ANDRÉ DE CHIO
Martyr à Constantinople, Bienheureux
+ 1465
[1].

Quand, il y a trois ans, je vins de Crète à Constantinople, je trouvai cette ville tout entière, ainsi que celle de Galata, dans l'admiration et l'allégresse la plus grande, à. cause du récent martyre d'André de Chio, enduré pour la confession de Jésus-Christ, au milieu de circonstances remarquables et peu communes. Il y avait très peu de temps que le saint martyr avait remporté cette insigne victoire par la grâce de Dieu. En effet, quand j'abordai à Constantinople, on était au mois de novembre de l'an de l'Incarnation du Seigneur 1465, et le glorieux martyr du Christ, André, avait conquis par la miséricorde divine la couronne le 29 mai de la même année, et était allé immédiatement rejoindre au ciel Celui pour l'amour duquel il avait tant souffert.

Ce qu'il convient surtout de remarquer et d'admirer, c'est que si le martyre du bienheureux André n'avait pas été divinement destiné par la grâce de Dieu à porter secours aux chrétiens, l'ennemi du genre humain allait déchaîner contre eux la plus violente tempête, et leur faire subir des échecs et des calamités sans nombre. Un certain professeur de philosophie péripatéticienne, Sont je tairai le nom pour l'honneur de Trébizonde, sa patrie, eut le malheur de renier la croix du Christ et d'embrasser la religion de Mahomet. Beaucoup disent qu'il agit ainsi de son propre mouvement, quelques-uns prétendent qu'il subit en cela la violence: je n'ose pas me prononcer pour l'une ou l'autre opinion.

Quoi qu'il en soit, le roi des Turcs, enorgueilli par ce succès, fit jeter en prison un autre habitant de Trébizonde dont le nom m'échappe et qui était très expert dans l'ait militaire. Il s'imaginait que ce soldat, bon gré mal gré, suivrait l'exemple du philosophe apostat, son concitoyen, car il désirait utiliser ses talents militaires, et comme il ne se fiait pas à un. chrétien, il voulait le convertir au mahométisme. Mais cet homme, déjà martyr par le cœur, répondit au sultan : « Ce philosophe dont vous me parlez avait été élevé dans les délices, et c'est dans l'espoir de jouir davantage qu'il a renié la croix du Christ ; mais moi qui, pour mon empereur mortel, ai enduré tant de travaux en faisant la guerre aux Scythes et ai même reçu plusieurs blessures (et le brave, mettant à nu sa poitrine, montrait leurs cicatrices), moi je craindrais d'affronter la mort pour mon empereur céleste ? Dieu me garde d'une telle folie. Quelle idée aurais-je, ou plutôt quelle serait mon insanité, de trahir la vérité sous prétexte d'éviter la douleur, de répudier le royaume éternel du ciel et d'adhérer à Mahomet, pour ensuite me soumettre de nouveau aux fatigues de la. guerre, m'exposer derechef aux plus grands périls pour un roi mortel, et tirer le glaive contre les chrétiens, moi qui suis né dans le christianisme, et enfin m'exposer à cette mort, qu'a jugé prudent de fuir ce philosophe, pour tomber ensuite, comme un plomb, dans les gouffres de la mort véritable et éternelle ? » Telle fut la noble réponse du soldat.

Pendant que ces événements se passaient à Constantinople, André, malade d'une grosse fièvre, promit à la sainte Vierge,) reine de miséricorde, de garder la chasteté perpétuelle, s'il obtenait sa guérison. La fièvre s'étant dissipée aussitôt, André put se lever bientôt de son lit de mort, et il se revêtit d'habits blancs, afin de n'oublier jamais la pureté de corps qu'il avait vouée à la Mère de son. Créateur. Il se rendit ensuite à Constantinople, non pas en qualité de marchand ou comme un vagabond qui a la passion de visiter les grandes villes. Tout l'extérieur, en effet, de ce jeune homme de 27 ans était empreint de gravité et de constance ; rarement on entendait tomber de sa bouche une parole légère ou vaine ; il était absolument étranger à toute espèce de divertissement. Pourquoi donc voguait-il vers Constantinople ? C'est, je pense, parce que la grâce de Dieu l'appelait au martyre, afin qu'il allât au ciel assister le Christ en compagnie des autres martyrs, et que, de là, il pût porter secours à ceux de ses confrères qui seraient ébranlés ou par l’exemple de la légèreté du philosophe ou par les menaces des infidèles.

A peine arrivé à Constantinople, le jeune homme fut accusé d'avoir des relations avec les chrétiens, et de visiter avec religion et dévotion les églises comme s'il était chrétien, lui qui naguère avait renié la croix à Alexandrie, l'avait foulée aux pieds, couverte de crachats, et enfin jetée dans le fumier. Tel fut le rapport que firent sur lui, au tribunal du juge, des marchands égyptiens qui se trouvaient alors à Constantinople. Ils affirmaient avoir été témoins oculaires de son apostasie et l'avoir entendu déclarer qu'il adhérait désormais à Mahomet.

André fut donc traîné, par ces procédés iniques, au tribunal du juge, et l'on réitéra en sa présence l'accusation. Le jeune homme protesta qu'il n'avait jamais quitté Pile de Chio où il était né, il le prouvait en citant force témoins, et enfin déclarait que la ville de Chio tout entière en pouvait rendre témoignage. Le juge pervers répondit que le témoignage des chrétiens n'a aucune valeur en telle affaire. La multitude des chrétiens, qui entourait le tribunal, s'écria alors : Si l'on repousse en ces circonstances le témoignage des chrétiens, il faut également écarter celui des mahométans ; car de même que nous défendons en toute justice un chrétien qu'on accuse faussement, de même les mahométans soutiennent la vérité de l'accusation portée par les leurs. Il faut donc laisser de côté les témoins et faire une enquête sur le fait lui-même. Votre prophète a adopté la prescription que les Juifs avaient reçue de la loi mosaïque, et a ordonné de soumettre ses fidèles à la circoncision ; si donc cet homme porte la marque en question, qu'il soit puni de mort ; si, au contraire, il n'est point circoncis, sa cause est jugée, sans que personne puisse conserver des doutes à ce sujet. »

On dépouilla donc le soldat du Christ, qui apparut nu à la face de toute cette multitude ; or on ne trouva sur lui aucune trace de circoncision, aucun vestige de mahométisme. Les chrétiens poussèrent des cris de triomphe, et leurs adversaires, confondus, demeurèrent anéantis par leur défaite. Mais le diable vint à leur secours avec sa malice. Quelques-uns d'entre eux firent remarquer que c'était l'usage, en Égypte, de ne circoncire que les enfanta ; que les gens plus âgés qui embrassaient le mahométisme, recevaient la circoncision si cela leur plaisait ; qu'on ne contraignait personne à s'y soumettre ; car mieux vaut gagner l'âme d'un homme qui accepte toutes nos pratiques religieuses, sauf la circoncision, que de la rejeter à cause d'un point de détail. — Le juge feignit d'être ébranlé par ces rai-, sons, mais au fond il voulait tout simplement favoriser ses coreligionnaires ; il déclara donc qu'en une affaire si importante il ne pouvait rendre sa sentence avant d'en avoir référé. au sultan ; que telle était la coutume dans les affaires épineuses et ambiguës.

Le soldat du Christ fut jeté en prison, et le juge alla consulter le sultan. Lorsqu'il eut exposé tout le débat, le sultan lui demanda quel âge avait l'accusé et comment il était fait de corps. C'est, répondit le juge, un jeune homme d'une énergie indomptable, haut de taille et bien charpenté. » Le sultan, qui. désirait de tels hommes pour son armée, reprit : Va donc, et dis-lui que s'il consent à devenir des nôtres, nous lui offrons tout d'abord le grade de centurion dans notre milice, et dès que nous aurons fait l'épreuve de son courage, nous lui procurerons de l'avancement. S'il ne se laisse pas toucher par ces bienfaits, tu chercheras à l'effrayer par des menaces ; enfin, si aucun de ces moyens ne te réussit, fais-lui trancher la tête. »

Le lendemain, le jeune homme comparut devant le juge, qui lui exposa avec emphase les propositions du sultan : « Vois, André, lui dit-il, tu seras dès le début à la tête de cent hommes, affranchi de la condition du commun et mis au nombre des chefs. Après cela, ton courage et ton, habileté t'élèveront facilement à des postes supérieurs. » Comme le

jeune homme, en gardant le silence, paraissait mépriser ces offres, les ennemis de la vérité, répandus en foule autour du tribunal, lui promettaient en outre qui de l'argent, qui de l'or, qui des vêtements, qui des meubles divers. Comme le martyr du Christ persévérait plus que jamais dans son mutisme : « Quoi, s'écrièrent-ils, tu ne nous juges pas même dignes d'une réponse ? — Vous en êtes dignes, répondit enfin André, au delà e ce que je puis dire et même penser ; mais toutes vos offres e méritent pas qu'on y réponde. Comment pouvez-vous croire que cette vie caduque et mortelle puisse offrir quelque chose d'assez important pour qu'on la préfère à la vie céleste ? — Tu te trompes, répliquèrent les infidèles, notre intention est précisément de t'ouvrir le chemin qui conduit à cette vie, et de te la procurer la plus heureuse possible. — Il n'y a point d'union possible, reprit le jeune homme, entre les choses caduques et les choses éternelles, le bonheur et la misère, les profanes et les bienheureux. Mais pourquoi tant de paroles ?, Je ne fais . aucun cas de la félicité de ce monde ; et jamais, avec l'aide de . Dieu, je ne renierai la croix, la passion et la sépulture du Christ. Faites de moi tout ce que vous voudrez ; je ne vous demande qu'une grâce, c'est de ne pas essayer plus longtemps de me tenter. »

A ces mots, on le jeta en prison, en lui chargeant de chaînes les pieds et les mains, et on l'y laissa jusqu'au lendemain du jour suivant, qui était le 20 mai. On vint alors le tirer, et on le conduisit vers l'orient de la ville, du côté de la mer. On rapporte qu'aux premiers coups des fouets et des verges, il fut pris de convulsions nerveuses, et que les poings fermés, les bras serrés contre la poitrine, il cria d'une voix tonnante : « Vierge Marie, venez à mon aide ! » Puis, ramenant ses pieds l'un près de l'autre, il demeura, chose admirable, immobile, sans changer de place les pieds, jusqu'au coucher du soleil. Tandis que le soldat du Christ endurait ces supplices, le soldat de Trébizonde dont nous avons parlé plus haut, regardait par la fenêtre de la tour dans laquelle il avait été renfermé, et avançant la tête dehors, il criait au chrétien : « O bienheureux ! ô heureuse l'île qui t'a donné le jour ! ô vraiment noble et digne de toutes louanges la race d'où tu es sorti ! Puissé-je être là avec toi afin de souffrir pour le Christ ! » Il criait ainsi à tue-tête, poussé par le désir, je pense, de conquérir la couronne du martyre. Les bourreaux ramenèrent André en prison, et se mirent à oindre d'onguents ses membres précieux affreusement déchirés par les verges et les lanières ; ils lui donnèrent de la nourriture et de la boisson, sur le conseil des nombreux et habiles médecins qu'on fit venir, afin de rendre à son corps la vie et l'énergie. Ils lui présentèrent, entre autres choses, à boire de l'eau qu'ils avaient fait bouillir après avoir jeté dedans un petit lingot d'or pur. Ils agissaient ainsi pour prolonger sa vie et lui donner le moyen de renier la croix ; ils voulaient lui montrer aussi quel grand cas ils faisaient de sa vie. Une autre raison de cette conduite était peut-être que quelques-uns des bourreaux avaient été élevés avec les chrétiens, que plusieurs même avaient pratiqué le christianisme. Ils n'ignoraient pas que les martyrs d'autrefois étaient torturés pendant le jour, et toutes leurs blessures se guérissaient miraculeusement pendant la nuit : ils craignaient que le miracle ne se produisît, et ils cherchaient à offusquer la vérité par leurs médicaments, que l'on proclamerait alors causes de la guérison.

Le 21 du même mois, l'athlète du Christ fut de nouveau tiré de prison ; on le mit à nu, et on lui laboura avec des ongles de fer ce même dos qui la veille avait été roué de coups. Le soldat du Christ eut au début, comme le jour précédent, un tremblement nerveux ; puis, serrant les bras contre la poitrine, fermant les poings, et tenant fermes les pieds en place, il se maintint immobile, et se contenta de crier : « Vierge Marie, aidez-moi. » Le soldat trébizontin, du haut de sa tour, vociférait les mêmes exclamations et les mêmes exhortations que la veille. La nuit venue, les bourreaux se mirent de nouveau à panser ses plaies, à lui administrer des médicaments et de l'eau qu'ils avaient rendus très fortifiants avec de l'or. Ces ennemis de la Croie feignaient de tenir beaucoup à la santé du martyr ; en réalité, ils voulaient faire croire que ces remèdes contenaient une vertu prodigieuse, en attribuant à l'habileté des médecins, à la puissance curative de la boisson et de la nourriture les effets, de la grâce du Saint-Esprit. De fait, il arriva que le lendemain matin André apparut complètement guéri : ce que n'avaient pu évidemment produire les médicaments. Les remèdes naturels n'opèrent que lentement, et demandent à être: répétés pour produire leur effet. La nourriture également ne peut être de quelque utilité qu'après avoir été- digérée résultat qui est absolument impossible si le corps est sans cesse remué et torturé atrocement. Dans ce cas, la vertu divine seule peut procurer du secours ; c'est de toute évidence.

Le 22 du même mois de mai, on fit comparaître une troisième fois le bienheureux André, dans l'après-midi, et on lui tortura si cruellement les mains et les pieds, que les phalanges des doigts, les coudes et les genoux étaient disloqués ; ce qui est la plus atroce des tortures. Le généreux martyr se conduisit comme les jours précédents et se contenta de crier une fois : « Vierge Marie, secourez-moi dès le début de mes souffrances. » Le soldat trébizontin, qui aspirait au martyre, répéta les mêmes paroles, sans se soucier des mahométans qui l'entendaient. Les soins des médecins furent aussi empressés et même plus que les jours précédents. — Le 23 mai, le bienheureux André fut trouvé parfaitement guéri, non par les drogues des médecins, mais par la vertu du premier Martyr et Seigneur de tous, Jésus-Christ ; on le tira donc de prison pour lui faire endurer un nouveau genre de supplice on lui détacha la chair des épaules, au moyen d'un sabre, en prenant soin d'écarter le plus possible la mort. Ils espéraient triompher sinon par la vivacité et l'excès de la douleur, au moins par sa durée. Cette torture fut supportée de la même façon que les autres ; le soldat du Christ agit et parla comme il avait fait.. Le soldat de Trébizonde se; conduisit comme la veille.

Le 25, on lui coupa les chairs des cuisses, et le tout se passa comme devant. Le 26, on décharna les mollets le 27, le bas; du dos ; le 28, le corps tout entier fut soumis à la flagellation afin de renouveler toutes les douleurs précédentes et de livrer: un suprême assaut au martyr. La mâchoire du bienheureux ayant été écorchée d'un coup de sabre, les chrétiens recueillirent cette chair, et la portèrent au monastère du bienheureux François. On conserve précieusement cette relique qui exhale une odeur suave.

Le 29 du mois de mai de la première année du pontificat de Paul II, l'insigne martyr du Christ, André de Chio, fut produit en public pour la dernière fois, en la partie orientale de la ville, non loin de la mer. Il était en parfaite santé, plein de vigueur, rayonnant de joie, et son visage resplendissait d'une beauté surnaturelle. Les mahométans eux-mêmes furent frappés de cet état florissant, et s'empressèrent de l'attribuer à leurs médicaments : « Tu ne vois donc pas, ingrat André, lui criaient ils, le soin que nous avons pris de ta vie ? c'est grâce à notre sollicitude et à celle du roi que tu es ainsi en parfaite santé ; c'est par la vertu des médicaments et la grâce de Mahomet, qui voudrait te voir répudier les sottises que débitent les chrétiens au sujet de la passion et de la croix de Jésus. Puisque tu ne te montres pas reconnaissant de ces bienfaits, tu seras puni de mort.— Mourir dans ces conditions, dit André, c'est entrer dans la vie. Ne croyez donc pas pouvoir m'effrayer par vos menaces. Vos médicaments ne m'ont rien fait du tout; à peine pourraient-ils en plusieurs jours cicatriser la plus petite des blessures. C'est la Croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, c'est la Vierge Marie qui m'ont conservé en vie et m'ont réservé pour ce triomphe. » En achevant ces paroles, il avança la tête pour recevoir le coup de hache, et s'envola vers les cieux.

Aussitôt les exécuteurs, conformément à l'ordre qu'ils avaient reçu du juge, s'empressèrent d'emporter vers la mer la tête et le tronc du martyr. Mais les chrétiens, qui tout en larmes assistaient à l'exécution, s'écrièrent qu'il fallait ensevelir le cadavre et non le jeter à la mer. Comme les officiers résistaient à la demande de la multitude, on décida que l'on consulterait le sultan pour savoir si l'on devait ensevelir le mort ou le jeter à la mer. En entendant cet appel, le juge se précipita chez le sultan ; car il est absolument interdit aux juges, dès que l'on se réclame du sultan, de faire quoi que ce soit avant de l'avoir consulté. Quand le sultan apprit à quelle longue série de tortures on avait soumis le jeune homme, il entra, dit-on, dans une grande colère, et interpella le magistrat avec tant de fureur que ce misérable, tremblant et interdit, n'osait pas desserrer les dents. Mais sa colère et ses menaces s'évanouirent avec le son de ses paroles. Il ordonna alors aux chrétiens d'ensevelir honorablement André, comme il convient de faire pour un brave ; ceux-ci, réunissant alors la tête au tronc, transportèrent à Galata les précieuses reliques. Tous les habitants de Constantinople et de Galata, hommes et femmes, garçons et jeunes filles, hommes libres et esclaves, chrétiens et mahométans, au nombre de plus de dix mille, étaient transportés d'admiration pour le courage surhumain du martyr. Les uns répandaient des larmes, les autres proclamaient les louanges du héros ; ceux-ci exaltaient sa constance et sa force d'âme ; ceux-là sa prudence et sa gravité ; d'autres son mépris des biens de ce monde ; la plupart racontaient sa foi en Jésus-Christ, sa dévotion pour la croix et la passion du Sauveur, et aussi pour la Vierge immaculée. Le cortège arriva bientôt à la partie orientale de Galata qui regarde la mer ; il y avait là une église dédiée, je crois, à la Vierge Marie; c'est là que furent déposées les précieuses reliques.

Après de tels événements, le sultan eut grand désir de mettre en liberté le soldat de Trebizonde dont nous avons parlé. Mais comme il ne pouvait, pensait-il, le faire d'une façon honorable pour lui, à moins d'en être prié par d'autres, il se servit de certaines femmes pour exhorter l'épouse du soldat à adresser une supplique au sultan en faveur de son mari. C'est ainsi que la mort et le martyre d'André tira du danger ce soldat et beaucoup d'autres fidèles qui y étaient exposés, et en confirma un grand nombre dans la foi orthodoxe. Ceux qui, avant son martyre, avaient adhéré pour une raison ou une autre à Mahomet, rougirent de leur lâcheté, se morfondirent, et se consumèrent en de vains regrets.

Emu par le récit qu'on me faisait de cette brillante victoire, je brûlais du désir de voir le corps du triomphateur ; mais la neige, le froid, la glace, l'hiver et l'état de la mer me retinrent à Constantinople. Ce ne fut qu'au mois de février que Dieu exauça mes prières par l'intercession du martyr. Je vis donc le saint corps étendu dans son tombeau, profond et ténébreux; tous ses membres étaient intacts, conservant leur forme et leur couleur naturelles ; son visage était coloré, et ses membres exempts de toute raideur ; aussi ne paraissait-il pas mort, mais mollement étendu à l'ombre pour se reposer. L'endroit où il était placé était si humide, que tous les vêtements dans lesquels on avait enveloppé le corps étaient putréfiés ; le cadavre apparaissait donc presque complètement nu. Je souhaitais ardemment de descendre dans le sépulcre, toucher, baiser les mains, les pieds, la face du glorieux martyr. Je m'en abstins cependant, non pas que l'humidité du lieu et la difficulté de la descente m'arrêtassent, mais pour céder aux conseils du prêtre, gardien du tombeau, qui me représenta que la chose serait plus, facile un autre jour. Je m'entendis alors avec un prêtre pour voler ces précieuses reliques et les emporter à Rome ; toutes les dispositions étaient déjà prises, quand, je ne sais pour quelle raison, mon complice, pris de peur, changea d'avis et ne remplit point ses promesses.

Je quittai Constantinople le 18 mars ; mais, à peine m'étais-je éloigné de la côte, que je fus exposé à un grand danger : les vents battaient furieusement notre navire et menaçaient de le briser sur les rochers. J'implorai alors l'aide du martyr, et je promis, si je revenais sain et sauf au milieu des miens, d'écrire en langue latine un résumé de son martyre. J'ai échappé depuis aux périls de la mer et des voleurs ; chose admirable, je m'embarquai vieux et malade, et à mon arrivée, je me sentis vigoureux et comme rajeuni. Ni le roulis des flots, ni le long et pénible voyage sur terre que je fis de Brindes jusqu'à Rome, au fort de l'été, ne me causèrent la moindre lassitude.

Arrivé en ma demeure, je n'oubliai pas le martyr, sa pensée me poursuivit nuit et jour. Je me rappelais avec délices le récit de ses luttes ; il me semblait le voir étendu dans son sépulcre, et cela non seulement pendant mon sommeil, mais aussi pendant la veille. Quant à la promesse que j'avais faite, ce ne fut que deux ans après qu'elle me revint à la mémoire. Un jour que je pensais aux supplices de saint Georges dont on faisait la fête, le souvenir de ma promesse fit naître des remords en mon âme. Je me disais en effet que le bienheureux André avait tout autant souffert que saint Georges, et peut-être même plus, parce qu'il avait souffert en un temps où ceux qui aiment le Christ ne sont point soutenus par l'exemple. Je pris la plume le jour même et me mis en devoir de remplir ma promesse.

Et maintenant, glorieux martyr du Christ, je vous en conjure, intercédez auprès de Notre-Seigneur Jésus-Christ pour l'Église universelle, afin qu'elle s'étende toujours plus ; pour le Souverain Pontife Paul II, dont vous avez décoré et illustré le règne ; et, de même que vous avez triomphé du mal en Grèce, de même réprimez par votre intercession les orgueilleux platoniciens d'Italie[2].


[1] BOLL., Act. sanct., 29 mai.
[2] LES MARTYRS : Recueil de pièces authentiques sur les martyrs depuis les origines du christianisme jusqu'au XX° siècle ; traduites et publiées par le R. P. Dom H. Leclercq, moine bénédictin de Saint-Michel de Farnborough.

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