“Après avoir jeûné quarante jours et
quarante nuits, il eut faim”.
« Au commencement du
Carême, qui constitue un chemin d'entraînement spirituel intense, la
liturgie nous propose à
nouveau
trois pratiques pénitentielles chères à la tradition biblique et
chrétienne. La prière, l'aumône et le jeûne servent à nous préparer
à mieux célébrer la Pâque et à faire ainsi l'expérience de la
puissance de Dieu qui, comme nous l'entendrons au cours de la
veillée pascale, triomphe du mal, lave nos fautes, redonne
l'innocence aux pécheurs, la joie aux affligés, dissipe la haine,
nous apporte la paix et humilie l'orgueil du monde.
En ce traditionnel
message du Carême, je souhaite cette année me pencher plus
particulièrement sur la valeur et le sens du jeûne. Le Carême en
effet nous rappelle les quarante jours de jeûne vécus par le
Seigneur dans le désert, avant le commencement de sa mission
publique. Nous lisons dans l'Evangile : Jésus fut conduit au désert
par l'Esprit pour être tenté par le démon. Après avoir jeûné
quarante jours et quarante nuits, il eut faim. Comme Moïse avant de
recevoir les Tables de la loi, comme Elie avant de rencontrer le
Seigneur sur le mont Horeb, de même Jésus, en priant et en jeûnant,
se prépare à sa mission, dont le début fut marqué par une dure
confrontation avec le tentateur.
Nous pouvons nous
demander quelle valeur et quel sens peuvent avoir pour nous,
chrétiens, le fait de se priver de quelque chose qui serait bon en
soi et utile pour notre subsistance. L'Ecriture et toute la
tradition chrétienne enseignent que le jeûne est d'un grand secours
pour éviter le péché et tout ce qui conduit à lui. C'est pourquoi,
dans l'histoire du salut, l'invitation à jeûner revient
régulièrement. Déjà dans les premières pages de l'Ecriture, le
Seigneur commande à l'homme de s'abstenir de manger du fruit
défendu: Tu pourras manger de tous les arbres du jardin, mais de
l'arbre de la connaissance du bien et du mal, tu ne mangeras pas,
car le jour où tu en mangeras, certainement tu mourras. En
commentant l'injonction divine, saint Basile observe que le jeûne a
été prescrit dans le paradis terrestre, et “ce premier précepte a
été donné à Adam. Il conclut ainsi : Cette défense, ce ‘tu ne
mangeras pas’, est une loi de jeûne et d'abstinence”.
Parce que tous nous
sommes appesantis par le péché et ses conséquences, le jeûne nous
est offert comme un moyen pour renouer notre amitié avec le
Seigneur. C'est ce que fit Esdras avant le voyage du retour de
l'exil en Terre promise, quand il invita le peuple réuni à
jeûner pour s'humilier devant notre Dieu. Le Tout Puissant écouta
leur prière et les assura de sa faveur et de sa protection. Les
habitants de Ninive en firent autant quand, sensibles à l'appel de
Jonas à la repentance, ils proclamèrent, comme témoignage de leur
sincérité, un jeûne en disant: Qui sait si Dieu ne se ravisera pas
et ne se repentira pas, s'il ne reviendra pas de l'ardeur de sa
colère, en sorte que nous ne périssions point? Là encore, Dieu vit
leurs œuvres et les épargna.
Dans le Nouveau
Testament, Jésus met en lumière la raison profonde du jeûne en
stigmatisant l'attitude des pharisiens qui observaient avec scrupule
les prescriptions imposées par la loi, alors que leurs cœurs étaient
loin de Dieu. Le vrai jeûne, redit encore en d'autres lieux le divin
Maître, consiste plutôt à faire la volonté du Père céleste, lequel
voit dans le secret et te récompensera. Lui-même en donne l'exemple
en répondant à Satan, au terme des quarante jours passés dans le
désert: Ce n'est pas de pain seul que vivra l'homme, mais de toute
parole qui sort de la bouche de Dieu. Le vrai jeûne a donc pour but
de manger la vraie nourriture, qui consiste à faire la volonté du
Père. Si donc Adam désobéit à l'ordre du Seigneur de ne pas manger
du fruit de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, le croyant
entend par le jeûne se soumettre à Dieu avec humilité, en se
confiant à sa bonté et à sa miséricorde.
La pratique du jeûne
est très présente dans la première communauté chrétienne. Les Pères
de l'Eglise aussi parlent de la force du jeûne, capable de mettre un
frein au péché, de réprimer les désirs du vieil homme, et d'ouvrir
dans le cœur du croyant le chemin vers Dieu. Le jeûne est en outre
une pratique récurrente des saints, qui le recommandent. Saint
Pierre Chrysologue écrit: Le jeûne est l'âme de la prière, la
miséricorde est la vie du jeûne. Donc, celui qui prie doit jeûner,
celui qui jeûne doit avoir pitié, qu'il écoute l'homme qui demande,
et qui en demandant souhaite être écouté. Il se fait entendre de
Dieu, celui qui ne refuse pas d'entendre lorsqu'on le supplie.
De nos jours, la
pratique du jeûne semble avoir perdu un peu de sa valeur spirituelle
et, dans une culture marquée par la recherche du bien-être matériel,
elle a plutôt pris la valeur d'une pratique thérapeutique pour le
soin du corps. Le jeûne est sans nul doute utile au bien-être
physique, mais pour les croyants, il est en premier lieu une
thérapie pour soigner tout ce qui les empêche de se conformer à la
volonté de Dieu. Dans la Constitution apostolique Pænitemini de
1966, Paul VI reconnaissait la nécessité de remettre le jeûne dans
le contexte de l'appel de tout chrétien à ne plus vivre pour
soi-même, mais pour Celui qui l'a aimé et s'est donné pour lui, et
aussi à vivre pour ses frères. Ce Carême pourrait être l'occasion de
reprendre les normes contenues dans cette Constitution apostolique,
et de remettre en valeur la signification authentique et permanente
de l'antique pratique pénitentielle, capable de nous aider à
mortifier notre égoïsme et à ouvrir nos cœurs à l'amour de Dieu et
du prochain, premier et suprême commandement de la Loi nouvelle et
résumé de tout l'Evangile.
La pratique fidèle du
jeûne contribue en outre à l'unification de la personne humaine,
corps et âme, en l'aidant à éviter le péché et à croître dans
l'intimité du Seigneur. Saint Augustin qui connaissait bien ses
inclinations négatives et les définissait comme “des nœuds
tortueux et emmêlés”, écrivait dans son traité sur ‘L'utilité du
jeûne’: “Je m'afflige certes un supplice, mais pour qu'il me
pardonne. Je me châtie de moi-même pour qu'il m'aide, pour plaire à
ses yeux, pour arriver à la délectation de sa douceur”. Se
priver de nourriture matérielle qui alimente le corps facilite la
disposition intérieur à l'écoute du Christ et à se nourrir de sa
parole de salut. Avec le jeûne et la prière, nous Lui permettons de
venir rassasier une faim plus profonde que nous expérimentons au
plus intime de nous, la faim et la soif de Dieu.
En même temps, le jeûne
nous aide à prendre conscience de la situation dans laquelle vivent
tant de nos frères. Dans sa première Lettre, saint Jean met en
garde: Si quelqu'un possède des richesses de ce monde et, voyant son
frère dans la nécessité, lui ferme ses entrailles, comment l'amour
de Dieu demeurerait-il en lui? Jeûner volontairement nous aide à
suivre l'exemple du Bon Samaritain, qui se penche et va au secours
du frère qui souffre. En choisissant librement de se priver de
quelque chose pour aider les autres, nous montrons de manière
concrète que le prochain en difficulté ne nous est pas étranger.
C'est précisément pour maintenir vivante cette attitude d'accueil et
d'attention à l'égard de nos frères que j'encourage les paroisses et
toutes les communautés à intensifier pendant le Carême la pratique
du jeûne personnel et communautaire, en cultivant aussi l'écoute de
la Parole de Dieu, la prière et l'aumône. Ceci a été, dès le début,
une caractéristique de la vie des communautés chrétiennes où se
faisaient des collectes spéciales, tandis que les fidèles étaient
invités à donner aux pauvres ce qui, grâce au jeûne, avait été mis à
part. Même aujourd'hui, une telle pratique doit être redécouverte et
encouragée, surtout pendant le temps liturgique du Carême.
Il ressort clairement
que le jeûne représente une pratique ascétique importante, une arme
spirituelle pour lutter contre tous les attachements désordonnés. Se
priver volontairement du plaisir de la nourriture et d'autres biens
matériels, aide le disciple du Christ à contrôler les appétits de sa
nature affaiblie par la faute originelle, et dont les effets
négatifs investissent entièrement la personne humaine. Une hymne
antique de la liturgie du Carême exhorte avec pertinence: Nous
utilisons plus sobrement les paroles, les nourritures, les boissons,
le sommeil et les jeux, et avec plus d'attention, nous demeurons
vigilants.
A bien y regarder, le
jeûne a comme ultime finalité d'aider chacun d'entre-nous, comme
l'écrivait Jean-Paul II, à faire un don total de soi à Dieu. Que le
Carême soit donc mis en valeur dans toutes les familles et dans
toutes les communautés chrétiennes, pour éloigner de tout ce qui
distrait l'esprit et intensifier ce qui nourrit l'âme en l'ouvrant à
l'amour de Dieu et du prochain. Je pense en particulier à un plus
grand engagement dans la prière, la Lectio Divina, le recours au
sacrement de la Réconciliation et dans la participation active à
l'Eucharistie, par dessus tout à la messe dominicale.
Avec cette disposition
intérieure, nous entrons dans le climat de pénitence propre au
Carême. Que la Bienheureuse Vierge Marie, Causa Nostrae Laetitiae,
nous accompagne et nous soutienne dans nos efforts pour libérer
notre cœur de l'esclavage du péché et pour en faire toujours plus un
tabernacle vivant de Dieu. En formulant ce souhait, j'assure de ma
prière tous les croyants et chaque communauté ecclésiale afin que
tous suivent avec profit l'itinéraire quarésimal ». |