Pour parler de Rosmini et de
son actualité dans l’Église contemporaine, l’analogie la plus appropriée est
peut-être celle des Pères des premiers siècles de l’Église, chez lesquels la
lucidité et l’ampleur des intérêts intellectuels s’unissaient à l’ardeur
évangélique des pasteurs d’âmes
par Francesco Cossiga
sénateur et
président émérite de la République italienne
Il faudrait,
pour parler de Rosmini et de son actualité dans l’Église contemporaine, une
connaissance approfondie de ce personnage extraordinaire.
J’essaierai
néanmoins, ayant approché Rosmini à plusieurs reprises au cours de ma vie, et
ayant subi en quelque sorte sa contagion, de mettre en évidence certains aspects
qui me semblent en faire un authentique prophète auquel incomba le sort de tant
d’autres qui, comme lui, voyaient loin, et qui, n’ayant pas été compris, ont
même été persécutés pendant leur vie et au-delà.
Si l’on veut
recueillir en un regard synthétique le témoignage tout entier de la vie et de la
pensée de Rosmini, il devient difficile de trouver des comparaisons adéquates
avec d’autres saints. L’histoire moderne et contemporaine nous offre certes des
figures éminentes dans certains domaines de la pensée et de l’action, mais
aucune qui les ait développées avec la largeur, la profondeur et la plénitude de
Rosmini. Dans l’histoire médiévale, nous pouvons le comparer à des saints comme
Bernard, Anselme, Bonaventure, Thomas. Mais l’analogie la plus apppropriée est
peut-être celle des Pères des premiers siècles de l’Église, chez lesquels la
lucidité et l’ampleur des intérêts intellectuels s’unissaient à l’ardeur
évangélique des pasteurs d’âmes, intellect, cœur et action, science et sainteté
menées aux limites des capacités humaines: Origène, Augustin, Ambroise.
Ce qui est
révélateur, avant tout, c’est la profondeur des principes desquels part Rosmini
chaque fois qu’il entend faire naître quelque chose. On trouve toujours chez lui
la tendance à trouver – en philosophie, en théologie, en morale, en politique,
en droit, et même dans la fondation de sa Société de Charité – une base étendue
et solide comme le roc, capable de soutenir avec cohérence tous les
développements nécessaires qui pourraient naître de ce germe.
Par
exemple, toute sa philosophie est fondée sur l’idée simple mais plus
qu’universelle de l’être, l’anthropologie sur la dignité de la personne
humaine, le droit sur la solidité de la justice, la théologie sur la
lumière naturelle de la raison qui est complétée par la lumière
surnaturelle de la grâce, la morale sur le devoir de reconnaître
pratiquement l’être, la théosophie sur le lien primordial entre unité et
multiplicité de l’être, le mariage sur la plénitude et la
complémentarité de la dilection réciproque, l’Institut de la Charité sur
l’exigence baptismale de cultiver en soi et avec les autres l’amour qui
vient de Dieu et qui est Dieu même, l’Église sur le développement et
l’accomplissement de la société du genre humain avec Dieu lui-même.
Fort de ces
conditions de départ, Rosmini développe en trente ans environ une pensée
encyclopédique impressionnante, presque une «summa totius cristianitatis» (la
comparaison est de Michele Federico Sciacca), un riche dépôt de culture humaine
et chrétienne rassemblé en environ cent volumes. C’est là que se trouve son
précieux héritage, qu’il a construit patiemment, en suivant les impulsions de la
Providence, et qu’il laisse à ses contemporains et à ses successeurs comme des
contributions qui témoignent de son passage sur terre, icone de son amour pour
l’homme et pour la société. Si l’on voulait trouver une définition qui convînt
le mieux à Rosmini, on pourrait dire qu’il est le docteur de la charité
universelle, doctor universalis caritatis.
Le but pour
lequel il écrivait lui avait été révélé par le pape Pie VIII au cours d’une
mémorable visite qu’il lui avait faite en 1829, à 32 ans: conduire les hommes à
la religion à travers la raison. Cela correspondait, en substance, au besoin de
l’époque, qui deviendra rapidement plus manifeste et qui a pris aujourd’hui une
saveur “prophétique” pour notre temps. Nous vivons en effet aujourd’hui dans une
époque où les hommes commencent à s’éloigner de Dieu de manière préoccupante au
nom de la raison, convaincus de pouvoir façonner leur vie sans avoir besoin de
la religion. La raison est de plus en plus profondément arrachée à la foi, comme
le confiait Rosmini à un de ses amis: «Les hommes sont allés loin, et nous
devons aller loin pour les raccrocher».
Pour conclure,
la personnalité de Rosmini peut représenter aujourd’hui une aide providentielle
pour récupérer l’homme tout entier et le disposer, ainsi unifié, à s’ouvrir à la
communion avec Dieu. Le monde occidental a progressivement opéré un déchirement
à l’intérieur de l’homme. D’abord il l’a éloigné de Dieu, en éteignant le ciel
intérieur du surnaturel. Puis il en a mortifié la raison, en lui demandant le
sacrificium intellectus (nihilisme), et enfin il en a vidé la volonté
(inconsistance des valeurs éthiques). Toute l’œuvre de Rosmini tend en revanche
à rallumer à l’intérieur de l’homme le ciel du surnaturel et la communion avec
le Dieu unitrinitaire. Et puis l’homme qui se présente devant Dieu n’est pas une
portion d’homme, mais la personne tout entière, qui ne sacrifie ni les sens, ni
l’intellect, ni la volonté.
Il y a un chapitre que seul un théologien pourrait
développer, c’est l’influence qu’Antonio Rosmini a indubitablement exercée sur
le Concile Vatican II avec John Henry Newman.
En ce sens, on peut aujourd’hui juger plus
sereinement aussi l’aspect de la vie publique de Rosmini, au point d’arriver à
considérer comme réellement pacifié le contentieux entre la nation italienne et
l’Église, ouvert après 1848, et effectivement conclu aujourd’hui seulement, avec
la béatification d’Antonio Rosmini.
30Giorni -
Septembre 2007 |