30. Voici la sixième demande : « Et
ne nous induisez pas en tentation ». Quelques exemplaires portent conduisez,
ce qui à le même sens: car l'un et l'autre sont traduits du mot grec
eisenegkes. Beaucoup disent, en récitant la prière : « Ne permettez pas que
nous soyons induits en tentation », afin de mieux expliquer le sens de cette
expression, induisez. Car Dieu par lui-même n'induit point en tentation,
mais il y laisse tomber celui à qui il a retiré son secours par un secret
dessein et par punition. Souvent même c'est pour des causes manifestés que Dieu
le juge digne de cet abandon et le laisse tomber dans la tentation. Mais autre
chose est de succomber à la tentation, autre chose d'être tenté. Sans tentation
personne ne peut-être éprouvé, ni pour lui-même suivant ce qui est écrit :
« Celui qui n'a pas été tenté, que sait-il ? » (Si. XXXIV, 9-11) ni pour les
autres, suivant la parole de l'Apôtre : « Et l'épreuve que vous avez éprouvée à
cause de ma chair, vous ne l'avez point méprisée » (Gal. IV, 13. 14) ; car si
saint Paul a connu que les Galates étaient affermis, c'est que les tribulations
qu'il avait éprouvées selon la chair, n'avaient point éteint en eux la charité.
Mais Dieu, qui sait toutes choses avant qu'elles arrivent, nous tonnait même
avant les tentations.
31. Quant à ces paroles : « Le
Seigneur vous tente pour savoir si vous l'aimez » (Dt. XIII, 3), il faut
interpréter pour savoir, dans le sens de pour vous faire savoir. C'est
ainsi que nous disons une joyeuse journée, pour une journée qui rend joyeux; un
froid paresseux, pour un froid qui rend paresseux ; et combien d'autres
locutions de ce genre ou introduites par l'usage, ou employées par le langage
des docteurs ou même usitées dans les saintes Ecritures! C'est ce que ne
comprennent pas les hérétiques ennemis de l'ancien Testament, quand ils
prétendent que ces paroles : « Le Seigneur votre Dieu vous tente », doivent être
attribuées à l'ignorance; comme si l'Evangile ne nous disait pas du Seigneur
lui-même : « Or il disait cela pour l'éprouver, car a pour lui il savait ce
qu'il devait faire » (Jn, VI, 6) En effet si le Seigneur connaissait le coeur de
celui qu'il éprouvait, qu'a-t-il voulu voir en l'éprouvant ? Evidemment c'était
pour que celui qu'il éprouvait se connût lui-même et condamnât son propre
découragement, en voyant la foule rassasiée d'un pain miraculeux, lui qui
s'était imaginé qu'elle n'avait rien à manger.
32. On ne demande donc point ici de
ne pas éprouver de tentation, mais de n'y pas succomber : à peu près comme un
homme, devant subir l'épreuve du feu, demanderait non, pas que le feu ne le
touchât pas, mais seulement qu'il ne le consumât pas. En effet, le feu éprouve
les vases du potier, et l'atteinte de la tribulation, les hommes justes (Si.
XXVII, 6). Joseph a été tenté d'adultère, mais il n'y a point succombé (Gn.
XXXIX, 7-12) ; Suzanne a été tentée, mais sans avoir été induite ni entraînée
dans la tentation (Dt. XIII,19-24) ; et ainsi de beaucoup d'autres personnages
de l'un et de l'autre sexe, et de Job surtout. Ces hérétiques ennemis de
l'ancien Testament, en cherchant à tourner en dérision l'admirable fidélité de
ce juste au Seigneur son Dieu, insistent particulièrement sur ce point : que
Satan demanda permission de le tenter (Jb, I, 11). Ils demandent aux ignorants,
à des hommes incapables de telles connaissances, comment Satan a pu parler à
Dieu : ne voyant pas, et ils ne le peuvent: tant les superstitions et l'esprit
de contention les aveuglent ! ne voyant pas que Dieu n’est point un corps
occupant un lieu dans l'espace, de manière à être ici et non là, à avoir ici une
partie de lui-même et une autre ailleurs ; mais qu'il est présent partout par sa
majesté, sans division de parties et parfait en tous lieux. S'ils prennent dans
le sens matériel ce qui est dit : « Le ciel est mon trône et la terre l'escabeau
de mes pieds » (Is. LXVI, 1) : passage que le Seigneur lui-même confirme en
disant : « Ne jurez ni par le ciel, » parce qu'il est le trône de Dieu; ni par
la terre, « parce qu'elle est l'escabeau de ses pieds » (Mt. V. 34, 35) ; qu'y
a-t-il d'étonnant que le démon, étant sur la terre, se soit trouvé aux pieds de
Dieu et lui ait parlé ? Quand pourront-ils comprendre qu'il n'y a pas une âme,
tant perverse soit-elle, pourvu qu'elle reste capable d'un raisonnement, à qui
Dieu ne parle par la voix de la conscience? Car qui a écrit la loi naturelle
dans le coeur de l'homme, sinon Dieu? C'est de cette loi que l'Apôtre a dit: «
En effet, lorsque les Gentils qui n'ont pas la loi, font naturellement ce qui
est selon la loi; n'ayant pas la loi, ils sont à eux-mêmes la loi : montrant
ainsi l'oeuvre de la loi écrite en leurs coeurs, leur conscience leur rendant
témoignage, et leurs pensées s'accusant et se défendant l'une l'autre, au jour
où Dieu jugera ce qu'il y a de caché dans les hommes » (Rm. II, 14, 15, 16). Si
donc, lorsqu'une âme raisonnable, même aveuglée par la passion, pense et
raisonne, il ne faut point lui attribuer ce qu'il y a de vrai dans son
raisonnement, mais bien à la lumière de la vérité, qui l'éclaire encore quoique
faiblement et en proportion de sa capacité : faut-il s'étonner que l'âme
perverse du démon, quoique égarée par la passion, ait appris par la voix de
Dieu, c'est-à-dire par la voix d e la vérité même, tout ce qu'elle pensait de
vrai sur cet homme juste, au moment où elle voulait le tenter? Mais ce qu'il y
avait de faux dans son jugement, doit être imputé à la passion même qui lui a
fait donner le nom de diable, calomniateur. Du reste c'est ordinairement par le
moyen de la créature corporelle et visible que Dieu a parlé soit aux bons soit
aux méchants, étant le maître et l'administrateur de toutes choses et les
réglant dans de justes proportions : comme aussi il s'est servi des anges qui
ont apparu aux regards des hommes, et des prophètes qui avaient bien soin de
dire: Voici ce que déclare le Seigneur. Comment donc, encore une fois, s'étonner
si on nous dit que Dieu a parlé au démon, non plus par la voix de la conscience,
mais au moyen de quelque créature appropriée à ce but ?
33. Et qu'on ne s'imagine pas que
ce fût un acte de déférence de la part de Dieu pour le démon ou une récompense
due aux mérites de celui-ci que Dieu lui ait parlé. Dieu a parlé à une substance
angélique, quoique insensée et cupide, comme il parlerait à une âme humaine
cupide et insensée. Que nos adversaires nous disent comment il a parlé à ce
riche dont il voulait blâmer la stupide avarice, en lui disant : « Insensé,
cette nuit même ne te redemandera-t-on Dans ton âme; et ce que tu as amassé à
qui sera-t-il ? » (Lc, XII, 20)
Il est certain que le Seigneur dit
cela dans l'Evangile, auquel il faut bien que ces hérétiques se soumettent, bon
gré malgré. S'ils sont choqués de voir que Satan demande à Dieu la permission de
tenter un juste, je ne me mets pas en peine d'expliquer le fait, mais je les
requiers de me déclarer pourquoi le Seigneur lui-même dit dans l'Evangile à ses
disciples : « Voilà que Satan vous a demandés pour vous cribler comme le
froment » ; et ensuite à Pierre : « Mais j'ai prié pour que ta foi ne défaille
pas ? » (Lc, XXII, 31, 82) En s'expliquant là-dessus, ils se donneront à
eux-mêmes la solution qu'ils me demandent. S'ils n'en peu vent venir à bout,
qu'ils n'aient point la témérité de blâmer dans un autre livre ce qu'ils
admettent sans difficulté dans l'Evangile.
34. Satan donc, tente non en vertu
de sa propre puissance, mais par la permission de Dieu, qui veut ou punir les
hommes de leurs péchés, ou les éprouver et les exercer dans des vues de
miséricorde. Il importe aussi, beaucoup de distinguer la nature de la tentation.
Celle où est Judas qui a vendu le Seigneur, n'est point celle où a succombé
Pierre qui, par timidité, a renié son Maître. Il y a aussi ce me semble, des
tentations humaines, quand par exemple, quelqu'un animé de bonnes intentions,
échoue dans quelque projet, ou s'irrite contre un frère dans le désir de le
corriger, mais un peu au-delà des bornes prescrites par la patience des
chrétiens. C'est de celles-là que l'Apôtre dit : « Qu'il ne vous survienne que
des tentations qui tiennent à l'humanité » ; puis il ajoute : « Dieu est fidèle
et il ne souffrira pas que vous soyez tentés par-dessus vos forces; mais il vous
fera tirer profit de la tentation même, afin que vous puissiez persévérer » (I
Co. X, 13). Par là il nous fait assez voir que nous ne devons pas demander
d'être exempts de tentation, mais seulement de n'y pas succomber. Or nous
succomberions, si elles étaient de nature à ne pouvoir être supportées. Mais
comme ces tentations dangereuses, où la chute est funeste, prennent leur origine
dans la prospérité ou l'adversité temporelle, celui qui n'est point séduit par
les charmes de la prospérité, n'est point abattu par le coup de l'adversité.
35. Septième et dernière demande :
« Mais délivrez-nous du mal. » Il faut demander non seulement d'être préservés
du mal que nous n'avons pas, ce qui fait l'objet de la sixième demande ; mais
encore d'être délivrés de celui où nous sommes déjà tombés. Cela fait, on n'aura
plus rien à redouter ni à craindre aucune tentation. Mais nous ne pouvons
espérer qu'il en soit jamais ainsi, tant que nous serons dans cette vie, tant
que nous subirons la condition mortelle où la fraude du serpent nous a placés.
Cependant nous devons compter que cela arrivera un jour, et c'est là l'espérance
qui ne se voit pas, suivant le langage de l'Apôtre : « Or l'espérance qui se
voit, n'est pas de l'espérance » (Rom. VIII, 24). Toutefois les fidèles
serviteurs de Dieu ne doivent pas désespérer d'obtenir la sagesse qui s'accorde
même en cette vie, et qui consiste à éviter, avec une vigilance assidue, tout ce
que nous savons, par la révélation de Dieu, devoir être évité ; et à embrasser,
avec toute l'ardeur de la charité, ce qui doit, d'après la même révélation,
faire l'objet de notre ambition. C'est ainsi que quand la mort aura dépouillé
l'homme de ce poids de mortalité, il jouira en son temps et sans réserve du
bonheur partait, commencé en cette vie, et à la possession duquel tendent
parfois, dès ce monde, tous nos voeux et tous nos efforts.
36. Mais il faut étudier et
maintenir soigneusement la différence entre ces sept demande. Car, comme notre
vie actuelle s'écoule dans le temps, que nous en espérons une éternelle, et que
les choses éternelles l'emportent en dignité, bien qu'on n'y parvienne qu'en
passant par les choses du temps : l'objet des trois premières demandes
subsistera pendant toute l'éternité, quoi qu'elles aient leur commencement dans
cette vie passagère, puisque la sanctification du nom de Dieu a commencé à
l'humble avènement du Seigneur; que l'avènement de son règne, quand il descendra
au sein de la gloire, aura lieu, non après les temps, mais à la fin des temps;
que l'accomplissement de sa volonté, sur la terre comme au ciel, soit que par
ciel et terre vous entendiez les justes et les pécheurs, ou l'esprit et la
chair, ou le Christ et l'Eglise, ou tout cela à la fois, se complétera par la
perfection de notre bonheur, et conséquemment par la fin des temps. En effet la
sanctification du nom de Dieu sera éternelle, son règne n'aura point de fin et
on nous promet une vie éternelle au sein de la parfaite félicité. Donc ces trois
objets subsisteront, parfaits et réunis, dans la vie qui nous est promise.
37. Quant aux quatre autres
demandes, elles me semblent se rapporter à la vie du temps. La première est : «
Donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien. » Par le fait même qu'on dit pain
quotidien, que ce soit la nourriture spirituelle, ou la subsistance matérielle,
cela concerne le temps, que le Sauveur appelle aujourd'hui. » Non que la
nourriture spirituelle ne soit pas éternelle ; mais celle qu'on nomme ici
quotidienne, se donne à l'âme ou par les Ecritures ou par la parole ou par
d'autres signes sensibles: toutes choses qui n'existeront plus quand tous seront
instruits de Dieu (Is. Liv; 13 ; Jn, VI, 46), et participeront, non plus par le
mouvement du corps, mais par le pur intellect, à l'ineffable lumière de la
vérité puisée à sa source. Et peut-être emploie-t-on le mot de pain et non de
boisson, parce que le pain se brise, se mâche et s'assimile comme aliment, de
même que les Ecritures s'ouvrent et se méditent pour nourrir l'âme; tandis que
le breuvage préparé d'avance, passe dans le corps en conservant sa nature ; en
sorte que la vérité soit ici-bas le pain qu'on appelle quotidien, mais que, dans
l'autre vie; il n'y ait plus qu'un breuvage, puisé dans la vérité pure et
visible, sans discussion pénible, sans bruit de paroles, sans qu'il soit besoin
de briser et de mâcher. C'est ici-bas que nos offenses nous sont remises et que
nous remettons celles qu'on nous a faites ; ce qui est l'objet de la seconde des
quatre dernières demandes ; car dans l'autre monde il n'y a plus de pardon à
demander, parce qu'il n'y a plus d'offenses. Les tentations tourmentent aussi
cette vie passagère; mais il n'y en aura plus, quand cette parole sera
accomplie: « Vous les cacherez dans le secret de votre face » (Ps, XXX, 21).
Enfin le mal dont nous demandons à être délivrés et cette délivrance même sont
encore le partage de cette vie, que la divine justice a rendue mortelle par
notre faute, et dont sa miséricorde nous délivre.
38. Le nombre sept, que nous
retrouvons dans ces demandes, me parait aussi concorder avec le nombre sept, par
où a commencé tout ce sermon.
Si en effet c'est la crainte de
Dieu qui rend heureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux est à
eux; demandons que le nom de Dieu soit sanctifié dans les hommes, par la chaste
crainte qui subsiste dans les siècles des siècles (Ps. XVIII, 10). Si c'est la
piété qui rend heureux ceux qui ont le cœur doux, parce qu'ils posséderont la
terre en héritage ; demandons que le règne de Dieu arrive, soit en nous-mêmes
pour que nous devenions doux et ne résistions plus à sa voix, soit du ciel en
terre par le glorieux avènement du Seigneur, alors que nous nous réjouirons et
nous féliciterons, quand il dira : « Venez, bénis de mon Père, prenez possession
du royaume préparé pour vous depuis le commencement du monde (Mt. XXV, 34). —
Mon âme, dit le prophète, se glorifiera dans le Seigneur ; que ceux qui ont le
cœur doux m'entendent et partagent mon allégresse » (Ps, XXXIII, 2). Si c'est la
science qui rend heureux ceux qui pleurent, parce qu'ils seront consolés;
demandons que la volonté de Dieu se fasse sur la terre comme au ciel, parce
qu'une fois que le corps comme terre sera soumis à l'esprit comme ciel, dans une
paix pleine et parfaite, nous ne pleurerons plus ; car la seule raison pour
laquelle nous pleurons ici-bas, c'est ce combat intérieur qui nous force à dire
: « Je vois dans mes membres une autre loi qui combat la loi de mon esprit, »
puis à exprimer notre tristesse par ce cri lamentable :: « Malheureux homme que
je suis, qui me délivrera du corps de cette mort ? » (Rm. VII, 23, 24) Si c'est
la force qui rend heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu'ils
seront rassasiés; prions pour qu'on nous donne aujourd'hui notre pain quotidien,
qui nous soutienne et nous fortifie, afin de pouvoir parvenir au parfait
rassasiement. Si c'est le conseil qui rend heureux les miséricordieux, parce
qu'ils obtiendront miséricorde ; remettons toute dette à nos débiteurs et prions
pour que les nôtres nous soient remises. Si c'est l'entendement qui rend heureux
ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu; prions pour n'être point
induits aux tentations, de peur d'avoir le coeur double en poursuivant les biens
temporels et terrestres, au lieu de ne rechercher que le bien simple et de lui
rapporter toutes nos actions. En effet les tentations, provenant de ce qui
semble aux hommes pénibles et désastreux, n'ont de prise sur nous qu'autant
qu'en ont les choses qui flattent et qui passent chez les hommes pour bonnes et
heureuses. Si c'est la sagesse qui rend heureux les pacifiques, parce qu'ils
seront appelés enfants de Dieu (Mt. V, 3, 9); prions pour être délivrés du mal ,
car c'est cette délivrance qui nous rendra libres, c'est-à-dire enfants de Dieu,
en sorte que nous crions, par l'esprit d'adoption: « Abba, Père »(Rm. VIII, 16;
Gal. IV, 6).
39. Il faut surtout bien remarquer
que, parmi ces sept formules de prières que le Seigneur nous impose, il en est
une sur laquelle il a jugé à propos d'attirer principalement notre attention :
celle qui regarde le pardon des péchés, et par laquelle il veut nous rendre
miséricordieux, ce qui est le seul moyen d'échapper à nos maux. En effet les
autres demandes ne contiennent point, comme celle-là, une sorte de pacte avec
Dieu; car nous lui disons: « Pardonnez-nous comme nous pardonnons. » Si nous
n'observons point la condition, toute notre prière est sans fruit. Et la preuve
c'est que le Sauveur lui-même nous dit : « Car si vous remettez aux hommes leurs
offenses, votre Père qui est dans le ciel vous remettra à vous-même vos péchés.
Mais si vous ne les remettez point aux hommes, votre Père ne vous remettra point
non plus vos péchés ».
40. Puis vient le précepte du
jeûne, qui tient à cette même pureté du coeur dont il est maintenant question.
Car ici il faut se tenir en garde contre toute ostentation, contre cette
ambition de la louange humaine qui rend le coeur double, et lui ôte la pureté et
la simplicité nécessaires pour comprendre Dieu. « Quand vous jeûnez, ne vous
montrez pas tristes comme les hypocrites : car ils exténuent leur visage, pour
que leurs jeûnes paraissent devant les hommes. En vérité je vous le dis : ils
ont reçu leur récompense. « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête,
et lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant, mais à votre
Père qui est présent à ce qui est en secret; et votre Père qui voit dans le
secret, vous le rendra. » Il est clair que ces recommandations tendent à diriger
toute notre intention vers les joies intérieures, à nous empêcher de nous
conformer à ce siècle en cherchant notre récompense au dehors, et de perdre. la
félicité promise; félicité d'autant plus solide, d'autant plus ferme qu'elle est
plus intime, et en vertu de laquelle Dieu nous a choisis pour être conformes à
l'image de son Fils (Rm. VIII, 29).
41. Il faut surtout remarquer sur
ce point que l'ostentation peut se loger, non-seulement sous l'éclat et la pompe
extérieure, mais aussi sous des vêtements sales et sous l'apparence du deuil;
elle est même alors d'autant plus dangereuse quelle prend le masque de la piété
envers Dieu pour mieux tromper. Celui donc qui affecte un soin immodéré de son
corps, le luxe dans les vêtements et dans les objets matériels, est par là même
facilement convaincu d'être partisan des pompes du siècle.; il ne trompe
personne sous une menteuse apparence de sainteté. Mais celui qui fait profession
de christianisme, et qui attire sur lui les regards des hommes par une
négligence et une malpropreté extraordinaires, et cela volontairement et sans
nécessité, laisse voir par le reste de sa conduite, s'il est ma par un véritable
mépris des superfluités de la vie ou par quelque secrète ambition : car, en nous
ordonnant de nous défier des loups cachés sous des peaux de brebis, le Seigneur
nous dit : « Vous les connaîtrez à leurs fruits. » En effet quand certaines
épreuves les auront dépouillés ou privés de ce qu'ils ont obtenu ou espèrent
obtenir par ces dehors hypocrites, il faudra bien qu'on voie s'il y avait, là,
un loup sous une peau de brebis, ou une brebis dans sa peau. Car il ne faut pas
qu'un chrétien flatte les regards des hommes par des ornements superflus, sous
prétexte que souvent les hypocrites revêtent d'humbles dehors et se contentent
du strict nécessaire pour tromper des yeux peu attentifs; la brebis ne doit pas
se dépouiller de sa peau, parce que quelquefois le loup s'en revêt.
42. On demande souvent ce que
signifient ces paroles: « Pour vous, quand vous jeûnez, parfumez votre tête et
lavez votre visage, pour ne pas apparaître aux hommes jeûnant. » Car on aurait
tort de nous prescrire de parfumer notre tête quand nous jeûnons, bien que nous
ayons l'habitude de nous laver le visage tous les jours. Si tous conviennent que
ce serait là une chose très-déplacée, nous devons appliquer à l'homme intérieur
cet ordre de se parfumer la tête et de se laver la figure. Se parfumer la tête,
indique la joie ; se laver la figure, marque la propreté ; par conséquent se
réjouir intérieurement, par l'esprit et par la raison, c'est se parfumer la
tête. Nous pouvons en effet donner le nom de tête à la faculté principale
de l'âme, à celle qui règle et domine visiblement tout l'homme. Or c'est ce que
fait celui qui ne cherche point la gloire extérieure, qui ne met point une
complaisance charnelle dans les louanges des hommes. Car la chair, qui doit être
sujette, n'est point du tout la tête de toute la nature humaine. Sans doute
personne n'a jamais haï sa chair, n comme dit l'Apôtre, en parlant de l'amour
d'un homme pour sa femme (Ep. V, 25-33); mais le chef de la femme c'est l'homme,
et le chef de l'homme c'est le Christ (I Co. XI, 3). Ainsi, que celui qui veut
parfumer sa tête selon l'ordre donné, se réjouisse intérieurement dans son
jeûne, en tant qu'il se détourne par là des plaisirs du siècle pour se soumettre
au Christ. De cette manière il lavera sa figure, c’est-à-dire il purifiera son
coeur, pour voir Dieu en écartant le voile produit par l'infirmité née de la
souillure du péché; il sera ferme et solide, parce qu'il sera pur et
simple. « Lavez-vous, dit le prophète, purifiez-vous, faites disparaître vos
iniquités de vos âmes et de devant mes yeux » (Is I, 16). Nous devons donc
purifier notre visage des souillures qui blessent les regards de Dieu. Car, pour
nous, contemplant à face découverte la gloire du Seigneur, nous serons
transformés en la même image (II Co III, 18).
43. Souvent aussi le souci des
nécessités de la vie blesse et, souille notre oeil intérieur; le plus souvent il
rend notre coeur double, en sorte que ce que nous semblons faire de bien aux
hommes, n'est plus animé du motif que Dieu exige, c'est-à-dire de l'esprit de
charité, mais inspiré par l'intention d'obtenir d'eux quelque chose d'utile aux
besoins de la vie présente. Or c'est leur salut éternel, et non un avantage
propre et temporel, que nous devons avoir en vue dans le bien que nous leur
faisons. Que Dieu incline donc notre cœur vers ses commandements, et le détourne
de la cupidité (Ps. CXVIII, 36).
Car la fin du précepte est la
charité qui vient d'un cœur pur, d'une bonne conscience et d'une foi non feinte
(1). Or celui qui rend service à un frère pour subvenir à ses propres besoins,
n'agit évidemment pas par charité: ce n'est pas dans l'intérêt de celui qu'il
doit aimer comme lui-même, mais dans son intérêt personnel qu'il agit; ou plutôt
ce n'est pas même à son profit: car il se fait par là un coeur double qui
l'empêche de voir Dieu, et voir Dieu est pourtant le seul bonheur certain et
durable.
44. C'est donc avec raison que
Celui qui travaille avec tant d'instance à purifier notre coeur, continue à
donner ses ordres, en disant : « Ne vous amassez point des trésors sur la terre,
où les vers et la rouille rongent, et où les voleurs fouillent et dérobent ;
mais amassez-vous des trésors dans le ciel, où ni les vers ni la rouille ne
rongent, et où les voleurs ne fouillent ni ne dérobent. Où est en effet ton
trésor, là est aussi ton cœur ». Donc si le coeur est sur la terre, c'est-à-dire
si on agit dans le but d'acquérir des biens terrestres, ce coeur ne peut être,
pur puisqu'il se vautre dans la boue. Mais s'il est dans le ciel, il est pur,
parce que tout est pur dans le ciel. Tout ce qui se mêle à un objet de nature
inférieure, quoique non impur dans son genre, devient impur lui-même; ainsi l'or
se souille en se mélangeant avec de l'argent pur. De même notre âme se salit par
la convoitise des choses terrestres, quoique la terre ne soit pas immonde dans
son espèce et dans le rang qu'elle occupe. Ici par ciel nous n'entendons pas le
ciel matériel : le mot terre signifie tout ce qui est corps. Car c'est le monde
entier que doit mépriser celui qui s'amasse des trésors dans le ciel. Nous
devons donc placer notre trésor et notre cœur dans le ciel dont il est dit :
« Le ciel des cieux appartient au Seigneur » (I Tm. I, 6) ; c'est-à-dire dans le
firmament spirituel ; non dans le firmament qui passera, mais dans celui qui
subsistera à jamais. Or le ciel et la terre passeront (Ps. CXIII,16).
45. Le Seigneur fait voir que tous
ces commandements se rapportent à la pureté du cœur quand il dit: « La lampe de
votre cœur est votre oeil. Si donc votre oeil est simple, tout votre corps sera
lumineux, mais si votre oeil est mauvais, tout votre corps sera ténébreux. Si
donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres elles-mêmes que
seront-elles ? » (Mt. XXIV, 35).
Il faut entendre ce passage en ce
sens: soyons bien convaincus que nos actions sont pures et agréables aux yeux du
Seigneur, quand elles sont faites avec un cœur simple, c'est-à-dire dans une
intention surnaturelle et finale de charité; car l'amour est la plénitude de la
loi (Rm. XIII, 10). L'œil signifie ici l'intention même qui dirige toutes nos
actions; si elle est pure et droite, si elle a en vue ce qu'il faut avoir en
vue, tout ce que nous ferons pour elle sera nécessairement bon. Et ce sont ces
oeuvres dans leur ensemble que le Seigneur appelle tout le corps; comme l'Apôtre
appelle nos membres certaines actions qu'il désapprouve, qu'il ordonne de faire
mourir en disant: « Faites donc mourir vos membres qui sont sur la terre: la
fornication, l'impureté l'avarice » (Col. III, 5), et autres choses de ce genre.
46. Ce n'est donc pas à l'action,
mais au motif de l'action, qu'il faut s'attacher. Et c'est là la lumière qui est
en nous, parce que c'est là ce qui nous révèle que nous agissons avec une bonne
intention: car tout ce qui se découvre est lumière (Ep. V, 13). Mais en tant que
nos actes ont rapport à la société humaine, leur résultat est incertain; aussi
le Seigneur les nomme-t-il ténèbres. En effet quand je donne l'aumône à un
pauvre qui me la demande, je ne sais ce qu'il en fera, ce qui en résultera pour
lui ; il peut arriver qu'il en abuse ou qu'il en éprouve quelque chose de
fâcheux, que je ne voulais pas, qui était loin de ma pensée, lorsque je la lui
donnais. Si donc j'ai agi avec bonne intention et avec conscience de cette bonne
intention, c'est ce qu'on appelle la lumière: quelqu'en soit le résultat, mon
action est éclairée; l'incertitude et l'ignorance où je suis du résultat, voilà
les ténèbres. Que si j'ai agi avec mauvaise intention, la lumière elle-même
devient ténèbres. En effet il y a lumière, parce que chacun sait dans quel
esprit il agit, même quand il agit dans un mauvais esprit; mais la lumière
devient ténèbres, parce que l'intention n'est pas simple ni dirigée en haut,
mais ramenée en bas et qu'elle crée une sorte d'obscurité par la duplicité du
coeur. « Si donc la lumière qui est en vous est ténèbres, les ténèbres
elles-mêmes que seront-elles ? » c'est-à-dire : Si l'intention même du coeur,
qui anime vos actions et que vous connaissez, est gâtée et aveuglée par la
convoitise des choses terrestres et passagères : combien plus l'action
elle-même, dont le résultat est incertain, sera-t-elle impure et ténébreuse ? Et
quand même ce que vous faites avec une intention qu: n'est ni pure ni droite,
profiterait à un autre, ce n'est pas ce profit, mais le motif même de votre
action qui vous sera imputé.
47. Quant aux paroles qui suivent:
« Personne ne peut servir deux maîtres », il faut encore les rapporter à
l'intention. Le Sauveur. lui-même les explique en disant: « Car ou il haïra a
l'un et aimera l'autre, on il s'attachera à l'un et méprisera l'autre. » Il faut
soigneusement méditer ce passage; et le Seigneur lui-même indique quels sont ces
deux maîtres, en disant : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et Mammon. » Les
Hébreux donnent, dit-on, aux richesses le nom de Mammon. En langue punique, le
mot a le même sens ; car Mammon signifie gain. Or servir Mammon, c'est être
l'esclave de celui que sa perversité a mis à la tête des choses terrestres et
que le Seigneur appelle prince de ce siècle (Jn, XII, 31 ; XVI, 30). Donc ou
l'homme le haïra et aimera l'autre, » c'est-à-dire Dieu ; « ou il s'attachera à
l'un et méprisera l'autre. » En effet quiconque est esclave des richesses,
s'attache à un maître dur et funeste; car enchaîné par la cupidité, il est
soumis au démon; et il ne l'aime pas, car et qui peut aimer le démon ? mais
cependant il le supporte; comme dans une grande maison, celui qui est uni à une
servante étrangère, subit à cause de sa passion un rude esclavage, bien qu'il
n'aime pas celui dont il aime la servante.
48. « Ou il méprisera l'autre ; »
le Seigneur ne dit pas : il haïra; car personne peut-être ne peut sérieusement
haïr Dieu (Rét. l. I, ch. XIX n. 3); mais il le méprise, c'est-à-dire ne le
craint plus, comme s'il se rassurait sur sa bonté. L'Esprit-Saint cherche à nous
tirer de cette négligence et de cette fatale sécurité, quand il nous dit : « Mon
fils, n'ajoute pas péché sur péché et ne dis pas: La miséricorde de Dieu est
grande » (Si. V, 5, 6); et encore : « Ignorez-vous que la patience de Dieu vous
invite à la pénitence ? » (Rm. II,4) Qui trouverez-vous d'aussi miséricordieux
que Celui qui pardonne tous leurs péchés à ceux qui se convertissent et qui
donne la fertilité de l'olivier au rejeton sauvage ?
Et qui trouverez-vous d'aussi
sévère que Celui qui n'a pas épargné les branches naturelles, mais les a brisées
à cause de leur infidélité ? (Rm. XI, 17-22) Donc que celui qui veut aimer Dieu
et éviter de l'offenser, ne s'imagine pas qu'il peut servir deux maîtres ; mais
qu'il purifie son intention et garantisse son cœur de toute duplicité; alors il
aimera Dieu dans sa bonté et le cherchera dans la simplicité de son cœur (Sg.
I,1).
49. « C'est pourquoi je vous dis:
Ne vous inquiétez point pour votre vie de ce que vous mangerez, ni pour votre
corps de quoi vous vous vêtirez. » De peur que peut-être, sans chercher le
superflu, le cœur ne devienne double à la recherche du nécessaire, que notre
intention ne se détourne vers nos propres intérêts, quand nous paraissons faire
oeuvre de miséricorde à l'égard du.prochain; c'est-à-dire de peur que tout en
voulant rendre service à un autre, nous n'avions bien plutôt nos propres
avantages en vue ; puis que nous nous croyions innocents, parce que nous ne
cherchons pas le superflu, mais le simple nécessaire. Le Seigneur veut que nous
nous rappelions qu'en nous créant et en nous composant d'une âme et d'un corps,
Dieu nous a donné beaucoup plus que la nourriture et le vêtement, et il ne veut
pas que le souci de ces nécessités rende notre cœur double. « L'âme, dit-elle,
n'est-elle pas plus que la nourriture ? » Pour vous faire entendre que Celui qui
vous a donné la vie, vous donnera bien plus facilement encore la nourriture. «Et
le corps plus que le vêtement?» c'est-à-dire est davantage : également pour que
vous compreniez que Celui qui vous a donné votre corps, vous donnera plus
facilement encore de quoi le vêtir.
50. On demande ici quel rapport a
la nourriture avec l'âme, puisque l'une est incorporelle et l'autre matérielle.
Mais, âme est mis ici pour vie, et c'est la nourriture matérielle qui entretient
la vie. C'est en ce sens qu'on a dit : « Celui qui aime son âme, la perdra »
(Jn, XII, 25). Si âme ne signifiait pas cette vie présente qu'il faut perdre
pour acquérir le royaume de Dieu, comme évidemment les martyrs l'ont fait, il y
aurait contradiction avec cet autre passage : « Que sert à l'homme de gagner le
monde entier, s'il vient à perdre son âme ? » (Mt. XVI, 26)
51. « Regardez les oiseaux du ciel:
ils ne sèment ni ne moissonnent, ni n'amassent dans des greniers, et votre Père
céleste les nourrit ; n'êtes-vous pas plus qu'eux ? » c'est-à-dire, vous valez
davantage. En effet un animal doué de raison, comme l'homme, est placé plus haut
dans l'ordre de la nature que des animaux privés de raison, comme sont les
oiseaux. « Or qui de vous, en s'inquiétant beaucoup, peut ajouter à sa taille
une seule coudée? » C'est-à-dire celui qui, par sa puissance et sa volonté, a
fait croître votre corps jusqu'à la taille qu'il a, saura bien aussi, par les
soins de sa Providence, lui procurer des vêtements. Or vous comprendrez que
votre taille n'est point votre ouvrage par cela que, malgré toutes vos
inquiétudes et vos désirs, vous ne pourriez y ajouter une seule coudée; laissez
donc le soin de vêtir votre corps à Celui qui lui a donné sa taille.
52. Il fallait donner un exemple
pour le vêtement comme pour la nourriture. Aussi le Seigneur ajoute-t-il : «
Voyez les lis des champs; comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent.
Or je vous dis que Salomon même dans toute sa gloire, n'a jamais été vêtu comme
l'un d'eux. Que si l'herbe des champs qui est aujourd'hui et qui demain sera
jetée dans le four, Dieu la vêtit ainsi, combien plus vous, hommes de peu de foi
? » Mais nous n'avons pas à discuter ces exemples comme allégories, ni à
chercher ce que signifient ici les oiseaux du ciel et les lis des champs : car
on nous propose simplement des objets d'un nature inférieure pour nous faire
entendre des choses d'un ordre plus élevé. Telle est dans un autre endroit, la
comparaison du juge qui ne craignait pas Dieu, n'avait point d'égards pour
l'homme, et néanmoins céda aux instances de la veuve, non par sentiment de piété
ou d'humanité, mais pour se débarrasser de ses importunités. Car ce juge inique
ne représente Dieu en aucune façon, même allégoriquement ; mais le Seigneur a
voulu nous faire comprendre combien Dieu, qui est bon et juste, a soin de ceux
qui le prient, puisque même un homme injuste ne peut repousser ceux qui le
fatiguent de leurs réclamations, ne fût-ce que pour se soustraire à l'ennui de
les entendre (Lc, XVIII, 2-8).
53. « Ne vous inquiétez donc point
disant Que mangerons-nous ou que boirons-nous, ou de quoi nous vêtirons nous ?
Car ce sont toutes choses que les païens recherchent; mais votre Père sait que
vous en avez besoin. Cherchez donc premièrement le royaume de Dieu et sa
justice, et toutes ces choses vous seront données par surcroît. e Le Seigneur
nous montre ici très-clairement qu'on ne doit point rechercher ces biens de
façon à les avoir en vue dans les bonnes actions; mais que pourtant ils sont
nécessaires. Il nous fait voir aussi quelle différence il y a entre le bien
qu'il faut rechercher, et le nécessaire qu'il faut recevoir; quand il nous dit :
« Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa ,justice, et toutes ces choses
vous seront données par surcroît. » Le royaume de Dieu et sa justice : voilà
donc notre bien, ce que nous devons rechercher, où nous devons placer notre fin
dernière, le but en vue duquel il faut faire tout ce que nous faisons. Mais
comme nous luttons en cette vie pour pouvoir arriver à ce royaume, et que ces
choses nous sont indispensables pour vivre, le Seigneur ajoute : « Toutes ces
choses vous seront données par surcroît. » Mais cherchez premièrement le royaume
de Dieu et sa justice ». En disant : « premièrement », il indique que le reste
est à ta seconde place, non pour le temps, mais pour l'importance. L'un doit
être recherché comme notre bien propre, l'autre comme une nécessité; mais
celui-ci en vue de celui-là.
54. Ainsi, par exemple, nous ne
devons pas évangéliser pour manger, mais manger pour évangéliser ; car
évangéliser pour manger, ce serait mettre l'Évangile au dessous des aliments ;
ceux-ci seraient notre bien et celui-là notre nécessaire. Et c'est ce que
l'Apôtre défend; en disant qu'il a droit d'user de la permission accordée par le
Seigneur, à ceux qui annoncent l'Évangile de vivre de l'Évangile, c'est-à-dire
d'en tirer ce qui est nécessaire à la vie ; mais que pourtant il n'a point abusé
de ce pouvoir. Car il y avait alors bien des hommes qui cherchaient l'occasion
d'acheter et de vendre l'Évangile ; et pour supprimer cet abus, l'Apôtre
pourvoyait à sa nourriture de ses propres mains. C'est d'eux qu'il dit ailleurs
: « Pour ôter l'occasion à ceux qui cherchent l'occasion » (Ac. XX, 34). Du
reste si, comme les vrais Apôtres, il eût vécu, de l'Evangile suivant la
permission du Seigneur, la nourriture n'eût pas été pour lui le but de la
prédication, mais bien la prédication le but de la nourriture; c'est-à-dire il
n'eût pas évangélisé pour gagner ses aliments et les autres objets nécessaires à
la vie, mais il eût usé de ceux-ci pour évangéliser par amour et non par besoin,
ce dont il ne veut pas quand il dit : « Ne savez-vous pas que les ministres du
temple mangent de ce qui est offert dans le temple, et que ceux qui servent à
l'autel ont part à l'autel ? Ainsi le Seigneur lui-même a prescrit à ceux qui
annoncent l'Evangile de vivre de l'Evangile. Pour moi je n'ai usé d'aucun de ces
droits. » Par là il fait voir que c'est une permission et non un ordre ;
autrement il serait coupable de désobéissance à la loi du Seigneur. Puis il
continue et dit : « Je n'écris donc pas ceci pour qu'on use ainsi envers moi;
car j'aimerais mieux mourir que de laisser quelqu'un m'enlever cette gloire. »
Il dit cela parce qu'il avait déjà résolu de gagner lui-même sa vie, à cause de
ceux qui cherchaient l'occasion. « Car si j'évangélise, dit-il, la gloire n'en
est pas à moi; » c'est-à-dire si j'évangélise pour qu'on en use ainsi envers
moi, c'est-à-dire encore, si j'évangélise pour obtenir ces choses, j'aurai placé
le but de la prédication dans la nourriture, la boisson et le vêtement. Mais
pourquoi la gloire n'en est-elle pas à lui ? Ce m'est une nécessité » répond-il
; c'est-à-dire il faudra alors que j'évangélise parce que je n'ai pas de quoi
vivre, ou pour retirer un profit temporel de la prédication des vérités
éternelles : par là en effet je ne prêcherai plus volontairement l'Évangile,
mais par nécessité. « Et malheur à moi, ajoute-t-il, si je n'évangélise » (II
Co. XI, 14) Mais comment doit-il évangéliser ? En cherchant sa récompense dans
l'Évangile même et dans le royaume de Dieu : de cette manière ce ne sera plus
par nécessité, mais de bonne volonté qu'il pourra évangéliser. « Car si je le
fais de bon cœur, j'aurai la récompense : mais si je ne le fais qu'à regret, je
dispense seulement ce qui m'a été confié (I Co. IX, 31-17) ; » c'est-à-dire si
je prêche l'Évangile parce que j'y suis forcé pour subvenir aux nécessités de la
vie, d'autres en recueilleront le profit en s'attachant à l'Évangile que je
prêche; et moi je n'en, retirerai rien, parce que je n'aime pas l'Evangile même,
mais les avantages temporels qui en font le prix à mes yeux. Et c'est un crime
de ne pas annoncer l'Evangile comme un fils, mais comme un esclave qui dispense
ce qui lui est confié ; de le répandre comme un bien étranger, sans en, retirer
autre chose que des aliments qui n'ont rien de commun avec le royaume de Dieu,
mais sont purement extérieurs et destinés à prolonger un misérable esclavage. Ce
n'est pas que l'Apôtre ne se donne ailleurs le nom de dispensateur. En effet, un
serviteur élevé à la dignité de fils adoptif, peut parfaitement dispenser à ses
semblables ce qu'il a reçu en qualité de cohéritier. Mais en disant : « Si je ne
le fais qu'à regret, je dispense seulement ce qui m'a été confié, » l'Apôtre
désigne cette espèce de dispensateur qui se contente de distribuer le bien
d'autrui sans en rien retirer lui-même.
55. Donc tout objet recherché en
vue d'un autre objet est incontestablement au dessous de celui-ci ; par
conséquent la supériorité appartient à l'objet qu'on a en vue, et non à celui
par lequel on cherche à atteindre le but. Donc, si nous cherchons l'Evangile et
le royaume de Dieu en vue de la nourriture, nous donnons à celle-ci la
prééminence sur ceux-là, en sorte que si la nourriture ne nous fait pas défaut,
nous laisserons de côté le royaume de Dieu : c'est là chercher premièrement la
nourriture et ensuite le royaume de Dieu, c'est-à-dire donner à celle-là la
priorité sur celui-ci. Si au contraire nous ne cherchons notre nourriture qu'en
vue d'obtenir le royaume de Dieu, nous remplissons le précepte : « Cherchez
premièrement le royaume de Dieu et sa justice,. et toutes ces choses vous seront
données par surcroît ».
56. En effet quand nous cherchons
premièrement le royaume de Dieu et sa justice, c'est-à-dire quand nous les
mettons au dessus de tout le reste au point de ne chercher dans tout le reste
qu'un moyen de les obtenir, alors nous ne devons pas craindre de manquer de ce
qui est nécessaire en cette vie pour parvenir au royaume de Dieu. Car plus haut
le Seigneur a dit : «Votre Père sait que vous en avez besoin. » Aussi, après
avoir dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice, » il
n'ajoute point : cherchez ensuite ces choses ; bien qu'elles soient nécessaires
; mais il dit : «Et toutes ces choses vous seront données par surcroît »,
c'est-à-dire vous arriveront, si vous les cherchez sans ,vous en mettre en peine
; pourvu qu'en les cherchant, vous ne vous détourniez point du but ; que vous ne
vous proposiez point deux fins, d'abord le royaume de Dieu pour lui-même et
ensuite ces choses nécessaires, mais que vous cherchiez celles-ci en vue de
celui-là : dans ce cas, elles ne vous feront point défaut. La raison en est que
vous ne pouvez servir deux maîtres. Or c'est servir deux maîtres que de chercher
le royaume de Dieu comme un grand bien, puis ces objets temporels. On ne peut
avoir l'oeil simple, ni servir Dieu comme seul maître, si on ne rapporte tout le
reste, même le nécessaire, à ce but unique, c'est-à-dire au royaume de Dieu.
Mais comme tout soldat reçoit une ration et une solde, ainsi tous ceux qui
évangélisent reçoivent la nourriture et le vêtement. Seulement tous les soldats
ne se battent pas pour le salut de la république ; il en est qui ont en vue leur
salaire. Ainsi tous les ministres de Dieu ne se proposent par le salut de l'Eglise
: il en est qui cherchent les avantages temporels, comme qui dirait leur ration
et leur solde ; ou même se proposent les deux buts à la fois. Mais on l'a dit
plus haut : « Vous ne pouvez pas servir deux maîtres. » Nous devons donc faire
du bien à tous avec un coeur simple, seulement en vue du royaume de Dieu, et non
pour nous procurer des avantages temporels soit uniquement, soit conjointement
avec le royaume de Dieu : avantages que le Seigneur renferme sous le nom de
lendemain, quand il nous dit : « Ne soyez point inquiets du lendemain. » Car ce
mot n'a d'application que dans le temps, où l'avenir succède au passé. Par
conséquent, quand nous faisons quelque chose de bien; ne songeons point aux
choses du temps, mais à celles de l'éternité ; alors l'oeuvre sera bonne et
parfaite. « En effet, continue le Seigneur, le jour de demain sera inquiet pour
lui-même ; » c'est-à-dire prenez votre nourriture, votre boisson, votre vêtement
quand il faudra, quand la nécessité s'en fera sentir. Car tout se trouvera là,
puisque notre Père sait que nous en avons besoin. « A chaque jour, dit le
Seigneur, suffit son mal ; » c'est-à-dire il suffit que la nécessité vous force
à user de ces choses. Quant au mot de mal, je pense qu'il a été 'choisi pour
nous indiquer que c'est une punition pour nous, puisque c'est le résultat de la
fragilité et de la mortalité que nous nous sommes attirées par le péché (Rét. L.
I, ch. XIX. n. 6). N'aggravez donc pas encore le poids de ce châtiment ; en ne
vous contentant pas de subir des besoins temporels, mais en cherchant dans le
service de Dieu les moyens d'y satisfaire.
57. Cependant il faut bien prendre
garde ici d'accuser de désobéissance au divin précepte et d'inquiétude pour le
lendemain, un serviteur de Dieu que nous voyons attentif à se pourvoir des
choses nécessaires, ou pour lui ou pour ceux dont le soin lui est confié. Car le
Seigneur lui-même, servi par les anges (Mt. IV, 16), a daigné, pour l'exemple,
pour que personne ne se scandalise de voir un de ses serviteurs se procurer les
choses nécessaires, a daigné, dis-je, avoir une bourse avec de l'argent, pour
fournir aux besoins de la vie; bourse dont Judas, qui le trahit, fut tout à la
fois le gardien et le voleur, comme cela est écrit (Jn, XII, 6). Et l'Apôtre
Paul aussi pourrait passer pour avoir eu souci du lendemain, lui qui écrit :
« Quant aux aumônes que l'on recueille pour les saints, faites, vous aussi,
comme je l'ai réglé pour les églises de Galatie. Qu'au premier jour de la
semaine, chacun de vous mette à part chez lui et serre ce qui lui plaira, afin
que ce ne soit pas quand je viendrai que les collectes se fassent. Lorsque je
serai présent, j'enverrai ceux que vous aurez désignés par vos lettres, porter
vos charités à Jérusalem. Que si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils
viendront avec moi. Or je viendrai chez .vous lorsque j'aurai traversé la
Macédoine; car je passerai par la Macédoine. Peut-être m'arrêterai-je chez vous
et y passerai-je même l'hiver, afin que vous me conduisiez partout ou j'irai.
Car ce n'est pas seulement en passant que je veux vous voir cette fois; j'espère
demeurer quelque temps avec vous, si le Seigneur le permet. Je demeurerai à
Ephèse jusqu'à la Pentecôte » (I Co. XVI, 1-8). Nous lisons également dans les
Actes des Apôtres qu'on s'était procuré des vivres dans l'attente d'une famine
prochaine. « Or, en ces jours-là, des prophètes vinrent de Jérusalem à Antioche,
et il y eut une grande joie. Et quand nous fûmes assemblés, l'un d'eux, nommé
Agabus, se levant, annonçait, par l'Esprit-Saint, qu'il y aurait une grande
famine dans tout l'univers; laquelle, en effet, arriva sous Claude César. Et les
disciples résolurent d'envoyer, chacun suivant ce qu'il possédait, des aumônes
aux frères qui habitaient dans la Judée. Ce qu'ils firent en effet, les envoyant
aux anciens parles mains de Barnabé et de Saul » (Ac. XI, 27-30). Or, lorsque
Paul se mit en mer, les provisions qu'on lui offrit paraissent avoir été bien au
de là du besoin d'un seul jour (Ib. XXVIII, 10). Quant à ce passage d'une de ses
épîtres : « Que celui qui dérobait ne dérobe plus, mais plutôt qu'il s'occupe en
travaillant de ses mains à ce qui est bon, pour avoir de quoi donner à qui est
dans le besoin » (Ep. IV, 25); ceux qui le comprennent mal croient y voir une
contradiction avec le précepte du Seigneur : « Regardez les oiseaux du ciel; ils
ne sèment ni ne moissonnent ni n'amassent dans des greniers, » et encore : «
Voyez les lis des champs, comme ils croissent; ils ne travaillent ni ne filent;
»tandis que l'Apôtre veut qu'on travaille de ses mains pour avoir de quoi donner
aux autres. Et lorsque, parlant de lui-même, il dit qu'il a travaillé de ses
mains pour n'être à charge à personne (I Th. II. 9 ; II The. III, 8) ; et qu'on
écrit de lui qu'il s'était joint à Aquila pour travailler avec lui et gagner sa
vie (Ac. XVIII, 2, 3), il ne semble pas qu'il ait imité les oiseaux du ciel ni
les lis des champs. Mais par ces passages des Ecritures et beaucoup d'autres du
même genre on voit assez que Notre-Seigneur ne désapprouve pas celui qui se
procure ces ressources par des moyens humains; mais seulement le ministre de
Dieu qui travaille en vue d'obtenir des avantages temporels et non le royaume de
Dieu.
58. Donc tout le commandement se
réduit à cette règle : Qu'on s'occupe du royaume de Dieu même en se pourvoyant
des choses matérielles, et qu'on ne songe point aux choses matérielles lorsqu'on
combat pour le royaume de Dieu. Par là, quand même ces ressources nous feraient
défaut, ce que Dieu permet souvent pour nous exercer, non-seulement notre
résolution n'en serait point ébranlée, mais elle n'en serait qu'éprouvée et
affermie. « Car, dit l'Apôtre, nous nous glorifions dans les tribulations,
sachant que la tribulation produit la patience ; la patience, la pureté ; et la
pureté l'espérance. Or l'espérance ne confond point, parce que la charité est
répandue en nos cœurs par l'Esprit-Saint qui nous a été donné » (Rm. V, 3-5).
Or, parmi les tribulations et les souffrances qu'il passe en revue, Paul ne
mentionne pas seulement les prisons, les naufrages et les autres épreuves de ce
genre, mais aussi la faim et la soif, le froid et la nudité (II Co. XI, 23-27).
Ne nous figurons pas toutefois en lisant cela, que le Seigneur ait manqué à ses
promesses, parce que, en cherchant le royaume de Dieu et sa ,justice, l'Apôtre a
souffert la faim, la soif et la nudité, bien qu'on nous ait dit : « Cherchez
premièrement le royaume de Dieu et sa justice, et toutes ces choses vous seront
données par surcroît. » Le médecin à qui nous nous sommes confiés sans réserve,
de qui nous tenons les promesses de la vie présente et de la vie future, sait
quand il doit, dans notre intérêt, nous accorder ou nous retirer ces ressources,
lui qui nous gouverne et nous dirige en cette vie à travers les consolations et
les épreuves, pour nous établir solidement ensuite dans le repos éternel. Et
l'homme lui-même, en retirant souvent la nourriture à sa bête de charge, ne la
néglige pas pour autant, mais travaille à lui rendre la santé.
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