III
SAINT BASILE ORATEUR ET ÉCRIVAIN

III SAINT BASILE ORATEUR ET ÉCRIVAIN - CHAPITRE I - Les homélies sur l'Hexaemeron. - CHAPITRE II Les homélies sur les psaumes - CHAPITRE III Les sermons et homélies sur des sujets divers - CHAPITRE IV — Les écrits et la correspondance

Vie de Saint Basile
par
PAUL ALLARD

CHAPITRE I
LES HOMÉLIES SUR L '« HEXAEMERON »

Les Œuvres de saint Basile consistent en ses discours, ses écrits dogmatiques et sa correspondance. Tous les ouvrages qu'il composa ne nous sont point parvenus : au dire de Cassiodore, il écrivit des commentaires sur presque toutes les parties de l'Ecriture Sainte. Parmi les écrits mis sous son nom, plusieurs aussi, à tort ou à raison, sont contestes. J'analyserai seulement ceux dont l'authenticité ne peut faire doute : ils sont encore assez nombreux pour donner une idée de ce que fut en saint Basile l'orateur et l'écrivain.

« Basile — à dit M. de Broglie — est le premier orateur qu'au compté l'Eglise. Avant lui, Athanase avait harangué les soldats de la foi, comme un général qui monte à la brèche; Origène avait dogmatisé devant des disciples; Basile le premier parle à toute heure, devant toute espèce d'hommes, un langage à la fois naturel et savant, dont l'élégance ne diminue jamais ni la simplicité, ni la force. Nulle faconde plus ornée, plus nourrie de souvenirs classiques que la sienne; nulle pourtant qui soit plus à la main, coulant plus naturellement de source, plus accessible à toutes les intelligences. L'étude n'a fait que lui préparer un trésor toujours ouvert, où l'inspiration puise, sans compter, pour les besoins du jour. Pour ce mérite de facilité à la fois brillante et usuelle, sou condisciple Grégoire lui-même ne peut lui être comparé. L'imagination est peut-être plus vive chez Grégoire, mais elle se complaît en elle-même, et celui qui parle, entraîné à la poursuite ou de l'expression qu'il a rencontrée ou de l'idée qu'il entrevoit, oublie parfois et laisse en chemin celui qui l'écoute. La parole est encore un ornement pour Grégoire; pour Basile, elle n'est qu'une arme, dont la poignée, si bien ciselée qu'elle soit, ne sert qu'à enfoncer la pointe plus avant. Il y a du rhéteur souvent, et toujours du poète chez Grégoire. L'orateur seul respire chez Basile. »

Il était déjà en possession de tous ses moyens, quand furent prononcées, avant son élévation à l'épiscopat, ses neuf homélies sur l'Hexaemeron. Le commentaire oratoire des six jours de la création fut donné par Basile pendant une semaine de carême. Il y prêcha deux fois par jour, le matin et le soir, sauf un jour, où il ne prêcha qu'une fois. Dans ces discours, d'un tour à la fois si antique et si chrétien, « se reconnaît le génie grec, presque dans sa beauté native, doucement animé d'une teinte orientale, plus abondant et moins attique, mais toujours harmonieux et pur. » Ce sont, cependant, des discours improvisés. Cela se voit à la familiarité du trait, aux digressions où l'orateur se laisse entraîner, pour rentrer brusquement ensuite dans son sujet, à la brièveté avec laquelle il conclut son discours, s'il s'aperçoit qu'il a dépassé le temps convenable. On concevrait difficilement un meilleur modèle de prédication populaire. La pensée de l'orateur reste toujours élevée, tandis que, par la simplicité du langage, par la multiplicité des tableaux, par l'abondance des anecdotes, par le soin d'intéresser, d'amuser même, il se met à la portée des plus humbles auditeurs. Entre le discours du matin et le discours du soir, on leur laissera le temps de faire le travail de la journée. Un matin, cependant, Basile a parlé trop longuement. « Je ne m'en repens point, dit-il. Nous sommes en temps déjeune; vous n'êtes pas attendus pour le repas. Que feriez-vous jusqu'à ce soir ? Beaucoup, peut-être, joueraient aux dés, ou s'oublieraient dans les querelles que le jeu engendre. En vous retenant à l'église, je vous ai tenus loin des occasions de pécher. » L'auditoire à qui il s'adresse, dans ce hardi et familier langage, ne se composait pas d'hommes seulement : les femmes et les enfants y étaient nombreux. Quand, avant ou après le sermon, leurs voix mêlées s'élevaient pour réciter en commun la prière ou entonner des chants liturgiques, c'était, dit Basile, un bruit comparable à celui de la mer se brisant sur le rivage. Mais ce bon peuple de Césarée, si attaché à la foi orthodoxe, ne rappelle pas seulement la mer par l'agitation de la surface : Basile le loue du calme qui règne dans ses profondeurs, où l'hérésie fut toujours impuissante à soulever des tempêtes.

Il s'empare ordinairement de l'attention des fidèles par un exorde court, et comme pressé d'aller au but. Quelquefois, cependant, il procède avec plus de pompe, et la simplicité de son langage paraît plus ornée. C'est ainsi qu'au début de la sixième homélie sur l'Hexaemeron, après avoir rappelé que les anciens assistaient aux combats du stade la tête découverte, et dit que de même les chrétiens doivent apporter aux grands spectacles de la sagesse divine une âme bien préparée, il s'écrie : « Si jamais, dans la sérénité des nuits, contemplant d'un œil attentif l'inénarrable beauté des astres, vous avez pensé au Créateur de l'univers qui a semé le ciel de fleurs brillantes, et donné aux choses une utilité plus grande encore que leur beauté; ou si, pendant le jour, vous avez admiré les merveilles de la lumière, et, par une soigneuse méditation, monté des choses visibles jusqu'aux invisibles ; alors vous êtes un digne auditeur, et vous avez droit à vous asseoir dans ce noble et bienheureux théâtre. »

A aucun moment l'orateur ne perd de vue les esprits simples auxquels il s'adresse. Son auditoire est, comme ceux de tous les pays de civilisation grecque, amoureux de la parole. Bien que composé en partie d'artisans, d'illettrés, il est capable de supporter mieux peut-être qu'un auditoire de nos jours le long développement des idées. On le devine sensible à l'enchaînement logique des raisonnements et h la musique des mots. Mais Basile sait que ses ouailles ont besoin avant tout de leçons pratiques. Dans sa première homélie, où il commente ces mots du texte sacré : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre, » il oppose aux systèmes flottants des philosophes, contredits ou détruits les uns par les autres, l'autorité des immuables paroles qui impriment dans l'âme comme un sceau indélébile le nom de Dieu. Dans la seconde, où il montre le Créateur débrouillant le chaos, il s'attaque à la fois aux sophistes qui soutenaient l'éternité de la matière, et aux hérésies, « celte pourriture des Églises, » qui, avec Valentin, Marcion, Mânes, personnifiaient le mal et les ténèbres pour en faire le principe mauvais opposé à Dieu. Dans la troisième, il s'élève en passant contre l'abus des explications allégoriques de la Sainte Ecriture. La quatrième s'ouvre par un exorde où il fait le procès aux villes, nombreuses alors, dont la population oubliait tout, commerce, industrie, devoirs de famille, pour les jeux du cirque et les représentations théâtrales. La cinquième, à propos de la création des plantes, lui donne lieu de rajeunir, par les traits les plus saisissants, l'antique lieu commun sur la prospérité des puissants et des riches, qui se fane comme l'herbe : « hier des honneurs, des gouvernements, des soldats, le héraut annonçant sa venue, des licteurs précédant ses pas, le pouvoir d'ordonner coups, confiscations, exils; cette nuit, la fièvre, la pleurésie, une congestion pulmonaire : et voilà un homme enlevé du milieu des hommes, la scène vide de celui qui la remplissait, sa gloire évanouie comme un songe ! » La sixième homélie, qui traite de la création des astres, conduit Basile à réfuter les rêveries des astrologues, à en montrer le péril pour la moralité publique, et à défendre la liberté et la responsabilité humaines par des arguments qui gardent toute leur valeur contre le moderne déterminisme.

Amené par son sujet à passer en revue toute la création, planètes, mers, plantes, oiseaux, poissons, reptiles, quadrupèdes, et à chercher dans chacune des créatures de Dieu une raison de le louer, Basile se trouve décrire la nature, telle qu'on la connaissait de son temps. C'est, en quelque sorte, l'astronomie, la physique, l'histoire naturelle, qu'il résume pour ses auditeurs. Sans doute, les erreurs sont nombreuses. Les sciences naturelles de ce temps offraient d'énormes lacunes, acceptaient sans les vérifier d'étranges hypothèses, et demeuraient resserrées entre les bornes les plus étroites. Il serait aisé de le montrer par les discours mêmes de Basile. Mais en avons-nous le droit ? L'enchaînement des idées, la trame solide et sobre du raisonnement, dans la première homélie sur l'Hexaemeron, fait songer à Descartes: se souvient-on de ce qu'était la physique de Descartes, et de quelles hypothèses se contentait quelquefois son génie ? Qui sait même si plusieurs de celles qui font la gloire de la science moderne seront encore acceptées de nos descendants ? Il vaut mieux voir dans l'Hexaemeron ce qui s'y trouve en effet : un tableau du monde créé, où bien des détails pourraient être corrigés, mais où se montre une information très vaste, où abondent les images splendides et les peintures délicates, et qui annonce le Traité de l'existence de Dieu de Fénelon ou quelques-uns des plus beaux chapitres du Génie du christianisme.

On comprend tout ce qu'un esprit pratique comme celui de Basile devait, dans un tel cadre, placer d'utiles conseils et d'allusions ingénieuses. Les auditeurs suivaient avec ravissement ses descriptions ; tout à coup, un trait moral s'en dégageait, et l'un ou l'autre le recevait en plein cœur; les créatures sans raison devenaient au besoin les moniteurs de l'homme. L'indifférence ou la cruauté de certains oiseaux pour leurs petits, qu'ils abandonnent ou rejettent du nid dès qu'ils les voient en état de voler, lui est une occasion d'avertir les pères dénaturés qui, par avarice, vendent leurs enfants, ou par caprice leur font une part inégale. Le veuvage fidèlement gardé par la tourterelle lui sert à faire rougir les femmes chrétiennes trop empressées à de nouvelles noces. S'il décrit, de façon charmante, la construction d'un nid d'hirondelle, bâti d'un peu de paille et d'un peu de boue, c'est pour apprendre aux plus pauvres à ne pas désespérer de la Providence. Les soins prodigués par les jeunes cigognes aux vieilles prêchent la piété filiale. Les services que rendent, dit-on, les corneilles aux cigognes voyageuses condamnent ceux qui manquent aux devoirs de l'hospitalité et ferment en hiver leur porte au voyageur. Les oies du Capitole, elles-mêmes, ne sont pas oubliées : allusion rare chez Basile à l'histoire romaine. La nature est ainsi, pour l'orateur de Césarée, « une ample comédie aux cent actes divers, » dont le dénouement est toujours une leçon de morale.

L'homélie VII, sur les habitants des eaux, est pleine de conseils ingénieusement tirés des mœurs des poissons. Un auditoire composé de Cappadociens devait les écouter avec d'autant plus d'intérêt qu'il était, par l'éloignement, plus étranger aux choses maritimes, et que beaucoup des récits de Basile avaient pour lui l'attrait de la nouveauté. Quand celui-ci, par exemple, après avoir décrit la migration de certains poissons, « à l'époque de la ponte passant comme un torrent de la Propontide dans le Pont-Euxin, » disait : « J'ai vu ces choses, et j'ai admiré la sagesse de Dieu, » tous les regards devaient s'attacher sur l'orateur, ajoutant à ses enseignements de théologie ou de morale le poids de son expérience de voyageur. Ce qu'il cherche surtout à prouver, dans cette homélie et dans les deux suivantes, c'est la théorie des causes finales et des harmonies providentielles. Tout organe, dans la nature, est adapté à une fin, qui est la conservation de chaque espèce par les moyens qui lui sont propres. De là, le sentiment obscur qui pousse les poissons à chercher des eaux plus douces pour y déposer leurs œufs; de là la structure différente des oiseaux, selon qu'ils sont destinés à s'élever dans les airs ou à nager sur les étangs, à saisir leur nourriture au vol ou à la chercher dans la vase; de là l'organisation merveilleuse et la discipline extraordinaire de la monarchie des abeilles et de la république des fourmis; de là, chez les quadrupèdes, la rapidité avec laquelle se multiplient les plus faibles et les plus exposés à la destruction, et la stérilité relative des puissants carnassiers; de là surtout l'instinct des animaux, qui leur indique la pâture qui leur convient, au besoin les herbes qui les guérissent, « et compense par une surabondance de sensibilité la raison dont ils sont privés. »

Mais l'instinct des animaux sert à l'orateur pour inculquer encore une autre vérité. Cet instinct est vraiment admirable. Il tient lieu de mémoire au chien qui, refusant toute nourriture, se laisse mourir de faim sur le tombeau de son maître. Chez le chien de chasse, habile à démêler les pistes les plus compliquées, « sans être la raison, il procède parfois à la façon du raisonnement. » On peut dire que, dans la plupart des cas, l'instinct est pour l'animal un guide infaillible. N'est-ce pas l'image obscure de la loi naturelle, guide non moins infaillible de la raison humaine, de la conscience morale, contre lequel on ne peut invoquer l'ignorance, et auquel on ne résiste pas sans un abus coupable de la liberté ? « Nous n'avons pas le droit de nous excuser en disant que nous n'avons lu nulle part le précepte : la nature a suffi à nous l'enseigner. Sais-tu quel bien tu dois faire à ton prochain ? Celui que tu voudrais qu'un autre te fît. Sais-tu quel mal (tu ne dois pas lui faire) ? Ce que tu ne voudrais pas souffrir d'autrui. Personne n'a enseigné aux animaux les racines qu'ils doivent brouter, l'herbe qui leur est profitable. Mais chacun d'eux l'a appris de la nature, par une admirable correspondance de la nature avec ses besoins. Il y a de même des vertus naturelles auxquelles l'âme est obligée, non par l'enseignement des hommes, mais par la nature même.... C'est pourquoi, quand saint Paul nous dit : « Fils, aimez vos pères. Pères, n'excitez pas la colère de vos fils, » il ne dit rien de nouveau, puisque la nature l'avait déjà dit. Mais il noue d'un lien plus fort l'obligation naturelle. » Ainsi le pieux orateur, selon son expression, « conduisait par les choses visibles et sensibles, comme on conduirait par la main, ses auditeurs jusqu'à la contemplation des choses invisibles, » et les faisait monter par degrés de l'étude des créatures jusqu'aux sommets les plus élevés de la philosophie et de la religion.

Nous avons essayé de caractériser, plus encore que d'analyser, les célèbres discours de saint Basile sur l'Hexaemeron. On ne sait pourquoi il ne les termina pas, et s'arrêta à l'œuvre du cinquième jour. Le discours sur la création de l'homme manque, et certainement ne fut pas prononcé, car saint Grégoire de Nysse se crut obligé de l'écrire, pour compléter l'ouvrage inachevé de son frère. Peut-être une des fréquentes maladies qui éprouvèrent Basile l'avait-elle obligé d'interrompre brusquement cette station de carême, et comme les sermons en étaient improvisés, rien ne se retrouva dans ses papiers de celui qu'il n'avait pas prêché. Quoiqu'il en soit, il est facile de comprendre l'impression produite par cette prédication si originale sur le peuple de Césarée. On ne sera pas surpris que l'antiquité chrétienne tout entière ait admiré un travail à bien des égards très neuf, où le grand style de Basile se développe dans tout son éclat, et où il fait preuve non seulement des plus hautes qualités du théologien et de l'orateur, mais encore d'une science aussi complète qu'on pouvait la posséder à son époque. « Quand je prends en main son Hexaemeron, s'écrie saint Grégoire de Nazianze, je me sens uni au Créateur, et il me semble que je connais mieux les raisons de la création. » Saint Ambroise fera de ce recueil un éloge plus grand encore, en l'imitant dans son propre Hexaemeron. Peut-être en possédait-on des cette époque une traduction latine : nous savons au moins, par Cassiodore, qu'il en existait une au Ve siècle : une autre traduction fut faite, au VIe siècle, par Denys le Petit.

CHAPITRE II
LES HOMÉLIES SUR LES PSAUMES

Une autre série de sermons est généralement attribuée à l'époque où Basile était encore simple prêtre. Ce sont les homélies sur les psaumes. Tillemont pense que le grand orateur expliqua au peuple de Césarée tout le psautier. Mais il ne reste de ce vaste commentaire, si en effet il fut donné, que treize homélies dont l'authenticité soit incontestable. Ce sont moins des discours que des méditations ou, comme eût dit Bossuet, des élévations. Dans chacune d'elles, Basile commente, verset par verset, le texte d'un psaume. De telles compositions, qui n'ont pas de plan arrêté, se prêtent peu à l'analyse. Le ton n'est plus celui de l'Hexaemeron. Les raisonnements calmes et précis, les pieuses effusions, y remplacent les tableaux brillants. Cependant on y peut encore noter bien des traits de mœurs. Basile est aussi hardi dans la chaire de Césarée que Jean Chrysostome dans celle d'Antioche ou de Constantinople. Par la encore, il se montre vraiment prédicateur populaire.

Dans la foule qui se presse pour l'entendre, que de types divers ! Les riches sont en grand nombre : Basile, qui les connaît tous, qui sait l'histoire de chacun, n'est pas tendre pour eux. Il faut avouer que ceux qu'il flagelle l'ont souvent mérité. Il y a les orgueilleux. Ceux-ci quelquefois sont des bienfaiteurs de la cité; ils l'embellissent, suivant l'usage antique, en y construisant des muraille, des forums, des gymnases, des aqueducs : mais ils gâtent leurs bienfaits par une vanité ridicule. Partout s'étalent leurs noms et les inscriptions célébrant leur munificence. D'autres ont la vanité moins inoffensive : ils dépensent leur fortune à donner au peuple l'immoral et cruel spectacle des combats d'animaux et de bestiaires. Viennent ensuite les voluptueux, qui se traînent dans la boue des plaisirs sensuels. Toute une homélie (la seconde sur le psaume XIV) est dirigée contre les usuriers. Ceux-ci spéculent sur la misère publique, perçoivent mois par mois l'intérêt des sommes prêtées, et, « plantant sans terre, moissonnant sans épis, » font rendre à leur argent dix, quelquefois cent pour cent. Mais, avec la sûreté habituelle de son jugement, Basile, s'il maltraite les mauvais riches, ne condamne pas la richesse. L'argent est sans doute pour lui « l'origine des maux, la cause des guerres, la racine des haines; » cependant la possession en est légitime, à condition de se souvenir « qu'il coule dans la main comme l'eau, » et par conséquent de n'y pas attacher son cœur. Ce n'est pas un bien en soi : il ne mérite ni l'admiration ni l'amour : mais c'est un utile serviteur, un valable instrument, dont il est licite d'user.

La sollicitude de Basile est surtout pour les petits, pour ces pauvres gens dont il a reçu les confidences, qu'il verra peut-être passer clans les asiles ouverts par lui à toutes les misères. Il leur apprend à ne pas se scandaliser de l'inégale répartition des biens de ce monde. Il leur enseigne à s'incliner, en ceci comme en toutes choses, devant les insondables jugements de Dieu. Il essaie de leur faire comprendre les avantages relatifs de la pauvreté. Il leur prêche surtout le travail, et leur recommande avec la plus grande énergie de fuir les emprunts. Mieux vaut vendre son superflu, retrancher tout luxe, que de se lier à une dette. Mieux vaut accepter un labeur manuel, louer ses services, mieux vaudrai t même mendier, que de tomber aux mains des usuriers. « J'ai vu, spectacle lamentable, des enfants de naissance libre conduits par leurs pères sur le marché, et mis en vente, afin de rembourser un prêteur ! » On sent qu'ici — et, dans un autre endroit, à propos des femmes esclaves, — Basile touche à des plaies vives.

Dans les homélies sur les psaumes se rencontrent de très beaux passages, où les plus hautes intelligences et les âmes le plus délicates chercheront leur pâture. Mais le caractère pratique, populaire, domine dans l'ensemble. « Ces brèves paroles que je vais dire importent beaucoup à la conduite de la vie. » Une fois, bien qu'il donne ordinairement peu à l'imagination, Basile semble lui emprunter ses couleurs les plus voyantes pour peindre le tableau du Jugement dernier :

« Quand tu es tenté de quelque péché, pense au terrible et insoutenable tribunal du Christ. Là, sur un trône sublime, préside le Juge. En sa glorieuse présence toute créature est debout, tremblante. Nous lui serons tous amenés, pour rendre compte chacun de nos œuvres. Autour des pécheurs se pressent des esprits horribles et lugubres; leurs yeux jettent des flammes, leur bouche souffle le feu, et trahit la cruauté de leur âme ; leur visage, où se lit leur haine pour l'homme, est sombre comme la nuit. Figure-toi, ensuite, un abîme profond, des ténèbres impénétrables, un feu qui brûle sans lumière; puis une race de vers, venimeux, carnivores, mangeant toujours, jamais rassasiés, et dont la morsure cause d'intolérables douleurs; enfin, supplice pire que tous les autres, la honte sans fin, l'opprobre éternel. Crains cela, et, instruit par cette crainte, retiens d'un frein puissant ton âme entraînée vers les concupiscences mauvaises. »
On croirait voir déjà quelqu'une de ces fresques terribles, que les artistes du moyen âge ont peintes aux murs des cathédrales.

Ces images vives, saisissantes, les conseils pratiques, les allusions, contribuaient sans doute non moins que les raisonnements serrés et les élévations mystiques à retenir l'auditoire autour de Basile. Une fois, il se plaint de la mauvaise tenue de son peuple; mais une autre fois il lui rend un témoignage tout différent. Il montre les fidèles assemblés dans l'église depuis minuit, et y trompant l'attente par le chant des hymnes ; vers midi seulement Basile, qui avait prêché ou officié dans un autre sanctuaire, pourra monter à l'ambon. Un tel empressement et une telle patience de ses fidèles méritaient que, pour les instruire, il fît violence à la faiblesse de sa santé, dont il ne cesse de se plaindre. « En vous voyant, — leur dit-il, clans une de ces images hardies et ingénieuses où il excelle, —je pense à quelque enfant déjà robuste, mais non encore sevré, qui cherche la mamelle de sa mère; celle-ci sent que les sources du lait sont maintenant taries, et cependant elle lui offre encore son sein, non pour le nourrir, mais pour le calmer. Ainsi moi, sans forces, accablé par mes infirmités corporelles, cependant je vous parle; non qu'un grand plaisir soit réservé à ceux qui m'entendront, mais parce que la grandeur de votre amour est telle, qu'il sera satisfait du seul sonde ma voix. »

CHAPITRE III
LES SERMONS ET HOMÉLIES SUR DES SUJETS DIVERS

On assignerait difficilement à une époque précise de la vie de saint Basile les sermons et homélies sur des sujets divers, qui forment une des parties les plus intéressantes de son œuvre oratoire. Quelques-unes de ces pièces peuvent se rapporter avec certitude ou au moins avec vraisemblance au temps de sa prêtrise ; d'autres paraissent appartenir à celui de son épiscopat; la plupart sont difficiles à dater.

Elles se rangent aisément sous des rubriques diverses. Les unes sont proprement théologiques. Un grand nombre sont plutôt des traités de morale religieuse. Il en est enfin dont le caractère est surtout historique.

L'homélie sur la foi, l'homélie sur les premières paroles de l'Évangile selon saint Jean, et celle qui est dirigée « contre les Sabelliens, Arius et les Anoméens, » sont des pages de controverse théologique, ayant pour objet la défense de l'orthodoxie menacée par la grande hérésie du IVe siècle. Dans « l'exhortation au baptême, » le caractère pratique et populaire l'emporte, au contraire, sur l'explication du dogme. Ce que l'orateur se propose est moins de faire comprendre à ses auditeurs la nature de la régénération produite par le sacrement, que de les exhorter à ne pas en différer la réception. On sent l'impatience avec laquelle la logique supérieure de Basile — comme celle de Grégoire de Nazianze et des autres Pères de ce temps — supportait les misérables arguties qui, dans tous les rangs de la société (dans les plus élevés surtout), servaient à justifier le retard du baptême :

« Tu as reçu la foi dès l'enfance, et tu attends jusqu'à la vieillesse pour devenir chrétien !... Si j'annonçais aujourd'hui que je vais faire dans l'église une distribution d'argent, vous ne me remettriez pas à demain, mais vous accourriez, impatients de tout délai.... Si vous étiez esclaves, et que l'on vous annonçât l'affranchissement, avec quelle hâte, entraînant les patrons, suppliant les juges, vous viendriez vous soumettre au soufflet libérateur, qui vous dispensera de toute crainte de coups à l'avenir !... Tu es jeune ? Reçois dans le baptême le frein qui maîtrisera ta jeunesse. Tu es vieux ? Prends garde de ne pas avoir à temps le viatique.... Mais je connais la cause inavouée de vos délais : les choses parlent assez d'elles-mêmes. Laissez-moi, dites-vous, jouir de honteuses voluptés, laissez-moi me rouler dans la boue, ensanglanter mes mains, prendre le bien d'autrui. Le jour viendra où j'en aurai fini avec tout cela, et où je demanderai le baptême.... C'est le démon qui dit par ta bouche : aujourd'hui à moi, demain à Dieu.... Aujourd'hui tu peux agir, tu passes ta jeunesse dans le péché ; quand tes organes seront affaiblis, tu offriras à Dieu les restes d'un corps usé.... Mais qui t'a garanti la durée de la vie ? Ne vois-tu pas des enfants, des hommes dans la force de l'âge, soudainement enlevés ? Pourquoi attends-tu que la fièvre te contraigne à demander le baptême ? Alors tu ne pourras plus prononcer les paroles salutaires, ou ton cerveau malade ne pourra plus les entendre : quand ni tes mains ne seront capables de se lever vers le ciel, ni tes pieds de te supporter, ni tes genoux de se plier pour la prière, quand tu ne pourras plus ni te faire instruire, ni confesser tes péchés, ni faire ta paix avec Dieu, ni renoncer au démon, ni peut-être recevoir avec intelligence l'initiation chrétienne ; quand les personnes présentes douteront si tu as senti la grâce qui t'était donnée, ou si tu as reçu sans connaissance le sacrement. »

Dans la seconde série de ses homélies, Basile exhorte les fidèles aux vertus et aux pratiques du christianisme, réprimande leurs vices, et leur apprend à méditer la parole de Dieu. L'un de ces discours a été prononcé lors de la famine qui, en 367 ou 368, affligea la Cappadoce, et dont nous avons parlé ailleurs. Peut-être les homélies sur l'avarice, sur les riches, furent-elles composées à la même époque, ainsi que celle où l'orateur démontre que « Dieu n'est pas l'auteur des maux. » Ne pouvant analyser tous les discours religieux et moraux de saint Basile, je m'arrêterai de préférence au groupe d'homélies qui traitent de l'usage et de l'abus des richesses, et au célèbre discours sur la lecture des auteurs profanes. Ce sera l'occasion d'étudier quelques-unes des idées économiques, sociales et littéraires du vénérable orateur.

Saint Basile enseigne que la richesse a été donnée à quelques hommes comme un dépôt. De ce dépôt ils sont moralement obligés de faire usage. Ils n'ont pas le droit de le garder pour eux seuls.

Il y a deux manières de le garder : celle des avares et celle des prodigues. Aux premiers Basile s'adresse avec une extrême sévérité. « A qui fais-je injure ? je ne conserve que ce qui est à moi. — Et quelles choses, dites-moi, sont à vous ? Vous ressemblez à celui qui, ayant occupé une place au théâtre, empêcherait d'entrer tous les autres spectateurs, pensant avoir en propre ce qui est fait pour l'usage commun. Tels sont les riches avares. Ils ont occupé les premiers ce qui est commun à tous, et s'autorisent de cette « préoccupation « pour se le réserver. Et cependant, si chacun se contentait du nécessaire et donnait son superflu aux indigents, il n'y aurait ni riche ni pauvre.... Est-ce que Dieu, en faisant une inégale répartition des biens de ce monde, aurait été injuste ? A-t-il voulu que celui-ci fût pauvre, pendant que tu es riche ? n'a-t-il pas voulu plutôt te faire gagner la récompense d'une fidèle administration des richesses qui te sont confiées, tandis que cet autre obtiendra le prix dû h sa patience ?... L'avare est un spoliateur. Il s'est approprié ce qu'il avait reçu pour le distribuer. Si l'on appelle voleur l'homme qui arrache à quelqu'un son vêtement, quel nom donner à celui qui, pouvant revêtir son frère nu, ne l'a point fait ? Ce pain que tu gardes, il appartient à l'affamé; cet habit que tu enfermes dans ton coffre, il appartient à cet homme sans vêtement ; cette chaussure qui pourrit chez toi, elle appartient à celui qui va nu-pieds; cet argent que tu tiens enfoui, il est aux pauvres. Tu es injuste en proportion de ce que tu pouvais donner aux hommes. »

Le riche, cependant, se défend d'une épargne immodérée, en invoquant ses devoirs envers ses enfants. Basile le poursuit dans ce dernier retranchement. « Tu dis que la conservation de tes richesses est nécessaire à cause de tes enfants. Excuse spécieuse pour ton avarice; tu allègues tes enfants pour défendre ta passion... N'oubliez pas que la richesse est pour beaucoup de gens une occasion de péché : prenez garde que cela ne cause un jour la perte de vos enfants. D'ailleurs, est-ce que votre âme ne vous est pas plus proche que vos enfants eux-mêmes ? Donnez-lui donc, puisqu'elle est la première, la part principale dans votre héritage ; vous partagerez entre vos enfants le reste de votre fortune. Il y a même bien des enfants qui, n'ayant hérité d'aucun patrimoine, ont su se créer de bonnes maisons; mais votre âme, si vous ne l'aidez, qui aura pitié d'elle ? » Ces paroles permettent de ramener à une mesure exacte ce qui, dans la citation précédant celle-ci, aurait pu paraître excessif. Basile ne dit que ce que diront après lui, parfois même en termes plus âpres, saint Jean Chrysostome, saint Ambroise, saint Augustin, ce que rappelleront, avec la précision de leur langage, les maîtres de la chaire chrétienne au XVIIe siècle, les Bossuet, les Bourdaloue. S'il fait au riche un devoir de partager son patrimoine avec les pauvres, c'est du devoir de l'aumône, largement entendu, qu'il parle. Bourdaloue s'exprimera de même, quand il inculquera aux chrétiens de son temps l'obligation « de pourvoir à l'indigence et à la nécessité du prochain, et par titre de justice et par titre de charité. » Mais Basile ne demande ni la destruction des fortunes, ni l'abolition de l'héritage. Comme on vient de le voir, il reconnaît expressément aux pères de famille le droit de laisser celui-ci à ses enfants, après l'avoir allégé de tout ce qu'exigé la charité, c'est-à-dire, selon le mot de Bossuet, résumant avec sa forme et sa concision habituelles la doctrine de ses prédécesseurs, après avoir « suppléé au défaut par l'abondance, » et « acquitté les assignations que Dieu a données aux nécessiteux sur le superflu des opulents. »

Cependant on doit reconnaître que les moralistes chrétiens du IVe siècle, et Basile avec eux, ne voyaient pas clairement le rôle nécessaire que le capital aurait un jour dans la société chrétienne, et ne devinaient pas ce que peut la conservation et l'accroissement de celui-ci pour la prospérité générale, par conséquent pour l'amélioration du sort des petits et des pauvres. C'est que la science économique n'était pas encore née; c'est peut être aussi que le capital industriel se confondait en grande partie, à cette époque, avec la possession et le travail des esclaves, et ne profitait guère qu'à la classe restreinte des maîtres. Et le produit de ce travail s'accumulait souvent, avili et stérile, au lieu de se répandre; Basile l'indique d'un mot, quand il parle des vêtements qui s'entassaient dans les coffres des riches, et des chaussures qui « pourrissaient » dans leurs armoires; c'était le trop-plein du travail de leurs esclaves.

Si Basile, cependant, ne paraît pas, selon nos idées modernes, estimer l'épargne à sa juste valeur, il n'est pas un économiste qui n'approuvera, même de nos jours, les critiques qu'il dirige contre le luxe. Elles sont d'autant plus justifiées que ce luxe (on le voit par ses paroles mêmes) est surtout celui qui résulte soit de la présence, soit du travail des esclaves, et résume des forces incalculables stérilement gaspillées pour le bien-être, l'amusement ou la vanité de quelques-uns. « Je ne saurais assez m'étonner qu'on ait pu imaginer tant d'inutiles manières de dépenser son argent. » Passe alors sous nos yeux le tableau cent fois tracé du luxe antique: le cortège somptueux du riche en voyage, avec ses chars incrustés de métaux précieux, la multitude des mules rangées par couleurs, les troupes de chameaux chargés de bagages, les chevaux revêtus de housses de pourpre et harnachés d'or et d'argent; « le nombre infini des esclaves, » représentant tous les métiers, tous les arts et tous les plaisirs; les maisons étincelantes de marbres, lambrissées d'or, pavées de mosaïque, et où « toute la place laissée par la mosaïque est remplie par des peintures de fleurs; » la parure des femmes; les mains innombrables qui y sont occupées. Que de ressources dérobées au travail utile où à l'aumône ! « Ceux qui jugent prudemment ne devraient pas oublier que l'usage des richesses nous a été concédé pour les employer, non pour les faire servir à nos plaisirs. » Le premier de leurs emplois, c'est d'assister les pauvres. « Comment peux-tu posséder des lits d'argent, des tables d'ar gent, des couches et des sièges d'ivoire, quand le vestibule de ta maison est assiégé par d'innombrables pauvres, dont tu entends la plainte lamentable ?... L'anneau de ton doigt suffirait à payer leurs dettes, ou à relever leurs masures croulantes ; un seul de tes coffres à vêtements contient de quoi réchauffer tout un peuple qui tremble de froid.»

Ceux que Basile poursuit de ces éloquentes paroles sont pour la plupart îles chrétiens oublieux d'un seul devoir, et scrupuleux à remplir les autres. « J'en connais qui jeûnent, prient, gémissent sur leurs péchés, accomplissent toutes les œuvres de piété qu'ils peuvent faire sans dépense, et n'offrent jamais une obole aux indigents. » Mais il est d'autres riches qui à l'avarice joignent l'injustice. Les paroles qui suivent en disent long sur les misères du temps. « Les richesses de ceux-là, personne ne peut en soutenir le poids : tout cède à leur tyrannie : leur puissance est formidable à tous. Ceux à qui ils ont fait tort songent plus à se préserver de nouveaux dommages qu'à tirer vengeance des premiers. Ce riche a des jougs de bœufs pour labourer, ensemencer, moissonner des champs qui ne sont pas à lui. Si tu résistes, il frappe; si tu te plains, il te poursuit pour injure, te fait condamner à la servitude, jeter en prison : les faux témoins sont prêts, dont les paroles mettront ta vie même en péril. Tu te trouves heureux si tu peux enfin acheter de lui ton repos. » Pour ces oppresseurs, Basile est sans pitié ; il met sous leurs regards le tableau terrible de leur dernier jour, où « partout où ils tourneront les yeux, ce sera pour apercevoir l'image de leurs crimes : ici, les larmes des orphelins, là, les gémissements des veuves, ailleurs les pauvres portant encore les traces des coups reçus, les esclaves couverts de contusions, les voisins exaspérés: toutes ces choses se tournent contre eux, et les enferment dans un cercle d'actions coupables. »

De ceux-là mêmes, cependant, Basile ne veut pas désespérer. Il en a parmi ses auditeurs. Il s'efforce de « parler à leur cœur de pierre, » et leur prodigue les exhortations, les raisonnements, tout ce qui peut convaincre et toucher. Si l'on veut voir jusqu'où Basile est capable de pousser le pathétique, lorsqu'il plaide la cause des pauvres, qu'on lise, dans son homélie sur les avares, le tableau du père de famille réduit par la misère à vendre ses enfants. C'est un vrai drame, comme les temps antiques en ont vu, comme, même dans les périodes d'extrême misère, les sociétés modernes, que la charité persévérante de l'Église a depuis tant de siècles guéries de la plaie de l'esclavage, n'en connaîtront jamais.

« Comment vous mettrai-je sous les yeux les angoisses du pauvre ? Ayant tout compté, il vient de reconnaître qu'il n'a pas, qu'il n'aura jamais d'argent, et que son chétif mobilier vaut à peine quelques oboles. Que faire ? Il tourne enfin ses yeux vers ses enfants, et se dit qu'en les mettant en vente sur le marché, il acquerrait quelque ressource pour se sauver de la mort imminente. Contemplez le combat qui se livre entre les tortures de la faim et l'amour paternel ! La faim lui montre la mort terrible qui l'attend, la nature le retient, et l'exhorte à mourir alors avec ses enfants : poussé dans un sens, dans un autre, il succombe enfin sous l'implacable étreinte de la misère. Mais quel nouveau combat remplit l'âme de ce père ! Lequel vendrai-je le premier ? Lequel tentera davantage le marchand de blé ? Prendrai-je l'aîné ? Mais je respecte en lui le droit d'aînesse. Choisirai-je le plus jeune ? J'ai pitié de son âge, qui ne comprend pas encore la souffrance. Celui-ci est l'image vivante de ses parents : celui-là montre d'excellentes dispositions à s'instruire. Terrible incertitude ! Ou me tourner ? sur lequel tomberai-je ? contre lequel prendrai-je une âme de bête ? pour lequel oublierai-je la nature humaine ? Si je les garde tous avec moi, je les verrai tous mourir de faim. Si je vends l'un d'eux, de quels yeux regarderai-je les autres, qui me considéreront comme traître et perfide ? Comment habiterai-je une maison où j'aurai fait moi-même une place vide ? Comment m'approcherai-je d'une table, dont la nouvelle abondance aura une telle cause ? Enfin, après avoir beaucoup pleuré, le père met en vente le plus aimé de ses fils. Son affliction ne t'émeut pas. Quand la faim presse ce malheureux, tu prolonges son tourment par tes hésitations et tes ruses. Il t'offre ses entrailles, en échange de quelque nourriture : non seulement, au moment de le payer, ta main n'est pas frappée d'immobilité, mais tu marchandes sur le prix, l'efforçant de tirer un bénéfice de ce marché horrible ! Ni larmes ne t'émeuvent, ni gémissements ne t'attendrissent : inflexible, implacable, tu vois une seule chose, l'or! »

On se figure l'effet de telles paroles sur un auditoire pour qui les scènes si puissamment décrites étaient de l'histoire contemporaine, et où plus d'un, peut-être, pouvait nommer des acteurs de ces drames trop réels. Privée du mouvement, du geste, de l'action oratoire, cette éloquence, où tant d'émotion se mêle à tant d'art, nous trouble encore après quinze siècles. Saint Jean Chrysostome, si hardi à attaquer sans ménagement les mœurs de son temps, ne porte pas plus hardiment le fer dans des blessures saignantes. Aussi ne sera-t-on pas surpris que la page que nous venons de citer ait été tout de suite célèbre : saint Ambroise, placé devant les mêmes plaies sociales, ne trouvera rien de mieux à faire que de la traduire, traduction libre et frémissante, aussi belle que l'original.

On se rend compte de la souplesse du génie de Basile en lisant, après ces véhéments discours, une autre homélie, non moins célèbre dans l'antiquité, qui expose des idées d'une nature très différente, et sur un tout autre ton. C'est le discours « aux jeunes gens sur la manière d'étudier avec fruit les écrits des païens. »

S'il pouvait subsister des doutes sur la légitimité de l'emploi des classiques païens dans l'éducation, la lecture de ce discours suffirait à les dissiper. Basile ne pose pas la question, qui lui paraît résolue d'avance. Il y avait cependant, de son temps, des chrétiens qui voyaient un danger pour la foi dans l'étude des lettres profanes. Quelques-uns parmi eux avaient été jusqu'à se réjouir de l'édit de Julien interdisant aux professeurs chrétiens de commenter les écrivains helléniques, et, tout en considérant comme un bienfait de la Providence la mort rapide de ce prince, de toutes ses réformes avaient regretté celle-là. On les avait entendus se plaindre de ce que les classiques païens eussent recommencé, sous le règne de son successeur, à être enseignés dans les écoles chrétiennes. Socrate, dans la première moitié du Ve siècle, rapporte ce propos, et se croit obligé de le réfuter longuement, en des pages qui sont parmi les meilleures de son Histoire ecclésiastique. Saint Basile ne fait même pas allusion aux esprits étroits qui soutiennent de telles idées. Peut-être n'y en avait-il pas à Césarée; ou peut-être dédaignait-il de discuter avec eux.

Aussi entre-t-il franchement dans son sujet, sans s'arrêter aux alentours. Toute la vie présente, dit-il à ses jeunes auditeurs, n'est qu'une préparation à la vie future. Cette vie future, c'est la parole de Dieu, contenue dans les Saintes Ecritures, qui nous la révèle. Mais des adolescents ne sont pas capables de les comprendre. Ils doivent s'y préparer en formant leur intelligence par l'étude des poètes, des historiens et des rhéteurs. Ils s'accoutumeront ainsi à regarder de loin la vérité : semblables à des gens qui, après avoir contemplé d'abord le soleil réfléchi dans l'eau, osent lever les jeux ensuite vers l'astre rayonnant.

Comment et avec quelle pensée faut-il lire les classique» païens ?
Saint Basile veut que les jeunes gens apportent à cette étude les plus grandes précautions. Dans les poètes, il faut éviter tout ce qui est de mauvais exemple, et, quand ceux-ci chantent le vin ou la volupté, quand ils exposent les fables mythologiques, quand ils célèbrent les adultères et les amours éhontées des dieux, se boucher les oreilles comme Ulysse devant le chant des Sirènes. Les historiens mêmes doivent être lus avec défiance, ceux-là surtout qui écrivent principalement pour plaire. Dans les rhéteurs, il faut éviter d'apprendre l'art de mentir. En toutes ces matières, l'étudiant devra imiter l'abeille, qui ne se pose pas indifféremment sur toutes les fleurs, et, dans celles mêmes où elle puise, ne recueille pas tout sans choix. Ou encore il doit faire comme celui qui cueille la rose, en ayant bien soin de ne pas se piquer les doigts aux épines.

Ces précautions prises, dans quel but doit-on lire ? D'abord pour orner et former sou esprit. « La destinée d'un arbre est de donner son fruit en temps opportun : cependant les feuilles qui s'agitent autour des branches lui forment une parure. Ainsi le fruit essentiel de l'âme est la vérité, mais le vêtement extérieur de la sagesse ne doit pas être méprisé : il ressemble à ces feuilles qui prêtent au fruit une ombre utile et un gracieux ornement. C'est ainsi que le grand Moïse, le plus célèbre des hommes pour la sagesse, s'exerça dans toutes les sciences des Egyptiens, avant de s'élever à la contemplation de « Celui qui est. » De même, en un autre temps, on dit que le sage Daniel fut instruit à Babylone dans la sagesse des Chaldéens, et ensuite s'adonna aux sciences sacrées. »

Cependant on aurait tort de voir simplement dans l'étude des meilleurs parmi les païens une gymnastique de l'esprit, un exercice de style ou de pensée. Saint Basile y reconnaît plus que cela. Les écrits des grands poètes, des vrais philosophes, ont aussi une force éducatrice. « Puisque c'est par la vertu que nous devons parvenir à la vie future, on s'attachera utilement aux poètes, aux historiens, surtout aux philosophes qui l'ont célébrée. La vertu deviendra familière aux enfants, quand ces écrits, qui parlent d'elle, se seront enfoncés profondément et comme gravés en caractères indélébiles dans leur mémoire encore tendre. »

Basile rappelle, à ce propos, les vers d'Hésiode, « répétés de tous, » qui encouragent au bien les adolescents. « Comme le disait un homme très versé dans l'interprétation d'Homère, toute l'œuvre de ce grand poète a pour objet de louer la vertu, et, en dehors de ce qui est de simple ornement, il n'est aucune de ses parties qui ne tende à ce but. » Le mythe d'Hercule jeune, hésitant entre les deux voies, sollicité tour à tour par le Vice et par la Vertu, et suivant celle-ci, qui, au prix de pénibles travaux et d'innombrables périls, fera de lui un dieu, est une admirable invention du sophiste de Cos. Que dire de tant de traits de la vie des grands hommes, rapportés par les historiens ? Périclès, Euclide de Mégare, Sophronisque, fils de Socrate, nous ont laissé de beaux exemples de douceur et de patience. Clinias, disciple de Pythagore, aima mieux perdre une grosse somme d'argent que de jurer. La continence d'Alexandre est célèbre. On trouvera amplement dans les historiens antiques de quoi s'exciter au bien.
Saint Basile rapproche des préceptes ou même des conseils évangéliques divers traits d'histoire. « Celui qui les aura connus ne dira plus que les commandements du christianisme sont d'une exécution impossible. » Mais, par d'autres côtés encore, la connaissance de la littérature, de la philosophie et de l'histoire antiques aidera à l'intelligence des vérités chrétiennes. « Autant, quand elle se présente, la conformité de leurs enseignements avec notre doctrine est utile à constater, autant la supériorité de celle-ci sera confirmée par leurs divergences. »

Dans la seconde partie de son discours Basile joint l'exemple au précepte. Il exhorte les jeunes gens à la vie de l'âme, à la poursuite du salut éternel, leur apprenant à mépriser les exigences du corps et à dompter ses appétits. A l'appui de ses paroles, il cite un grand nombre d'anciens : Homère, Pittacus, Execestis, fils de Solon, Theognis, parmi les poètes; Pythagore, Bias, Socrate, Platon, Diogène, parmi les philosophes. « Platon dit que celui qui ne veut pas se rouler dans la volupté comme dans la boue doit mépriser le corps, et ne l'estimer qu'en tant qu'il sert à la philosophie ; ne parlant pas très différemment de saint Paul, qui nous enseigne à ne céder en rien aux désirs de la chair. » Les œuvres les plus célèbres de l'art antique lui fournissent aussi des exemples. « Est-ce que si Phidias et Polyclète avaient tiré vanité de l'or et de l'argent dont ils se servirent pour faire les statues, l'un du Jupiter d'Elée, l'autre de la Junon d'Argos, ils n'auraient pas prêté à rire, pour avoir mis des richesses étrangères au-dessus de l'art, qui donne la forme et le prix à l'or lui-même ? et nous, ne ferions-nous pas une chose aussi honteuse, si nous pensions que la vertu ne se suffit pas, mais qu'elle a besoin de l'ornement et de l'éclat des richesses ? »

Quatre homélies de saint Basile ont trait a l'histoire des martyrs : ce sont les panégyriques de saint Mamas, de sainte Julitta, de saint Gordius, des quarante soldats de Sébaste.

Dans l'homélie sur saint Mamas, il y a peu de détails dont l'histoire puisse faire son profit. Une partie du discours est consacrée à prouver contre les ariens la divinité du Verbe. On me permettra, cependant, de noter dans l'exorde une phrase qui est bien cappadocienne. « Vous connaissez, s'écrie Basile, les grands nourrisseurs de chevaux ! vous apercevez les blanches murailles de leurs mausolées ! et vous constatez comme on les abandonne. Au contraire, au souvenir du martyr toute la province tressaille, et la cité entière se porte vers son tombeau. » Le pays qui, dit ailleurs Basile, « surpasse toutes les contrées du monde pour l'élevage des chevaux, » courant au sépulcre d'un pauvre berger
se détournant des tombeaux de ses grands éleveurs, « quel triomphe de la vertu sur la richesse ! »

Les trois autres homélies ont une valeur historique incontestable. Julitta mourut en 303, à Césarée, victime de la persécution de Dioclétien. Le centurion Gordius périt dans la même ville, en 323, sous Licinius. Sous Licinius également périrent à Sébaste, dans la Petite-Arménie, les quarante martyrs. Pour Julitta et Gordius, Basile connut évidemment des traditions locales : il se peut même que, lorsqu'il prêcha le panégyrique de Gordius, Césarée eût encore des vieillards ayant vu les scènes qu'il décrivait. Basile peut aussi avoir été renseigné de première ou de seconde main sur les martyrs de Sébaste : cette ville fit probablement partie de la Cappadoce avant d'être réunie à la Petite-Arménie, et il semble y avoir eu des ancêtres. La mère de Basile plaça des reliques des quarante martyrs dans sa chapelle d'Annesi : il est probable que la tradition orale ou écrite de leur martyre fut également recueillie par elle. On peut donc considérer ces trois homélies de saint Basile non sans doute comme de vrais Actes de martyrs, mais au moins comme des Passions ou récits contenant de bons éléments historiques. Il est facile, en les lisant, de se rendre compte de ce que l'orateur ajouta au fond de traditions existant avant lui : il traduisit sous forme oratoire les sentiments que durent éprouver les spectateurs du martyre, et prêta aux martyrs eux-mêmes des discours admirablement en situation, mais qui, de toute évidence, ont été imaginés : quant aux faits, leur structure est si précise, le récit tellement circonstancié, qu'on ne peut douter de l'exactitude au moins générale du canevas.

Analyser ces trois discours me mènerait trop loin. Je résumerai le plus court d entre eux, le panégyrique de Julitta.

A Césarée habitait une veuve, Julitta, autrefois propriétaire de grands biens. « Elle était en procès avec un des principaux de la cité. Cet homme, avare et violent, qui amassait des richesses par rapine et par force, lui avait enlevé beaucoup de terres. Il avait réussi à s'approprier peu à peu les champs, les métairies, les troupeaux, les esclaves et tout le patrimoine de la veuve. Celle-ci se décida enfin à invoquer l'appui des tribunaux. Il s'y présenta entouré de complices, de faux témoins, et muni de présents destinés à corrompre les juges. Le jour fixé pour le procès était arrivé : l'huissier venait d'appeler la cause : les avocats étaient prêts. Julitta commençait à dévoiler les fraudes de son adversaire : elle établissait contre lui les origines de sa propriété et la durée de sa possession : elle se plaignait de l'audace et de la cupidité du spoliateur. Soudain celui-ci, s'élançant au milieu du forum, déclara qu'elle n'avait, pas le droit de lui faire un procès. Car le droit commun n'existait pas pour ceux qui n'adoraient pas les dieux des empereurs et n'abjuraient pas la foi du Christ. Le président lui donna raison. On apporta de l'encens et un brasier, et l'on proposa aux plaideurs cette alternative ou de renier le Christ, et de jouir de la protection des lois, ou de garder leur foi et de ne plus participer ni a la justice, ni a aucun des privilèges de la cité. Telle était, en effet, l'infamie de l'édit rendu par les empereurs alors régnants. »

Saint Basile fait ici allusion au premier édit de persécution promulgue par Dioclétien et Galère en 303, qui refusait, dit Lactance, aux chrétiens tout droit d ester en justice, même pour demander réparation d'un dommage. Julitta n'hésita pas. « Périsse la vie, dit elle, périssent les biens, périsse mon corps même, avant que sorte de ma bouche une seule parole contre Dieu mon Créateur » A toutes les instances comme à toutes les menaces du juge elle répondit en se proclamant la servante du Christ, et en maudissant ceux qui voulaient l'entraîner au parjure. Le magistrat, irrité, non seulement la déclara déchue de tout droit sur les biens qu'elle revendiquait, mais encore la condamna, comme chrétienne, a être brûlée vive. Julitta marcha joyeusement au supplice. « Aux femmes qui l'assistaient elle recommandait de demeurer fermes dans la piété, et de ne pas s'excuser sur la faiblesse de leur sexe « Nous avons été créées, dit-elle, comme l'homme à l'image de Dieu. Le Créateur nous a faites aussi capables de vertu. Nous sommes les égales de l'homme en toutes choses; non seulement chair de sa chair, mais os de ses os, aussi Dieu exige-t-il de nous une foi non moins solide et non moins robuste que la sienne ». Parlant ainsi, elle s'élança sur le bûcher comme sur un lit glorieux, et, pendant que son âme montait vers le royaume du ciel, le feu étouffait son corps sans le détruire. » Saint Basile parle alors du tombeau de Julitta, placé dans l'atrium d'une des églises de Césarée, de la source rafraîchissante et salutaire qui jaillit au lieu même ou avait été le bûcher, puis il conclut, avec sa sobre éloquence « Hommes, ne vous montiez pas moins pieux que les femmes. Femmes, ne soyez pas indignes de cet exemple, mais, renonçant à toute excuse, embrassez la piété, puisque l'expérience a prouve que la fragilité de votre sexe ne peut être un obstacle aux meilleures et aux plus belles actions. »

On se rend compte, par ce résumé et par ces citations, de la valeur des panégyriques prononcés par saint Basile, « Quand je lis ses éloges des martyrs, dit Grégoire de Nazianze, je méprise mon corps, je deviens par l'âme le compagnon de ceux qu'il a loués, et je brûle de combattre comme eux. » Inspirer de tels sentiments est le premier désir du pieux orateur, il n'exalte les saints que pour susciter d'autres saints à leur exemple, et il parle d'autant plus éloquemment des martyrs que, par le fait de l'arianisme, l'ère du martyre n'était pas encore close pour les chrétiens. Mais il se propose aussi de nous renseigner exactement sur les héros qu'il célèbre. On demanderait vainement à ce ferme esprit ces légendes gracieuses et fleuries, ou le sentiment a plus de part que la science, qui germèrent spontanément autour de tant de saints tombeaux. Maigre l'éclat de la forme, ses narrations sont simples et précises. C'est de l'histoire, traitée par un orateur, mais, visiblement, c'est de l'histoire.

CHAPITRE IV
LES ÉCRITS ET LA CORRESPONDANCE

J'ai parlé longuement de l'œuvre oratoire de saint Basile, parce que l'homme, avec ses qualités si diverses, avec ses dons de nature et ce que l'étude et la sainteté y ajoutèrent, se laisse voir la tout entier.

Ne pour le gouvernement et l'action, vrai conducteur d'âmes, Basile devait être avant tout orateur. C'est par la parole qu'on gouverne Au IVe siècle, la vie publique n'existait plus. Cette puissance formidable qu'est de nos jours la presse n'était pas encore. Seul l'orateur chrétien avait le pouvoir de répandre des idées et de donner une direction aux esprits Sans doute, les sophistes continuaient à attirer autour de leurs chaires la foule sensible à l'art de bien dire ; mais ce plaisir superficiel effleurait seulement les âmes le vide qu'elles ressentaient, après avoir goûté les déclamations de l'école, leur faisait apprécier davantage les enseignements plus substantiels de la chaire chrétienne. La, ce n'était plus de fictions que les entretenait l'orateur. Il touchait, avec la plus grande liberté, à tout ce qui fait la vie des âmes, dogme, morale, questions sociales. La prédication n'était pas encore un genre littéraire, ayant des règles, enfermé dans des cadres inflexibles. Même quand elle atteignait la plus haute éloquence, elle ne cessait d'être naturelle et familière. Les événements de chaque jour, les plus petits détails parfois de l'existence populaire, s'y reflétaient comme dans un miroir. Le peuple se reconnaissait dans l'orateur chrétien. Celui-ci n'était un étranger pour personne. Il avait grandi, le plus souvent, dans la ville ou il exerçait le ministère pastoral. Il s'était mêlé à la vie de tous. De sa chaire, il aurait pu nommer beaucoup de ses auditeurs. Il lisait leurs sentiments et leurs pensées sur leurs visages. Il avait expérimenté de longue date les cordes qu'il fallait toucher pour éveiller dans leurs cœurs les émotions salutaires. II savait de quelles erreurs ou de quels entraînements il était plus utile de les défendre. Comme le Sauveur lui même, il pouvait dire « Je connais mes brebis et mes brebis me connaissent » Tel fut Basile à Césarée, tel sera, un peu plus tard, Jean Chrysostome à Antioche et à Constantinople. On comprend que les discours de tels hommes n'aient rien d'arbitraire ou de conventionnel, aillent toujours au but, et soient encore pour nous si vivants C'est par la parole que Basile se donna le plus aux âmes. Sa vie relativement courte, remplie d'affaires, d'œuvres et de soucis, ne lui laissa peut être pas le loisir de composer beaucoup de livres. Au moins en est-il resté peu qui puissent avec certitude lui être attribués. Nous connaissons déjà, pour les avoir étudiés ailleurs, ses écrits ascétiques, c'est-à-dire ses deux recueils de Règles Saint Grégoire de Nazianze parle des livres que Basile publia pour la défense de la foi chrétienne, et les compare « à un feu dévorant qui anéantissait l'erreur comme le feu du ciel réduisit Sodome en cendres. » De cette catégorie d'écrits subsistent seuls les livres contre Eunome et le traité du Saint-Esprit.

Avant de donner de ces deux ouvrages une rapide analyse, je dois reproduire une page où leur caractère général est admirablement résumé :

« Dès qu'on a jeté les yeux sur ces écrits, on se sent porté, pour ainsi dire, en pleine mer de philosophie : le platonisme, le péripatétisme, l'éclectisme d'Alexandrie, toutes ces variétés de la pensée métaphysique de l'antiquité sont évidemment familières et présentes à l'esprit de l'écrivain ; il y emprunte à tout instant des idées, des explications, des définitions. Sur la nature divine, sur les rapports des diverses hypostases dont elle se compose, sur le rôle de chacun de ces éléments de l'indivisible Trinité, des lumières sont puisées tour à tour à ces foyers divers. Mais une philosophie du dogme propre à Basile, et suivie par lui dans toutes ses pensées, plus d'un commentateur l'a cherchée, trompé par ce nom de Platon chrétien que les contemporains lui avaient décerné. La recherche a toujours été infructueuse. Rien de semblable n'a été et ne sera trouvé. L'arme de la philosophie est entre les mains de Basile purement défensive. Quand les ennemis de la foi attaquent le dogme ou le dénaturent en vertu d'un argument tiré d'un système philosophique, Basile entre à leur suite dans le système qu'ils ont adopté, pour leur prouver que leur argument est sans force et ne porte pas la conséquence qu'ils en font sortir. Puis, une fois l'attaque repoussée, il rentre dans la citadelle du dogme et la referme sur lui. »

Cette méthode suppose chez celui qui l'emploie une vaste érudition, l'intelligence de tous les systèmes des philosophes : ses résultats suffiraient à justifier, s'il en était besoin, la direction large imprimée par Basile, par Grégoire de Nazianze, et en général par tous les Pères grecs, à l'éducation des jeunes chrétiens. Si l'abus de la philosophie égara des esprits chimériques, et favorisa par eux le développement des hérésies, sa possession complète munit contre cet abus même et contre ses conséquences les plus illustres champions de la foi. Même quand ils se renfermèrent, comme Basile paraît l'avoir fait, dans une action purement défensive, on put admirer la trempe solide de leurs armes. Elle se montre dans la polémique de notre saint avec Eunome. Basile se borne à réfuter l'Apologétique de cet hérésiarque. Il a pour unique but de parer les coups portés à la doctrine chrétienne. Rien ne marque l'intention de construire de celle-ci une belle et large synthèse, à la façon d'un saint Augustin ou d'un saint Thomas. Mais, dans ces limites restreintes, Basile se révèle polémiste de premier ordre.

Le livre contre Eunome est pourtant une œuvre de jeunesse. Il fut écrit avant 364, soit pendant le premier séjour que Basile fit auprès d'Eusèbe, évêque de Césarée, soit quand il eut quitté celui-ci pour se retirer momentanément à Annesi. Dans une phrase de l'exorde, Basile parle de sa faiblesse et de son inexpérience. Sans doute il s'exprime ainsi par un excès de modestie. Mûrie par la prière et l'étude, sa jeunesse valait la maturité de bien d'autres, et tout laisse voir qu'au moment où il écrivait la réfutation d'Eunome, il n'était plus un débutant. L'œuvre, cependant, avait ses difficultés. Sans chaleur, sans onction, sans piété, même sans style, Eunome, évêque de Cyzique, n'était pas un adversaire négligeable. Nul plus que ce dur et subtil raisonneur ne savait jouer avec la logique, et pousser de déductions en déductions un argument à ses dernières conséquences. Il se tient à l'extrême gauche de l'arianisme, mais, en réalité, c'est un pur rationaliste. Il pose en principe que la nature de Dieu est pleinement intelligible a l'homme. Puis, avec une audace tranquille, prenant des mots pour des idées, et le mécanisme du raisonnement pour l'évidence, il dresse un système d'où ont disparu tous les compromis, tous les artifices de parole, par lesquels l'hérésie essayait de se rattacher au dogme chrétien. C'est, selon l'expression de Basile, « la sagesse vaine et tout extérieure, » ruinant « la simplicité de la doctrine transmise par le Saint-Esprit. » C'est, « sous un faux semblant de christianisme, la négation formelle de la divinité du Fils de Dieu. » En un mot, c'est l'arianisme, dans une nudité effrayante aux ariens eux-mêmes.

Basile prend le meilleur moyen de le montrer. Sans rien dissimuler de l'argumentation d'Eunome, il en transcrit l'un après l'autre les passages caractéristiques, faisant suivre chaque argument d'une réfutation a la fois ample et rigoureuse. Il suit avec une admirable souplesse tous les replis de la pensée de son adversaire, et se montre, avec un tout autre talent d'exposition, aussi expert raisonneur que lui; mais chez Basile la piété tendre, la profonde intelligence du dogme catholique, l'ardent amour des âmes, donnent au raisonnement de la chaleur, sans rien enlever de sa précision.

Citer des morceaux d'un tel écrit est à peu près impossible, car rien n'y est donné à l'imagination ou a l'agrément, la passion reste toujours contenue, l'éloquence même se tait, et il serait malaisé de détacher un anneau quelconque de cette chaîne solide, ou rien ne brille, ou tout se tient. Ceux qui auront la patience d'entreprendre la lecture assez austère et difficile des livres contre Eunome reconnaîtront la vérité de ce que saint Grégoire de Nazianze, dans un passage que nous avons cité ailleurs, dit de la grande puissance de dialectique acquise par Basile.

Basile s'efforça de répandre son livre. Malgré son humilité, il se rendait compte du bien que celui-ci pouvait faire. En adressant un exemplaire à un chrétien lettré, le sophiste Léonce : « En ce qui le concerne, écrit-il, je pense que tu n'en as pas besoin, mais j'espère que, si tu rencontres des esprits pervers, tu trouveras dans ce livre un trait qui ne sera pas sans force. Non que j'aie une grande confiance en la valeur de mon œuvre, mais tu es capable de tirer de quelques raisons une argumentation puissante. Si divers points, cependant, te paraissaient faibles, n'hésite pas à me les signaler. L'ami diffère du flatteur, en ce que celui-ci parle pour plaire, celui-là ne craint pas de dire ce qui déplaît. »

Basile se défiait trop de lui-même, car Eunome se sentit profondément atteint. Il tenta de répondre à l'écrit de Basile; on dit qu'il consacra plusieurs années, la plus grande partie du temps qui lui restait a vivre, à composer une apologie de son propre livre. L'arien Philostorge prétend que Basile lut ce nouvel ouvrage, et en mourut de chagrin. C'est une fable, comme tant d'autres racontées par cet historien. Il semble, au contraire, qu'Eunome n'ait pas osé publier son second livre du vivant de Basile. C'était un véritable pamphlet. A la discussion étaient jointes des vanteries ridicules, et, contre Basile, de grossières attaques. Le champion des doctrines orthodoxes était traité par leur adversaire de « méchant, » « d'ignorant, » de « menteur, » et même de « furieux » et de « stupide. » A l'homme qui avait intrépidement exposé sa liberté et même sa vie pour défendre la foi de Nicée contre Valens. Eunome reprochait d'être craintif à l'excès. La lecture de ces indécentes diatribes, paraissant au jour quand Basile n'était plus là pour se défendre, suscita l'indignation et la verve de Grégoire de Nysse, qui composa à son tour un traité en douze livres contre Eunome. Il venge éloquemment, dans les premières pages, la mémoire de son frère, et indique une des raisons qui avaient porté jadis celui-ci à écrire. Basile s'était proposé « de venir au secours d'un infirme dans la foi, » et, « en réfutant l'hérésie, de rendre la santé à un malade, et de le restituer à l'Église. » Le malade, malheureusement, se plaisait dans son mal, et ne voulut pas être guéri.

IILe second traité dogmatique fut écrit à une époque plus avancée de la vie de Basile, alors que depuis cinq ans il était évêque. C'est encore une œuvre défensive ; mais cette fois Basile défend moins le dogme lui-même que son honneur personnel, poursuivi par la calomnie.

Des soupçons avaient été, dès 371, jetés sur l'orthodoxie de saint Basile. Les ennemis que lui avait faits son élection à l'épiscopat guettaient les occasions de l'attaquer. On prétendit que, dans un discours prononcé à la fête du martyr Eupsyque, après avoir parlé très clairement de la divinité du Père et du Fils, il avait employé des expressions moins fortes à l'égard de celle du Saint-Esprit. Au cours d'un banquet, auquel assistait Grégoire de Nazianze, un religieux, fatigué d'entendre louer Basile, lança contre lui cette accusation, reprochant à Grégoire lui-même d'avoir approuvé par son silence le langage de son ami. La vérité est que, par prudence et par charité tout ensemble, afin d'éviter un piège des hérétiques et aussi afin de ménager des âmes hésitantes qu'il voulait ramener doucement à la vraie foi, Basile s'était abstenu de se servir, à propos de la troisième personne de la Sainte-Trinité, de termes que n'avait pas employés le concile de Nicée. Mais il avait emprunté au raisonnement et à l'Ecriture Sainte des expressions équivalentes, pour attester la divinité du Saint-Esprit. Aucune doctrine ne lui tenait plus à cœur. « Puisse-je — s'écria-t-il un jour devant Grégoire de Nazianze, en prononçant, dit celui-ci, une sorte d'imprécation contrairement à toutes ses habitudes, — puisse-je être abandonné de cet Esprit, si je ne le vénère pas, avec le Père et le Fils, comme leur étant consubstantiel, et égal en dignité ! » Comment, d'ailleurs, eut-on pu douter de sa foi en ce dogme fondamental de la religion chrétienne, quand il avait déjà consacré à la démonstration de la divinité du Saint-Esprit tout un livre, le troisième, du traité contre Eunome ? Grégoire repoussa sur-le-champ la calomnie, justifia Basile et se justifia lui-même; puis il écrivit à Basile pour l'avertir de l'attaque dont il venait d'être l'objet. Apprenant l'accusation dirigée contre l'évêque de Césarée, saint Athanase, à son tour, écrivit pour le disculper, et, avec l'autorité que lui donnaient tant de combats livrés pour l'intégrité de la doctrine chrétienne, se porta garant de l'orthodoxie de saint Basile. Mais l'intervention d'un si illustre champion ne désarma pas ses ennemis. Trois ans plus tard, la même calomnie renaissait, sous un prétexte encore plus futile. On accusa Basile d'avoir, improvisant la doxologie qui terminait une prière publique, employé indifféremment ces expressions : « Gloire au Père, avec le Fils et avec le Saint-Esprit » ou : « Gloire au Père, par le Fils, dans le Saint-Esprit. » Des auditeurs ombrageux découvrirent dans ces formules quelque chose d'hétérodoxe. Amphiloque (nous l'avons dit plus haut) avertit Basile de cette nouvelle attaque. Une première fois, le saint docteur n'avait pas pris la peine de se défendre. « Si nos frères, écrivait-il alors avec amertume, ne savent pas encore quelles sont mes croyances sur la Divinité, je n'ai rien à leur dire. Ce qu'une longue vie n'a pu leur persuader, comment le leur apprendraient de brèves paroles ! » Cette fois, cependant, il voulut couper court à la calomnie. En exposant avec ampleur la doctrine catholique, tout ensemble il ferait taire ceux qui l'accusaient de la méconnaître, et il rendrait un nouveau service à la religion. De là son traité, moitié dogmatique, moitié d'apologie personnelle, sur le Saint-Esprit.

L'œuvre est de tout point digne de la science et du génie de saint Basile : cependant on ne peut s'empêcher de regretter que la nécessité de se défendre ait donné à ce traité doctrinal quelques-uns des caractères d'un écrit de circonstance. C'est ainsi que les premiers chapitres sont consacrés à une discussion de mots. La faute n'en est pas à l'écrivain : l'esprit contentieux de l'arianisme avait introduit dans l'Eglise ce genre de querelles, si étranger à la simplicité du christianisme primitif. Force était bien aux défenseurs de l'orthodoxie de suivre l'attaque sur ce terrain, et de détourner les coups que l'hérésie leur portait de sa main subtile et sèche. « Cette mesquine importance attachée aux mots et aux syllabes n'est pas inoffensive, dit saint Basile : elle cache un dessein secret et profond contre la vraie piété. » Sans doute Basile, dès qu'il le peut, élève et agrandit le débat : tout le milieu du livre renferme une admirable théologie du Saint-Esprit, et réfute les erreurs opposées à sa divinité. Cependant le saint docteur est sans cesse, malgré lui, ramené au point de départ, c'est-à-dire à démontrer que les expressions qu'on lui a reprochées sont d'une parfaite orthodoxie. Cette démonstration amène, vers la fin, un très intéressant chapitre d'histoire religieuse. Basile y passe en revue les Pères de l'Église qui, aux temps antérieurs, ont parlé comme lui. On admire, à ce propos, son érudition, et l'aisance avec laquelle il la porte ; mais on souffre de voir ce grand et noble esprit enlacé dans les liens d'une misérable controverse, et obligé de se défendre là où il devrait seulement enseigner. On souffre surtout de le voir souffrir, au point de s'épancher, en terminant, dans des pages d'une inexprimable amertume. « A quoi sert de crier contre le vent, quand la tempête fait rage autour de nous ? » Suit le tableau de l'état présent de l'Eglise, comparé à celte tempête. Basile montre la division introduite dans le peuple chrétien, les orthodoxes eux-mêmes se déchirant quand ils n'ont plus d'ennemis à combattre, toutes les ambitions en éveil, les évêchés disputés comme des préfectures, les magistrats civils impuissants à rétablir la paix parmi les fidèles, et enfin, las des subtilités de l'arianisme, certains de ceux-ci s'inspirant de ses principes pour retourner au judaïsme, d'autres y trouvant des raisons de redevenir païens. Basile, cependant, ne perd pas courage. « La nuée de nos ennemis ne m'a pas épouvanté, dit-il à Amphiloque; j'ai fixé mon espérance dans le Saint-Esprit, et j'ai annoncé avec confiance la vérité. »

III. Quand on a recueilli de tels cris d'âme, on hésite à parler de littérature : et cependant on ne saurait abandonner l'étude des écrits de saint Basile sans dire comment il entendait la composition des ouvrages de controverse religieuse.

Il a eu l'occasion de s'en expliquer, dans une lettre adressée au célèbre prêtre Diodore, le maître de saint Jean Chrysostome et l'un des fondateurs de la critique biblique. Diodore avait communiqué à saint Basile deux de ses livres, l'un, court, sans digressions et, semble-t-il, sans aucune recherche de forme, l'autre, au contraire, composé avec art, à la manière des dialogues de Platon. Basile lut ce dernier, puis le renvoya à son auteur ; il conserva le premier pour en prendre lui-même copie. Avec cette liberté de lang agedont il demandait qu'on usât aussi à son égard, il explique à Diodore les raisons de sa préférence.

L'un des livres « abonde en pensées, met en évidence les objections de l'adversaire et les réponses à ces objections : le style simple, sans apprêt, convient au but d'un chrétien qui se propose d'écrire non pour montrer son talent, mais en vue de l'utilité commune. » L'autre a la même valeur pour le fond des idées, mais des agréments inutiles prennent le temps du lecteur et fatiguent parfois son attention La forme dialoguée sert trop facilement aux personnalités, blâme jeté sur les adversaires, louanges données aux amis : la pensée se découvre plus lentement et la conclusion, trop différée, s'expose à perdre de sa force. Il y a, d'ailleurs, deux manières de dialoguer. Si, comme Théophraste ou Aristote, « on ne se sent pas dans l'esprit les grâces platoniciennes, » on fera servir seulement le dialogue à l'exposition des idées. « Platon, lui, avait tant de talent, qu'à la fois il discutait les idées et marquait d'un trait comique les personnes, Thrasymaque avec son audace et son impudence, Hippias et son esprit frivole, le faste arrogant de Protagoras. Lui-même, cependant, quand il introduit dans le dialogue des interlocuteurs anonymes, ne les fait disserter que pour rendre plus claires les idées, sans y mêler aucun trait de caractère : ainsi a-t-il fait dans les Lois. » Employé pour l'apologétique chrétienne, le dialogue aura à se garder de deux écueils : manquer à la charité, si l'on met en scène des personnages réels, dont on connaît et dont on accuse les défauts; feindre des traits inutiles, si l'on fait parler des personnages imaginaires.

J'ai résumé un peu longuement cette lettre, parce qu'elle montre tout ensemble en Basile le critique littéraire, familier avec les modèles antiques et d'un jugement à la fois très fin et très libre, et le censeur chrétien, qui ramène tout ouvrage de l'esprit aux règles de l'utilité et de la charité. On a remarqué sans doute que dans le résumé qu'il fait de celui de Diodore qui a sa préférence, le livre court, où tout va au but, et d'où toute vanité d'auteur est absente, il définit, à son insu, le caractère des deux seuls écrits dogmatiques qui nous soient restés de lui.

Malgré l'austérité de cet idéal, dont, au moins dans ses compositions écrites, il ne s'écartait pas, le style de saint Basile excita l'admiration des anciens. Saint Grégoire de Nazianze en loue la facilité élégante; il fait remarquer la propriété des expressions; il met en lumière la construction logique, l'équilibre parfait du discours. Grâce à ces mérites de forme, les ouvrages de Basile passèrent, de son vivant, dans toutes les mains. Ils devinrent vraiment populaires. Le monde profane y trouvait autant de charmes que le monde ecclésiastique. Les princes, nous dit-on, en faisaient leurs délices aussi bien que les moines. Ces homélies, ces panégyriques, ces traités dogmatiques eux-mêmes consolaient la retraite d'anciens magistrats, de politiques écartés des affaires, et charmaient les loisirs de leurs successeurs. Les professeurs, les étudiants y cherchaient les règles de l'art de penser juste et de bien dire, comme les aspirants au sacerdoce y trouvaient l'aliment le plus propre à nourrir leur vocation. Cinq siècles plus tard, un illustre helléniste, Photius, leur reconnaîtra les mêmes mérites : pureté du langage, ordre et netteté dans les pensées, style coulant et clair comme l'eau de source, force persuasive; à son avis, l'étude des discours de Basile pouvait remplacer, pour la formation de l'orateur, celle des œuvres de Platon ou de Démosthènes. Photius parle ensuite de sa correspondance, dans laquelle il voit le plus admirable témoignage de la piété de notre saint et un modèle de l'art épistolaire.

Cette correspondance nous a servi, autant que le témoignage des anciens, à esquisser la figure de saint Basile. Le récit de sa vie a mis sous les yeux des lecteurs de nombreux fragments de ses lettres. Ou nous nous trompons fort, ou ils en ont remarqué la noblesse, la vivacité, l'éloquence. Mais ils y ont certainement vu autre chose. Les saints n'écrivent pas pour le seul plaisir d'écrire, par vanité d'auteur, ou pour remplir quelque devoir de sociabilité mondaine. C'est la piété ou la charité qui dicte leurs lettres. Cela seul doit les rendre supérieures pour le fond des idées, pour la forme même peut-être, à celles de contemporains dont l'idéal était moins haut et moins pur. On s'en aperçoit en comparant la correspondance de Basile à l'œuvre épistolaire d'autres écrivains célèbres du IVe siècle. Entre ses lettres où tout respire l'amour de Dieu et des hommes, où de rares marques d'impatience ne sont que le cri de la charité blessée, et celles de l'empereur Julien, remplies de vanité, de passion, parfois d'incohérence, la distance morale, même littéraire, semble infinie. Pour des raisons différentes, la comparaison avec la correspondance de Symmaque nous laisse à peine moins sévères. Certes, la figure de ce haut magistrat païen n'a rien de vulgaire : on ne peut refuser toute estime à l'homme qui sut, en plusieurs circonstances, défendre courageusement ses convictions : mais comme cela paraît peu dans ses lettres, courts billets d'où l'âme est absente, et qui se bornent le plus souvent à condenser, en un style maigre et précieux, de banales formules de politesse ! On hésiterait à les croire contemporaines de celles de Basile, tant le sérieux des unes contraste avec la puérilité des autres. La vaste correspondance de Libanius donne, à certains égards, une impression plus favorable. Le célèbre sophiste montre des sentiments d'humanité, de tolérance, qui lui font honneur. Rien cependant ne dépasse le niveau du littérateur de profession. C'est « l'intellectuel, » comme on dit aujourd'hui, dans son infatuation naïve. Cela sonne creux, auprès des lettres de Basile, débordantes de foi et de charité. Ajoutons que ces dernières ont une qualité rare au IVe siècle, et qui ne se retrouve ni chez Julien, ni chez Symmaque, ni chez Libanius : le naturel. Presque aucune trace n'y paraît de la rhétorique du temps. Même les quelques ornements un peu fanés qui s'y rencontrent ne cachent rien du miroir où Basile se peint tout entier.

Les éditeurs bénédictins ont divisé en trois classes la correspondance de saint Basile : lettres écrites avant qu'il fût évêque ; lettres écrites pendant ses huit années d'épiscopat; lettres de date incertaine. On pourrait les classer autrement. Il serait facile de rapporter les diverses épîtres de saint Basile aux événements ou aux devoirs qui ont rempli sa vie. Celles qui montrent son amour de l'Eglise, sa sollicitude pour tous les intérêts de l'épouse persécutée du Christ, sont innombrables. Nous avons cité déjà beaucoup d'entre elles : nous sommes loin de les avoir indiquées toutes. Nombreuses aussi sont les lettres adressées par Basile à des moines, pour leur rappeler les règles de cette vie de renoncement et de solitude qu'il n'avait abandonnée lui même qu'avec un regret si profond. D'autres lettres sont de vrais traités sur la théologie ou la discipline, depuis les longues épîtres canoniques à Amphiloque jusqu'à de simples billets, où, en quelques mots rapides et décisifs, est exposée une vérité de la foi ou réfutée une objection. Mais la classe la plus étendue et la plus variée serait celles des lettres écrites pour la protection de quelque faiblesse ou le soulagement de quelque infortune. Cette partie de la correspondance touche (on l'a vu) à tous les ordres d'intérêts privés et même publics. Elle met surtout en lumière l'infatigable activité de Basile, la multitude de ses relations, l'aisance avec laquelle il traite avec les grands et soutient le fardeau des affaires les plus diverses.

Ceux qui, de l'intrépidité de Basile, de son esprit de gouvernement, de l'autorité qui paraît dans son langage et dans ses actes, auraient gardé l'idée d'un génie plus imposant que tendre, jugeront autrement après avoir parcouru cette série de ses lettres. On ne se donne pas si complètement à la protection des petits et des faibles, si l'on n'est pitoyable à toutes les misères humaines. Bien des pièces de sa correspondance nous ont laissé voir combien il était sensible à l'amitié. D'autres sentiments trouvaient encore le chemin de son cœur. Plusieurs de ses épîtres rentrent dans la catégorie de ce qu'on appelait au XVIIe siècle des lettres de direction. Il s'y montre attentif à toutes les inquiétudes de pensée et de conscience de ceux qui ont mis leur confiance en lui. Mais surtout sa pitié est grande pour les pécheurs. Lui, qui n'hésite pas à frapper d'excommunication les coupables scandaleux et obstinés, il tend les bras à ceux dont il espère la conversion. Avec quelle insistance, dans une longue lettre, aussi travaillée que ses plus parfaits ouvrages, s'efforce-t-il de toucher le cœur d'une religieuse infidèle à ses vœux, et tombée dans les pires désordres ! Ses lettres à deux moines, qui ont succombé de même à la tentation, sont de touchants appels au repentir. « Si tu as encore quelque espoir de salut, écrit-il à l'un deux, si tu te souviens un peu de Dieu, si tu crains les supplices réservés aux impénitents, lève les yeux au ciel, comprends, renonce à ton péché, secoue ton ivresse, terrasse ton ennemi. Fais effort pour te relever. Souviens-toi du bon pasteur qui te cherche.... Que nulle considération humaine ne t'empêche de venir à moi. Je te recevrai en pleurant, comme celui qui était mort et qui est ressuscité. Je soignerai tes blessures.... Ne tombe pas dans le découragement. Souviens-toi des anciens jours. Là est le salut, là est le remède. Aie confiance, ne désespère pas. Nous ne sommes pas sous la loi qui condamne à mort sans miséricorde, mais sous la grâce, qui diffère le châtiment et attend le repentir. La porte n'est pas fermée : l'Epoux écoute : le péché ne domine pas encore. Reprends donc la lutte, sans tarder : aie pitié de toi-même et de nous tous, dans le Christ Jésus Notre Seigneur. »

Basile n'a pas moins d'éloquence, quand, en face de douleurs qui semblent sans remèdes, il lui faut prêcher la résignation. Ses lettres à des parents ou à des époux en deuil sont quelquefois admirables. Aux froides raisons de se soumettre, que suggère la nature, il joint tous les motifs que donne la foi. Il redit le mot de Job : « Dieu me l'avait donné, Dieu me l'a ôté, que son saint nom soit béni ! » Mais il répète aussi le mot de saint Paul, défendant aux chrétiens de s'affliger sans mesure, « comme ceux qui n'ont pas d'espérance. » Son langage varie selon la condition des personnes, ferme, viril, s'il parle à un père, à un homme élevé en dignité et mûri par l'expérience de la vie, pénétré d'une tendre compassion s'il s'adresse à une mère ou à une veuve. Je sais, écrit-il à l'une, ce que sont les entrailles d'une mère. » Il fait l'éloge de l'enfant qu'elle a perdu. Il célèbre son innocence, ses grâces, ses jeunes talents. Mais il montre en même temps la miséricorde de Dieu, qui l'enlève au monde avant l'heure où tous ces trésors auraient pu être souillés. « Attendons un peu, et bientôt nous serons réunis à celui que nous avons aimé. » A la veuve d'un général illustre, il rappelle ses actions d'éclat, le deuil universel que la mort du guerrier a excité, et que partage l'empereur lui-même; mais il rappelle surtout la grâce que Dieu lui fit de laver avant de mourir ses fautes dans l'eau du baptême. Il ne se contente pas de présenter à ses amis affligés les motifs les plus propres à leur faire accepter chrétiennement lu douleur. Il met chacun en face du devoir spécial que lui a réservé la Providence. Il dit à une mère en pleurs : « Aie pitié de ton mari. Soyez-vous une consolation l'un pour l'autre. N'aggrave pas sa peine, en te renfermant trop complètement dans la tienne. » Il écrit à une veuve : « Aie pitié de ta mère, accablée par la vieillesse. Aie pitié de ta fille, si jeune, et dont tu es maintenant le seul appui. Sois un exemple aux autres femmes. Gouverne-toi de telle sorte, que ta douleur te soit toujours présente, mais que tu ne te laisses pas absorber par elle. » « Tes enfants, écrit-il à une autre, te restent comme l'image vivante de celui que tu pleures. Que le soin de leur éducation préserve ton âme de l'excès de la tristesse. Le reste de ton temps, consacre-le à chercher les occasions de plaire à Dieu. Ainsi le travail te procurera l'apaisement. »

A ces conseils précis, directs, pleins d'autorité et de prudence, on reconnaît l'esprit pratique de saint Basile. Mais on voit aussi par où de telles lettres de consolation diffèrent des déclamations élégantes et vaines où la sagesse antique était le plus souvent contrainte de s'enfermer. Celui dont nous venons de citer les paroles n'est pas un rhéteur : il est plus qu'un moraliste; c'est un zélé conducteur d'âmes, un pasteur, un père.

« J'ai vu ton âme dans tes lettres, » écrivait saint Basile à l'un de ses amis. Nous adresserons respectueusement la même parole au grand saint dont nous avons essayé, dans ces pages trop imparfaites, de raconter la vie et de retracer l'image.

PARIS LIBRAIRIE VICTOR LECOFFRE
RUE  BONAPARTE, 90 (1903)

SOURCE :

http://www.jesusmarie.com/vie_de_saint_basile.html

    

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