneur notre service. Car si vous ne dites pas à un serviteur qui a labouré ou fait paître les brebis : passe (ici), mets-toi à table — par où l'on entend que nul ne s'assoit si d'abord il ne passe  : aussi bien Moïse a commencé par se déplacer pour voir la grande vision (Ex., III, 3) — si donc non seulement vous ne dites pas à votre serviteur : mets-toi à table, mais vous réclamez de lui un autre service et ne l'en remerciez pas, de même le Seigneur n'admet pas que vous Lui fournissiez un seul ouvrage ou travail ; car, tant que nous vivons, nous devons toujours travailler. Reconnaissez donc que vous êtes un serviteur tenu à nombre de services. Ne vous rengorgez pas d'être appelé enfant de Dieu — il faut reconnaître la grâce, mais sans méconnaître la nature — ne vous vantez pas si vous avez bien servi : vous deviez le faire. Le soleil fait son office, la lune obéit, les anges font leur service ; l'instrument choisi par le Seigneur pour les Gentils dit : « Je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Eglise de Dieu» (I Cor., XV, 9) ; et, dans un autre endroit, après avoir montré qu'il n'a conscience d'aucune faute, il ajoute : «Mais je ne suis pas justifié pour autant» (I Cor., IV, 4). Donc nous aussi, ne prétendons pas être loués pour nous-mêmes ; ne devançons pas le jugement de Dieu ; ne prévenons pas l'arrêt du juge, mais réservons-le pour son temps, pour son juge.

Après quoi les ingrats sont repris (Lc, XVII, 11 ssq.), et de la sorte on arrive finalement au discours sur le jugement à venir.

Les derniers temps.

Luc,XVII,20-37.

«A cette heure-là, celui qui sera sur son toit et aura ses meubles dans la maison ne devra pas descendre pour les emporter ; de même celui qui sera aux champs ne devra pas revenir sur ses pas. Souvenez-vous de l'épouse de Lot. »

Questionné par les disciples sur l'heure où viendra le Royaume de Dieu, le Seigneur dit : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous. » Oui, par la réalité de la grâce, non par la servitude de la faute. Ainsi qui veut être libre doit être serviteur dans le Seigneur (cf. I Cor.,VII, 22) : car dans la mesure où nous avons part à la servitude, nous avons part également au Royaume. Il dit donc : « Le Royaume de Dieu est au-dedans de vous. » Quand viendra-t-il, Il n'a pas voulu le dire ; mais Il a dit que le jour du jugement va venir, de manière à inspirer à tous la terreur du jugement qui menace, sans rassurer par son ajournement. Et pour ne point sembler contrister les disciples en leur refusant quelque chose, Il dit en un autre livre : « Quant au jour et à l'heure, nul ne les connaît, pas même les anges des cieux, pas même le Fils » (Mt., XXIV, 36). Il a bien dit le Fils, sans préciser (car le Fils de l'homme est en même temps Fils de Dieu), de manière à nous faire penser qu'il a plutôt parlé du Fils de l'homme : car Il connaît la fin des temps non par sa nature humaine, mais par sa nature divine. Il n'est pourtant pas contraire à la foi de l'entendre du Fils de Dieu. Qu'est-ce que le Père, si bon, a pu cacher au Fils, à qui Il a tout donné (Jn, III, 35) ? et comment ne lui a-t-il pas donné la connaissance du moment, ayant donné le pouvoir même de juger (Ib., V, 22) ? Comment encore le Fils peut-Il ignorer ce que le Père connaît, alors que le Fils est dans le Père (Ib., XIV, 11) et que l'Esprit sonde les profondeurs mêmes de Dieu (I Cor., II, 10), alors que le Fils lui-même est la profondeur des trésors de la sagesse et de la science divine (Rom., XVII, 33) ? Mais Il a montré en un autre passage pourquoi Il n'a pas voulu le dire : « Il ne vous appartient pas, dit-Il, de connaître les temps et les années dont le Père s'est réservé le pouvoir » (Act., l, 7). Voyez-vous à quoi on aboutit en niant que la Trinité ait une puissance unique ? A ce qu'il y ait chose quelconque ignorée du Fils. Pourquoi le Père la cacherait-Il à son propre Fils ? C'est par jalousie que nous ne vouIons pas faire connaître aux autres ce que nous savons, ou par crainte d'être trahis ; mais on ne peut soupçonner ni le Père de jalouser, ni le Fils de trahir. Ils n'ont donc qu'une même connaissance, puisqu'ils n'ont qu'une même puissance. Aussi bien, s'il connaît les signes du jugement à venir, Il en sait indubitablement l'échéance.  Qu'est-ce que pourrait ignorer Celui qui étincelle comme l'éclair, puisque lumière, Fils de Dieu, Il éclaire l'intime du mystère céleste ? « A cette heure-là », dit-Il : donc Il connaît aussi l'heure ; mais Il la connaît pour Lui, pour moi Il ne la sait pas. Et Il affirme à bon droit que la cause du déluge, de l'incendie et du jugement procède de nos péchés : car Dieu n'a pas créé le mal, mais ce sont nos mérites qui se le sont procuré. Car « ils mangeaient et buvaient, prenaient femme et épousaient ». Il ne s'agit pas de condamner le mariage, pas plus que les aliments ne sont condamnés, celui-là pourvoyant au remplacement, ceux-ci à la nature — autrement il n'y a qu'à quitter ce monde (I Cor., V, 10) ; — mais en toute chose il faut de la mesure, et tout ce qui est excessif vient du mauvais (Mt., V, 37). Que l'on s'entende de temps en temps pour vaquer à la prière (I Cor., VII, 5) ; qu'il y ait, parmi les sollicitudes du monde et la pesanteur de l'intempérance, quelque sobriété pieuse, une trêve de chasteté. Puis donc que nécessairement les bons souffrent à cause des méchants d'avoir le cœur et l'âme brisés en ce monde, pour recevoir une récompense plus abondante en l'autre, on les pourvoit de remèdes : « Que ceux qui sont en Judée fuient vers les montagnes. » Quelle est cette Judée ? Car je connais une autre Judée selon l'esprit, non selon la lettre : « Dieu est connu en Judée » (Ps. 75, 2). Et quelles sont ces montagnes capables de résister à la secousse du jugement à venir, alors qu'il est écrit : « Le tremblement s'emparera des montagnes » (Is., LXIV, 1, 3) ? « Le ciel et la terre passeront » (Lc,XXI, 33) : comment une partie de la terre demeurerait-elle indemne, ou pourrait-elle me protéger, ne se sauvant pas elle-même ? Où me cacherai-je donc de Celui qui agite les profondeurs de la mer (Ps. 64, 8) ? « Si je monte au ciel, Il y est ; si je descends aux enfers, II est là » (Ps. 138, 8). On ne saurait donc échapper à Celui qui est partout, mais l'apaiser. Ainsi donc le jour du jugement est là. Si vous ne voulez pas être surpris, craignez chaque jour, fuyez chaque jour. Vous demandez où fuir ? « Gravissez la montagne, vous qui donnez la bonne nouvelle à Sion » (Is., XL, 9), afin de pouvoir être élevé sur la cime de mérites éminents ; car « Dieu est Dieu des montagnes, et non des vallées » (I Rois, XX, 28). Montez au lieu où le Christ siège à la droite de Dieu, dont « les fondements sont sur les montagnes saintes » (Ps. 86, 1), et que «les montagnes entourent» (Ps. 124, 2). Votre montagne, c'est Paul ; votre montagne, c'est Pierre : sur leur foi posez les pas de votre âme. Quand on est établi dans la loi de Dieu et l'héritage de la foi, le jour du jugement ne vient pas trouver pour châtier, mais pour glorifier. Si quelqu'un se tient sur le toit, autrement dit a déjà gravi le faîte de sa maison et la cime des vertus éminentes, qu'il ne retombe pas sur les œuvres de la terre et de ce monde. Car je sais un toit où Rahab, cette courtisane quant à la figure, l'Église quant au mystère, unie par la communauté des mystères aux peuples de la Gentilité, cache les explorateurs envoyés par Jésus (Jos., II, 1) ; s'ils étaient descendus dans le bas de la maison, ils auraient été tués par les émissaires qu'on avait envoyés pour les saisir. Le toit, c'est donc la fonction du sommet de l'esprit, le faîte de l'âme, qui abrite la faiblesse sans défense du corps. Cela me fait penser encore que, s'il est saint, le paralytique que quatre jeunes gens ont fait descendre par le toit (Mc, II, 3 ssq.), c'est qu'avec l'aide des quatre vertus de prudence, force, tempérance et justice, il s'est abaissé aux pieds du Christ d'une manière pour ainsi dire élevée. Car rien n'est plus élevé que l'humilité ; étant supérieure, elle ne sait s'exalter, car nul ne vise à ce qu'il sait être au-dessous de lui.  Mais puisque nous en sommes au jugement, ne nous écartons pas du toit, de peur qu'en voulant emporter les meubles qui sont dans la maison, nous ne soyons pris. Ce n'est pas dans toutes les maisons qu'il y a des meubles d'or et d'argent : dans la plupart ils sont en bois (cf. II Tim., II, 20). De même toutes les maisons ne sont pas meublées,  car il en est de vides ; le Prophète les connaissait, lui qui a dit : « Que te prend-il à présent, de monter sur les  maisons  vides ?  La cité est remplie  de clameurs » (Is., XXII, 1 ssq.) ; et il ajoute : « Tes chefs se sont tous enfuis » ; ils ont tous été blessés dans ton enceinte, et ils sont déchus de la foi à la fausse foi. Sabellius  a  été  blessé,  blessé  Valentin,  blessé  Arius  :   c'est qu'ils se sont trouvés dans une maison vide. Voulez-vous  vivre  dans  une  maison  meublée ? Suivez  Pierre, tandis qu'ayant faim il monte au sommet de la maison (Act., X, 9). Là il a connu le mystère de la formation de l'Eglise, et qu'il ne devait pas juger impur le peuple de la Gentilité, la foi pouvant le purifier de toute souillure. Quant aux vases, ils sont faits d'argile ; donc le corps est un vase : ainsi gardez-vous de délaisser pour le désir du corps   les   recherches   supérieures   de   l'esprit. Si Pierre n'a pu saisir le mystère tant qu'il fut en bas, comment le saisiriez-vous ? Il l'a saisi, parce qu'il est monté, pour annoncer le  Seigneur (cf.  Is.,  XL,  9),  sans  crainte  de souffrir en son corps.  Donc « si l'on est sur le toit, qu'on ne descende pas ; et si l'on est aux champs, qu'on ne revienne point sur ses pas ». Comment comprendrais-je ce qu'est le champ, si Jésus Lui-même ne me l'apprenait, en disant : « Si, ayant mis la main à la charrue, on regarde en arrière, on n'est pas fait pour le Royaume des cieux» (Lc, IX, 62) ? Le fainéant est assis à la ferme, le travailleur sème aux champs ; l'infirme est au coin du feu, le courageux à la charrue.  L'odeur du champ est bonne,   car  l'odeur  de   Jacob  est  l'odeur  d'un  champ rempli (Gen., XXVII, 27) : le champ est rempli de fleurs, rempli de produits variés. Labourez donc votre champ, si vous voulez aboutir au Royaume de Dieu. Que fleurisse pour vous la moisson fertile des bons mérites. Qu'il y ait « une vigne abondante aux murs de votre maison, et de jeunes oliviers autour de votre table » (Ps. 127, 3). Désormais consciente de sa fertilité, ensemencée de la parole de Dieu, cultivée par les soins spirituels, que votre âme dise au Christ : « Venez, mon frère, sortons dans les champs » (Cant., VII, 11), et que Lui réponde : « Je suis entré dans mon jardin, ma sœur et mon épouse ; j'ai récolté ma myrrhe » (Ib., V, 1). Est-il récolte meilleure que celle de la foi, qui engrange les fruits de la résurrection39 , qu'arrosé la source de la joie sans fin ?  Si donc il vous est interdit de regarder en arrière, à plus forte raison est-il interdit de revenir prendre votre tunique : car vous avez appris que, si on vous demande votre tunique, vous devez abandonner aussi le manteau (Mt.,V, 40) ; ainsi, étant en marche vers le Royaume de Dieu, ne recherchez pas fortune et patrimoine. Je connais dans l'Écriture une autre tunique, au sujet de laquelle l'Apôtre nous exhorte à dépouiller l'homme ancien avec ses activités pour revêtir le nouveau (Col., III, 9), et à ne pas rechercher la tunique de notre erreur d'autrefois. C'est ce qui fait dire à une telle : « J'ai quitté pour la nuit ma tunique, comment la reprendrais-je » (Cant.,V, 3) ? Car vous devez non seulement renoncer aux péchés, mais encore effacer tout souvenir de votre activité d'antan. Aussi bien Paul, en oubliant le passé (Phil.,III, 13), s'est dépouillé de la faute sans omettre le repentir.  C'est pourquoi le Seigneur dit : « Souvenez-vous de l'épouse de Lot. » Pour avoir regardé en arrière, elle a perdu le privilège de sa nature ; car en arrière, c'est Satan (cf. Mc, VIII, 33), en arrière c'est Sodome. Par conséquent fuyez l'intempérance, évitez la débauche. Et pour vous faire voir que tous ne peuvent pas fuir vers la montagne, souvenez-vous que celui qui ne c'est pas retourné vers ses anciens attraits — car il avait d'abord fait choix de Sodome — s'est sauvé parce qu'il est arrivé à la montagne ; l'autre, qui était plus faible, pour avoir regardé derrière elle, n'a pu parvenir avec l'aide et l'appui de son mari jusqu'à la montagne, mais est demeurée.

 « Cette nuit-là, il y aura deux personnes dans un même lit : l'une sera prise, et l'autre laissée. »

Il a bien dit : la nuit ; car l'Antéchrist, c'est l'heure des ténèbres, attendu qu'il répand les ténèbres au cœur des humains, en affirmant qu'il est le Christ, cependant que surgissent les faux prophètes pour affirmer tantôt que Jésus vit au désert, afin de tromper par l'égarement des opinions incertaines, tantôt qu'il est à l'intérieur, afin qu'on soit saisi en entendant nommer sa puissance éminente. Mais le Christ, comme un éclair fulgurant, répand dans le monde entier les étincelles de sa lumière ; aussi n'erre-t-Il pas dans le désert, n'est-Il pas renfermé en un lieu quelconque ; car « je remplis le ciel et la terre, dit le Seigneur » (Jér., XXIII, 24) ; mais II resplendit de son lumineux éclat, pour qu'en cette nuit nous puissions voir la gloire de la résurrection. Que veut donc dire cette parole : « Sur deux dans le même lit, sur deux qui moudront, sur deux aux champs, l'un sera pris et l'autre laissé» ? Dieu serait-Il injuste, pour que des gens semblables par les occupations, vivant ensemble, sans différence quant à la valeur de leurs actes, soient l'objet d'une distinction dans la récompense de leurs mérites ? Il n'en va pas ainsi ; mais aux actions de l'homme correspond leur récompense. Les mérites des hommes ne sont donc pas égalisés par leur vie en commun, car le père se dresse contre le fils et le fils contre le père (Lc, XII, 53) par zèle religieux. Tous en fait ne réalisent pas ce qu'ils entreprennent, mais « celui qui aura persévéré jusqu'au bout sera sauvé » (Mt., X, 22). A ce moment final le Seigneur examine non la prestation extérieure, mais la disposition intérieure ; car si vous faites l'offrande juste sans le juste partage, votre sacrifice n'est pas agréé de Dieu (Gen., IV, 7). Donc d'un même lit (car il existe un lit de l'infirmité humaine, puisqu'il est écrit : « Vous avez retourné son lit dans son infirmité » (Ps. 40, 4)) l'un est laissé, l'autre pris. Celui qui est pris est enlevé au-devant du Christ dans les airs (I Thess., IV, 16), celui qui est laissé, réprouvé. « Deux sont à moudre au pétrin. » Le sens est, semble-t-il, figuratif de ceux qui cherchent leurs aliments dans le secret, et de l'intérieur les produisent au jour. Il faut pourtant rechercher ce que moulent ces femmes. Ne serait-ce pas ce que nous lisons en Isaïe : « Si vous m'apportez de la fleur de farine, c'est en vain» (Is., I, 13) ? Ainsi la fleur de farine serait l'offrande de celles qui ont moulu. Examinons donc celles qui moulent, ce qu'elles moulent, ce qu'est le pétrin. Et peut-être ce monde est-il le pétrin. J'y verrais plutôt une allusion à la figure du corps humain, où notre âme est enfermée comme dans la prison du corps, pour y produire, si elle a souci du bien, le pain céleste (cf. Jn, VI,51). Dans ce pétrin donc, soit la Synagogue soit l'âme en proie aux péchés moud un blé mouillé et gâté par trop d'humidité, et ne peut séparer l'intérieur de l'extérieur : aussi sera-t-elle délaissée, parce que sa farine aura déplu. Au contraire la Sainte Église, ou bien l'âme qui n'est maculée et souillée d'aucune faute, moud un grain séché à la chaleur du soleil éternel, que Dieu a revêtu comme II l'a voulu (Le, XII, 28), et que les anges ont purifié de toute tache d'impureté ; et, offrant à Dieu du cœur de l'humanité une bonne farine, elle fait agréer la libation de son sacrifice. Et il n'y aura pas seulement deux meunières, mais deux travailleurs dans le même champ : l'un sera pris, bon semeur qui n'aura pas semé sur les chemins, mais en terrain labouré et cultivé (Lc, VIII, 5 ssq.), afin que la terre multiplie le grain enfoui par l'humilité, et non éparpillé par la jactance ; mais on laissera le semeur de l'ivraie, de laquelle on tire une farine inacceptable. Quels sont ces cultivateurs différents, nous pouvons le découvrir si nous prenons garde comment l'Apôtre a dit qu'il existe en nous deux voue, c'est-à-dire deux esprits (Rom,, VII, 23) : peut-être au sens que l'un appartient à l'homme extérieur qui se corrompt (II Cor.,IV, 16), l'autre à l'intérieur, qui se renouvelle par les mystères. Et peut-être le pire, chez celui-là, qui s'élève « d'une vaine enflure en l'esprit de sa chair et ne s'attache pas à la tête » (Col., II, 18 ssq.), est-il qu'il s'écarte de la pratique des préceptes salutaires de Notre-Seigneur Jésus-Christ : car Il est la tête de tous (Col., II, 10), comme le Créateur de tous. L'autre, bien préférable, est celui qui aime l'humilité, recherche la sagesse, n'oublie pas la miséricorde ; c'est le bon semeur, car « il a semé, donné aux pauvres : sa justice demeure à jamais » (Ps. 111, 9). Il est donc spirituel, l'autre est charnel. Car si les paroles de l'Apôtre nous font saisir que le séducteur qui s'exalte et bouffit en son cœur est gonflé par l'esprit de la chair, nous montrons aussi que l'homme saint se renouvelle par l'esprit de l'âme, puisque le même dit : « renouvelez-vous dans l'esprit de votre âme » (Éphés.,IV, 23). Il montre donc qu'il existe deux esprits, l'un qui devient l'esprit de la chair en succombant au péché, l'autre qui, uni à l'Esprit, désavoue les souillures de la chair.  Et il existe non seulement deux esprits, mais deux lois en nous. L'une et l'autre nous ont été exposées par l'Apôtre, quand il a dit : « Je prends plaisir à la loi de Dieu quant à l'homme intérieur, mais je vois une autre loi dans mes membres, qui lutte contre la loi de mon esprit et m'emprisonne dans la loi du péché qui est en mes membres » (Rom., VII, 22 ssq.). Il existe donc une loi de l'homme intérieur, il en est une aussi pour l'extérieur : l'une qui interdit le péché, l'autre qui le conseille ; l'une qui condamne l'erreur, l'autre qui l'inspire ; l'une qui fortifie l'âme, l'autre qui la tente. Il y a même en nous deux autres lois plus puissantes, l'une de Dieu, l'autre du péché, selon le même maître, qui a dit : « Donc c'est le même moi qui sert par l'esprit la loi de Dieu, par la chair la loi du péché » (Rom., VII, 25). Et cela montre que si vous dites : l'esprit, tout court, vous l'opposez à la chair : car en disant qu'il sert la loi de Dieu par l'esprit, Paul montre assurément que l'esprit par lui-même est bon tant qu'il n'est pas vaincu par la chair, et créé de nature telle qu'il résiste à l'erreur ; ainsi, quand il est vaincu, il est l'esprit de la chair : sa chute, il la doit non à sa nature, mais à la chair, et sa défaite le fait passer pour ainsi dire sous le nom et la propriété de sa triomphatrice ; mais sa nature l'oppose à la chair. Bref, par l'esprit nous servons Dieu, par la chair le péché ; et l'esprit ne s'en trouvera que mieux de coopérer avec le Saint-Esprit pour ne pas interrompre son service religieux. Tels sont donc les ouvriers de notre champ : l'un produit le bon fruit par sa diligence, l'autre le perd par son insouciance, et le législateur l'appelle sang : « L'âme de toute chair, dit-il, c'est son sang» (Lév., XVII, 14); à quoi beaucoup rattachent également ce qui est écrit : « Vous ne mangerez pas la chair dans son sang» (Gen., IX, 4), pour ne pas prendre les voluptés du corps, ensanglantées par les blessures de l'âme, comme une réfection plutôt que comme un sanglant grief — nous que doit nourrir la parole de Dieu. Il est donc un aliment qui nourrit, il est un aliment de sang : de même, en effet, que la chair du Seigneur est vraiment nourriture, de même son sang est  vraiment  notre  breuvage   (Jn,  VI, 56).   Préparons donc avec nos œuvres une bonne nourriture au Seigneur, de crainte qu'à son retour, s'il ne trouve pas plus de fruit que sur le figuier (Mt., XXI,  19), laissé à jeun par la stérilité de nos mérites, Il ne retire le dessein de sa tendresse, et ne dise à cette  âme, qu' Il  aura trouvée dépourvue de fruits et souillée de sang : « Que jamais, à tout jamais, nul fruit ne naisse de toi ! » Donc « l'âme de toute chair, c'est son sang. » Il existe aussi une âme plus excellente, dont Dieu a dit : « Toutes les âmes sont à moi ; comme l'âme du père, l'âme du fils est également à moi » (Ez., XVIII, 4).  Et nous n'oublions pas l'interprétation des deux peuples. Selon elle, en ce monde, qui est très souvent comparé à un champ, il existe deux peuples, celui des croyants et l'autre, qui ne croît pas ; ils seront payés de leurs mérites, et par suite celui qui a la foi sera pris, l'autre, qui n'a pas la foi, sera laissé. Quant aux deux meunières, ce sont les deux âmes, ou encore l'Église et la  Synagogue  :  car d'ordinaire il n'y a pas figuration unique, mais multiple, dans les divines Écritures, si bien qu'une   seule   parole  renferme   plusieurs   réalités. Ainsi l'esprit de la chair, et l'âme de la chair, et la Synagogue récoltent le blé et moulent la farine qui sont offerts en vain ;  mais  l'esprit  qui  est  uni  à  l'âme,  et  l'âme  qui reçoit le salut, ou l'Église de Dieu, récoltent et moulent la farine spirituelle de la Loi véritable : celle dont sont encore faits les pains de proposition que seuls mangent les prêtres, à qui il est prescrit de manger un pain plus pur (Lév., XXIV, 5 ssq.), évidemment Celui qui est descendu du ciel. Or nous sommes tous, si nos mérites s'y prêtent, les prêtres de la justice, consacrés par l'onction d'allégresse (Ps. 44, 8) pour la royauté et le sacerdoce.   Travaillons  donc et  cultivons  notre  champ tandis que nous sommes employés à l'office de cette culture, afin d'avoir, dans la Jérusalem d'en haut, où se pratique la véritable observance de la Loi, la farine faite de nos gerbes — celles qu'on est heureux d'avoir pu rassembler, afin de venir, de venir tout joyeux en portant ses gerbes  (Ps. 125, 6). Tels sont donc les fruits spirituels et l'heureuse récolte du véritable labeur, que nulle pluie superflue ne détrempe. Le fruit de la chair, par contre, est sujet à se corrompre ; aussi qui a semé le charnel, récoltera le charnel (Gal., VI, 8). Quant au champ, qu'en dirai-je, puisque c'est manifestement le travail du cultivateur qui fait sa valeur ou le déprécie ? 

 « Et ils répondirent en ces termes : Où, Seigneur ? » Ainsi parlèrent les disciples. Mais le Seigneur, les ayant avertis où fuir, où demeurer et à quoi prendre garde, a résumé l'ensemble dans une indication générale, en disant : « Où sera le corps, là se rassembleront les aigles. » Ainsi conjecturons d'abord qui sont les aigles, afin de préciser ce qu'est le corps. Les âmes des justes sont comparées aux aigles : ils se portent vers les hauteurs, délaissent les bas-fonds, parviennent, dit-on, à un âge avancé ; aussi David dit-il à son âme : « Ta jeunesse sera renouvelée comme celle de l'aigle » (Ps. 102, 5). Si donc nous avons identifié les aigles, nous ne pouvons plus avoir de doute pour le corps, surtout en nous souvenant que Joseph a reçu de Pilate le corps (Jn, XIX, 38). Ne voyez-vous pas les aigles autour du corps : Marie de Cléophas et Marie-Madeleine et Marie Mère du Seigneur et le groupe des Apôtres entourant le tombeau du Seigneur ? Ne voyez-vous pas les aigles autour du corps, lorsqu'avec les nuées spirituelles viendra le Fils de l'homme, et que « tous les yeux le verront, et ceux qui l'ont transpercé » (Apoc., I, 7) ? 56. Il est aussi un corps dont il a été dit : « Ma chair est vraiment nourriture, et mon sang vraiment breuvage » (Jn, VI, 56). Autour de ce corps sont les aigles, volant à l'entour avec les ailes de l'esprit. Autour de ce corps sont encore les aigles qui croient que Jésus est venu dans la chair, puisque « tout esprit qui professe que Jésus-Christ est venu dans la chair, est de Dieu » (I Jn, IV, 2). Où donc il y a la foi, là se trouve le mystère, là le logis de la sainteté. C'est aussi un corps que l'Eglise : en elle la grâce du baptême nous donne le renouveau spirituel, et la vieillesse à son déclin reprend un âge et une vie nouvelle.

Enfance spirituelle.

Luc, XVIII, 15-17

 « Laissez les enfants venir à moi, et ne les retenez pas : car c'est à leurs pareils qu'appartient le Royaume de Dieu. »

Et pourtant cet âge est dépourvu de force, sans fermeté de caractère, sans maturité dans son vouloir. Il ne s'agit donc pas de préférer un âge à un autre, sinon il serait nuisible de grandir : qu'ai-je besoin de souhaiter que vienne l'âge mûr, s'il doit m'enlever le titre au Royaume céleste ? Mais alors Dieu aurait donné le développement de la vie pour les vices, non pour grandir en vertu ? Et pourquoi n'a-t-Il pas Lui-même choisi ses Apôtres à l'âge de l'enfance, mais plus mûrs ? Et pourquoi dit-Il que les enfants sont propres au Royaume des cieux (Mt., XIX, 14) ? Peut-être parce qu'ils ignorent la méchanceté, ne savent pas tromper, n'osent pas rendre les coups, ne connaissent pas la recherche des richesses, n'ont ni désir des honneurs ni ambition. Mais ce n'est pas ignorer ces choses qui fait la vertu, c'est les mépriser ; et il n'y a pas à louer la retenue, quand l'intégrité n'est qu'impuissance. Ce n'est donc pas l'enfance qui est désignée, mais une bonté qui imite la simplicité de l'enfance. La vertu ne consiste pas à ne pouvoir pécher, mais à ne pas vouloir, et à garder une telle persévérance de volonté que la volonté imite l'enfance, que l'on imite sa nature . Aussi bien le Sauveur l'a-t-Il Lui-même exprimé en ces termes : « A moins de vous convertir et de devenir comme cet enfant, vous n'entrerez pas dans le Royaume des cieux. ». Qui donc est cet enfant que doivent imiter les Apôtres du Christ ? Serait-ce un petit quelconque ? Telle serait donc la vertu des apôtres ? Qui donc est l'enfant ? Ne serait-ce pas Celui dont Isaïe a dit : « Un enfant est né pour nous, un fils nous a été donné » (Is., IX, 6) ? C'est en effet cet enfant qui vous a dit : « Prenez votre croix, et suivez-moi » (Mt., XVI, 24, etc.). Et, pour vous faire reconnaître l'enfant : « Outragé, Il n'a pas rendu l'outrage ; frappé, Il n'a pas rendu les coups » (I Pierre, II, 23) : voilà bien la vertu parfaite. Ainsi donc il y a dans l'enfance même comme une vénérable vieillesse des mœurs, et dans la vieillesse une innocence d'enfants ; car « il est une vieillesse vénérable, non par la durée, et qui ne se calcule pas sur le nombre des années : les cheveux blancs sont la sagesse des hommes, et le vieil âge une vie sans tache » (Sag., IV, 8 ssq.). Aussi est-il écrit : « Enfants, louez le Seigneur, louez le nom du Seigneur » (Ps. 112, 1), puisque nul ne loue le Seigneur s'il n'est parfait ; car « nul ne dit que Jésus est Seigneur autrement que par l'Esprit Saint» (I Cor., XII, 3).  Tout cela semble prophétisé du peuple de l'Église : plus jeune, il a dépassé le peuple aîné des Juifs par son zèle pour la vertu ; d'où ce texte : « Me voici, avec mes enfants que vous m'avez donnés » (Is., VIII, 18). Voilà les enfants qui, accompagnant de leurs cris prophétiques le Seigneur porté sur le petit d'une ânesse (Mt., XXI, 7 ssq.), annonçaient que la rédemption des nations était arrivée ; voilà les enfants, ou les tout petits, qui ont bu à longs traits à ces mamelles du Christ, meilleures que le vin (Cant., I, 3) : car « des lèvres des enfants et des nourrissons vous avez recueilli la louange » (Ps. 8, 3).

 Il peut sembler à quelques-uns rude et sévère que les disciples aient empêché les petits enfants de venir au Seigneur, si vous ne comprenez pas soit le mystère, soit leur intention. Car ils ne le faisaient point par dureté de cœur et mauvais vouloir envers les enfants ; mais ils témoignaient au Seigneur l'empressement de serviteurs attentifs, pour qu'il ne fût pas pressé par les foules ; aussi bien est-il écrit ailleurs : « Maître, les foules vous pressent » (Lc, VIII, 45). Car il faut renoncer à notre avantage quand il ferait tort à Dieu. Fuyons donc l'orgueil, imitons la simplicité de l'enfance : car la vérité s'oppose à l'orgueil, tandis que la simplicité s'accorde avec la vérité, s'élève par son abaissement même. Dieu en effet n'habite pas dans une âme basse, mais, comme nous l'ont appris les Prophètes : « Le trône de la vertu a été exalté » ( Jér., XVII, 12), à savoir chez celui dont la sagesse s'élève au niveau de la vérité, si bien qu'il ne cache pas, comme Caïn, la ruse du meurtrier sous l'apparence d'un frère, mais est frère au-dehors et au-dedans. Ceci quant à leurs sentiments. Au sens mystique, ils voulaient que fût d'abord sauvé le peuple juif, dont ils étaient nés selon la chair ; mais ils ont également intercédé pour la Chananéenne (Mt., XV, 23) :  ils connaissaient donc le mystère qui réservait aux deux peuples leur vocation, mais peut-être en ignoraient-ils encore l'ordre.

Maintenant remarquez la différence des expressions. Quand Il fait approcher de Lui les enfants, pour les bénir d'une prière ou en leur imposant les mains, Il les appelle enfants ; quand Il prescrit de ne pas les scandaliser, Il les appelle petits (Mt., XVIII, 6). C'est qu'on n'est pas scandalisé quand on est touché par le Christ, on ne tombe pas quand on approche du Christ ; mais ceux-là tombent qu'a rendus petits non leur âge peu avancé, mais la petitesse de leur vertu. En même temps Il enseigne encore qu'il ne faut pas tenter les faibles, de peur de faire retomber sur nous les fautes de ceux dont les prières, si faibles qu'ils soient en fait de mérites et de vertus, sont portées et recommandées au Seigneur par les anges. Que personne donc ne raille le pauvre, car c'est irriter Celui qui l'a fait (Prov., XVII, 5) ; que nul ne tente le faible, pour ne pas offenser les anges ; que nul ne fasse tomber l'infirme, pour ne pas détruire le bienfait du Rédempteur.

 Et s'il a dit : « Malheur à ce monde à cause des scandales » (Mt., XVIII, 7), c'est que beaucoup ont tenu la croix du Seigneur pour un scandale, alors que l'humiliation du Seigneur souffrant est le sacrement de notre salut, pour nous faire entreprendre les œuvres de la vertu, prendre modèle sur cette humilité. Malheur donc à qui ne croira pas à la croix du Seigneur, dont se scandalisent les faibles : « Mieux lui vaudrait qu'on lui attachât au cou la meule d'un âne et qu'il fût noyé au fond de la mer. »

 Dans les divines Ecritures nous devons sans doute considérer non l'agencement des mots, mais le poids des choses : car on réussit mieux à réprimer les péchés par l'appareil en quelque sorte bestial d'un genre de supplice inouï et hideux. Cependant, pour ne pas donner, à ce propos même, du scandale à quelque infirme, ce n'est pas sans raison, pensons-nous, que sont mis ensemble la meule de l'âne, le cou de l'homme, le fond de la mer. Puisqu'on effet le peuple de la Gentilité a reçu l'âne comme emblème, ne vous  semble-il  pas  tourner  la  meule  de l'âne, tant qu'il tourne dans l'erreur de son ignorance ? Il est attaché des liens de sa nature, pour moudre la Parole, chercher Dieu ; mais plongé dans l'aveuglement par le voile de son esprit40 , il ne saurait élever vers Dieu le visage de son âme, ouvrir les yeux de son cœur. Aussi, sans entrain dans sa course, ramenant ses pas sans cesse au  même  point,  il travaille  malgré  lui  pour le  profit d'autrui. Pourtant celui qui tourne la meule voit enfin le terme et l'achèvement de son travail, et il a l'espoir d'être débarrassé de ce qui l'aveugle ; mais celui au cou duquel on suspend la meule, porte la pierre, ayant refusé de porter le joug du Seigneur. L'âne va donc à la meule, l'aveugle  à la  pierre,  le païen  au rocher,  pour adorer celui qu'il ne voit ni ne reconnaît : car Dieu « n'habite pas  dans  des  constructions »  (Act.,  VII,  48) ;  ce  n'est pas dans le rocher qu'on le reconnaît, mais en esprit.  L'un et l'autre peuple, Gentilité et Juifs, est donc présenté et comme mis en scène par ce discours ; mais les   Juifs  sont  l'objet  d'un  châtiment  plus  rigoureux. En effet, le souvenir des païens sera englouti dans les flots de ce siècle et noyé dans la boue de ce monde, parce qu'ils ont voulu être au milieu de ce qui n'est pas (I Cor.,I, 28),  et,  étrangers   à   la   connaissance   de   Dieu,   se sont comme noyés  au fond de la mer ; mais les Juifs, choisis  en la personne des  Patriarches, marqués  de la circoncision, instruits par la Loi,  ne   disparaîtront pas comme des inconnus, mais seront châtiés comme sacrilèges. Car le Dieu inconnu des Athéniens  (Act.,  XVII,23)  était connu  en   Judée   (Ps.  75,   2),   mais   non   pas accueilli.  Aussi l'ignorant sera ignoré,  le  prévaricateur sera condamné ; il n'y aura pas exemption de faute pour celui qui a méconnu son Créateur, il y aura exclusion du pardon  pour   celui   qui   n'a   pas   accueilli le  Seigneur. Pourtant il est plus tolérable de n'avoir pas accordé foi au Christ que d'avoir porté les mains sur Lui.

Le candidat riche  et le péril des richesses.

    Luc, XVIII, 18-30.

« Or un notable l'interrogea en ces termes : Bon Maître, que faire pour posséder la vie éternelle ? Et Jésus lui dit : Pourquoi m'appelez-vous bon ? Nul n'est bon que Dieu seul. »

Astucieuse question, et partant habile réponse. Car ce notable qui le sondait l'a appelé bon maître, quand il aurait dû dire Dieu bon. En effet, bien que la bonté soit dans la divinité, et la divinité dans la bonté — car nul n'est bon que Dieu seul, tandis que « tout homme est menteur » (Ps. 115, 2), et tout ce qui est menteur n'est assurément pas bon — cependant, en ajoutant : bon maître, il l'a dit bon partiellement, non totalement : car Dieu est totalement bon, l'homme partiellement. C'est pourquoi le Seigneur : pourquoi m'appeler bon, dit-Il, quand vous niez que je sois Dieu ? Pourquoi m'appeler bon, quand nul n'est bon que Dieu seul ? Il ne nie donc pas être bon, mais Il indique qu'il est Dieu; car bon, qu'est-ce à dire, sinon plein de bonté ? Mais puisqu'il est écrit : « Il n'est personne qui fasse le bien, il n'en est pas même un » (Ps. 13, 3), Il a certainement parlé des hommes, non pas de Dieu : car Dieu est un, mais Il n'est pas unité dans un nombre. De même aussi le Fils de Dieu est mis à part comme unique, non pas comme un de la multitude ; et Il est l'unique engendré, non pas l'un des engendrés. Aussi « nul n'est bon » n'est pas un arrêt contre le Christ, car nul ne juge le Christ ; « nul » est dit de nous communément, mais le Christ n'a rien de commun avec nous41 . Que si tel est troublé de ce que nul n'est bon que le Dieu unique, qu'il se trouble aussi de ce que nul n'est bon que Dieu : si le Fils n'est pas exclu de la divinité, le Christ à coup sûr n'est pas davantage exclu de la bonté. Mais puisqu'on Dieu le Fils est personnellement distinct, un en puissance — car « il n'y a qu'un Dieu, de qui sont toutes choses, et un seul Seigneur, par qui sont toutes choses » (I Cor., VIII, 6) — puisque Dieu et Seigneur ne font pas deux dieux, mais un seul Dieu, car « le Seigneur votre Dieu est un Seigneur unique » (Deut., VI, 4), assurément si par sa majesté Dieu est un dans l'une et l'autre personne, il n'y a qu'un seul bon dans les deux. Car comment ne serait pas bon Celui qui est né du bon ? « Un arbre bon produit de bons fruits » (Mt., VII, 17) ; comment ne serait-Il pas bon, puisque la substance de bonté puisée dans  le   Père n'a pas dégénéré dans le  Fils, n'ayant pas  dégénéré dans l'Esprit ? Aussi « votre Esprit bon me conduira à la voie droite» (Ps. 142, 10). Que si l'Esprit est bon, qui a reçu du Fils (Jn, XVI, 14), Celui qui lui a transmis est assurément bon aussi ; et si le Père est bon, Celui-là certes est également bon qui a tout ce qu'a le Père (Jn, XVII,10). Ou bien si vous niez que le Fils ait la bonté, vous le niez du Père. Une doctrine évidente n'a pas besoin d'attestations ;   cependant   suivez   du   moins   l'autorité des Écritures. Il est écrit, en effet : « Le Seigneur est un bon juge pour la maison d'Israël» (Is., XXXIII,  22) ; le dit-il du Fils ou du Père ? mais « le Père ne juge personne »  puisqu'a Il  a confié tout  jugement   au   Fils » (Jn, V, 22) : donc le Seigneur bon, c'est le Fils. Voici autre chose : ceux qui viennent au baptême professent bien la Trinité, puisqu'ils sont baptisés au nom du Père et du Fils et de l'Esprit Saint ; donc ils louent et le Père et le  Fils et le  Saint-Esprit ;  donc,  puisqu'il est dit  : « Louez le Seigneur parce qu'il est bon » (Ps. 135, 1), le Père certes est bon, bon le Fils, bon l'Esprit Saint ; mais Dieu est un. Et encore « le Seigneur est bon pour ceux qui l'attendent» (Lam., III, 25). N'est-Il pas bon, Celui qui fait du bien « à l'âme qui le cherche » ? N'est-Il pas bon, Celui « qui rassasie votre âme de bonnes choses » (Ps. 102, 5) ? N'est-Il pas bon, Celui qui a dit : « Je suis le bon Pasteur »   (Jn, X, 11) ?  Mais  vous   pensez   que Dieu est bon parce qu'il n'exerce pas le jugement qui le mettrait dans la nécessité de châtier. Bien que nous ayons déjà   dit  qu'il  est  bon  juge  pour  la  maison  d'Israël, cependant vous trouvez ailleurs : « Que le Dieu d'Israël est bon pour les cœurs droits » (Ps. 72, 1) ! De qui donc parle-t-on, à votre avis ? du Père, ou du Fils ? Si c'est du Père, Il n'est donc pas bon pour tout le monde ; pourquoi donc le refuser au Fils ? Si c'est du Fils, avouez donc que le Fils est Lui aussi Dieu bon ; car c'est Lui le « Dieu béni d'Israël, qui a visité son peuple et accompli sa rédemption » (Lc, I, 68). C'est Lui le roi et le Dieu d'Israël, à qui l'on dit : « Maître, vous êtes le Fils de Dieu, vous êtes le roi d'Israël» (Jn, I, 49).

Ainsi donc Il dit ici : Puisque vous ne pouvez me croire bon,   quand  vous   me  tentez  pourquoi  m'appelez-vous bon ? Oui, je suis bon, mais pour les cœurs droits ; être bon me vient de nature, non de l'artifice. Donc le Fils de Dieu est bon ; car « Il est l'éclat de la lumière éternelle, et le miroir sans tache de la majesté de Dieu, et l'image de sa bonté » (Sag., VII, 26). Comment donc ne serait-Il pas bon, étant l'image de la bonté ? De même en effet que l'image de Dieu est Dieu, mais qu'il y a un seul Dieu, de même aussi l'image de la bonté divine est bonne, mais il n'y a qu'une bonté. J'ai certes avantage à croire que Dieu est bon, devant l'avoir pour juge de mes manquements ; avis à ceux qui ne veulent pas croire à sa bonté. Ainsi, puisque celui qui tente est expert en la Loi, comme il est démontré dans un autre livre, II a fort bien dit : « Nul n'est bon que Dieu seul », pour l'avertir qu'il est écrit : « Vous ne tenterez pas le Seigneur votre Dieu » (Deut., VI, 16), et pour qu'il loue plutôt Dieu de ce qu'il est bon. Puis Il lui porte des coups répétés : comme il se glorifie de la Loi, et de l'avoir entièrement observée dès sa jeunesse, afin de mettre à nu sa vaine suffisance Il lui montre qu'il lui manque encore quelque chose  de la Loi ; aussi  est-il  ramené  au  précepte  de la miséricorde, qui l'attriste, et c'est comme une sentence empruntée à l'ordre naturel qui est rendue contre lui : « Il est plus facile au chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'au riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. » Paroles de grande énergie, de grand poids. Quelles autres paroles pourraient exprimer que le riche ne doit pas se vanter de ses richesses, avec plus de vigueur que celles-ci, desquelles il ressort qu'il est contre le naturel du  riche  d'être  miséricordieux ? Arrière  les  ornements et le fard des paroles, qui d'ordinaire énervent les pensées !

Il ne s'agissait pas de flatter cet homme, mais de le briser, puisqu'il ne daignait pas faire miséricorde. Si pourtant tels trouvent plus de charme à la parure des mots qu'à la beauté naturelle et aux formes, pour ainsi dire, d'un sens viril, qu'ils fassent comme les prétendants avisés quand il est question de prendre femme : ils s'enquièrent du caractère, non de la beauté, et ne se rebutent pas d'un extérieur disgracieux s'ils sont attirés par la vertu de l'âme. De même ceux-ci doivent chercher dans les mots le mystère, qui est comme l'esprit et l'âme des mots, et ne pas examiner les mots dans le mystère.  Le chameau est donc considéré comme la figure de la Gentilité. Le lion cherchant qui dévorer (I Pierre, V, 8) le chasse au désert, chargé d'un trésor dans les visions des Prophètes : « Dans la détresse et l'angoisse, le lion et le lionceau portaient aux vipères et à la race des vipères volantes leurs richesses, sur des ânes et des chameaux » (Is., XXX, 6) . Et le chameau a été bien choisi pour figurer la Gentilité, parce que le peuple des Gentils, dégénéré et enlaidi par la superstition, avait, avant de croire, l'apparence de cette bête hideuse, sa démarche absurde, son museau difforme. Ce pécheur est donc entré par la voie étroite (c'est-à-dire la voie du Christ, qui, forçant la voie de la mort par la souffrance de son corps, a comme une aiguille réparé les vêtements déchirés de notre nature), plus facilement que le peuple juif, riche de la Loi, pauvre en foi, emporté par sa fureur, infâme par son crime.  Vous pouvez encore l'entendre, au sens moral, de tout pécheur et du riche arrogant. Ne vous semble-t-il pas que le publicain chargé de la conscience de ses fautes, n'osant pas lever les yeux vers Dieu, est entré comme un chameau dans le trou d'une aiguille, grâce à son aveu, plus facilement que dans le Royaume de Dieu le pharisien arrogant dans sa prière, vantant son innocence, s'attribuant la gloire, s'en prenant à la miséricorde, faisant son éloge et le procès d'autrui, prenant le Seigneur à partie plus qu'il ne le priait ? Si donc le chameau fait horreur, qu'on ait horreur de celui que sa conduite rend plus repoussant qu'un chameau.

 « Honorez vos père et mère. »

Il est beau qu'on me lise aujourd'hui le début de la Loi, puisque c'est l'anniversaire de mon épiscopat, car le sacerdoce semble avoir chaque année un recommencement, quand la course du temps le renouvelle. Il est bien aussi qu'on lise : « Honorez vos père et mère », car c'est vous qui êtes mes parents, m'ayant déféré le sacerdoce.

Vous êtes, dis-je, mes enfants ou mes parents : chacun mon enfant, tous ensemble mes parents.  Oui, j'aime à vous appeler mes enfants ou mes parents, puisque vous entendez et pratiquez la parole de Dieu : mes enfants, parce qu'il est écrit : « Venez, mes enfants, écoutez-moi » (Ps. 33, 12) ; mes parents, parce que le  Seigneur Lui-même a dit : « Qui est ma mère, ou mes frères ? Ma mère et mes frères sont ceux qui écoutent la parole de Dieu et l'accomplissent » (Mt., XII, 46, etc.).  La Loi donc,  ayant  dit d'abord  :  « Vous  aimerez le  Seigneur votre Dieu », et « Vous aimerez votre prochain », a fort bien ajouté : « Honorez votre père et votre mère. » C'est le premier degré de la piété ; car ce sont eux que Dieu a voulu être vos auteurs. Honorez-les de vos prévenances, vous gardant de tout affront, car il ne faut pas blesser même  en apparence  la  piété  envers  les  parents.  Mais c'est peu de ne pas blesser; car la Loi a pourvu à ce qu'ils ne souffrent pas d'outrage : « Qui aura mal parlé à son père ou à sa mère sera puni de mort » (Ex., XXI, 17) ; honorez-les, vous, afin d'être bon. Autre chose est une clause bienfaisante de la Loi, autre chose un devoir de piété. Honorez les vôtres, puisque le Fils de Dieu a honoré les siens ; car vous avez lu : « Et Il leur était soumis » (Lc, II, 51) ; si Dieu l'a été avec ses serviteurs, que ferez-vous pour vos parents ? Le Christ honorait donc Joseph et Marie, non par dette de nature, mais par pieux devoir ; Il honorait aussi Dieu son  Père, comme personne  n'a pu l'honorer, au point d'être obéissant jusqu'à la  mort (Phil., II, 8). Donc, vous aussi, honorez vos parents. Or il existe un honneur qui non seulement honore, mais donne : « Honore les veuves qui sont réellement veuves » (I Tim., V, 3) ; honorer en effet, c'est traiter selon les mérites. Nourrissez votre père, nourrissez votre mère. Même nourrissant votre mère, vous ne lui rendez pas encore les douleurs, vous ne lui rendez pas les tourments qu'elle a  soufferts pour vous ; vous ne lui rendez pas les attentions avec lesquelles elle vous a porté, vous ne lui rendez pas la nourriture qu'elle vous a donnée dans un sentiment de pieuse tendresse, versant le lait de ses mamelles entre vos lèvres ; vous ne lui rendez pas la faim  qu'elle a endurée pour vous, pour ne rien manger qui pût vous être nuisible, pour ne rien prendre qui pût gâter son lait. Pour vous elle a jeûné, pour vous elle a mangé ; pour vous elle n'a pas pris la nourriture qu'elle voulait ; pour vous elle a pris la nourriture qu'elle n'aimait pas ; pour vous elle a veillé, pour vous elle a pleuré ; et vous souffririez qu'elle manque ! Oh mon fils, quel jugement vous vous attirez si vous ne nourrissez pas votre mère ! Vous lui devez ce que vous avez, vous lui devez ce que vous êtes. Quel jugement, si l'Eglise nourrit ceux que vous ne voulez pas nourrir ! « Si un fidèle, est-il dit, ou si une fidèle a des veuves, qu'il les assiste, de façon que l'Eglise ne soit pas surchargée et puisse suffire à celles qui sont réellement veuves» (I Tim., V, 16). Ceci est dit d'étrangères ; mais les parents ? Ce n'est pas sans motif que nous venons de parler : la plainte d'une mère nous y a contraints. Mais nous avons mieux aimé avertir publiquement  cet  homme  que  le  reprendre  en  particulier ; et si notre parole ne le dénonce pas, qu'il rougisse du moins en son cœur. Ne permettez pas, mon fils, que vos parents soient nourris par la faim des autres ; ne permettez pas,  mon fils, que les jeûnes des pauvres procurent la nourriture à vos parents.  Si ce n'est pour la grâce et le  salut,  au moins  par pudeur nourrissez-les, mon fils. N'avez-vous pas honte si, quand vous entrez à l'église,   votre  vieille   mère tend la main à  d'autres, et si votre fille abandonnée demande l'aumône à des étrangers, tandis que vous passez « la tête haute, faisant des œillades, laissant traîner votre vêtement, portant boucles d'oreilles, bracelets, anneaux », et le reste, dont parle Isaïe (III, 16, 20) ? Et si elle s'adresse à vous pour réclamer la dette de la nature, le prix de ses allaitements, le service que votre main doit à une mère ? Que répondrez-vous ? Vous donnerez aux autres ? Et s'ils vous répondent :.Allez d'abord nourrir votre mère ? car, même pauvres, ils ne veulent pas d'une aumône impie. Ne venez-vous pas d'entendre que ce riche, couché sur le lin et la pourpre, de la table duquel Lazare recueillait les miettes, est torturé dans les supplices éternels (Lc,XVI, 19 ssq.), pour n'avoir pas accordé des aliments au pauvre ? S'il est grave de ne pas donner aux étrangers, combien plus grave de repousser ses parents ! Mais vous direz que vous aimez mieux donner à l'Église ce que vous auriez donné à vos parents : Dieu ne vous demande pas un don pris sur la faim de vos parents ; aussi bien, comme les Juifs se plaignaient que les disciples du Seigneur ne se lavaient pas les mains, le Seigneur a-t-il répondu : Quiconque dira : « Tout présent qui vient de moi est à votre service » n'honore pas son père ou sa mère (Mt.,XV, 5). Ce n'est pas à l'étourdie que nous faisons ici un détour, à cause de l'obscurité du sens . Car les Juifs, en suivant la tradition des hommes, négligent celle de Dieu ; les disciples, préférant la tradition de Dieu, négligeaient celle des hommes ; ainsi ils ne se lavaient pas les mains quand ils mangeaient le pain, parce que « celui qui est entièrement lavé n'a pas besoin de se laver » (Jn, XIII, 10) les mains ; Jésus les avait lavés, ils n'avaient que faire d'autre ablution : car par son seul baptême le Christ a mis fin à toutes les purifications ; ainsi donc celui qu'a lavé l'Eglise n'a pas besoin d'être de nouveau lavé. Les disciples donc étaient attentifs au mystère, recherchant la pureté non du corps, mais de l'âme ; les Juifs les en reprenaient, mais le Seigneur leur objecte habilement leurs vaines observances et leur négligence de Futile. Il leur dit donc : Pourquoi, vous autres, dites-vous à votre père ou à votre mère, que la Loi prescrit d'honorer : « Tout présent qui vient de moi vous servira ? » Ce qui revient à dire : lorsqu'un père ou une mère dans le besoin demande à son fils quelque chose pour son entretien, ce Juif, qui craint la Loi et cherche une excuse pour ne pas donner, a coutume de dire : « Offrande, tout ce qui dans mon avoir pourrait vous servir » ; si bien que le père, s'il a de la religion, redoutera de recevoir un argent voué à Dieu. Mais ceci est la tradition d'hommes qui excusent et voilent leur avarice ; au contraire la tradition de Dieu est que d'abord vous nourrissiez vos parents : car si la sentence de Dieu punit de mort quiconque outrage un parent, combien plus celui qui l'affame, chose plus grave que la mort !  En cet endroit le Seigneur réprime une vanité déplacée. Beaucoup, en effet, pour être loués par les hommes, donnent à l'Eglise ce qu'ils retirent aux leurs, alors que la miséricorde doit commencer par les devoirs de piété familiale. Donnez donc d'abord à votre père ; donnez aussi au pauvre ; donnez à tel prêtre votre superflu terrestre, pour recevoir de lui le spirituel qui vous manque : car celui qui honore sera honoré. Considérez donc qu'en recevant il donne, et qu'il reçoit non comme indigent, mais comme prêt à vous rembourser dans une plus large mesure. Donnez au pauvre pour qu'il repose, afin que vous aussi, ayant partagé votre bien avec le pauvre, arriviez au repos.

Mais si l'Ecriture dit qu'il faut nourrir les parents, elle dit aussi qu'il faut les quitter pour Dieu, s'ils font obstacle à la dévotion de l'âme (Lc, XIV, 26).

Entrée à Jéricho.  L'aveugle, Zachée.

Luc, XVIII,  35-XIX,  10

« Or il advint, comme Il approchait de Jéricho, qu'un aveugle était assis au bord de la route. »

Dans le livre selon Matthieu (XX,29), on nous en montre deux : ici,

un seul. Là Il sort de Jéricho : ici, Il approche. Mais la différence est nulle : puisque cet unique figure la Gentilité, à qui le mystère du Seigneur a rendu la lumière de la vue qu'elle avait perdue, peu importe qu'elle ait reçu la guérison en la personne d'un seul ou de deux ; car, tirant son origine de Chain et de Japhet, fils de Noé, elle montrait dans les deux aveugles les deux ancêtres de sa race.  Même Luc semble ne l'avoir pas méconnu, puisqu'il parle ensuite de Zachée42 . Petit de taille, c'est-à-dire n'ayant pas la dignité élevée d'une noble naissance, chétif en mérites, comme la Gentilité, apprenant l'arrivée du Seigneur Sauveur il désirait voir Celui qui n'avait pas été reçu par les siens (Jn, I, 11). Mais nul ne voit facilement Jésus ; nul ne peut voir Jésus en étant sur terre. Et comme il n'avait ni les Prophètes ni la royauté  pour charme et beauté naturelle, il monta sur un sycomore, autrement dit foula aux pieds la vanité des Juifs43, redressant en même temps les erreurs de sa vie passée ; et c'est ainsi qu'il reçut Jésus comme hôte dans sa demeure intérieure. Et il est bien qu'il soit monté sur un arbre, pour être bon arbre, produisant de bons fruits (Mt., VII, 17), pour que, pris sur l'olivier sauvage de sa nature et enté contre sa nature sur le bon olivier il pût porter le fruit de la Loi (Rom., XI, 24) : car la souche est sainte, malgré l'inutilité des rameaux, dont la Gentilité dépasse la parure stérile par la foi en la résurrection, qui est comme une ascension de son corps.  « Et voici un homme du nom de Zachée. » Zachée est dans le sycomore, l'aveugle sur la route. Le Seigneur attend l'un pour lui faire miséricorde ; II anoblit l'autre en l'honorant de son séjour. Il interroge l'un pour le guérir, II s'invite chez l'autre sans être invité : car II savait que son hôte  serait largement récompensé, et, s'il n'avait pas encore entendu la parole d'invitation, II avait pourtant entendu son cœur.  Mais n'ayons pas l'air de quitter trop vite cet aveugle, comme si les pauvres nous ennuyaient, pour passer au riche ; attendons-le, puisque le Seigneur aussi l'a attendu ; interrogeons-le, puisque le Christ aussi l'a interrogé. Interrogeons-le, nous, parce que nous ne savons pas ; Lui, c'est qu'il savait. Interrogeons-le pour savoir comment il fut guéri ; Lui l'a interrogé afin qu'en son unique personne nous soyons beaucoup à apprendre comment obtenir de voir le Seigneur ; car Il l'a interrogé, pour nous amener à croire qu'on ne peut être guéri sans profession de foi.  « Et sur-le-champ, est-il dit, il vit ; et il le suivait en glorifiant le Seigneur. Et Il cheminait dans Jéricho. » C'est qu'il ne pouvait voir qu'à la condition de suivre le Christ, de louer le Seigneur, de dépasser le siècle.

Rentrons aussi en grâce avec les riches : car nous ne voulons pas froisser les riches, voulant, s'il est possible, guérir tout le monde. Autrement, serrés par la parabole du chameau, laissés de côté plus vite qu'il ne convient dans la personne de Zachée, ils auraient un juste sujet d'être émus et offensés. Qu'ils apprennent qu'il n'y a pas faute à être riche, mais à ne pas savoir user des richesses : car les richesses, qui sont entraves pour les méchants, sont chez les bons ressources pour la vertu. Oui, le riche Zachée a été choisi par le Christ. Mais en donnant aux pauvres la moitié de ses biens, en remboursant même quatre fois ce qu'il avait frauduleusement dérobé — car l'un des deux ne suffit pas, et les largesses n'ont pas de valeur si l'injustice subsiste, attendu qu'on ne demande pas des dépouilles, mais des dons — il a reçu une récompense plus abondante que ses largesses. Et il est bien qu'on le signale comme chef des publicains : qui en effet pourrait désespérer de soi, quand celui-là même est arrivé, qui tirait son revenu de la fraude ? « Et il était riche », est-il dit : apprenez par là que les riches ne sont pas tous avares.  Comment se fait-il que l'Ecriture n'a mentionné la taille d'aucun autre que celui-ci : « Parce qu'il était de petite taille ? » Voyez si par hasard il était petit par la malice, ou encore petit quant à la foi : car il n'avait encore rien promis quand il est monté ; il n'avait pas encore vu le Christ ;  c'est donc vrai qu'il était encore petit. Aussi bien Jean est-il grand parce qu'il a vu le Christ, et l'Esprit reposant comme une colombe sur le Christ, ainsi qu'il le dit lui-même : « J'ai vu l'Esprit descendre comme une colombe et reposer sur Lui» (Jn, l, 32).  Quant à la foule, n'est-ce pas la mêlée d'une multitude ignorante, qui ne pouvait voir les hauteurs de la Sagesse ? Donc Zachée, tant qu'il est dans la foule, ne voit pas le Christ ; il s'est élevé au-dessus de la foule, et il a vu : autrement dit, en dépassant l'ignorance populaire il a réussi à contempler Celui qu'il désirait. On a ajouté à propos : «Parce que le Seigneur devait passer en cet endroit », où était soit le sycomore, soit le futur croyant : Il observait ainsi le mystère et semait la grâce ; car Il était venu pour passer des Juifs aux Gentils. Ainsi Il vit Zachée en haut : car désormais l'élévation de sa foi le faisait émerger parmi les fruits des œuvres nouvelles comme au sommet d'un arbre fécond. Et puisque nous sommes passés de la figure au sens moral, il est aimable de détendre notre âme le dimanche parmi les volontés de croyants si nombreux, de faire part à la fête. Zachée dans le syco­more, c'est le fruit nouveau de la saison nouvelle ; en lui aussi se réalise le texte : « Le figuier a donné ses premiers fruits » (Cant., II, 13) ; car le Christ est venu afin que les arbres donnent naissance non à des fruits, mais à des hommes. Nous lisons ailleurs : « Quand vous étiez sous le figuier, je vous ai vu » ( Jn, I, 48). Nathanaël est donc sous l'arbre, c'est-à-dire sur la racine — car il est juste, et «la racine est sainte» (Rom., XI, 16) — mais enfin Nathanaël est sous l'arbre, parce que sous la Loi ; Zachée est sur l'arbre, parce qu'au-dessus de la Loi. L'un défend le Seigneur en secret44, l'autre le prêche publiquement. L'un cherchait encore le Christ dans la Loi ; l'autre, déjà plus haut que la Loi, abandonnait ses biens et sui­vait le Seigneur.

Parabole des mines.

Luc, XIX, 11-27.

« Voici que votre mine en a rapporté dix. »

C'est bien ordonner les choses. Avant d'appeler les nations et de faire mettre à mort les Juifs qui n'ont pas voulu que le Christ régnât sur eux, Il propose d'abord cette parabole, pour qu'on ne dise pas : Il n'avait donné au peuple juif aucun moyen de s'améliorer; ou bien : pourquoi réclamer à celui qui n'a rien reçu ? Ce n'est pas peu de chose que cette mine : plus haut la femme de l'Evangile, ne la trouvant pas, allume sa lampe, la cherche en s'aidant de la lumière, se félicite de l'avoir trouvée (Lc, XV, 8).

 Finalement d'une mine l'un en a tiré dix, l'autre cinq. Peut-être celles-ci représentent-elles la pratique, car il y a cinq sens dans le corps, et celles-là le double, c'est-à-dire les mystères de la Loi et la pratique de l'honnêteté.

C'est pour la même raison que Matthieu a mis cinq talents et deux talents, de façon que les cinq talents représentent la pratique, les deux à la fois la mystique et la pratique : ainsi ce qui est inférieur en nombre est plus riche de réalité. Nous pouvons encore entendre ici par les dix mines le décalogue, c'est-à-dire l'enseignement de la Loi, par les cinq mines la règle de la conduite. Mais je veux qu'un docteur de la Loi soit parfait de tous points ; car « ce n'est pas dans les paroles, mais dans la vertu que réside le Royaume de Dieu» (I Cor., IV, 20).

 Et, puisqu'il parle des Juifs, il est bien que deux seulement apportent un capital accru, non pas certes de revenus pécuniaires, mais par ceux de la prédication ; autre, en effet, est l'intérêt de l'argent placé, autre celui de la doctrine céleste. D'ailleurs, en disant : Pourquoi n'avez-vous pas placé mon argent ? le Seigneur réclame l'intérêt non de notre argent, mais du sien.  L'un dit qu'il a enfoui en terre (Mt., XXV, 18), parce qu'il a étouffé dans la recherche des plaisirs la raison, qui nous a été donnée à l'effigie et ressemblance de Dieu, et l'a cachée pour ainsi dire dans la fosse de sa chair. On ne parle pas des autres qui, débiteurs prodigues, ont gaspillé ce qu'ils avaient reçu. Ces deux représentent le petit nombre de ceux qui, à deux reprises, furent envoyés aux ouvriers de la vigne (Lc, XX, 10) ; les autres, l'ensemble des Juifs. Saint Matthieu a voulu nous appliquer aussi cette comparaison, au sens suivant : comme le riche qui n'a pas distribué son argent aux pauvres. de même celui qui ne dispense pas aux ignorants le bienfait de sa doctrine, alors qu'il pourrait enseigner, est coupable d'une faute considérable. Comme nous en avons parlé dans les Livres sur la Foi, mieux vaut passer outre. Quant aux dix cités, que peuvent-elles être ? Ne seraient-ce pas les âmes, auxquelles est préposé à juste titre celui qui a placé dans les intelligences humaines l'argent du Seigneur, ces « paroles chastes, éprouvées comme l'argent » (Ps. 11, 7) ? Car les âmes pacifiques sont comme Jérusalem, construite, est-il dit, comme une cité (Ps. 121, 3) ; et comme les anges président45 , de même ceux qui auront atteint à la vie des anges.

LIVRE IX

Les Rameaux.

Luc, XIX, 28-38.

«Et il advint qu'approchant de Bethphagé et de Béthanie, du mont qu'on appelle des Oliviers, il envoya deux disciples, en disant : Allez au village qui est devant vous ; en y entrant vous trouverez le petit d'une ânesse, attaché, qui n'a pas été monté. »

Il est bien qu'abandonnant les Juifs pour habiter dans le cœur des Gentils, le Seigneur monte au Temple : tel est en effet le temple véritable, où le Seigneur est adoré non pas selon la lettre, mais en esprit (Jn, IV, 24) ; c'est le temple de Dieu, reposant sur l'appareil de la foi, non sur des assises de pierre. Ainsi donc abandon de ceux qui haïssent, élection de ceux qui allaient aimer.  Et s'il vient au mont des Oliviers, c'est afin de planter par la vertu d'en haut les jeunes oliviers (Ps. 127, 3), dont la mère est «la Jérusalem d'en haut » (Gal., IV, 26). Sur cette montagne se tient le céleste jardinier : si bien que, tous étant plantés dans la maison de Dieu (Ps. 91, 14), chacun pourra dire pour son compte : « Pour moi, je suis comme un olivier fertile dans la maison du Seigneur » (Ps. 51, 10). Et peut-être la montagne même est-elle le Christ : quel autre en effet portera de tels fruits, non pas d'oliviers ployant sous l'abondance de leurs baies, mais des nations que rend fécondes la plénitude de l'Esprit ? C'est par Lui que nous montons, et vers Lui que nous montons. Il est la porte, Il est la voie ; Il est ouvert, et Il ouvre ; on y frappe à l'entrée, et les parfaits l'adorent46.  Il y avait donc dans le bourg un ânon, et il était lié avec l'ânesse ; il ne pouvait être détaché que par l'ordre du Seigneur ; la main des Apôtres le détache. Voilà l'activité, voilà la vie, voilà la grâce ; soyez cela, vous aussi, afin de pouvoir délier les captifs .

 Considérons maintenant qui étaient ceux qui, leur égarement dévoilé, furent chassés du paradis et liés dans une forteresse . Vous voyez comment, expulsés par la mort, la Vie les a rappelés. Aussi lisons-nous selon Matthieu qu'il y avait ânesse et ânon ; de la sorte, comme dans les deux humains l'un et l'autre sexe avait été expulsé, dans les deux animaux l'un et l'autre sexe est rappelé. D'une part donc l'ânesse figurait Eve, mère d'erreur ; d'autre part son petit représentait l'ensemble du peuple des Gentils ; aussi est-ce le petit de l'ânesse qui sert de monture. Et réellement «personne ne l'a monté », car personne avant le Christ n'avait appelé à l'Eglise les peuples des nations ; aussi bien avez-vous lu en Marc : « Que nul homme encore n'a monté. » (Mc, XI,2). Or il était tenu captif par les liens de l'incrédulité, livré au maître méchant à qui son égarement l'avait asservi, mais qui ne pouvait revendiquer ce domaine, l'ayant obtenu non par droit de nature, mais par une faute. Aussi bien, dire : « le Maître », c'est n'en recon­naître qu'un seul — car il y a bien des dieux et bien des maîtres, mais en un sens général — un seul Dieu et un seul Maître. Aussi, bien que le Maître ne soit pas précisé, Il est désigné non par la mention de sa personne, mais par le caractère universel de sa nature. Marc mentionne : « Lié devant la porte » (Mc, XI, 4) : car quiconque n'est pas dans le Christ est dehors, dans la rue ; mais qui est dans le Christ n'est pas au-dehors. « Sur le passage », ajoute-t-il (Ib.) : là pas de propriété assurée, pas de crèche, pas d'aliments, pas d'étable. Misérable esclavage, dont la condition est indécise : on a bien des maîtres, faute d'en avoir un. Les autres attachent pour posséder ; Celui-ci délie pour retenir : les dons, Il le sait bien, sont plus forts que les liens.

 Il n'est pas non plus sans intérêt que deux disciples soient envoyés — Pierre à Corneille (Act., X, 24), Paul aux autres... Aussi bien n'a-t-on pas spécifié les personnes, mais indiqué le nombre. Si pourtant quelqu'un réclame des personnes, il peut songer à Philippe, que l'Esprit envoya à Gaza quand il eut baptisé l'eunuque de la reine Candace, et qui d'Azot à Césarée a semé dans toutes les cités la parole du Seigneur (Act., VIII, 26 ssq.).

Enfin n'oublions pas la promesse de renvoyer bientôt, car il allait envoyer ceux qui prêcheraient le Seigneur Jésus dans les contrées des Gentils.

 En détachant l'ânon, ces envoyés ont-ils parlé de leur propre mouvement ? Nullement : ils ont dit ce que leur avait dit Jésus, pour vous faire reconnaître que ce n'est point par leurs discours, mais par la parole de Dieu, ni en leur propre nom mais en celui du Christ, qu'ils ont répandu la foi parmi les peuples de la Gentilité ; et que les puissances ennemies, qui revendiquaient pour elles les hommages des nations, se sont rendues aux ordres divins. Aussi les Apôtres étendent-ils sous les pas du Christ leurs propres vêtements, soit  parce qu'ils devaient relever la splendeur de l'événement en prêchant l'évangile — car souvent dans les divines Écritures les vêtements sont les vertus — et celles-ci devaient amollir quelque peu la rudesse des Gentils par leur propre efficacité, si bien qu'ils procureraient par leur zèle empressé le bon office d'une chevauchée aisée et sans heurt. Car le Maître du monde n'a pas mis son plaisir à faire porter son corps visible sur l'échiné d'une ânesse ; mais Il voulait, par un mystérieux secret, sceller l'intime de notre âme, s'installer au fond des cœurs, s'y asseoir, cavalier mystique, y prendre place comme corporellement par sa divinité, réglant les pas de l'âme, bridant les soubresauts de la chair, et habituer le peuple des Gentils à cette aimante direction afin de discipliner ses sentiments. Heureux ceux qui ont accueilli sur le dos de leur âme un tel cavalier ! Heureux vraiment ceux dont la bouche, pour ne pas se répandre en bavardages, a été retenue par la bride du Verbe céleste ! Quelle est cette bride, mes frères ? Qui m'enseignera comment elle serre ou délie les lèvres des hommes ? Il m'a fait voir cette bride, celui qui a dit : « afin que la parole me soit donnée pour ouvrir mes lèvres » (Éphés., VI, 19). La parole est donc bride, la parole est aiguillon ; aussi « il vous est fâcheux de regimber contre l'aiguillon » (Act., IX, 5 ; XXVI, 14). Il nous a donc appris à ouvrir notre cœur, à endurer l'aiguillon, à porter le joug ; qu'un autre nous apprenne encore à supporter le frein de la langue : car plus rare est la vertu du silence que celle de la parole. Oui, qu'il nous l'apprenne, celui qui, comme muet, n'a pas ouvert la bouche contre l'imposture, prêt pour les fouets (Ps. 37, 14) et ne refusant pas les coups, pour être une docile monture à Dieu. Apprenez d'un familier de Dieu à porter le Christ, puisque Lui vous a porté le premier, quand, pasteur, II ramenait la brebis égarée (Lc, XV, 6) ; apprenez à prêter de bonne grâce le dos de votre âme ; apprenez à être sous le Christ, afin de pouvoir être au-dessus du monde. Ce n'est pas le premier venu qui porte aisément le Christ, mais celui qui peut dire : « Je me suis courbé et abaissé à l'extrême ; je rugissais sous la plainte de mon cœur » (Ps. 37, 9).

Et si vous souhaitez ne pas trébucher, posez sur les vêtements des saints vos pas purifiés ; prenez garde en effet d'avancer les pieds boueux. Gardez-vous de prendre la traverse, abandonnant le chemin jonché pour vous, les voies des Prophètes : car pour ménager aux nations qui viendraient une marche plus assurée, ceux qui précédèrent Jésus ont couvert le chemin de leurs propres vêtements, jusqu'au temple de Dieu. Pour vous faire avancer sans heurt, les disciples du Seigneur, dépouillant le vêtement de leur corps, vous ont, par leur martyre, frayé la voie à travers les foules hostiles. Si pourtant quelqu'un veut l'entendre ainsi, nous ne contestons pas que l'ânon marchait également sur les vêtements des Juifs. Mais que veulent dire ces rameaux brisés ? A coup sûr, ils embarrassent habituellement les pas qui les foulent. Je serais bien perplexe, si plus haut le bon jardinier du monde entier ne m'avait appris que « déjà la cognée est mise aux racines des arbres » (Lc, III, 9) : à la venue du Seigneur Sauveur elle abattra les stériles, et jonchera le sol de la vaine parure des nations sans fruit, que fouleront les pas des fidèles, afin que, renouvelés dans leur âme et esprit, les peuples puissent, comme les pousses de nouveaux plants, surgir sur les vieilles souches.

 Ne méprisez donc pas cet ânon : de même que la peau des brebis peut couvrir des loups rapaces (Mt., VII, 15), de même inversement un cœur humain peut se cacher sous les dehors d'une bête ; car sous le vêtement du corps, qui nous est commun avec les animaux, vit l'âme que Dieu remplit. Qu'il y ait là une figure des hommes, saint Jean l'a mis en pleine clarté, quand il ajoute qu'ils prirent en mains la fleur des palmiers (Jn, XII, 13) ; car « le juste fleurira comme le palmier » (Ps. 91, 13). Ainsi, à l'approche du Christ, se dressaient, dépassant les épaules des hommes, les étendards de la justice et les emblèmes des triomphes. Pourquoi la foule s'étonne-t-elle du mystère qui s'accomplit ? Bien qu'ignorant ce qui l'étonné, elle admire pourtant que sur cet ânon la Sagesse ait pris place, la vertu soit assise, la justice établie.  Ne méprisez pas non plus cette ânesse : jadis elle a vu l'ange de Dieu, qu'un homme ne pouvait voir (Nb., XXII, 23 ssq.). Elle a vu, elle s'est rangée, elle a parlé, pour vous apprendre que dans les temps qui suivraient, à l'avènement du Grand Ange (Is., IX, 6) de Dieu, les Gentils, ânes jusque-là, parleraient.

 Avec à-propos Luc nous fait lire que les foules qui louaient Dieu vinrent à sa rencontre au pied de la montagne, pour marquer que l'ouvrier du mystère spirituel leur était arrivé du ciel. La foule donc reconnaît Dieu, l'acclame roi, rappelle la prophétie : « Hosanna au Fils de David », en d'autres termes déclare que le Rédempteur attendu de la maison de David est venu, et qu'il est aussi fils de David par la chair : oui, cette même foule qui dans un instant le crucifiera. Marque vraiment mémorable de l'action divine ! Elle leur arrache, malgré eux, un témoignage contre eux-mêmes, puisqu'ils renient dans leurs cœurs Celui que leurs voix proclament. De là cette parole du Seigneur : « S'ils se taisaient, les pierres crieraient » ; et ce ne serait pas merveille que, contre leur nature, les rochers fassent retentir les louanges du Seigneur, quand, plus durs que les roches, ses meurtriers le proclament ; ou encore, c'est que, les Juifs se taisant après la Passion du Seigneur, les pierres vivantes dont parle Pierre devaient crier (I Pierre, II, 5). Donc la foule, bien qu'avec des sentiments contradictoires, escorte Dieu à son temple avec des louanges.

Les vendeurs chassés du Temple.

Luc, XIX, 45-46.

Mais Dieu ne veut pas que son temple soit un rendez-vous pour les marchands, mais une demeure de sainteté ; II inculque que le ministère des prêtres doit s'accomplir non en vendant les services de la religion, mais par un dévouement gra­tuit. Considérez donc quel modèle de vie vous tracent les actions du Seigneur. 

« Et Il chassait tous ceux qui vendaient et achetaient dans le temple ; et Il renversa les tables des changeurs et les sièges des vendeurs de colombes. »

Il a donc enseigné plus haut qu'en général les tractations séculières doivent être absentes du temple de Dieu, et en particulier Il a expulsé les changeurs. Quels sont ces changeurs, sinon ceux qui cherchent à s'enrichir du trésor du Seigneur, et ne distinguent pas entre le bien et le mal ? L'argent du Seigneur, c'est la divine Ecriture : car au moment de partir Il a distribué les deniers aux serviteurs et leur a partagé les talents (Mt., XXV,14; Lc, XIX, 13) ; et pour le traitement du blessé Il a laissé deux pièces à l'hôtelier (Lc, X, 35) : car c'est par les deux Testaments que nos blessures sont guéries. Mais vous, en bon changeur, encaissez les « paroles du Seigneur, paroles chastes, argent éprouvé au feu» (Ps. 11, 7), purifié par l'Esprit aux sept dons. N'acceptez pas pour un change impie une fausse effigie du Roi : car « Satan même se transfigure en ange de lumière » (II Cor., XI, 14). Ne mêlez pas à votre trésor une image de votre prince amoindrie par la ruse et la mauvaise foi arienne. Ne tentez pas l'oreille des croyants par le son de l'argent, en sorte que le tintement de la monnaie empêche d'écouter religieusement les Ecritures, ou que le désir de paraître se glisse dans les cœurs religieux. Ce ne sont donc pas tous les changeurs qui doivent être proscrits, car il en est de bons ; aussi bien «vous auriez dû, est-il dit, donner mon argent aux changeurs, et à mon retour je l'aurais repris avec intérêts » (Mt.,XXV, 27). S'il existe une monnaie des Ecritures, il y a aussi les intérêts des Ecritures.  Quant aux sièges des vendeurs de colombes, je ne comprends pas, au sens littéral, pourquoi II les renversa ; car les marchands d'oiseaux ne pouvaient revendiquer la distinction d'un siège d'honneur au marché ; quel privilège de dignité comportent donc les colombes ? Cependant l'ordonnance du baptême du Seigneur — quand l'Esprit Saint descendit sous forme de colombe — nous avertit qu'à l'exemple de ces marchands chassés du temple, ceux-là ne sauraient avoir place en l'Eglise de Dieu qui trafiquent de la grâce de l'Esprit Saint. « Vous avez reçu gratuitement, est-il dit, donnez gratuitement » (Mt., X, 8). Aussi bien Simon, qui pensait que le don de sanctifier pouvait lui être conféré pour de l'argent, a reçu de Pierre cette réponse : « Que ton argent périsse avec toi, puisque tu crois que la grâce de Dieu peut s'obtenir pour de l'argent. Il n'y a pour toi nulle part, nulle société avec cette foi » (Act., VIII, 20 ssq.).  Les vendeurs de brebis et de bœufs sont, je pense, les infâmes trafiquants qui sont à l'affût et exploitent le travail ou la simplicité47 d'autrui. Ou encore, puisque les brebis et les bœufs sont chassés, et qu'il fait emporter les colombes, c'est, semble-t-il, l'exclusion du peuple juif — car « Ephraïm est une colombe » (Os., VII, 11) — parce que le Seigneur déteste leurs héritages et leurs travaux. La monnaie est éparpillée, pour que la grâce soit recueillie ;  la table des changeurs renversée, pour que celle du Seigneur la remplace ; le bûcher abattu, pour que s'érigent les autels. Et tout cela  Il le faisait sans aucune escorte armée ni richesses ; mais avec un fouet de cordes Il frappait la foule (Jn, II, 15), et nul n'osait résister. Tantôt Il use de la verge, tantôt du fouet — car « c'est une verge droite que la verge de votre royauté » (Ps. 44, 7) — : de la verge, pour redresser ;  du fouet,  pour persuader.  Le  premier enseignement   est   rigide,   celui-ci   humain   et   comme flexible, fouettant la conscience du pécheur comme d'un coup atténué. Autre chose est la manière terrifiante des Prophètes, autre la persuasion des Apôtres ; de part et d'autre pourtant, c'est l'éducation par la même parole. Et s'il a fait un fouet avec des cordes, c'est que « les cordeaux, est-il dit, m'ont donné une belle part ; oui, ma part d'héritage est splendide » (Ps. 15, 6) : il s'agit des cordeaux avec lesquels les arpenteurs déterminent les limites des champs à mesurer. Ainsi, comme un bon arpenteur, il fixait les frontières de la Synagogue, et faisait sortir du temple les profanateurs de l'Eglise ;  car un nouvel appréciateur de la fertilité des âmes était arrivé, pour évaluer la qualité des champs, non leurs surfaces. C'est d'ailleurs à bon droit que les cordes ne sont pas tendues pour enserrer une certaine étendue de domaine, ne fixent pas de bornes à la foi comme à un objet délimité ; mais le fouet libre étend à l'infini les confins de l'Eglise, et chasse les Juifs vers un exil non pas limité, mais sans fin, en sorte qu'il ne reste plus jamais place pour la Synagogue dans le monde.

Les vignerons  homicides.

Luc, XX, 9-19. 

« Un homme planta une  vigne. »

Beaucoup   rattachent   des   interprétations   variées   à ce   mot   de   vigne ; mais Isaïe a clairement rappelé que la vigne du Dieu des armées, c'est la maison d'Israël (Is.,V, 7). Cette vigne, quel autre que Dieu l'a créée? C'est donc Lui qui l'a louée et qui est parti bien loin : non pas que le Seigneur soit parti d'un lieu pour un autre heu, Lui qui toujours est partout, mais parce qu'il est davantage présent à ceux qui l'aiment, absent pour ceux qui le négligent. Or Il fut longtemps absent, pour que sa réclamation ne parût pas précipitée ; car plus la libéralité est indulgente,  plus  inexcusable   est  l'opiniâtreté.  Vous  lisez  donc  à  propos  en  Matthieu  qu'il l'entoura d'une haie, c'est-à-dire la fortifia du rempart de la protection divine, de peur qu'elle ne fût d'un abord facile aux incursions des fauves spirituels. « Et il y creusa un pressoir. »   Comment   entendre   ce   qu'est   le   pressoir ? Peut-être parce que des psaumes sont intitulés : « Pour les pressoirs », du fait que les mystères de la Passion du Seigneur, tel un vin nouveau, y ont bouillonné avec plus d'abondance, dans la chaleur de la sainte inspiration des Prophètes. Aussi bien on a cru ivres ceux en qui se déversait l'Esprit Saint (Act.,  II, 13). Donc Lui aussi creusa un pressoir, où le fruit intérieur du raisin des ârnes se répandrait  en un  écoulement  spirituel.   « Il  construisit une tour » : en élevant le faîte de la Loi. Et cette vigne ainsi   défendue,   équipée,   parée,   Il  la  loua   aux   Juifs. . Et à la saison des fruits il envoya ses serviteurs. Il a bien fait d'écrire la saison des fruits, et non leur récolte : car les Juifs n'ont donné aucun fruit ; nul a été le rapport de cette vigne, dont le Seigneur dit : « J'ai compté qu'elle produirait des raisins, mais elle a produit des épines » (/s., V, 2). Dès lors, ce n'est pas le vin d'allégresse, le moût de l'Esprit, mais le sang vermeil des  Prophètes, que les pressoirs ont dégorgé. Aussi bien Jérémie a-t-il été jeté dans une fosse (Jér., XLIV, 6) : car tels étaient désormais  les  pressoirs  des  Juifs,  remplis  non de vin, mais de bourbe.  Et bien que les Prophètes   semblent indiqués   en  termes   généraux,  le texte  nous  donne  à entendre  que  celui qui  fut  lapidé,   c'est  Naboth48  : il est vrai que nous n'avons recueilli de lui aucune prophétie verbale ; mais nous avons recueilli une prophétie par le fait, car par son propre sang il a prophétisé que cette vigne aurait bien des martyrs.  Et quel est celui qui est blessé à la tête ? Evidemment Isaïe49 : car la scie a plus aisément sectionné la charpente de son corps qu'elle n'a fait plier sa foi, usé sa constance, ou rogné la vigueur de son âme.  Par la suite il advint qu'en ayant envoyé plusieurs autres, que les Juifs renvoyèrent sans honneur et profit pour eux, n'ayant pu rien en tirer, finalement il envoya son Fils unique ; et ces perfides, voulant se débarrasser de l'héritier, le tuèrent en le crucifiant, le rejetèrent en le reniant. En peu de mots que de grandes choses ! D'abord qu'il existe une bonté de naturel, qui souvent se fie à des indignes ; puis que le Christ est venu comme le remède suprême des maux ; ensuite que renier l'héritier, c'est désespérer du Père. Or le Christ est tout ensemble héritier et testateur : héritier, parce qu'il survit à sa propre mort, et recueille en nos progrès comme le bénéfice et l'héritage des Testaments qu'il a Lui-même rédigés.  Il est donc bien qu'il interroge, afin qu'ils se condamnent par leur propre arrêt. Le maître de la vigne va venir, dit-Il, parce que dans le Christ réside également la majesté du Père, ou parce que dans les derniers temps sa présence se fera sentir davantage aux cœurs des hommes. Donc ils rendent eux-mêmes la sentence contre eux : que les méchants périssent, et que la vigne passe à d'autres métayers. Quels sont les métayers, qu'est la vigne ? Regardons.  La vigne est notre figure. Car le peuple de Dieu, enraciné sur la souche de la vigne éternelle, s'élève au-dessus de terre, et, parure d'un sol sans beauté, tantôt pousse bourgeons et fleurs, tantôt s'entoure d'un vêtement de verdure, tantôt accueille le joug aimable50 , lorsqu'elle a grandi et que ses bras développés sont les sarments d'un vignoble fécond. Le vigneron est le Père tout-puissant, la vigne est le Christ, et nous, les sarments ; et si nous ne portons pas de fruit dans le Christ, la serpe du vigneron éternel nous retranche. Il est donc juste d'appeler vigne le peuple du Christ, soit parce qu'il orne son front du signe de la Croix, soit parce qu'on récolte ses fruits à la dernière saison de l'année , soit parce que, comme pour les rangées de la vigne, ainsi pour tous, pauvres et riches, humbles et puissants, serviteurs et maîtres, il y a dans l'Eglise de Dieu mesure égale, nulle distinction. Comme la vigne épouse les arbres, ainsi le corps s'unit à l'âme, et l'âme au corps. Comme la vigne attachée se redresse, comme l'émonder n'est pas l'amoindrir, mais la faire croître, ainsi le peuple saint lié se dépouille, humilié se redresse ; la taille le couronne . Bien plus : comme le tendre rejeton, prélevé sur un vieil arbre, est greffé sur le surgeon d'une autre racine, ainsi le peuple saint, une fois débridées les cicatrices du vieux rejeton, nourri sur l'arbre de la Croix comme au sein d'une mère aimante, se développe ; et l'Esprit Saint, comme répandu dans les sillons profonds d'un terroir, se déverse dans la prison de ce corps, effaçant par le bain de l'eau salutaire tout ce qui est fétide, et redressant la tenue de nos membres vers une conduite céleste. Cette vigne, le diligent vigneron a coutume de la sarcler, de l'attacher, de la tailler ; déblayant l'entassement des masses de terre, tantôt Il brûle de soleil les secrets de notre corps, tantôt Il les arrose de pluie. Il aime à sarcler son terrain, pour que les ronces ne blessent pas le bourgeon, pour que les feuilles n'épaississent pas leur ombre, et que la vanité stérile des paroles, portant ombrage aux vertus, n'arrête pas la maturation du naturel et du caractère. Mais Dieu nous garde de craindre un détriment quelconque pour cette vigne, que le gardien vigilant du Seigneur Sauveur a fortifiée contre toutes les entreprises de la malice du siècle par le mur de la vie éternelle ! « Elle a poussé ses rejetons jusqu'à la mer » (Ps. 79, 12) ; car « la terre appartient au Seigneur » (Ps. 23, 1) : partout Dieu le Père est honoré, partout le Seigneur Christ est adoré.

 Voilà notre vendange. Dans la joie donc et la sécurité, que les uns chargent en leur sein les grappes des raisins savoureux, que d'autres goûtent aux présents du ciel, qu'un bon nombre expriment sous les pieds de leur bon vouloir le fruit du bienfait divin, et, leurs chaussures enlevées, colorent leurs pieds nus du vin qui ruisselle51 : car le lieu où nous sommes est une terre sainte (Ex., III, 5), et dès lors il faut quitter les chaussures, en sorte que le pas de notre âme, gravissant les degrés du trône très saint, soit dégagé des liens et entraves du corps. Il convient qu'il y ait vendange du monde entier, puisque c'est la vigne du monde entier.  « Voici le temps favorable » (II Cor., VI, 2) : l'année ne frissonne plus sous les frimas d'hiver et les brumes de la fausse foi ; l'écorce difformez du blasphème ne s'épaissit plus sous les neiges entassées et la gelée persistante ; mais, affranchie des bourrasques du sacrilège, la terre déjà conçoit de nouveaux fruits, produit les anciens. Oui, la bourrasque de toutes les dissensions est tombée ; tous les feux des convoitises du monde, toute la flamme dont l'incendie embrasait le peuple de l'Italie, jadis l'erreur juive, récemment l'arienne, est maintenant tempérée par un calme zéphyr. La tempête est apaisée, la concorde fait voile, la foi souffle, les nautoniers de la foi rentrent à l'envi aux ports qu'ils avaient quittés et pressent de doux baisers les rivages de leur patrie, se félicitant d'être délivrés des périls, libérés des égarements.  Salut, vignoble digne d'un tel gardien ! Tu as été consacré par le sang non du seul Naboth, mais de Prophètes sans nombre, et, qui plus est, par le sang précieux du Seigneur. Sans doute Naboth n'a pas été effrayé par les menaces du roi ; sa constance n'a pas ployé sous la crainte ; les plus riches présents n'ont pu l'amener à vendre son attachement religieux ; mais résistant aux désirs du roi, qui voulait planter dans ses jardins herbes et légumes en coupant la vigne, ne pouvant faire autre chose il éteignit de son propre sang le feu qui menaçait les ceps. Mais enfin il défendait une vigne éphémère ; toi, c'est pour l'éternité que t'a plantée à notre intention la mort d'une multitude de martyrs ; la croix des Apôtres, reproduisant la Passion du Seigneur, t'a provignée jusqu'aux extrémités du monde entier.

Le  tribut à César.

Luc, XX, 21-26.

« De qui porte-t-il l'effigie et l'exergue ? »

Le Seigneur nous apprend en cet endroit que nous devons être circonspects dans nos réponses aux hérétiques ou aux Juifs. Ailleurs Il a dit : « Soyez habiles comme les serpents » (Mt., X, 16) ; passage que beaucoup entendent ainsi : puisque le serpent suspendu (Nb., XXI, 8) annonçait la Croix du Christ, par laquelle Il devait éliminer le venin de serpent de l'esprit mauvais, il semble que l'on doive être habile comme le Christ, simple comme l'Esprit52. Vous avez ici le serpent, qui protège toujours sa tête, esquive la blessure mortelle. Interrogé par les Juifs s'il avait reçu son pouvoir du ciel, Il répondit : « Le baptême de Jean, d'où est-il ? du ciel, ou des hommes ? » (Lc, XX, 4), afin que, n'osant pas nier qu'il soit du ciel, ils se réfutent eux-mêmes comme insensés s'ils nient que son auteur est du ciel. Demandant un didrachme, Il s'enquiert de l'effigie ; car autre est l'effigie de Dieu, autre l'effigie du monde, et c'est pourquoi tel nous avertit : « De même que nous avons porté l'effigie du terrestre, portons aussi l'effigie du céleste» (I Cor.,XV, 49). Le Christ ne porte pas l'effigie de César, car Il est l'Image de Dieu. Pierre ne porte pas l'effigie de César, car il a dit : « Nous avons tout quitté et vous avons suivi » (Mt., XIX, 27). On ne trouve l'effigie de César ni chez Jacques ni chez Jean, parce que fils du Tonnerre. Mais on la trouve en mer (Mc, III, 17), où les monstres ont la tête écrasée sous les eaux, tandis que le monstre principal, la Jeté écrasée, est donné en nourriture aux peuples de l'Ethiopie (Ps. 73, 13 ssq.). Si donc Il n'avait pas l'effigie de César, pourquoi a-t-il payé l'impôt ? Il ne l'a pas payé de son bien, mais a rendu au monde ce qui était au monde. Vous aussi, si vous voulez ne rien devoir à César, ne possédez pas ce qui est au monde. Mais vous avez des richesses : vous êtes redevable à César. Si vous voulez ne rien devoir au roi de la terre, quittez tous vos biens et suivez le Christ.  Et c'est à bon droit qu'il décide d'abord ce qu'il faut rendre à César : car on ne peut appartenir au Seigneur si d'abord on ne renonce au monde. Mais tous nous y renonçons, en paroles ; nous n'y renonçons pas de cœur : car, lorsque nous recevons les mystères53, nous renonçons. Quelle lourde chaîne ! promettre à Dieu, et ne pas s'acquitter ! « Mieux vaut pour vous, est-il dit, ne pas vouer que vouer et ne pas rendre » (Eccl., V, 4). Un contrat de foi est plus sérieux qu'un contrat d'argent. Accomplissez votre promesse tandis que vous êtes en ce corps, avant que le créancier ne vienne vous jeter en prison : « En vérité, je vous le dis, vous n'en sortirez pas que vous n'ayez payé le dernier denier» (Mt., V, 25 ssq.).

La femme aux sept maris.

Luc, XX, 27-37.

« Si le frère de quelqu'un vient à mourir... »

Les sadducéens, c'est-à-dire la fraction la plus détestable des Juifs, tentent le Seigneur en cet endroit. Au sens obvie leur sottise est reprise ; au sens mystique leur opinion est réfutée, et le cas de chasteté qu'ils ont tiré de leur propre fonds, puisque selon la lettre une femme doit se marier même contre son gré, pour que le frère du défunt lui donne une postérité. Donc la lettre tue (II Cor., III, 6), telle une entremetteuse des vices, tandis que l'Esprit est maître de chasteté. Voyons donc si cette femme ne serait pas la Synagogue. Elle a eu sept maris, tout comme il est dit à la Samaritaine : « Vous avez eu cinq maris » (Jn, IV, 18) : car la Samaritaine ne suit que cinq livres de Moïse54 ; la Synagogue en suit, princièrement, sept, et, par sa mauvaise foi, n'a eu d'aucun une descendance, une postérité, des héritiers. Aussi n'aura-t-elle point part avec ses époux à la résurrection, parce qu'elle a détourné un précepte spirituel dans un sens charnel. Il n'était pas question du frère de quelqu'un selon la chair pour donner une postérité au frère défunt, mais de ce Frère qui devait recueillir du peuple mort des Juifs la connaissance du culte divin comme une épouse, et en avoir une descendance en la personne des Apôtres : demeurés au sein de la Synagogue comme restes informes des Juifs défunts, ils ont obtenu d'être conservés, grâce à l'élection de la grâce, par l'alliage d'une nouvelle semence.  Quant à la Synagogue, elle reçoit souvent l'étole, marque du mariage , parce qu'elle est mère des croyants ; souvent aussi on la montre répudiée, parce qu'elle est mère d'incroyants. Pour elle la Loi corporelle est morte, pour ressusciter spirituelle. Donc le peuple saint de Dieu, s'il aime les sept livres de la Loi comme d'un amour conjugal, et obéit à ses ordres comme à ceux d'un mari, aura dans la résurrection cette union céleste, où nulle souillure du corps ne fera rougir sa pudeur, mais où les dons de la grâce divine l'enrichiront.

 

LIVRE X

David et le Christ.

Luc, XX, 41-44

« Le Seigneur a dit à mon Seigneur, »

Pour   compléter   ses   enseignements, le Seigneur inclut dans la finale de son testament la foi, avant même sa Passion, et la miséricorde : la foi, qui consistera à croire qu'il est le Christ et le Seigneur notre Dieu, et qu'il siège à la droite de  Dieu — non pas  qu'il siège corporellement, étant partout. Au reste Il est lui-même dans le Père, puisqu'il est dans la substance de Dieu, puisqu'il n'y a qu'une puissance, une majesté.  Il est donc dans le Père, et le Père est en Lui, parce que le Verbe est en Dieu, Dieu dans le Verbe ; Il est dans le Père, Il est à la droite du Père, parce qu'uni au Père, ne cédant le pas à personne ; Il est envoyé par le Père, parce qu'il est descendu du ciel pour accomplir la volonté du Père.  Supprimez les chicanes de la mauvaise foi, et la religion est parfaite :  Il n'est ni placé avant parce qu'il siège à la droite, ni déshonoré parce qu'envoyé. Il n'y a pas à chercher des degrés de dignité  là ou se trouve la  plénitude  de la   divinité.   Il faut également considérer qu'il reprend ceux qui appellent le Christ fils de David ; comment donc l'aveugle a-t-il mérité sa guérison en le proclamant fils de David (Lc, XVIII, 35) ? Comment les enfants, quand ils disaient : « Hosanna au fils de David » (Mt., XXI, 9), rendaient-ils gloire à Dieu en le proclamant hautement ? Mais le tort en  cet  endroit n'est pas  de le reconnaître fils  de David, mais de ne pas le croire Fils de Dieu. Ce n'est pas l'un des deux, mais l'un et l'autre, qui font la foi véritable ;  car si  nous  avons  commencé  par ne  connaître «que le Christ Jésus, et crucifié» (I Cor., II, 2), maintenant que nous approchons du jugement nous ne connaissons plus le Christ crucifié, mais nous attendons sa venue sur les nuées (// Cor,, V, 16). L'incrédule regarde les blessures (Jn, XX, 25, 27), le croyant court à la rencontre du Christ, enlevé dans les airs (I Thess., IV, 16). Croyons donc que le Christ est à la fois Dieu et homme, un en deux natures, et non double. Le Père Lui soumet ses ennemis (Ps. 109, 1), non que sa puissance soit insuffisante, mais en vertu de l'unité de nature, car l'un opère en l'autre. Car le Fils lui aussi soumet au Père ses ennemis, puisqu'il glorifie son Père sur terre (Jn, XVII, 4). Le Père a donné au Fils un nom qui surpasse tous les noms (Phil, II, 9) ; mais de son côté le Fils dit au Père : « J'ai manifesté votre nom aux hommes que vous m'avez donnés » (Jn, XVII, 6). Or en donnant un nom qui surpasse tous les noms, Il n'a pas donné plus qu'il n'avait, mais Il a donné tout ce qu'il avait. Et s'il a donné ce nom, c'est « pour que toute langue rende hommage à Dieu de ce que le Seigneur Jésus est dans la gloire de Dieu le Père » (Phil, II, 11).

 Voyez donc chaque détail. Le Père soumet au Fils ; le Fils soumet au Père. Le Père ressuscite le Fils ; le Fils se ressuscite lui-même ; aussi dit-Il : « Détruisez ce temple, et je le relèverai en trois jours » (Jn, II, 19). Le Père est Seigneur, et le Fils est Seigneur : « Le Seigneur a dit à mon Seigneur » ; cependant il n'y a pas deux Seigneurs, mais un seul Seigneur. Car le Père est Dieu, et le Fils est Dieu ; mais il n'y a qu'un Dieu, puisque le Père est dans le Fils, et le Fils dans le Père (Jn, XIV, 10 ; XVII,21) ; un seul Dieu, puisqu'il n'y a qu'une divinité : « Votre trône, Dieu, existe pour les siècles des siècles ; c'est un sceptre de rectitude que le sceptre de votre royauté ; vous aimez la justice et détestez l'iniquité : c'est pourquoi Dieu, votre Dieu, vous a consacré » (Ps. 44, 7 ssq.) ; niais il n'y a qu'un Dieu. Sur ce point l'enseignement du Nouveau Testament concorde avec celui de l'Ancien ; car dans l'Ancien Testament il est écrit : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu » et « vous adorerez le Seigneur votre Dieu et ne servirez que Lui » (Deut., VI, 5, 13) ; dans le Nouveau : « Un seul Dieu, qui est Père de tous » (Ephés., IV, 6). Ainsi le Père est Seigneur et le Fils est Seigneur, mais il n'y a qu'un Seigneur ; aussi bien est-il écrit : « Gardez-vous de servir deux seigneurs » (Mt., VI, 24). Ceci dans le Nouveau Testament ; dans l'Ancien il est écrit : « Ecoute, Israël : le Seigneur ton Dieu est le seul Seigneur » (Deut., VI, 4). Aussi l'Apôtre a-t-il admirablement dit, se gardant bien de parler de deux Dieux, de mentionner deux Seigneurs, ou de diminuer le Fils ou le Père : « Il n'y a qu'un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses, et un seul Seigneur, Jésus, par qui sont toutes choses » (I Cor., VIII, 6) ; car qui est Dieu est aussi Seigneur, et qui est Seigneur est Dieu ; aussi bien est-il écrit : « Sachez que le Seigneur lui-même est notre Dieu » (Ps. 99, 3). Donc tout ce qu'a le Père, le Fils l'a également. Dieu est Père sous le rapport de la génération ; le Fils est Dieu dans l'unité de l'image. Le Fils est Seigneur, parce que, pouvant se soumettre toutes choses par puissance, Il l'a fait par sagesse; le Père est Seigneur, parce qu'il est la racine du Fils. Ainsi dis­tinguons-nous le Père du Fils quant à la diversité des per­sonnes ; nous les unissons dans une même puissance. Ainsi l'un est dans l'autre, et l'un et l'autre ne sont qu'un. Car c'est la gloire du Père de n'avoir pas dégénéré dans le Fils, et la beauté du Fils qu'on voie le Père dans le Christ. Il n'a donc pas dégénéré, ayant dans l'unité la majesté souveraine ; Il n'est pas étranger, étant réellement en­gendré, expression de la vérité.

Annonce des derniers temps.

Luc, XXI, 5-36.

« Il ne restera pas pierre sur pierre qui ne soit détruite. »

Il était ensuite question d'une veuve : ayant déjà fait son éloge dans le livre que nous avons écrit sur les veuves , nous le laissons maintenant de côté. Quant aux paroles du texte présent, elles étaient vraies du temple construit par Salomon, comme aussi de sa destruction par l'ennemi avant l'époque du jugement ; car il n'est ouvrage de nos mains que la vétusté n'use, que la violence ne renverse, ou que le feu ne consume. Il est cependant encore un autre temple, construit de belles pierres et orné d'offrandes, dont le Seigneur semble indiquer la destruction : la Synagogue des Juifs, dont l'édifice vieilli tombe en ruines quand surgit l'Église. Il existe aussi un temple en chacun, qui s'écroule si la foi fait défaut, et particulièrement si l'on met fallacieusement le nom du Christ en avant pour s'emparer des sentiments intérieurs. Il se peut que cette interprétation soit encore la plus utile pour moi : que me sert, en effet, de savoir le jour du jugement ? A quoi me sert, ayant conscience de tant de péchés, que le Sei­gneur vienne, s'il ne vient en mon âme, ne revient en mon esprit ; si le Christ ne vit en moi, si le Christ ne parle en moi ? C'est donc à moi que le Christ doit venir, c'est pour moi que doit avoir lieu son avènement. Or le second avènement du Seigneur a lieu au déclin du monde, quand nous pouvons dire : « Pour moi le monde est crucifié, et moi pour le monde » (Gal., VI, 14). Mais si ce déclin du monde trouve un tel homme en haut de sa maison (Mt., XXIV, 17) , vivant dans les cieux (Phil., III, 20), alors aura lieu la destruction du temple matériel et visible, de la Loi matérielle, de la Pâque matérielle et de la Pâque visible, des azymes matériels et des azymes visibles ; j'oserai même dire du Christ temporel, tel qu'il était pour Paul avant qu'il n'eût la foi (Gal., VI, 14) ; car pour celui à qui le monde meurt, le Christ est éternel ; le temple est pour lui spirituel, la Loi spirituelle, la Pâque même spirituelle, puisque le Christ meurt une seule fois (Rom., VII, 14) ; il festoie avec les azymes (I Cor., V, 8) non des fruits de la terre, mais du fruit de la justice. Pour lui donc se réalise la présence de la sagesse, la présence de la vertu et de la justice, la présence de la Rédemption ; car le Christ est bien mort une seule fois pour les péchés du peuple, mais afin de racheter chaque jour les péchés du peuple.

 « Et quand vous entendrez parler de guerres et de bruits de guerres... »

On a demandé au Seigneur quand aura lieu la des­truction du Temple, et quel sera le signe de sa venue : Il renseigne sur les signes, Il ne juge pas à propos de fixer le temps. Mais Matthieu ajoute une troisième question (XXIV, 1-3), si bien que les disciples inter­rogent sur le moment de la destruction du Temple, sur le signe de sa venue, et sur la fin du monde ; Luc a jugé qu'on en saurait suffisamment sur la fin du monde, si l'on était instruit de la venue du Seigneur. Or nul ne peut témoigner des paroles célestes plus que nous, sur qui vient la fin du monde. Que de guerres et de bruits de guerres nous avons appris ! Les Huns se sont dressés contre les Alains, les Alains contre les Goths, contre les Taifales55 et les Sarmates. Nous-mêmes en Illyrie avons été exilés de notre patrie par les Goths exilés. Et ce n'est pas encore la fin. Quelle famine partout, peste des bœufs aussi bien que des hommes et de tout le bétail ! Si bien que, n'ayant pas subi la guerre, la peste nous a rendus semblables à un pays conquis . Donc, puisque nous en sommes au déclin du monde, cela commence par les maladies du monde : maladie du monde la famine, ma­ladie du monde la peste, maladie du monde la persé­cution. Or il y a d'autres guerres encore que sou­tient le chrétien, les combats des diverses convoitises, les conflits de désirs ; et les ennemis domestiques sont bien plus pénibles que ceux du dehors. Tantôt la convoitise excite, tantôt la passion enflamme ; tantôt la crainte effraie, tantôt la colère secoue, tantôt l'ambition met en mouvement ; tantôt les esprits du mal qui sont dans le ciel (Éphés., VI, 12) essaient de terrifier. Ce sont comme des combats qui heurtent et secouent, tels des tremblements de terre, les impressions mobiles de l'âme ébranlée. Mais le courageux dit : « Si un camp se dresse contre moi, mon cœur ne craindra pas ; si la lutte se soulève contre moi, même alors j'espérerai » (Ps. 26, 3). Il est debout à son rang, présentant la poitrine à l'en­nemi ; même si quelque Goliath se dresse, féroce et gigan­tesque, parmi l'effroi des autres il se lève, comme l'humble David, rejetant les armes du roi de la terre (I Sam., XVII), prenant les traits plus légers de la foi ; et, brandissant dans une triple tresse le projectile d'une pure confession de foi, il blesse l'impudence du persécuteur, méprisant ses menaces, insouciant de son pouvoir, méritant même que le Christ parle en lui. Tantôt c'est le Christ, tantôt le Père, tantôt l'Esprit du Père qui parle ; il n'y a là nulle dissonance, mais accord : ce que dit l'un, les trois le disent, car la Trinité n'a qu'une voix. Au-devant de ce vainqueur, qui a frappé Goliath de son glaive en accueillant la mort pour le Christ et mis en fuite les Philistins, voici venir les jeunes filles, celles qui sont comme les aigles : « Saûl, disent-elles, en a tué mille, David dix mille» (I Sam., XVIII, 7) : preuve que les vainqueurs du monde passent avant ses princes. Aussi bien les rois meurent, les martyrs héritent à jamais des honneurs du royaume de la grâce céleste ; et les premiers deviennent les suppliants, les seconds leurs patrons.  Il est encore un autre glaive de Goliath, une autre flèche du diable : la parole des hérétiques. L'homme qui sait chanter s'en empare pour vaincre l'adversaire ; il entend parler des guerres sans les subir ; nul vent de doctrine ne le remue, ne l'inquiète (Ephés., IV, 14) ; il ignore la faim de la parole, rassasié qu'il est des richesses de la divine Ecriture ; il ne craint pas de harceler celui qui fait retentir les vains propos des héré­tiques. Alors celui qui est faible doit attendre, pour ne pas faire tort aux autres dans un engagement inégal. Vienne David, à qui le Christ ouvrira la bouche pour parler des mystères ; vienne ce Nazaréen dont aucun cheveu ne doit tomber : soit parce qu'il ne possède aucun superflu qui puisse tomber, soit parce qu'il ne perdra rien de ses vertus les plus élevées ; chaste en sa sobriété, courageux dans la paix, maître jusqu'au bout de toutes ses pensées et paroles.  Que l'Evangile soit annoncé, pour que le siècle soit détruit ! La prédication de l'Évan­gile au monde est déjà venue ; déjà les Goths et les Armé­niens ont cru en elle : aussi voyons-nous le monde à sa fin. De même l'homme spirituel annonce l'Evangile quand il réalise tous les progrès de la sagesse et toutes les vertus, l'âme et l'esprit chantant (I Cor., XIV, 15), détruisant en dernier lieu la mort. Car « la fin aura lieu quand en lui  le Christ aura remis la royauté à Dieu le Père, et qu'il sera soumis à Celui qui Lui a soumis toutes choses, de façon que Dieu soit tout en tous » (Ib., XV, 24-28). Et l'Evangile sera annoncé dans toutes les cités, c'est-à-dire les cités de Judée ; car « Dieu est connu en Judée » (Ps. 75, 1). En effet « les cités de Judée se cons­truisent » (Ps. 68, 36) lorsque se posent les fondements des vertus.

 « Quand vous verrez Jérusalem assiégée par une armée... »

En fait Jérusalem a été assiégée et prise d'assaut par une armée romaine : sur quoi les Juifs ont cru qu'a­lors s'était accomplie l'abomination de la désolation (Mt., XXIV, 15 ; Dan., IX, 27), parce que les Romains jetèrent une tête de porc dans le Temple pour se moquer des observances rituelles des Juifs56. Voilà ce que je ne dirais pas même dans le délire. L'abomination de la désolation, c'est l'avènement de l'exécrable Antéchrist, en ce sens que, par ses funestes sacrilèges, il souille le sanctuaire des âmes, assis, conformément au récit, dans le temple, pour s'attribuer le trône de la puissance divine. Au sens spirituel, il est à propos qu'on le montre établi, parce qu'il désire installer au cœur de chacun les démarches de sa mauvaise foi, prétendant à l'aide des Écritures être le Christ. Alors approchera la désolation, parce que beaucoup, tombant dans l'erreur, déserteront la vraie religion. Alors ce sera le jour du Seigneur ; l'Apôtre l'a expliqué avec évidence quand il dit que nous devons prendre garde « comme si le jour du Seigneur était im­minent, à ne nous laisser séduire par personne, en aucune façon. Car auparavant viendra l'apostasie et se manifes­tera l'homme de péché, le fils de perdition, qui s'oppose et s'élève contre tout ce qui est appelé Dieu ou objet d'un culte, au point de siéger dans le temple de Dieu, se montrant comme s'il était Dieu» (II Thess., Il, 2-4), et le reste. Donc il trônera dans le temple, et dans le temple intérieur des Juifs qui nieront le Christ : dans ce temple non pas inviolable, mais sujet à se délabrer, à être enveloppé dans l'écroulement de la fausse foi, ou renversé par la violence de la colère, ou incendié par le feu des convoitises. Et il est bien dit qu'alors viendra le jour du  Seigneur,  et que les jours  seront abrégés  par égard pour les élus (Mt., XXIV, 22) : car si le premier avènement du Seigneur s'est produit pour le rachat des péchés, le second sera pour la répression des fautes, afin qu'un plus grand nombre ne glisse pas dans l'égarement de la fausse foi.  Alors il y aura des faux prophètes, alors  des famines.  Reportez-vous  à  l'époque  d'Élie (I Rois, XVIII), et vous verrez qu'alors il y avait des Pro­phètes de confusion, alors Jézabel, alors la famine, alors la sécheresse de la terre. Pourquoi ? Parce que l'iniquité avait  débordé,  que la charité s'était refroidie  (Mt., XXIV, 12). Aussi bien le juste était au désert, l'injuste régnait.

 Il y a encore un autre Antéchrist, père du premier : le   diable,   qui   s'efforce   d'investir ma  Jérusalem, mon âme — âme  de   Dieu  certes,  âme   pacifique57 —   avec l'armée de sa Légion (cf. Lc, VIII, 30). Car « nous n'avons pas à lutter contre la chair et le sang, mais contre les princes et les puissances, contre les gouverneurs de ce monde de ténèbres » (Ephés., VI, 12).  Il y a apostasie, lorsque l'âme s'abandonne ; puis, pensant au Seigneur, elle se reprend à trembler et se trouble. Alors, tant que cet  Antéchrist  « prévaut,  jusqu'à  ce  qu'il  disparaisse » (II Thess., Il, 7), la justice est en exil, l'iniquité règne. Alors la foi est rare ; si bien que le  Seigneur dit, avec l'accent du doute : «Lorsque viendra le Fils de l'homme, trouvera-t-il de la foi sur terre » (Lc, XVIII, 8) ? soit sur notre terre, s'entend, soit  dans l'univers. De même ail­leurs : « Le Seigneur a considéré les enfants des hommes, s'il  en est   qui comprennent   ou   qui   cherchent  Dieu » (Ps. 13, 2). Ce n'est pas que Dieu doute; mais la foi était si rare parmi  les hommes qu'humainement parlant il y avait lieu de douter. Quand donc le diable est au milieu du temple, c'est l'abomination de la désolation, confor­mément au prophète Daniel ; mais lorsque brille à ceux qui peinent la présence spirituelle du Christ, le méchant est chassé, et la justice commence de régner, expulsant des âmes fidèles toute tyrannie.

Il y a même un troisième Antéchrist : Arius ou Sabellius. Mieux encore, sont Antéchrists tous ceux qui nous séduisent par de fausses interprétations. Ainsi « que celui qui lit, comprenne » : celui qui comprend n'est pas séduit au point de croire à la fausseté au lieu du vrai, comme à coup sûr les Juifs, qui ont nié le vrai Christ, et par conséquent tiennent pour véritable celui qui est faux. De même aussi les ariens ne refuseront pas à l'An­téchrist ce qu'ils refusent au Christ.

 « Malheur à celles qui seront enceintes et donneront le sein en de tels jours ! »

Alors concevoir serait criminel ? Mais les enfants sont le fruit des noces. Et comment se fait-il que le Seigneur ayant béni Sara, elle enfanta (Gen., XVIII, 10) ? qu'Anne ait prié et engendré (I Sam.,  I,  10 ssq.) ? que Rachel ayant été bénie ait eu des fils (Gen., XXX, 22 ssq.) ? Est-ce que les Prophètes se sont trompés ? Car le Seigneur n'a pu se tromper. Mais dans les Prophètes c'est encore le Seigneur qui a parlé, et par suite eux non plus n'ont pu errer.  Comment donc pourra s'ajuster le désac­cord des textes ?  Mais puisqu'il y a conflit, tournons-nous vers l'esprit de paix ; car la Paix a dit : « Quand la femme enfante, elle est dans l'affliction parce que son heure est venue ; mais quand elle a enfanté, elle ne se souvient plus de sa tristesse »; et Il a ajouté :  «Vous aussi, en ce moment vous êtes dans la tristesse, mais je vous reverrai et votre cœur sera joyeux » (Jn, XVI, 21-22). Il montre ainsi qu'il appartient aux parfaits de se réjouir, aux infirmes de vaciller, comme redoutant encore l'incertain. Mais ici même Il vient de dire : « Ils man­geaient et buvaient, étaient épousés et prenaient femme » (Lc, XVII, 27), s'attachant à cette vie et s'enchaînant aux soucis du monde. Telles sont les femmes enceintes auxquelles on prédit malheur  :  elles  accumulent  l'em­bonpoint de leurs corps, et leur démarche s'alourdit en l'intime de leurs âmes ; lasses des vertus et grosses des vices. Mais il est d'autres enceintes qui ne sont pas exemptes de condamnation : celles qui en restent à con­cevoir de bonnes actions, et n'ont encore produit aucun résultat de l'œuvre entreprise. Il en est en effet qui conçoivent par la crainte de Dieu, qui disent : « De votre crainte nous avons conçu et enfanté » (Is., XXVI, 18). Mais tous n'enfantent pas ; tous ne sont point parfaits, tous ne peuvent pas dire : « Nous avons enfanté l'esprit de salut sur terre » (Ib.) ; tous ne sont pas Marie, pour concevoir le Christ de l'Esprit Saint, pour enfanter le Verbe. Il en est qui expulsent avant naissance un verbe avorton ; il en est qui portent le Christ dans leur sein, mais ne l'ont pas encore formé ; on leur dit : « Mes petits enfants, que j'enfante de nouveau, jusqu'à ce que le Christ soit formé en vous » (Gal., IV, 19). Ceux donc qui sont encore dans le sein sont en formation, étant impar­faits ; ceux-là sont déjà plus parfaits, à qui l'on dit : « C'est moi qui vous ai engendrés par l'Evangile » (I Cor., IV, 15).  Il y a beaucoup de pères de par l'Évangile, et beaucoup de mères qui enfantent le Christ. Qui donc me montrera les parents du Christ ? Il les a montrés Lui-même, en disant : « Qui est ma mère, ou qui sont mes frères ? Celui qui a fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, c'est lui qui est mon frère, et ma sœur, et ma mère » (Mt., XII, 48, 50). Faites la volonté du Père, pour être mère du Christ. Beaucoup ont conçu le Christ, et ne l'ont pas mis au jour. Celle donc qui enfante la jus­tice, enfante le Christ ; celle qui enfante la sagesse, enfante le Christ ; celle qui porte la parole, porte le Christ. Il y a aussi celle qui «a porté l'injustice et enfanté l'iniquité» (Ps. 7, 15). Malheur aux enceintes de cette sorte, dont le corps appesanti est trop paresseux pour échapper au péril ! Malheur à celles dont les douleurs, encore à subir, d'un prochain enfantement qui ébranle tout le corps, sont pour les autres le signe du jugement qui vient, le « commencement des douleurs » (Mt., XXIV, 8).

 Moïse nous a encore parlé d'une femme enceinte, qui, piétinée par deux hommes en querelle, subirait de ce fait un avortement (Ex., XXI, 22). Par conséquent la femme de bien doit fuir les querelles, s'attacher à la paix, pour mener à bien son enfantement. Et qu'elle n'attende pas le terme de neuf mois : l'enfantement du verbe dépend de la plénitude non du temps, mais du zèle : « Le juste, consommé en peu de temps, a accompli une longue durée » (Sag., IV, 13) ; au contraire l'âme imparfaite est vite piétinée, et laisse échapper le verbe qu'elle avait conçu. Mais malheur à celui qui scandalisera un de ces petits (Lc, XVII, 2), ou qui aura piétiné une femme enceinte ! car si elle accouche d'un produit encore informe, il paiera de son argent ; s'il était formé, il rendra vie pour vie, œil pour œil, dent pour dent, main pour main (Ex., XXI,  23  ssq.).   Mais  pourquoi  l'œil  ou  la  main ? L'avorton a une main et a un œil, s'il a été produit déjà formé. C'est dire que chacun sera condamné à raison du dommage causé. Car si un hérétique ou schismatique fait sortir un catéchumène  du sein, pour ainsi dire, soit de l'âme soit de l'Église qui l'enfante,  son châtiment sera plus léger ; plus grave, s'il s'agit d'un fidèle. Aussi prenez garde, en discutant avec ces gens-là, de piétiner l'Église; car « évitez les  questions insensées  et hors  de propos, sachant qu'elles engendrent les querelles » (II Tim., II, 23), qui blessent l'Église, telle une femme enceinte, en pié­tinant tout son corps. Hâtez-vous donc de remplir votre sein, pour être en mesure de plus vite enfanter. Écoutez la manière de le remplir, et de quoi : « C'est des fruits de sa bouche, est-il dit, que l'homme remplit ses entrailles, des fruits de ses lèvres qu'il se rassasie » (Prov., XVIII, 20). Au sujet de celles qui nourrissent, j'ai encore l'enseignement du jugement sublime de Salomon et de la dispute de ces deux femmes (I Rois, III, 16 ssq.). Bien que délivrées déjà des douleurs de l'enfantement, elles sont encore agitées de crainte au sujet de l'attri­bution des enfants. Le sommeil de l'ivresse est tombé sur celle qui nourrissait, la mère a étouffé son enfant ; elle le renie, elle veut celui de l'autre. Mais celle qui n'a pas tué son fils a peur pour lui, haletante de l'incertitude du jugement.  Donc nous aussi, pour ne pas nous trouver auteurs d'œuvres imparfaites au jour du jugement ou de la  mort,  hâtons-nous  de  sevrer nos  enfants.   Une  fois sevré,   Isaac  ne  craignait  plus  rien  du  sommeil  de  sa mère ;   aussi  Abraham  fit-il  un  grand  festin  quand  il sevra son fils (Gen., XXI, 8). Une fois sevré, David espère la récompense pour son âme (Ps. 130, 2). Le Corinthien n'en est plus au début de sa foi où, incapable encore d'une nourriture solide, il buvait le lait ; mais, fortifié main­tenant par un pain consistant, il a grandi jusqu'à la plé­nitude de l'âge parfait (I Cor., III, 2; Hébr., V, 12 ; Ephés., IV, 13). Il ne suffit donc pas d'avoir pris soin d'engendrer ; il faut posséder le moyen de nourrir.

 Pour vous donc, comme pour Marie, que le Verbe de Dieu grandisse, qu'il progresse en sagesse et en âge : c'est ce qui arrive, si vous gardez en votre cœur toutes les paroles de justice, si vous n'attendez pas l'heure de la vieillesse, mais si, uni dès le premier âge à l'homme juste, vous vous hâtez de concevoir la sagesse sans altération de votre corps, de l'enfanter, de la nourrir. Considérez Paul hier persécuteur, aujourd'hui croyant, demain prédicateur .

 « Priez pour que votre fuite n'ait pas lieu en hiver ou le jour du sabbat. »

Puisque au jour du jugement viendra le Seigneur, devant qui le feu brûlera (Ps. 49, 3), et que le feu a tou­jours la même énergie, ou (même) brûle plus vite en été, comment dit-Il de prier pour que notre fuite n'ait pas lieu en hiver ? Peut-être parce que celui qui se réfugie dans les montagnes ne doit pas avoir à craindre le froid et la glace, les tempêtes et la grêle des péchés, mais sou­haiter plutôt la sérénité d'un été radieux, pour que le terrain glissant ne fasse pas trébucher les faibles pieds de son corps.  Aussi telle âme, assurée désormais en sa marche, appuyée maintenant sur de solides racines, se réjouit-elle et dit-elle : « L'hiver s'en est allé, le moment est venu de tailler » (Cant., II, 11). Car en hiver le vent dépouille les arbres de leur parure, et la rigueur du froid est pour les tendres feuillages comme une mort qui les tue ; mais au printemps les graines repoussent, et dans un renouveau d'été la nature verdoie et s'épanouit. Au printemps a lieu Pâques, où j'ai été sauvé ; en été, les cinquante jours où nous célébrons la gloire de la résur­rection à l'image du temps à venir.

 Il faut aussi prier pour qu'à sa venue le Seigneur ne vous surprenne pas en sabbat, c'est-à-dire oisif et désœuvré. Alors travaillez, selon la Loi, jour après jour ; ayez la ferveur de l'esprit et la vigilance laborieuse ; et  ce n'est pas sans raison qu'il est écrit : « Le samedi vous humilierez votre âme » (Lév., XVI, 31). Et comme le peuple est demeuré en captivité durant soixante-dix ans, comme alors la religion a été profanée, la liberté opprimée, la pudeur outragée, il vous faut émigrer de cette vie quand les vertus sont vigoureuses, les vices captifs, et non pas quand l'âme est captive, sa vigueur et sa force inexistantes, quand le corps est dominé par les péchés.

« Et il y aura des signes dans le soleil, la lune et les étoiles. »

La prophétie se déroule en réalité et le mystère s'ac­complit intégralement : les Juifs seront une seconde fois emmenés captifs à Babylone et en Assyrie ; ils seront captifs dans le monde entier, pour avoir renié le Christ ; la Jérusalem visible sera piétinée par l'armée ennemie, et les Juifs passés au fil de l'épée ; et toute la Judée sera subjuguée par les nations qui croiront, à l'aide du glaive spirituel, qui est la parole au double tranchant (Hébr., IV, 12). Et divers signes se produiront dans le soleil, la lune et les étoiles. Ces signes sont exprimés plus clai­rement en Matthieu (XXIV, 29). « Alors, dit-il, le soleil pâlira, et la lune ne donnera plus sa lumière, et les étoiles tomberont. » Comme en effet beaucoup abandonneront la religion, la clarté de la foi sera voilée par le nuage de l'incrédulité : car le soleil céleste s'atténue ou grandit pour moi selon ma foi. Il en est ainsi quand plusieurs per­sonnes considèrent le rayonnement du soleil de ce monde : selon la réceptivité du spectateur le soleil semble plus pâle ou plus brillant ; de même selon la dévotion de chaque croyant se répand sur lui la lumière spirituelle. Et de même qu'en ses phases mensuelles la lune disparaît lorsque la terre s'interpose entre elle et le soleil, ainsi la sainte Église, lorsque les vices de la chair interceptent la lumière céleste, ne peut emprunter au rayonnement du Christ l'éclat de la divine lumière. Car souvent dans les persécutions c'est uniquement l'amour de cette vie qui arrête la clarté de Dieu.  « Les étoiles tomberont » : c'est-à-dire ces hommes déjà étincelants de la gloire de la résurrection, ces hommes « astres du monde, possédant la parole de vie » (Phil., II, 15 ssq.), ces hommes au sujet desquels il fut dit à Abraham que sa descendance resplendirait comme le ciel et les étoiles (Gen., XV, 5). Donc les Patriarches tomberont aux yeux des hommes, les Prophètes tomberont, si la cruauté de la persécution s'af­firme. Cela doit s'accomplir, jusqu'à ce que l'Église voie achevée en tous et en chacun la plénitude des vertus : car c'est ainsi que se reconnaissent les bons, que se trahissent les faibles. Donc les diverses passions des âmes seront si fortes, qu'ayant la conscience chargée d'une multitude de fautes, la crainte du jugement qui vient desséchera en nous la fraîcheur de la fontaine sacrée : car la fausse foi dessèche, la foi rafraîchit.

 « Car les puissances du ciel seront ébranlées ; et alors on verra le Fils de l'homme venir sur les nuées. »

On attend la venue du Seigneur, pour que se réalise dans tout l'univers, humain ou matériel, sa présence, qui s'accomplit bien entendu en chacun quand on reçoit le Christ de tout son cœur. Peut-être qu'à leur tour les vertus des cieux, à l'avènement et au retour du Seigneur Sauveur — car « Il est le Seigneur des vertus (Ps. 23, 10) — obtiendront nécessairement une augmentation de grâce et seront ébranlées quand la plénitude de la divinité se communiquera de plus près.  Il existe aussi des vertus des cieux qui publient la gloire de Dieu (Ps. 18, 2), et qui sont ébranlées par une communication plus abondante du Christ : les vertus spirituelles, qui voient le Christ. David nous a appris comment sont mises en mouvement ces vertus, quand il dit : « Approchez de moi, et vous serez éclairés » (Ps. 33, 6). Paul à son tour a enseigné comment voir le Christ : car « lorsque vous serez converti au Seigneur, le voile sera retiré » (I Cor., III, 16), et vous verrez le Christ. Vous le verrez dans les nuées : je ne pense vraiment pas que le Christ viendra dans un sombre brouillard et une pluie glaciale ; car on voit les nuées, elles voilent le ciel d'une brume obscure ; et com­ment aura-t-il « placé sa tente dans le soleil », s'il pleut à son avènement (Ps. 18, 6) ?  Mais il est des nuées qui voilent, parce qu'il le faut, l'éclat du mystère céleste ; il est des nuées humides de la rosée de la grâce spi­rituelle. Regardez la nuée dans l'Ancien Testament : « Il leur parlait, est-il dit, dans une colonne de nuée » (Ps. 98, 7). Oui, Il parlait par Moïse, par Josué, fils de Nave, qui arrêta le soleil pour recevoir le rayonnement d'une lumière plus abondante (Jos., X, 12). Donc Moïse et Josué, fils de Nave, sont des nuées. Voyez comment les saints sont des nuées : « Ils volent comme des nuées, comme des colombes avec leurs petits » (Is, LX, 8) . J'ai sur ma tête les nuées d'Isaïe, d'Ezéchiel, qui par les chérubins et les séraphins me montrent la sainteté de la Trinité divine (Is., XXXVII, 16; Ez., X, 1); tous sont nuées. C'est dans ces nuées que vient le Christ. Il vient sur la nuée dans le Cantique des Cantiques (III, 6, 11), sur une nuée sereine, radieux de l'allégresse d'un époux. Il vient encore sur « une nuée légère» (Is., XIX, 1), quand Il prend chair d'une Vierge : car le Prophète a vu comme une nuée venant de l'Orient ; et il a bien dit : une nuée légère, que n'alourdissaient pas les vices de la terre. Voyez la nuée sur laquelle a reposé l'Esprit Saint, et que la puissance du Très-Haut a couverte de son ombre (Lc, I, 35). Lors donc que le Christ apparaîtra sur les nuées, « les tribus de la terre s'effondreront » (Apoc., I, 7) : car il existe comme une ordonnance des crimes et un édifice des péchés, que l'avènement du Christ détruit.

 « Voyez le figuier et tous les arbres : quand ils pro­duisent leur fruit, vous savez que l'été est proche. »

Les textes des évangélistes semblent, par des procédés divers il est vrai, se ramener cependant à l'unité. Matthieu ne parle que du figuier « quand sa ramure est tendre » (XXIV, 32) ; ici, on parle de tous les arbres. Mais nous devons, ou bien quand le fruit devient vert sur tous les arbres et que le figuier est déjà fécond et en fleur (quand toute langue loue Dieu, Phil., II, 11, et que le peuple juif aussi le loue), espérer la venue du Seigneur, à laquelle, comme à la saison d'été, se récolteront les fruits de résur­rection ; — ou bien, quand l'homme d'iniquité aura pris le vêtement de sa légère et frêle vanité, comme les ra­meaux de la Synagogue leurs feuilles, conjecturer que le jugement approche. Car le Seigneur se hâte de récom­penser la foi et de mettre un terme au péché. Ainsi le figuier est ici doublement figuratif, ou de l'adoucissement  de la dureté, ou de la surabondance des péchés ; car par la foi des croyants ce qui était jusque-là desséché refleu­rira, et de la parure de leurs fautes les pécheurs tireront vanité58 ; là c'est le fruit de la foi, ici la poussée folle de la fausse croyance. Les soins du jardinier évangélique me promettent le fruit du figuier (Lc, XIII, 9). Il ne faut pas désespérer si les pécheurs se sont couverts des feuilles du figuier comme d'un vêtement trompeur, pour jeter un voile sur leur conscience. Les feuilles sont donc une apparence stérile. Tels sont les vêtements que possèdent les exilés du paradis (Gen., III, 7).

Préparatifs de  la Cène.

Luc, XXII, 7-13. 

« Voici qu'à votre entrée dans la ville se présentera un homme por­tant une amphore d'eau. »

Il est bon d'examiner où le Seigneur fait la Pâque. En Matthieu vous lisez : « Allez en ville chez un tel» (Mt., XXVI, 18). Remarquez dès l'abord la majesté divine : Il parle avec ses disciples, et sait déjà ce qui va se passer ailleurs. Puis voyez sa condes­cendance : Il ne choisit pas un personnage riche ou puis­sant, mais il Lui faut un pauvre ; Il préfère l'hospitalité réduite d'un pauvre aux vastes demeures des nobles. «Allez, dit-Il, chez quelqu'un.» Vous saviez, Seigneur, son nom, puisque vous saviez sa serviabilité ; vous saviez sa serviabilité, sachant qu'il se présenterait. Mais vous le désignez sans le nommer, pour qu'on juge qu'il n'est pas notable. Rien ici d'arrangé, puisqu'on ne mentionne pas la personne, mais l'affaire. Selon Marc « il porte une cruche d'eau » (XIV, 13). Voilà donc celui que les apôtres ont ordre de suivre. Pourquoi « père de famille » ? Pour vous faire connaître qu'on décrit la dignité de sa vie, non sa richesse. Pourquoi a-t-il un lit à l'étage su­périeur ? Pour vous faire remarquer la grandeur de son mérite, tel que le Seigneur avec ses disciples peut se reposer avec complaisance sur ses vertus élevées. Plaise donc à Dieu qu'il me soit donné de porter l'amphore d'eau, donné de porter la cruche d'eau, que porte ce père de famille ayant en haut un grand lit ! Qu'est-ce en effet que l'amphore ? N'est-ce pas la mesure remplie, qui ne contient pas une mesure médiocre ? Le Seigneur a dit : « Ils  vous   donneront  la  bonne  mesure,   tassée,   débor­dante » (Lc, VI, 38).  De l'eau, que dirai-je ? Sur l'eau, avant même la naissance du monde, planait, comme vous le lisez, l'Esprit (Gen., I, 2)59  Eau, qui as lavé l'Univers souillé de sang humain, faisant précéder le bain actuel de sa figure ! Eau à qui il fut donné d'être le sacrement du Christ, lavant tout sans être lavée ! C'est toi qui la première commences, c'est toi qui achèves et parfais les mystères. De toi vient le commencement, de toi la fin ; ou plutôt, c'est toi qui nous fais ignorer la fin. Par toi l'odeur des chairs putréfiées est chassée, et les entrailles que ronge la corruption sont conservées pour une longue durée par le sel répandu. Par toi les corps que dessèche la chaleur reçoivent un breuvage doux et agréable, qui sauve la vie, qui procure un suave plaisir. Tu as donné ton nom aux Prophètes et aux Apôtres, tu as donné ton nom au Sauveur : les premiers sont les nuées du ciel (Is., LX, 8), les seconds le sel de la terre (Mt., V,  13) ; Lui est source de vie (Jn, VII, 38). Les montagnes te recouvrent   sans  t'emprisonner. Tu  heurtes   les   écueils sans te briser. Tu te répands sur les terres sans t'épuiser ; mais jaillissant de canaux profonds, tantôt contenue tu répands un souffle de vie, tantôt dispersée tu donnes la sève fertile, tantôt répandue tu fournis un arrosage bien­faisant, pour que la terre, épuisée, desséchée en ses moelles, ne refuse pas les récoltes annuelles.  Substance de tous les éléments, le ciel, l'air, la mer, la terre te produisent. Frappé et heurté par le Prophète, le rocher t'a dégorgée pour arroser les cœurs des peuples altérés (Ex., XVII, 6). Lorsque tu as jailli du côté du Sauveur, les bourreaux t'ont vue, et ils ont cru (Jn, XIX, 34) ; aussi es-tu l'un des trois témoins de notre renaissance : car « il y a trois témoins, l'eau, le sang et l'Esprit » (I Jn, V, 8) : l'eau pour laver,  le  sang  pour racheter,  l'Esprit  pour  ressusciter (cf. Rom., VIII, 11).

Discours pendant la Cène.

Luc, XXII, 14-38.

« Et moi, je vous prépare un royaume, comme mon Père me l'a préparé. »

Le Royaume de Dieu n'est  pas de  ce monde (Jn, XVIII, 36). L'homme ne doit donc pas viser à l'égalité, mais a la ressemblance avec Dieu. Seul en effet le Christ est l'image plénière de Dieu, parce qu'en Lui s'exprime dans l'unité la gloire du Père ; quant à l'homme juste, il est à l'image de Dieu si, pour reproduire la ressemblance de la vie divine, il méprise ce monde afin de connaître Dieu, et dédaigne les jouis­sances de la terre pour recevoir le Verbe qui est l'aliment de notre vie : ce pour quoi nous mangeons le corps du Christ, afin de pouvoir participer à la vie éternelle. Car ce n'est pas manger et boire qui nous est promis comme une récompense et un honneur, mais la communion à la grâce et à la vie céleste. Les douze trônes ne sont pas davantage faits pour recevoir et asseoir nos corps ; mais de même que le Christ, en vertu de sa ressemblance divine, juge par sa connaissance des cœurs et non en interrogeant sur les actions pour récompenser la vertu et condamner l'impiété, de même aussi les Apôtres apprennent à juger en esprit, en récompensant la foi et en détestant la fausse croyance, à reprendre fortement l'erreur, à poursuivre de leur haine les sacrilèges.  Convertissons-nous donc, et prenons garde que, pour notre perte, il ne survienne entre nous quelque dispute de préséance ; car si les Apôtres ont contesté, ce n'est pas une excuse offerte, c'est une invitation à prendre garde. Si Pierre se convertit « un jour » (Mt., XIII, 15 ; Mc, IV, 12), lui qui a répondu au premier appel du Maître, qui peut dire que sa propre conversion a été rapide ? Gardez-vous donc de la vanité, gardez-vous du siècle ; car celui qui est chargé d'affermir ses frères est celui qui a dit : « Nous avons tout quitté pour vous suivre » (Lc, XVIII, 28). Il faut encore considérer que l'empressement à honorer ne fait pas toute l'humilité : car vous pouvez être déférent envers quelqu'un en vue d'un avantage mondain, par crainte de la puissance et dans un but inté­ressé. C'est de vous construire qu'il s'agit, non d'honorer autrui ; aussi ne donne-t-on à tous qu'un conseil formulé dans les mêmes termes, en sorte qu'on ne se vante pas d'être préféré, mais qu'il y ait joute d'humilité. Sur ce point le Seigneur se propose à l'imitation : nous avions besoin de tout,  Lui de personne ;  et pourtant  Il s'est affirmé  maître  d'humilité  en  servant  ses   disciples ;   Il ne l'a pas fait assurément dans une vue intéressée, mais par exercice de vertu. Quant à Pierre, prompt en son esprit sans doute, mais encore faible quant aux dispo­sitions de son corps (Mt., XXVI, 41), il est prévenu qu'il reniera le Seigneur ; car il ne pouvait pas égaler la fermeté de la volonté divine: la Passion du Seigneur a des imitateurs, pas d'égaux. Ainsi je ne lui reproche pas d'avoir renié, je le félicite d'avoir pleuré ; l'un est le fait de notre commune condition, l'autre marque de vertu. Il est prévenu, afin d'être sur ses gardes ; il n'est pas contraint  de renier.

 « Celui qui possède un sac , dit-Il, doit le prendre, et aussi une besace ; et celui qui n'a pas de glaive doit vendre sa tunique pour en acheter un. »

Pourquoi m'ordonner cet achat, puisque vous me dé­fendez de frapper (Mt., XXVI, 52) ? Pourquoi me pres­crire   d'avoir   ce   que   vous   m'interdisez   de   dégainer ? Peut-être   pour   avoir   la   défense  prête,   pas   nécessai­rement la vengeance ; pour montrer que vous pouviez vous venger, mais ne l'avez pas voulu. La Loi cependant ne m'interdit pas de rendre les coups ; peut-être alors, quand Pierre présente deux glaives, si vous dites : « Cela suffit », est-ce comme si la chose eût été permise jusqu'à l'Evangile,   la  Loi  donnant  le  rudiment  de  la  justice, l'Evangile  l'achèvement  de  la  bonté. A  beaucoup cela semble inique ; mais le Seigneur n'est pas inique : pouvant se venger, Il a préféré s'immoler. Il existe aussi un  glaive  spirituel,   qui  vous  fait  vendre  votre  patri­moine pour acheter la parole dont est revêtu l'intime de l'âme. Il y a encore le glaive de la Passion, qui vous fait dépouiller  votre   corps,   et   acheter   avec  la   dépouille60  de votre corps immolé la couronne sainte du martyre : vous pouvez le conclure des béatitudes du Seigneur, qui a prédit la couronne suprême entre toutes à qui souffre persécution pour la justice (Mt., V, 10). Enfin, pour vous montrer qu'il parlait de la Passion, ne voulant pas troubler l'esprit des disciples, II a fourni son propre exemple, en disant : « Car ce qui est écrit doit s'accomplir en moi : il a été mis au rang des injustes. »  Il subsiste pourtant un doute au sujet des deux glaives présentés par les disciples : peut-être l'un pour le Nouveau Tes­tament, l'autre pour l'Ancien. Par eux nous sommes armés «contre les embûches du diable» (Éphés., VI, 11). Aussi bien le Seigneur dit : « Il suffit », pour faire entendre que rien ne manque à celui que fortifie l'ensei­gnement des deux Testaments.

L'agonie au Jardin.

Luc, XXII, 39-53.

« Père, s'il est possible, éloignez de moi ce calice. »

Beaucoup s'attachent à ce pas­sage pour exploiter la tristesse du 

Seigneur comme la preuve d'une infirmité innée dès le principe, et non pas prise pour un temps ; ils voudraient détourner les mots de leur sens naturel. Pour moi, non seulement je ne vois pas qu'il y ait sujet de l'excuser, mais nulle part je n'admire davantage sa tendresse et sa majesté : son bienfait eût été moindre s'il n'avait pris mes sentiments. C'est donc pour moi qu'il s'est affligé, n'ayant pour Lui nul sujet d'affliction ; et, met­tant de côté la jouissance de sa divinité éternelle, Il se laisse atteindre par la lassitude de mon infirmité. Il a pris ma tristesse, pour me prodiguer sa joie ; sur nos pas Il est descendu jusqu'à l'angoisse de la mort, voulant sur ses pas nous rappeler à la vie. Je n'hésite donc pas à parler de tristesse, puisque je prêche la croix. C'est qu'il n'a pas pris de l'incarnation l'apparence, mais la réalité ; Il devait donc aussi prendre la douleur, afin de triompher de la tristesse, et non de l'écarter : on ne saurait être loué pour son courage si l'on n'a connu des blessures que l'étourdissement sans la douleur. « Homme de douleurs, est-il dit, et sachant porter les souffrances » (Is., LIII, 3), Il a voulu nous instruire. Joseph nous avait appris à ne pas craindre la prison ; dans le Christ nous apprendrions à vaincre la mort ; mieux encore : comment vaincre l'angoisse de la mort à venir. Aussi bien comment vous imiterions-nous, Sei­gneur Jésus, à moins de vous suivre comme homme, de croire que vous êtes mort, d'avoir vu vos blessures ? Comment les disciples auraient-ils cru qu'il allait mourir, s'ils n'avaient constaté l'angoisse d'un mourant ?

Ainsi ils dorment encore et ignorent la douleur, eux pour qui le Christ était dans la douleur. C'est ce que nous lisons : « Il porte nos péchés, et pour nous Il souffre » (Is., LIII, 4). Vous souffrez donc, Seigneur, non de vos blessures, mais des miennes, non de votre mort, mais de notre infirmité ; et nous vous regardions, nous, comme en proie à la douleur, quand vous souffriez non pour vous, mais pour moi. Car vous êtes devenu infirme, mais à cause de nos péchés (Is., LIII, 5), parce que cette infir­mité, vous ne l'avez pas reçue de votre Père, mais prise pour moi ; parce qu'il m'était bon que « l'enseignement de notre paix fût en vous, et que vos meurtrissures gué­rissent nos plaies » (Ib.).

 Mais quelle merveille si pour tous Il a souffert, quand pour un seul Il a pleuré ? Quelle merveille si au moment de souffrir pour tous Il défaille, quand au moment de ressusciter Lazare Il verse des larmes ? Alors Il est ému des larmes d'une sœur aimante, qui ont touché son âme humaine ; ici une pensée profonde le fait agir : de même qu'en sa chair Il exterminait nos péchés, de même l'angoisse de notre âme serait dissipée par l'an­goisse de son âme.

Et peut-être sa tristesse tient-elle à ce que, depuis la chute d'Adam, notre seule issue pour sortir de ce monde est nécessairement la mort. Car Dieu n'a pas fait la mort, et Il n'éprouve aucune joie de la perte des vivants (Sag., I, 13) ; Il répugne à souffrir ce qu'il n'a pas fait.

 Puis Il dit : « Eloignez de moi ce calice. » Homme, Il repousse la mort ; Dieu, Il maintient sa sentence. Il nous faut en effet mourir au monde pour ressusciter à Dieu, afin que, selon la sentence divine, la loi de malé­diction soit satisfaite par le retour de notre nature au limon terrestre.  Lorsqu'il dit : «Que ce ne soit pas ma volonté, mais la vôtre, qui s'accomplisse », Il rapporte la sienne à son humanité, celle du Père à la divi­nité. La volonté de l'homme est temporaire ; la volonté de Dieu est éternelle. Il n'existe pas une volonté du Père autre que celle du Fils : ils n'ont qu'une volonté, comme une divinité. Apprenez cependant à être soumis à Dieu, à ne pas choisir votre propre vouloir, mais ce que vous savez devoir plaire à Dieu.

 Considérons enfin la valeur propre des mots : « Mon âme est triste », et ailleurs : « Maintenant mon âme est dans un trouble extrême » — le trouble n'est donc pas pour Celui qui a pris une âme, mais pour celle qui a été prise : car l'âme est sujette aux passions, la divinité en est exempte — enfin : « L'esprit est prompt, la chair infirme. » Triste, ce n'est pas Lui qui l'est, mais son âme. La Sagesse n'est pas triste, ni la substance divine, mais l'âme : car Il a pris mon âme, Il a pris mon corps. Il ne m'a pas trompé en étant autre qu'il parais­sait : triste Il paraissait, et triste Il était, non de sa souf­france, mais de notre dispersion ; aussi bien est-il dit : « Je frapperai le pasteur, et les brebis du troupeau seront dispersées » (Mt., XXVI, 31, d'après Zach., XIII, 7). Il était triste de nous laisser si petits. Quant au reste, l'Écriture nous dit avec quel courage II s'offre à la mort, allant au-devant de ceux qui le cherchent, raffermissant les troublés, excitant les tremblants, daignant accepter le baiser du traître. Il n'est d'ailleurs pas contraire à la vérité qu'il ait été triste pour ses persécuteurs, sachant qu'ils expieraient dans les supplices leur sacri­lège. C'est pour cela qu'il dit : «Eloignez de moi ce calice » : non pas que le Fils de Dieu craignît la mort, mais parce qu'il n'eût pas voulu la perte des méchants eux-mêmes. Aussi bien dira-t-il : « Seigneur, ne mettez pas ce péché à leur compte » (Lc, XXIII, 34) afin que sa Passion fût salutaire à tous.

 « Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme ? »

Grande manifestation de la puissance divine, grande leçon de vertu. Le dessein de trahison est démasqué, et cependant la patience ne se refuse pas. Vous avez montré, Seigneur, qui il livrait, en dévoilant son secret. Vous avez encore montré qui il livrait, en disant : « le Fils de l'homme » : car c'est la chair, non la divinité, que l'on arrête ; cependant, c'est pour l'ingrat un reproche de plus d'avoir livré Celui qui, étant Fils de Dieu, avait pour nous voulu être Fils de l'homme ; Il semble dire : C'est pour toi, ingrat, que j'ai pris ce que tu livres. Quelle hypocrisie ! Il faut donc, à mon avis, lire avec une inter­rogation, comme si, dans un sentiment affectueux, Il reprenait le traître : « Judas, est-ce par un baiser que tu livres le Fils de l'homme » ? Autrement dit : c'est par le gage de l'amour que tu m'infliges la blessure, par la marque de l'affection que tu verses mon sang, par le signe de la paix que tu me donnes la mort, que toi ser­viteur tu livres ton Seigneur, disciple ton Maître, choisi ton Créateur ? C'est bien le cas de dire : « Les blessures d'un ami valent mieux que les baisers calculés d'un ennemi » (Prov., XXVII, 6). Ceci pour le traître ; du paci­fique, que dit-Il ? « Qu'il me baise des baisers de sa bouche » (Cant., I, 1) !

 Et Il le baise : non pour nous enseigner la dis­simulation, mais pour ne point paraître se dérober à la trahison, et pour accabler davantage le traître en ne lui refusant pas les marques d'affection. Car il est écrit : « Avec les ennemis de la paix j'étais pacifique» (Ps. 119, 6).

 « Et au signal convenu, est-il dit, ceux qui étaient venus avec des bâtons le saisissent. »

Mais le Seigneur de toutes choses a été prisonnier des mystères, non des armes. Aussi bien Il parle, et ils tom­bent à la renverse. Qu'ai-je besoin des légions d'anges, de l'armée du Ciel ? La seule voix du Seigneur cause plus de terreur. C'est elle qu'a retenue, comme indice évident de la majesté divine, celui qui avait reposé sur le cœur du Christ61 . C'est donc parce qu'il le veut que la troupe le saisit, qu'il est chargé de chaînes. O insensés ! ô perfides ! on ne saisit pas ainsi la Sagesse, on n'en­chaîne pas ainsi la Justice.

 Et le zèle des disciples ne fit pas défaut. Aussi bien Pierre, instruit de la Loi, au cœur prompt, sachant que Phinées fut jugé juste pour avoir mis à mort les sacrilèges (Ps. 105, 30 ssq.), frappe le serviteur du prince (des prêtres). Mais le Seigneur a écarté les blessures sanglantes pour leur substituer les mystères divins. Ainsi l'esclave du prince du monde, serviteur des puissances du siècle non par droit de naissance, mais par sa faute62 a reçu une blessure à l'oreille pour n'avoir pas écouté les paroles de sagesse. Car enfin « quiconque commet le péché, est esclave du péché » (Jn, VIII, 34) ; « pour vos péchés, est-il dit, vous avez été vendus » (Is., L, 1). La vente est le fait de nos péchés, c'est par la bonté de Dieu que sont rachetés les péchés. Ou bien, si Pierre a délibérément blessé l'oreille, c'était pour enseigner qu'ils ne devaient pas avoir d'oreille visible, n'en ayant pas au sens mys­tique. Mais le Seigneur, qui est bon, a remis l'oreille pour montrer, selon la parole du Prophète (Is,, VI, 10), que la guérison est possible, s'ils se convertissent, pour ceux mêmes qui ont été blessés lors de la Passion du Seigneur : car tout péché est effacé par les mystères de la foi. Pierre donc coupe l'oreille. Pourquoi Pierre ? Parce que c'est lui qui a reçu les clefs du Royaume des cieux. Il condamne, comme il absout, parce qu'il a reçu le pou­voir de lier comme celui de délier. Il coupe l'oreille à celui qui écoute mal ; par le glaive spirituel il coupe l'oreille intérieure à celui qui comprend de travers.  Prenons garde que personne n'ait l'oreille coupée. On lit la Passion du Seigneur : si nous rapportons à sa divinité son infirmité et souffrance corporelle, notre oreille est coupée, et coupée par Pierre, qui n'a pas souf­fert que le Christ passât pour un Prophète, mais nous a appris à le proclamer Fils de Dieu par un témoignage de foi (Mt., XVI, 14 ssq.). Lors donc que nous lisons l'arrestation de Jésus, gardons-nous d'écouter et de croire celui qui nous dira qu'il est arrêté en tant que Dieu, arrêté malgré lui, arrêté parce qu'impuissant. Il est arrêté, c'est vrai, et lié, au témoignage de Jean (XVIII, 12), dans la réalité de son corps ; mais malheur à ceux qui enchaînent le Verbe ! C'est l'enchaîner que voir dans le Christ uniquement un homme ; c'est l'en­chaîner que ne pas croire à sa prescience, que ne pas reconnaître sa toute-puissance. Pauvres chaînes des Juifs ! Ils n'en lient pas le Christ, mais ils s'en attachent eux-mêmes. Or Il est enchaîné non pas dans la maison de quelque homme pieux et juste, mais dans la maison de Caïphe, c'est-à-dire une maison impie, où l'on prophé­tise aussi qu'il doit mourir pour tous (Mt., XXVI, 57 ;   Jn, XVIII, 24). Combien  donc insensés   ceux  qui reconnaissent  les  bienfaits  et  persécutent  l'auteur  des bienfaits !     Aussi   perdent-ils   l'oreille,   ayant   laissé perdre l'utilité de l'oreille. Beaucoup n'en ont pas qui croient en avoir : dans l'Église tous l'ont, hors de l'Eglise on ne l'a pas. Peut-être encore a-t-il coupé l'oreille pour qu'ils ne pèchent pas davantage s'ils entendaient, puis­qu'ils   ne   pouvaient   observer   ce   qu'ils   entendaient ; c'est ainsi qu'autrefois le Seigneur a brouillé les langues de ceux qui construisaient la tour (Gen.,  XI,  7 ssq.), pour   empêcher  qu'en   s'entendant  ils   n'avancent  leur ouvrage impie.  Comprenez, si vous le pouvez, com­ment au contact de la droite du Sauveur la douleur s'en­fuit et les plaies se guérissent,  sans qu'on y verse un médicament,   à   ce   contact   qui   les   recouvre.   L'argile reconnaît son ouvrier, et la chair se prête à la main du Seigneur qui la travaille : car le Créateur répare à son gré son ouvrage. C'est ainsi qu'ailleurs Il rend la vue à l'aveugle en  frottant  ses  yeux  de   boue  (Jn,  IX, 6), comme par un retour à sa nature. Il pouvait ordonner, mais il a mieux aimé travailler, pour nous faire recon­naître Celui qui, d'une terre argileuse, a formé les membres de notre corps aptes à diverses fonctions, et leur a donné la vie en y répandant l'énergie de l'âme.

 Ils vinrent donc et le saisirent. Le succès de leur entreprise fit leur perte plus funeste ; et les malheureux ne comprirent pas le mystère ni ne vénérèrent une dis­position de bonté si clémente qu'il ne permit pas que ses ennemis mêmes fussent blessés. Eux apportaient la mort au juste ; Lui guérissait les blessures des persécuteurs.

Reniement de  Pierre.

Luc, XXII, 54-62.

 Or Pierre suivait de loin. Il est bien vrai qu'il le suivait de loin, étant déjà si près de le renier : car il n'aurait pu le renier s'il s'était  attaché étroitement au Christ. Mais peut-être devons-nous avoir pour lui la plus grande admiration et révé­rence du fait même qu'il n'a pas abandonné son Seigneur, tout en ayant peur : la crainte est naturelle, la sollici­tude pieuse ; craindre n'est pas son fait, ne pas s'enfuir est bien de lui. Il suit : c'est dévouement; s'il renie, c'est surprise. Sa chute est le sort commun ; son repentir vient de sa foi.

Il y avait chez le prince des prêtres un feu allumé : Pierre approcha pour se chauffer, parce que, le Seigneur étant prisonnier, la chaleur de l'âme s'était aussi refroidie en lui.  Que signifie que la première à le dénoncer soit une servante, alors que des hommes auraient assu­rément mieux pu le reconnaître ? N'est-ce pas pour que l'on voie ce sexe pécher également pour la mort du Sei­gneur, afin que ce sexe soit également racheté par la Passion du Seigneur ? C'est pour la même raison qu'une femme fut la première dépositaire du mystère de la Ré­surrection et observa ce qui lui fut prescrit (Jn, XX, 14 ssq.), pour effacer l'ancien égarement de la prévari­cation.

 Pierre étant donc dénoncé renie. Oui, admettons que Pierre a renié, puisque le Seigneur a dit : « Tu me renieras trois fois » (Mt., XXVI, 34),  et que j'aime mieux croire au reniement de Pierre qu'à une erreur du Seigneur. Qu'a-t-il renié ? Ce qu'il avait imprudemment promis.   Il avait considéré son dévouement, il n'avait pas pris garde à sa condition ; il a été puni pour avoir dit qu'il donnerait sa vie, ce qui n'appartient pas à la faiblesse humaine, mais à la puissance divine . S'il a dû payer si cher une parole imprudente, quel sera le châ­timent de l'incroyance !  Cependant où Pierre renie-t-il ? Ni sur la montagne, ni au temple, ni dans sa demeure, mais au prétoire des Juifs, dans la maison du prince des prêtres. Il nie au lieu où ne se trouve pas la vérité ; il nie au lieu où le Christ est emprisonné,  où  Jésus  est enchaîné. Comment ne pas s'égarer, ayant été introduit par une portière, et questionné par la portière des Juifs ? C'est un malheur qu'Eve ait persuadé Adam, un malheur qu'une femme ait introduit Pierre. Mais le premier tombe dans le paradis, où une faute est impardonnable ; celui-ci dans le prétoire des Juifs, où l'innocence est difficile. Il n'était pas permis à l'un de tomber ; à l'autre son erreur était prédite. La faute du premier a porté tort à celui-ci ; celui-ci a libéré le premier.  Considérons encore en quel état il renie : « Il faisait froid. » Etant donnée la saison, il ne pouvait faire froid ; mais il faisait froid en ce lieu où Jésus n'était pas reconnu, où il n'y avait personne qui vît la lumière, où l'on reniait le feu qui consume. Il faisait donc froid pour l'âme, non pour le corps ; aussi bien Pierre se tenait près des charbons, parce qu'il avait le cœur transi. Mauvais feu des Juifs ! Il brûle, il ne chauffe pas. Mauvais foyer, qui répand la suie de l'erreur jusque sur l'âme des saints ! Près de lui les yeux intérieurs de Pierre lui-même se sont brouillés : pas les yeux de la chair et du sang, mais les yeux de l'âme, qui lui faisaient voir le Christ. On me dira : Vous condamnez chez les Juifs jusqu'aux éléments ? — Je ne condamne pas les éléments, puisqu'ils n'appar­tiennent pas aux Juifs ; mais il existe une autre flamme, que je condamne : celle de la fausse foi. Je condamne cette flamme des Juifs, à la suite des oracles divins ; car le Seigneur a dit : « Votre argent est réprouvé » ( Jér., VI, 30) ; si l'argent des Juifs est réprouvé, réprouvé est aussi le foyer des Juifs63 . Aussi bien est-ce avec le feu et l'or des Juifs que fut modelée la tête du veau (Ex., XXXII), c'est-à-dire le point de départ du sacrilège. 

 Mais voyons la teneur du reniement. Je vois qu'elle varie suivant les évangélistes. C'était chose si nouvelle, que Pierre ait pu pécher, que son péché n'a pas même pu être découvert par les évangélistes64 . Ainsi, quand la servante dénonce Pierre comme étant de ceux qui se trouvaient avec Jésus de Nazareth, Matthieu écrit que sa première parole fut pour répondre : « Je ne sais de quoi vous parlez » ; de même Marc, compagnon de Pierre, et qui a pu l'apprendre de lui avec certitude. C'est la première parole du reniement de Pierre ; pourtant il n'y semble pas renier le Seigneur, mais se dégager de la dénonciation de cette femme.  Considérez cependant ce qu'il a nié : qu'il ait été de ceux qui se trouvaient avec Jésus de Galilée, ou, comme l'a décrit Marc, avec Jésus de Na­zareth. Est-ce qu'il a nié avoir été avec le Fils de Dieu ? C'était dire : je ne connais pas comme Galiléen, je ne con­nais pas comme de Nazareth celui que je sais être le Fils de Dieu. Aux hommes de porter des noms de localités ; le Fils de Dieu ne peut être désigné par sa patrie, sa ma­jesté n'étant renfermée dans aucun lieu. Et pour vous faire connaître combien c'est vrai, il y a témoignage à l'appui ; car en un autre endroit, le Seigneur ayant inter­rogé ses disciples : « Qu'est-ce que les hommes disent que je suis, moi Fils de l'homme ? » les uns dirent Élie, d'au­tres Jérémie ou l'un des Prophètes ; mais Pierre dit : « Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant » (Mt., XIII, 16 ssq.). Est-ce qu'alors aussi il a renié, quand il aima mieux reconnaître le Christ comme Fils non de l'homme, mais de Dieu ? Comment pourrions-nous bien trouver équivoque ce que le Christ Lui-même a approuvé?  Autre chose encore. A la question : « Et toi, es-tu de ceux qui étaient avec Jésus de Galilée ? » Pierre écarte cette expression d'éternité : car ils n'étaient pas, ayant commencé d'être. Cela revient à dire : Celui-là seul «était», qui était dès le principe (Jn, I, 1). D'ail­leurs il dit : « Je ne suis pas, moi » : car être appartient à Celui qui est toujours ; c'est pourquoi Moïse a dit : « Celui qui est m'a envoyé » (Ex., III, 14). Comme on insistait qu'il était de leur nombre, il l'a encore nié, selon Marc : ce qui montre que l'évangéliste a plus accordé à la vérité qu'à la complaisance65 . Cependant il a nié qu'il était de leur nombre, mais il n'a pas renié le Christ. Il a pu nier ses rapports avec des hommes, non la grâce de Dieu. Il a pu nier être de ceux qui étaient avec le Galiléen; avec le Fils de Dieu, il ne l'a pas nié.  Enfin, selon Matthieu, dénoncé comme s'étant trouvé avec Jésus de Nazareth, il dit : « Je ne connais pas cet homme. » C'est ce que les deux évangélistes dont nous nous occupons66 disent qu'il répondit la troisième fois, et avec serment : qu'il ne connaissait pas l'homme. Et il a bien fait de nier comme homme Celui qu'il savait être Dieu. Aussi bien, quand il y a serment, il y a réponse étudiée : car, même s'il a renié, Pierre n'a point parjuré, attendu que le Sei­gneur n'avait pas mentionné non plus qu'il serait par­jure. Si le serment est douteux chez Pierre, comme c'est chose risquée ! Quant à Jean, il a écrit ceci : questionné par la servante s'il était des disciples de cet homme, Pierre a d'abord répondu : « Je n'en suis pas » (Jn, XVIII, 17) : car il n'était pas apôtre d'un homme, l'étant du Christ. D'ailleurs Paul a nié, lui aussi, être l'apôtre d'un homme : « Paul, dit-il, apôtre non de la part des hommes ni au moyen d'un homme, mais par Jésus-Christ et Dieu le Père» (Gal., I, 1) ; mais pour ne pas sembler jeter quelque doute sur l'Incarnation, il a ajouté : « qui l'a ressuscité des morts », pour que vous ayez aussi foi en son humanité, après l'avoir cru Dieu. C'est ce qu'il maintient, ailleurs encore, en termes semblables, quand il dit : « Il n'y a qu'un Dieu et qu'un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus homme» (I Tim., II, 5) ; il l'a, bien entendu, appelé médiateur de Dieu d'abord, puis des hommes : car il ne suffit pas de croire les deux choses, si dans la foi l'ordre n'est pas observé. Donc la réponse se tient d'un bout à l'autre. Car ayant dit : « Je ne connais pas l'homme », il convenait qu'à la question s'il était des disciples de l'homme il répondît : « Je n'en suis pas. » Ainsi il n'a pas nié être le disciple du Christ, mais il a nié être le disciple d'un homme. Ainsi Pierre comme Paul ont nié en tant qu'homme Celui dont ils confessaient la divinité. Ce qu'a pensé Pierre, Paul également l'a exprimé : il en a profité à son tour. L'erreur de Pierre est un enseignement pour les justes, et l'achoppement de Pierre est le roc de tous. Aussi bien il chancelle sur les eaux, mais il tend la main au Christ (Mt., XIV, 30) ; il tombe sur la montagne, mais est relevé par le Christ (Lc, IX, 34). C'est le même Pierre qui a chancelé sur la mer, mais a marché. Pierre chancelant est plus ferme que notre fermeté : il tombe, là où personne ne monte ; il trébuche, là où nul ne marche. Et pourtant, bien qu'il chancelle sur les eaux, il n'est pas englouti ; il trébuche sans tomber, il vacille sans faire de chute.

S'il est tombé, c'est sur la montagne qu'il est tombé ; mais tomber lui a été meilleur que pour d'autres rester debout ; mieux lui a valu tomber, puisque le Christ l'a relevé. Questionné de nouveau s'il était de ses disciples, il le nia, écrit Jean. Et il l'a nié à juste titre, puis­qu'on le disait être des disciples de celui dont on parlait plus haut comme d'un homme. Que si, à la troisième reprise, il a nié qu'on l'ait vu avec Lui, cela découle de ce qui précède ; avec celui que vous appelez homme, non, je n'y étais pas ; mais le Fils de Dieu, je ne l'ai pas quitté. Luc à son tour a écrit que Pierre, questionné s'il était de leur nombre, répondit une première fois : « Je ne le connais pas. » Et il a dit juste : il y aurait eu assurément témérité à dire qu'il connaissait Celui que l'esprit humain ne saurait saisir ; car « nul ne connaît le Fils, sauf le Père » (Mt., XI, 27). De même, la seconde fois, Pierre a dit, selon Luc : « Je n'en suis pas » ; en effet il a mieux aimé se nier lui-même que le Christ  ; ou bien, en semblant nier ses rapports avec le Christ, il s'est renié lui-même. Il est certain que par son reniement qui concernait l'homme, il a péché contre le Fils de l'homme, si bien qu'il lui fut pardonné (Mt., XII, 32), mais non contre l'Esprit Saint. Questionné une troisième fois encore, il dit : « Je ne sais ce que vous dites », autrement dit : je n'entends rien à vos sacrilèges.

 Mais nous l'excusons, lui ne s'est pas excusé. C'est qu'il ne suffit pas d'une réponse ambiguë pour confesser Jésus : il faut une confession franche. A quoi servent des paroles enveloppées, si vous voulez avoir l'air de renier67 ? Ce qui indique que Pierre n'a pas répondu de la sorte à dessein, c'est qu'ensuite il s'en est souvenu et cependant a pleuré. Il a mieux aimé accuser lui-même son péché, et se justifier par un aveu, qu'aggraver son cas par une dénégation ; car « le juste commence par s'accuser lui-même » (Prov., XVIII, 17). Et il a pleuré. Pourquoi a-t-il pleuré ? Parce qu'il a péché par surprise. J'ai cou­tume de pleurer, moi, si je manque à pécher, c'est-à-dire si je ne me venge pas, si je n'obtiens pas ce que je convoite injustement ; Pierre a souffert et pleuré, parce qu'il a erré comme un homme. Je ne trouve pas ce qu'il a dit : je trouve qu'il a pleuré. Je lis qu'il a pleuré, je ne lis pas qu'il ait fait des excuses ; mais ce qui ne peut se défendre peut se laver ; aux larmes de laver le manquement qu'on rougit d'avouer de vive voix. Les pleurs pourvoient au pardon, et à la honte. Les larmes disent la faute sans trembler ; les larmes avouent le crime sans gêne pour la pudeur ; les larmes ne demandent pas le pardon, et l'ob­tiennent. J'ai trouvé pourquoi Pierre a gardé le silence : c'était pour ne pas ajouter à l'offense en demandant si vite son pardon ; il faut pleurer d'abord, et alors prier. Bonnes larmes, qui lavent la faute ! Aussi bien ceux-là pleurent que Jésus regarde. Pierre a renié une première fois et n'a pas pleuré, parce que le Seigneur ne l'avait pas regardé. Il a renié une seconde fois, il n'a pas pleuré, parce que le Seigneur ne l'avait pas encore regardé. Il a renié une troisième fois ; Jésus l'a regardé, et il a pleuré bien amèrement. Regardez-nous, Seigneur Jésus68 , pour que nous sachions pleurer notre péché. Cela montre encore que la chute des saints est utile : le reniement de Pierre ne m'a pas fait tort, j'ai gagné à son repentir ; j'ai appris à prendre garde aux propos des perfides. Pierre au milieu des Juifs a renié, Salomon trompé par ses com­pagnes païennes s'est égaré.  Pierre a donc pleuré, et très amèrement ; il a pleuré pour arriver à laver sa faute dans les larmes. Vous aussi, si vous voulez obtenir le pardon, effacez votre faute par les larmes : au moment même, sur l'heure, le Christ vous regarde. S'il vous sur­vient quelque chute, Lui, témoin présent à votre vie secrète, vous regarde pour vous rappeler et vous faire avouer votre erreur. Imitez Pierre, qui dit ailleurs, à trois reprises : « Seigneur, vous savez que je vous aime » (Jn, XXI, 15) ; car, ayant renié trois fois, il confesse trois fois. Mais il a renié dans la nuit, il confesse au grand jour. Or tout cela est écrit pour vous faire connaître que nul ne doit se vanter. Car, si Pierre est tombé pour avoir dit : « Même si d'autres sont scandalisés, moi je ne serai pas scandalisé » (Matth,, XXVI, 33), quel autre  serait en droit de compter sur soi ? D'ailleurs David lui aussi, après avoir dit : « J'ai dit dans ma suffisance : je ne serai jamais ébranlé », avoue que cette vanité lui a fait tort : « Vous avez, dit-il, détourné de moi votre visage, et je me suis trouvé dans le trouble » (Ps. 29, 7 ssq.).

 D'où vous faire venir, Pierre, pour m'apprendre quelles étaient vos pensées parmi vos larmes ? Oui, d'où vous faire venir ? Du ciel, où vous avez déjà pris place parmi les chœurs des anges, ou encore du tombeau ? Car il ne vous répugne pas d'être à votre tour en ce lieu d'où le Seigneur est ressuscité. Enseignez-nous à quoi vous ont servi vos larmes. Mais vous l'avez enseigné bien vite : car étant tombé avant de pleurer, vos larmes vous ont fait choisir pour conduire les autres, vous qui d'abord n'aviez pas su vous conduire.

Fin de Judas

Mt.,XXVII,3-10.

Pierre donc eut des larmes, que lui faisait répandre son cœur aimant. Le traître n'eut pas de larmes pour laver sa faute, mais les tourments de sa conscience pour lui faire avouer son sacrilège. Ainsi, le coupable étant condamné par son propre jugement, et le forfait expié par un supplice volontaire, on voit paraître la bonté du Seigneur, qui n'a pas voulu se venger Lui-même, et sa divinité, qui mettait à la question cette âme et cette conscience par son pouvoir invisible. « J'ai péché, dit-il, en livrant le sang du Juste. » Bien que le regret du traître soit inutile, parce qu'il a péché contre l'Esprit Saint , il y a pourtant quelque pudeur de la part du crime à reconnaître sa faute ; et, s'il n'est pas absous, du moins l'impudence des Juifs les con­damne. Accusés par l'aveu du vendeur, ils revendiquent cependant les droits de ce contrat criminel, et se croient exempts de culpabilité quand ils disent : « Que nous importe ? C'est ton affaire. » Franchement insensés, ils se croient déliés, et non engagés, par le crime du vendeur. En affaires d'argent, le prix remboursé, le droit cesse ; eux reprennent le prix et poursuivent leur sacrilège. Par l'acharnement de leur passion, ils prennent à leur compte la funeste vente du sang, alors que le vendeur rembourse le prix du sacrilège.  Ainsi, quand ce prix du sang est mis à part du trésor sacré des Juifs, quand on achète le champ du potier avec l'argent pour lequel le Christ fut vendu, quand ce terrain est consacré à ensevelir les restes des étrangers, l'oracle prophétique s'accomplit clairement et le mystère de l'Église naissante se révèle. Car le champ, selon les paroles divines, c'est tout le monde présent (Mt., XIII, 38) ; le potier est Celui qui nous a façonnés de l'argile, et dont vous lisez, dans l'Ancien Testament, que Dieu « façonna l'homme d'une terre argileuse» (Gen., II, 7). Il avait à son gré le pouvoir de façonner par la nature, de reformer par la grâce : car même si nous tombons par nos propres vices, sa misé­ricorde nous fait cependant reprendre âme et souffle, selon l'oracle de Jérémie (XVIII,2 ssq.),et nous reforme. D'autre part, le prix du sang, c'est le prix de la Pas­sion du Seigneur. C'est donc au prix du sang que le monde est acheté par le Christ ; car Il est venu « pour que le monde soit sauvé par Lui » (Jn, III, 17), si bien qu'en lui son auteur trouve à la fois son ouvrage et son droit. Il est donc venu pour conserver, en vue du bienfait de l'éternité, ceux qui par le baptême sont ensevelis et morts avec le Christ (Rom., VI, 4, 8 ; Col, II, 12). Mais le lieu de sépulture n'est pas indistinctement pour tous : car si le monde contient tous les hommes, il ne les conserve pas tous ; ils y habitent tous ensemble, mais la sépulture est le droit de ceux qui maintenant, grâce à la foi, sont de la maison de Dieu (Ephés., II, 19), au lieu qu'ils étaient étrangers sous la Loi. Qui sont-ils, sinon ceux dont il est dit : « Souvenez-vous qu'il y eut un temps où vous, Gentilité, vous étiez selon la chair étrangers à la vie d'Israël et exclus des promesses de l'Alliance » (Éphés., II, 11-13) ? Mais maintenant, ils ne sont plus étrangers et de passage, ayant obtenu droit de cité dans le sanc­tuaire au titre de la foi.

Le  jugement du   Seigneur.

Luc,   XXII,66-XXIII, 25.

Vient ensuite un passage admi­rable, qui infuse aux cœurs des hommes une disposition de patience pour sup­porter l'affront avec égalité d'âme. Le Seigneur est accusé, et Il se tait. Et Il a raison de se taire, n'ayant pas besoin de se défendre ; vouloir   se   défendre   est   bon   pour   ceux  qui   craignent d'être vaincus. Il ne confirme donc pas l'accusation par son silence, mais la dédaigne en ne la réfutant pas. Que craindrait-Il  donc,  puisqu'il ne  désire pas  se  sauver ? Salut de tous,  Il sacrifie le sien pour acquérir celui de tous. Mais pourquoi parler de Dieu ? Suzanne se taisait, et elle a triomphé (Dan., XIII, 35) ; la cause la meilleure est celle qui se justifie sans se défendre.  Ici également Pilate absout ; mais il absout par son jugement, il cru­cifie à raison du mystère. Mais ceci est propre au Christ ; ce qui est humain, c'est, en face de juges iniques, d'avoir montré qu'on ne voulait pas se défendre, non qu'on ne pouvait pas. Pourquoi le Seigneur s'est tu ? Il l'avait dit d'avance : « Si je vous parle, vous ne me croyez pas ; si je vous interroge, vous ne me répondrez pas. » Le plus remarquable cependant, c'est qu'il a mieux aimé montrer sa royauté que l'affirmer, de façon à leur ôter tout motif de le condamner, puisque leur grief même est un aveu. Alors qu'Hérode souhaitait voir de Lui quelques merveilles,  Il s'est tu et n'en a rien fait, parce que la cruauté du personnage ne méritait pas de voir des choses divines, et aussi parce que le Seigneur évitait de se faire valoir. Peut-être Hérode est-il la figure et l'emblème de tous les impies : s'ils n'ont pas cru à la Loi et aux Pro­phètes, ils ne  peuvent pas  davantage voir les  œuvres admirables du Christ dans l'Evangile. Il est envoyé à Hérode, renvoyé à Pilate. Bien que ni l'un ni l'autre ne le déclare coupable, ils servent cependant les fins de la cruauté d'autrui. Pilate s'est bien lavé les mains, mais il n'a pas effacé ses actes ; car, étant juge, il n'eût pas dû céder devant la haine et devant la crainte au point de livrer le sang innocent. Son épouse l'avertissait, la grâce l'éclairait  dans   la  nuit,   la   divinité   s'imposait ;   même ainsi, il ne s'est pas  abstenu d'une sentence sacrilège.

Nous avons en lui, à mon avis, l'image anticipée et le modèle de tous les juges qui allaient condamner ceux qu'ils jugeraient innocents. D'autre part, cette personne unie à Pilate montre que les Gentils sont plus pardonnables que les Juifs, et peuvent plus facilement être amenés à la foi par les œuvres divines. Mais ceux qui ont crucifié le Seigneur de majesté !...  Et il est bien juste qu'ils demandent l'acquittement d'un homicide, réclamant la perte de l'innocent. Telles sont les lois de l'iniquité : haïr l'innocence, chérir le crime. Ce­pendant la traduction du nom dessine ici une figure : car Barabbas veut dire en latin « fils du père ». Ceux donc à qui il fut dit : « Vous autres, vous avez pour père le diable » (Jn, VIII, 44), sont dénoncés comme devant pré­férer au vrai Fils de Dieu le fils de leur père, l'Antéchrist.

 « Et l'ayant revêtu d'une robe blanche, il le ren­voya. »

Ce n'est pas sans raison qu'il est revêtu d'une robe blanche par Hérode, pour signifier que sa Passion est sans tache ; car l'Agneau de Dieu sans tache a pris glo­rieusement sur Lui les péchés du monde. De même, sous les traits d'Hérode et de Pilate, qui d'ennemis devinrent amis par Jésus-Christ, se soutient la figure du peuple d'Israël et de la foule des Gentils ; car la Passion du Sei­gneur procurera un jour leur accord, de telle manière cependant que la Gentilité accueille d'abord la parole de Dieu, et la renvoie au peuple juif par le dévouement de sa foi : si bien que ceux-ci à leur tour revêtiront d'un majestueux éclat le corps du Christ, qu'ils avaient d'abord méprisé. Quant au manteau d'écarlate dont le revêtent les soldats, et à la tunique de pourpre, l'une figure les victoires des martyrs, l'autre marque le pouvoir royal ; car sa chair devait recueillir pour nous le sang répandu dans tout l'univers, et sa Passion procurer son règne en nous. De même, la couronne d'épines tressée autour de sa tête, que désigne-t-elle ? N'est-ce pas le spectacle de l'ouvrage divin, la gloire du triomphe procurée à Dieu par les pécheurs de ce monde, épines du siècle ? Les fouets ne sont pas non plus dépourvus de signification : Il a été flagellé, Lui, pour que nous autres ne soyons pas flagellés ; car « cet homme blessé et sa­chant supporter les infirmités souffre pour nous » (Is., LIII, 3 ssq.); Il détourne les fouets de nous, qui jusque-là prenions la fuite devant Dieu ; le Seigneur est patient jusqu'à offrir ses mains aux chaînes des fugitifs, son corps aux fouets des fugitifs69 . Ainsi les Juifs, si détestable que soit leur disposition d'esprit, n'en présagent pas moins le dénouement glorieux : car en blessant ils couronnent, en se moquant ils adorent. Leur cœur ne croit pas, et pourtant ils rendent hommage à Celui qu'ils immolent. Il leur a manqué le désir de bien faire, soit ; mais Dieu n'a pas manqué d'être honoré : il est salué comme un roi, couronné comme un vainqueur, adoré comme Dieu et Seigneur. De plus, selon Matthieu, on place un ro­seau dans sa main, pour que la faiblesse humaine ne soit plus agitée par le vent comme un roseau (Lc, VII, 24), mais fortifiée et fondée sur les œuvres70 du Christ, et aussi pour que, l'acte qui nous était contraire une fois cloué à la Croix (Col., II, 14), l'antique sentence soit périmée. Ou bien, selon Marc, on en frappe sa tète, pour que notre nature, affermie par le contact de la divinité71 , ne puisse plus osciller.

Mais il est temps que le vainqueur érige son tro­phée. La Croix est placée sur ses épaules comme un trophée. Que ce soit Simon ou Lui qui la porte, le Christ l'a portée en l'homme, et l'homme l'a portée dans le Christ ; il n'y a pas désaccord entre les évangélistes, puisque le mystère fait l'accord. Puis c'est bien l'ordre de notre progrès : Il a d'abord érigé Lui-même le trophée de sa Croix, puis Il l'a remis aux martyrs pour l'ériger. Ce n'est pas un Juif qui porte la Croix, mais un étranger de passage. Il ne précède pas, mais suit, selon ce qui est écrit : « Prenez votre croix et suivez-moi » (Lc, IX, 23) ; car le Christ n'est pas monté sur sa Croix, mais sur la nôtre. Et Il est mort non pas en sa divinité, mais en tant qu'homme ; c'est pourquoi Il dit : « Dieu, mon Dieu, regardez-moi ! Pourquoi m'avez-vous délaissé ? » Il est bien qu'avant de monter sur la Croix Il ait quitté les vêtements royaux : vous connaîtrez ainsi qu'il a souffert comme homme, non pas comme Dieu et roi, et que, si le Christ est l'un et l'autre, c'est pourtant comme homme, non comme Dieu, qu'il a été cloué sur la Croix. Mais ce sont les soldats, non les Juifs, qui savent à quel moment tels vêtements conviennent au Christ ; il comparut au jugement comme un vainqueur, il vint au supplice comme un criminel humilié.

Le crucifiement.

Luc, XXIII, 33-49.

Nous avons vu le trophée ; que maintenant le triomphateur monte sur son char, et suspende non pas à des troncs d'arbres ou à des quadriges le butin conquis sur un ennemi mortel, mais au gibet triomphal les dépouilles enlevées au siècle. Nous ne voyons pas ici des nations les bras liés derrière le dos, ni les images des villes détruites ou les statues des places con­quises. Nous n'admirons pas les rois captifs, la tête basse, selon l'appareil coutumier des triomphes humains, ni l'étendue de la victoire poussée jusqu'aux limites d'une contrée ; mais les peuples et nations dans la joie, con­voqués non pour le supplice, mais pour la récompense, les rois adorant par libre inclination, les villes vouées à un culte volontaire, et les images relevées des cités, non pas figurées par des couleurs, mais dessinées par une foi dévouée ; les armes et le droit du vainqueur parcourant le monde entier; le prince du monde prisonnier, et les esprits du mal qui sont dans le ciel (Éphés., VI, 12) obéissant aux ordres d'une parole humaine ; les puis­sances soumises, et les diverses espèces de vertus dans l'éclat non de la soie, mais des mœurs : la chasteté brille, la foi resplendit, et, paré des dépouilles de la mort, le dévouement courageux se relève enfin. Le seul triomphe du Seigneur, la Croix du Christ, a fait triompher déjà presque tous les hommes. Il importe donc de consi­dérer en quel état Il monte . Je le vois dépouillé : c'est donc ainsi qu'il faut monter quand on s'apprête à vaincre le siècle, sans rechercher les secours du siècle. Adam fut vaincu, lui qui a cherché un vêtement (Gen., III, 7) ;  le vainqueur est Celui qui a quitté ses vêtements. Puis Il est monté tel que la nature nous avait formés sous l'ac­tion de Dieu : c'est ainsi que le premier homme avait habité dans le paradis, ainsi que le second homme est entré dans le paradis. Et afin d'être vainqueur non pour Lui seul, mais pour tous, Il a étendu les mains pour attirer tout à Lui (Jn, XII, 32), afin de dégager des liens de la mort, d'attacher au joug de la foi, d'unir au ciel ce qui était auparavant de la terre.

 On écrit aussi une inscription. D'ordinaire un cor­tège précède les vainqueurs ; mais le char triomphal du Seigneur fut précédé par le beau cortège des morts res­suscites. A l'ordinaire aussi un écriteau indique le nombre des nations subjuguées. A de tels triomphes de montrer, disposés dans un certain ordre, les captifs pitoyables des nations vaincues, honteux quand elles sont détruites : ici s'épanouit la beauté des peuples rachetés. L'attelage est digne d'un tel triomphe : le ciel, la terre, la mer, les enfers passent de la corruption à la grâce. Or l'inscription est tracée, et placée au-dessus de la Croix ; non pas au-dessous de la Croix, car « la principauté est sur ses épaules » (Is., IX, 6). Qu'est cette principauté, sinon son éternelle puissance et divinité ? Aussi, quand on l'in­terroge : « Qui êtes-vous ? » Il répond : « Le principe, qui vous parle » (Jn, VIII, 25). Lisons cette inscription : «Jésus de Nazareth, est-il dit, roi des Juifs.»  Il est juste que l'inscription soit au-dessus de la Croix, parce que la royauté que possède le Christ ne tient pas à son corps humain, mais à sa puissance divine. Il est juste que l'inscription soit au-dessus de la Croix, parce que si le Seigneur Jésus était en Croix, Il resplendissait au-dessus de la Croix par sa majesté royale. Il était ver sur la Croix (Ps. 21, 7), scarabée sur la Croix : en bon ver il tenait à la Croix, en bon scarabée Il criait sur le bois (Hab., II, 11)72 !. Qu'a-t-Il crié ? « Seigneur, ne leur comptez pas ce péché»; Il a crié au larron : « Aujourd'hui tu seras avec moi en paradis » ; Il a crié comme le scarabée: « Dieu, mon Dieu, regardez-moi ; pourquoi m'avez-vous délaissé ? » En vrai scarabée, Il remuait par les traces de ses vertus la boue de notre corps, jusque-là informe et pesante73 . En bon scarabée, Il relève le pauvre du fumier (Ps. 112, 7) : Il a relevé Paul, qui se considérait comme ordures (Phil., III, 8) ; Il a relevé Job, qui était assis sur le fumier (Job, II, 8).  L'inscription n'est donc pas quelconque. Quant à la place de la Croix, elle est au milieu, pour être vue de tous, ou, comme le prétendent les Hébreux, sur la tombe d'Adam74 : car il convenait d'at­tribuer aux prémices de notre vie la place qu'avait occupée le début de la mort.

 On partage les vêtements, que le sort attribue à chacun : car l'Esprit de Dieu n'est pas prisonnier de la pensée humaine, mais survient comme par un hasard imprévu. Peut-être aussi les quatre soldats sont-ils la figure des quatre évangélistes, écrivains d'une inscription que tous nous pouvons lire. Je lis l'inscription du roi des Juifs, quand je lis : « Mon royaume n'est pas de ce monde » (Jn, XVIII, 36) ; je lis le procès du Christ écrit au-dessus de sa tête, quand je lis : « Et le Verbe était Dieu » (Jn, 1,1) ; car « la tête du Christ, c'est Dieu » (I Cor., XI, 3).  Donc ils gardaient Jésus. Aujourd'hui encore ils le gardent, pour qu'il ne vienne à échapper à personne, pour qu'il ne descende pour personne de sa Passion, comme le demandait le peuple juif (Mt., XXVII, 40). Oui, que le Christ meure pour moi dans sa Passion, afin de ressusciter après sa Passion. Il n'a pas voulu descendre pour Lui, afin de ressusciter pour moi. C'est donc pour nous que maintenant le Christ est gardé, à notre intention que sont partagés ses vêtements. Chacun ne peut tout avoir ; et si la tunique est tirée au sort, c'est que l'Esprit Saint ne se distribue pas au gré de l'homme ; car « il y a partage de grâces, mais c'est l'Esprit qui l'accomplit, distribuant à chacun comme Il l'entend» (I Cor., XII, 6, 11). Contemplez maintenant les vêtements du Christ partagés. Où les chercher ? Cherchez en Matthieu : vous ne trouverez que chez lui le manteau d'écarlate (XXVII, 28), chez Jean la robe de pourpre (XIX, 2), chez Marc la pourpre seulement (XV, 17), chez Luc la robe blanche (XXIII, 11) : car il s'est contenté d'elle seule pour sa part. Que de gens le Christ a-t-il donc revêtus de son vêtement! Je pense qu'il n'a pas revêtu quatre soldats seulement, mais tous, et tous abondam­ment.  Mais revenons aux évangélistes. Donc ces quatre parts sont, me semble-t-il, non des portions de vêtements, mais des genres de talents : car tel a écrit du Royaume en termes sublimes, un autre s'est étendu sur la formation humaine ; Luc a choisi pour lui l'éclat du vêtement sacerdotal, Marc n'a pas recherché le tissu des expressions75  ; enfin Jean a pour ainsi dire tissé les discours pour en revêtir notre foi. Ne trouvez-vous pas que ceci est une chaîne : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était au commencement en Dieu. Tout a été fait par lui » (Jn, I, 1-3) ? Mais Marc, se contentant de l'éclat de la pourpre, dit, sans enchaîner les mots : « Début de l'évangile de Jésus-Christ, le Fils de Dieu» (I, 1). Les vêtements partagés sont donc les actions du Christ, ou sa grâce : car la tunique ne pouvait être partagée : j'entends la foi, parce qu'elle n'entre pas dans le lot d'un chacun, mais appartient à tous de plein droit ; car ce qui n'est point partagé aux individus demeure intact. . Et c'est bien vrai qu'elle était « tissée depuis le haut » (Jn, XIX, 23) : car la foi du Christ est tissée de telle façon qu'elle descend du divin à l'humain, puisque, né de Dieu avant les siècles, Il a plus tard pris et épousé la chair. Il nous est donc ainsi montré que la foi ne doit pas être déchirée, mais demeurer entière.

 «Vraiment, vraiment je te le dis, aujourd'hui tu seras avec moi au paradis. » Magnifique témoignage qu'il faut travailler à se convertir, puisque le pardon est si vite prodigué au larron, et la grâce plus abondante que la prière. Le Seigneur accorde toujours plus qu'on ne lui demande. Celui-là demandait que le Seigneur se souvînt de lui quand I serait arrivé dans son Royaume ; le Seigneur dit : « Vraiment, vraiment je te le dis, au­jourd'hui tu seras avec moi au paradis. » Car la vie consiste à être avec le Christ : où est le Christ, là est le Royaume.  Le Seigneur pardonne donc promptement, parce que l'autre se convertit promptement. Cela semble expliquer comment les autres évangélistes montrent les deux larrons disant des injures, et celui-ci l'un d'eux l'injuriant, l'autre le priant. Peut-être ce dernier a-t-il commencé par injurier, puis soudain s'est converti ; et il n'est pas surprenant que la faute soit pardonnée au converti par Celui qui prodigue le pardon à ses insulteurs. On a pu encore parler au pluriel d'un seul, comme dans le texte « Les rois de la terre se sont dressés, et les princes se sont assemblés » (Ps. 2, 2) : car Hérode est le seul roi, et Pilate le seul magistrat, qui se soient entendus contre le Christ, comme le montrent les paroles de Pierre, aux Actes des Apôtres (IV, 27). Vous lisez de même, aux Hébreux : « Ils allaient vêtus de peaux de chèvres, ils ont été sciés et ont fermé la gueule aux lions » (Hébr., XI, 33, 37) : or on nous apprend d'Elie seulement qu'il portait une peau de chèvre (II Rois, I, 8), d'Isaïe qu'il fut scié 1, de Daniel qu'il demeura indemne parmi les lions (Dan., VI, 23).

 Combien exécrable est l'iniquité des Juifs, qui leur fait crucifier comme un larron le Rédempteur de tous ! C'est pourtant, au sens mystique, un vrai larron : II a joué le démon, pour lui enlever ses instruments (cf. Mt., XII, 29). Par ailleurs les deux larrons symbo­lisent mystérieusement les deux peuples pécheurs, qui par le baptême seront crucifiés avec le Christ. Leur désaccord marque également la variété des croyants : aussi bien l'un était à gauche, l'autre à droite. Leurs reproches révèlent aussi que le scandale de la Croix (Gal., V, 11) existera même parmi les croyants.

 Et les Juifs présentaient du vinaigre. Il con­venait que, pour achever toutes choses, Il prît même cette corruption de la vérité, afin de clouer à la Croix tout ce qui avait été gâté. Ainsi Il boit le vinaigre ; Il ne boit pas le vin mêlé de fiel, non pas à cause du fiel, mais pour écarter les amertumes mêlées au vin. Car il a certes pris les amertumes de notre vie dans sa condition incarnée ; aussi bien Il dit : « Ils m'ont donné pour nourriture le fiel, et pour breuvage à ma soif le vinaigre » (Ps. 68, 22). Mais l'amertume ne devait pas être mélangée à la vérité, pour montrer que l'immortalité des ressuscites serait sans amertume ; comme cette immortalité avait aigri dans le vase humain, elle est restaurée dans le Christ. Donc Il boit le vinaigre : autrement dit le vice de l'immortalité gâtée par Adam est retiré du roseau76, pour être éliminé du corps humain. Nous aussi, faisons passer dans le Christ nos vices accumulés par la négligence de l'âme et du corps ; faisons-les passer au moyen du baptême, pour être crucifiés dans le Christ ; faisons-les passer au moyen de la pénitence, afin qu'il nous donne en échange l'incorruptible réalité du vin, du sang céleste.

 Enfin, ayant bu le vinaigre, « tout est consommé », dit-Il : car tout le mystère de la chair mortelle qu'il s'était unie était accompli, et, tous vices éliminés, seule demeurait la joie de l'immortalité.  C'est pourquoi Il dit : « Seigneur, en vos mains je remets mon esprit. » Et c'est à bon droit qu'il remet son esprit, puisqu'il est conservé ; car chose confiée n'est pas perdue. L'esprit est donc un bon gage, un bon dépôt ; aussi tel a-t-il dit : « O Timothée, garde le bon dépôt » (II Tim., I, 14). Il remet au Père son esprit ; aussi dit-Il : « Vous ne laisserez pas mon âme dans les enfers » (Ps. 15, 10). Or voyez le grand mystère : maintenant Il remet aux mains du Père son esprit, maintenant Il repose au sein du Père, parce que nul autre ne peut contenir le Christ tout entier ; aussi bien « je suis, dit-Il, dans le Père, et le Père en moi » (Jn, XIV, 10). Il remet donc au Père son esprit ; mais, s'il est dans les hauteurs, Il éclaire les enfers eux-mêmes, pour que toutes choses soient rachetées ; car « le Christ est tout, et tout est dans le Christ » (Col., III, 11), bien que le Christ agisse en chaque partie. La chair meurt pour ressusciter ; l'esprit est remis au Père, afin que les cieux mêmes fussent délivrés des liens de l'iniquité, et qu'il se produisît au ciel une paix que la terre pourrait imiter. « Et sur ces mots, Il rendit l'âme. » Il est bien vrai qu'il la rendit, car Il ne la perdit pas contre son gré ; aussi bien Matthieu dit : « Il remit son esprit » : remettre est volontaire, perdre est contrainte. C'est pourquoi l'on a ajouté : « Dans un grand cri » ; il y a là soit le grandiose témoignage qu'il s'est abaissé jusqu'à la mort pour nos péchés — je ne rougirai donc pas de reconnaître, moi aussi, ce que le Christ n'a pas rougi d'affirmer dans un grand cri — soit une évidente manifestation de Dieu, témoignant du lien de la divinité et de la chair. Car vous lisez : « Jésus poussa un grand cri : Dieu, dit-Il, mon Dieu, regardez-moi ! Pourquoi m'avez-vous abandonné ? » Il a crié comme un homme que sa séparation de la divinité allait faire mourir ; car, la divinité étant exempte de mort, la mort ne pouvait se produire que si la vie se retirait ; et la vie, c'est la divinité77 .

 Ce qui suit maintenant montre que la fin du monde aura lieu à cause de l'impiété des hommes. Ainsi la Passion du Seigneur fournit les signes que le présent s'écroulera pour que se lève le futur. Les ténèbres donc se sont ré­pandues sur les yeux des incroyants, pour que la lumière de la foi reparût ; le soleil s'est couché ou dérobé aux sacrilèges, pour voiler le spectacle du meurtre criminel ; les rochers se sont fendus, afin que la brèche des rocs fît paraître qu'à l'avenir la force de la parole pénétrerait la dureté des cœurs, pour rendre plus facile aux chasseurs prophétisés par Jérémie (XVI, 16) de faire la chasse pour le Seigneur dans les creux des rochers. Quant aux tombeaux ouverts, n'annoncent-ils pas la rupture des prisons de la mort, et la résurrection des morts, dont la vue faisait foi, dont l'apparition était figurative ? Car en sortant dans la ville sainte, ils annonçaient, sous les appa­rences du présent, que la Jérusalem céleste sera le rendez-vous éternel des ressuscites. De même encore le voile est déchiré, ce qui proclame soit la séparation des deux peuples, soit la profanation des mystères de la Synagogue. L'antique voile est donc déchiré, pour que la nouvelle Église suspende ses tentures78 ; le voile de la Synagogue est enlevé, pour permettre au regard de notre âme de contempler à découvert (II Cor., III, 14) les mystères secrets de la religion. Enfin voici que le centurion lui-même proclame Fils de Dieu Celui qu'il avait crucifié. O cœurs des Juifs plus durs que les rochers ! Les pierres se fendent, mais leurs cœurs s'endurcissent. Le juge les accuse, l'exécuteur croit, le traître condamne son crime à la peine de mort, les éléments se dérobent, la terre est ébranlée, les tombeaux s'ouvrent; cependant la dureté des Juifs demeure immuable parmi les secousses de l'univers.

Les femmes se tenaient là, voyant ce spectacle. Sa Mère aussi était là, faisant passer le zèle de sa tendresse avant son propre péril. Le Seigneur de son côté, suspendu à la Croix, méprisant son péril, recommandait sa Mère dans un élan de piété. Ce n'est pas sans raison que Jean l'a raconté en détail. Les autres ont décrit l'ébranlement du monde, les ténèbres couvrant le ciel, l'éclipsé du soleil. Matthieu et Marc, qui se sont attachés davantage au côté humain et moral, ont ajouté : « Dieu, mon Dieu, regardez-moi ! Pourquoi m'avez-vous délaissé ? » pour nous amener à croire que c'est la nature humaine prise par le Christ qui est montée sur la Croix. Quant à Luc, il a montré clai­rement comment le larron avait eu son pardon, procuré par l'intercession sacerdotale79, et les Juifs persécuteurs leur grâce sollicitée par un semblable bienfait. Jean, qui a pénétré plus profondément les mystères divins, a pris soin avec raison de montrer que celle qui avait engendré Dieu était demeurée vierge. Il est donc seul à m'enseigner ce que les autres n'ont pas enseigné : com­ment, mis en Croix, II s'est adressé à sa Mère. Que le vainqueur des supplices et des tourments, le vainqueur du diable, ait réparti les devoirs de piété, lui a paru plus grand que donner le Royaume des cieux; car, si c'est chose sacrée que le Seigneur pardonne au larron, il est bien plus sacré que la Mère soit honorée par le Fils.  Et qu'on ne juge pas que j'ai interverti en men­tionnant le pardon du larron avant les paroles à sa Mère ; car, étant venu pour sauver les pécheurs (I Tim., I, 15), il n'est pas déraisonnable que mes écrits Lui fassent d'abord accomplir la mission qu'il a entreprise, en ra­chetant et sauvant un pécheur. D'ailleurs Il a dit Lui-même : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? » parce qu'il n'était pas venu appeler les justes, mais les pécheurs (Mt., XII, 48 ; IX, 13). Mais c'était alors le lieu. Ici, n'oubliant pas sa Mère même sur la Croix, Il lui adresse ces paroles : « Voici votre fils », et à Jean : « Voici ta mère ». Le Christ en Croix faisait son testament, et Jean souscrivait le testament, digne témoin d'un tel testateur. Bon testament, qui lègue non l'argent, mais la vie, écrit non à l'encre, mais par l'Esprit du Dieu vivant (cf. II Cor., III, 3). « Ma langue est le calame80 d'un scribe qui écrit rapidement » (Ps. 44, 3).

Mais de son côté Marie n'était pas inférieure à ce qui sied à la Mère du Christ : les Apôtres avaient fui, elle se tenait devant la Croix, et contemplait d'un regard attendri les blessures de son Fils, attendant non la mort de son Enfant, mais le salut du monde. Peut-être aussi, sachant que la mort de son Fils était la rédemption du monde, elle, « la cour du Roi », pensait que sa propre mort pourrait ajouter quelque chose à la grâce faite à tous. Mais Jésus n'avait pas besoin d'aide pour la ré­demption de tous, Lui qui a dit : « Je me suis trouvé comme un homme sans secours, libre parmi les morts » (Ps. 87, 6). Il a certes agréé l'intention de sa Mère, mais Il n'a pas souhaité d'aide humaine. Ainsi nous avons un maître en piété : ce texte nous apprend quel modèle doit prendre l'affection maternelle, sur quoi se régler le respect des enfants ; les unes doivent s'offrir quand leurs enfants sont en danger, ceux-ci être plus en peine du délaissement de leurs mères que de la douleur de leur  propre   mort.  Ce passage  fournit  un  témoignage surabondant de la virginité de Marie : car il ne s'agit pas d'enlever une  épouse  à son mari,  puisqu'il est écrit  : « Ce  que  Dieu a uni,  que l'homme ne le  sépare pas » (Mt., XIX, 6) ; mais celle  pour  qui le  mariage  fut le voile du mystère n'avait que faire du mariage une fois les mystères accomplis81. Ou encore, pour nous en tenir au sens moral, la chasteté est de règle  dans le deuil.  Il y a pourtant un mystère du fait qu'elle est confiée à Jean, le plus jeune de tous ; et il ne faut pas l'accueillir d'une oreille distraite. Car c'est un danger pour les femmes que la liaison avec un adolescent, et la beauté de la jeu­nesse. Telle peut-être, en quête d'un précédent, n'ayant cure du mystère, voulant vivre à l'aise chez le Christ, pourrait affecter les apparences de Marie sans imiter ses dispositions   (ainsi  l'entendent,   à  tort,   ces  femmes   du commun, qui abandonnent un vieux mari pour s'attacher à un jeune) ; qu'elle apprenne donc qu'il s'agit ici du mys­tère de l'Église : auparavant unie au peuple ancien, en apparence,   non   effectivement,   après   avoir   enfanté   le Verbe  et l'avoir semé  dans les  corps  et les  âmes  des hommes, par la foi à la Croix et à la sépulture du corps du Seigneur, elle a, sur l'ordre de Dieu, choisi la société du  peuple plus jeune.  Je cherche aussi pourquoi, ne trouvant pas qu'il ait été transpercé avant sa mort, nous  le trouvons  après  sa  mort.   Peut-être  pour nous enseigner que son départ a été volontaire, non contraint, et pour nous faire connaître l'ordre des mystères : les sacrements   de  l'autel  n'y  précèdent  pas   le  baptême ; mais le baptême vient d'abord, puis le breuvage. Enfin cela nous fait remarquer que, si la nature de son corps a été mortelle, si sa condition fut semblable (à la nôtre), sa grâce fut différente ; car il est certain qu'après la mort le sang se fige dans nos corps ; mais de ce corps assu­rément sans corruption, et pourtant mort, la vie de tous découlait : car il en est sorti de l'eau et du sang, l'une pour laver, l'autre pour racheter. Buvons donc notre rançon, pour être rachetés par ce breuvage.

L'ensevelissement.

Luc,XXIII, 50-56.

Que veut dire encore que le Christ est enseveli non par les Apôtres, mais par Joseph et Nicodème ? L'un était juste et constant ; en l'autre il n'y avait pas de fraude82 . Telle est en effet la sépulture du Christ : elle ne connaît ni fraude ni iniquité. C'est là couper court à tous faux-fuyants, et triompher des Juifs par un témoignage de chez eux ; car si c'étaient les Apôtres qui l'avaient enseveli, ils diraient sûre­ment qu'il n'a pas été enseveli, puisqu'ils ont dit qu'on l'avait enlevé. Or le juste recouvre le corps du Christ d'un suaire, l'innocent l'enduit de parfum ; ce n'est pas sans raison que nous rencontrons cette distinction, car la justice est le vêtement de l'Église, l'innocence lui procure sa beauté. Revêtez donc vous aussi le corps du Seigneur de sa gloire, afin d'être vous-même juste ; même croyant à sa mort, recouvrez-le pourtant de la plénitude de sa divinité. Oignez-le de myrrhe et d'aloès, pour être la bonne odeur du Christ (II Cor., II, 15). C'est un bon linceul qu'a mis Joseph, ce juste : peut-être celui que Pierre a vu descendre du ciel vers lui, où se trouvaient divers quadrupèdes, bêtes et oiseaux, ressemblance et figure de la Gentilité (Act., X, 11 ssq.). L'Eglise est donc ensevelie avec ce parfum mystérieux et précieux, ayant associé les peuples divers dans la com­munauté de sa foi.  A propos de Joseph, je trouve chez Jean seulement qu'il est venu en cachette trouver Pilate, par crainte des Juifs. Comment un juste a-t-il cherché le secret par crainte du danger ? Pour moi, je crois qu'il a demandé en secret afin d'obtenir le corps, non pour éviter le danger. Pourtant quoi d'étonnant si le juste s'est caché, quand se cachaient également les Apôtres, maîtres des justes ? Venez, vous aussi : que vous veniez tard, ou la nuit, ou à n'importe quelle heure, vous trouverez Jésus disposé à vous accueillir, et ne payant pas aux tard-venus un moindre salaire : car celui même qui est venu à la sixième heure n'a pas été privé de salaire, et celui de la onzième a reçu le salaire complet (Mt., XX, 5 ssq.). De plus, Nicodème est venu la nuit (Jn, III, 2) : il faisait nuit, parce que ce n'était pas encore la résurrection ; aussi bien, une fois Jésus ressuscité, le juste dit : « La nuit est venue d'abord, le jour approche » (Rom., XIII, 12). Luc qualifie ce Joseph de juste, Matthieu de riche ; et c'est le cas de l'appeler riche, en ce moment où il a reçu le corps du Christ : car, recevant le riche, il n'a pas connu l'indigence de la foi. On est donc riche quand on est juste. Ainsi il l'enveloppe d'un suaire ; mais l'Israélite mélange les parfums variés des vertus, et y met environ cent livres d'aloès : c'est-à-dire la mesure parfaite de la foi. Et ils lièrent le corps de Jésus, selon la coutume des Juifs — des spirituels : non par les nœuds de l'incrédulité, mais par les bandelettes de la foi. Et ils le déposèrent dans un jardin : à celui-ci l'Église est sou­vent comparée, comme ayant les fruits des mérites variés et les fleurs des vertus.  Ce n'est pas non plus sans raison que tel parle d'un tombeau nouveau, tel autre du tombeau de Joseph. Ainsi le Christ n'avait pas de tombeau à Lui ; c'est qu'on prépare un tombeau à ceux qui sont sujets aux lois de la mort ; le vainqueur de la mort n'a pas de tombeau à Lui : car qu'y a-t-il de com­mun entre un tombeau et Dieu ? Aussi bien l'Ecclésiaste dit de celui qui médite le bien : « Et il n'y a pas de sépulture pour lui » (VI, 3)83 . La mort du Christ a donc son caractère propre, différent de la mort commune à tous : aussi n'est-II pas enseveli avec les autres, mais enfermé seul dans le tombeau. Car l'Incarnation du Sei­gneur a eu toutes les ressemblances avec l'humanité ; mais la ressemblance ne va pas sans différence : il y a ressemblance dans sa naissance d'une vierge, dissemblance en sa conception ; Il guérissait les malades, mais en com­mandant ; Jean a baptisé dans l'eau, Lui par l'Esprit (Lc, III, 16). De même donc la mort du Christ est com­mune quant à sa nature corporelle, spéciale quant à sa puissance.  Mais qui est ce Joseph dans le tombeau duquel on le dépose ? Evidemment, ce juste. Il est donc bien que le Christ soit confié à la tombe d'un juste, pour que le Fils de l'homme ait où poser sa tête (Lc, IX, 58), et repose en un séjour de justice. Il est également bien que le tombeau soit neuf : au sens littéral, pour que les incrédules ne disent pas qu'un autre est ressuscité ; au sens mystique, que pouvons-nous entendre ? Peut-être ce que nous avons lu : « Leur gorge est un sépulcre béant » (Ps. 5, 11). C'est donc un sépulcre béant que la gorge de l'homme, dans laquelle sont enfouies l'incroyance qui tue et les paroles mortes ; il se crevasse et tombe en ruine de vétusté, visité pour ainsi dire par les bêtes l. Il existe par contre un tombeau, dans l'intime de l'homme, que le Juste s'est creusé par la pénétration de la parole dans les cœurs endurcis de la Gentilité ; il est poli par le travail de la foi et de la doctrine, afin que la puissance du Christ se déploie devant les nations.  Et il est par­faitement bien qu'on y ait mis une pierre, pour qu'il ne fût pas béant ; car lorsqu'on a bien enseveli le Christ chez soi, il faut le garder avec soin, pour ne pas le perdre, et pour ne pas laisser entrer la fausse foi. Vous voyez en effet que Pierre et Jean ont mérité d'entrer les premiers ; et d'ailleurs Jean lui-même n'est pas entré avant d'avoir cru (Jn, XX, 6, 8).  Et l'on dit bien qu'il était taillé dans le roc, c'est-à-dire dans la fermeté de la foi, d'où les vrais Israélites ont sucé le doux miel et l'huile de l'Esprit (Deut., XXXII, 13). Or le Christ est enseveli par le juste et par celui qui a vu Dieu ; car on ne peut ensevelir le Christ que si on le croit Dieu. Tout le monde ne peut pas ensevelir le Christ : aussi bien les femmes, si pieuses qu'elles soient, demeurent à dis­tance ; mais leur piété fait qu'elles observent l'empla­cement avec soin, pour apporter des parfums et les répandre. Dans leur sollicitude cependant elles sont les dernières à s'éloigner du tombeau, les premières à revenir au tombeau. Si la constance manque, l'empressement ne manque pas ; leur sexe est faible, leur dévouement fervent.

La Résurrection.

Luc, XXIV,   1-12.

Aussi bien, à l'heure de la Résurrection elles sont là ; et tandis que les hommes ont pris la fuite, elles seules sont averties par l'ange de ne pas avoir peur. Elles appellent Pierre ; leur zèle le devance, leur foi le suit. D'ailleurs il arrive sans crainte ; et, venu plus tard, il entre le premier, en homme qui avait reçu les clefs du Royaume pour ouvrir aux autres. Quant au tremblement de terre, c'est pour les croyants la résurrection, pour les insensés la crainte. Pour les uns, c'est le corps appesanti secouant le sommeil de la mort ; les autres, troublés par la crainte charnelle et par l'instabilité ter­restre, perdent la foi et croyance en la résurrection.

« Et le matin du sabbat  elles  vinrent  de  très bonne   heure   au   tombeau. »

Ce texte fait naître chez plusieurs une grande incer­titude : car si nous ne voyons pas que les évangélistes se soient contredits, ils ont pourtant parlé diversement. Celui-ci, en effet, dit que « le matin, de très bonne heure », Marc : « De grand matin », Matthieu : « Le soir du sabbat », Jean : « Le lendemain du sabbat, quand il faisait encore nuit », les femmes sont venues au tombeau. Puis celui-ci  mentionne que l'on a vu deux hommes, Marc un jeune homme assis, vêtu de blanc, Matthieu un ange, Jean deux anges assis, en vêtements blancs. Enfin, ce qui paraît presque insoluble, Jean écrit qu'il fut dit à Marie Made­leine : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore remonté vers mon Père » ; Matthieu a écrit que le Sei­gneur s'est présenté à Marie Madeleine et à une autre Marie, et il a décrit dans le plus grand détail comment elles s'approchèrent, Lui prirent les pieds et l'adorèrent. Quelle est donc la solution ? Ne serait-ce pas de penser que les quatre évangélistes ont parlé de quatre moments divers, et de supposer divers personnages féminins et des apparitions diverses ? Aussi bien les unes viennent avec des parfums le lendemain du sabbat, les autres, sans parfums, le soir du sabbat ; on donne les noms des unes, on mentionne que les autres avaient suivi le Seigneur depuis la Galilée.

 De crainte que tel ne soit choqué de finir ici par les aspérités d'une exégèse épineuse, alors que peut-être on s'attendait à des choses suaves, figurez-vous que nous carguons les voiles d'un discours près de s'achever ; car nous arrivons au port, et le vaisseau qui a traversé les mers d'une course rapide, dès qu'il commence à approcher du rivage, ralentit sa marche pour esquiver les écueiis cachés. Pour éviter donc d'échouer mon discours, comme un pilote maladroit, sur les sables du rivage, glissant en quelque sorte sur les bas-fonds dissimulés, j'aime mieux ralentir la marche que la précipiter, de crainte que notre discours ne se brise et ne s'engloutisse.  Il faut donc en premier lieu considérer ce que signifie ce texte, que le Seigneur est ressuscité « le soir du sabbat, alors que pointait le lendemain du sabbat ». Vous lisez en effet que « le soir du sabbat Marie Madeleine et une autre Marie vinrent voir le tombeau ; et voici qu'il se produisît un grand tremblement de terre ». Ce n'est donc pas le jour du sabbat — car elles demeurèrent inactives le jour du sabbat, selon le précepte — mais après le jour du sabbat, dans la nuit, qu'il est ressucité. Aussi bien, venant le matin, de très bonne heure même, elles apprirent que le Seigneur était déjà ressuscité. 151. Il faut donc, tout bien pesé, croire que la Résurrection n'a eu lieu ni le dimanche matin, qui est le lendemain du sabbat, ni le jour du sabbat (car comment arriverait-on à trois jours ?). Ce n'est donc pas au déclin du jour, mais au déclin de la nuit, qu'il est ressuscité. Aussi bien le grec dit : tard, c'est-à-dire : όψέ ; or « tard » signifie éga­lement l'heure où le jour décline, et le retard d'une chose quelconque : par exemple si vous dites : on me l'a sug­géré tard, c'est-à-dire tardivement ; il est arrivé en retard, c'est-à-dire arrivé après le temps convenu. Même s'il est arrivé au matin du lendemain, c'est tard, puisque le temps d'agir est passé. Tard, c'est aussi l'heure de la nuit profonde, par exemple quand vous dites : je me suis levé tard pour travailler ; cela veut dire : je me suis levé non pas sur le soir, mais en pleine nuit.  C'est ce qui donne aux femmes toute facilité d'approcher du tombeau, les gardes se reposant déjà — et pourquoi les gardes eux-mêmes sont davantage effrayés, comme il arrive quand on est réveillé en sursaut. Enfin les princes des prêtres eux-mêmes, dans leur réunion avec les anciens, con­firment que l'événement s'est passé la nuit, quand ils disent aux gardes : « Dites que ses disciples sont venus la nuit et l'ont dérobé pendant votre sommeil » ; car c'est l'heure, sur laquelle les gardes les ont renseignés, qui leur a suggéré l'échafaudage de leur supercherie. De même encore Jean marque que Marie Madeleine est venue vers lui et vers Pierre « le matin, quand il faisait encore nuit », et pourtant la montre ignorant que la Résurrection est accomplie : à coup sûr, si celle-ci avait eu lieu au déclin du jour, elle aurait pu la connaître aus­sitôt.  C'est le matin, et Pierre ne sait pas encore ; Jean ne sait pas. Est-ce que le Seigneur aurait souffert que ses disciples fussent plus longtemps torturés par l'incertitude de sa mort, alors que de suite l'ange, de suite le Seigneur leur ont envoyé les femmes pour leur annoncer l'événement accompli ? Et pour vous montrer qu'il est nuit, les unes parmi les femmes ne savent pas, les autres savent. Elles savent, celles qui ont veillé nuit et jour ; elles ne savent pas, celles qui se sont retirées. Une Marie Madeleine ne sait pas, selon Jean ; une autre Marie Madeleine sait, selon Matthieu ; car la même n'a pu savoir, puis ne pas savoir. Donc s'il y a plusieurs Marie, il peut y avoir aussi plusieurs Madeleine : le premier nom est personnel, le second de localité . D'ailleurs apprenez qu'il s'agit d'une autre : l'une est admise à tenir les pieds du Seigneur, l'autre a défense de toucher le Seigneur ; l'une a mérité de voir l'ange, l'autre, venue en premier lieu, n'a vu personne : l'une a annoncé aux dis­ciples que le Seigneur était ressuscité, l'autre leur ap­prend qu'on l'a enlevé ; l'une est joyeuse, l'autre pleure ; à celle-là le Christ se présente déjà glorifié, celle-ci le cherche encore mort ; l'une a vu le Seigneur et a cru, l'autre n'a pu le reconnaître quand elle le voyait ; l'une adorait dans un sentiment de foi, l'autre se tourmentait dans l'incertitude de son cœur.

 C'est bien justement qu'il lui est défendu de toucher le Seigneur : ce n'est point en effet par un contact du corps, mais par la foi, que nous touchons le Christ. « Car, dit-Il, je ne suis pas encore monté vers mon Père » ; ce qui veut dire : je ne suis pas encore monté à vos yeux, puisque vous cherchez le vivant parmi les morts. Aussi est-elle envoyée à de plus forts, dont l'exemple lui apprendra à croire, pour qu'ils lui prêchent la résurrection. De même en effet qu'au début la femme fut l'instigatrice du péché pour l'homme, l'homme con­sommant l'erreur ; de même à présent celle qui avait goûté la première à la mort a vu la première la résur­rection. Selon l'ordre de la faute, elle fut la première au remède ; et pour n'avoir pas à subir sans fin devant les hommes l'opprobre de la culpabilité, ayant transmis la faute à l'homme, elle lui a transmis également la grâce ; elle compense le désastre de l'antique déchéance par l'an­nonce de la résurrection. Les lèvres de la femme avaient autrefois donné passage à la mort ; les lèvres d'une femme rendent la vie.  Mais comme elle a trop peu de cons­tance pour prêcher, comme son sexe est trop faible pour exécuter, c'est aux hommes qu'est remise la fonction d'évangéliser. Car si Jésus, non content de détruire la faute des femmes, multiplie leur action, en sorte que plu­sieurs soient persuadés par celle qui d'abord en avait trompé un seul, l'homme également, qui d'abord avait étourdiment ajouté foi, a dû recouvrer un don accru, et, s'étant jadis laissé aller à la crédulité, devenir apte à prêcher aux autres. Mais remarquons les termes mêmes du mandat : « Ne me touche pas, car je ne suis pas encore monté vers mon Père ; mais va vers mes frères, et dis-leur : je monte vers mon Père et votre Père, mon Dieu et votre Dieu. » Comment n'étiez-vous pas monté, Seigneur Jésus ? Comment étiez-vous absent, vous qui aviez remis votre esprit aux mains du Père ? Quand d'ailleurs pouvez-vous être absent, étant toujours dans le Père, toujours avec le Père ? Aussi bien vous avez dit vous-même : « Si je descends aux enfers, vous y êtes ; si je déploie mes ailes avant le jour pour aller habiter à l'extrémité des mers, même là c'est votre main qui me conduira » (Ps. 138, 8-10). De même, comment montez-vous, étant sans cesse partout ? Vous êtes descendu, il est vrai, comme Fils de l'homme, et descendu sans quitter le Père. Mais vous êtes descendu pour nous, pour que nos yeux et nos âmes vous voient, pour que nous croyions en vous. C'est donc aussi pour nous que vous êtes monté, pour que nous vous suivions en esprit, ne pouvant vous voir de nos yeux. Vous êtes monté pour les  Apôtres, à qui vous avez dit : « Qui m'a vu, a également vu le Père » (Jn, XIV, 9). Aussi bien Jean a su où vous chercher : c'est chez le Père qu'il vous a cherché et trouvé ; aussi a-t-il écrit : «Et le Verbe était chez Dieu» (I, 1). Vous êtes monté pour Paul, qui, non content de vous suivre seul, nous a également appris comment vous suivre et où nous pouvions vous trouver : « Si donc, dit-il, vous êtes ressuscites avec le Christ, cherchez les choses d'en haut, où se trouve le Christ assis à la droite de Dieu » (Col., III, 1). Et pour que nous n'en fassions pas la fonc­tion des yeux plutôt que celle des cœurs, il a ajouté : « Goûtez les choses d'en haut, non pas celles de la terre » (Ib., 2). Ce n'est donc pas sur terre ni en terre ni selon la chair que nous devons vous chercher, si nous voulons vous trouver ; car « maintenant nous ne con­naissons plus le Christ selon la chair» (II Cor., V, 16). Aussi bien Etienne ne vous a pas cherché sur terre, lui qui vous a vu debout à la droite de Dieu (Act., VII, 55 ssq.), tandis que Marie, qui vous cherchait sur terre, n'a pu vous toucher. Etienne vous a atteint, parce qu'il vous a cherché au ciel. Etienne au milieu des Juifs vous a vu bien qu'absent ; Marie parmi les anges ne vous a pas vu présent. Mais pourquoi n'a-t-elle pas pu vous toucher, l'évangéliste même nous l'a appris en disant qu'elle vous voyait bien, mais sans savoir que c'était vous. Car on lit : « Elle se retourna et vit Jésus debout ; et elle ne savait pas que c'était Jésus. » Il est à propos qu'elle n'ait pu le toucher, n'ayant pu le voir : car voir, c'est toucher.  Ainsi le texte évangélique souligne les différences entre l'une et l'autre Marie. Celle-là va au-devant de Jésus pour le voir, celle-ci se retourne en arrière ; celle-là est saluée, celle-ci reprise. Car enfin vous lisez : « Jésus lui dit : Femme. » Celle qui ne croit pas est femme, et désignée encore par la qualité de son sexe selon le corps ; car celle qui croît arrive « à l'homme parfait, à la mesure de l'âge achevé du Christ » (Éphés., IV, 13) ; elle n'a plus son nom du siècle, le sexe de son corps, la mobilité de la jeunesse, le bavardage de la vieillesse. Donc Jésus dit : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » comme pour dire : ce ne sont pas simplement des larmes que Dieu réclame, mais la foi ; les vraies larmes, c'est reconnaître le Christ. « Qui cherches-tu ? » dit-Il ; car le Seigneur condamne les lenteurs compliquées. Mais Il a justement ajouté : « Qui » : non pas qu'il doute, Lui, qui elle cherche, mais parce qu'elle-même ne sait pas qui elle cherche : car ce n'est pas le Christ qu'elle cherche, puisqu'elle le croit enlevé. Le Christ est là, à quoi bon le chercher ? C'est le mécon­naître que le chercher, que ne pas le reconnaître quand on le voit. Aussi bien elle voyait le Christ et le pre­nait pour un jardinier. C'est en effet ce que vous lisez : « Elle, croyant que c'était le jardinier, lui dit : Seigneur, si c'est vous qui l'avez enlevé, dites-moi où vous l'avez mis, et je le prendrai. » Si sa foi est hésitante, sa parole ne s'égare pas ; si elle l'a pris pour un jardinier, elle l'a pourtant traité en Fils de Dieu ; si elle ne croit pas encore, elle désire cependant croire : car c'est Lui qui a enlevé le corps, l'ayant ressuscité. Donc l'erreur de cette femme est pardonnable. Evidemment, elle n'aurait pas dû douter que le corps du Christ eût été relevé par la gloire de la Résurrection ; pourtant elle veut être instruite par le Christ, et déjà, dans son dévouement, elle promet la foi : elle l'enlèvera de terre, et le cherchera à la droite de Dieu.  Aussi bien, à la suite de ces paroles, n'est-elle plus appelée femme, mais Marie : le premier vocable est commun à la foule, l'autre est spécial à une personne qui suit le Christ. Et elle est envoyée aux disciples, sans être encore en pleine possession de sa foi, du moins comme messagère. Mais il lui est interdit de le toucher, parce qu'elle n'avait pas encore appris avec Paul que la pléni­tude de la divinité habite dans le corps du Christ ; elle n'avait pas encore dépouillé l'incertitude du siècle, les doutes de la chair ; elle n'avait pas encore vécu la vie du Christ. Aussi bien celle-ci n'adore pas le Seigneur et ne lui prend pas les pieds, comme l'autre Marie : chez cette dernière, ce n'est pas tant l'hommage corporel que le mouvement d'une foi plénière qui se traduit : elle croit le Christ homme et Dieu tout ensemble ; car c'est Dieu qu'on adore, l'homme que l'on étreint. Le Seigneur ne répugne donc pas à être touché par une femme, puisque Marie a frotté ses pieds de parfum. Il ne refuse pas le contact, mais Il enseigne le progrès : car tous ne peuvent pas toucher ressuscité le Christ qu'ils ont touché pendant son séjour en cette vie et dans ce corps. Qui veut toucher le Christ doit mortifier ses membres, et, comme destiné à ressusciter, revêtir des entrailles de miséricorde (Col., III, 12), renoncer sans hésitation au terrestre. Que veut donc dire : « Ne me touche pas ? » Ne mets pas la main aux grandes choses ; mais va vers mes frères, c'est-à-dire les plus parfaits — car « quiconque fera la volonté de mon Père qui est aux cieux, c'est mon frère, ma sœur et ma mère » (Mt., XII, 50) — parce que la Résurrection ne peut être aisément saisie que par les parfaits. La prérogative de cette foi est réservée aux mieux affermis ; « quant aux femmes, je ne leur permets pas d'enseigner dans l'église ; qu'elles interrogent leurs maris à la maison » (I Tim., II, 12). Elle est donc envoyée à ceux de la maison ; et elle a accueilli les ordres qui lui ont été donnés.

Nous n'ignorons pas le sentiment de quelques-uns sur ce passage : le Christ n'aurait pas voulu être touché, parce qu'il n'avait pas encore reçu l'image qu'il avait remise au Père, et qu'elle ne devait pas encore le toucher. « Je monte vers votre Père, mon Dieu et votre Dieu. » Il a fait à propos la distinction, parlant à une femme ; car nous n'avons de commune nature avec le Christ que par sa condition humaine. Le Père est tel pour Lui par véritable génération, pour nous par libre adoption ; pour Lui par nature, pour nous par grâce. Il est Dieu pour Lui dans l'unité du mystère, pour nous par sa puissance céleste.

Apparitions  aux Apôtres.

Luc, XXIV, 33-49.

Quelqu'un dira : Comment donc Thomas, alors qu'il ne croyait pas encore, a-t-il pourtant touché le Christ  ? Mais il semble qu'il ait douté non de la Résurrection du Seigneur, mais du mode de la Résurrection. Et il fallait qu'il m'enseignât en le touchant, comme Paul aussi m'a enseigné : « Car il faut que cette corruption revête l'incorruptibilité, et que ce corps mortel revête l'immortalité. » (I Cor., XV, 53), en sorte que l'incrédule croie, et que l'hésitant ne puisse clouter ; car nous croyons plus facilement ce que nous voyons. Or Thomas avait lieu de s'étonner, quand il vit, tout étant fermé, un corps se glisser à travers des barrières impénétrables aux corps, sans dommage pour leur structure. Oui, c'est merveille qu'une nature corpo­relle ait traversé un corps impénétrable : on ne le vit pas arriver, on vit sa présence ; il fut aisé de le toucher, dif­ficile de le reconnaître.  Aussi bien les disciples, troublés, croyaient voir un esprit. C'est pourquoi le Sei­gneur, pour nous montrer le caractère de la résurrection : «Touchez, dit-Il, et voyez : un esprit n'a ni chair ni os comme vous voyez que je les ai. » Ce n'est donc point une nature incorporelle, mais l'état de son corps ressus­cité, qui lui a fait pénétrer des clôtures normalement impénétrables ; car ce qui se touche est corps, ce qui se palpe est corps. Or c'est corporellement que nous ressuscitons : car « la semence est un corps de chair, d'où lève un corps spirituel » (I Cor., XV, 44) ; l'un est subtil, l'autre grossier, étant encore épaissi par les conditions de son infirmité terrestre.  Comment en effet n'y eût-il pas eu un corps, alors que demeuraient les marques des blessures, les traces des cicatrices, que le Seigneur a présentées pour être touchées ? Par là non seulement Il affermit la foi, mais Il excite la dévotion : les blessures reçues pour nous, Il a préféré les emporter au ciel, Il n'a pas voulu les effacer, afin de montrer à Dieu le Père le prix de notre libération. C'est en cet état que le Père le place à sa droite, accueillant les trophées de notre salut ; tels sont les témoins que la couronne de ses plaies a produits pour nous.

 Et puisque notre discours en est arrivé là, consi­dérons comment il se fait que selon Jean les Apôtres ont cru, puisqu'ils se sont réjouis, que selon Luc ils sont repris comme incrédules ; qu'ici ils ont reçu l'Esprit Saint, que là il leur est prescrit de résider dans la ville jusqu'à ce qu'ils soient revêtus de ce don du ciel. Il me semble que l'un, en qualité d'apôtre, a touché ce qu'il y a de plus grand et de plus élevé, l'autre la suite, plus proche de l'humain ; l'un a suivi les détails de l'histoire, l'autre a résumé. Car on ne saurait douter de celui qui rend témoignage de faits auxquels il a lui-même assisté, « et son témoignage est véritable » ( Jn, XXI, 24) ; quant à celui qui a mérité d'être évangéliste, il sied également d'écarter de lui tout soupçon de négligence ou de men­songe. Ainsi nous pensons que l'un et l'autre est véridique : ils ne sont séparés ni par la différence des pensées ni par la diversité des personnes. Car si Luc dit d'abord qu'ils n'ont pas cru, plus tard cependant il montre qu'ils ont cru. Si nous considérons le début, il y a opposition ; pour la suite, l'accord est assuré. Considérons donc les paroles mêmes du texte.  Jean s'exprime ainsi : « Et les disciples se réjouirent à la vue du Seigneur. Il leur dit donc de nouveau : Paix avec vous ! Comme le Père m'a envoyé, moi aussi je vous envoie. Ayant ainsi parlé, Il souffla sur eux et leur dit : Recevez l'Esprit Saint ; ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis ; et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus » (Jn, XX, 20-23). Quant à Luc, il dit : « ...et comment ils le reconnurent à la fraction du pain. Or, tandis qu'ils parlaient de la sorte, Il se trouva au milieu d'eux et leur dit : Paix à vous ! C'est moi, n'ayez pas peur. Troublés et effrayés, ils croyaient voir un esprit. » Il pourrait sembler qu'ici ils étaient plus nom­breux84 . Mais comme c'est ici le soir de la Résurrection (car les deux qui, au déclin du jour, étaient entrés pour demeurer avec le Seigneur, nous sont montrés, une fois qu'il s'est soudain dérobé, revenant sur l'heure vers les disciples), et, comme selon Jean, c'est sur le tard, en ce jour du lendemain du sabbat, qu'on le voit apparaître aux disciples et présenter ses blessures à leur toucher, il nous a semblé que, pour éviter toute incertitude, il y fallait regarder plus attentivement. Il semble en effet s'être montré à part aux Onze, comme Il s'était déjà montré à part à Ammaon85 et Cléopas sur le soir ; et comme ces deux-là, les Onze ont également pu se réunir pour affermir les autres. Aussi bien « ils furent troublés », comme vous le lisez selon Luc, et c'est pour­quoi « Il leur ouvrit l'intelligence pour comprendre ce qui est écrit ». Or il n'est pas douteux que celui-ci a écrit plus au long, l'autre plus succinctement. Comment en effet diraient-ils que seul Pierre l'a vu, s'il était apparu à tous ? Mais de même que parmi les femmes Il n'est apparu qu'à Marie et à l'autre Marie Madeleine, de même parmi les hommes à Pierre, au point du jour. Et Paul s'exprime ainsi : « Je vous ai enseigné d'abord que le Christ est mort, conformément aux Écritures, et qu'il a été enseveli et qu'il est ressuscité le troisième jour, conformément aux Écritures, et qu'il est apparu à Céphas » (I Cor., XV, 3-5). C'est pour cela que Marc nous montre expressément le jeune homme prescrivant aux femmes de dire à Pierre et aux disciples (Mc, XVI, 7) que le Seigneur est ressuscité.

 Pierre donc a vu le Seigneur, seul. C'est que sa dévotion était toujours prête et disposée à croire ; aussi s'appliquait-il à recueillir des indices plus nombreux pour sa foi. Tantôt avec Jean, tantôt seul, partout cependant il court avec zèle ; partout il est soit seul, soit le premier. Non content d'avoir vu, il revient regarder ce qu'il a vu, et, enflammé du désir de chercher le Seigneur, il ne se rassasie pas de le voir. Il le voit seul, il le voit avec les Onze, il le voit avec les soixante-dix. Il le voit encore lorsque Thomas a cru. Il le voit quand il était à la pèche ; mais non content de l'avoir vu, dans l'impatience de son désir, négligeant sa prise, oublieux du péril (sans cepen­dant oublier le respect : dès qu'il vit le Seigneur sur le rivage il prit son vêtement), il lui semblait trop long d'arriver avec les autres en naviguant. De même, quand le Seigneur marchait sur la mer, il courut à sa rencontre sur les vagues de la mer, oubliant sa nature ; de même, quand le Seigneur fut arrêté par les Juifs, il fut seul à tirer l'épée contre la troupe. De même, ici encore, quand le Seigneur se tient sur le rivage, par un dangereux rac­courci il a hâté l'hommage de sa religion.  Il n'est donc pas douteux que Pierre a cru, qu'il a cru parce qu'il aimait, qu'il a aimé parce qu'il croyait. Aussi est-il peiné qu'on lui demande jusqu'à trois fois : « M'aimes-tu ? » car on interroge celui de qui on doute. Mais le Seigneur ne doute pas : Il questionnait, non pour apprendre, mais pour instruire celui qu'au moment de s'élever au ciel Il nous laissait sur terre comme le représentant de son amour. Car vous lisez : « Simon fils de Jean, me chéris-tu ? — Oui, vous savez, Seigneur, que je vous aime. Et Jésus dit : Fais paître mes agneaux. » Ayant bonne cons­cience de lui-même, Pierre témoigne d'une disposition qu'il n'a pas prise pour la circonstance, mais que Dieu connaît depuis longtemps. Quel autre pourrait aisément l'affirmer de soi-même ? Aussi, étant seul entre tous à se déclarer, il est préféré à tous : car la charité est plus grande que tout (cf. I Cor., XIII, 13). Il faut aussi considérer avec grand soin pourquoi, le Seigneur lui ayant dit : « Me chéris-tu ? », il a répondu : « Vous savez, Sei­gneur, que je vous aime. » Il me semble ici que chérir comporte la charité de l'esprit, aimer, une sorte de cha­leur engendrée par l'ardeur du corps et de l'âme ; et Pierre marque, à mon avis, que non seulement son esprit, mais son corps même, étaient de feu pour le service de Dieu. Aussi bien la troisième fois le Seigneur lui a demandé, non plus : « Me chéris-tu ? », mais : « M'aimes-tu ? » et I lui ordonne de faire paître, non plus, comme la première fois, les agneaux qu'il faut alimenter au lait, ni, comme la seconde fois, les jeunes brebis, mais les brebis, en sorte qu'étant plus parfait il gouvernera les plus parfaits. C'est pour cela qu'étant parfait de tous points, ne pou­vant plus être ravi par la chair à la gloire de la passion, on lui décerne la couronne. « Lorsque tu étais jeune, dit-Il, tu mettais ta ceinture et tu allais où tu voulais ; mais devenu vieux tu étendras les mains, et un autre te ceindra pour te conduire où tu ne veux pas. » La bonne vieillesse ! la prolongation de la vie ne l'a pas rendue impuissante à se servir, mais la maturité de la vertu l'a préparée pour le martyre. Elle réprime la poussée des passions du corps, ne cède pas aux convoitises, fuit les douceurs, ne con­voite pas la beauté. « Car la chair convoite contre l'es­prit » (Gal., V, 17), et trouve, pour aller où elle veut, les  sentiers de traverse des plaisirs variés ; mais la bonne vieillesse de l'âme choisit non ce qui est agréable au corps, mais ce qui est utile à l'âme, et ne se laisse pas prendre aux volontés capricieuses du corps, mais est retenue, comme malgré elle, par un frein qui la maîtrise. Donc Pierre, tout en étant prêt dans son cœur à subir le martyre, a pourtant, quand le danger s'est présenté, laissé fléchir la fermeté de son âme. Car l'usage du don céleste nous captive par sa suavité ; qui ne choisirait le martyre, s'il pouvait mourir à son gré ? Donc Pierre lui-même semble ne pas vouloir, mais se prépare à vaincre86 . Et quelle merveille si Pierre ne veut pas, quand le Sei­gneur dit : « Père, s'il est possible, écartez de moi ce calice ; cependant que ce ne soit pas ma volonté qui se fasse, mais la vôtre » (Mt., XXVI, 39). Finalement Pierre, après l'expérience de sa présomption, n'ose plus promettre la persévérance de sa volonté, mais, comme pour être soutenu, recherche la compagnie d'un autre87.

 Tant de témoignages de vertu nous amènent donc à croire que Pierre n'a pu douter. Que Jean ait également cru quand il vit le Seigneur, c'est évident, puisqu'il a cru dès qu'il vit le tombeau vide de son corps. Pourquoi donc Luc mentionne-t-il qu'ils furent troublés ? Avant tout, parce que l'avis du plus grand nombre englobe l'opinion de quelques-uns ; puis parce que, même ayant cru à la Résurrection, Pierre a pourtant pu être troublé, en voyant que le Seigneur en son corps pénétrait à l'improviste en un lieu clos de portes verrouillées et de murs solides. Luc a donc suivi chaque détail dans l'ordre his­torique ; l'autre a considéré la finale, celui-ci la suc­cession ; car en disant : « Alors Il leur ouvrit l'intelligence pour comprendre ce qui est écrit», il admet .bien, lui aussi, que les disciples ont cru.

 Quant à l'Esprit Saint, ou bien Il l'a soufflé sur les Onze comme étant plus parfaits, et a promis de le donner plus tard aux autres — ou bien c'est aux mêmes qu'il l'a soufflé ici, là promis. Et il ne semble pas y avoir contradiction, puisque « les dons sont partagés : à l'un est donnée la parole de sagesse, à l'autre le discours de science en vertu du même Esprit, à un autre la foi par le même Esprit, à tel autre le don de guérir, à tel autre la variété des langues » (I Cor., XII, 4, 8-10). Il a donc ici soufflé une activité, ailleurs Il en promet une autre. Car là a été accordée la grâce de remettre les péchés, ce qui semble plus souverain (Jn, XX, 23) ; et elle est soufflée par le Christ, pour vous amener à croire que c'est l'Es­prit du Christ, et à croire que l'Esprit vient de Dieu ; car Dieu seul remet les péchés. Quant à Luc, il décrit l'effusion du don des langues. Aussi bien vous lisez en cet endroit : « Recevez l'Esprit Saint ; ceux dont vous remettrez les péchés, ils leur seront remis », tandis que dans les Actes des Apôtres vous lisez : « Et ils furent tous remplis de l'Esprit Saint, et ils se mirent à parler diverses langues, selon que l'Esprit leur donnait de parler» (II, 4). Quant à la variété des apparitions, elle signifie la multitude des anges qui le servent, ainsi que le Sei­gneur l'avait lui-même promis en ces termes : « Et vous verrez les anges descendre et monter vers le Fils de l'homme » ( Jn, I, 51).

Et plût à Dieu qu'avec la fin de l'Évangile s'achève aussi notre discours !

 Pourquoi, selon Matthieu (XXVI, 32) et Marc (XIV, 28), mande-t-il aux disciples : « Je vous précéderai en Galilée : c'est là que vous me verrez » — tandis que, selon Luc et Jean, Il s'est également offert à leurs regards dans le Cénacle ? Et même Il s'est fait voir fréquemment, et « à plus de cinq cents frères » (I Cor., XV, 5-7), et à Pierre et à Jacques, comme nous le prouve le témoignage de l'Apôtre. Et Luc nous a appris, dans les Actes des Apôtres, qu'il s'est manifesté en vie aux disciples «en leur apparaissant après sa Passion à maintes reprises et en s'entretenant du Royaume de Dieu » (Act., I, 3). Donc, s'il est apparu fréquemment, et à plusieurs, si l'Écriture n'assigne à son apparition en Galilée aucun moment précis et défini, tandis qu'elle exprime et le jour et  l'heure où Il s'est montré à Jérusalem, ce serait qu'ils étaient craintifs quand Il les a visités au Cénacle ; plus forts, ils se seront réunis sur la montagne.  Enfin Jean montre les disciples réunis dans le Cénacle, portes closes. par crainte des Juifs ; Luc a écrit qu'ils étaient non pas onze, mais plus nombreux. Quant à Matthieu, il ne tait pas que seuls les Onze se sont réunis en Galilée ; car enfin vous lisez : « Or les onze disciples se rendirent en Galilée sur la montagne où Jésus leur avait donné rendez-vous et à sa vue ils l'adorèrent ; certains pourtant doutèrent » et Il leur donna le pouvoir d'enseigner et de baptiser. Marc également écrit qu'à la fin Il apparut aux onze disciples attablés ; et c'est alors qu'il leur confie cette même charge de prêcher dans le monde entier. Voici donc ce qui me paraît plus plausible : le Seigneur a bien fait dire aux disciples qu'ils le verraient en Galilée ; mais, comme la crainte les faisait demeurer au Cénacle, Il s'est une première fois présenté à eux ; plus tard, leurs âmes raffermies, les Onze ont gagné la Galilée. Ou encore — je constate que telle est la préférence d'écrivains di­ligents — rien ne nous empêche de dire qu'ils étaient moins nombreux au Cénacle, plus nombreux sur la mon­tagne88.

On remarquera que le Livre X ne finit pour ainsi dire pas : aucune con­clusion ne souligne que nous avons atteint le terme de cet ouvrage, pourtant un des plus considérables de saint Ambroise.

FIN

[1] Confusion entre Jacques, frère de Jean, et Jacques premier évêque de Jérusalem, généralement identifié avec l'apôtre Jacques le Mineur. On ne voit guère la possibilité de donner au « trône sacerdotal " le sens du martyre, que saint Jacques le Majeur a été le premier des Apôtres à subir.

[2] Elie représente tous les Prophètes, et paraît à ce titre lorsque se lit un texte tiré d'un Prophète, quel qu'il soit.

[3] Les deux sages en question sont Ulysse et Nestor : cf. Illiade, I, 249 ; III, 222. Peut-être la source directe de saint Ambroise est-elle CICÉRON, De Senectute, X, 31.

[4] Entendre ici le repos de la mort.

[5] Des trois personnages visibles à la Transfiguration, la pensée de saint Ambroise passe naturellement et comme spontanément à son sujet préféré : la Trinité ; à moins qu'il ne veuille souligner l'unité parfaite entre la Loi, la Prophétie et l'Évangile.

[6] Le « postulant » avait dit : Je vous suivrai en tout lieu où vous irez. Saint Ambroise le juge assez sévèrement, et attribue à des dispositions insuffisantes de sa part la réponse du Seigneur.

[7] Passage utilisé à cinq reprises par saint Augustin, au cours des contro­verses sur la grâce.

[8] Le texte cité par saint Ambroise correspond à la version des Sep­tante. On sait que l'hébreu et la Vulgate lisent : « Que ma fin ressemble à la leur ».

[9] Allusion à la discipline du secret quant au mystère eucharistique; peut être aussi à sa célébration sur les tombeaux des martyrs.

[10] La pensée de saint Ambroise semble ici tributaire de celle de PHILON, qu'il a utilisé en maint endroit, et qui, dans son traité Qund Deus sit immutabilis, 18, oppose la pureté, résidant dans la simplicité et l'unité, à tout ce qui est multiple et composé.

[11] Les hérétiques sont en effet et se disent chrétiens.

[12] C'est à Pline que saint Ambroise emprunte ce curieux détail : loc. cit., VIII, 80. Cf. VIRGILE, Buc., IX, 54 : lupi Moerim videre priores.

[13] Emprunt verbal à VIRGILE, En., IX, 60 : les ennemis rôdant autour du camp sont comparés au loup.

 

 

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