Saint Auxibe
était natif de Rome, issu de parents fort riches, mais adonnés
au culte des faux dieux. Il n'avait qu'un frère, nommé
Thémistagore, bien différent d'Auxibe en mœurs et eu
toutes ses actions; car Auxibe était d'un naturel débonnaire,
honnête et civil, mais sur tout grandement chaste : vertu qui
est la base de
toutes
les autres, avec l'humilité : aussi Auxibe était-il accompli dès
son jeune âge en toutes sortes de perfections.
Son père et
sa mère le reconnaissant d'un caractère docile, et capable de
parvenir un jour à quelque degré d'honneur, ne manquèrent pas
d'avoir un soin particulier de le bien élever et de l'instruire
en tout ce que la sagesse et la prudence humaine requiert. Étant
parvenu à un âge capable de mariage, ils voulurent lui donner un
honnête et riche parti, et l'avancer de tout leur possible aux
honneurs et aux dignités. Mais Auxibe, ayant ouï souvent parler
de Jésus-Christ, aspirait au christianisme, et élevait son
esprit encore plus haut qu'aux honneurs mondains; de manière
qu'il ne voulait
point ouïr parler de cela, jugeant qu'une
femme et le tracas
d'un ménage lui seraient
autant d'obstacles pour le détourner et l'empêcher de son saint
dessein.
Cependant ses parents, qui ne désiraient rien tant que de voir
leur fils avancé, le pressaient fort et le voulaient comme
forcer : son père se servait de menaces, et sa mère usait de
belles paroles pour l'y obliger : tellement que ne sachant que
faire pour les contenter, et ne voulant pas toutefois leur
découvrir sa pensée, d'autant que c'eût été bien pis, il prit
résolution de s'enfuir, et de sortir de Rome. Il fit donc
provision d'argent, et de ce qui lui pouvait être nécessaire,
qui toutefois fut portatif, et s'embarquant sur mer, il vint à
Rhodes, et de là dans l'île de Chypre, en un village nommé le
Port, afin de s'y rafraîchir. Ce village est environ à quatre
lieues de la ville de Soles : Dieu par sa divine providence y
amenant le bienheureux Auxibe pour le salut de plusieurs. En ce
même temps, il arriva que saint Barnabé et saint Marc annonçant
l'Évangile de Jésus-Christ en ce pays-là, saint Barnabé fut
martyrisé à Constance, que l'on appelait autrefois Salamine; et
comme l'on cherchait saint Marc pour lui (aire un pareil
traitement, il s'enfuit avec Timon et Rhodon et vinrent jusqu'au
Port, où ils firent rencontre d'Auxibe, nouvellement arrivé do
Rome, qu'ils trouvèrent fort affectionné à la religion
chrétienne; mais il n'avait pas encore reçu le baptême.
Saint Marc
s'étant informé qui, et d'où il était, et de la cause de sa
fuite, et l'ayant trouvé fort disposé à recevoir le baptême, le
baptisa au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, et lui donna
le Saint-Esprit par l'imposition des mains : et après l'avoir
instruit dès mystères de la foi, et de la façon qu'il devait
tenir pour annoncer la parole divine, il l'ordonna prêtre, et
lui commanda de prêcher l'Évangile à Soles, ville de Chypre :
« Allez-y mon fils, lui dit-il, d'autant que cette ville est
abandonnée au culte des faux dieux, et qu'elle n'a jamais été
éclairée de la lumière de l'Évangile, prenez garde à ce que je
vais vous direq: « Faites en sorte que l'on ne vous reconnaisse
pas pour chrétien en ce commencement, mais faites semblant
d'être de même religion qu'eux,
vous insinuant prudemment en leur familiarité ;
ainsi vous pourrez,
avec le temps, les disposer par vos bons discours et votre bonne
vie à recevoir la doctrine évangélique. »
Saint Marc lui ayant donné ces instructions et plusieurs autres
semblables touchant la prédication de l'Évangile, le laissa là
seul, et s'en .alla
avec Timon et Rhodon en Alexandrie.
Il y avait,
proche d'une des portes de la ville, du côté de l'occident, un
temple de Jupiter, où demeurait un prêtre profane, pour faire
les sacrifices selon qu'il était ordonné. Auxibe, passant par
là, fut aperçu par ce prêtre, qui à sa mine, le reconnaissant
être étranger, l'invita charitablement en son logis, où il le
traita fort humainement et lui fit bonne chère ; et après cela,
il lui demanda qui il était, d'où il venait, et où il allait ?
Auxibe lui fit réponse qu'il était Romain, que s'étant résolu de
voir le pays, sa curiosité l'avait porté à voir la ville de
Soles, qu'on lui avait dit être une ville fort belle et fort
agréable. Alors ce prêtre lui fit offre de son logis pendant
qu'il la verrait. Auxibe voyant la grande franchise et la
courtoisie de ce prêtre, jugea qu'il ne la devait pas refuser :
de manière qu'il demeura quelque temps avec lui sans lui faire
paraître qu'il fût chrétien, ainsi que saint Marc l'avait
averti ; considérant d'ailleurs, que le diable se transformant
en ange de lumière afin de précipiter plus facilement dans les
ténèbres ceux qui lui prêtent l'oreille, il pouvait bien au
contraire feindre d'être méchant avec les méchants, pour les
retirer des ténèbres et les éclairer de la lumière céleste.
Ainsi donc,
s'étant peu à peu familiarisé avec ce prêtre, il fit si bien,
tant par sa doctrine que par sa sainte vie, qu'il lui fit
reconnaître la vérité, et lui fit quitter et détester les
sacrifices des faux dieux, pour adorer le vrai Dieu ; de sorte
qu'il se mit sous la discipline d'Auxibe, qui, redoublant son
zèle et son affection à publier le nom de Jésus-Christ par un si
heureux succès, allait et venait librement en la ville, où il se
comportait de la même manière qu'il avait fait envers ce prêtre,
prêchant avec adresse la parole de Dieu, et faisant toujours sa
retraite dans ce temple avec ce sacrificateur.
Saint Marc
étant allé à Alexandrie, y convertit et baptisa un grand nombre
de gentils, puis alla trouver l'apôtre saint Paul et lui raconta
ce qui était arrivé à saint Barnabé en la ville de Constance, et
comme il avait baptisé et ordonné le prêtre Auxibe, qu'il avait
trouvé près de Soles, où il l'avait envoyé pour annoncer la
parole de Dieu, et qu'il n'y avait point d'apôtre ni d'évêque en
Chypre. Saint Paul écrivit à l'archevêque Héraclides, et lui
commanda d'ordonner des évêques aux villes où il jugerait être à
propos, et entre autres d'ordonner Auxibe évêque de Soles, où il
travaillait fort à l'avancement de la foi de Jésus-Christ.
Aussitôt
qu'Héraclides eut reçu les lettres de l'apôtre saint Paul, il
alla chercher Auxibe, qu'il trouva dans ce temple de Jupiter,
et, lui ayant fait entendre qu'il était envoyé vers lui de la
part des apôtres, il lui dit qu'il était temps de paraître et de
mettre la lumière sur le chandelier, afin d'éclairer ce pauvre
peuple aveuglé des ténèbres de l'idolâtrie. Il l'ordonna donc
évêque de cette ville-là, lui disant qu'il ne devait pas avoir
appréhension des supplices et des tourments, d'autant que le
martyre était une marque des disciples de Jésus-Christ, auxquels
il avait dit, qu'il les envoyait comme des brebis entre les
loups ; qu'au reste il ne devait pas se mettre en peine de ce
qu'il prêcherait, puisqu'il avait encore donné cette assurance à
ses apôtres et à ses disciples, que le Saint-Esprit les
enseignerait et leur suggèrerait tout ce qu'ils devaient dire.
Après lui avoir tenu ces discours, et lui avoir lui-même donné
quelques instructions des mystères de notre foi, il le mena en
la ville, où il lui montra et lui marqua la place pour bâtir une
église, et puis l'ayant recommandé à Notre-Seigneur, il prit
congé de lui.
Alors saint
Auxibe mit courageusement la main à l'œuvre, et fit bâtir
promptement une église, qu'il dédia ; puis, y entrant, il se mit
à genoux, faisant sa prière à Dieu avec abondance de larmes, lui
demanda la grâce, la force et le courage de prêcher sa parole à
ce peuple idolâtre pour le convertir, et lui faire connaître son
erreur, en adorant Jésus-Christ seul et vrai Dieu. Après avoir
fait sa prière, il s'en alla à la place publique, où il y avait
une grande multitude de peuple, et s'adressant à eux hardiment :
« Mes frères et amis, leur dit-il, je vous prie d'ouvrir les
yeux de votre entendement et de reconnaître dans quel abîme de
ténèbres vous êtes plongés, adorant des statues de pierre et de
bois faites de la main des hommes. Elles ont bien une bouche,
mais elles ne parlent point; des yeux, mais elles ne voient
point; des oreilles, mais elles n'entendent point, et ne
flairent point le sacrifice qu'oa leur offre ; de plus elles ne
représentent que des créatures abjectes, qui se sont souillées
dans les vices et les brutalités pendant qu'elles étaient en ce
monde. Quittez, quittez ces fausses déités, et adorez
Jésus-Christ, seul et vrai Dieu, que je vous annonce maintenant.
C'est le créateur de tout l'univers, celui qui peut perdre et
sauver vos âmes, le conservateur et le refuge de tous ceux qui
croient en lui. »
Il leur tint
ces discours, et après leur avoir plus ouvertement parlé des
mystères de la foi, une grande multitude se convertirent et
crurent en Jésus-Christ, et ce qui les obligeait encore à croire
la doctrine qu'il leur prêchait, c'était les miracles que
Notre-Seigneur faisait par ses mains ; car il guérissait tous
les malades qui se présentaient à lui, chassait les diables des
possédés, et le tout au nom de Jésus-Christ, en faisant le signe
de la croix sur eux. De sorte que le bruit de ses miracles
attira tous les malades des environs de la ville, que l'on
amenait vers lui, et qui s'en retournaient sains et gaillards,
les guérissant tous en faisant le signe de la croix, ce qui
obligeait un chacun à se faire baptiser.
La splendeur
de la sainteté du saint prélat Auxibe se répandant de toutes
parts, donna jusqu'à Rome, où Thémistagore, qui avait épousé une
vertueuse femme nommée Timo, entendant parler de la vie
vertueuse et exemplaire que menait Auxibe, son frère, touché
d'un saint désir de se faire chrétien, le vint trouver à Soles
avec sa femme, où ils embrassèrent la foi chrétienne par les
bons avis de leur frère, qui leur donna le baptême et les
ordonna tous deux diacres pour servir à l'Église, après s'être
séparés l'un de l'autre par un mutuel consentement, afin de
servir Dieu avec plus de pureté et plus de liberté.
II y avait un
autre Auxibe en un certain village nommé Solopotamie, qui,ayant
nouvelle des merveilles qui se faisaient – par notre saint
prélat, vint à Soles se jeter à ses pieds et lui demanda le
baptême. Il fut fort semblable à saint Auxibe, dont il portait
le nom, car depuis qu'il eût reçu le baptême, il ne le quitta
jamais, et il s'efforça tellement d'imiter toutes ses vertus et
vécut avec une telle sainteté de vie, que saint Auxibe se
reconnaissant proche de la fin de ses jours, l'élut pour son
successeur.
Enfin ce
saint prélat ayant gouverné l'Église de Soles cinquante ans avec
une admirable sainteté, et une entière virginité qu'il garda
toute sa vie, se voyant près de la mort, fit assembler tout son
clergé, et lui ayant fait une belle exhortation, l'invitant à
demeurer ferme et constant en la foi, à garder les traditions
qu'il avait apprises de lui, et à honorer celui qu'il lui
laissait pour évêque et pasteur ; il prit la main de l'autre
Auxibe, qui était celui qu'il avait élu pour lui succéder en sa
place, et lui dit : Mon frère Auxibe, Dieu par son ineffable
bonté vous a élu prêtre, ayez soin du troupeau de Jésus-Christ,
qu'il a racheté de son propre sang. Ayant dit cela, le jeune
évêque, son disciple, donna le baiser de paix à toute la
compagnie.
Le troisième
jour après, qui fut le dix-neuf de février, ayant recommandé son
troupeau à Dieu, et donné sa bénédiction à tout le peuple qui
était accouru pour le voir, il rendit heureusement son âme à
Dieu. Son corps fut mis dans un tombeau, qu'il s'était lui-même
préparé pendant sa vie, au dehors duquel il avait écrit : Je
vous conjure de n'ouvrir ce coffre qu'après la mort de mon frère
Thémistagore. Le jour de sa mort, plusieurs furent
miraculeusement guéris de leurs maladies. Il se faisait un grand
concours de peuple au tombeau du saint pour révérer ses saintes
reliques, à cause des miracles qui s'y faisaient en si grand
nombre, que tous ceux qui étaient malades recouvraient leur
santé par son invocation et par son intercession.
Le bruit de
ses miracles courant de toutes parts, parvint jusqu'à Paphos,
qui est une ville de l'île de Chypre, d'où douze démoniaques
partirent ensemble pour visiter ses reliques à Soles. Comme
ils furent à quinze lieues près, saint Auxibe leur apparut et
les guérit tous; eux se sentant guéris coururent gaiement au
sépulcre du saint, le remerciant de la faveur qu'ils avoient
reçue, et racontèrent ce qui leur
était
arrivé. D'où vient que depuis ce temps-là- on célèbre la fête de
saint Auxibe à Paphos, où il est grandement honoré aussi bien
qu'à Soles.
Depuis la mort de saint Anxibe, son tombeau n'a point été ouvert
par respect, d'autant que saint Thémistagore, frère de ce saint
évêque, ne voulut pas être inhumé en ce même tombeau, parce,
disait-il, que son corps n'était pas digne d'être en la
compagnie d'un si précieux gage ; à quoi il obligea le clergé
par serment; et aussi à cause que saint Auxibe avait défendu
d'ouvrir son tombeau avant la mort de son frère, pour nous faire
voir combien nous sommes obligés d'honorer les saints, puisque
les saints mêmes font tant d'état des saints.
Sa vie a été
premièrement écrite par Métaphraste ; elle a été depuis
recueillie par Lipomani et par Surius. Le Martyrologe romain et
le Ménologe des Grecs fout mention de lui le 19e
jour de février, comme fait
aussi le cardinal Baronius en ses Annotations sur le Martyrologe
romain.
Pedro de
Ribadeneyra : Les
vies des saints et fêtes de toute l'année, Volume 2 ;
traduction : Timoléon Vassel de Fautereau. |