Anne de Guigné
ou l'enfant qui voulait être
bon
Le livre des
Merveilles
Une très grande âme pour une toute petite fille.
Toutes les famille d’Annecy-le-Vieux
savent
ce que signifie la visite des officiers d'état civil dans les maisons
des femmes de soldats. Voilà un an que la guerre dure, voilà plus de six
mois qu'elle s'est enlisée dans les tranchées. Dans la boue de l'Est,
loin de leurs montagnes, les hommes tombent. Alors, en ce mois de
juillet 1915, lorsque la jeune femme voit arriver les deux officiers,
lorsqu'elle les voit monter les marches du perron, déjà, elle a compris.
« Le lieutenant Guigné est tombé au champ d'honneur à
la tête de sa compagnie de chasseurs alpins, sur le front d'Alsace... »
Toute la nuit, ces mots terribles résonnent dans la tête de la jeune
veuve. Ses enfants, ses quatre enfants, sont des enfants sans père. Le
lendemain, dans la pièce où la jeune femme s'est réfugiée pour pleurer,
Anne, sa fille née dans cette maison le 25 avril 1911, s'approche
timidement. Dans la tête de Mme de Guigné, tout s'entrechoque. La mort
du héros, les soucis domestiques, et cette gamine si vive, si
intelligente, mais tellement désobéissante, orgueilleuse, jalouse et
capricieuse… Si, au moins, ses colères pouvaient cesser. La maman
caresse les cheveux de la fillette et murmure : « Anne, si tu veux me
consoler, il faut être bonne. Et Anne va tout faire pour être bonne ».
À partir de cet instant, elle s'y efforce sans répit,
avec l'acharnement d'une gamine de quatre ans et demi, s’appliquant à
d’innombrables sacrifices, à table, au travail, dans les jeux… La petite
fille répète sans cesse : « Je suis heureuse ». Elle s'obstine et
sollicite l'aide de Dieu. Au milieu de sa détresse, Mme de Guigné
assiste au surprenant combat spirituel d'une enfant passionnée qui ne
veut plus rien refuser à Dieu. Par moments, pour quelques broutilles —
un jeu auquel Anne ne peut participer, une sucrerie qu'on lui refuse —,
la mère voit la petite fille devenir subitement rouge de colère, serrer
les poings. Mais Anne maîtrise toujours son caractère emporté. Elle l'a
promis. Peu à peu, les crises s'espacent et, bientôt, son entourage a
l'impression que tout lui est agréable. Son institutrice constate elle
aussi cet irréversible et radical changement: « Je n 'ai jamais vu Anne
revenir en arrière ».
Les mois passent. Au début de 1917, Mgr Chapon évêque
de Nice, découvre sur la liste des candidates à la première communion,
une enfant qui n a pas encore six ans. Stupéfait, il refuse qu’on
l’admette. On insiste, on supplie. Il se laisse alors fléchir, mais
exige un « examen sévère ». Lorsqu'on amène Anne de Guigné au père
Perroy, le supérieur des jésuites chargé de l’interroger, il commence
par s’y refuser. « Elle est beaucoup trop petite. C’est un bébé ! Que
Madame de Guigné vienne me parler, je m’arrangerai avec elle. Bientôt
les mamans voudront faire communier les enfants avant qu’ils sachent
marcher ! » Il cède enfin. Et, pendant une demi-heure, il l'interroge.
Les questions du catéchisme d’abord, puis, comme l'enfant ne commet
aucune erreur, il entame un dialogue plus libre. Saisi par les réponses
de l'enfant, le jésuite se rend à l'évidence : « Madame, dit-il à sa
mère, non seulement elle est prête, mais je souhaite que vous et moi
soyons toujours au degré d’instruction religieuse de cette enfant-là ».
L'examen est réussi, mais, toujours, demeure la
blessure initiale. La veille de la première communion, alors qu’elle n’a
eu de cesse de connaître ce moment, Anne est infiniment triste. Son père
ne sera pas présent. Mais elle retrouve le sourire lorsqu'elle comprend
qu'il assistera, du Ciel, à la cérémonie. En ce lundi 26 mars 1917, où
elle communie pour la première fois, elle fait déposer sur l'autel un
billet : « Mon Petit Jésus, je vous aime et, pour vous plaire, je prends
la résolution d'obéir toujours ! »
Mais déjà le combat d'Anne touche à sa fin. Frappée
d'une maladie cérébrale, sans doute une méningite, en décembre 1921,
elle est forcée de s'aliter. Elle répète sans cesse : « Mon Bon Jésus,
je veux tout ce que vous voulez ».
Et, aux invocations que l'on fait pour son
rétablissement, elle ajoute systématiquement : « Guérissez aussi les
autres malades ».
Anne de Guigné meurt à l'aube du 14 janvier 1922, à
Cannes. Elle n'a pas onze ans. Pendant longtemps, ses proches voulurent
garder pour eux l'étonnant parcours spirituel de cette petite fille
obstinée qui ne voulait qu'une seule chose, « être bonne ». Mais la
renommée de la fillette dépassa bien vite le cadre familial et, le 3
mars 1990, le décret reconnaissant « l' héroïcité des vertus » d'Anne de
Guigné et la proclamant « vénérable » était promulgué.
LE LIVRE DES
MERVEILLES Mame/Plon pp.1052-1053