Le 18 novembre, le philosophe italien Antonio Rosmini (1797-1855) sera béatifié
à Novare (Italie). Autant dire un inconnu pour le public français. Qui connaît
en effet cet intellectuel brillant, dont l’oeuvre est celle d’un précurseur, et
la vie, marquée du sceau de la recherche de la vérité et de la liberté
politique, fut tout entière l’expression de la charité.
Rosmini n’est pas un personnage anodin. Marie-Catherine Bergey-Trigeaud, sa
biographe française, le présente comme « le plus important philosophe italien,
et l’un des
principaux
maîtres de l’histoire de la philosophie catholique ». Chaix-Ruy avait vu en lui
« l’un des plus grands esprits de tous les temps ». Dans son encyclique Fides
et Ratio (n. 74), Jean Paul II en parle comme un maître. Benoît XVI le cite
souvent. Et Jean XXIII avait fait d’un de ses livres, Maximes de perfection
chrétienne, son livre de chevet pendant le Concile Vatican II. Pour les
Italiens éclairés
[1], Rosmini est incontournable…
La béatification de Rosmini, c’est d’abord celle d’un prêtre philosophe au
service de l’Église, observateur exigeant, dont il avait en son temps dénoncé
les défaillances (du clergé notamment) (cf. son ouvrage les Cinq Plaies de
l’Église). C’était pour mieux l’aimer, pour mieux proclamer sa Sainteté,
inviter ses serviteurs à être plus prêts d’elle. Mais, comme nous le verrons,
Rosmini était avant tout un esprit universel, toujours en éveil. Il fut un vrai
philosophe, cherchant à embrasser le tout. Libéral, son engagement le conduisit
à servir la cause de l’unité italienne et du roi Charles-Albert (l'Italie était
alors sous domination autrichienne).
Si sa démarche le rapprochait de Dieu, elle passait nécessairement par l’homme
ou la personne. C’est ce qui en fait, entre autres, son extraordinaire actualité
: tel l’avocat de Dieu, il a plaidé pour la personne humaine et sa liberté,
signe et chemin du Créateur. En philosophe, il a interprété les propos du Christ
: aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Pour lui, chaque «
brebis » est unique. Rosmini était, en substance, un contemplatif actif : d’une
foi fervente, et d’une action débordante, pour toujours mieux pénétrer le Visage
du Christ dans le cœur de chaque personne.
Un philosophe injustement méconnu
Son occultation apparaît donc d’autant plus injuste. Ce ne fut d’ailleurs pas
toujours le cas. Les esprits supérieurs, chez nous, avaient repéré sa puissance.
Dans son cours de Philosophie du droit, Boistel, à la fin du XIXe siècle
à Paris, parlait de Rosmini en ces termes : « Je connaissais déjà cet éminent
philosophe et sans partager toutes ses doctrines, j’admirais la puissance de
conception, la vigueur du raisonnement et la richesse d’argumentation qui
caractérisent ses œuvres, notamment son traité fondamental, le Nouvel Essai
sur l’Origine des idées[2]
». Citons également, en Lyonnais, Mgr Régis Jolivet qui a souvent mentionné
Rosmini dans ses écrits et lui a même consacré une remarquable introduction dans
son Anthologie philosophique[3].
Mais force est de constater que ces penseurs eux-mêmes sont tombés dans l’oubli,
et n’ont pas suffit à installer la pensée rosminienne dans le paysage
intellectuel français.
C’est pourquoi il faut espérer que la béatification de Rosmini sortira le
philosophe d’une confidentialité totalement injustifiée. À cet égard, il faut
souligner le travail salutaire et très important du professeur Jean-Marc
Trigeaud (Bordeaux) et de son épouse Marie-Catherine Bergey qui, depuis de
nombreuses années, dans l’aridité du désert français, s’investissent pour
réhabiliter Rosmini, par des publications, des traductions et un centre français
d’études rosminiennes[4].
On doit en 2000 à Mme Bergey la première biographie de Rosmini, La Robe
pourpre, vie d’Antonio Rosmini (Ed. Bière)
[5]. La lecture de cette riche biographie parfaitement maîtrisée est un
préalable pour découvrir une pensée qui n’est pas une construction
intellectuelle détachée de sa vie concrète. Ce qui fait la force de Rosmini,
c’est fondamentalement la participation de sa vie à son œuvre, l’incarnation de
sa pensée. Rosmini a fait corps avec son œuvre. On ne peut pas comprendre sa
pensée sans connaître sa vie.
Une vie tourmentée
Très brièvement, on rappellera que Rosmini fut mêlé aux évènements parfois très
violents qui conduisirent à l’unité italienne. Il était proche des papes, qu’il
conseilla. Fondateur d’une congrégation religieuse (l’institut de la charité),
il était en relation avec Lammenais, Cousin, en France. Admirateur de
Tocqueville, il fut même membre de l’Académie des sciences morales et politiques
(c’est dire que sa notoriété ne fut pas totale à l’époque en France). L’abbé
n’eut pas une vie de tout repos, c’est le moins qu’on puisse dire, car jamais il
ne renonça à prendre des risques pour ce qu’il estimait être juste.
Il s’est tué à la tâche (environ 80.000 pages écrites), subissant les intrigues
d’autres clercs, qui ont cherché à mettre en cause ses œuvres, dont certaines
furent provisoirement mises à l’index (il était jugé trop libéral), mais dont
l’essentiel fut sauvé par le pape lui-même quelques temps avant sa mort. Ce qui
ne l’a pas empêché d’être à nouveau contesté quelques décennies après sa mort.
Chemin faisant cependant, les critiques faites à Rosmini ont fondu comme neige
au soleil sans pouvoir résister à la critique. Comme saint Thomas d’Aquin,
Rosmini avait, en quelque sorte, eu le tort d’avoir raison avant les autres !
Homme pleinement ancré dans ce réel, acteur de son temps, aux connaissances
encyclopédiques, Rosmini était un moderne tourné vers l’avenir, cet éternel
présent pour reprendre l’expression augustinienne. Les œuvres qu’il nous a
léguées apparaissent prophétiques. Pour s’en convaincre, et comme première
approche, nous conseillons la lecture des magistrales introductions rédigées par
le Professeur Trigeaud de deux maîtres ouvrages de Rosmini, Introduction à la
philosophie[6],
et Philosophie de la politique[7]
(en attendant la parution prochaine de sa Théodicée).
L’expérience de l’être et la communion des personnes
La force de la philosophie rosminienne tient dans son reflet de l’expérience de
l’être. Alors que son époque était, pour l’exprimer à gros traits, écartelée
entre l’idéalisme et la scolastique qui avait « pétrifié » (Pr. Trigeaud) le
thomiste, Rosmini a cherché à dépasser ces obstacles en dévoilant le substrat
fondamental de toute philosophie : la personne humaine. Ce qui peut apparaître
commun fut véritablement original. L’Idée et la Méthode occultaient la fin de la
philosophie : la recherche de l’être, de la vérité, de son ontologie bien
comprise. Rosmini a contribué à redonner de la vie au Logos, qui avait dérivé
vers une logique idéalo-matérialiste. Ce faisant, il montrait que la philosophie
est indissociable d’une théologie – du moins chrétienne. Qu’est-ce que le Verbe
incarné, si ce n’est la participation de l’être à l’Être, comme le dira
notamment le père Joseph de Finance[8]
? À sa manière, Rosmini a anticipé les existentialistes du XXe siècle, notamment
Gabriel Marcel, en plaidant pour une redécouverte de la personne qui dans son
humilité vit, et demeure un mystère.
À l’heure du rabâchage des droits de « l’homme », où la personne humaine est
brandie comme un étendard, le message rosminien est singulièrement stimulant. Il
permet de séparer le bon grain de l’ivraie, de ne pas se tromper sur la vérité
de la personne. Pour Rosmini, la personne est le tout avant les parties, chaque
personne à une fin propre
[9]. En d’autres termes, la personne ne doit pas être assimilée à l’humanité
qui est un genre. La personne intègre le singulier du “je” et l’universel du
“nous” – qui n’est pas le “on”. Elle est unique, tout en participant à cette
humanité.
C’est pourquoi, il est préférable de parler de communion des personnes, plutôt
que d’alter ego, de pluralité de personnes — notions qui gomment la
singularité de chacun. Les personnes semblent davantage de l’ordre de la
reconnaissance – dignité et respect – que de l’ordre de l’égalité – tous pareils
[10]. Cette altérité bien comprise était également prophétique au regard de
ce que l’histoire a produit : le choc entre le socialisme et le libéralisme.
Rosmini s’est sorti de cette dialectique qui conduit souvent à l’erreur, en
rappelant que la nature de la personne n’oppose pas l’un et le pluriel. Elle
associe la liberté et la société, en ce que la personne, chaque personne, est
singulière et que la personne renvoie à l’altérité, à des personnes, Pierre Paul
et Jacques, etc., qui se reconnaissent ainsi. Cela suppose de ne pas nier la
société invisible sous la société visible, de ne pas réduire la personne au
social, tel Marx, ni concevoir la liberté comme une autonomie.
Au service de la vérité qui se cherche
Rosmini a donc combattu les sophismes de son temps qui sont aussi les nôtres. Il
les a combattus par le témoignage de sa vie, par l’effort intellectuel en
poussant la réflexion jusqu’au bout dirions-nous aujourd’hui. En d’autres
termes, il avait le souci de la vérité, de la vérité qui se cherche et non qui
se fabrique. Il fallait à la fois cet effort qui demande beaucoup d’énergie,
mais aussi du courage pour combattre les erreurs. Comme l’écrit le Pr. Trigeaud,
« les fausses pensées sont des pensées injustes
[11]. »
En ces temps où la démocratie tend à se dissoudre dans la loi du plus fort,
Rosmini apparaît comme un gardien de la raison qui protège la vérité objective
inscrite dans la nature de la personne de la loi de la majorité.
La béatification de Rosmini apparaît donc doublement bienvenue. Elle devrait
permettre de sortir de l’oubli une pensée riche et performante, et contribuer
surtout à rapprocher la foi et la raison, par le modèle d’une vie que l’Église
donne en exemple pour s’engager au service de la vérité, ce qui n’est pas une
mission dépourvue d’intérêt aujourd’hui — qu’il suffise de se rappeler du
discours de Ratisbonne. L’engagement auquel l’Église appelle les chrétiens à
travers le bienheureux Rosmini est une démarche de l’intelligence. Il n’y a pas
de dialogue sans une recherche, sans une authentique dialectique, sans un débat
digne de ce nom. Et quand on sait combien les errements théologiques sont
l’effet de lacunes philosophiques, et combien l’Église (notamment en France),
manque cruellement de philosophes, pour avoir négligé cette discipline au profit
de l’exégèse et de la théologie elle-même, on mesure combien la béatification
d’un philosophe est signe des temps. Rosmini sera assurément un compagnon de ce
travail pour défricher la vérité, débusquer les fausses vérités, ouvrir le
chemin du réel et de la vie.
Bref, soyons plus philosophes pour être plus chrétiens. Sur son lit de mort,
Rosmini expira en laissant trois consignes à ses amis : « Adorare, tacere,
gaudere — adorer, se taire, se réjouir. » Ce furent ces trois derniers mots.
[1] Citons un auteur de philosophie du droit italien qui le mentionne
quoique ne partageant pas toujours son avis : G. Del Vecchio, Philosophie du
droit, Dalloz, reprint, 2003.
[2] A. Boistel, Cours de philosophie du droit, Paris, 1899, préface
XI.
[3] Par ex. R. Jolivet, Traité de philosophie, tome IV, Morale,
Emmanuel Vitte, 1966 , Antonio Rosmini, Anthologie philosophique, s. dir.
De R. Jolivet, Emmanuel Vitte, 1954.
[4] Cf.
www.philosophiedudroit.org, lien vers le Centre français d’études
rosminiennes.
[5] Editions Bière, BP 27, 33023 Bordeaux cedex. Tel/fax : 05.56.72.91.88.
M.-C. Bergey, La Robe Pourpre, Vie d’Antonio Rosmini, Ed. Bière, coll.
Biblio. Phil. Comp., Class. – 2, 2000.
[6] A. Rosmini, Introduction à la philosophie, Ed. Bière, coll.
Biblio. Phil. Comp., Classiques – 1, 1992.
[7] A. Rosmini, Philosophie de la politique, Ed. Bière, coll. Biblio.
Phil. Comp., Philosophie politique –2, 2000.
[8] J. de Finance, sj, Connaissance de l’Etre, traité d’ontologie,
DDB, 1966.
[9] J.-M. Trigeaud, in introduction, Philosophie de la politique, op.
cit., p. 23.
[10] Cf. l’ouvrage collectif réunissant notamment Maritain, Journet, De
Corte, De Greef, Vignaux, Reuter, et G. Marcel, Les hommes sont-ils égaux ?,
Editions carmélitaines, 1939. Voir notamment la contribution de G. Marcel,
Considérations sur l’égalité, p. 161 sq, spéc. p. 168. L’auteur indique
que « le mot qui exprime le plus fidèlement cette interdépendance active [ndlr :
des personnes] et même créatrice n’est pas le mot égalité, mais bien le mot
fraternité » [nous soulignons]. Citons un autre passage aux accents
rosminiens de G. Marcel, p. 170 : « Les sujets entre lesquels on prétend
instaurer une égalité métaphysique ou originelle ne sont donc plus sujets que
nominalement, puisqu’ils sont ipso facto dépouillés de l’indice métaphysique qui
est un indice de créativité, faute duquel ils se réduisent à des données, à de
l’inertie, à de la mort. Si l’égalitarisme se révèle mortifiant dans ses
conséquences, c’est qu’il repose sur un acte de dévitalisation initiale du
sujet. »
[11] Philosophie de la politique, op. cit., p.20.
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