

2
Mais n'est-il pas juste
aussi, par rapport à vous-même, que vous punissiez les méchants ? Oui,
seigneur, car votre justice doit être telle qu'il soit impossible à la
pensée humaine d'y rien ajouter. Or il manquerait quelque chose à votre
équité si, se bornant à récompenser la vertu, elle ne punissait pas
aussi le crime. Celui qui sait récompenser et punir est plus juste que
celui qui ne sait que récompenser. Dieu de justice et de bonté, vous
êtes donc également juste par rapport à vous-même, et quand vous
punissez les méchants et quand vous leur faites grâce.
Il est donc vrai de dire
que « le Seigneur marche toujours dans la voie de la miséricorde », et
que cependant « il n'abandonne jamais la voie de la justice ». Il n'y a
point en cela de contradiction : car il ne serait pas juste, ô mon Dieu,
que ceux que vous voulez punir fussent sauvés ; il ne serait pas juste
que ceux à qui vous voulez faire grâce fussent condamnés. Il n'y a de
juste que ce qui est conforme à votre volonté ; il n'y a d'injuste que
ce qui est contraire à cette volonté sainte. Voilà donc comment votre
miséricorde naît de voire justice : votre clémence est un effet de votre
équité, parce qu'il est juste que votre bonté se manifeste non seulement
en récompensant l'homme de bien, mais aussi en faisant grâce au
coupable. Ainsi s'ex-plique encore une fois comment l'être
souverainement juste peut montrer de la bienveillance aux méchants.
Mais, ô mon Dieu ! Si la
raison humaine est assez hardie pour chercher à expliquer votre
bienveillance à l'égard des méchants, il est un autre mystère plus
profond qu'il lui est impossible de sonder : c'est qu'ayant à juger des
coupables qui le sont au même degré, vous faites grâce aux uns plutôt
qu'aux autres, en consultant votre souveraine bonté, et vous condamnez
ceux-ci plutôt que ceux-là, en consultant votre souveraine justice. Que
la raison s'humilie donc devant ce mystère, et que la foi adore ce que
l'intelligence ne peut comprendre. Ainsi, ô mon Dieu ! Vous êtes
véritablement sensible, tout-puissant, miséricordieux, impassible et
juste ; de même que vous êtes vivant, sage, bon, bienheureux, éternel,
et tout ce dont l'existence est préférable au néant.
Mais tout ce que vous êtes,
Seigneur, vous ne l'êtes point par un autre que vous. Vos attributs ne
vous ont point été communiqués ; ils existent essentiellement en vous.
Ainsi vous êtes la vie, vous êtes la sagesse, vous êtes la bonté, en un
mot, vous êtes substantiellement tout ce que la pensée peut concevoir de
beau, de vrai et de bien.
Mais tout être qui est
enfermé dans une partie déterminée de l'espace et du temps est inférieur
à celui qui existe en dehors de la loi du temps et de l'espace. Et
puisque la pensée ne peut rien concevoir de plus grand que vous, ô mon
Dieu ! votre existence n'est point enfermée dans une partie de l'étendue
et de la durée ; vous êtes partout et toujours; vous êtes le seul être
infini, le seul être éternel.
Comment se fait-il donc que
les autres esprits sont aussi qualifiés d'éternels et d'infinis ? Ils
sont qualifiés d'éternels, parce que leur existence n'aura point de fin.
Mais vous seul, ô mon Dieu ! possédez la véritable éternité, parce que
vous seul n'avez point commencé, de même que vous ne finirez point. Vous
êtes aussi le seul être infini, bien que nous accordions le même
attribut aux créatures spirituelles. Comparés à vous, les esprits créés
sont des êtres finis ; comparés aux objets matériels, ils sont des êtres
infinis. Un être est absolument fini quand, se trouvant tout entier dans
un lieu, il ne peut se trouver en même temps dans un autre lieu. Tels
sont les objets matériels. Un être est absolument infini quand il existe
à la fois tout entier en tout lieu ; et vous seul, ô mon Dieu ! possédez
cet attribut de l'immensité absolue. Enfin, un être est à la fois fini
et infini quand, se trouvant tout entier dans un lieu, il peut se
trouver en même temps tout entier dans un autre lieu, mais sans pouvoir
remplir de sa présence toutes les parties de l'étendue. Tels sont les
esprits créés, telle est l'âme, par exemple. Car si l'âme n'était pas
tout entière dans chacun des membres du corps, elle ne sentirait pas
tout entière dans chacun d'eux. Ainsi donc, ô mon Dieu ! vous êtes le
seul être infini, le seul être éternel ; et cependant les esprits créés
sont aussi des êtres éternels et infinis.
Ô mon âme ! as-tu trouvé ce
que tu cherchais ? Tu cherchais à comprendre Dieu, et tu as trouvé qu'il
est l'être par excellence, l'être au-dessus et au delà duquel la pensée
ne peut rien concevoir ; que cet être est la vie, la lumière, la
sagesse, la bonté, l'éternelle béatitude et la bienheureuse éternité ;
qu'il est partout et toujours. Si tu n'as pas trouvé le Dieu que tu
cherchais, qu'est donc cet être suprême que tu as trouvé et de qui la
raison t'a dit avec tant d'assurance : C'est lui ! Si tu as trouvé ton
Dieu, pourquoi ne le reconnais-tu pas ? Pourquoi, Seigneur, mon amené
vous reconnaît-elle pas, si elle vous a trouvé ? Est-il possible qu'elle
ne vous ait point trouvé, vous qui vous êtes révélé à son intelligence
comme étant la lumière et la vérité ? Comment a-t-elle pu concevoir en
vous ces attributs ? Comment a-t-elle pu avoir une seule idée de vos
perfections, si ce n'est en voyant la lumière et la vérité ? Si donc
elle a vu la lumière et la vérité, elle vous a vu, Seigneur ; si elle ne
vous a point vu, elle n'a point vu la lumière et la vérité. Mais
peut-être ce qu'elle a vu est-il la lumière est la vérité ; et cependant
peut-être ne vous a-t-elle point vu encore, parce qu'elle vous a aperçu
vaguement, sans vous voir tel que vous êtes.
Seigneur, mon Dieu, vous
qui m'avez deux fois créé, dites à mon âme qui vous cherche ce que vous
êtes encore, outre ce qu'elle a vu, afin qu'elle puisse vous reconnaître
tout entier ! Elle fait effort pour voir quelque chose de plus ; et, an
delà de ce qu'elle a aperçu, elle ne voit plus rien que les ténèbres.
Que dis-je ? elle ne peut voir les ténèbres dans celui qui est la
lumière ; mais elle sent que son aveuglement l'empêche de rien découvrir
en vous au delà de ce qu'elle a trouvé. Comment, Seigneur, comment mon
âme est-elle aveuglée ? Ses yeux sont-ils trop faibles, ou bien sont-ils
éblouis de l'éclat qui vous environne ? Ils sont trop faibles par
eux-mêmes, et ils sont encore éblouis par vous. Mon intelligence est
bornée, et, de plus, votre immensité l'écrase. Ma raison est déjà si peu
de chose, et la grandeur de votre nature ajoute encore à sa petitesse.
Qu'elle est éclatante cette
lumière divine qui fait briller toute vérité aux regards de l'esprit
humain ! Qu'elle est grande cette vérité éternelle, en qui réside tout
ce qui est vrai, tout ce qui est réel, hors de laquelle il n'y a rien
que mensonge et néant ! Qu'elle est immense, cette sagesse souveraine,
qui d'un coup d'œil embrasse l'univers et tous les secrets de la
création ! Quelle splendeur dans cette lumière ! Quelle simplicité dans
cette vérité ! Quelle infaillible certitude dans cette sagesse ! Et
comment, ô mon Dieu ! une faible créature pourrait-elle vous connaître
tout entier ?
Ainsi donc, Seigneur, vous
n'êtes pas seulement l'être au-dessus duquel la pensée ne peut rien
concevoir, vous êtes quelque chose de plus grand encore, puisque
l'intelligence ne peut avoir une idée complète de vos perfections. En
effet, la raison peut concevoir l'existence d'un être dont l'immensité
dépasse nos plus vastes conceptions : si vous n'étiez pas cet être,
l'esprit humain pourrait donc avoir l'idée d'un être plus grand que
vous. Mais si cette conséquence est absurde et impossible, l'hypothèse
qui en est le principe est donc également impossible et absurde.
Oui, Seigneur, elle est
inaccessible la lumière au soin de laquelle vous habitez ; nul regard,
excepté le vôtre, ne peut en sonder les profondeurs mystérieuses pour
vous contempler face à face. Il est donc vrai de dire que je ne la vois
point parce qu'elle est trop éclatante pour moi ; et cependant tout ce
que je vois c'est par elle que je le vois. Ainsi celui dont la vue est
faible, voit tous les objets qui l'entourent au moyen de la lumière du
soleil, bien qu'il ne puisse contempler dans le soleil lui-même la
lumière qui l'éclaire. Votre majesté, ô mon Dieu, étonne mon
intelligence ; la splendeur qui vous environne a trop d'éclat ; les yeux
de mon âme ne peuvent supporter les rayons de votre gloire. Votre
lumière m'éblouit. Votre grandeur m'accable. Votre immensité m'écrase,
et ma raison se perd dans les profondeurs mystérieuses de voire nature.
Ô lumière sublime et
inaccessible ! Ô vérité suprême et éternelle ! Que tu es loin du moi,
qui suis si près de toi ! Tu m'environnes, et je ne puis jouir de ton
aspect ; tu remplis l'univers de ta présence, et je ne te vois pas ; je
vis et j'existe en toi, et je ne puis t'approcher ; tu es en moi, autour
de moi, partout, et je ne t'aperçois point !
Ô mon Dieu ! Vous restez
encore caché à mon âme dans les profondeurs de votre lumière et de votre
béatitude, et c'est pourquoi mon âme reste encore dans ses ténèbres et
dans sa misère. Elle vous regarde et ne peut contempler votre beauté ;
elle vous écoute et ne peut entendre l'harmonie de votre voix ; elle
vous respire et ne peut s'enivrer des parfums délicieux qu'exhale votre
essence ; elle vous goûte et ne peut connaître votre saveur divine ;
elle vous touche et ne peut sentir combien vous êtes doux. Pourtant
toutes ces propriétés sont en vous, elles sont en vous d'une manière
ineffable, puisque vous les avez données aux objets que vous avez
créés ; mais les sens de mon âme sont énervés, engourdis par la longue
torpeur du péché.
Hélas ! me voici retombé
dans la tristesse et la désolation en cherchant l'allégresse et la joie.
Mon âme espérait enfin s'abreuver à la source des félicités, et sa soif
est plus ardente que jamais ; elle espérait enfin se rassasier de la
nourriture céleste, et sa faim n'a fait qu'augmenter. Je voulais
m'élever jusqu'à la lumière de Dieu, et je suis retombé dans mes
ténèbres ; je sens qu'elles m'environnent ; elles sont mon séjour comme
la lumière est le votre. Je suis tombé dans ce sombre abîme avant d'être
conçu dans le sein de ma mère ; j'ai été conçu dans les ténèbres, et
elles m'enveloppaient quand je suis né. Oui, nous sommes tous déchus
dans la personne de celui en qui nous avons tous péché. Tous nous avons
perdu, dans la personne de celui qui le possédait et qui l'a laissé
échapper, ce bien idéal que nous ignorons quand nous voulons le
chercher, que nous ne trouvons pas quand nous le cherchons, et qui nous
échappe encore quand nous croyons l'avoir trouvé.
Que votre bonté me soit en
aide, Seigneur : « J'ai cherché votre visage, c'est votre visage que je
veux chercher encore ; ne détournez pas de moi votre face ». Relevez-moi
de ma misère, afin que je puisse comprendre votre grandeur ; guérissez
les yeux de mon âme, purifiez-les, donnez-leur un regard plus perçant et
plus vaste, afin qu'ils puissent sonder la profondeur de votre nature et
mesurer son immensité. Que mon âme rassemble ses forces et vous
contemple, Seigneur, avec une attention nouvelle.
Qu'êtes-vous, Seigneur,
qu'êtes-vous ? Sue dois-je penser de vous ? Vous êtes la vie, vous êtes
la sagesse, vous êtes la vérité, vous êtes la bonté, vous êtes la
béatitude, vous êtes l'éternité, vous êtes tout ce qui est beau, tout ce
qui est vrai, tout ce qui est bon. Que d'attributs nombreux vous
réunissez en vous, Seigneur, et mon intelligence n'est-elle pas trop
étroite pour les embrasser tous d'un seul regard et permettre à mon cœur
de les admirer tous a la fois ? Comment êtes-vous tout cela, ô mon
Dieu ? Ces attributs sont-ils des parties de votre êtes ? Chacun d'eux
n'est-il pas plutôt tout ce que vous êtes ? L'être composé n'est pas
véritablement un, il est en quelque sorte multiple et divers, et l'on
peut physiquement ou par la pensée détruire cet être en le décomposant.
Mais l'idée de destruction est étrangère à la notion d'un être suprême.
Il n'y a donc point de parties en vous, Seigneur; vous n'êtes ni composé
ni divers; vous êtes toujours un, toujours identique, toujours semblable
à vous-même; ou plutôt ; vous êtes vous-même l'unité véritable,
parfaite, absolument indivisible. Ainsi donc, la vie, la sagesse et vos
autres attributs ne sont pas des parties de votre être ; tous ne font
qu'un être unique, et chacun d'eux est tout ce que vous êtes, et ce que
sont vos autres modes d'existence. Si vous n'avez point de parties,
votre éternité, qui n'est autre chose que vous-même, n'en a pas non
plus, et elle subsiste entière et une en tout temps, comme votre
immensité subsiste entière et une en tout lieu.
Mais si, grâce à votre
éternité, vous avez été, vous êtes et vous serez, et si le passé est
différent de l'avenir, le présent différent de l'avenir et du passé,
comment votre éternité peut-elle subsister entière et une en tout
temps ? Pour vous le passé existe-t-il encore et l'avenir existe-t-il
déjà ? n'y a-t-il que le présent dans l'éternité ? Oui, Seigneur, on ne
peut pas dire de vous que vous étiez hier ni que vous serez demain ;
hier, aujourd'hui et demain, vous êtes toujours. On ne peut pas même
dire que vous êtes hier, aujourd'hui et demain ; vous êtes, tout
simplement. Hier, aujourd'hui et demain sont des époques comprises dans
la durée ; mais vous, Seigneur, bien qu'il n'y ait pas un seul lieu dans
l'univers, une seule époque dans le temps qui soient privés de votre
présence, vous n'êtes point renfermé dans l'univers ni dans le temps ;
vous êtes en dehors du monde et de la durée, car tout est en vous, rien
ne vous contient et vous contenez toutes choses.
Vous remplissez donc à la
fois et vous embrassez tous les espaces et tous les temps ; vous êtes
donc avant et après tout ce qui existe. Vous êtes avant tout ce qui
existe, car c'est vous qui avez créé l'univers.
Mais comment êtes-vous
après tout ce qui existe ? Comment pouvez-vous être après les créatures
spirituelles dont l'existence n'aura point de fin ? Est-ce parce
qu'elles ne sauraient exister sans vous, tandis que leur anéantissement
n'ôterait rien à la plénitude de votre existence ? Ainsi peut
s'expliquer en partie le mystère qui nous occupe.
Est-ce, en outre, parce que
la pensée peut concevoir la fin de leur existence, tandis qu'elle ne
saurait concevoir la fin de la vôtre ? Cette seconde explication est
encore permise, car elle montre que les créatures spirituelles
finissent, en quelque façon, tandis que vous ne finissez en aucune
manière. Or l'être qui ne finit en aucune manière existe certainement
après ceux qui finissent en quelque façon.
Peut-on dire aussi que
votre existence dépasse toutes les existences éternelles, parce que
votre éternité, ainsi que la leur, est toute entière présente pour vous,
tandis que pour eux ce qui est à venir de leur éternité n'existe pas
encore, de même que ce qui s'en est écoulé n'existe déjà plus ? Cette
dernière explication n'a rien que de légitime, et il est vrai de dire
que votre existence dépasse toujours celle des esprits immortels,
puisque toutes les époques de l'éternité sont présentes pour vous, ou
bien, en d'autres termes, que vous êtes présent à toutes les époques de
l'éternité, tandis que les créatures spirituelles n'existent plus dans
le passé et n'existent pas encore dans l'avenir.
Cette éternité sans
commencement et sans fin n'est-elle pas ce que l'Écriture appelle le
siècle du siècle ou les siècles des siècles ? Toutes les divisions du
temps fini sont contenues dans un siècle, et les siècles eux-mêmes sont
les moments de votre éternité. Elle ne forme qu'un seul siècle à cause
de son unité indivisible, et cependant elle renferme un nombre infini de
siècles à cause de sa durée illimitée. Et, bien que vous soyez si grand,
ô mon Dieu, que votre immensité remplit et embrasse tous les espaces et
tous les temps, votre substance est si simple, si indivisible, qu'il n'y
a en vous ni parties, ni commencement, ni milieu, ni fin.
Ainsi donc, vous seul, ô
mon Dieu, vous êtes ce qui est, vous êtes celui qui est. Ce qui est une
chose dans le tout, une autre chose dans les parties, et qui obéit à la
loi du changement, n'est pas à vrai dire ce qui est. Un être dont la
pensée peut concevoir la non-existence, qui est sorti du néant et
rentrerait dans le néant s'il ne subsistait par une force étrangère à la
sienne ; un être enfin qui n'existe plus dans le passé et qui n'existe
pas encore dans l'avenir, n'a point une existence complète et absolue.
Pour vous, Seigneur, vous êtes ce qui est, car ce que vous êtes dans un
certain temps et d'une certaine manière, vous l'êtes tout entier et
toujours. Vous êtes celui qui est, car il n'y a pour vous ni passé ni
avenir ; votre existence est éternellement présente, éternellement
nécessaire ; vous êtes la vie, la lumière, la sagesse, la béatitude,
l'éternité ; vous êtes tout ce qui est bien, et cependant vous n'êtes
qu'un seul et unique bien ; le bien suprême, absolu, parfait, existant
par lui-même, et sans lequel rien ne saurait exister, rien ne saurait
êtes bon.
Ce souverain bien, c'est
vous, Père tout-puissant ; c'est aussi votre Verbe et votre Fils ; car
le Verbe, qui est voire parole vivante, ne peut être autre chose que ce
que vous êtes ; il ne peut y avoir en lui rien de plus, rien de moins
qu'en vous, puisqu'il est vrai, ainsi que vous. Il est donc, ainsi que
vous, la vérité par excellence; il ne diffère en rien de vous. Votre
nature est si simple, si identique à elle-même, qu'elle ne peut rien
produire qui soit autre chose que ce qu'elle est.
Ce souverain bien c'est
encore le mutuel amour qui vous nuit, vous et votre Fils, c'est-à-dire
le Saint-Esprit, qui procède de l'un et de l'autre. L'amour qui vous
unit tous deux, ou le Saint-Esprit, ne peut être inférieur à vous, ni
inférieur à votre Fils ; car vous aimez votre Fils en proportion de sa
grandeur, et vous vous aimez vous-même en proportion de la vôtre ; votre
Fils, à son tour, vous aime en proportion de votre grandeur, et il
s'aime lui-même en proportion de la sienne. Le Saint-Esprit ne peut être
non plus différent du Père et du Fils, puisqu'il est égal à l'un et à
l'autre ; et d'une nature essentiellement simple et identique, il ne
peut rien procéder qui soit autre chose que ce dont il procède.
Ce qu'est chacune des trois
personnes divines, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, la Trinité
entière l'est également ; car chacune de ces trois personnes est une
unité simple et indécomposable, laquelle ne peut produire la
multiplicité et la diversité en s'ajoutant à elle-même. Or il n'y a
qu'un bien nécessaire, et ce bien nécessaire est celui en qui réside
tout bien, on plutôt qui est le bien universel, complet et unique.
Réveille-toi, maintenant, ô
mon âme! Donne à ta pensée un nouvel essor et cherche à comprendre,
autant que tu le peux, la nature et la grandeur de ce bien. Si les biens
individuels et finis ont tant de prix à nos yeux, essaie de te faire une
idée du bonheur attaché à la possession de ce bien universel et infini
qui comprend tous les autres, et qui leur est aussi supérieur que le
ciel est supérieur à la terre et le Créateur à la création.
En effet, si la vie créée
est une chose bonne, combien la vie créatrice doit être une chose
excellente ! Si la santé du corps est une source de jouissances, combien
doit être pleine de délices cette source salutaire et divine où l'esprit
lui-même puise la force et la vigueur ! Si la sagesse humaine est
aimable dans la connaissance des choses créées, combien doit être
aimable la sagesse suprême qui a tout fait de rien ! Enfin, si la
possession d'un objet désiré nous cause un si vif sentiment de joie,
quels transports ne doit pas faire naître en nous la possession d'un
bien qui renferme tout ce qui est désirable !
Oh ! Qui pourra posséder ce
bien suprême ? De quoi jouira-t-il en le possédant, et de quoi sera-t-il
privé ? Il jouira de tout ce qui est désirable, il sera privé de tout ce
qui ne mérite que l'aversion ; il puisera à la source qui renferme tons
les biens de l'âme et du corps, biens mystérieux, inouïs,
incompréhensibles.
Pourquoi donc, faible
mortel, t'égarer en cherchant ça et là les biens de ton âme et de ton
corps ? Aime l'unique bien dans lequel sont contenus tous les biens
imaginables, cela suffit ; désire le simple bien qui est le bien
universel, c'est assez. Qu'aimes-tu, ô mon corps ? Que désires-tu, ô mon
âme ? C'est là-haut, c'est là-haut que sont les objets de votre amour et
de vos désirs. Ô homme ! Est-ce l'éclat de la beauté que tu envies ! Là
« les justes brilleront comme le soleil ». Veux-tu dans tes membres une
force invincible, dans tes mouvements une rapidité que rien n'arrête ?
Là « les mortels seront semblables aux anges » de Dieu ; car « la terre
reçoit dans son sein leur enveloppe matérielle, et au jour de la
résurrection, ils seront revêtus d'un corps spirituel », du moins par la
puissance de ses propriétés nouvelles, sinon par sa nature. Est-ce une
vie longue et calme qu'il te faut ? Là, t'attendent une éternité
tranquille et une tranquillité éternelle ; car « les justes vivront à
jamais ». Es-tu affamé ? Là, tu seras rassasié, « alors que Dieu
t'apparaîtra dans sa gloire ». Veux-tu goûter une douce ivresse ? Là,
« tu t'enivreras à la source des délices ». Le bruit des concerts
charme-t-il ton oreille ? Là « les chœurs des anges chantent
éternellement le nom de l'Éternel ». Es-tu avide de voluptés nobles et
pures ? Là « tu te plongeras dans un torrent de voluptés sublimes et
divines ». Désires-tu la sagesse ? Là se révélera à toi la sagesse de
Dieu lui-même. Demandes-tu les douceurs de l'amitié ? li tu aimeras Dieu
plus que toi-même et tes frères autant que toi-même ; Dieu t'aimera, et
il aimera tous ses élus plus que tu ne t'aimeras et que tes frères ne
s'aimeront ; car l'amour que tu auras pour Dieu, pour toi-même et pour
tes compagnons de béatitude sera limité comme ta nature ; mais l'amour
que Dieu a pour lui-même et qu'il aura pour eux et pour toi sera infini
comme son essence. Est-ce la concorde qui te plaît ? Là tous ceux qui se
trouveront ensemble n'auront qu'une volonté, car ils n'en auront pas
d'autre que celle de Dieu. Est-ce la puissance que tu ambitionnes ? Là
tous les bienheureux seront tout-puissants dans l'accomplissement de
leur volonté, comme Dieu est tout-puissant dans l'accomplissement de la
sienne. Ainsi que Dieu peut par lui-même tout ce qu'il veut, ils
pourront par lui tout ce qu'ils voudront ; car comme ils ne voudront
rien antre chose que ce qu'il voudra, il voudra également tout ce qu'ils
voudront, et sa volonté sera nécessairement accomplie. Est-ce la gloire,
l'opulence qui te séduit ? Dieu comblera d'honneurs ses serviteurs
fidèles ; que dis-je ? Ils seront ses enfants, ils participeront à sa
divinité, ils prendront place avec son Fils, ils seront héritiers du
Père céleste et cohéritiers du Christ, leur frère aîné. Trouves-tu des
charmes dans la confiance et la sécurité ? Là ceux qui auront pratiqué
la vertu seront sûrs de ne jamais perdre les biens, on plutôt le bien
unique dont ils jouiront, car ils ne le laisseront pas échapper
volontairement ; Dieu, qui les aimera et qu'ils aimeront, ne le leur
ravira pas malgré eux, et il n'y a point en dehors de lui une puissance
capable de le séparer de ses élus et de vaincre sa volonté et la leur.
Quelle félicité, encore une
fois, doit accompagner la possession d'un tel bien ! Cœur de l'homme,
cœur ignorant des véritables joies, cœur habitué à la souffrance et fait
à la douleur, de quelles délices tu serais rempli si tu pouvais te
plonger dans cet océan de voluptés ! Examine-toi, sonde ta profondeur,
et vois si tu pourrais contenir tant de joies, suffire à tant de
bonheur ! Mais, ô faible mortel ! si un de tes frères, que tu aimerais
comme toi-même, possédait aussi cette ineffable béatitude, ton bonheur
serait encore doublé par le sien ; car tu jouirais autant de sa félicité
que de la tienne. Et, si un grand nombre de tes frères, au lieu d'un
seul, obtenaient également ce souverain bien, tu jouirais aussi de la
félicité de chacun d'eux autant que de la tienne, en supposant que tu
aimasses chacun d'eux comme toi-même. Ainsi donc, grâce à ce lien
d'amour et de sympathie réciproque qui unira, dans l'autre vie, les
légions innombrables des anges et des élus, tons jouiront de la félicité
de tous autant que de leur félicité propre, et le bonheur de chacun sera
multiplié sans fin et sans mesure.
Si donc le cœur de l'homme
est à peine capable de contenir les joies immenses dont le remplira sa
propre béatitude, comment pourra-t-il contenir celles dont l'inonderont
tant d'autres béatitudes ajoutées à la sienne ? Or on jouit d'autant
plus du bonheur d'autrui qu'on aime davantage sa personne ; et comme,
dans cet état de béatitude où les justes parviendront un jour, chacun
d'eux aimera incomparablement plus Dieu que soi-même et que tous les
autres élus avec soi, il jouira aussi incomparablement plus de la
félicité de Dieu que de la sienne propre et que de celle de tous les
autres élus ajoutée à la sienne. Mais si alors les bienheureux doivent
aimer Dieu de tout leur cœur, de tout leur esprit et de toute leur âme,
et si toute leur âme, tout leur esprit, tout leur cœur, ne suffît pas à
la grandeur de cet amour, tout leur cœur, tout leur esprit, toute leur
âme, ne pourra suffire non plus à la plénitude de leur bonheur.
Mon Seigneur et mon Dieu,
vous qui êtes mon espoir et la joie de mon cœur, dites à mon âme si
c'est là le bonheur que vous nous avez promis, en disant par la bouche
de votre divin Fils : « demandez, et vous recevrez, et votre félicité
sera pleine et entière ? » J'ai trouvé un bonheur plein et plus que
plein ; car il inonde le cœur, il inonde l'esprit, il inonde l’âme, il
inonde l'homme tout entier, et il reste toujours immense, inépuisable.
Ce ne sera donc pas cet océan de joie qui entrera tout entier en nous ;
c'est nous qui seront plongés tout entiers dans cet océan de joie.
Dites, Seigneur, dites à mon âme si c'est là le bonheur réservé à ceux
qui entreront dans votre céleste royaume, le bonheur mystérieux, inouï,
incompréhensible qui attend vos élus dans l'autre vie ?
Ma bouche pourrait-elle
exprimer, mon esprit pourrait-il concevoir toute l'étendue de leur
félicité ? Sans doute l'étendue de leur félicité sera égale à celle de
leur amour, l'étendue de leur amour égale à celle de leur intelligence ;
mais quelle sera l'étendue de leur intelligence, de laquelle dépend
celle de leur amour ? Qui pourrait dire ici-bas jusqu'à quel point les
justes vous connaîtront, et combien ils vous aimeront dans l'autre vie ?
Seigneur, écoutez ma prière, faites que je vous connaisse et que je vous
aime, afin que je puisse vous posséder. Si la faiblesse de mon esprit
m'empêche de vous connaître tout entier, et si la faiblesse de mon cœur
m'empêche de vous aimer avec plénitude ici-bas, que mon cœur du moins
s'agrandisse et que mon esprit s'éclaire de jour en jour ; que la
connaissance et l'amour de vos perfections croissent de plus en plus
dans mon âme, afin qu'il me soit donné de vous connaître et de vous
aimer pleinement dans le ciel, et qu'après avoir obtenu ici-bas un
avant-goût du bonheur suprême par l'espérance, je puisse le posséder
réellement et tout entier dans la vie éternelle.
Seigneur, vous nous
ordonnez, ou plutôt vous nous conseillez, par la bouche de voire divin
Fils, de demander ce que nous désirons, et vous promettez de nous
l'accorder et de faire en sorte que notre joie finit pleine. Seigneur,
je vous implore, suivant le conseil que vous nous donnez par la bouche
de votre divin Fils, accordez-moi ce que vous nous promettez, vous dont
la promesse est toujours fidèle ; faites que ma joie soit pleine.
Entendez ma voix, Dieu de vérité ; que je reçoive un jour en partage la
félicité sans bornes que donnent aux élus la connaissance complète et
l'ardent amour de vos perfections. Cependant que ce bien suprême soit
sur la terre l'objet des méditations de mon esprit et de l'amour de mon
cœur ; que ma bouche ne cesse d'en parler, mon âme d'aspirer après lui,
ma chair d'en être altérée, et tout ce que je suis de le désirer,
jusqu'au jour où je pourrai entrer dans les joies du Seigneur, du Dieu
unique en trois personnes. Que son nom soit béni dans les siècles. Ainsi
soit-il.



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