BIOGRAPHIE

CHAPITRE I

 

 

 SAINT AMBROISE CONSEILLER INTIME DE L'EMPEREUR GRATIEN

La décadence, suivie du démembrement et de la chute de l'Empire romain, a coïncidé avec la propagation du christianisme dans cette vaste partie du monde que le peuple-roi avait rangée pendant des siècles sous son obéissance. L'action que ces deux événements, d'une grandeur très inégale, mais sans pareils chacun dans leur sphère, ont pu avoir l'un sur l'autre, a été l'objet de vives controverses entre les historiens. L'Empire pouvait-il se maintenir en devenant chrétien ? Le Christianisme pouvait-il sauver l'Empire en le régénérant ? Toutes les suppositions à cet égard sont permises. C'est le secret de Dieu qu'il n'a pas jugé à propos de nous révéler. Il n'en est que plus intéressant d'étudier la vie d'un grand saint à qui lu perfection chrétienne n'avait rien enlevé des qualités natives d'un homme d'État et qui, placé dans les premiers rangs de cette société mourante, prenant part activement à toutes ses épreuves, a consacré tous ses efforts à la pénétrer de l'esprit de la foi nouvelle. C'est ce qui donne aux actes principaux de la vie de saint Ambroise un caractère digne d'une attention toute particulière.

Ambroise a vu le jour dans cette première moitié du IVe siècle où l'Église, récemment affranchie par les édits de Constantin, jouissait encore, comme d'un bien longtemps inespéré, de la liberté et même de la faveur impériale, qu'on essayait déjà souvent à la vérité de lui faire payer trop cher. Il naquit à Trêves, où son père, dont il devait prendre le nom, avait été placé par Constantin pour gérer la préfecture des Gaules, la plus importante des quatre divisions de l'Empire, puisqu'elle comprenait, outre la Gaule proprement dite, qui s'étendait alors jusqu'au Rhin, l'Espagne et l'Angleterre. C'était un magistrat d'une capacité renommée, appartenant à une ancienne et illustre race sénatoriale, qui s'était convertie au christianisme dans le temps même de la persécution, et qui comptait parmi ses titres d'honneur le martyre d'une vierge livrée aux bourreaux de Dioclétien. Toute la famille restait fidèle à ces traditions. La digne épouse du préfet des Gaules, dont je ne sais par quelle omission le nom ne nous a pas été conservé, lui avait donné trois enfants, deux fils et une fille, tous annonçant les plus heureuses dispositions. L'aînée, Marceline, animée dès son plus jeune âge d'une foi fervente, quitta de bonne heure ses parents pour aller faire, entre les mains du pape Libère à Rome, vœu de virginité, et vivre ensuite loin des siens, dans une austère solitude. Les deux fils Satyre et Ambroise, restés seuls à la maison paternelle, étaient liés par une touchante et étroite amitié. C'était entre eux même caractère, mêmes goûts, presque même visage. Mais Ambroise, le plus jeune, se distinguait par une grâce enfantine, qui resta dans les souvenirs de ceux qu'elle avait séduits et qui fit renouveler pour lui la fable poétique des abeilles cueillant leur miel sur les lèvres de Platon au berceau.

Le bonheur le plus pur dure peu en ce monde. Le père de famille fut enlevé par une fin prématurée; la noble veuve, n'étant plus retenue à Trêves, dut se transporter elle-même à Rome pour achever, dans ce centre d'études renommé, l'éducation de ses deux fils.

La société où les jeunes gens se trouvèrent placés par les relations naturelles de leur parenté était loin de partager tout entière la foi que leur enfance avait appris à chérir. C'était en effet dans les vieilles familles du patriciat romain que le polythéisme déchu conservait encore de nombreux, de fidèles, bien que tristes adhérents. Ces héritiers des grands noms éprouvaient devant la transformation qui s'opérait sous leurs yeux un regret naturel, tenant à un sentiment respectable. Tous les souvenirs de l'ancienne Rome étaient tellement mêlés à ceux des jours glorieux où leur race s'était illustrée, qu'il leur semblait qu'en s'en écartant, ils manquaient à la piété filiale due à la patrie et aux ancêtres. Mais c'était surtout parmi ses compagnons d'étude et parmi ses maîtres qu'Ambroise dut rencontrer des partisans, attardés du passé et s'accoutumer à vivre avec eux.

Tout le fond de l'enseignement donné dans les écoles reposait sur l'interprétation des grands modèles de l'éloquence et de la poésie grecques et romaines : tout y était donc imbu de polythéisme. Ceux qui restaient attachés à l'ancien culte, mal a l'aise dans les autres fonctions de la vie sociale transformée, se sentaient là sur leur domaine. Il était surtout une science élevée et noble entre toutes, dont les admirateurs du vieux monde romain pouvaient lui faire honneur d'avoir posé les bases et développé les conséquences : c'était le droit. On ne pouvait être initié à ce magnifique ensemble de préceptes juridiques qui fait encore aujourd'hui le fond de nos législations civiles, et dont Bossuet a pu dire qu'on ne vit jamais une plus belle application de l'équité naturelle, sans avoir à rendre justice à la sagesse des prêteurs républicains, et même des magistrats impériaux qui ont élevé ce bel édifice sur le rude et solide fondement du vieux droit quiritaire. Ambroise, appelé à suivre comme son père, la carrière des hautes magistratures, écoles dont le barreau était l'apprentissage nécessaire, ne pouvait négliger aucune des connaissances qui devaient l'y préparer. Mais pour se les rendre familières, il lui fallut passer les années de l'adolescence dans ce milieu un peu mélangé dont l'atmosphère n'altéra pourtant ni la fermeté, ni la pureté de ses croyances chrétiennes. Un juste instinct l'avertissait que ni la beauté des œuvres d'art, ni le ferme exercice de la raison n'étant incompatibles avec les préceptes de la foi, il n'avait rien à perdre dans le commerce des grands écrivains de l'antiquité : il y gagnait, au contraire, de mieux connaître l'état d'esprit des adversaires que le christianisme vainqueur pouvait encore rencontrer, d'apprendre à parler leur langue pour les suivre sur leur propre terrain, les battre avec leurs propres armes et donner ainsi à son éloquence une force et un genre d'originalité qui devaient en assurer le succès. Ce mélange, d'ailleurs, de croyances et d'inspirations diverses, il était destiné à le retrouver en sortant des bancs de l'école, dans l'administration supérieure où il dut entrer: car les grandes dignités et les emplois principaux de l'Empire étaient encore, à Rome surtout, partagés entre païens et chrétiens qui formaient ainsi deux groupes restés distincts, mais rapprochés par leurs occupations journalières et se ménageant réciproquement. Deux personnages considérables les représentaient, le préfet de Rome, Symmaque, et Probus qui, après avoir passé par une suite de fonctions importantes, était chargé de la grande division administrative d'Italie. Symmaque, malgré son attachement pour le culte en déclin, devait à l'excellence de sa gestion administrative une popularité très générale. Probus honorait le nom chrétien par ses mérites personnels, par l'éclat de sa descendance qu'on faisait remonter jusqu'à Marc-Aurèle et le noble usage d'une fortune immense prodiguée en bienfaits de toute sorte. Satyre et Ambroise avaient leur entrée familière chez tous deux et étaient également bienvenus de l'un et de l'autre : Satyre pourtant passait pour être plus attaché à la personne de Symmaque, qui lui portait, disait plus tard son frère, une affection presque paternelle : Probus témoignait à Ambroise une prédilection particulière. Aussi tandis que Satyre suivait le fils de Symmaque (devenu plus tard lui-même un orateur célèbre), dans sa questure de Lycanie, Ambroise fut d'abord attaché par Probus à la préfecture du prétoire; puis il fut désigné par lui à l'empereur Valentinien pour aller gouverner avec le titre de consulaire les provinces de Ligurie et d'Émilie comprenant toute l'Italie supérieure, et dont l'importante ville de Milan était le chef-lieu. Le jour où il dut partir pour aller prendre possession de sa charge, Probus, après lui avoir donné tous les conseils de son expérience, les résuma tous en un mot : « Allez, mon enfant, lui dit-il, et conduisez-vous non en juge, mais en évêque. » Il l'avertissait ainsi qu'à la suite de bien des révolutions successives, le commandement dépourvu de prestige ne pouvait être accepté des populations troublées que s'il était relevé par cette autorité morale, que la vertu et le dévouement donnent, et à laquelle aucune force ne peut suppléer (1).

L'avis fut compris et suivi : les provinces confiées aux soins d'Ambroise se sentirent bientôt régies avec une fermeté douce, dont le bienfait leur fut d'autant plus sensible, qu'autour de Milan, le régime était assez différent. L'empereur Valentinien était un honnête, mais rude soldat, ayant avant tout souci du bon ordre et de la discipline, et sévissant à la moindre résistance qu'il rencontrait, avec une rigueur impitoyable et souvent précipitée. La sévérité, avait-il coutume de dire, est l'âme de la justice, et la justice est l'âme de la souveraineté. Ambroise se faisait une idée plus haute et plus complète de cette noble vertu de justice qu'il devait définir plus tard en disant que tout en assurant la sécurité et le repos de la patrie, elle devait prendre aussi en mains la défense des opprimés. Aussi sachant se rendre accessible à tous, écoutant toutes les plaintes, faisant droit à tous les griefs, et là même où il devait  punir, tempérant le châtiment par la miséricorde,  il réussit à se faire aimer en exécutant les ordres d'un souverain qui ne savait que se faire craindre. A l'affection se joignit aussi un respect profond, inspiré par le spectacle de toutes les vertus de la vie privée dont il donnait l'exemple, l'irréprochable pureté de ses mœurs et l'exercice constant d'une discrète et généreuse charité.

Il avait d'autant plus de mérite à acquérir ainsi l'estime de toutes les classes de la population que l'union était loin de régner dans la ville qu'il devait régir. Outre le trouble que causait, là comme ailleurs, la substitution encore imparfaitement accomplie d'un culte à un autre, dans le sein de l'Église triomphante elle-même, on sait qu'une regrettable et profonde dissidence s'était déjà produite. L'hérésie d'Arius née en Orient, bien que frappée, dès son origine, par les anathèmes du concile de Nicée, s'était assez généralement propagée dans tout l'Empire. C'était une altération de la doctrine chrétienne dont la portée, bien que très grave (puisqu'elle touchait aux vérités les plus essentielles à la foi), échappait pourtant facilement à l'intelligence du vulgaire. L'erreur consistait, comme on sait, à contester la nature divine de la personne du Christ, et à le faire descendre ainsi au rang d'une simple créature. Mais comme cet abaissement, qui aurait paru sacrilège au commun des fidèles, était difficile à accorder avec les textes de l'Évangile et les paroles de Jésus lui-même, on s'était efforcé d'en atténuer le caractère par des ménagements habiles. La discussion, qui se prolongeait déjà depuis plus de vingt années, avait fini par se réduire à ces termes : « Le fils est-il égal ou seulement semblable au père ? Participe-t-il à sa substance infinie, ou n'est-il qu'une image de ce divin modèle ? » Ceux qui contestaient  l'égalité accordaient la ressemblance et cette distinction subtile était exprimée par l'opposition de deux épithètes qui en grec ne différaient que d'une seule lettre (homousios, homoiousios). Même sous cette forme mitigée, l'erreur n'était pas moins profonde, ni ses conséquences moins fâcheuses. Car du moment où le Christ n'était pas reconnu comme Dieu lui-même, l'adorer, c'était reconnaître en lui un être d'une nature intermédiaire, une sorte de demi-dieu ou de bon génie. On avait, en réalité, deux dieux, un grand et un moindre, superposés l'un à l'autre. Dès lors qui empêchait de leur en adjoindre encore d'autres à titre égal ou inférieur ?

Ainsi par l'effet de cette atteinte portée, et pour ainsi dire de cette brèche faite à l'intégrité de l'unité divine, toutes les rêveries philosophiques et toutes les superstitions païennes pouvaient renaître. Avec l'arianisme triomphant, le christianisme n'eût plus été qu'un polythéisme momentanément épuré, et  qui, vicié dans son principe, n'aurait pas tardé à reproduire toutes les hontes et toutes les bassesses de l'idolâtrie, dont l'Évangile venait à peine de purger l'atmosphère.

Mais la formule employée par le nouveau docteur était si habilement mélangée de vrai et de faux qu'une fâcheuse confusion s'était glissée dans beaucoup d'esprits. Bien que le mal fût plus grand dans la partie de l'Empire où il avait pris naissance, l'Occident pourtant était loin d'y avoir échappé. La ville de Milan elle-même venait d'être, moins de vingt ans auparavant, le théâtre de luttes orageuses soutenues par les défenseurs de la foi de Nicée contre ceux qui, n'osant la braver ouvertement, la dénaturaient par de captieuses interprétations. Le débat avait lieu en présence de l'empereur Constant, le dernier survivant des héritiers de Constantin, à qui des évêques ambitieux, corrompus par l'atmosphère des cours, avaient persuadé que son autorité pouvait s'étendre jusqu'à trancher des questions religieuses. La décision de l'Empereur avait été favorable à l'erreur qu'il trouvait, comme c'est le fait assez général, plus complaisante pour la force et le pouvoir que la vérité.

L'évêque de Milan, Denys, pour avoir été de ceux qui résistaient à cette prétention arbitraire, s'était vu banni par décret impérial et dut aller finir ses jours en exil. Son successeur, Auxence, étranger au pays dont il savait même assez mal la langue, et plutôt imposé que choisi, était pris parmi ceux dont la foi avait défailli. Il jouissait de peu d'autorité. Mais sa présence et son action suffisaient pour entretenir entre les fidèles des dissentiments qui auraient certainement éclaté à plusieurs reprises, si l'empereur Valentinien, qui avait toutes les querelles en déplaisance, mais principalement les querelles théologiques (auxquelles bien que chrétien fidèle il tenait à rester étranger), n'eût imposé silence à toutes les controverses.

La mort d'Auxence, survenue dans l'année qui suivit la prise de possession d'Ambroise (2), amenait donc dans cette cité troublée une crise qui pouvait être à la fois religieuse et politique. Dans laquelle des deux fractions de la population et de l'Église le successeur d'Auxence serait-il choisi ? L'élection appartenait aux évêques de la province avec le concours du clergé de la ville. Mais deux forces importantes étaient également à ménager : l'opinion des fidèles qui, cette fois, ne subiraient peut-être pas sans murmure un pasteur inconnu ou suspect, et la volonté de l'Empereur qui, méconnue ou bravée, pouvait (les souvenirs de Constance ne l'attestaient que trop) se traduire par des ordres menaçants. Aussi avant de se prononcer, les évêques crurent-ils prudent d'envoyer une députation à Valentinien pour le consulter sur le choix qu'ils avaient à faire. Mais Valentinien, intraitable contre toute atteinte portée à sa propre autorité, mettait une sorte de point d'honneur à n'en pas dépasser les limites en touchant à celle de l'Église. Il refusa absolument de donner un avis. « Ce choix, dit-il, est au-dessus de mes forces. C'est à vous de connaître celui qui est propre à la dignité épiscopale. Désignez-le et je m'inclinerai devant lui pour recevoir les avertissements utiles au salut de mon âme. »

Il fallut donc bien se décider à prendre un parti. Les évêques se réunirent et prirent séance dans la partie supérieure d'une des basiliques, tandis que la nef se remplissait d'une foule émue et impatiente. Ambroise fut averti que les esprits s'échauffaient dans l'attente, que deux camps se formaient et échangeaient de bruyantes altercations dont la rumeur arrivait même jusqu'à ses oreilles. Il accourut (c'était son devoir) pour veiller au maintien de l'ordre et il prit la parole pour engager (dans un langage plein de grâce et de fermeté) l'assistance à attendre en paix que la délibération épiscopale fût terminée. On se taisait pour l'écouter quand, au milieu d'un silence général, une petite voix enfantine se fit entendre : « Ambroise évêque, » répéta-t-elle à trois : reprises. Ce fut comme une inspiration venue du ciel. C'était la vérité qui, suivant la parole du Sauveur, s'exprimait par la bouche d'un enfant. Le nom d'Ambroise et d'Ambroise évêque fut redit de toutes parts et fit retentir tous les échos. Un hommage imprévu était ainsi rendu à la gravité religieuse de son caractère et à l'impartialité qu'il avait su, à travers toutes les divisions, garder dans l'accomplissement de ses devoirs civiques.

Ambroise seul dans tout l'auditoire ne pouvait comprendre et se refusait à croire ce qu'il entendait. Il témoigna une surprise et même une impatience dont l'expression put se lire sur son visage. On lui imposait, avec un honneur inattendu, un devoir dont le poids lui semblait écrasant. Bien que fidèle, dans ses moindres actes, à la loi de l'Église, il n'avait jamais résolu de se consacrer tout entier à son service. « J'appartenais au siècle, disait-il plus tard, et on voulait m'arracher à ses vanités. »

Puis, suivant une fâcheuse coutume encore assez générale même dans les familles chrétiennes, il attendait l'heure de la mort pour recevoir le sacrement qui peut remettre les péchés de toute une existence. Il n'était donc ni baptisé, ni même encore catéchumène, et un règlement ecclésiastique défendait qu'un néophyte fût appelé à l'épiscopat. Une loi de Constantin interdisait également aux magistrats d'une ville de faire partie de son clergé, une double incompatibilité l'éloignait donc du poste où on l'appelait malgré lui.

Il voulut s'y dérober à tout prix et pour arrêter l'élan des populations, le meilleur moyen lui parut être de faire croire qu'il eu était indigne. C'était l'heure accoutumée de ses audiences judiciaires. De l'église il se rendit au prétoire et ayant à se prononcer sur une cause capitale, il traita l'accusé avec une dureté excessive et, contrairement à sa coutume, il ordonna qu'on le mît à la question. La foule qui l'avait suivi ne fut pas dupe de cette apparence. Faisant une application heureusement détournée de la clameur poussée par les Juifs devant le tribunal de Pilate : « Que votre péché, dit-elle, retombe sur nous » (Peccatum tuum super nos ); quelques-uns ajoutaient en souriant : « Ambroise, vous serez baptisé puisque vous   ne   l'avez pas  encore   été :  le baptême remettra ce péché-là comme les autres.  »

Le lendemain ce fut un nouvel artifice qui donna encore moins le change. Il fit entrer assez publiquement dans sa maison des femmes d'une réputation suspecte, qui n'en avaient jamais passé le seuil. Peine perdue : qu'Ambroise irrité eût pu se montrer trop sévère, à la rigueur on pouvait le supposer, mais Ambroise libertin, personne ne voulait y croire. Il chercha alors à s'échapper à ces instances obstinées par une voie tout opposée, mais moins invraisemblable et plus conforme à ses sentiments. Il y avait deux manières de se dévouer au service de l'Église, l'activité du sacerdoce et l'austérité de la vie religieuse. Ce fut ce dernier parti qu'un biographe contemporain appelle la " profession de philosophie", qu'il songea sérieusement a prendre. Il quitta Milan nuitamment pour aller chercher quelque solitude ignorée. Mais parti seul, à pied, sans guide, il s'égara dans les ténèbres et le matin, croyant avoir fait quelque chemin sur la route de Pavie, il se trouva qu'il était revenu aux portes de la ville ; il y fut reconnu, puis ramené à sa demeure, où, cette fois, on le garda à vue.

L'entraînement était tel que les évêques ne pouvaient se refuser à ratifier le choix populaire. Pour se servir des expressions d'Ambroise lui-même, la règle fut oubliée et l'émotion l'emporta.

L'élection faite, rapport en fut adressé à l'Empereur qui n'hésita pas à l'approuver. Rien au fond ne pouvait mieux lui convenir que de voir l'autorité spirituelle mise aux mains d'un magistrat éprouvé qu'il avait choisi lui-même, et qui saurait mieux que personne en concilier l'exercice avec les vœux et les exigences de l'autorité politique. Pour lever tous les scrupules et mettre fin aux hésitations qu'Ambroise ne négligea pas de lui faire connaître, il lui écrivit de sa propre main en l'engageant à ne rien craindre, parce qu'il saurait s'y prendre, disait-il, de manière à lui garantir un épiscopat tranquille. Ordre fut en même temps envoyé au vicaire d'Italie de faire toute diligence pour que l'élection suivît son cours, quelque résistance qui y fût opposée de la part de l'élu ou de tout autre. Quand la lettre impériale arriva elle ne trouva pas Ambroise à Milan : il avait réussi, une fois encore, à échapper à la vigilance de ses gardiens, et était allé chercher un asile dans une maison de campagne appartenant à un de ses amis et où il espérait qu'on ne le découvrirait pas. Mais devant le commandement impérial, son hôte même se crut obligé de faire connaître sa retraite. La volonté de Dieu s'exprimant ainsi par l'accord des ministres de l'Église avec le peuple et l'Empereur, il fallut se résigner et se laisser faire. Ambroise n'obtint même pas, qu'entre le baptême et l'ordination, l'intervalle régulier fût observé : et huit jours seulement s'écoulèrent pour lui entre l'eau du baptême et l'onction du sacerdoce.

Toute sa vie il eut regret et s'excusa de cette précipitation : « Voyez-le donc, disait-il en parlant de lui-même, cet homme que l'Église n'a pas nourri dans son sein, dont elle n'a pas instruit l'enfance, qu'on a enlevé au tribunal où il entendait retentir, au lieu des cantiques et des psaumes, les appels des officiers de justice. C'est lui qui est venu s'asseoir parmi les convives du banquet céleste. O Dieu ! veillez sur le don que vous lui avez imposé malgré ses résistances. »

Il ne perdit pas un jour pour se montrer digne de la confiance qu'il n'avait pas recherchée. Dès le lendemain de son élévation, sa vie, de grave et irréprochable qu'elle n'avait jamais cessé d'être, ne fut plus qu'un régime continu d'austérité, de privation et de pénitence. Il distribua aux pauvres tout l'argent qui était entre ses mains et leur assura la propriété de ses biens-fonds dont il laissa la jouissance à sa sœur Marceline, bien sûr de l'usage qu'elle en ferait. Élu par l'accord d'un troupeau divisé, il lui importait que cette unanimité ne fit illusion à personne sur la voie qu'il entendait suivre, et il envoya sur-le-champ une députation en Orient pour chercher et ramener avec honneur la dépouille mortelle de son prédécesseur, le confesseur Denys, mort en exil dans une cité obscure d'Arménie. Ce fut à l'illustre Basile de Césarée, la tête et la lumière de l'Église d'Orient, qu'il demanda de faire cette recherche, et Basile, en lui expédiant ce précieux dépôt, lui écrivit une épître éloquente pour lui donner une sorte d'investiture qui le plaçait dans le rang le plus élevé, mais aussi le plus périlleux des défenseurs de la foi :

« Rendons gloire à Dieu, disait l'illustre évêque, qui sait, dans chaque génération, appeler les hommes dignes de son choix. Autrefois c'est parmi les bergers qu'il a pris le prince de son peuple, et d'Amos, le chevrier, il a fait un prophète en l'animant du Saint-Esprit : aujourd'hui il vient chercher, dans une ville royale un homme préposé au gouvernement de tout un peuple, placé parmi les premiers par l'élévation de son esprit, par l'éclat de sa race, de sa richesse et de son éloquence. Va donc, homme de Dieu, toi que le Seigneur a choisi du milieu des juges de la terre pour te faire asseoir dans la chaire des apôtres. Va combattre le bon combat, et guéris l'infirmité de ton peuple, s'il est atteint de la contagion de la folie arienne. »

Le moment ne devait pas tarder où Ambroise allait avoir à faire preuve contre des difficultés et même des dangers de nature diverse, de cette résolution à la fois pieuse et virile dont Basile lui donnait le conseil après l'exemple. L'empereur Valentinien ne put en effet longtemps remplir la promesse qu'il lui avait faite de lui garantir la paix de son administration épiscopale. Frappé lui-même d'une apoplexie foudroyante, en pleine campagne, au milieu d'une expédition dirigée contre des tribus sarmates qui envahissaient la Pannonie, il laissait sa succession à deux héritiers qui ne paraissaient « guère plus l'un que l'autre en état de la recueillir. L'aîné, Gratien, qu'il avait nominalement associé à l'Empire, achevait à peine sa seizième année ; l'autre, appelé Valentinien comme son père, né d'un autre  lit, était un enfant de quatre ans. Gratien était un honnête jeune homme d'un naturel doux et droit, mais qui n'était pas exempt de faiblesse comme il le fit voir tout de suite en se laissant persuader de partager avec son frère la dignité impériale. Ce n'était assurément qu'une apparence, puisque l'enfant restait placé sous la tutelle de sa mère; mais cette mère, Justine, seconde femme de Valentinien qu'il avait épousée contre les lois de l'Église, du vivant même de la première, s'était déjà fait connaître par un esprit d'intrigue et d'ambition. Loin d'être touchée de l'affection que Gratien témoignait pour son jeune frère, elle ne voyait en lui que le fils de la rivale qu'elle avait supplantée, et ne songeait qu'à donner cours à tous les sentiments de sa jalousie maternelle; ainsi se formait autour d'elle un centre de rivalité et d'opposition que devaient aigrir et envenimer bientôt les dissidences religieuses. Car il suffit que Gratien se fût montré, dès les premiers jours de son règne, fidèle observateur de la vraie foi, pour que tous ceux que froissait la profession nettement orthodoxe d'Ambroise vinssent se grouper autour de la mère du petit Empereur afin d'exploiter à leur profit tout ce que cette qualité pouvait lui donner de crédit et d'influence.

Encouragés par cet appui qui leur fut tout de suite secrètement donné, ils ne craignirent pas de demander qu'on leur laissât la jouissance d'une des basiliques de la ville dont ils prétendaient que la possession, leur étant acquise, devait leur être conservée. Ce fut à Gratien lui-même qu'Ambroise dut recourir pour empêcher, qu'en face de l'évêque, s'élevât une chaire rivale dont la présence seule bravait son autorité. Gratien fit preuve dans sa réponse de cette indécision de caractère qui l'aurait rendu incapable d'exercer le souverain pouvoir, s'il eût dû continuer à en porter seul le poids. N'osant prendre une décision positive, il se borna à faire fermer l'église contestée et à la mettre sous le séquestre, se réservant, quand il viendrait lui-même à Milan, d'en fixer l'attribution définitive.

La situation ainsi troublée aurait pu donner lieu à de graves désordres si, au même moment, de sombres et étranges nouvelles, arrivées d'Orient, n'étaient venues y faire une diversion douloureuse et donner en même temps lieu à Ambroise de montrer tout le parti que l'État et l'Église pouvaient tirer de son dévouement et de son courage.

Valentinien élevé au pouvoir par une élection militaire improvisée, ne s'était trouvé lui-même ni de taille, ni de force à garder en main le gouvernement de tout l'Empire. Adoptant une division que l'étendue des conquêtes de Rome avait fini par rendre habituelle et presque nécessaire, il avait abandonné tout l'Orient à son frère Valens qu'il laissait régner seul à Constantinople. Valens était un esprit étroit, médiocre et bas, qui ne possédait aucune des qualités fortes bien que bornées par lesquelles Valentinien savait faire respecter son pouvoir. Subissant toutes les influences de secte et  de cour qui avaient égaré Constance, il avait engagé avec plus de passion encore l'autorité impériale dans la défense de l'hérésie, puis irrité des résistances qu'il rencontrait, il avait fait de l'Église d'Orient le théâtre d'agitations constantes et de sanglantes persécutions. Sa lutte avec Basile de Césarée, qui osait lui tenir personnellement tête, avait fixé un instant tous les regards, et comme intimidé par la popularité du grand évêque il n'était pas sorti de ce conflit à son avantage, il s'obstinait de plus en plus dans cette voie funeste, avec toute l'exaspération de son orgueil blessé : faisant ainsi d'une question religieuse, où il n'avait aucun droit d'intervenir, sa propre et presque son unique affaire, et cette préoccupation, devenue chez lui à peu près exclusive, joua un rôle principal dans une étrange et désastreuse détermination qu'une circonstance tout à fait imprévue l'amena à prendre.

Parmi les nations établies sur les frontières de la domination romaine et qui menaçaient constamment sa sécurité, la plus puissante, celle des Goths, était presque la seule avec laquelle l'Empire entretînt des rapports qui, bien que toujours orageux, avaient pris un certain caractère de régularité. C'étaient des voisins incommodes, avec lesquels pourtant on pouvait vivre. Leur forme de gouvernement était monarchique et on traitait avec leur souverain. Ces relations étaient devenues surtout plus fréquentes et plus faciles depuis que des missionnaires dévoués leur avaient porté la foi chrétienne, et que la masse de leurs tribus s'étant convertie, un des leurs, Ulphilas avait reçu la dignité épiscopale. Enfin c'était dans leurs rangs que l'Empire allait souvent chercher des recrues pour remplir les vides devenus trop nombreux dans les légions romaines.

Ce fut donc déjà avec une certaine inquiétude qu'on apprit que cette nation semi-policée, dont on ne craignait plus trop les attaques, était elle-même en proie à l'invasion de hordes tout à fait barbares, venues d'un pays lointain, de race inconnue et d'un aspect farouche dont le nom même (les Huns) était très difficile à prononcer et surtout à écrire dans la langue grecque. Puis la surprise accrut l'inquiétude et fit place à l'effroi, lorsque l'évêque Ulphilas  se présenta à Constantinople   avec une députation suppliante, annonçant que sa nation tout entière, ne pouvant tenir tête à ces féroces agresseurs qui portaient partout avec eux le massacre et le pillage, demandait à trouver un asile sur le territoire impérial, promettant qu'en échange de cette généreuse hospitalité  tous   les  fugitifs   s'engageraient à vivre  en sujets soumis et fidèles dans les limites des domaines qu'on leur aurait assignés (3). Ou peut aisément imaginer le trouble que causa dans les conseils de Valens une proposition si imprévue. Personne n'était préparé à voir, du soir au lendemain, des concitoyens dans des ennemis d'autrefois devenus à une date si récente, des alliés si peu sûrs. Étrangers qu'ils étaient aux mœurs comme aux lois de l'Empire, quelle foi ajouter à leur promesse de soumission et de fidélité dont eux-mêmes, peut-être, ne comprenaient pas les conditions ? Avec de tels compagnons, l'accord serait-il  durable et même la vie commune longtemps possible ? N'était-ce pas, disaient des conseillers sensés, introduire soi-même des loups dans la bergerie ? Mais d'autres, poussant la prudence plus loin et même jusqu'à la timidité, répondaient que, même vaincus et fugitifs, les Goths étaient encore assez forts et assez bien armés pour qu'il fût difficile de disputer le passage du Danube à leurs efforts désespérés et qu'il valait mieux   subir  leur  présence aux conditions  qu'ils proposaient que de se la laisser imposer par la force. Entre ces deux partis, Valens hésita quelque temps et, comme c'est le propre des esprits faibles, finit par s'arrêter à un moyen terme. Il consentit à laisser entrer les Goths à deux conditions qu'il crut suffisantes pour être assuré de les tenir en respect. La première fut qu'ils déposeraient leurs armes avant de toucher le sol de l'Empire et la seconde, qui parut lui tenir plus encore au cœur, c'est que ces nouveaux chrétiens adhéreraient à la formule de foi particulièrement chère à l'Empereur et ne viendraient pas grossir le nombre de ceux qui ne consentaient pas à croire comme lui.

De ces deux exigences une seulement (ce fut la seconde) fut acceptée sans résistance et avec d'autant moins de peine qu'elle n'était pas de nature à être bien comprise de ceux qui devaient s'y conformer. Les Goths étaient des esprits trop simples pour rien entendre aux matières théologiques. Ils croyaient sur parole tout ce que leur enseignait leur évêque, et celui-ci, bien qu'il eût assisté à plusieurs réunions de conciles, s'était tenu, dans la contrée lointaine où il habitait, à l'écart et peu au courant de toutes les discussions. La formule arienne mitigée, dont son inexpérience de la langue grecque lui dissimulait peut-être l'artifice, ne lui parut pas inacceptable : « Toutes ces querelles, dit-il, sont affaire d'intrigue et d'ambition, je ne vois pas de raison pour ne pas faire ce que l'Empereur demande. »

Mais il en alla tout autrement de la seconde condition, et on vit bientôt que les Goths tenaient a leurs armes plus qu'à leurs croyances religieuses. Quand  vint le moment   d'accomplir la promesse donnée (peut-être on ne leur en avait pas bien expliqué toute la portée), il n'y eut pas moyen de les décider, encore moins de les contraindre à l'exécuter. Ils débarquèrent tout armés des flottilles qu'on avait mises à leur disposition, avec leurs femmes, leurs enfants et leurs bagages, et leur nombre dépassant beaucoup  ce qu'on avait prévu, il  n'y eut aucun moyen de les établir et de les faire rester dans les limites du territoire qu'on leur avait assigné. Ils se répandirent au hasard comme un flot débordant, faisant  fuir devant  eux les habitants  éperdus, et s'installant à leur place dans leurs demeures abandonnées;  puis   quand   la  police  impériale   tenta quelques efforts pour faire cesser cette confusion, ils crièrent à la trahison et se réunissant sous les ordres de leurs chefs, ils se montrèrent prêts à entrer en lutte ouverte avec leurs hôtes épouvantés. La situation devint alors plus critique qu'elle n'avait été dans les plus mauvais jours. Jusque-là, en effet, l'agression barbare, toujours redoutée, avait aussi toujours été repoussée et après quelques atteintes passagères promptement réprimées, le territoire sacré de Rome était resté intact; cette fois l'invasion était là, accomplie  sans résistance, ayant franchi d'un bond toutes les défenses préparées par la nature ou par l'art pour la contenir, faisant rage au centre, au cœur même de l'Empire, et à la porte d'une de ses capitales. Il y allait du salut de la domination romaine tout entière; c'est ce que Valens, éperdu, et sentant tout le poids de sa faute, fît savoir à Gratien, en le conjurant de lui venir en aide dans le péril et le devoir qui leur étaient communs.

Cet appel désespéré jeta l'honnête jeune homme dans une véritable consternation. Quelle tâche lui était imposée! Lui, qui n'avait jamais commande, se mettre à la tête d'une armée pour la mener au loin combattre des ennemis inconnus dont il n'avait jamais entendu prononcer le nom qu'avec terreur ! Autour de lui les conseils de prudence ou même de pusillanimité ne manquaient pas. Pendant qu'il abandonnerait les provinces confiées à ses soins, qui garantirait, lui disait-on, leur sécurité ? N'y avait-il pas aussi sur la frontière des Gaules des tribus barbares, toujours menaçantes et le Rhin serait-il contre les Francs une barrière plus solide que le Danube ne l'avait été contre les Goths ? Il y avait là un inconnu bien fait pour épouvanter un esprit faible. Après quelques hésitations cependant, la voix du devoir l'emportant dans son âme sur la crainte, il se décida à envoyer sur-le-champ quelques renforts de troupes en Orient, promettant qu'il s'y rendrait lui-même dès les premiers jours du printemps avec le gros des forces dont il pourrait disposer.

Mais ce parti une fois pris, il éprouva un autre genre d'inquiétude qui lui cause peut-être plus de trouble encore. Arrivé en Orient n'allait-il pas se trouver mêlé malgré lui aux débats religieux suscités par Valens et dont l'écho était parvenu jusqu'à lui ? Élevé dans la foi catholique que son père ne laissait pas mettre en doute devant lui, et qu'il avait reçue avec une confiance enfantine, comment pourrait-il se reconnaître dans un conflit d'opinions où l'erreur savait si souvent emprunter l'apparence de la vérité ? Quel guide pourrait lui indiquer la voie sûre à suivre ? Il avait souvent entendu prononcer le nom d'Ambroise dont son père avait toujours vanté la capacité et dont les premiers actes venaient d'inspirer confiance à tous les bons catholiques qui l'entouraient. La pensée lui vint qu'il pouvait trouver en lui un conseiller assez éclairé pour le tirer de peine, et par une lettre qu'il adressa directement à l'évêque de Milan, il lui fit demander des instructions qui, faisant la lumière sur les points contestés, fussent de nature à guider et à affermir sa foi.
Rien ne pouvait être plus touchant que cet appel d'une conscience naïve, tourmentée, dans les premiers soucis du pouvoir et à la veille d'un grand combat, par des scrupules d'une nature si délicate, et Ambroise fut d'autant plus empressé d'y répondre que ce qui se passait en Orient lui causait autant de surprise que d'indignation. Le chrétien, en lui, était révolté, autant que le nouvel évêque et l'ancien magistrat. Pour lui, comme pour tous les hommes de son temps, la domination ou, comme on disait, la paix romaine, représentait seule tout cet ensemble de faits et d'idées, tous ces éléments d'ordre, de progrès et de lumière que nous appelons aujourd'hui la civilisation. En dehors d'elle on ne pouvait concevoir aucune société digne de ce nom : y laisser pénétrer la barbarie, sous les armes et enseignes déployées, c'était un scandale sans exemple. Dans les récits dont on avait nourri son enfance, aucune offense pareille à la dignité de l'Empire n'avait été ni prévue, ni même imaginée.

Mais la condition mise à cette invasion si lâchement supportée, et qui grossissait d'un seul coup les rangs déjà trop bien remplis de l'hérésie par un renfort de singuliers néophytes, n'était pas de nature à calmer son émotion. La communication établie entre les Ariens et les Goths c'était le comble mis au désordre matériel par le désordre moral. Ne disait-on pas déjà que, pour se mettre en relations amicales avec les nouveaux venus, des évêques avaient consenti à recevoir d'eux et même à porter des colliers et des bracelets et d'autres insignes de distinction ? C'est un sacrilège, s'écriait-il, et cela fait horreur au nom romain.

Il ne tarda donc pas à envoyer à Gratien les enseignements qui lui étaient demandés, et sa réponse qu'il devait compléter et développer plus tard, figure dans ses œuvres comme un traité en règle où la divinité du Christ est démontrée à la fois, par des raisons philosophiques et par une abondance de textes de l'ancien et du nouveau Testament. Mais à tout moment, à travers des dissertations savamment déduites, perce l'état agité de son âme. C'est une exhortation ardente, adressée au jeune guerrier pour l'engager à entrer sans crainte dans la lice où il doit défendre l'Empire et la foi, et où il sera tout ensemble le vengeur de Rome et du Christ. C'est un chant de guerre à la fois pieux et patriotique. On dirait par moments un nouveau Tyrtée envoyant au combat dos milices sacrées.

Dans la peinture qu'il fait des maux que Gratien va combattre, il mêle, il confond, avec un degré d'indignation à peu près égal, les outrages faits par les Barbares à la majesté romaine et ceux dont un lâche souverain s'est rendu coupable envers la sainteté de la religion. C'est l'erreur qui est pour lui la cause principale du malheur encouru : « Je ne veux pas, dit-il (en envoyant à Gratien la partie de son écrit qui fut prête à temps pour lui être remise avant son départ), le retarder plus longtemps quand tu es pressé d'aller recueillir sur les Barbares ces trophées qui t'attendent. Va donc, pieux Empereur, défendu par le bouclier de la foi et armé de l'esprit de force. Le mal nous est venu par une perfidie : la fermeté de ta foi apportera le secours, car c'est évidemment la colère divine qui a voulu que la foi dans l'Empire fût ébranlée aux lieux mêmes où la foi envers Dieu avait été violée.

Est-il besoin de rappeler ici la mort, les supplices, l'exil, subis par tant de confesseurs de la foi ? Est-ce que nous ne savons pas que la Dacie, la Mysie, la Pannonie, toutes les frontières de la Thrace entendent aujourd'hui retentir, avec une égale horreur, des prières sacrilèges et les clameurs tumultueuses des Barbares ? Que pouvait-il nous venir de bon de ce funeste mélange et comment le salut de Rome (res Romana) eut-il été en sûreté, confié à de tels gardiens ?... Mais c'est assez avoir fait voir qu'il n'y a point de sécurité là où la foi est atteinte. Levez-vous maintenant, Seigneur, et déployez votre étendard ! Ce ne sont pas, cette fois, les aigles militaires qui vont guider les armées, ce n'est pas le vol des oiseaux qui les dirige : c'est votre nom, Seigneur Jésus, qu'elles invoquent et votre croix qui marche devant elles. La terre qu'elles vont défendre n'est point une région infidèle : c'est l'Italie d'où sont sortis tant de confesseurs, l'Italie tant de fois menacée, mais qui n'a jamais fléchi : vous l'avez toujours défendue contre l'ennemi barbare : vengez-la aujourd'hui. »
Il n'entrait pas dans les vues de la Providence d'exaucer les vœux d'Ambroise. Gratien se mit bien en campagne à l'heure annoncée, mais sa marche fut retardée par l'incursion de quelques partis de Francs qu'il fallut repousser en franchissant le Rhin, et avant qu'il fût arrivé au lieu où Valens devait l'attendre, un désastre sans pareil était venu fondre sur l'Empire.

Attaqués imprudemment dans les plaines d'Andrinople, les Goths avaient mis en déroute les armées romaines. Une circonstance particulière où l'opinion populaire vit un signe éclatant de la justice divine, vint accroître l'horreur de cette journée néfaste. Sûrs de la victoire par la supériorité de leurs forces, les Goths eurent, à la dernière heure, la pensée de mettre le feu à des broussailles qui couvraient le champ de bataille, de sorte que les légions, déjà enveloppées par la masse des combattants, se virent tout d'un coup cernées par une ceinture de flammes. La panique fut alors générale. Chacun ne pensa plus qu'à sa propre sûreté, cavaliers, fantassins, officiers, généraux, fuyaient ou succombaient pêle-mêle. Valens, atteint d'une flèche, au début de la bataille, avait été transporté dans une cabane où il recevait les premiers soins; on l'abandonna sur la couche où il avait été déposé et qui devint comme son bûcher. Ses restes consumés ne furent point retrouvés.

Depuis la journée de Cannes, dit l'historien Ammien Marcellin, la république n'avait jamais subi  d'atteinte pareille. Ce fut l'impression commune. Il sembla que le coup était mortel et que les jours de Rome étaient comptés. La route de Byzance était ouverte et jusqu'à ses portes les campagnes étaient ravagées. C'était partout le pillage suivi de la famine et de la peste. L'Italie se crut menacée du même sort, et, attendant l'ennemi d'heure en heure, elle se défendait précipitamment par des remparts de terre ou des abatis d'arbres jetés au hasard dans les gorges du Tyrol. Des fuyards arrivaient par bandes annonçant que le nombre des morts et des prisonniers faits par les Barbares était immense.

Ambroise était navré de douleur; à ses yeux, les jours étaient venus de l'abomination de la désolation prédits par l'Écriture : « Qui pourrait mieux  que nous, disait-il, attester la vérité de ces paroles divines puisqu'il semble que nous soyons arrivés aux derniers jours du monde. Vit-on jamais confusion pareille ? Les Huns se lèvent contre les Alains, les Alains contre les Goths. C'est l'exil des uns qui a causé la fuite des autres. Le monde incline à son couchant et nous voyons les signes précurseurs de son agonie. » Mais retrouvant bientôt le calme qui convient à l'âme chrétienne, il ajoutait que si c'était le déluge il fallait faire comme Noé et se construire un abri d'où l'on pût regarder en paix les révolutions du monde.

C'eût été peu de gémir sur tant de maux si on n'eût cherché et trouvé quelque moyen de les soulager. Les malheureux qui avaient réussi à fuir étaient plongés dans la misère, la charité d'Ambroise leur vint en aide avec une libéralité sans mesure. Mais le sort de ceux qui étaient restés entre les mains des vainqueurs était pire encore. Ils étaient traités en véritables esclaves, on ne respectait ni la faiblesse de l'enfance, ni la pudeur des femmes. La cupidité seule tempérait la violence et on sut bientôt qu'il y avait des marchés où les captifs chargés de chaînes étaient vendus à l'encan. On trouver l'argent pour les racheter ? Ambroise ayant épuisé ses propres ressources ne savait comment se le procurer. Il prit alors un parti dont la générosité ne manquait pas d'audace. Son église possédait des vases d'or et de métaux précieux dont l'avaient enrichie les dons des fidèles. Choisissant ceux qui n'avaient pas encore été consacrés aux offices divins, il les fit briser et réduire en lingots et acquit avec cette monnaie la rançon de plus d'une vie et d'une âme humaine. Quand, plus tard, on lui reprocha d'avoir dépassé son droit en sacrifiant les biens appartenant aux églises, il repoussa ce reproche avec indignation : « Fallait-il, disait-il, perdre les âmes pour garder un peu d'or ? Si l'Église a de l'or, ce n'est pas pour le conserver, mais pour venir en aide aux besoins des pauvres. Les apôtres n'avaient pas d'or quand Jésus les envoya : et ce n'est pas avec de l'or qu'il a fondé ses églises. »

On avait pourtant trop vite désespéré de l'Empire. C'était un corps trop puissant et doué d'une vitalité trop intense pour succomber d'un seul coup. Un  siècle devait  être nécessaire   pour l'achever; aussi on put bientôt espérer que l'invasion barbare serait comme  une  de ces trombes que le même souffle orageux amène et disperse. Les Goths, peu accoutumés à la discipline et à la règle, se répandirent au hasard dans tous les sens, partout où les appelait l'attrait du pillage. Ils laissèrent ainsi aux légions romaines le temps de se reformer à l'abri des places fortes,   et d'attendre   des renforts  qui arrivaient d'Asie. En évitant de renouveler l'imprudence de Valens qui avait provoqué par une attaque directe les tribus à se concentrer, en les laissant s'égrener au contraire et en se   réservant de les prendre ensuite l'une après l'autre, on put venir à bout soit de les soumettre, soit même de les absorber dans les cadres de la milice et de l'administration impériale. Mais c'était une œuvre de patience qui exigeait une présence continue et vigilante sur le théâtre même du désastre. C'est une condition que Gratien ne pouvait remplir. Il était appelé en Gaule, n'étant sûr ni  de la sécurité des frontières ni de la fidélité des légions qu'il y avait laissées. D'ailleurs il   n'avait jamais  visité l'Orient  et  ne s'était pas préparé à en recueillir l'héritage : il s'y sentait mal à l'aise, et cette tâche à remplir dans des conditions inconnues lui paraissait au-dessus de ses forces. Il eut hâte de s'associer un collègue qui pût le délivrer d'un fardeau tombé inopinément, et dans des jours si critiques, sur ses épaules, et il eut le mérite, dans le choix qu'il fit, de ne consulter que l'intérêt public.

Il conféra la dignité d'Auguste au fils d'un général renommé dont Valentinien avait longtemps apprécié les services, mais qu'il avait fini, dans un accès de violence, par condamner à mort pour un complot vrai ou supposé. Le fils avait voulu noblement partager la disgrâce du père, et pour l'appeler à l'empire il fallut le faire venir d'Espagne où il vivait dans la retraite. Théodose (c'était son nom) résista quelque temps à une faveur qu'il n'avait pas recherchée, et ne céda qu'à des instances répétées (4). Dès qu'il se fut enfin déterminé à accepter le pouvoir, Gratien se hâta de le lui remettre et de reprendre le chemin de l'Occident. Ce ne fut pas cependant sans avoir, par un édit solennel, levé toutes les mesures de proscription dont Valens avait frappé les catholiques et assuré à tous les chrétiens sans distinction la liberté de leur culte (5).

C'était une mesure de réparation appelée et presque exigée par le sentiment public, qui attribuait très généralement les malheurs de l'Empire à un châtiment de la justice divine, offensée par les constantes infidélités des souverains. Telle était la conviction de Gratien lui-même ; aussi à peine revenu à Trêves, où il devait séjourner, sa première pensée fut de s'affermir dans la constance et la sincérité de sa foi. Il avait été frappé de la clarté et de la force des instructions qu'Ambroise lui avait remises, et son désir fut de le faire venir auprès de lui, en lui demandant de les compléter. — « Je souhaite fort, religieux Pontife, lui écrivait-il, de jouir de votre présence, vous qui, même absent, avez su occuper mon souvenir et ma pensée. Hâtez-vous donc de venir auprès de moi, pour m'enseigner la vraie doctrine : non que je recherche de vaines disputes, et veuille adorer Dieu en paroles plus que par les sentiments de l'âme; mais je veux que mon cœur s'ouvre davantage à la connaissance et à la révélation de la divinité. »

Quelque pressant que fût cet appel, Ambroise hésita à s'y rendre. On n'avait vu que trop d'évêques fréquenter la cour de Constance et de Valens et en subir la fâcheuse influence ; on y rencontrait aussi les rhéteurs païens qui venaient y apporter leur tribut d'adulations : Ambroise n'éprouvait aucune hâte de se mêler à de telles compagnies. Il déclina' l'invitation en s'excusant par une réponse où la déférence pour le  prince était mêlée   avec beaucoup d'art  au ton d'une affection  paternelle pour le fidèle : — « Si je n'ai pas été au-devant de Votre Clémence, disait-il, religieux Empereur, ce n'est pas l'affection qui m'a manqué, c'est la discrétion  qui  m'a   retenu; mais je  n'ai  pas   cessé d'être avec vous par  ces   vœux et ces prières qui sont la meilleure manière pour un prêtre de vous rendre  ce  qui vous est  dû.  Mais que dis-je ?  à quel   moment   ai-je  été loin de vous ?  J'ai suivi votre marche   heure par heure, j'ai été dans les camps avec vous, jour et nuit : ma prière n'a pas cessé de veiller à vos côtés. A défaut d'autre mérite, je vous ai servi au moins par mon affection. C'était  d'ailleurs notre  salut autant que le vôtre que nous appelions  de nos   vœux. Ne prenez pas ces  mots pour une flatterie, vous   n'en voudriez pas,   et  moi je la regarderais comme indigne de mon ministère. Mais celui qui connaît toutes nos pensées,   celui   que  vous confessez   et que vous adorez comme moi, sait à quelle profondeur mon cœur est ému pour tout ce  qui touche votre foi, votre salut et votre gloire.  » Il allait donc, ajoutait-il, s'appliquer à achever les développements qui lui  étaient demandés et mettre en lumière la nature divine du Saint-Esprit comme il avait démontré celle du Christ. L'œuvre une fois terminée, il la porterait lui-même à l'Empereur.

L'évêque ne voulant pas venir trouver le prince, ce fut le prince qui vint trouver l'évêque. Dès la fin de cette même année qui suivit son retour en Occident, Gratien arrivait à Milan. De graves intérêts l'appelaient sans doute dans cette grande cité assez bien placée pour être regardée comme le point central de la fraction occidentale de l'Empire : mais on peut croire que le désir de s'entretenir avec Ambroise fut un des motifs principaux qui le portèrent à s'y transporter sans délai, et il est certain que ce fut l'ascendant qu'Ambroise ne tarda pas à prendre sur son esprit qui devait le décider à y fixer son séjour.

On sait ce que répondit la favorite célèbre d'une reine de France à ceux qui lui demandaient par quel charme elle avait su captiver et dominer sa maîtresse : « Je n'ai fait, dit-elle, qu'user de l'empire qu'un esprit ferme exerce sur une âme faible. » A une interrogation de cette nature, Ambroise n'aurait certainement pas fait une réponse ainsi mélangée d'un dédain et d'une présomption qui étaient loin de ses sentiments; et cependant, jamais plus juste application n'en eût été faite.

Gratien apportait à Milan toutes les inquiétudes d'une jeunesse sans expérience et d'une conscience timorée. Ambroise, par suite des fonctions qu'il avait remplies, se trouvait joindre à l'autorité sacerdotale une capacité politique éprouvée, union de qualités qui s'est rencontrée depuis lors, plus d'une fois, chez des personnages illustres placés dans les rangs les plus élevés de l'Église, mais dont il donnait le premier exemple. Il ne fallut pas longtemps à Gratien pour reconnaître en lui le conseiller politique le plus expert en même temps que le directeur de conscience le plus éclairé qu'il pût choisir, et il lui témoigna tout de suite une confiance touchante et une déférence affectueuse dont Ambroise n'aurait eu aucune raison légitime de se défendre. La faveur et le crédit lui arrivaient ainsi sans qu'il les eût cherchés et même malgré ses efforts pour s'y soustraire. C'était un appel divin qui le désignait au lendemain des plus grands malheurs publics pour venir en aide aux intérêts pressants et toujours menacés de l'Église et de l'État. L'intimité fut donc bientôt complète entre l'Empereur et l'évêque, et Gratien ne quittant plus Milan que pour de passagères excursions militaires, le palais impérial fut ouvert familièrement à Ambroise qui n'eut pas besoin d'y être appelé pour être sûr d'y être bien accueilli. Ce fut, en réalité, une sorte de tutelle qu'il exerça et dont les effets furent bientôt sensibles même dans l'ordre des faits purement politiques. La conduite jusque-là débile et hésitante du jeune prince prit une suite, une tenue, une fermeté, dont ses principaux actes législatifs donnent le témoignage. Mais l'action d'Ambroise est surtout visible dans plusieurs mesures qui ont un caractère religieux, et dont le but est, soit d'affranchir l'Église des prescriptions gênantes qui entravaient encore son développement, soit de faire disparaître des actes officiels tout ce qui portait encore la trace et gardait le souvenir de l'idolâtrie. D'ailleurs qu'il s'agît de religion ou de politique, c'était toujours pour lui même cause à servir et même dessein à poursuivre : car il ne concevait d'autre salut pour l'Empire que dans sa conformité avec les règles de la foi chrétienne. Rendre l'Empire tout à fait chrétien, c'était, à ses yeux, en l'appuyant sur le roc où est assise l'Église, lui donner le seul soutien qui pût raffermir ses bases ébranlées.

Ce fut, en particulier, la signification d'un fait éclatant dont le centre même de l'Empire fut le théâtre et qui sembla un arrêt suprême porté par Rome elle-même contre son ancien culte. De temps immémorial, dès les jours même les plus reculés de la république, on avait toujours vu dans la salle des délibérations du sénat un autel élevé à la déesse de la Victoire. Un seul jour seulement on l'avait voilée pendant un passage de l'empereur Constance à Rome, mais on n'avait pas tardé à le faire reparaître et le successeur de Constance, l'apostat Julien, n'aurait pas souffert qu'on y touchât. A dire le vrai, personne ne s'étonnait de voir la Victoire honorée et déifiée dans un sénat. Où eut-il été plus naturel de célébrer ses bienfaits et d'invoquer sa protection que dans le lieu d'où étaient parties les résolutions de cette sage et glorieuse politique que la fortune avait couronnée par la conquête du monde ? Aussi le symbole du génie protecteur de Rome était-il respecté  même par les sénateurs chrétiens  à qui cette tolérance pouvait paraître justifiée par ce que, dans la confusion d'idées qui régnait au  sein du polythéisme en déclin, on ne savait jamais bien si les hommages portés au pied d'un autel étaient rendus à une divinité véritable ou à une poétique allégorie.  Mais un jour, en entrant dans la salle, on s'aperçut que  l'autel avait disparu. La   surprise, puis l'émotion furent extrêmes et, par une résolution prise à l'instant, on résolut d'envoyer une députation à l'Empereur pour réclamer contre ce coup d'autorité imprévu. Le mouvement d'irritation était si vif, si entraînant, on avait tellement lieu de craindre qu'il fût appuyé par une émotion populaire, que les sénateurs chrétiens n'osèrent s'y opposer et se renfermèrent dans une abstention silencieuse.  Ils se bornèrent à donner   avis  de l'incident à leur évêque, le pape Damase, en le priant d'en informer l'Empereur et de lui faire connaître les motifs de leur réserve.

Les délégués arrivèrent ainsi à Milan, porteurs d'une délibération qui avait au moins l'apparence de l'unanimité. Mais, à leur grand désappointement, la porte du palais impérial leur fut fermée. Ce furent des méchants, devaient-ils dire plus tard, qui nous firent refuser l'audience. L'un de ces méchants, ou plutôt le seul que tout le monde reconnut, et qui se nommait d'ailleurs lui-même, c'était Ambroise, de qui l'idée première de cette audacieuse résolution était partie. La même influence ne tarda pas à rendre la mesure complète et définitive par la suppression de tous les revenus consacrés à l'entretien de l'autel, comme aux pontifes et aux vestales chargés de le desservir.

Quand le paganisme était ainsi hardiment provoqué derrière le dernier rempart où l'abritaient tant de souvenirs, l'hérésie ne devait pas non plus s'attendre à être ménagée. Ambroise résolut de l'aller chercher, là où elle semblait le mieux en mesure de se défendre, à Sirmium, où l'impératrice Justine s'était retirée, groupant, comme je l'ai dit, autour du jeune Valentinien, une petite cour sourdement opposée à celle de son frère. Il prit pour s'y rendre l'occasion de la nomination d'un évêque, choisi parmi les catholiques, dans leurs rangs, mais dont Justine avait combattu l'élection par tous les moyens en son pouvoir. Appelé par le nouvel élu, il n'hésita pas à venir le consacrer. Le jour où la cérémonie dut avoir lieu, une foule hostile était ameutée dans l'Église et accueillit Ambroise avec des huées et des menaces. Un groupe de femmes surtout paraissait très animé, et l'une d'elles même porta la main sur lui et le retenant par un pli de son manteau voulut l'empêcher de s'asseoir sur le siège qui lui était réservé. « Ne me touchez pas, dit le saint évêque, en se retournant vers elle, je suis prêtre, tout indigne que je sois de l'être et   vous n'avez pas le droit de mettre la main sur un prêtre ; — prenez garde que Dieu vous punisse et qu'il vous en arrive malheur. » Tout le monde se tut et la consécration s'acheva au milieu d'une crainte silencieuse. Peu de jours après, la femme que le regard d'Ambroise avait frappée de terreur se trouvait atteinte d'une maladie mortelle : ce fut la menace divine qui parut s'accomplir. Sous cette forte impulsion, l'hérésie arienne disparut rapidement de toute la partie de l'Église où s'étendait l'influence d'Ambroise : quelques évêques qui la professaient encore furent déposés par une réunion de tout l'épiscopat de la haute Italie qu'Ambroise, avec l'autorisation de Gratien, fit convoquer à Aquilée et dont il dirigea les délibérations.

Le crédit dont jouissait Ambroise, et dont il faisait  un si courageux et si éclatant usage, fut naturellement bientôt assez connu pour que de toutes parts on recourût à sa protection. C'était à qui avait hâte de venir le trouver comme le plus favorable intermédiaire qu'on pût employer pour obtenir les grâces ou les libéralités impériales. Mais il ne fallait lui parler ni d'une nomination, ni d'un avancement à obtenir dans la cour ou dans l'armée. Il s'était fait une règle de s'abstenir de prendre part à tout ce qui portait un caractère de faveur ou d'ambition. A cette seule exception près, il ouvrait l'oreille à toutes les demandes, surtout aux plaintes des faibles et des opprimés, qui l'entretenaient soit d'infortune à soulager, soit d'un droit lésé a défendre.

Pour être sûr de n'écarter personne de ceux qui avaient besoin d'un secours ou d'un conseil, il laissait sa porte ouverte à toute heure : on entrait sans prévenir et sans demander à être admis. Ainsi se formait autour de lui une clientèle suppliante ou reconnaissante qui le suivait, l'abordait même dans les lieux publics, à ce point que, plus tard, des courtisans que cette popularité offusquait l'accusaient de ne pouvoir faire un pas sans qu'un rassemblement vînt lui faire cortège. Son patronage s'étendait à tous sans distinction de classe ou de culte. Ainsi un chroniqueur nous raconte qu'ayant appris qu'un malheureux païen était condamné à mort pour quelques paroles prononcées contre l'Empereur, et allait être conduit au supplice, il se rendit sur-le-champ au palais pour demander sa grâce. Gratien était absent, venant de partir pour la chasse, genre de divertissement auquel il s'adonnait volontiers, et dont il avait défendu qu'on vînt le déranger. Forçant la consigne et entrant par une porte de derrière à la suite d'un piqueur qui amenait un relais de chiens, l'évêque se présenta inopinément devant le prince qui, pour la première fois, témoigna son déplaisir de cette apparition imprévue. Quand il connut le but de la démarche : « Mais cet homme m'a offensé, dit-il avec une nuance d'humeur encore plus marquée. — Raison de plus, dit Ambroise, pour l'épargner », et à force d'instances il arracha la faveur qu'il réclamait.

Ce n'étaient pas toujours des gens d'humble condition qui s'adressaient à lui. Ses confrères en épiscopat et ses anciens collègues dans l'administration venaient le chercher aussi pour hâter l'expédition des affaires qu'ils désiraient voir réussir. Qu'il s'agit d'intérêts religieux ou civils, sa compétence étant également reconnue, on plaçait la même confiance dans son intervention. C'est ainsi que dans la correspondance du préfet de Rome, Symmaque (qui avait hérité cette haute charge du père dont il portait le nom), on trouve plus d'une lettre adressée à son ancien compagnon de jeunesse, pour le prier de prendre en mains plusieurs causes dont il souhaitait le succès. Il lui recommande avec chaleur des amis malheureux. « Ne vous étonnez pas, dit-il, si j'insiste, bien que je sache avec quelle fidélité votre amitié s'acquitte des commissions dont vous vous chargez, mais quand on est dans la peine, une seule recommandation ne suffit pas. Ceux qui ont besoin de secours implorent l'appui de ceux que tout le monde respecte. »

D'autres, au lieu de lui écrire, croyaient mieux faire de venir le trouver. Il les recevait alors avec une bienveillante hospitalité, dans sa modeste demeure située le long de l'enceinte des murailles de la ville, au lieu même où s'éleva plus tard la basilique qui lui fut consacrée. Il y vivait en communauté avec les principaux prêtres de son diocèse.

L'ordinaire était des plus simples et toutes les règles du jeûne le plus sévère étaient strictement observées. Mais quand il s'agissait de recevoir des hôtes de distinction, l'ancien patricien (dit avec raison un historien récent), se retrouvait ce jour-là, et il voulait que le service fût fait avec une noble décence. « Exercez l'hospitalité de bon cœur et sans un air contraint », écrivait-il à un nouvel évêque qui lui demandait conseil. « Surtout, disait-il encore, il ne faut rien de vulgaire, rien qui sente le peuple, rien qui rappelle les mœurs et les manières d'une multitude mal apprise. »

Il faut ajouter que ce n'était pas seulement pour provoquer des décisions impériales qu'on recourait à l'évêque, comme à une sorte de ministre d'état officieux : c'était, souvent aussi pour prononcer lui-même, et lui seul, sur des différends dont on lui déférait l'arbitrage. On connaît le texte fameux de saint Paul reprochant aux chrétiens de Corinthe de faire appel aux tribunaux séculiers pour trancher les litiges qui pouvaient s'élever entre eux : « Est-il possible, leur dit l'apôtre, qu'il n'y ait pas parmi vous un homme sage qui puisse être juge entre ses frères ? » Cet homme sage pour la communauté chrétienne parut bientôt tout désigné : ce fut l'évêque. De là l'usage, déjà très répandu, de confier au premier pasteur, en outre de la direction spirituelle qu'il tenait de l'Église, une sorte de magistrature paternelle. Les fidèles le chargeaient de prendre connaissance de leurs intérêts purement humains, afin de maintenir la paix dans les familles et de régler le droit au nom de la conscience, souvent plus scrupuleuse que les lois civiles. Mais quand cet évêque s'appelait Ambroise et qu'on trouvait en lui un juriste expert et consommé, de qui aurait-on pu attendre une sentence plus propre à concilier la justice et la charité ? Aussi les appels à l'audience épiscopale (c'était le nom déjà donné à cette juridiction amicale), devenaient à Milan de plus en plus nombreux, et d'après les correspondances que nous avons gardées et où Ambroise examine les questions à lui soumises par les plaideurs, on voit que ses décisions étaient toujours rendues avec une haute et fine impartialité. Il en est même où un intérêt ecclésiastique pourrait sembler engagé et où au risque de causer quelque surprise, il n'hésitait pas à en recommander le sacrifice. Ainsi un évêque de sa province voulait donner tout son bien en usufruit à sa sœur, à charge après elle d'en laisser le fonds à son Église; un autre frère, se jugeant frustré, contesta la validité de la donation. Ambroise fut consulté et songeant avant tout à rétablir l'amitié fraternelle, tout en confirmant la jouissance de la sœur, il attribua la nue propriété au réclamant, et comme on lui disait que c'était l'Église qui perdait tout à cette transaction : « L'Église, dit-il, ne perd jamais quand la charité gagne. » C'était aussi parfois avec une sévérité railleuse qu'il faisait durement la leçon à ceux qui, comparaissant devant lui, ne voulaient rien relâcher de la rigueur de leurs droits. Un débiteur était mort insolvable, et ses créanciers se refusaient à le laisser ensevelir, tant que la dette n'était pas intégralement acquittée. Ambroise, à l'étonnement général, n'hésita pas à leur donner raison : « Puisque ce cadavre vous sert de gage, dit-il, prenez-le donc, emportez-le chez vous, enfermez-le, et cachez-le de peur qu'on ne vous l'enlève. » Devant cette saillie imprévue et la rumeur d'indignation qu'elle causa, les créanciers se désistèrent de leur exigence. Mais Ambroise insista jusqu'au bout, pour que ce fût eux et eux seuls qui rendissent au mort les derniers devoirs, « afin, dit-il, de bien constater qu'on ne les avait pas privés du droit qu'ils réclamaient. »

Cette action, exercée en dehors du domaine propre à l'Église, n'enlevait rien au zèle avec lequel il remplissait tous les devoirs du ministère sacré. Sa prédication était presque quotidienne comme l'attestent les commentaires détaillés que nous avons encore de lui sur les premiers chapitres de la Genèse, sur les Psaumes et l'Évangile selon saint Luc. Autour  de sa chaire venaient se presser en même temps qu'une foule populaire tout ce qu'il y avait dans la cité de noble et de distingué. Il présidait aussi lui-même à des instructions familières données aux catéchumènes pour les préparer au baptême et à l'Eucharistie. Quel que fût le sujet de ses discours, on y admirait toujours une précision lumineuse et en même temps (suivant l'expression d'un jeune auditeur inconnu qui l'écoutait suspendu à sa parole), une suavité de langage qui allait à l'âme. L'effet était d'autant plus grand que c'était la première fois que la langue latine était maniée avec éclat par un orateur chrétien. L'Orient, mieux partagé, avait déjà entendu de Basile, de Grégoire de Nazianze, de Chrysostome, des accents qui égalaient ceux des plus beaux génies de la Grèce. Mais à Rome, l'éloquence, ou du moins ce qu'on appelait encore de ce nom, était resté le partage de rhéteurs la plupart païens, qui célébraient dans la vieille forme classique, avec force antithèses à effets et ornements affectés, les vertus des princes ou les grands événements du jour. Ce genre factice, contraire à toute pratique d'affaires sérieuses, avait toujours déplu à Ambroise qui aurait trouvé encore plus déplacé de le porter dans l'enseignement de l'Évangile. « Point de faux ornements, disait-il, il faut que ce soit le naturel qui parle et si ce naturel a quelques défauts on peut les corriger sans recourir à ces artifices. » « Il faut que votre voix, disait-il encore, ne soit pas tour à tour trop basse et trop élevée comme peut être celle d'une femme, mais qu'elle fasse sentir la force et la sève d'une âme virile. »

On se demande comment l'activité d'un seul homme pouvait faire face à tant de préoccupations diverses, et suffire en même temps à la préparation de traités et d'écrits qui ne remplissent pas moins de deux énormes volumes in-folio. Ce ne pouvait être que par un don de se recueillir et de s'abîmer dans une méditation profonde pendant chacun des courts instants que lui laissaient les dérangements de toute nature auxquels il se prêtait. C'est ce qui est décrit encore à merveille par le jeune admirateur dont le témoignage a déjà été cité :

« J'estimais Ambroise, disait plus tard saint Augustin, mais il m'était impossible de l'entretenir de ce que j'aurais voulu, comme je l'aurais voulu : une armée de nécessiteux m'empêchait d'arriver jusqu'à lui; il était le serviteur de leurs infirmités. S'ils lui laissaient quelques instants, il soutenait son corps par quelques aliments nécessaires et son esprit par la lecture. Mais quand il lisait, ses yeux couraient sur les pages dont son âme pénétrait le sens. Souvent en entrant dans sa retraite, dont l'accès n'était jamais défendu, et où on n'avait pas besoin d'être annoncé, je le voyais lisant tout bas : je m'asseyais et après être resté longtemps à le regarder en silence (car qui aurait osé troubler une attention si profonde), je me retirais en pensant qu'il lui serait importun d'être dérangé dans ce peu de temps qu'il se réservait pour rassembler son esprit au milieu du tumulte de tant d'affaires. »

C'est dans ces courts moments de réflexion disputés aux préoccupations d'un autre ordre, qu'il trouva moyen de préparer de véritables traités soit de dogme, soit de morale, composés avec tout l'art qu'il avait appris à l'école des modèles classiques de l'antiquité et qui tiennent dans ses œuvres une place à peu près égale à ses prédications, et c'est dans ses écrits que se manifeste le plus clairement le double caractère qui faisait l'originalité de cette grande âme. Tantôt c'est le saint qui, par de chaleureuses exhortations adressées aux âmes élues, comme dans le traité de la virginité et du veuvage, les élève à toute la hauteur de la vie de conseil et de perfection. Tantôt c'est l'homme, mêlé longtemps aux obligations de la vie commune, qui indique la voie à suivre pour s'en acquitter sans déroger à la rigueur d'aucun précepte. Ce mélange de spiritualité austère et de sens pratique n'est nulle part plus visible que dans un véritable ouvrage doctrinal où il semble avoir eu l'intention expresse d'établir une comparaison entre la morale de l'Évangile et celle qu'avant le Christ avait enseignée la philosophie.

Le titre du livre De officiis ministrorum, (des devoirs des prêtres) est à peu près textuellement emprunté au plus fameux ouvrage moral de Cicéron. A la vérité, l'auteur fait profession de n'adresser ses conseils qu'à ceux qui prétendent au sacerdoce, mais cette restriction n'est qu'apparente, ou du moins, il oublie souvent d'en tenir compte, car ce sont tous les fidèles et. en réalité même, tous les hommes qui sont également intéressés et dans les questions qu'il pose et dans les solutions qu'il y donne. Dans l'exposé qu'il fait de diverses catégories de devoirs, il adopte le plan tracé par le moraliste romain qui n'avait fait que reproduire les idées d'un philosophe, Panétius, dont les ouvrages ne nous sont pas parvenus. Il cite les noms de ces deux maîtres et se recommande de leur autorité, mais c'est à la condition de commencer par faire dériver l'obligation morale d'une source élevée qui ne leur était pas connue : la volonté de Dieu révélée par sa parole. « Venez, mes enfants, dit-il en commençant, écoutez-moi, je vous inspirerai la crainte du Seigneur. » Puis Cicéron admettait que la conduite de l'homme peut être dirigée par deux considérations différentes, l'honnêteté d'un acte ou son utilité, et c'est après avoir examiné l'un et l'autre de ces mobiles, qu'il décide ce qui doit être fait quand l'honnête et l'utile ne s'accordent pas. C'est une distinction qu'Ambroise ne veut pas faire et une comparaison que, suivant lui, on ne doit pas établir, car il n'y a d'utile que ce qui est honnête. L'utile n'est pas ce qui contribue au bien de la vie présente, mais bien ce qui assure le bien éternel de la vie future. C'est tout au plus même si, envisagés de ce point de vue, tous les avantages qui paraissent aux hommes utiles ou agréables, jouissances, richesses, pouvoir, ne sont pas le contraire même de l'utilité puisqu'ils peuvent l'égarer et le corrompre. « Ces biens prétendus sont moins que rien, on ne perd rien en les perdant, c'est ce bien prétendu qui est une ruine, on n'est pas ruiné pour en être privé. »

Puis après avoir rattaché ainsi toutes les obligations morales à un seul principe et attribué tous les actes permis ou commandés à un seul mobile, le respect et l'amour de la loi divine, quand il passe à l'application de ces règles fondamentales, ses avis sont dictés par un esprit de sagesse et de mesure qui sait s'approprier avec un art intelligent à toutes les conditions de la vie commune. Il évite tout ce qui pourrait donner au fidèle l'apparence d'une humeur insociable, ou faire douter qu'il soit apte il remplir les devoirs imposés à tous. Il va ainsi au-devant de plus d'un reproche fait aux chrétiens d'alors par leurs adversaires et que des historiens, qui ne rendent pas justice au rôle de l'Église, leur font encore même de nos jours.

Que n'avait-on pas dit et que ne répète-t-on pas encore aujourd'hui sur la répugnance témoignée par les premiers chrétiens pour la profession des armes, provenant, dit-on, de leur indifférence pour les maux et les dangers de la patrie romaine ? Ambroise, tout plein d'un sentiment tout opposé, ne veut pas admettre ce soupçon. Aussi quand il traite de la vertu de courage, il la divise en deux parties; il y a d'abord ce qu'il appelle le courage domestique, c'est-à-dire la force d'âme que l'homme doit exercer sur lui-même pour maîtriser ses passions et ne pas se laisser abattre par les épreuves et les maux de la vie ; mais il y a aussi le courage guerrier, celui qui doit faire face à l'ennemi. « Plusieurs, dit-il, ne font cas que de celui-là : et il ne faut pas qu'on puisse croire que nous ne l'estimons pas comme s'il avait fait défaut aux nôtres, » et pour repousser cette imputation, il rappelle les grands exemples de vaillance patriotique donnés par Josué, Gédéon, et les Macchabées.

C'est bien la même inspiration qu'on retrouve dans une de ses prédications où, traitant d'un passage où il est dit que le Christ ne fit aucun miracle dans la Galilée, sa patrie : « Qu'on n'aille pas croire, s'écrie-t-il, que nous regardions l'affection de la patrie comme un sentiment sans valeur. Comment celui qui aimait tous les hommes ne nous aurait-il pas appris à aimer nos concitoyens ? »

Quand il traite aussi de la vertu de bienfaisance, à laquelle il laisse encore le nom que lui donnait Cicéron (bien que celui de charité fût assurément sur les livres de ceux à qui il parlait), il ne la renferme pas dans l'ensemble des règles froides et compassées tracées par le moraliste romain qui recommande à chacun de proportionner soigneusement ses bienfaits à ses moyens afin de ne pas faire tort à ses héritiers : « Au contraire, dit-il, il faut savoir se priver soi-même pour donner. Il faut chercher et trouver la misère qui se cache : grande est votre faute, s'il y a, à votre connaissance, un de vos frères qui languisse dans le dénuement, qui souffre de la faim et des privations et qui soit mis aux fers, peut-être conduit au supplice pour une cause injuste quand vous pourriez l'en tirer, et que votre argent ait ainsi à vos yeux plus de valeur que la vie d'un homme. Personne ne doit craindre de s appauvrir en secourant les pauvres; car le Christ était riche et il s'est fait pauvre pour subvenir à notre misère. » Jamais Cicéron, ni Sénèque, ni même Marc-Aurèle n'avaient tenu pareil langage.

Mais on reprochait souvent à la charité chrétienne de prodiguer ses bienfaits sans mesure à ceux qui n'étaient pas dignes de les recevoir et de dissiper ainsi des ressources précieuses, quelquefois même le patrimoine de leur famille. C'est ici qu'Ambroise se remet en mémoire les sages précautions, dont, du temps qu'il administrait les deniers publics, il a dû reconnaître la nécessité : « Il est clair, dit-il, qu'il faut une certaine mesure dans la libéralité pour qu'elle ne dégénère pas en une prodigalité inutile. On voit souvent venir des hommes valides qui n'ont aucun motif pour vivre dans un état de vagabondage, et qui vous demandent d'épuiser pour eux le trésor des pauvres : vous leur donnez un peu, ils réclament davantage.... Si vous les croyez trop facilement, ils auront bientôt consommé tout ce que vous pourrez donner en aumônes. Mesurez vos largesses de telle façon que ceux-là même ne s'en aillent pas tout à fait les mains vides et que les pauvres ne soient pas frauduleusement dépouillés de ce qui doit assurer leur vie. » Et quelle vérité encore dans cette peinture : « Il y en a qui simulent des dettes, examinez si elles sont vraies; d'autres disent qu'ils ont été volés par des brigands : qu'ils apportent des preuves de l'injure qu'ils ont soufferte, et prouvent qu'ils sont bien ceux à qui on a fait tort... il ne faut pas seulement ouvrir l'oreille aux demandes, il faut que les yeux vérifient la nécessité du besoin. Mais vous devez surtout voir celui qui ne se fait pas voir, rechercher celui qui rougit de se montrer. » Est-ce l'évêque ou l'ancien préfet qui parle ? Y a-t-il un économiste de nos jours qui ne ferait son profit de ces conseils ?

Enfin au-dessous des devoirs proprement dits. Cicéron en admettait d'autres d'un ordre secondaire qu'il nommait des devoirs de bienséance (les Grecs disaient to prepon, et les Latins quod decet) et c'est à peu près ce que nous appelons bonnes manières et les convenances de la bonne éducation. Encore une distinction qu'Ambroise ne veut pas admettre. Il n'y a de bienséant que ce qui est honnête et tout ce qui est honnête est bienséant. La bienséance est la forme dont l'honnêteté est la substance. « L'honnêteté, dit-il encore, par une comparaison ingénieuse et pleine de grâce, est  comme la santé du corps dont la bienséance est la beauté, maison ne peut pas les séparer, car des que la santé cesse la beauté s'évanouit : la fleur sèche quand on l'enlève de sa racine. »

Rien de plus fin aussi et d'une application plus générale que les règles qu'il donne à ses prêtres sur leur tenue extérieure et leur manière d'être : n'avoir ni l'allure précipitée, ni le geste brusque, ni le ton trop élevé, ne jamais parler de soi avec avantage, ni de manière à appeler la louange. Il n'y a point de jeune homme entrant dans le monde à qui de tels conseils ne conviennent. Il n'en est point qui ne doive apprécier cette remarque si juste : « C'est l'âme qui parle par le mouvement du corps. »

Ce n'est pas non plus seulement aux prêtres que devait être adressée une description touchante de la vertu et des bienfaits de l'amitié qui clôt ce bel ensemble de prescriptions morales. Comment n'y pas voir une réponse au préjugé très répandu alors, qui considérait la profession du chrétien comme un régime d'austère sécheresse, brisant les liens naturels de la société et de la famille, et substituant aux sentiments affectueux qui embellissent et ornent la vie présente, une préoccupation personnelle et égoïste des espérances de la vie future ? C'est contre cette peinture affligeante, qu'Ambroise s'élève avec une émotion éloquente, et suivant son usage, il rattache une vertu, en apparence purement humaine, aux prescriptions de la loi divine, et il en cherche les modèles dans l'Écriture sainte : « Conservez, mes enfants, dit-il, l'amitié avec vos frères : rien n'est plus beau dans les choses humaines. C'est la plus précieuse consolation de la vie, que d'avoir un ami à qui on ouvre son cœur, à qui on confie tous ses secrets, qui se réjouit avec vous dans la prospérité, s'afflige de vos souffrances, vous soutient et vous exhorte dans les épreuves. Quels fidèles amis étaient ces jeunes Hébreux dont l'affection durait même dans la fournaise ardente ! David n'a-t-il pas dit : Saül et Jonathas, chers et précieux amis, inséparables pendant la vie et que la mort même n'a pu séparer.... Et notre Seigneur ne dit-il pas : Faites-vous avec les richesses iniques des amis qui vous revivent dans les tabernacles éternels. Ne s'est-il pas fait lui-même des amis auxquels il a dit : Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je vous commande, et je vous ai appelés mes amis parce que je vous ai fait connaître tout ce que j'ai appris de mon Père. Ainsi fait le véritable ami : il ne garde rien pour lui : il épanche toute son âme, comme Jésus-Christ versait dans l'âme de ses disciples les mystères qu'il avait puisés dans le sein de son père. »

De la vivacité permise des affections légitimes, et de leur conciliation possible avec le détachement chrétien, il venait de donner lui-même une preuve éloquente quand son frère Satyre lui fut enlevé par une fin prématurée. Les deux frères, je l'ai dit, étaient liés dès leur plus jeune âge par une tendre amitié qui resta sans nuage, malgré la diversité survenue dans l'emploi de leur vie. Il avait fait même de Satyre son conseiller habituel sur qui il se déchargeait de tous ces soins matériels qui auraient pu le détourner de ses occupations sacerdotales. Quand il le perdit il voulut prononcer son oraison funèbre à Milan même, en face de la dépouille mortelle de cet être chéri. Je ne crois pas que nulle part une plus vive expression ait été donnée tout à la fois aux déchirements de la nature et aux consolations de la foi.

Les premiers mots  semblent des gémissements entrecoupés de sanglots : « O mon frère, où irai-je ? de quel côté vais-je me tourner ? Le bœuf cherche le compagnon avec qui il avait coutume de porter le joug, et témoigne sa douleur par des mugissements répétés, et moi, mon frère, comment oublierai-je celui avec qui j'ai si longtemps porté le joug de la vie ?... Je pleure, je l'avoue, mais Notre-Seigneur a pleuré sur la tombe de Lazare qui n'était qu'un ami, comment ne pleurerais-je pas pour un frère ? » — Puis avec quelle amertume il se remet en mémoire tous les détails de cette fin funeste ? Un instant Satyre avait été séparé de lui pour aller accomplir une mission en Afrique et à son retour, il avait failli périr dans un naufrage dont il n'avait pu se sauver qu'à la nage. Quelle joie de l'avoir retrouvé le croyant perdu ! « O joie trompeuse, ô retour toujours incertain des choses humaines. L'Afrique ne l'avait pas gardé et la mer nous l'avait rendu. Nous pensions que rien ne pouvait plus nous l'enlever et c'est sur la terre que le naufrage nous attendait.... Il ne m'a donc servi de rien de me pencher sur toi pour recevoir, pour aspirer ton dernier soupir ou de prendre moi-même ta mort ou de te faire passer ma vie.... O derniers baisers, gages suprêmes et pourtant doux de notre affection ! Tristes embrassements pendant lesquels j'ai senti tes membres se raidir, et ton souffle s'arrêter. J'étendais encore mes bras, et j'avais déjà perdu celui qu'ils serraient contre mon cœur! »

Mais après l'effusion de la douleur, l'espérance chrétienne a la parole à son tour. Dans le coup même qui le frappe, il reconnaît la main d'un père plein de miséricorde. D'abord il se rappelle que les temps sont durs, toujours menaçants, qu'hier encore il croyait tout perdu. Satyre a peut-être été enlevé de la terre à temps pour ne pas tomber dans les mains des Barbares et assister à la destruction de l'univers et à la fin du monde... Puis retiré de la vie présente, à quelle vie plus haute n'a-t-il pas été appelé ? « Que nos larmes cessent donc, car il faut pourtant qu'il y ait quelque différence entre ceux qui croient et ceux qui ne croient pas, entre les serviteurs du Christ et ceux des idoles : Que ceux-là ne cessent pas de pleurer leurs amis, puisqu'ils les croient perdus pour jamais : que leur douleur n'ait pas de fin, puisque pour eux la mort n'en a pas. Mais nous pour qui la mort n'est pas la fin de la vie de l'être humain, mais seulement celle de la vie terrestre (puisque la nature à nos yeux ne se transforme que pour renaître), nous trouvons dans la mort même de quoi essuyer nos larmes. » Enfin au moment où le service funèbre devait être terminé, jetant un dernier regard sur les restes que la terre allait recouvrir : « A quoi bon tarder davantage, s'écrie-t-il, sans doute, c'est encore une douceur de pouvoir contempler cette beauté, cette grâce dont la mort même n'a pu priver ses aimables traits; mais l'heure est venue, marchons vers la sépulture. Pars donc, ô mon frère et devance-moi dans cette demeure qui doit nous être commune à tous, mais qui est pour moi désormais préférable à toute autre : de même que tout ici-bas a été commun entre nous, là non plus ne soyons pas longtemps séparés ».

Près de cinq années passées encore à instruire les fidèles chaque jour et en toute occasion par des leçons éloquentes que confirmait le spectacle d'admirables exemples, portaient au comble la renommée d'Ambroise. On put voir jusqu'où s'étendait le prestige de son nom par l'accueil qui lui fut fait, à Rome, lorsque, après plus de huit années d'absence, il dut aller revoir le lieu où il avait passé sa jeunesse, et qu'il avait quitté dans des vues et avec des espérances si différentes de celles de la carrière où l'appel divin l'avait fait entrer. Ce fut un véritable triomphe. La foule se pressait sur ses pas, avide de le voir et de l'entendre. Les pauvres accouraient pour être secourus et les malades même pour être guéris, car on attribuait à ses prières le don d'opérer des cures miraculeuses. Il fallut se dérober à ces ovations pour entrer dans la maison paternelle que malheureusement il trouvait vide : sa mère avait cessé de vivre sans qu'il eût pu lui fermer les yeux et sa sœur Marceline l'y attendait seule. Ce fut entre eux un triste entretien qu'un éclair de gaieté vint pourtant un instant interrompre : ils se rappelèrent que dans leurs jeux enfantins, prenant un rôle de maître et de père, il avait exigé de sa sœur des marques de respect qu'elle n'avait pas voulu lui donner. « Je vous en avais averti, lui dit-il, qu'il faudrait bien que vous y vinssiez. Allez vous refuser de baiser la main de votre évêque ? »

Nul doute que chez ces populations de l'Empire depuis longtemps accoutumées a obéir, et qui n'étaient que trop portées à rendre hommage au pouvoir, le crédit bien connu dont Ambroise jouissait auprès de l'Empereur, ne fût pour quelque chose dans l'empressement flatteur et presque enthousiaste qu'on lui témoignait. Il y eut pourtant un jour où cette condition même de conseiller de Gratien mit la faveur générale à une assez forte épreuve. Pendant ce séjour qui dura quelques mois, une famine vint à se déclarer h Rome, causée soit par l'insuffisance des récoltes, soit par un retard survenu dans les transports maritimes dont dépendait la subsistance de la grande cité. L'émotion fut assez vive dans les classes populaires ; et comme les sénateurs païens, toujours ulcérés de n'avoir pu faire revenir sur la suppression de l'autel de la Victoire, ne se firent pas faute de l'exploiter, elle se fût aisément tournée en irritation contre celui dont l'influence avait privé Rome du culte protecteur de sa fortune. Mais Ambroise, soit par l'exemple de ses libéralités personnelles, soit par ses exhortations pressantes, sut obtenir de tous les chrétiens riches qui étaient ses parents ou ses amis de véritables prodiges de charité qui firent taire tous les scrupules, et le jour qu'il dut partir, il fut accompagné jusqu'aux portes de Rome par les bénédictions du peuple entier.

SOURCE: http://jesusmarie.free.fr/

  

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