APPENDICE
Nous sommes heureux de donner ici
un des derniers écrits sortis de la plume du duc de Broglie. Tout à fait sur la
fin de sa vie, l'illustre historien, toujours vaillant et lucide, avait le souci
d'améliorer encore son beau Saint Ambroise par une réponse à une objection
spécieuse des Bollandistes en leurs récents Analecta. Il le faisait en rendant
un hommage dont nous sommes fiers à notre collection que, le premier parmi les
membres de l'Académie française, il avait bien voulu honorer de sa
collaboration. Le lecteur goûtera certainement ce dernier travail où, sans ombre
de défaillance, la critique trop négative de modernes érudits est ramenée à de
solides traditions par des aperçus de haute politique, comme pouvait seul en
tracer un personnage habitué au maniement des hommes et à la direction de
grandes affaires.
H. J.
Peu de faits des premiers âges de
l'Église ont laissé plus de trace dans la mémoire de la postérité que la
pénitence publique imposée par saint Ambroise à l'empereur Théodose, après
l'effroyable massacre exécuté par les ordres de ce souverain à Thessalonique.
Les moindres détails de cette grande scène nous ont été racontés dans notre
enfance, et restent gravés dans les imaginations.
Mais tous ces détails sont-ils bien certains et authentiques ? En continuant à
tenir pour avéré le fond du fait lui-même, n'y a-t-il pas lieu de regarder comme
légendaires et apocryphes la plupart des circonstances qui lui donnent, dans les
récits que nous avons appris, un caractère particulièrement original et
dramatique, entre autres les deux entrevues de l'empereur avec l'évêque, la
première, au moment où il se voit interdire l'entrée de l'église; la seconde,
quand, après une longue attente, il se décide à accomplir la pénitence qui lui
est ordonnée, dans le lieu saint lui-même, en présence de la population émue des
fidèles ? C'est ce qui a été soutenu dans des discussions récentes, et c'est une
question qu'il convenait à mes lecteurs comme à moi de tirer au clair.
Je n'ai pas fait difficulté, en effet, ni il y a trente ans, dans le chapitre de
l'Histoire de l'Empire et de l'Église au quatrième siècle, relatif à cet
incident, ni dans le récit que j'ai dû en faire dans la Vie nouvelle du saint,
de me conformer sur tous ces points à la narration traditionnelle et consacrée,
telle qu'elle nous a été transmise par les historiens grecs, Socrate, Sozomène
et surtout par l'évêque de Cyr, Théodoret. Je suivais en cela l'exemple de tous
les écrivains qui ont eu à rendre compte du même événement, même ceux qui, comme
l'illustre Gibbon, devaient être, par leur hostilité contre l'influence de
l'Église en général, le moins disposés à approuver et à admirer le rôle de
l'évêque.
Je n'ignorais pourtant pas que cette narration de Théodoret a été sérieusement
contestée, soit dans son ensemble, soit dans ses circonstances les plus
caractéristiques, par des critiques très autorisés, devant lesquels j'aurais été
le plus porté à m'incliner : les Révérends Pères Bollandistes, qui continuent
leur collection de la Vie des Saints avec une intelligence et un zèle dont tous
les amis de la foi et de la science doivent leur témoigner leur reconnaissance.
Comment aurais-je pu l'ignorer, puisque cette critique a été insérée et appuyée
avec le soin, on peut même dire le luxe de documents, qui distingue toutes les
publications de cette honorable Compagnie, dans un volume publié tout récemment
à Milan, à l'occasion du quinzième centenaire de la mort de saint Ambroise, et
en tête duquel on a bien voulu placer quelques pages de moi sur le caractère
particulier de ce grand épiscopat ? En toute occasion, la signature du P. van
Ortroy aurait attiré mon attention, mais la trouvant dans un recueil de cette
nature, à côté de la mienne, j'aurais été vraiment inexcusable de ne pas faire
d'un travail qui portait son nom l'objet d'une attention particulière.
Ce n'est donc ni par une négligence qu'on aurait droit de me reprocher
sévèrement, encore moins par un défaut d'égards pour la valeur et l'autorité
d'un tel jugement, que je me suis abstenu d'en tenir compte et même d'en faire
mention. On me ferait plus de tort encore en me soupçonnant d'avoir hésité, une
fois mon erreur reconnue, à faire le sacrifice d'un tableau émouvant qui pouvait
me paraître de nature à exciter l'intérêt et à édifier la piété des lecteurs
chrétiens. Je connais les droits de la vérité historique et je crois même en
avoir donné quelques preuves. Ceux qui ont pris intérêt à mes anciens écrits
peuvent se rappeler qu'on m'a souvent reproché, non sans quelque amertume,
d'avoir traité avec trop peu de ménagement de pieuses croyances dont la
certitude et surtout l'origine surnaturelle me paraissaient douteuses. C'est ce
qu'on appelait, je m'en souviens, la tendance naturaliste, à laquelle on me
disait enclin. Je ne m'attendais pas, je l'avoue, à être exposé au reproche
contraire. En tous cas, je suis aussi convaincu que jamais qu'on ne gagne rien,
surtout dans un temps de libre discussion et de recherches curieuses comme le
nôtre, à vouloir atténuer le franc aveu de la vérité par des ménagements qui
préparent de fâcheuses désillusions. Plus que jamais, aujourd'hui, la foi ne
peut que perdre là où la bonne foi a souffert.
Une considération plus simple à motivé mon silence. C'est que, examen fait avec
toute l'attention dont je suis capable, je n'ai pas trouvé de raison suffisante
pour écarter le témoignage d'un auteur grave qui. s'il n'a pas assisté lui-même
au fait qu'il raconte, a pu du moins s'en entretenir avec des témoins
survivants, et dont le récit, conforme à l'impression que l'événement a laissée
aux contemporains, peut paraître indispensable pour s'en faire une juste idée.
Voici, à cet égard, comment s'est formée ma conviction. Le R. P. van Ortroy
récuse en bloc tous les documents relatifs à la vie d'Ambroise émanés de sources
grecques. Il n'accepte que les documents émanés de source latine.
Or, après avoir consciencieusement essayé de faire ce sacrifice à sa suite et à
son exemple, j'ai dû reconnaître que les documents de source latine étaient
absolument insuffisants pour satisfaire la plus naturelle et la plus légitime
curiosité, car ils laissent dans l'incertitude, non seulement tout ce qui serait
intéressant, mais tout ce qui est nécessaire pour comprendre le vrai caractère
de l'événement.
Les documents de source latine, les seuls que le P. van Ortroy a bien voulu
admettre, sont au nombre de deux, très importants l'un et l'autre bien que de
valeur inégale. C'est, d'une part, la lettre adressée par Ambroise à Théodose
lui-même à la nouvelle des terribles faits de Thessalonique; ce sont ensuite
quelques lignes du secrétaire d'Ambroise, Paulin, dans la biographie qu'il nous
a laissée de son maître(11).
La lettre d'Ambroise à Théodose est un monument d'une grandeur et d'une
éloquence sans pareilles. Je ne crois pas qu'il soit possible de la lire sans
émotion; et l'éloquence n'est pas seulement dans la parole, c'est l'acte
lui-même qui commande l'admiration. Quel spectacle que celui de cet homme seul,
sans armes, sans autre force que celle de sa conscience et du respect qu'il
inspire, regardant en face un maître tout-puissant, dont l'irritation est
attestée par l'attentat même qu'il vient de commettre, pour lui dire tout haut :
Ce que vous avez fait n'a pas de pareil dans la mémoire des hommes! Puis, dans
l'invitation à la pénitence qui suit, quel mélange incomparable de l'autorité du
pasteur et de l'affection du père ! Quelle sévérité sans rémission pour le mal !
Quelle tendresse pour le pécheur! Jamais n'ont été mises en regard d'une façon
plus saisissante cette puissance morale de l'Église, faite de justice et de
miséricorde, et la force matérielle dans sa plus rude, presque plus sauvage
expression.
Mais cette admirable lettre est écrite au lendemain du jour où le crime a été
connu et, comme elle n'est suivie d'aucune réponse, nous ne savons absolument
rien de l'impression qu'elle a dû produire sur l'empereur. Dans quelles
conditions lui a-t-elle été remise ?
Ambroise dit expressément qu'elle était réservée pour lui seul, voulant le
laisser juge lui-même de ce qu'il avait à faire pour réparer le mal dont il
s'était rendu coupable. L'a-t-il donc gardée pour lui-même, ou l'a-t-il fait
connaître à ses conseillers politiques ? A quel moment s'est-il décidé à suivre
le conseil de repentir qui lui était donné ? Quelle attitude a-t-il gardée
jusqu'à cet acte de soumission en face du redoutable juge dont il encourait la
censure ? Le P. van Ortroy n'est pas éloigné de croire, suivant en ce point
Théodoret, que huit mois s'écoulèrent entre la réprimande d'Ambroise et la
pénitence acceptée par Théodose. Quelle devait être alors l'impression du public
chrétien devant cette rupture de toute relation entre ces deux hommes presque
également en vue et dont l'intimité avait été telle jusque-là, qu'Ambroise
s'excuse de n'avoir pas été tout de suite au-devant de l'empereur au retour
d'une courte absence ? « J'aurais mieux aimé mourir, dit-il, que de vous laisser
attendre », et il a dû l'attendre huit mois!
Pourquoi ? Quel motif ou quel prétexte donner aux spectateurs surpris ? Puis à
quel moment Théodose a-t-il changé de sentiment ? Quel signe en donna-t-il ?
Enfin quelle pénitence dut-il subir ? Était-ce la pénitence canonique alors
infligée aux meurtriers ? Elle l'eût éloigné des lieux consacrés pendant de
longues années. La lettre d'Ambroise ne parle de rien de pareil : elle ne
s'exprime qu'en termes vagues sur le témoignage de repentir qu'il attend : il a
même l'air de laisser la liberté d'en faire choix à l'empereur, pour ne pas lui
ôter le mérite et l'honneur d'une initiative spontanée.
Toutes ces questions se pressent dans l'esprit, et la lettre de saint Ambroise
ouvrant une série de faits dont il ne pouvait prévoir ni la suite ni 'e
dénouement n'y donne naturellement aucune réponse.
II ne faut pas attendre plus de lumière du biographe Paulin qui dit simplement :
« Lorsque l'évêque connut le fait, il lui refusa la permission d'entrer à
l'église, et ne le jugea digne de participer à la société des fidèles et à la
communion des sacrements que quand il eut fait pénitence publique. » Et il
ajoute ce détail évidemment suggéré par la lettre d'Ambroise: « L'empereur
ayant dit que David avait commis à la fois un meurtre et un adultère, il lui dit
: « Puisque vous l'avez imité dans « sa faute, imitez-le dans sa réparation. »
Rien de plus : c'est à ces assertions courtes et vagues que tout historien de la
vie d'Ambroise devrait se borner, s'il repoussait comme apocryphe toute autre
source de connaissance.
La conséquence serait que de tous les faits connus de la vie de saint Ambroise,
celui qui est certainement demeuré le plus fameux, celui qui a le plus vivement
ému les contemporains, celui qui avait fait tant de bruit que le saint lui-même
crut pouvoir le rappeler avec une légitime fierté en prononçant l'oraison
funèbre de Théodose, celui qui, peut-être, aux yeux de la postérité, a rehaussé
du plus vif éclat l'auréole de sa renommée, serait celui qui tiendrait le moins
de place dans son histoire et devrait le moins attirer l'attention. Tandis que
nous possédons, par la correspondance du saint avec sa sœur Marceline, tous les
détails et toutes les phases de sa lutte avec l'impératrice Justine pour
disputer aux Ariens la possession de la principale église de Milan, et par ses
dépêches à peu près officielles, le récit de ses deux ambassades auprès de
l'usurpateur des Gaules, Maxime; tandis que nous avons le texte même de sa
protestation contre le rétablissement de l'autel de la Victoire au Sénat, et
qu'il a pris soin de nous faire savoir lui-même quel effet cette protestation
avait produit sur le jeune Valentinien, nous ne pourrions consacrer à une
rencontre solennelle des deux puissances morales et matérielles, qui marque une
date dans les relations de l'Église et de l'État, que la reproduction de
quelques lignes d'un texte insignifiant et obscur!
J'avoue que c'est une extrémité à laquelle je ne me serais résigné que si j'y
avais été contraint par la clarté de l'évidence, ou par la force d'une
argumentation logique invincible. Or je ne trouve rien de pareil dans l'examen
critique du R. P. van Ortroy. Le récit de Théodore ! comble toutes les lacunes
que j'ai indiquées. Il nous trace un tableau dont je vais apprécier la valeur,
d'abord de l'accueil fait par Théodose à la réprimande de l'évêque, puis des
motifs qui retardèrent sa soumission; enfin, il entre dans le détail de la
pénitence qu'il dut accomplir.
C'est, en un mot, une narration complète qui se suit et se tient. Quelle raison
nous donne le R. P. van Ortroy pour la reléguer dédaigneusement au rang des
légendes ?
Ce n'est évidemment ni la date ni la provenance de ce récit qui le rend suspect
à ses yeux. Sans doute Théodoret ne parle pas de faits qu'il ait eus lui-même
sous les yeux : il ne fut pas, comme le biographe Paulin, le compagnon de vie et
le commensal d'Ambroise et ne prit la plume qu'après sa mort. Mais, au dire du
R. P. van Ortroy lui-même, l'Histoire ecclésiastique de l'évêque de Cyr dut être
terminée entre l'année 440 et année 449. Or, cette histoire formant un ensemble
assez long dont l'événement de Milan est loin de former le dernier chapitre, ce
ne fut pas trop de dix ans pour la composer ; et la pénitence de Théodose ayant
eu lieu en 390, trente ou quarante ans seulement s'étaient écoulés quand il se
mit à l'œuvre et dut recueillir ses renseignements pour en présenter la
relation. Qu'est-ce que trente ou quarante ans ? A peine la moitié de la durée d
une génération d'hommes. C'est pour nous par exemple, l'espace de temps qui
nous sépare des dernières années et des désastres du second Empire. Or, un
écrivain d'aujourd'hui, qui veut raconter ces événements présents à toutes les
mémoires, serait-il en peine de se procurer des renseignements assez certains
pour donner à son récit toute l'autorité d'un document contemporain ? Sans doute
aussi, Théodoret appartenait à l'Église grecque : il n'était pas en relations
habituelles avec les compatriotes d'Ambroise. Mais les deux parties de l'Empire
et surtout de l'Église n'étaient pas encore aussi séparées qu'elles le furent
plus tard, et Théodose, les tenant toutes deux sous sa main, leur imprimait une
unité qui ne cessa qu'après lui. Rien de ce qui l'intéressait n'était
indifférent à ses sujets d'Orient et d'Occident. Il était donc très facile à
Théodoret de savoir exactement ce qui s'était passé dans un lieu après tout peu
éloigné et sur lequel, pendant les divers séjours de Théodose, tout le monde
devait avoir eu les yeux fixés. Ce qui eût été difficile, au contraire, et un
peu téméraire de sa part, c'eût été de composer lui-même, à propos de faits et
de personnages que tant de gens avaient connus, un roman de toutes pièces, un
dialogue imaginaire, et l'on se demande de quels lecteurs complaisants il
espérait tromper la crédulité. Passerait-il par l'esprit d'un écrivain de nos
jours de prêter à Napoléon III et aux auteurs du 4 Septembre un rôle et un
langage tout autres que ceux qu'ils ont tenus ?
Trente et même quarante ans ne sont pas suffisants pour faire circuler une
légende et la faire accepter d'un historien qui se respecte.
Ce n'est donc aucune des circonstances extérieures du récit de Théodoret qui
décident le R. P. van Ortroy à le traiter comme sans valeur; c'est au caractère
intrinsèque des faits qu'il s'en prend pour justifier sa condamnation. Il y
trouve un défaut de vraisemblance et des assertions qui se contredisent, ce qui
suffit, suivant lui, pour les arguer de faux, tous indistinctement.
Que les RR. PP. Bollandistes me permettent de leur dire qu'ici leur critique
change de caractère et, toujours digne d'égards, cesse d'être souveraine. Quand
il s'agit de la constatation des dates et de la vérification des textes,
l'érudition a le dernier mot, et la réputation de la leur est si bien assise
qu'il serait téméraire de contester leur compétence. Mais s'il est question de
se prononcer sur la vraisemblance des faits, — c'est-à-dire d'examiner s'ils
sont plus ou moins en accord ou en désaccord avec l'état général de la société
où ils sont censés avoir eu lieu, ou avec le caractère des personnages mis en
scène — c'est une appréciation morale sur laquelle un historien d'un jugement
ordinaire doit, après une étude réfléchie, avoir droit de se faire entendre. Si
même il arrive que cet historien ait été mêlé à la pratique des affaires et ait
pu saisir sur le vif le jeu des passions et des intérêts, il peut avoir par là
même quelque avantage sur ceux qui, vivant dans la retraite, n'ont appris à
connaître la société que dans les parchemins et d'après les livres.
Or, au risque d'être taxé de présomption, j'oserai affirmer qu'envisagé de ce
point de vue le récit de Théodoret me paraît si conforme à la vraisemblance que,
si j'avais à composer sur ce sujet une des scènes historiques, telles que celles
dont l'illustre cardinal Wiseman n'a pas craint d'orner ses charmantes fictions
de Fabiola et de Calista, c'est dans cet esprit que je l'aurais conçu.
Il est un point, en effet, que j'ai cru devoir signaler à l'attention de mes
lecteurs, qui ne paraît pas avoir arrêté celle du R. P. van Ortroy, mais qui
donne pourtant, suivant moi, la clef de la situation : c'est l'extrême
mécontentement que causait à l'entourage politique et militaire de Théodose
l'ascendant exercé par l'évêque de Milan tant sur ce souverain qu'avant lui sur
son prédécesseur Gratien. Ce monde officiel était principalement composé de
Romains de vieille roche, dont les uns étaient encore païens, les autres
n'étaient convertis au christianisme qu'en apparence, pour se conformer au désir
du maître et à l'esprit du jour, mais qui restaient dévoués avant tout à
l'imperatoris potestas, telle que l'avait établie le consentement du peuple et
du Sénat; ils ne concevaient pas qu'aucune autorité pût être mise à côté, à plus
forte raison au-dessus de celle que, dès leur enfance, ils avaient appris à
révérer. L'autorité de l'Église en particulier, toute récente, sortie,
pensaient-ils, on ne savait d'où, et dont les représentants étaient souvent pris
dans les rangs les plus humbles de la société, leur causait une impatience assez
naturelle. Devoir lui céder et même lui obéir était une idée pour eux
insupportable. Je ne dis pas qu'ils fussent déjà prêts à dénoncer, suivant la
formule à la mode de nos jours, les empiétements de l'autorité spirituelle sur
le pouvoir civil. Cependant les hommes de tous les temps se ressemblent plus
qu'on ne pense, et quand les mêmes questions se renouvellent (ce qui est souvent
le cas à propos des relations toujours si délicates à ménager de l'Église et de
l'État), elles engendrent les mêmes conflits. Les conseillers de Philippe le Bel
et les magistrats ultra-gallicans du Parlement de Paris ont eu des prédécesseurs
et des ancêtres dans toutes les générations chrétiennes. Le consistoire impérial
en contenait bon nombre, et ils avaient cela de particulier qu'au souci de faire
respecter les attributions du pouvoir politique dont l'exercice leur était
confié, se joignait pour eux une jalousie de métier. Ambroise avait été, autant
et plus qu'eux, expert jurisconsulte et habile administrateur. Ses avis mêmes,
en matière politique, étaient recherchés et consultés, sans même qu'il eût à les
offrir. S'il n'était pas un concurrent, c'était au moins un surveillant
incommode et un censeur toujours à redouter.
Cette irritation du personnel de la cour impériale contre Ambroise s'était
montrée à plusieurs reprises à découvert pendant la régence de l'impératrice
Justine, qui fut pour tous les catholiques un temps de disgrâce et de défaveur.
Ainsi quand un édit de l'impératrice ordonna de céder aux Ariens la grande
église de Milan, les agents chargés de l'exécution mirent à remplir leur office
et à vaincre la résistance d'Ambroise un zèle qui avait l'air d'en faire leur
affaire personnelle. L'un d'eux même laissa échapper une parole qui trahissait
le fond de leur pensée : « Êtes-vous donc fou, Ambroise, dit-il, de vouloir
désobéir à un ordre impérial ? Voulez-vous vous faire tyran vous-même à la place
de l'impératrice ? » Le nom de tyran était donné, on le sait, dans le langage du
temps, à celui qui s'emparait du pouvoir suprême par la force, fait assez commun
clans cet âge de l'Empire pour qu'on en eût fait l'objet d'une désignation
particulière. Ce ridicule reproche d'aspirer à la tyrannie fut assez répandu et
répété pour qu'Ambroise crût devoir s'en justifier, dans des termes à la vérité
ironiques mais qui attestaient cependant qu'il avait à se défendre d'une
imputation sérieuse. Puis, quand Justine, changeant subitement d'humeur, l'avait
envoyé en ambassade auprès de Maxime (celui-là, comme le disait Ambroise, le
tyran véritablement à craindre, qui s'était fait empereur des Gaules), cette
mission fut vue par toute la cour de très mauvais œil, et comme, en définitive,
elle n'obtint pas le résultat désiré, Ambroise ayant bien réussi à dévoiler les
intentions menaçantes de Maxime, mais non à les prévenir, on s'en prit de ce
mauvais succès au caractère entier et aux procédés hautains du négociateur, et
on envoya à sa place un vieux fonctionnaire réputé d'humeur plus conciliante et
élevé à meilleure école diplomatique, lequel n'eut pourtant rien de plus pressé
que de donner tête baissée dans le premier panneau qui lui fut tendu.
Avec Théodose, le vent de la faveur ayant tourné, plus de ménagement fut
nécessaire. Mais la composition du personnel n'ayant pas changé, la conspiration
contre l'influence d'Ambroise dut se continuer à petit bruit, par des
insinuations malignes et des griefs supposés ou dénaturés. Il est rare qu'un
travail constant de cette nature n'ait pas, à la longue, quelque action sur ceux
mêmes qui sont le moins disposés à la subir. Aussi voit-on, par divers indices,
que, quels que fussent toujours l'estime et même le respect de Théodose pour
Ambroise, on réussit à éveiller sa susceptibilité et à le mettre en garde contre
l'abus que pourrait faire de sa complaisance un saint homme que l'ardeur même de
son zèle pouvait porter à dépasser la limite des attributions légitimes de son
ministère. Ambroise dit lui-même, dans la lettre que j'ai citée, qu'il
s'apercevait qu'on commençait à le tenir à l'écart; et il sut que l'empereur
s'était plaint qu'il était trop bien informé de ce qui se passait dans son
conseil. Cette méfiance succédant à une complète intimité, était probablement
due au souvenir d'une scène assez pénible que le R. P. van Ortroy a rappelée,
bien qu'il ne paraisse pas en avoir bien saisi la portée. Ce fut d'une
discussion engagée publiquement où l'évêque ne craignit pas d'exercer une
véritable pression sur le souverain pour lui arracher, en quelque sorte, malgré
sa contrariété visible, un acte qu'il n'avait pu obtenir par persuasion.
Il s'agissait de désordres assez graves causés dans la région lointaine du
Taurus par le zèle intempérant de quelques moines et auxquels l'évêque de la
petite ville voisine de Callinique était accusé d'avoir pris part. Des bâtiments
considérables avaient été incendiés, entre autres une synagogue juive. Théodose,
qui s'était flatté, en quittant l'Orient, de l'avoir laissé en paix, fut
vivement contrarié de ce trouble, et ordonna des peines graves contre les
coupables : tous, y compris l'évêque lui-même, durent réparer à leurs frais les
bâtiments détruits. Ambroise trouva la condamnation sévère et précipitée : il ne
pouvait supporter surtout la pensée d'un ministre de Jésus-Christ contraint de
faire amende honorable aux héritiers de ses meurtriers. Une synagogue juive
élevée par la main d'un évêque, voilà de quoi il ne pouvait prendre son parti.
Absent de Milan quand cet incident lui fut connu, il écrivit à Théodose, en
termes assez vifs, pour le conjurer de révoquer une décision qui lui paraissait
inconvenante. Plusieurs jours s'écoulèrent, il rentra dans Milan et ne reçut
aucune réponse. Il saisit alors la première occasion qu'il trouva de porter la
parole devant l'empereur pour se plaindre que sa réclamation n'eût pas été
accueillie, et le lit en termes si clairs que l'empereur ne put s'y méprendre.
L'abordant aussitôt qu'il eut fini de parler : « Est-ce à moi, lui dit Théodose,
que vous vous êtes adressé ? — Oui, répondit Ambroise, c'est de vous et à vous
que je parle ; » et il renouvela ses instances. Théodose, pris par surprise,
hésita, se défendit, et promit des adoucissements à la peine dont Ambroise ne
fut pas satisfait. Un débat s'éleva alors devant la foule étonnée, auquel
prirent part des officiers de la suite de Théodose, entre autres le maître de la
cavalerie qui s'exprima avec emportement sur les violences auxquelles se
livraient les moines. Ambroise, se retournant vers cet interrupteur
malencontreux, le pria assez vertement de ne pas intervenir là où il n'était pas
appelé ; et, pour mettre fin à la discussion, il déclara qu'il n'achèverait pas
le service divin, si justice n'était pas faite comme il l'entendait, non
seulement à l'évêque, mais à ceux qui n'avaient agi que de concert avec lui.
Pressé de la sorte, Théodose finit par s'exécuter, mais de si mauvaise grâce,
que l'accomplissement de sa parole pouvant paraître encore douteux, il dut la
renouveler à haute voix, à plusieurs reprises, et Ambroise écrivait le lendemain
à sa sœur que, sans cette assurance il n'aurait pas consenti à remonter à
l'autel.
Si bon chrétien que fût Théodose et quelque disposition sincère à l'humilité
qu'il conservât malgré sa grandeur et sa gloire, il n'aurait pas été, je ne dis
pas un monarque, mais un homme, s'il ne fût pas sorti de église ce jour-là assez
mortifié de l'espèce de capitulation a laquelle il avait dû être réduit devant
une assemblée composée de ses sujets; et quant aux courtisans qui l'entouraient,
ils auraient été bien peu experts dans l'art de flatter et de plaire, s'ils
n'avaient pas saisi cette occasion pour exciter en lui et aigrir le sentiment de
la dignité blessée. On en était là, et dix huit mois seulement s'étaient écoulés
depuis un incident dont les commentaires n'avaient pas dû manquer et dont on
devait s'entretenir encore quand éclata l'affreux événement de Thessalonique, et
Théodose dans l'état de trouble où il était encore, reçut la dure réprimande
d'Ambroise. Quoiqu'elle fût, comme je l'ai dit, destinée à lui seul, il eût été
impossible de ne pas donner connaissance du fond sinon des termes à ses
conseillers, car l'atroce exécution n'avait pu être ordonnée à leur insu et sans
leur concours. Impossible donc de ne pas les consulter sur les mesures
réparatrices qui lui seraient certainement demandées et, d'ailleurs, l'éclat
avait été trop grand pour que la suite quelle qu'elle put être, n'eût pas le
même retentissement. Ce que ce cénacle politique dut penser de la lettre
d'Ambroise, il n'est pas difficile de le deviner ; il suffit de se rappeler ce
que dans tout le cours de l'histoire de l'Église les défenseurs du pouvoir
politique, empire ou monarchie, ont toujours dit quand un acte du souverain a
encouru une censure épiscopale ou pastorale. Ambroise, en terminant son
exhortation à la pénitence, faisait clairement entendre à Théodose qu'il ne
pourrait célébrer le saint sacrifice devant lui tant qu'il paraîtrait couvert de
l'effusion d'un sang innocent. On allait donc avoir une seconde représentation
de ce qui s'était passé pour le jugement de l'évêque de Callinique, et le moyen
était trouvé pour Ambroise, en se faisant le censeur de tous les actes de
l'empereur, d'attirer à lui, par une voie indirecte, le pouvoir suprême. Encore,
dans l'affaire de Callinique, il s'agissait de la dignité d'un évêque à
défendre, c'était un litige qui pouvait intéresser l'Église. Mais à
Thessalonique, rien de pareil : c'était la répression, excessive ou non, d'une
rébellion à laquelle ni la foi, ni l'Église n'avaient rien à voir. Si, cette
fois, l'intervention d'Ambroise était encore admise et suivie d'effet, le même
fait pourrait se renouveler en toute occasion et à propos de tout, et l'empereur
avait dans l'exercice quotidien de son pouvoir un juge et un maître. Ces
arguments qu'on n'a pas besoin d'entendre, car on les a lus partout, — qui
auraient eu une apparence de vérité s'il ne se lût agi d'un fait tellement
odieux qu'on n'y pouvait faire l'application des règles de prudence et de
convenance ordinaires, — flattaient trop, chez Théodose, le souci qu'ont
toujours les meilleurs souverains de l'indépendance de leur autorité, pour ne
pas être admis par lui, ne fût-ce que comme un moyen de faire taire une voix
dont les accents sévères ne s'accordaient que trop avec les reproches intérieurs
de sa conscience. Il fut donc convenu que puisque la lettre n'était pas rendue
publique, elle serait tenue pour non avenue. L'honneur de l'empereur et la
dignité de l'empire y étaient également intéressés.
N'en tenant pas compte, quelle réponse y faire, et fallait-il même en faire une
? On ne le pouvait, sans entrer en discussion sur les faits de Thessalonique, ce
qui n'était guère possible en face de l'opinion publique indignée. Ne répondant
rien, fallait-il s'abstenir de paraître à l'église ? C'était se reconnaître bien
jugé et accepter la sentence d'Ambroise avant même que la teneur en fût bien
connue. Le pus simple parut être d'aller résolument au-devant des prétentions
excessives de l'évêque, en l'avertissant, par cette attitude, qu'on ne lui
laisserait pas faire un pas de plus sur le terrain politique et judiciaire,
domaine de César, où le Christ lui-même avait refusé d'étendre la juridiction de
l'église. Après tout, Ambroise était homme de sens, au fait des nécessités de la
politique, il ne serait pas pressé de fermer la porte de l'Église à un empereur
qui ne lui avait donné que des preuves de dévouement, et de faire de lui, en
blessant son orgueil à un point sensible, un nouveau Constance et un autre
Valens : il saurait bien trouver quelque moyen de satisfaire les exigences de sa
conscience sans compromettre, par un éclat irréfléchi, une union précieuse qu'il
avait tout intérêt à conserver. Convaincu ou du moins encouragé par ses
conseils, Théodose prit le chemin de l'église, non probablement sans éprouver
quelque trouble intérieur, en pensant aux rudes vérités qu'il allait entendre.
C'est parce que Ambroise, qui le connaissait, devinait cet état de son âme et,
décidé à ne se prêter à aucune défaillance, craignait pourtant le scandale d'une
explication violente dans le lieu saint, que, du plus loin qu'il l'aperçut, il
vint au-devant de lui dans le vestibule de l'église, et l'étourdit par les flots
d'une éloquence indignée. Théodose, qui s'avançait déjà d'un pas mal assuré et
n'était nullement prêt pour une joute oratoire, recula et se retira la tête
basse, n'osant engager une contestation qu'il ne se sentait pas de force à
soutenir.
Est-ce que je me fais illusion ? Est-ce que les faits rapportés par Théodoret
n'ont pas aussi leur explication toute naturelle ? En particulier cette démarche
de Théodose que le R. P. van Ortroy regarde comme impossible après les incidents
du procès de Callinique, ne paraît-elle pas, au contraire, comme une occasion
qu'on était heureux de saisir pour effacer le souvenir d'un procédé qui, s'il
était passé en force de chose jugée et en habitude, courait risque de gêner
singulièrement le pouvoir politique en grandissant outre mesure le pouvoir
épiscopal ? Est-ce que chacun des personnages, présentés sous ce jour, empereur,
évêque et politiques, ne joue pas le rôle et ne tient pas le langage qui lui
convient ? Est-ce que la vraisemblance n'est pas telle qu'elle ressemble à la
vérité même et ne peut-on pas dire que les choses ont, non seulement pu, mais dû
se passer ainsi ?
Quant au discours que Théodoret met dans la bouche d'Ambroise, il est bien
entendu qu'on ne peut le regarder comme la reproduction textuelle des paroles
que Théodose a dû entendre. Nous avons tous été élevés à apprendre le recueil
intitulé Conciones, et nous savons que tous les historiens de l'antiquité, même
les plus graves, même Thucydide ou Tacite, même ceux qui, comme César, ont été
mêlés eux-mêmes aux événements qu'ils racontent, ne se sont jamais fait scrupule
d'insérer dans leurs récits ces pièces de rhétorique faites après coup et qui
avaient, à leurs yeux, l'avantage de bien exprimer les sentiments des orateurs
et de bien définir leur position. Je crois même que plusieurs de nos historiens
modernes, entre autres de Thou et Saint-Réal, n'ont pas craint de recourir à cet
expédient pour animer et vivifier leurs récits. Passons donc condamnation sur le
langage prêté à Ambroise par Théodoret : seulement l'épithète d'ampoulé que le
R. P. van Ortroy lui applique sans réserve me paraît sévère. Sans doute le ton
est plus emphatique que celui qui distingue en général l'éloquence d'Ambroise,
mais quelques traits cependant me paraissent dignes de lui, entre autres, cette
noble et pressante prosopopée : « Comment oserez-vous lever vers Dieu vos mains
sanglantes ? Comment oseront-elles toucher le corps sacré de Jésus ? Comment
oserez-vous porter son sang à ces lèvres qui, par une parole de colère, ont fait
répandre celui de tant d'innocents ? »
L'état d'âme dans lequel dut rester Théodose à la suite de cette entrevue si
agitée, et qui laissait tout en suspens, explique à mon sens très suffisamment
le long délai qui s'écoula avant qu'aucune résolution de sa part fût connue :
retard dont il serait difficile de rendre autrement compte. Je crois avoir bien
défini la perplexité à laquelle cette grande âme, égarée, mais toujours
généreuse, resta en proie, en disant que si le fond de son âme était touché par
le remords de son crime et les peintures cruelles, mais trop véridiques,
qu'Ambroise en avait faites, les considérations politiques qui avaient fait
effet sur son esprit ne cessaient pas de le disposer à la résistance. La crainte
qu'on lui avait fait concevoir de voir s'élever une puissance rivale de la
sienne, prétendant dicter ou exécuter la loi à sa place, combattait, si elle
n'étouffait pas ses scrupules. Tout n'était donc pas, on peut le croire,
obstination et orgueil dans le sentiment qui retenait sur ses lèvres l'aveu
pénitent prêt à s'échapper. Était-ce bien seulement un acte d'humilité
personnelle qu'on demandait de lui ? N'était-ce pas aussi l'abaissement de
l'Empire ? Ce pouvoir impérial dont il avait reçu le dépôt, n'avait-il pas le
droit et par là même le devoir de le préserver de toute atteinte ? Il y eut
pendant ces huit mois d'hésitation, dans celte conscience royale, un de ces
combats, c'est trop peu dire, un de ces supplices intérieurs que connaissent
seules les âmes honnêtes, quand, ayant eu le malheur de sortir de la voie
droite, elles ne voient plus clairement par quelle porte elles doivent y
rentrer. C'est un genre d'épreuves que les moralistes aiment à étudier et à
peindre. Pendant cette incertitude dont la cause ne put manquer d'être connue,
tous les regards étaient fixés sur le siège impérial vacant de l'Église, et
l'attente en se prolongeant ne fit que donner une solennité plus grande à
l'impression causée par le dénouement.
Ce dénouement est amené dans le récit de Théodoret par une scène qui a aussi son
intérêt, que le R. P. van Ortroy refuse d'admettre, et pour laquelle je crois
encore pouvoir demander grâce. A mesure que le temps s'écoulait, l'angoisse de
Théodose devenait plus poignante, et, à l'approche des fêtes de Noël, ce fut
chez lui un véritable désespoir de penser que pendant que le monde chrétien tout
entier allait célébrer le bienfait de la rédemption, lui seul devait se regarder
comme exclu du droit de s'en faire l'application. C'est à un accès de douleur de
cette nature qu'il était livré quand le préfet du palais, Rufin, entrant chez
lui pour quelque affaire de service, le trouva la tête dans ses mains et le
visage baigné de larmes. S'informant du sujet de son trouble (que peut-être il
avait déjà remarqué), Rufin s'offrit à aller trouver Ambroise, se faisant fort
de le décider à se relâcher de la rigueur de sa sentence, et Théodose le laissa
partir, pour tenter ce message de paix. C'est ce que le R. P. van Ortroy se
refuse absolument à croire. D'après l'importance du poste occupé par Rufin, il
avait dû être de ceux qui avaient au moins connivé sinon concouru à l'acte si
justement réprouvé de Théodose et qui l'encourageaient dans son refus de se
rendre à la réprimande de l'évêque. C'était donc, pour ménager une
réconciliation, le dernier médiateur qu'on dût avoir l'idée de choisir; et la
maladresse de l'invention indique assez le cas qu'on en doit faire.
L'intervention de Rufin n'étant pas nécessaire à l'ensemble du récit de
Théodoret, on pourrait aisément la supprimer, s'il était réellement impossible
de l'accepter. Mais c'est ici qu'un peu d'expérience de la souplesse de
caractère des gens de cour et de la fertilité de leur esprit en tout genre
d'intrigues doit mettre en garde contre toute assertion d'une nature trop
absolue. Sans doute, on peut croire que Rufin, d'après la situation qu'il
occupait, et aussi d'après le caractère que révéla plus tard sa carrière agitée,
avait dû être de ceux qui avaient le plus vivement poussé Théodose à établir, en
face du pouvoir épiscopal, l'indépendance de son principal. Mais il lui
suffisait de voir que, au lieu de s'enhardir et de se fortifier par la lutte,
Théodose était de jour en jour plus intimidé et plus abattu, pour s'assurer
qu'il ne se maintiendrait pas longtemps dans cette résistance, n'étant pas de
force à la soutenir, et on pouvait prévoir le moment où de guerre lasse, il
irait se jeter aux pieds et dans les bras de l'évêque. Ce serait alors le retour
complet de l'influence d'Ambroise, d'autant plus puissante qu'elle aurait été
vainement combattue et qu'elle reparaîtrait triomphante. Ambroise rentrant au
palais après que Théodose aurait sollicité et obtenu de lui son pardon, c'en
était fait du crédit et de la faveur de ceux qui avaient tenté de lui tenir
tête. Il ne restait plus qu'une ressource : c'était de fléchir Ambroise par un
acte de déférence dont il sentirait le prix, et d'opérer ainsi entre l'évêché et
le palais impérial un rapprochement sans bruit dont une part du mérite
reviendrait au négociateur. Assurément, c'était bien mal connaître Ambroise que
de le croire capable de modifier pour une satisfaction d'amour-propre un acte
dicté par sa conscience. Mais que de gens croient ne pas faire tort aux autres
en les jugeant d'après eux-mêmes! Sans doute, c'était aussi pour le premier
magistrat du palais baisser singulièrement de ton et changer de langage. Mais
pourquoi Rufin n'aurait-il pas été un de ces politiques, comme il en existe
beaucoup à notre connaissance, à qui les variations coûtent peu, et qui ne
regardent pas à la pièce où ils jouent pourvu qu'ils y aient un rôle à remplir ?
Quand Ambroise eut traité ces misérables expédients de la politique humaine avec
tout le dédain qu'ils devaient inspirer à un ministre de la loi divine, tout
était dit, et le dénouement prévu par Rufin était certain : rien ne pouvait plus
empêcher Théodose de venir implorer à genoux la délivrance de son âme. Le récit
que fait Théodore! de ce triomphe de la conscience et de la foi sur la fierté et
même sur la prudence royale est empreint d'une émotion si naturelle et si
touchante que je pense qu'aucun critique ne sera assez impitoyable pour nous en
priver. L Évangile lui-même n'a pas tiré du cœur de l'enfant prodigue un appel
plus déchirant à la compassion paternelle. Malheureusement, j'ai encore le
regret de me trouver en désaccord avec le R. P. van Ortroy sur la nature du
châtiment qu'Ambroise imposa à Théodose. J'ai fait honneur à Ambroise d'avoir
substitué aux pénitences canoniques ordinaires, dont l'éclat et la durée
auraient prolongé la crise dont le monde chrétien souffrait, un acte qui gardait
encore, même dans l'aveu de la faute et dans la promesse de réparation, le
caractère de la souveraineté : c'était la rédaction d'une loi rendue dans la
forme législative ordinaire, et portant qu'aucune sentence entraînant la
confiscation ou la mort ne serait publiée et exécutée que trente jours après
avoir été prononcée. Or il se trouve, je dois en convenir, qu'une telle loi
existe bien en effet, dans le Code, mais qu'elle y porte la date de l'année 380,
antérieure de plusieurs années au massacre de Thessalonique : elle ne peut donc
avoir été promulguée à la suite de ce déplorable événement et pour assurer qu'à
l'avenir rien de pareil ne se renouvellerait.
C'est par cette remarque qui, dans ces termes, ne souffre pas de contestation,
que le R. P. van Ortroy termine le développement de son système, et c'est,
suivant lui, l'argument le plus fort qu'on puisse trouver pour condamner sans
rémission la sincérité de Théodoret. Oserai-je dire, qu'au contraire, je n'en
connais pas de plus faible ? Très certainement la loi existait, mais la preuve
que c'était absolument comme si elle n'existait pas, c'est qu'il n'en avait pas
même été question, quand l'ordre fut donné de passer au fil de l'épée une foule
innocente, que personne ne remarqua qu'elle était violée et que ce grief ne
figure pas dans l'acte d'accusation, pourtant si sévère, d'Ambroise. Elle était
donc à cet état de sommeil et d'oubli qui est commun à beaucoup de législations
dans tous les pays. Est-ce qu'il n'y a pas chez nous, en particulier, plus d'un
exemple de ces législations existantes, dont on ne se souvient que quand on a
trouvé un intérêt à les appliquer, et auxquelles il faut alors ajouter un décret
spécial pour les remettre en mémoire et en vigueur ? Il semble que nous avons vu
quelque chose d'analogue assez récemment. Quand, après plus de cinquante ans
d'inexécution, on s'est avisé d'appliquer aux congrégations religieuses des
arrêts du parlement de Paris et des décrets du premier Empire, auxquels personne
ne songeait plus, est-ce que le ministre, auteur de cette invention inattendue,
n'a pas commencé par en donner avis par un acte inséré au Journal officiel ?
Mettons que la même chose se soit passée à Milan et que Théodoret ait pris pour
une loi nouvelle un acte qui exhumait et ressuscitait une loi ancienne. L'erreur
est possible et serait pardonnable. Que celui-là lui jette la pierre qui. dans
un travail de quelque étendue, n'a pas commis de péché plus grave.
Tel est, dans son ensemble, le récit que j'ai reproduit et que je crois encore
aujourd'hui pouvoir défendre. Si même, pour en rendre compte, j'ai cru devoir y
joindre quelques commentaires, je suis loin de leur reconnaître la même
certitude qu'aux faits eux-mêmes. Mais il suffit que ces faits puissent recevoir
une explication vraisemblable pour qu'on n'ait pas le droit de leur refuser leur
place dans l'histoire. Je crois me conformer aux règles les plus sévères de la
critique en affirmant qu'un historien digne de ce nom, qui raconte des
événements qu'il a pu connaître, a droit d'être cru sur parole, à moins que ses
assertions ne se heurtent à des impossibilités matérielles ou morales.
Matérielles : dans le cas présent, on n'en allègue aucune; morales : c'était
plus difficile à constater, mais je croîs avoir fait voir qu'il n'en existe pas
davantage. Ce qui me confirme, d'ailleurs, dans la pensée que, même dans les
suppositions que j'ai pu faire, je ne me suis pas trop écarté de la vérité,
c'est leur accord avec le souvenir gardé par les contemporains du spectacle
qu'ils avaient eu sous les yeux, et leur langage quand ils ont eu occasion d'en
parler. C'est le témoignage que je trouve, en particulier, dans ce passage d'un
des plus fameux des disciples d'Ambroise, le grand Augustin qui, ayant dans sa
Cité de Dieu à rappeler les vertus des empereurs, s'écrie : « Quoi de plus
admirable que la profonde humilité de Théodose, lorsque, entraîné par les
bruyantes remontrances de quelques-uns de ses familiers a sévir contre les
habitants de Thessalonique dont il avait accordé la grâce à l'intercession des
évêques, il trouve une justice sainte qui l'arrête au seuil de église, et il
fait une telle pénitence que le peuple intercède pour lui, pleurant à la vue de
la majesté impériale humiliée, plus affligé de son abaissement qu'il ne fut
effrayé de sa colère en l'offensant ! »
(Saint Augustin, De Civitate Dei, lib. V.cap. XXVI).
Sauf l'intercession des évêques dont malheureusement il n'existe aucune trace,
est-ce que ce n'est pas là l'ébauche en quelques traits du tableau que j'ai
essayé de peindre ? Ces fâcheuses inspirations des familiers de Théodose, cette
inquiétude répandue même chez ses amis, que l'humilité de l'empereur ne tournât
à l'humiliation de l'Empire, n'est-ce pas bien l'état des esprits que j'ai cru
pouvoir décrire ? Et cette admirable phrase : « une justice sainte l'arrêtant au
seuil de l'église », pourquoi n'y voir qu'une métaphore et non pas une réalité,
l'apparition d'Ambroise sur les marches de l'église pour empêcher le pécheur
couronné de les franchir ? Nous ne sommes donc pas obligés, Dieu merci, de
priver la postérité chrétienne de rien de ce qui fait, depuis des siècles,
l'objet de sa constante et salutaire admiration. Dans ces premiers temps du
triomphe de l'Église qui ont été mêlés de bien des jours d'épreuve, elle n'a eu
que trop à souffrir de l'orgueil des souverains qui prétendaient être ses
défenseurs; elle a eu aussi dans son sein plus d'une défaillance à déplorer.
C'est une bonne fortune que de rencontrer face à face un ministre de l'Évangile
intrépide et un grand homme confessant sa faute au pied de la croix. On aime à
fixer ses regards sur de tels exemples, et de telles leçons sont, dans tous les
temps, utiles à méditer. Il faut se féliciter de pouvoir, sans manquer aux
droits imprescriptibles de la vérité, les garder intactes, telles que nous les a
transmises une vénérable tradition.
1) Nomination d'Ambroise à la
préfecture de Milan, 372 après J.-C.
2) Ambroise appelé à l'évêché de Milan, 374 après J.-C.
3) Invasion des Goths. Bataille d'Andrinople, 376 ap. J.-C.
4) Avènement de Théodose, 379 après J.-C.
5) L'édit de Gratien faisait cependant exception pour trois petites sectes sans
importance. On ne connaît pas bien les motifs de cette dérogation à la règle
générale.
6) 385 ap. J.-C. Décision de Justine en faveur des Ariens.
7) 389 ap. J.-C. Edit de Valentinien II en faveur des Ariens. Cod. Theodos,, t.
I, 1. IV, XIV.
8) Mgr Baunard dans la -vie de saint Ambroise, a essayé de traduire ainsi ces
vers :
L'aurore luit sur notre sphère,
Que Jésus dans nos cœurs daigne luire aujourd'hui,
Jésus qui tout entier est dans son divin père
Comme son divin père est en lui....
Que la pudeur chaste et vermeille
Imite sur nos fronts la rougeur du matin,
Aux clartés du midi que la foi soit pareille
Et du soleil couchant ignore le déclin.
9) Il est à remarquer qu'Ambroise lui-même n'affirme rien de pareil dans sa
lettre à Théodose : il dit, au contraire, qu'il ne peut faire révoquer aucun
ordre, quoiqu'il l'eût plusieurs fois demandé : cum toties rogarem.
10) Deux de ces lois, et ce ne sont pas les moins sévères, datées de Milan, sont
adressées au préfet d'Italie. Mais la suite fera voir qu'elles étaient
principalement destinées à l'Orient, et que l'application n'en fut pas au moins
rigoureusement faite en Occident et en particulier à Rome où le paganisme avait
encore trop de racines pour qu'on essayât de donner suite à une interdiction
absolue.
11) Je ne compte pas, et le R. P. van Ortroy ne compte pas lui-même, parmi les
documents de source latine, quelques lignes d'un écrivain peu connu, portant le
nom alors très commun de Rufin, et qui n'est qu'un médiocre abréviateur des
historiens grecs.
Saint Ambroise
(340-397)
par
LE DUC DE BROGLIE,
DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
PARIS LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
RUE BONAPARTE, 90 -
1901
SOURCE:
http://jesusmarie.free.fr/
|