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Les apparitions

2-1-Les premières apparitions

Nous sommes en mai 1664. Benoîte Rencurel se trouve au Vallon des Fours[1]  situé au-dessus du village de Saint-Étienne d’Avançon; elle récite son chapelet tout en surveillant son troupeau de moutons. “Tout à coup elle voit, sur la roche, une belle Dame, qui tient, par la main, un petit enfant d’une beauté singulière.

― Belle Dame,  dit Benoîte, que faites-vous là-haut ? Venez-vous acheter du plâtre ? Voudriez-vous goûter avec moi ? J’ai un peu de bon pain, nous le tremperions dans la fontaine !

La Dame sourit, mais ne répond pas.

― Belle Dame ! vous plairait-il de nous donner cet enfant qui nous réjouirait tant ? La dame continue à sourire, mais ne répond toujours pas[2].

Enfin, après avoir demeuré quelque temps avec Benoîte, la Dame prit l’enfant dans “son giron” et disparut dans la grotte d’où, plusieurs fois, Benoîte l’avait vue entrer et sortir. Durant quatre mois la Belle Dame viendra ainsi rencontrer Benoîte. Elle parle peu, surtout au début, mais, discrètement, prépare Benoîte à sa future mission. En fait, il s’agit d’une véritable éducation que la Vierge Marie commence à donner à Benoîte, dans la joie, en silence, et en toute discrétion.

Benoîte est immensément heureuse; elle fait toujours bien son travail mais elle ne vit que pour voir la Belle Dame. Et elle parle, beaucoup, racontant tout ce qui lui arrivait. Aussi une rumeur commence-t-elle à se propager. Pourtant Benoîte change: elle s’affine, elle devient plus sereine et plus calme, et elle est toujours contente. Au bout de deux mois, en juillet 1664, la formation de Benoîte dispensée par la Dame se précise: incitation à la confiance, à la patience, à la prière. Ses facultés se développent mettant en évidence la sûreté de son jugement.

La Dame veut aussi faire travailler la mémoire de Benoîte. Ainsi la Dame lui demande de réciter, avec ses amies, les Litanies de la Vierge, dans l’Église, avec la permission de M. le Prieur. Comme elles ne  connaissaient pas ces litanies, la Dame les apprend à Benoîte, et Benoîte aux filles. La Bonne Mère ne les lui dit que trois fois, et elle les sait toutes par cœur avec verset et oraison, ce que la plus belle mémoire aurait de la peine à retenir en si peu de temps.[3] Peu à peu l’instruction religieuse de Benoîte se précise.

Le juge de la vallée d’Avançon, Pierre Grimaud, ayant appris ce qui se passait au Laus, se cru obligé de tâcher de savoir ce que ce pouvait être, et de parler en particulier à notre bergère.” Il était très méfiant contre ce genre de choses car il avait dû, peu de temps auparavant, enquêter sur une fille qui avait été convaincue d’imposture. Mais il trouva en Benoîte qu’il entendit en particulier, quelqu’un d’assuré et d’une sincérité convaincante. Aussi lui demanda-t-il de questionner la Dame sur son identité et de la sonder sur un éventuel désir de voir construire là une petite chapelle. Benoîte fit ce que le juge Grimaud demandait, et la Dame répondit “qu’il n’était pas nécessaire qu’on fît bâtir là aucune chose... et qu’elle avait fait choix d’un autre, bien plus agréable et revenant, savoir le lieu du Laus” qu’elle lui indiquera plus tard. Toutefois la Dame ne révèle pas encore son nom...

2-2-La grande apparition du 29 août 1664

Depuis 4 mois, dans le Vallon aux Fours, la Vierge Marie rencontre Benoîte Rencurel tous les jours : il faut, en effet, affiner un peu cette brave fille, généreuse, ouverte, aimée de ses maîtres, joyeuse, mais malheureusement totalement inculte, tant sur le plan humain que sur le plan spirituel. La Dame n’a toujours pas dit qui elle était. À la demande instante du juge Grimaud, Benoîte va enfin oser demander le nom de l’apparition.

Ce jour-là, vendredi 29 août 1664, jour de fête chômée[4], toute la paroisse de saint-Étienne d’Avançon se rendit au lieu de l’apparition en procession, et en chantant les Litanies de la Sainte Vierge. Bientôt ce fut un beau désordre, et la Dame fit demander au juge de faire éloigner la foule : ce qu’il fit. Le juge, ensuite s’absorba dans une très fervente prière, à cinq ou six pas de la bergère. Il raconte : “Elle m’avertit avec un ton de joye tout-à-fait extraordinaire, en me disant ces paroles: ‘Eh! M. le Juge! vous... la damoiselle... je la vois... venez vitement!...’ Je lui dis : ‘Où est-elle ? Sur quoi ?’ Elle me répondit regardant dans l’antre avec joye et estonnement tout ensemble: ‘Quoi ! M. le Juge ! vous ne la voyez pas ?’ Et sur ce que je lui dis que je n’étais pas homme de bien pour mériter un tel honneur, elle me dit : ‘Monsieur ! elle vous tend la main...’ Ce qui m’obligea ... de tendre la main dans l’antre pour savoir si quelque chose d’invisible me toucherait. Mais la vérité: je ne touchai rien.”

La voyante s’étonne que le juge ne voie pas la Dame si lumineuse... Le juge continue son récit : “... Dieu m’inspira de dire à Benoîte de demander à la demoiselle qu’elle voyait, comment elle s’appelait. Elle le fit sur le champ, regardant dans l’antre, et elle me répondit qu’Elle s’appelait Dame Marie et qu’elle ne la verrait plus de quelque temps.”

Benoîte est consternée par ce qu’elle vient d’apprendre: ce sera pour elle une épreuve cruelle. Pourtant la Dame avait précédemment déclaré à Benoîte “qu’elle apparaîtrait plus tard en un lieu plus revenant.”

2-3-Les apparitions à Pindrau puis au Laus

        2-3-1-Apparition à Pindreau

Un mois s’écoula. Benoîte était triste, et son curé l’invitait à prier davantage. Marie préparait sa servante avant de lui confier une mission bien difficile pour une jeune fille de dix-sept ans. Benoîte ne venait plus garder ses moutons dans le Vallon aux Fours, mais plutôt sur le flanc de la montagne du Laus, sur la rive droite de l’Avance. De là elle pouvait voir une éminence appelée Pindrau. Soudain elle aperçoit “la Toute-Aimable” plus éclatante que le soleil. Benoîte monte sur sa grosse chèvre pour traverser la rivière et aller vers Marie ; son troupeau la suit...

Arrivée auprès de sa “Miséricordieuse Mère”, elle se prosterne et se plaint de sa longue absence. Marie, alors, lui montre le chemin du Laus, et lui demande de le suivre jusqu’à ce qu’elle trouve la chapelle du Laus, là où il y a de bonnes odeurs. C’est là qu’elle la verra très souvent et qu’elle lui  parlera désormais.

C’était vers la fin du mois de septembre 1664. À cet endroit on élèvera un modeste oratoire; puis un groupe de trois statues de bronze y sera édifié en 1926.

        2-3-2-Apparitions au Laus

Le Laus était un hameau de Saint-Étienne d’Avançon dont l’accès était particulièrement difficile et marécageux en raison des débordements de l’Avance et des eaux de ruissellement; d’où le nom de Laus (laous en patois). Sept ou huit foyers y vivaient. Ne pouvant se rendre au village pour entendre la messe, les habitants avaient fait construire en 1640, une petite chapelle à laquelle on donna le nom de Nostre-Dame de Bon-Rencontre, rappelant N.D. de l’Annonciation.

Première apparition au Laus

Le lendemain de l’apparition de Marie sur la colline de Pindrau, Benoîte part à la recherche de la chapelle “qui sent bon.” Après avoir parcouru tout le hameau elle arrive devant la chapelle à demi-ouverte et pleine d’une odeur très suave. Marie est là... Un colloque s’engage, et bientôt la Vierge Marie fait savoir à Benoîte “qu’elle veut faire bâtir là une église en l’honneur de son très cher Fils et d’Elle, car beaucoup de pécheurs et de pécheresses s’y convertiront.” Marie donne les dimensions de l’église, puis répond à une question très pratique de Benoîte : “Quand il faudra bâtir, on trouvera tout ce dont on aura besoin, qui sera des deniers des pauvres, et il n’y manquera rien.” Dorénavant c’est à cet endroit que Marie rencontrera Benoîte. La construction voulue par Marie fut achevée en moins de quatre années.

L’hiver 1664-1665

Benoîte monte maintenant tous les jours au Laus. Elle y reste jusqu’à deux ou trois heures en compagnie de Marie qui la forme sur le plan spirituel : pour Benoîte, c’est une véritable école de spiritualité. Marie lui demande “de prier continuellement pour les pécheurs...” Marie commence aussi à l’éclairer sur l’état des âmes coupables, et sur la honte qui les empêche de revenir à Dieu. Mais la Miséricorde de Dieu est grande. Incontestablement Marie prépare Benoîte à sa future mission: affronter le monde du péché et faire du Laus un lieu de conversion.

Progressivement Marie éclaire Benoîte sur le but du Laus et sur la mission de la bergère : la conversion des pécheurs que Benoîte devra accueillir constamment, patiemment, sans jamais se lasser. Benoîte reçoit aussi des lumières abondantes sur la volonté de Dieu de sauver les pécheurs, sur la connaissance des cœurs, et sur la gravité du péché. Cette école dure six mois, et Benoîte en douce conversation avec Marie oublie le temps qui passe. Elle oublie même son troupeau... Qui s’en occupait ? La Vierge Marie, tout simplement...

2-4-Les apparitions au Laus-Le début du pèlerinage

        2-4-1-La rumeur publique-Les miracles

Benoît, fille toute simple, ne craignait pas de raconter ce qui s’était passé d’abord au Vallon aux fours puis au Laus. Peu à peu les choses se surent, et dès le printemps 1665, les foules commencèrent à arriver au vallon du Laus. Jean Peytieu, jeune prêtre, fut très impressionné par ce qui se passait au Laus. On y venait pour se confesser ou remercier pour des grâces reçues. Des processions nocturnes se formèrent spontanément, accompagnées du chant des litanies de Notre-Dame. Puis ce fut, en avril 1665, le premier miracle : la guérison d’un homme estropié qui marchait avec des béquilles en arrivant, et qui repartit en les portant.

        2-4-2-Les premiers pèlerins

Des processions de plus en plus nombreuses arrivaient au Laus, de tous les environs. Le 11 avril 1665, l’Abbé Peytieu y vécut une grâce sensible et découvrit la sérénité de Benoîte. Un jeune homme de quinze à seize ans est signalé: le futur ermite François Aubin.

En août 1665, Pierre Gaillard, vicaire à Gap, se rendit au Laus accompagné de son neveu Lavorel, curé de Saint-Laurent de Grenoble. Il commença par prier, puis il “vit les prêtres du voisinage et les curés tous occupés à confesser...” Il est conquis par le Laus, son atmosphère priante, et les guérisons déjà nombreuses : du 28 juin au 8 septembre 1665, le juge Grimaud en relèvera dix-huit. Il y a aussi des conversions spectaculaires. La foule afflue de plus en plus. Cependant Pierre Gaillard est troublé par l’inorganisation; il doit absolument voir clair dans ce qui se passe au Laus.

Les apparitions durent longtemps, jusqu’à trois heures parfois... mais la bergère semble exceptionnellement équilibrée. Elle est toute simple et sa vie est transparente.

        2-4-3-Intervention des autorités diocésaines -La première enquête officielle

Pierre Gaillard avait été profondément remué par ce qu’il avait vu au Laus. Il alerte Antoine Lambert, vicaire général d’Embrun, le 20 août 1665. Une visite de contrôle est fixée au 14 septembre 1665. Cinq personnes sont convoquées: Antoine Lambert, André Gérard, supérieur du collège d’Embrun, Jean Bonnafous, secrétaire épiscopal, le neveu de Lambert: Esprit Lambert et le seigneur de Savines. Le grand Vicaire, Antoine Lambert, veut s’informer.

L’ambiance est passionnelle et peu favorable. On doit interroger Benoîte qui a peur et veut se sauver. mais Marie intervient : “Qu’elle ne craigne rien ! Qu’elle dise au grand Vicaire que s’il peut faire descendre Dieu du ciel par le pouvoir qu’Il lui a donné en se faisant prêtre, il n’a rien, par contre, à commander à la Mère de Dieu...” En effet, un des enquêteurs demandera à la bergère “qu’elle dise à la sainte Vierge de prier son cher Fils de faire quelque miracle, pour affermir assurément cette dévotion.”

        2-4-4-La reconnaissance officielle

Les enquêteurs semblent encore peu convaincus[5] , mais ils établissent cependant un règlement pour mettre de l’ordre dans les pèlerinages. On prévoit aussi d’agrandir la chapelle. Deux jeunes prêtres : Antoine Eyriey et Charles Lombard sont nommés pour s’occuper du service de la chapelle. Nous sommes le 16 septembre 1665. Les enquêteurs ont achevé leur travail ; maintenant ils peuvent repartir.

Mais un orage les oblige à rester. Il en fut ainsi toute la journée et le soir du 17. Il fallut encore rester au Laus... Dans la nuit du 17 au 18, septembre, une jeune malade de 22 ans, Catherine Vial, atteinte “d’une rétraction de nerfs aux jambes depuis plus de six ans,” guérit subitement.

Tout le monde présent cria “Miracle ! Miracle !” Au matin Catherine Vial  se rendit à la chapelle, et le grand Vicaire eut de la peine à achever sa messe en la voyant. Incontestablement, dira Antoine Lambert plusieurs fois: “Le doigt de Dieu est là!” La dévotion du Laus était confirmée.

Le pèlerinage est reconnu officiellement le 18 septembre 1665, jour anniversaire de Benoîte. Il prend alors une ampleur surprenante. Deux jeunes prêtres sont nommés au service du pèlerinage: Antoine Eyriey et Charles Lombard; Pierre Gaillard soutiendra leur ministère. Benoîte Rencurel vient d’avoir 18 ans.

Mais les jeunes prêtres expérimentés vont voir rapidement leurs attributions modifiées. Antoine Eyriey sera remplacé par l’abbé Mazet qui deviendra en 1668 le prieur de saint Étienne d’Avançon. Charles Lombard, dont le zèle fut remarqué, quittera le Laus quand sera installée l’équipe: Peytieu-Hermitte.


[1] appelé aussi “Vallon aux Fours”

[2] D’après François Aubin

[3] texte de Pierre Gaillard

[4] C’était la fête de la décapitation de Jean-Baptiste

[5]  Antoine Lambert voulait interdire la dévotion du Laus, à moins qu’elle se trouvât soutenue par un miracle. L’accueil qu’il avait réservé à Benoîte pour l’interroger fut particulièrement glacial.

 

    

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