SERMONS
SUR LE CANTIQUE DES CANTIQUES

SERMON XXI

Comment l'Épouse, c'est-à-dire l'Église, demande à Jésus qui est son époux, d'être attirée après lui.

1. " Tirez-moi après vous; nous courrons dans l'odeur de vos parfums [1]. " Mais quoi? Est-ce que l'Épouse a besoin d'être tirée, et de l'être après l'Époux? Comme si elle le suivait malgré elle, non pas de son propre mouvement. Mais tous ceux qui sont tirés ne le sont pas malgré eux. Car, par exemple, celui qui est infirme ou boiteux, et qu’il ne saurait marcher tout seul, n'est pas fâché qu'on le traîne au bain ou à table, encore qu'un criminel soit fâché d'être traîné en jugement ou au supplice. Enfin, celle qui fait cette demande veut être entraînée. Et elle ne ferait pas cette demande, si elle pouvait, par elle-même, suivre son bien-aimé comme elle le voudrait. Mais pourquoi ne le peut-elle pas? Dirons-nous que l'Épouse même est invalide? Si c'était une des jeunes filles qui se dit infirme, et qui demandât d'être entraînée, il n'y aurait pas sujet de s'en étonner. Mais l'Épouse, qui semblait pouvoir même entraîner les autres, tant elle est forte et parfaite ; qui est-ce qui ne trouverait étrange, qu'elle eût besoin d'être traînée elle-même, comme si elle était faible et languissante ? Quelle âme sera pour nous forte et saine, si nous consentons qu'on tienne pour infirme celle qui, à causé de sa singulière perfection, et de son éminente vertu, est nommée l'Épouse du Seigneur? N'est-ce point l'Église qui s'est exprimée ainsi quand elle vit son bien-aimé monter au ciel, et qu'elle souhaitait avec passion de le suivre, et d'être élevée dans la gloire avec lui ? Quelque parfaite que soit une âme, tant qu'elle gémit sous le poids de ce corps de mort, et qu'elle est retenue captive dans la prison de ce siècle mauvais, liée par de fâcheuses nécessités, et tourmentée par les crimes qui s'y commettent, elle est contrainte de s'élever plus lentement, et avec moins de vigueur à la contemplation des choses sublimes, et elle n'est pas libre de suivre l'Époux partout où il va. C'est ce qui arrachait ce cri lamentable à celui qui disait en gémissant; a Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm. VII, 24) ? C'est ce qui inspirait cette humble prière : "Tirez mon âme de prison (Ps. CXII, 8). " Que l'Épouse dise donc, et qu'elle dise avec douleur : " Tirez-moi après vous, " parce que ce corps corruptible appesantit Pâme, et cette demeure de terre et de boue accable l'esprit, qui voudrait s'élever dans ses pensées (Sg. IX, 15). Ou bien, peut-être dit-elle cela dans son désir de sortir de cette vie, et d'être avec J.-C., surtout en voyant que celles pour qui il semblait nécessaire qu'elle y demeurât étant plus avancées, aiment déjà l'Époux, et peuvent se tenir à l'abri des tempêtes dans le port de la charité. Car elle avait dit auparavant : " C'est pour cela que les jeunes filles vous aiment avec passion. " Il semble donc qu'elle veuille dire : Voilà les jeunes filles qui vous aiment, et, par cet amour sont attachées si fermement à vous, qu'elles n'ont plus besoin de moi, et qu'il n'y a point de raison qui m'arrête davantage en ce monde : "Tirez-moi donc s'il vous plait après vous. "

2. Je croirais que c'est là sa pensée, si elle avait dit : Tirez-moi à vous ; mais comme elle dit, après vous, il me semble qu'elle demande plutôt la grâce de pouvoir suivre les traces de sa vie, de pouvoir imiter sa vertu, garder les règles de sa conduite, embrasser la perfection de ses moeurs. Car elle a principalement besoin de secours, pour renoncer à soi-même, porter sa croix, et suivre Jésus-Christ. L'Épouse a certainement besoin, pour atteindre là, d'être tirée, et elle ne peut l'être que par celui qui dit: "Vous ne pouvez rien faire sans moi (Jn. XV, 5). " Je sais bien, dit-elle, que je ne puis arriver jusqu'à vous, qu'en marchant après vous, et que je ne puis même marcher après vous, si vous ne m'aidez: c'est pourquoi je vous prie de me tirer après vous. Car " celui-là est heureux que vous assistez; il dispose en son coeur des degrés dans cette vallée de larmes (Ps. LXXXIII, 6), " pour arriver un jour à vous sur les montagnes éternelles, où on goûte une joie ineffable. Qu'il y en a peu, Seigneur Jésus, qui veuillent aller après vous; et néanmoins il n'y a personne qui ne désire arriver jusqu'à vous, car tout le monde sait qu'on goûte auprès de vous des délices sans fin. Aussi tous veulent jouir de vous, mais tous ne veulent pas vous imiter. Ils veulent bien régner avec vous, mais ils ne veulent pas souffrir avec vous. Tel était celui qui disait : " Que je meure de la mort des justes, et que la fin de ma vie soit semblable à la leur (Nb. XXIII, 10). " Il souhaitait la fin des justes, mais il n'en souhaitait pas les commencements. Les hommes charnels désirent la même mort que les hommes spirituels, dont néanmoins ils abhorrent la vie, c'est qu'ils savent que la mort des saints est précieuse devant Dieu; parce que " lorsqu'il aura fait dormir en paix ceux qu'il a aimés, de ce somme il les fera passer à l'héritage du Seigneur (Ps. CXXVI, 2); " et parce que " ceux qui meurent dans le Seigneur sont bien heureux (Ap. XIV, 13) ; " au lieu que, selon la parole du prophète Roi : " La mort des pécheurs est la pire des morts (Ps XXXIII, 22.) " Ils ne se mettent pas en peine de chercher celui que toutefois ils désirent trouver, ils souhaitent de l'atteindre, mais ne veulent pas le suivre. Ils n'étaient pas de ce nombre ceux à qui il disait : " Vous autres, vous êtes toujours demeurés avec moi durant mes tentations (Lc. XXII, 28). " Heureux ceux qui se sont trouvés dignes, ô bon Jésus, de recevoir de vous un témoignage si avantageux. Ils allaient sans doute après vous, des pieds du corps, et de toutes les affections de leur coeur. Vous leur avez montré le chemin de la vie en les appelant après vous, qui êtes la voie, la vie et la vérité, et qui dites: "Venez après moi, je vous ferai pécheurs d'hommes (Mt. IV, 19) ; " Et encore : " Que celui qui me sert me suive, et partout où j„ serai je me servirai de lui (Jn. XV, 26). " C'est donc en se félicitant qu'ils disaient : " Voilà que nous avons quitté toutes choses pour vous suivre (Mt. XIX, 27). "

3. C'est donc ainsi que votre bien-aimée, laissant tout pour vous, désire avec ardeur aller toujours après vous, marcher toujours sur les traces de vos pas, et vous suivre partout où vous irez; elle sait que vos voies sont belles, que tous vos sentiers mènent à la paix, et que celui qui vous suit ne marche point dans les ténèbres. Si elle prie qu'on la tire, c'est parce que votre justice est aussi élevée que les plus hautes montagnes, et qu'elle ne peut pas y parvenir par ses propres forces. Elle prie qu'on la tire, " parce que personne ne vient à vous, si votre Père ne le tire (Jn. IX, 44). " Or, ceux que votre Père tire, vous les tirez aussi, car les oeuvres que le Père fait, le Fils les fait pareillement. Mais elle est plus familière avec le Fils, et lui fait cette demande parce qu'il est son propre époux, et que le Père l'a envoyé au-devant d'elle, pour lui servir de guide et de maître, pour marcher devant elle dans la voie des bonnes moeurs, lui préparer le chemin des vertus, lui communiquer ses connaissances, lui enseigner les sentiers de la sagesse, lui donner la loi d'une vie et d'une conduite réglée, et la rendre si parfaite, qu'il eût. raison d'être épris de sa beauté et de ses charmes.

4. " Tirez-moi après vous; nous courrons dans l'odeur de vos parfums. " J'ai besoin d'être tirée, parce que le feu de votre amour est un peu refroidi en nous, et cette froideur nous empêche de courir à cette heure comme nous faisions hier et les jours passés. Mais nous courrons, lorsque vous nous aurez rendu la joie de posséder votre Sauveur, lorsque le soleil de justice versera de nouveau sa chaleur sur nous, que la nuée de la tentation qui le couvre maintenant sera passée, et qu'au souffle agréable d'un doux zéphire, ses parfums recommenceront à se fondre, à couler et à répandre leur odeur ordinaire. C'est alors que nous courrons, mais nous courrons dans cette bonne odeur. Nous courrons, dis-je, lorsque les parfums commenceront à s'exhaler parce que l'engourdissement où nous sommes maintenant se dissipera, et la dévotion reviendra en nous, tellement que nous n'aurons plus besoin d'être tirés, nous serons excites par cette odeur, à courir de nous-mêmes. Mais en attendant tirez-moi après vous. Voyez-vous comme quoi celui qui marche dans l'esprit, ne demeure pas toujours en un même état, et n'avance pas toujours avec la même facilité; que la voie de l'homme n'est pas en sa puissance, comme dit l'Écriture; mais qu'il oublie les choses qui sont derrière lui et s'avance vers celles qui sont en avant, tantôt avec plus, tantôt avec moins de vigueur, selon que le Saint-Esprit, qui est l'arbitre souverain des grâces, les lui dispense avec plus ou moins d'abondance? Je crois que si vous voulez vous examiner vous-mêmes, vous reconnaîtrez que votre propre expérience confirme ce que je vous dis.

5. Lors donc que vous vous sentez tombé dans l'engourdissement, la tiédeur ou l'ennui, n'entrez pas pour cela en défiance, et ne quittez pas vos exercices spirituels; mais cherchez la main de celui qui peut vous assister, conjurez-le, à l'exemple de l'Épouse, de vous tirer après lui, jusqu'à ce qu'étant ranimé et réveillé par la grâce, vous deveniez plus prompt et plus allègre, et que vous couriez et disiez : " J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez dilaté mon coeur (Ps. CXVIII, 32). " Et si vous-vous réjouissez dans la grâce de Dieu, quand elle est présente, ne croyez pas néanmoins posséder ce don comme un droit qui vous est acquis, ni compter trop sur lui, comme si vous ne le pouviez jamais perdre; de peur que si Dieu vient tout à coup à retirer sa main, et à soustraire sa grâce, vous ne tombiez dans un découragement, une tristesse excessive. Enfin, ne dites point dans votre abondance : " Je ne serai jamais ébranlé (Ps. XXIX, 7). " De peur que vous ne soyez aussi obligé de dire avec gémissement les paroles qui viennent après celles-là : " Vous avez détourné votre visage de moi, et je suis tombé dans la confusion et dans le trouble (Ibid.") Vous aurez soin plutôt, si vous êtes sage, de suivre le conseil du sage, et de ne pas " oublier les biens su temps des maux, ni les maux au temps des biens (Ecc. XI, 27). "

6. N'entrez donc point dans une trop grande confiance au jour de votre force ; mais criez vers Dieu, avec le Prophète, et dites : " Ne m'abandonnez pas, s'il vous plaît, lorsque mes forces m'auront quitté (Ps. LXX, 9). " Mais consolez-vous au temps de la tentation, et dites avec l'Épouse : " Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos parfums. " Ainsi l'espérance ne vous quittera point dans les mauvais jours, et la prévoyance ne vous manquera point dans les bons; et soit que vous soyez dans l'adversité ou dans la prospérité; dans le changement et la révolution des temps, vous conserverez comme une image de l'éternité, je veux dire une égalité d'esprit, et une constance invincible, supérieure à toutes sortes d'infortunes; vous bénirez Dieu en tout temps, et demeurerez ainsi en quelque sorte immuables au milieu des événements changeants et des défaillances certaines de ce siècle inconstant, vous commencerez à vous renouveler et à reprendre cette ancienne ressemblance de Dieu qui est éternel, et qui n'est susceptible d'aucune vicissitude ni du moindre changement. Car vous serez en ce monde tel qu'il est lui-même, ni abattu dans l'adversité, ni insolent dans la prospérité. C'est en cela, dis-je, que l'homme, cette créature si noble, faite à l'image et à la ressemblance de Dieu qui l'a créée, fait voir qu'il est prêt à recouvrer la dignité de son antique gloire, lorsqu'il trouve qu'il est indigne de lui, de se rendre conforme au siècle qui passe et qu'il aime mieux, selon la doctrine de saint Paul, rentrer "par le renouvellement de son esprit (Rm. XIV, 2), " dans l'état où il a été créé d'abord. Puis, obligeant ce siècle qui a été fait pour lui, à se conformer à lui d'une manière admirable, il fait que toutes choses contribuent et conspirent à son bien et reprennent en quelque façon la forme qui leur est propre et naturelle, en rejetant celle qui leur est étrangère et en reconnaissant :leur Maître à qui elles étaient tenues d'obéir dans l'ordre de leur première création.

7. C'est pourquoi je pense que ces paroles que le Fils unique de Dieu a dites de lui-même, "que s'il était élevé de la terre, il tirerait tout à soi (Jn. XII, 32), " peuvent aussi s'appliquer à tousses frères; c'est-à-dire à ceux que le Père a commis et prédestinés de toute éternité pour être conformes a son fils qui est son image, afin qu'il soit le premier né d'un grand nombre de frères. Je puis donc, moi aussi, dire hardiment, que si je suis élevé de la terre, je tirerai tout à moi. Car il n'y a pas de témérité, mes frères, à me servir des paroles de celui dont j'ai l'honneur de porter la ressemblance. S'il en est ainsi, les riches du siècle ne doivent point penser que les frères de Jésus-Christ ne possèdent que les biens célestes, parce qu'ils lui entendent dire: " Bienheureux les pauvres d'esprit, parce que le royaume des cieux leur appartient (Mt. V, 3); " non, dis-je, ils ne doivent point penser qu'ils ne possèdent que les seuls biens du ciel, parce que Jésus-Christ semble ne leur avoir promis que ceux-là, ils possèdent aussi les biens do la terre; car s'ils sont comme ne possédant rien, cependant ils possèdent out, ils ne mendient pas comme misérables; mais ils possèdent comme des maîtres et des propriétaires, et ils ont d'autant plus les propriétaires et les maîtres, qu'ils en sont plus détachés, selon cette parole : le monde entier est un trésor pour l'homme fidèle. Je dis le monde entier, parce que les adversités aussi bien que les prospérités lui servent et contribuent à son bien.

8. L'avare donc est passionné pour les •biens de la terre, comme un mendiant, et le fidèle les méprise comme leur maître. L'avare mendie en les possédant, et le fidèle les pos,ède en les méprisant. Demandez au premier venu de ceux qui soupirent d'un coeur insatiable après les biens temporels, ce qu'il pensé de ceux qui, vendant leurs biens, les donnent aux pauvres, et achètent ainsi lé royaume des Cieux pour un bien vil et méprisable, et s'il croit leur conduite sage ou non. fi vous répondra certainement qu'il la trouve sage. Demandez-lui encore pourquoi il ne pratique pas lui-même ce qu'il approuve dans les autres. Je ne le puis, dira-t-il. Et pourquoi? C'est, n'en doutez pas, parce que l'avarice qui est la maîtresse de son coeur, ne le lui permet pas; il n'est plus libre; les biens qu'il semble posséder ne sont pas à lui, et lui-même ne s'appartient pas. S'ils sont vraiment à vous, tâchez d'en profiter; échangez les biens de la terre contre ceux du Ciel. Si vous ne le pouvez faire, confessez que vous n'êtes pas le maître, mais l'esclave de votre argent; que vous n'en êtes que le gardien non le possesseur. Enfin vous obéissez à votre bourse, comme l'esclave à sa maîtresse; et de même qu'il est obligé de se réjouir ou de s'attrister avec elle, vous aussi à mesure que vos richesses grandissent, vous vous élevez, et vous tombez à mesure qu'elles diminuent. Car lorsque votre bourse est épuisée, vous êtes abattu de tristesse, et lorsqu'elle se remplit, votre coeur est comme rempli de joie ou plutôt gonflé d'orgueil. Tel est l'avare. Mais, pour nous, imitons la liberté et la constance de l'Épouse, qui bien instruite de toutes choses, et conservant en son coeur les enseignements de la sagesse, sait également vivre dans l'abondance et souffrir la pauvreté. Lorsqu'elle prie qu'on la tire, elle fait voir ce qui lui manque, non d'argent, mais de force; et d'un autre côté, lorsqu'elle se console dans l'espérance du retour de la grâce, elle montre que si elle sent ses privations elle ne perd pas pour cela toute espérance.

9. Elle dit donc. "Tirez-moi après vous, nous courrons dans l'odeur de vos parfums." Faut-il s'étonner, qu'elle ait besoin d'être tirée, quand elle court après un géant, et tâche d'atteindre celui qui saute dans les montagnes, et passe par dessus les collines? " Sa parole, dit le Prophète Roi, court avec vitesse (Ps. CXLVII, 15). " Elle ne peut pas égaler dans sa course celui qui " marche à grands pas comme un géant qui se hâte d'arriver au bout de sa carrière (Ps. XVIII, 6). " Elle ne le peut pas par ses seules forces, et c'est pour cela qu'elle désire être tirée. Je suis lasse, dit-elle, je tombe en défaillance, ne m'abandonnez point, tirez-moi après vous, de peur que je ne commence à aller après d'autres amants comme une vagabonde, et que je ne coure comme une personne égarée qui ne sait qu'elle route tenir. Tirez-moi après vous, parce qu'il vaut mieux pour moi que vous me tiriez et que vous me fassiez une sorte de violence en m'effrayant par des menaces, ou en m'exerçant par des châtiments, que de m'épargner et de me laisser dans mon corps jouir d'une malheureuse confiance. Tirez-moi en quelque sorte malgré moi, afin qu'ensuite je vous suive volontairement. Je suis engourdie, tirez-moi, faites-moi courir. Il arrivera un temps où je n'aurai plus besoin que personne me tire, parce que nous courrons vite et de nous-mêmes. Je ne courrai pas seule, quoique je demande seule à être tirée. Les jeunes filles courront aussi avec moi. Nous courrons également, nous courrons ensemble; moi excitée par l'odeur de vos parfums, et elles par mon exemple et mes exhortations; ainsi nous courrons toutes dans l'odeur de vos parfums. L'Épouse a des imitateurs, comme elle est elle-même imitatrice de Jésus-Christ; et c'est pour cela qu'elle ne dit pas au singulier, " je courrai, mais nous courrons. "

10. Mais il se présente une question, à savoir pourquoi l'Épouse, en demandant d'être tirée, ne demande pas aussi que les jeunes filles le soient avec elle et ne dit pas : " tirez-nous, mais tirez-moi. " Mais quoi, peut-être a-t-elle besoin d'être tirée, et les jeunes filles n'en ont-elles pas besoin? O vous, qui êtes si belle et si heureuse, si pleine de bonheur, découvrez-nous la raison de cette différence. Tirez moi, dites-vous. Pourquoi ne dites-vous pas : tirez-nous? Est-ce que vous nous enviez ce bonheur? A Dieu ne plaise que cela soit ainsi. Car si vous eussiez voulu aller seule avec l'Époux, vous n'auriez pas ajouté tout de suite après, que les jeunes filles courront avec vous. Pourquoi donc avez-vous demandé pour vous seule qu'on vous tirât, puisque incontinent après vous deviez dire au pluriel : " Nous courrons? " La Charité dit-elle, le voulait ainsi. Apprenez de moi par cette parole à attendre d'en haut un double secours dans les exercices spirituels, la réprimande et la consolation. L'une exerce au dehors, et l'autre visite au dedans. L'une arrête l'emportement, l'autre élève le coeur et lui donne de la confiance. L'une opère l'humilité, et l'autre console dans le découragement. L'une donne de la prudence, et l'autre, de la dévotion. La première enseigne la crainte du Seigneur, et la seconde tempère cette crainte par une joie salutaire, ainsi qu'il est écrit . " Que mon coeur se réjouisse, en sorte qu'il craigne votre nom (Ps. LXXXV, 41). " Et encore : " Servez le Seigneur avec crainte, et réjouissez-vous en lui avec tremblement (Ps. II, 11). "

11. Nous sommes tirés, lorsque nous sommes exercés par les tentations et les tribulations. Nous courons lorsqu'étant visités par des consolations et des inspirations secrètes et intérieures, nous respirons une odeur aussi douce que celles des plus excellents parfums. Ce qui paraît austère et dur je le réserve donc pour moi, qui suis forte, saine et parfaite; et je dis en ne parlant que de moi :" Tirez-moi " Mais ce qui est doux et agréable, je vous en fais part, à vous qui êtes faible, et je dis : " Nous courrons. " Je sais ce que sont de jeunes filles, tendres et délicates, et trop faibles pour soutenir les tentations;voilà pourquoi je veux qu'elles courent avec moi, mais non pas qu'elles soient tirées avec moi; je veux qu'elles partagent mes consolations, non pas mes travaux. Pourquoi? Parce qu'elles sont infirmes, et que j'appréhende que les forces ne leur manquent, et qu'elles ne succombent. Mais pour moi, ô mon Époux, châtiez-moi, tentez-moi, tirez-moi après vous, parce que je suis prête à souffrir toutes les afflictions qu'il vous plaira de m'envoyer, et que je suis assez forte pour les supporter. Pour le reste, nous courons ensemble à l'envie des unes des autres, je serai seule tirée, mais nous courrons toutes ensemble. Nous courrons, nous courrons, dis-je, mais ce sera dans l'odeur de vos parfums, non pas dans la confiance de nos propres mérites. Nous n'avons pas la présomption de croire que nous courrons dans la grandeur de nos forces, mais dans le nombre infini de vos miséricordes. Car si nous avons couru quelquefois et si nous l'avons fait volontairement, la gloire n'en doit revenir ni à notre volonté, ni à notre course, mais à Dieu. Que cette miséricorde se retourne vers nous, et nous courrons. Pour vous, Seigneur, vous courez par votre propre force comme un géant, et comme un homme puissant et vigoureux; mais nous, nous ne courrons jamais, si nous ne sentons l'odeur de vos parfums: " Pour vous que le Père a sacré d'une huile de joie, d'une manière plus noble que ceux qui ont part à votre gloire (Psa. XLIV, 8), " vous courez dans cette divine onction; mais nous, nous ne courrons qu'à l'odeur qu'elle répand. Vous courez dans la plénitude et dans l'odeur du parfum. Ce serait ici le lieu de m'acquitter de la promesse que je me souviens de vous avoir faite, il y a longtemps, de vous parler des parfums de l'Époux, si je ne craignais d'être trop long. Je remets donc à une autre fois pour le faire; car l'importance du sujet ne souffre pas qu'on la resserra dans des limites si étroites. Priez le Seigneur de la divine onction, qu'il daigne rendre agréable le sacrifice de mes lèvres, et que je puisse rappeler à vos esprits le souvenir de l'abondance de sa grâce, oui, dis-je, de la grâce qui est dans l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur. Ainsi soit-il.

SERMON XXII

Des quatre parfums de l’Époux et des quatre vertus cardinales.

1. Si les parfums de l'Épouse sont aussi précieux et aussi magnifiques que vous l'avez vu dans les discours précédents, que pensez-vous de ceux de l'Époux ? Mais si je ne suis pas capable de les expliquer d'une façon proportionnée à leur excellence, il n'y a point de doute pourtant que leur vertu ne soit plus éminente et leur grâce plus efficace, puisque leur seule odeur excite à courir, non seulement les jeunes filles, mais l'Épouse elle-même. En effet, si vous y prenez garde, elle n'ose rien promettre de semblable de ses parfums. A la vérité, elle se flatte qu'ils sont excellents, mais néanmoins elle ne dit pas que c'est dans eux qu'elle ait couru ou qu'elle coure, elle ne promet de le faire que dans l'odeur des parfums de l'Époux. Qu'aurait-elle dit si elle se fût sentie remplie de l'onction même de ce parfum, dont la seule odeur, quelque légère qu'elle soit, la ravit de joie et la fait courir? Je serais bien étonné si elle ne s'envolait pas. Mais peut-être quelqu'un dit en lui-même cessez de tant relever ces parfums; on verra assez ce qu'ils sont, lorsque vous aurez commencé à les expliquer. Point du tout; je ne vous promets pas cela. Croyez-moi, je vous avoue que je ne sais encore si ceux qui me viennent dans l'esprit sont les véritables. Car j'estime que 'l'Époux a diverses espèces de parfums et de baumes, et qu'il en a en grande quantité; qu'il y en a que l'Épouse estime d'une façon particulière, parce qu'elle est plus proche de son Époux, et plus familière; qu'il en est quelques-uns qui arrivent jusqu'aux jeunes filles; et enfin qu'il y en a d'autres qui parviennent même à ceux qui sont plus éloignés et comme étrangers; en sorte qu'il n'y a personne, comme dit le Prophète, qui ne sente sa chaleur. Mais bien que le Seigneur soit doux et bon envers tout le monde, il l'est pourtant davantage envers ceux qui sont de sa maison; et plus on s'approche familièrement de lui par ses mérites et sa pureté, plus aussi, je crois, on sent l'odeur de parfums plus nouveaux, et d'une onction plus douce et plus agréable.

2. Mais on ne saurait comprendre ces choses comme il faut, à moins de les avoir éprouvées. C'est pourquoi je ne veux point usurper témérairement une prérogative qui n'est accordée qu'à l'Épouse. Il n'y a que l'Époux qui sache les délices que l'Esprit-Saint fait goûter à sa bien-aimée, par quelles inspirations il réveille et récrée les sens de son âme, et de quelles senteurs il la parfume. Qu'elle lui soit donc une fontaine propre à lui seul, où l'étranger n'ait point de part, et l'indigne ne boive point. Car c'est " un jardin fermé et une fontaine scellée (Ct. IV, 12); " mais les eaux en découlent dans les places publiques. Je reconnais que je les ai à ma disposition, pourvu néanmoins que personne ne me moleste ou ne me montre de l'ingratitude, si je puise à une source publique pour donner à boire aux autres. Car, pour relever un peu mon ministère en ce point, ce n'est pas sans peine et sans travail que je vais tous les jours puiser dans les ruisseaux même publics de l'Écriture, pour donner de l'eau à chacun selon ses besoins, si bien que, sans prendre aucune peine, chacun de vous ait facilement des eaux spirituelles pour toute sorte d'usages, par exemple pour laver, pour boire et pour cuire les aliments. Car la parole de Dieu est l'eau salutaire de la sagesse, non seulement elle abreuve, mais elle lave, suivant ce que dit le Seigneur : " Vous êtes nets à cause des discours que je vous ai tenus (Jn. XV, 3). " La parole divine cuit encore, pour ainsi dire, par le feu du Saint-Esprit, les pensées charnelles, qui sont comme de la viande crue, et les change en des sens spirituels, et en fait une nourriture pour l'âme, si bien qu'on peut dire : " Mon cœur s'est échauffé au dedans de moi, et un feu s'allumera en moi durant ma méditation (Ps. XXXVIII, 4). "

3. Ceux dont l'esprit étant parfaitement pur, sont capables de comprendre par eux-mêmes des choses plus sublimes que celles que nous disons, non seulement je ne les en empêche point, mais même je les en félicite, pourvu qu'ils souffrent aussi que nous proposions des choses plus simples à ceux qui ne sont pas aussi éclairés qu'eux. Que je voudrais voir tout le monde doué du don de la parole, et plût à Dieu que je ne fusse point obligé de m'occuper à cet exercice. Plût à Dieu qu'un autre en voulût bien prendre le soin, ou plutôt ce que j'aimerais encore mieux, qu'il ne se trouvât personne pat 'vous qui en eût besoin, et que vous fussiez tous si bien instruits par Dieu même, que je pusse dans un profond repos, voir que l'Époux est Dieu. Maintenant donc, et je ne le saurais dire sans répandre des larmes, puisqu'il ne m'est pas permis, je ne dis pas de contempler, mais même de chercher le Roi assis dans sa gloire sur les Chérubins, sur un trône magnifique et élevé, dans la forme selon laquelle il a été engendré égal à son père, dans la splendeur de ses saints avant l'étoile du matin, dans laquelle les anges désirent le contempler et le voir. Dieu dans Dieu. Ce qui me reste à moi, qui ne suis qu'un homme, c'est de le proposer comme homme à des hommes, et dans la forme qu'il a prise quand il a voulu se faire connaître, par un excès de bonté et d'amour, quand il s'est abaissé au dessous des anges, qu'il a mis sa tente dans le soleil, qu'il est sorti comme un Époux de sa chambre nuptiale (Ps. XVIII, 6). Je le présente plutôt dans sa douceur que dans son élévation, et dans son onction plutôt que dans sa grandeur; enfin, je le montre tel que le Saint-Esprit l'a sacré, et envoyé pour annoncer la bonne nouvelle à ceux qui étaient dans la misère, guérir les coeurs brisés, prêcher le pardon aux captifs, la délivrance aux prisonniers, et annoncer l'année des miséricordes du Seigneur.

4. Laissant donc à chacun les sentiments plus sublimes et plus élevés que Dieu, peut-être, par une grâce singulière, lui a communiqués sur le sujet des parfums de l'Époux, et dont il lui a donné l'expérience, je me contenterai de mettre en commun ce que j'ai puisé à la source commune. Car il est la fontaine de vie, la fontaine scellée qui jaillit avec force au milieu du jardin fermé, par la bouche de Paul qui lui sert de canal; il est vraiment cette sagesse adorable, qui, selon l'expression du saint homme Job, sort des lieux profonds et cachés (Jb. XXVIII, 18), se divise en quatre ruisseaux, et coule dans les grandes places, où ce bienheureux apôtre nous apprend que Dieu l'a fait pour nous, sagesse, justice, sanctification et rédemption (I Cor. I, 10). Par ces quatre ruisseaux, comme autant de parfums précieux, fil importe peu, en effet, de les considérer comme eau ou comme onction; comme eau, parce qu'ils nettoient, comme onction, parce qu'ils sont odoriférants) ; par ces quatre ruisseaux, dis-je, comme par autant de parfums précieux composés d'ingrédients célestes sur des montagnes couvertes de bois de senteurs, il a tellement embaumé l'Église, qu'étant aussitôt attirée des quatre parties du monde par cette douceur ineffable, elle s'est hâtée d'aller trouver cet Époux céleste, semblable à la reine de Saba (III Reg. X, 1), qui accourut avec empressement des extrémités de la terre, pour entendre la sagesse de Salomon, excitée aussi par la bonne odeur de sa réputation.

5. L'Église n'a pu courir après l'odeur de son Salomon, que lorsque celui qui, de toute éternité, était la sagesse engendrée du Père, fut fait, pour elle par le Père, sagesse dans le temps. Car c'est alors qu'elle a commencé à sentir la divine odeur qui sortait de lui. Il a été de même fait pour elle justice, sanctification et rédemption, afin qu'elle pût également courir dans l'odeur de ces excellentes qualités, car il a été tout cela en lui-même avant toutes choses. En effet, le Verbe était dès le commencement (Jn. I, 1), mais les Pasteurs ne vinrent en hâte pour le voir, que lorsqu'on leur annonça qu'il était fait. Car ils se disaient l'un à l'autre : " Passons jusqu'en , Bethléem, et voyons ce Verbe qui a été fait, que le Seigneur a fait, et nous a montré (Lc. II, 15). " Et l'Évangéliste ajoute : " Qu'ils vinrent en hâte. " Ils ne se remuaient point auparavant, lorsque le Verbe n'était encore qu'en Dieu; mais lorsqu'il fut fait, lorsque le Seigneur le fit et le leur montra, alors ils vinrent en hâte, ils accoururent. De même donc que le Verbe était au commencement, mais n'était qu'en Dieu, et qu'il a été fait lorsqu'il a commencé d'être parmi les hommes; ainsi il était sagesse, justice, sanctification et rédemption au commencement ; mais pour les anges. Et afin qu'il le fût aussi pour les hommes, le Père l'a fait toutes ces choses. Et il le fit, parce qu'il est le Père, car l'apôtre a dit : " Celui qui a été fait par Dieu, sagesse pour nous (I Cor. I, 30). " Il ne dit pas simplement qui a été fait sagesse, mais qui a été fait sagesse pour nous, parce qu'il l'était pour les anges, il. l'est aussi devenu pour nous.

6. Mais je ne vois pas, me direz-vous, comment il a été rédemption pour les anges. Car il semble qu'on ne trouve en nul endroit de l'Écriture qu'ils aient jamais été ou captifs du péché, ou sujets à la mort, pour avoir er besoin de la rédemption; excepté seulement ceux qui, par leur orgueil tombant d'une chute sans remède, n'ont point mérité d'être rachetés. Si donc les anges n'ont jamais été rachetés, les uns n'en ayant pas besoin, et les autres ne le méritant pas, ceux-là parce qu'ils ne sont point tombés, et ceux-ci parce que leur peine est sans ressource, comment dites-vous que notre Seigneur Jésus-Christ a été rédemption pour eux? Le voici en deux mots. Celui qui a relevé l'homme qui était tombé, a donné à l'ange qui étai demeuré debout la grâce de ne point tomber; il a délivré l'un de la captivité, et empêché l'autre d'y tomber. Voilà comment il a été également la rédemption de tous les deux, de l'un parce qu'il l'a tiré de l'esclavage, de l'autre parce qu'il l'a préservé d'y tomber. Il est donc clair que le Seigneur Jésus-Christ a été rédemption pour les saints anges, comme il a été pour eux justice, sagesse et sanctification ; et que néanmoins il n'a pas laissé d'être fait ces quatre choses pour' les hommes,'qu ne peuvent connaître et comprendre les choses invisibles de Dieu parles choses qui ont été faites. Ainsi , tout ce qu'il était pour les anges, il l'est devenu pour nous, qu'est-ce à dire? C'est-à-dire sagesse, justice, sanctification et rédemption. " Sagesse " en prêchant, " justice " en remettant les péchés, " sanctification " en conversant avec les pécheurs, "rédemption " en souffrant la mort pour eux. C'est donc lorsqu'il a été fait toutes ces choses par Dieu le Père, que l’Église a senti une odeur excellente et s'est mise à courir.

7. Reconnaissez donc maintenant quatre sortes d'onctions; Reconnaissez la douceur abondante et inestimable de celui que le Père a; sacré d'une huile de, joie d'une manière plus excellente que tous ceux qui participent à sa gloire. O homme, tu étais assis dans les ténèbres, et à l'ombre de la mort par l'ignorance' de la vérité, tu languissais dans les liens de tes péchés. Il est descendu vers toi dans ta prison, non pour te tourmenter, mais pour te délivrer de la puissance des ténèbres. Et d'abord ce docteur de la vérité a dissipé l'ombre de votre ignorance par la lumière de sa " sagesse. " Ensuite par la " justice " qui vient de la foi, il a brisé les fers du pécheur, en les justifiant gratuitement. Et par ce double bienfait, il a accompli cette parole du Prophète David : " Le Seigneur rompt les liens des captifs, le Seigneur ouvre les yeux des aveugles (Ps. CXLV, 7). " De plus il a vécu " saintement " parmi les pécheurs, et leur a ainsi prescrit une règle de vie comme un chemin qui pût nous faire retourner dans notre patrie. Enfin, pour comble de bonté, il s'est livré à la mort, et a tiré de son propre côté le prix de la " satisfaction " dont il a apaisé le Père, en s'appropriant ainsi ce verset de David : " Le Seigneur est plein de miséricorde, et il a des grâces abondantes pour nous racheter (Ps. CXXIX, 7). " Oui, certainement, abondantes, puisqu'il a versé non une goutte, mais un fleuve de sang par cinq endroits de son corps.

8. Qu'a-t-il dû faire pour toi qu'il n'aie pas fait? Il a rendu la vue à un aveugle, rompu les chaînes d'un captif, ramené dans le chemin celui qui s'était égaré, et réconcilié celui qui était coupable. Qui ne courra avec ardeur, avec rapidité après celui qui délivre de l'erreur, remet les péchés, donne des mérites par sa vie, et acquiert des récompenses par sa mort? Quelle excuse peut avoir celui qui ne court point . dans l'odeur de ces parfums, si ce n'est peut-être, celui jusqu'à qui elIe n'est point parvenue? Mais cette odeur de vie s'est répandue par toute la terre, car toute la terre est remplie de la miséricorde du Seigneur, et ses bontés s'étendent sur toutes ses œuvres. Celui donc qui ne sent point cette odeur de vie répandue partout, et à cause de cela ne court point, est mort, ou corrompu. Cette odeur c'est le bruit de sa renommée; l'odeur de sa réputation marche devant, elle excite à courir, elle conduit à l'expérience de l'onction, à la récompense de la vision. Ceux qui y arrivent chantent tous d'un commun accord : " Nous avons vu dans la cité du Seigneur des vertus les plus grandes merveilles que nous en avions ouï dire (Ps. XLVII, 9). " Seigneur Jésus, nous courons après vous à cause de la douceur qu'on nous assure que nous trouverons en vous, car on nous apprend que vous ne rejetez point le pauvre, et n'abhorrez point le pécheur. En effet, vous n'avez point eu horreur du. larron qui confessait ses crimes, de la pécheresse qui, pleurait ses péchés, de, la cananéenne qui vous priait avec humilité, de la femme surprise en adultère, de celui qui était assis à son comptoir, du publicain, qui demandait humblement pardon de ses fautes, de votre disciple qui vous renia, de celui qui fut le persécuteur de vos disciples, ni même de ceux qui vous crucifièrent. Nous courons dans l'odeur de toutes ces vertus divines. Quant à l'odeur de votre sagesse, nous la sentons lorsque nous apprenons que si quelqu'un a besoin de sagesse, il n'a qu'à vous la demander, et vous la lui donnerez (Jacob. II, 5). Car on dit que vous donnez abondamment à tout le monde, et que vous ne reprochez point vos dons. Pour ce qui est du parfum de votre justice, il se répand, tellement de tous côtés, que non seulement on vous appelle juste, mais la justice même, et la justice qui rend juste. Car vous êtes, aussi puissant pour rendre juste, qu’indulgent pour faire miséricorde. Aussi,. taie tout homme qui, touché d'une vive componction de ses fautes, a faim et soif de la justice, croie en vous qui justifiez l'impie, et, justifié, par la seule foi, il sera réconcilié avec Dieu. Non seulement votre vie, mais encore votre conception répand abondamment une odeur très-. douce de sainteté. Car vous n'avez commis ni contracté le péché. Que ceux donc qui, étant justifiés de leurs crimes, désirent être saints et se proposent, d'atteindre à la sainteté, sans laquelle nul ne verra Dieu, vous écoutent lorsque vous criez: " Soyez saints, parce que je suis saint, (Lit. XIX, 2). " Qu’ils considèrent vos voies et apprennent de vous que vous êtes juste dans toutes, vos voies, et saint dans toutes vos oeuvres (Ps. CXLIV, 17). " Et l'odeur de votre rédemption, combien n'en fait-elle pas courir? Lorsque vous êtes élevé de terre, vous tirez tout à vous. Votre passion est le dernier refuge et un remède unique. Lorque la sagesse défaille, que la justice ne suffit pas, que les mérites de la sainteté succombent, elle vient au secours. Car, qui présume de sa sagesse, de sa justice ou de sa sainteté, au point de croire que cela lui suffit pour son salut? " Nous ne sommes pas capables de nous-mêmes, dit l'apôtre, d'avoir la moindre bonne pensée, mais c'est de Dieu que nous tirons cette capacité ( I Cor. III, 5). " Aussi, lorsque mes forces me manqueront, je ne me troublerai point, je ne tomberai point dans le désespoir; je sais ce que je dois faire . " Je prendrai le calice du salut, et j'invoquerai le nom du Seigneur (Ps. CXV, 13). " Seigneur, éclairez mes yeux, s'il vous plaît, afin que je connaisse en tout temps ce qui est agréable à votre majesté, et alors je serai sage. " Ne vous souvenez point des fautes et des ignorances de ma jeunesse (Ps. XXIV, 7), " et je serai juste : " Conduisez-moi dans votre voie (Ps. LXXXV, 11), " et je serai saint. Mais si votre sang n'interpelle pour moi votre miséricorde, je ne serai point sauvé. C'est pour obtenir toutes ces grâces que nous courons après vous; accordez- nous ce que nous vous demandons, puisque nous crions vers vous.

9. Mais nous ne courons pas tous également dans l'odeur de tous ces parfums. Les uns sont plus embrasés de l'amour de la sagesse; les autres sont plus portés à la pénitence, par l'espoir qu'ils ont du pardon; ceux-ci sont plus animés à la pratique des vertus, par l'exemple de sa vie et de sa conduite ; ceux-là sont plus enflammés d'ardeur pour la piété, par le souvenir continuel de sa passion : je crois que nous pourrons trouver des exemples de chacune de ces personnes. Ceux qui avaient été envoyés vers Jésus-Christ par les Pharisiens, couraient après l'odeur " de la sagesse, " lorsqu'étant de retour ils disaient : " Jamais homme n'a parlé de la sorte (Jn. VIII, 46) ; " car ils admiraient sa doctrine et confessaient sa sagesse. Le saint homme Nicodème courait dans cette même odeur, lorsque éclairé d'une grande lumière de sagesse, il vint la nuit vers Jésus (Jn. III, 2). Car il se retira d'auprès de lui tout rempli d'instruction et de doctrine. Mais Marie Madeleine courut dans l'odeur " de la justice; " elle " à qui beaucoup de péchés furent remis parce qu'elle aimait beaucoup (Lc. VII, 47). " Sans doute elle était dès lors juste et sainte, non plus pécheresse, ainsi que le lui reprochait le pharisien, qui ne savait pas que la justice et la sainteté sont un don de Dieu, non point l'ouvrage de l'homme, et que celui à qui le Seigneur n'imputera point ses offenses non seulement est juste mais encore bienheureux. Avait-il oublié comme quoi, en touchant sa lèpre corporelle, ou celle d'un autre, il l'avait guérie sans l'avoir contractée? Ainsi le juste, touché par cette pécheresse, lui communiqua la justice, sans perdre celle qu'il avait, et ne tut point souillé des ordures du péché dont il la purifié. Le publicain courut aussi; car, après avoir demandé humblement pardon de ses péchés, " il descendit justifié (Lc. XVIII, 14), " selon le témoignage de la justice même. Saint Pierre courut en pleurant amèrement sa chute (Lc. XXII, 62), afin d'effacer son crime et de recouvrer la justice. David courut aussi, quand il reconnut et confessa son offense, et il mérita d'entendre ces paroles : " Le Seigneur a transporté votre péché loin de vous (R. XII, 13). " Enfin, c'est dans l'odeur " de la sanctification, " que saint Paul atteste qu'il court lui-même, lorsqu'il se glorifie d'être imitateur de Jésus-Christ et dit à ses disciples : " Soyez mes imitateurs, comme je le suis de Jésus-Christ (Ph. III, 1). " Ils couraient. aussi tous ceux qui disaient : " Voilà que nous avons tout quitté, et vous avons suivi (Mt. XIX, 27). " Car ils avaient tout quitté dans le désir de suivre Jésus-Christ. C'est que cette parole engage tout le monde en général à courir dans cette même odeur : " Celui qui dit qu'il de meure en Jésus-Christ doit vivre comme il a vécut ( I. Joan. II, 6). " Si vous voulez savoir qui sont ceux qui ont couru dans l'odeur de la Passion, " je vous dirai : " ce sont tous les martyrs. Vous avez donc quatre sortes de parfums ; le premier est " la sagesse; " le second, " la justice; " le troisième, " la sanctification; " le quatrième, " la rédemption. " Retenez-en les noms, recueillez-en le fruit, et ne veuillez point vous enquérir de quelle manière ils sont composés, ni combien de choses entrent dans leur composition. Nous ne le pouvons pas connaître aussi aisément pour les parfums de l'Époux, que pour ceux de l'Épouse: Jésus-Christ possède toutes choses avec une plénitude qui est sans bornes et sans mesure. Sa sagesse, en effet, est infinie (Ps. CXLVI, 5) ; sa justice est comme les montagnes de Dieu, comme les montagnes éternelles (Ps. XXXIII, 7) ; sa sainteté est unique, et sa rédemption est inexplicable.

10. Disons encore que c'est en vain que les sages du siècle ont écrit tant de choses sur les quatre vertus cardinales, puisqu'il était impossible qu'ils les comprissent, car ils ne connaissaient pas celui que Dieu a fait pour nous sagesse, pour enseigner "la prudence; " justice, " pour remettre les péchés, " sanctification, pour nous donner l'exemple de la " tempérance, " par la pureté de sa vie, et rédemption pour nous proposer un modèle parfait " de patience " dans sa mort si généreusement soufferte. Peut-être me dira-t-on, les autres qualités conviennent assez bien à ces vertus; mais il semble que la sanctification . n'a pas grand rapport à la tempérance. Je réponds d'abord, que la tempérance est la même chose que la continence, puisqu'il est assez ordinaire à l'Écriture de prendre la sanctification pour la continence ou la pureté. En effet, en quoi consistaient ces sanctifications si fréquentes dans les livres de Moïse, sinon dans certaines purifications de personnes qui s'abstenaient du boire, du manger, des femmes et d'autres choses semblables? Mais c'est surtout l'Apôtre lui se sert ordinairement du mot sanctification en ce sens : " Dieu désire, dit-il, votre sanctification, et que chacun de vous conserve son corps chaste et pur des désirs déréglés de la concupiscence (I Thess. IV, 3) ." Et ailleurs: " Car Dieu ne nous a pas appelés pour vivre dans la corruption de la chair, mais dans la sanctification. Il est vrai qu'en ces passages il prend la sanctification pour la tempérance.

11. Après avoir éclairci ce qui paraissait un peu obscur, je reviens à mon sujet. Que pouvez-vous avoir de commun avec les vertus, vous qui ignorez la vertu de Dieu qui est Jésus-Christ? Où est la vraie "prudence " sinon dans la doctrine de Jésus-Christ ? D'où vient la vraie "justice, " sinon de la miséricorde de Jésus-Christ ? Où est la vraie " tempérance, " sinon dans la vie de Jésus-Christ? Où est la vraie " force, " n'est-ce pas dans la passion de Jésus-Christ? Ceux-là donc seulement doivent être appelés sages qui sont imbus de sa doctrine, justes qui ont obtenu de sa miséricorde le pardon de leurs péchés, tempérants qui s'occupent à imiter sa vie, forts qui pratiquent constamment, dans les adversités, les exemples de sa patience. Aussi est-ce en vain qu'on travaille à acquérir les vertus, si on croit qu'on doit les attendre d'ailleurs que du Seigneur des vertus dont la doctrine est une source de prudence; la miséricorde, un ouvrage de justice; la vie, un miroir de tempérance; la mort, un modèle de force. A lui soit honneur et gloire dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

NOTES de Horstius et de Mabillon. sur le XXIII sermon sur le Cantique, n. 9.

286. Si toutefois c'en est une autre. N'y eut-il qu'une seule Marie qui oignit le Seigneur, comme on le lit en plusieurs fois dans l'Evangile, et qui était soeur de Marthe, ou bien y en eut-il plusieurs? Cela a été, parmi les anciens, le sujet de grandes controverses, entre autres dans Jansénius de Gand (Concor. Évang. Cap, XLVII), qui traite ce sujet avec sa solidité habituelle. Il y en a plusieurs, particulièrement parmi les Grecs, entre autres Origène et Theophilacte, qui pensent qu'il y eut trois femmes de ce nom. L'une était la pécheresse que saint Luc ne nomme pas, la seconde une autre pécheresse dont saint Mathieu (Sep. XXVI) et saint Marc (cap. XIV) parlent, également sans la nommer, et la troisième, la soeur de Marthe, dont saint Jean a parlé dans son chapitre XII. Saint Jean Chrysostome pensait de son côté qu'il n'y eut que deux Marie (Hom. LXXXI), une qui oignit deux fois de parfums la tête de Notre; Seigneur, ce serait la soeur de Marthe, différente d'une autre Marie qui répandit des parfums sur ses pieds dans la maison des Pharisiens. Saint Ambroise semble du même avis dans son commentaire sur saint Luc. Grégoire le Grand n'en admet qu'une, et la plupart des auteurs sont de son avis. Saint Ambroise dit même qu'il. ne répugnera point de croire que ces deux Marie n'en font qu'une, à qui on devrait en ce cas rapporter ce qu'on attribue à deux; en sorte que " la même Marie, après avoir commencé par être la fameuse pécheresse de l'Évangile, devint sainte par la suite. Car, si l'Église ne change point la personne, quant à son âme, elle la change pourtant quant à ses progrès dans le bien. " Quoi qu'il en soit, saint Bernard exprime le même doute dans son douzième sermon sur le Cantique; mais dans son deuxième sermon pour le jour de l'Assomption, n. 2. il établit assez longuement que c'est de la même et unique Marie qu'il est question dans saint Matthieu, c. XXVI, dans saint Marc, c. XIV, dans saint Luc, c. VII, et dans saint Jean, c. XII. En effet, il s'exprime en ces termes à ce sujet : je Voyez la prérogative de Marie et quel avocat elle a en toute circonstance : Si le pharisien s'indigne de ce qu'elle fait (Luc. VII), si sa soeur se plaint (Joan. XII) et même si les disciples murmurent (Matt. XXVI et Marc. XIV), toujours elle garde le silence, mais Jésus-Christ parle pour elle." Consultez Vossius dans son Harmonie des Évangiles (Lib. I, cap. III), et les autres interprètes. (Note de Mabillon.)

SERMON XXIII

Trois manières de contempler Dieu, représentées par les trois celliers.

1. " Le roi m'a fait entrer dans ses celliers Cant. 1, 3). " C'est de là que s'exhale l'odeur, c'est là qu'on court. L'Épouse a bien dit qu'il faut courir, mais elle n'a pas encore dit où il faut courir. C'est donc aux celliers qu'on court, et on court dans l'odeur qui s'en exhale. L'Épouse la pressent par sa vivacité accoutumée, et désire entrer en plein dans le lieu d'oie elle s'échappe, mais que faut-il penser, selon nous de ces celliers? Imaginons-nous cependant qu'il y a chez l'Époux des endroits parfumés, pleins de senteurs, et remplis de toute sorte de délices. C'est là, comme dans une officine, qu'on met en réserve tout ce qui se recueille de plus rare dans son jardin, ou dans son champ. C'est là que tous ceux qui courent dirigent également leurs pas; mais qui sont ceux qui courent? Ce sont les âmes qui brûlent d'amour. L'Épouse court, les jeunes filles courent aussi, mais celle qui aime plus ardemment, court plus vite et arrive plus tôt. Et lorsqu'elle arrive, non seulement elle ne souffre point de refus, elle ne souffre pas même le moindre retard. On lui ouvre sans délai comme à une habituée de la maison, une personne très chère, infiniment aimée et infiniment aimable, mais les jeunes filles que font-elles? Elles suivent de loin. Car étant encore faibles, elles ne peuvent pas courir avec la même ardeur que l'Épouse, ni suivre entièrement l'activité de ses désirs et de son zèle. Aussi arrivent-elles plus tard, demeurent-elles dehors. Mais l'amour que l'Épouse leur porte ne la laisse point en repos. Elle ne s'enorgueillit point de ses heureux succès, comme cela est assez ordinaire, et elle ne les oublie point. Au contraire, elle les console encore davantage, et les exhorte â souffrir patiemment le refus qu'elles essuient et son absence. Enfin elle leur porte la joie qu'elle goûte, afin qu'elles se réjouissent avec elle, dans l'espoir d'avoir part un jour aux grâces et aux avantages de leur mère. Car le soin qu'elle a de s'avancer ne les lui fait point négliger, et elle ne veut pas que son utilité particulière leur soit nuisible et préjudiciable. Aussi, quels que soient les mérites qui la tiennent à distance d'elles, sa charité et son amour font qu'elle demeure toujours avec elles. D'ailleurs il faut qu'elle imite son Époux, qui, en même temps qu'il monte au ciel, ne laisse pas de promettre qu'il sera sur la terre avec les siens jusqu'à la consommation des siècles. Ainsi en est-il de l'Épouse, quelque progrès qu'elle fasse, ses soucis, sa prévoyance, et son affection l'empêchent de quitter jamais celles qu'elle a engendrées dans l'Évangile, et d'oublier jamais ses entrailles.

2. Qu'elle leur dise donc : Réjouissez-vous, prenez courage! " Le Roi m'a fait entrer dans ses celliers; " regardez-vous comme y étant entrées aussi vous-mêmes. Il semble qu'il n'y ait que moi qui sois entrée, mais je n'en profiterai pas seule. Mon avancement est le vôtre. C'est pour vous que je profite; je partagerai avec vous les grâces que je mériterai de recevoir plus que vous. Pour vous montrer que c'est évidemment là le sens et la portée de ses paroles, écoutez ce qu'elles lui répondent: " Nous nous réjouirons et nous serons remplies d'allégresse en vous. " C'est en vous, disent-elles, que nous nous réjouirons et que nous serons remplies d'allégresse; car nous ne méritons pas encore de le faire en nous ; et elles ajoutent : " En nous souvenant de vos mamelles; " c'est-à-dire, nous attendons avec impatience que vous veniez, parce que nous savons que vous ne reviendrez à nous que les mamelles toutes pleines. Nous espérons alors nous réjouir et tressaillir de bonheur; et en attendant nous nous souvenons de vos mamelles. Quant à ce qu'elles ajoutent " plus que du vin;" elles veulent marquer que l'état imparfait où elles sont est cause qu'elles sont encore touchées du souvenir des désirs de la chair, qui sont désignés par le vin; et que, néanmoins, ces désirs sont surmontés par le souvenir de la douceur qu'elles savent déjà par expérience couler de ses mamelles. Je parlerais ici de ses mamelles, si je ne me souvenais d'en avoir assez parlé plus haut. Et maintenant vous voyez combien elles présument de leur mère, comment elles regardent tous ses avantages et toutes ses joies comme leur étant propres à elles-mêmes, et comment elles se consolent du refus qu'elles ont essuyé, par le contentement qu'elles ressentent de la voir entrée elle-même. Elles ne seraient pas dans une si grande confiance, si elles ne la reconnaissaient pour mère. Que les prélats qui aiment mieux se faire craindre que d'être utiles à ceux qui leur sont confiés écoutent cela. Instruisez-vous vous qui êtes les juges de la terre. Apprenez que vous devez être les mères, non les maîtres de ceux qui sont soumis à votre conduite. Tâchez de vous faire aimer plutôt que de vous faire craindre. Et si vous êtes obligés quelquefois d'user de sévérité, que ce soit une sévérité de père, non de tyran. Soyez des mères par votre amour, et des pères dans vos corrections. Soyez doux; point de dureté. Ménagez les châtiments, et montrez vos mamelles. Que votre sein soit rempli de lait, non point gonflé d'orgueil. Pour quoi appesantir votre joug sur ceux dont vous devriez plutôt porter les fardeaux? Pourquoi un petit enfant que le serpent a mordu appréhende-t-il de découvrir sa plaie au prêtre, au lieu de courir à lui même pour se jeter dans les bras d'une mère. Si vous êtes spirituels reprenez avec un esprit de douceur, en faisant réflexion que vous pourriez bien être aussi tenté vous-même. Autrement celui que vous traitez avec tant de rigueur mourra dans son péché (Ga. VI, 1), et je vous rendrai responsable de sa perte, dit le Seigneur (Ez. III, 20). Mais nous parlerons de ceci une autre fois.

3. Maintenant, puisque le contexte est clair par ce que nous avons dit ci dessus, voyons quel sens mystique nous donnerons aux celliers. Plus loin il est aussi parlé de jardin et de chambre. Je joins ces deux choses aux celliers, et je m'en sers pour la matière que je: traite présentement. Car expliqués ensemble ils s'éclairciront l'un l'autre. Cherchons donc, si vous le voulez bien, dans l'Écriture sainte, ces trois choses : " Le jardin, le cellier et la chambre; " car une âme qui a soif de Dieu s'arrête volontiers en ces lieux, sachant qu'elle y trouvera certainement celui après qui elle soupire. Que le "jardin " donc soit la simple et pure histoire de l'Écriture; le " cellier " le sens moral; et la " chambre" les secrets d'une sublime contemplation.

4. Et premièrement, pour l'histoire, il me semble qu'elle n'est pas mal désignée par le jardin, parce qu'on y trouve des hommes vertueux qui sont comme des arbres fruitiers dans le Jardin de l'Époux et dans le paradis de Dieu : les exemples tirés de leur conduite et de leurs actions sont comme autant de fruits que nous cueillerons d'un arbre. Qui donc hésiterait à croire que l'homme de bien soit un plant de Dieu? Écoutez ce que David a dit de l'homme de bien: "Il sera, dit-il, comme un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui porte du fruit en sa saison, et dont les feuilles ne tomberont jamais (Psal. I, 3). " Écoutez Jérémie qui dit dans le même esprit, et presque dans les mêmes termes : " Il sera comme un arbre planté sur le bord des eaux courantes, qui jette de profondes racines, et ne craint point les violente: chaleurs de l'été (Jer. XVIII, 8). " Écoutez de nouveau le Roi prophète dire encore ailleurs : " Le juste fleurira comme le palmier, il multipliera comme le cèdre du Liban (Ps. XCI, 13), " et qui ajoute, en parlant de lui-même: " Mais moi, je suis comme lin olivier fertile dans la maison du Seigneur (Psal. LI, 10). " "L'histoire " est donc un jardin, et elle est divisée en trois. Car elle contient la "création, la réconciliation et la réparation " du ciel et de la terre. La " création " est comme la semence et le plant du jardin. La " réconciliation " est comme la production de ce plant et de cette semence. Car à un moment propice, les cieux ont versé d'en haut la rosée, les nuées ont fait sortir le juste de leur sein, comme une pluie féconde, la terre s'est ouverte, et a produit le Sauveur (Is. XLV, 8), qui a réconcilié le ciel avec la terre. Car c'est lui qui est notre paix, lui qui de deux n'a fait qu'un (Ep. II, 14), et pacifié dans son sang les choses terrestres avec les célestes. Quant à la " réparation " elle doit arriver à la fin des siècles. Car il y aura un ciel nouveau et une terre nouvelle; et les bons seront recueillis du milieu des méchants, pour être mis dans lies greniers de Dieu, comme les fruits qu'on cueille dans un jardin. " En ce jour-là, dit le Prophète, le germe du Seigneur sera magnifique et glorieux, et les fruits de la terre seront admirables (Is. IV, 2). " Voilà donc trois temps qu'on peut remarquer dans le jardin du sens historique.

5. On peut aussi remarquer dans le sens moral trois choses qui sont comme trois celliers dans un. Et peut-être est-ce pour cela que l'Épouse a dit des celliers au pluriel, elle avait sans doute ce nombre en vue. Aussi, dans la suite, elle se glorifie de ce qu'on l'a fait entrer dans le cellier au vin. (Ct. II, 4). Or, comme nous lisons dans l'Écriture : " Donnez occasion au sage, et il sera encore plus sage (Pr. III, 9); " nous prendrons occasion de ce nom, que le Saint-Esprit a cru devoir donner à ce cellier pour en donner un aussi aux deux autres, nous appellerons l'un le cellier des aromates, et l'autre celui des parfums. Nous expliquerons dans la suite les raisons de ces noms. Mais en attendant, remarquez que tout ce qui est dans l'Époux est salutaire, que tout y est doux, le vin, au dire de l'Écriture, réjouit le coeur de l'homme (Ps. CIII, 15). " On y lit aussi que l'huile remplit le visage d'allégresse, or c'est dans l'huile qu'on met de la poudre odoriférante, pour en composer des parfums. Les aromates ne sont pas seulement agréables par leur odeur, elles sont encore utiles par leur vertu médicinale. C'est donc, avec raison que l'Épouse est ravie qu'on l'ait fait entrer en un lieu où il y a une si grande abondance de grâces.

6. Mais j'ai d'autres noms, qui ont encore, je crois, une raison plus évidente. Et pour les ranger par ordre, j'appellerai le premier cellier, celui de la discipline; le second, celui de la nature; et le troisième, celui de la grâce. Dans le premier, vous apprenez suivant la règle de la morale chrétienne, à être le dernier de tous; dans le suivant, à être égal aux autres; dans le troisième, à être au dessus des autres : ou encore, à être sous un autre, de pair avec un autre ou au dessus d'un autre. Vous apprenez donc premièrement à être disciple, puis compagnon, et enfin maître. La nature sans doute a fait les hommes égaux. Mais l'orgueil, ayant corrompu cet ordre naturel, les hommes ont détruit cette égalité, se sont efforcés de s'élever au dessus les uns des autres, ont désiré se surpasser mutuellement, et avides d'une vaine gloire, ont été animés d'envie et de jalousie réciproques. Ainsi, dans le premier cellier, la première chose qu'il faut faire, c'est de dompter l'insolence de l'orgueil par le joug de la discipline, jusqu'à ce que notre volonté rebelle, brisée par les ordres sévères et répétés des anciens, soit humiliée et guérie, et recouvre par son obéissance le bien de la nature quelle avait perdu par sa vanité. Lorsque par le seul mouvement de la nature, non par la crainte de la peine, elle aura appris à vivre doucement en paix, autant que possible, avec tous ceux qui participent à la même nature qu'elle, c'est-à-dire avec tous les hommes, elle passera enfin dans le cellier de la nature, et éprouvera ce qui est écrit : " Que c'est un grand bien et une grande consolation pour des frères de demeurer ensemble! c'est comme le parfum sur la tête (Ps. CXXXII, 1)." Car des moeurs ainsi réglées sont comme des ingrédients broyés ensemble, et produisent une huile de joie, qui est le bien de la "nature"; il s'en fait un doux et excellent parfum. L'homme qui s'en parfume, devient doux, aimable et pacifique, ne trompe personne, n'outrage personne, n'offense personne, ne s'élève au dessus de qui que ce soit, et ne se préfère point aux autres; il entretient au contraire volontiers avec tout le monde un commerce de grâces et de bienfaits.

7. Je crois que si vous avez bien compris les propriétés de ces deux celliers, vous reconnaîtrez que ce n'est pas sans raison, que j'en ai appelé un, le cellier des aromates, et l'autre le cellier des parfums. Car, de même que le mouvement violent du pilon fait sortir la vertu et l'odeur des poudres odoriférantes, ainsi, dans ce premier cellier, la sévérité du commandement et la rigueur de la discipline, tire avec force la vertu naturelle des bonnes mœurs;et dans l'autre, la douceur agréable d'une affection volontaire et comme innée, court d'elle-même pour rendre des devoirs de charité pareille au parfum qui est sur la tête, et qui au moindre rayon de chaleur descend et découle par tout le corps. Ainsi, dans le cellier de la discipline, sont enfermées comme des poudres sèches de senteurs;.et c'est de là que je lui ai donné son nom. Mais dans celui que j'ai dit être de la nature, je l'ai appelé le cellier des parfums, parce qu'après qu'ils sont faits, en les y met comme en garde et en réserve. Et pour le cellier du vin, je crois qu'il n'y a. point d'autre raison de ce nom; sinon qu'on y serve le vin d'un zèle brûlant de charité. Celui qui n'a point encore mérité d'entrer dans ce cellier, ne saurait être placé au dessus des autres. Car il faut que celui qui a la direction de ses frères soit tout bouillant de ce vin, comme l'était le Docteur des nations, quand il disait : " Qui devient faible sans que je le devienne aussi? qui est scandalisé sans que j'en ressente une vive douleur (I Cor. XI, 29) 2. " D'ailleurs, c'est un grand désordre d'aspirer à commander à ceux A qui on ne se soucie pas d'être utile; et c'est une ambition excessive d'exiger la soumission de ceux dont on ne se met pas en peine de procurer le salut. J'ai appelé aussi cellier le cellier de la grâce, non pas qu'on puisse obtenir même les deux autres sans la grâce, mais à cause de la plénitude qu'on en reçoit en celui-ci; " car la charité est la plénitude de la loi, et celui qui aime son frère a accompli la loi (Rm. XXIII, 10). "

8. Vous avez vu là raison des noms; voyons maintenant la différence des celliers. Car il est bien plus facile de réprimer par la crainte d'un maître, et de retenir sous la censure d'une discipline sévère, les sens volages et licencieux, et les désirs déréglés de la chair, que de conserver la bonne intelligence avec ses frères, par une affection mutuelle; de vivre dans une étroite observance sous la conduite d'autrui, que de se rendre complaisant envers ses égaux, en suivant la seule conduite de sa propre volonté. De même personne ne dira qu'il y ait autant de mérite et de vertu à vivre en paix avec son prochain qu'à le conduire dans le bien; car, combien y en a-t-il qui vivent tranquillement sons la direction d'un maître, et qui perdent ce calme aussitôt qu'ils sortent de ce joug, et ne peuvent ensuite vivre sans scandale avec leurs pareils? Et combien encore en voyons-nous qui vivent simplement et sans offense parmi leurs frères, et qui ne sauraient être établis sur eus, sans leur devenir non seulement inutiles, mais encore funestes et nuisibles. Ceux-là doivent se contenir dans les bornes d'une médiocrité qui leur est avantageuse, suivant la mesure de la grâce que Dieu leur a départie, n'ayant point besoin de maîtres, mais étant incapables d'être maîtres eux-mêmes. Ceux-ci sont donc plus parfaits que les premiers; mais ceux qui savent gouverner sont plus parfaits que les uns ou les autres. Car ceux qui conduisent sagement leurs frères, reçoivent les effets de la promesse du Seigneur, et se voient établis et préposés sur tous ses biens. Mais il y en a sans doute fort peu qui commandent utilement, et encore moins qui commandent humblement. Néanmoins, on accomplit aisément l'un et l'autre, quand on possède une discrétion parfaite, la mère de toutes les vertus; et qu'on s'enivre du vin de la charité jusqu'à mépriser sa propre gloire, s'oublier soi-même, et ne se rechercher en quoi que ce soit; mais cela ne se produit que dans le cellier du vin, par la seule et merveilleuse conduite du Saint-Esprit. Car la vertu de discrétion est morte, sans la ferveur de la charité; et la ferveur de la charité, dans toute son ardeur, sans le tempérament de la discrétion, nous conduit au précipice. C'est pourquoi celui-là mérite des louanges, qui possède ces deux vertus; en sorte que la ferveur anime sa discrétion, et que la discrétion règle sa ferveur. Tel doit donc être celui qui a autorité sur les autres. Or, on ne peut dire que celui-là est parfait, et pratique parfaitement toutes ces règles, qui a reçu la grâce de pouvoir courir au dedans et autour de ces celliers tout entiers, sans rien trouver qui le fasse trébucher; qui ne résiste jamais, en quoi que ce soit, â ses supérieurs, ne porte point d'envie à ses pareils, a soin de ceux qui lui sont soumis, et ne leur commande point avec orgueil; obéit à ceux qui sont au dessus de lui, se rend aimable à ses égaux, et condescend pour leur bien à ceux qui sont sous sa direction. Je ne doute point que l'Épouse ne soit arrivée à ce haut degré de perfection. Et le discours qu'elle tient en est une preuve : " Le Roi m'a fait entrer dans ses celliers; " car elle ne dit pas dans un de ses celliers; mais dans ses celliers, au pluriel.

9. Venons maintenant à la Chambre. Quelle est cette chambre? Je n'ai pas assez de présomption pour penser le savoir, je n'ai garde de m'attribuer l'expérience d'une chose si grande, ni de me glorifier d'une prérogative qui est réservée à la seule Épouse bienheureuse. Je me borne, selon l'adage grec, à me connaître moi-même, et je sais avec le Prophète " ce qui me manque (Ps. XXXVIII, 15). " Néanmoins, si je n'en savais rien du tout, je ne vous en dirais rien. Pour ce que je sais, je ne refuse point par envie de vous le dire, je ne vous le dérobe point, et, pour ce que je ne sais pas, que celui qui enseigne la science à l'homme (Ps. XCIII, 10) vous l'apprenne. J'ai déjà dit, et je crois que vous vous en souvenez, qu'il faut chercher la chambre du roi dans le secret de la contemplation théorique. Mais, comme en parlant des parfums, j'ai dit que l'Époux en avait plusieurs de différentes espèces, et que tous n'étaient pas donnés à tout le monde, mais que chacun y avait part selon la diversité de ses mérites; je pense de même que le Roi n'a point qu'une chambre, mais qu'il en a plusieurs. Car, bien certainement, il n'a pas non plus qu'une seule reine, il en a plusieurs, il a aussi plusieurs concubines, et un nombre de jeunes filles infini. Chacune d'elles a son secret avec l'Époux, et dit: " Mon secret est pour moi, mon secret est pour moi (Is. XXIV, 16). " Il n'est pas accordé à toutes de jouir dans un même lieu de la présence agréable et secrète de l'Époux ; mais chacune reçoit cette grâce, selon qu'il plaît au père de l'Époux de l'en gratifier. Car ce n'est pas nous qui l'avons choisi, mais au contraire c'est lui qui nous a choisis, et établis à notre place; et chacun demeure à l'endroit où il l'a mis. La pénitente a trouvé sa place aux pieds du Seigneur Jésus (Lc. VII, 38); une autre femme, si toutefois c'en est une autre (a), a recueilli le fruit de son amour à la tète du même Jésus (Mt. XXVI, 7). Saint Thomas a reçu la grâce de ce secret dans le côté de Jésus, saint Jean sur sa poitrine, saint Pierre dans le sein du Père, et saint Paul dans le troisième ciel.

10. Qui de nous peut distinguer comme il faut cette diversité de mérites, ou plutôt de récompenses? Néanmoins, de peur de paraître passer sous silence ce que nous en savons: la première femme s'est établie une demeure sous l'abri de l'humilité; la seconde, dans le siège de l'espérance; saint Thomas, dans la fermeté de la foi; saint Jean, dans l'étendue de la charité; saint Paul, dans les profondeurs de la sagesse; et saint Pierre, dans la lumière de la vérité. Ainsi donc, il y a plusieurs demeures chez l'Époux; et, soit la reine, soit une concubine ou quelqu'une des jeunes filles, chacune y. reçoit une place proportionnée à ses mérites, et y demeure jusqu'à ce qu'il lui soit permis de passer outre par la contemplation, d'entrer dans la joie de son Seigneur, et de sonder les secrets ineffables de l'Époux. Je tâcherai de vous faire connaître cela plus clairement en son lieu, selon que lui-même daignera m'en donner la connaissance. Maintenant, il suffit que

a Saint Augustin s'exprime de même, dans son IX traité sur saint Jean, n. 3. Saint Bernard a émis le même doute plue haut dans son sermon XII, n. 6. Voir aux notes finales.

vous sachiez, que aucune des jeunes filles, des concubines et même des reines, n'est admise à ce secret de la chambre de l'Époux, et qu'il réserve uniquement cette faveur à cette unique colombe, qui seule est belle et parfaite. C'est pourquoi je ne me fâche point de ce qu'on ne m'en permet pas l'entrée, puisque je suis assuré que l'Épouse même n'est pas encore admise à tous les secrets où elle souhaiterait bien entrer. Car elle demande avec instance en quel lieu son Époux fait paître son troupeau, l'endroit où il se repose à midi.

11. Mais écoutez jusqu'où je suis arrivé, ou plutôt jusqu'où je me crois arrivé. Car vous n'imputerez point à vanité ce que je dis afin de vous servir. Il y a un endroit chez l'Époux, où ce souverain Maître de l'univers forme ses secrets et règle ses conseils, et d'où il donne des lois à toutes les choses créées, avec poids, nombre et mesure. Cet endroit-là est haut et secret, mais il n'est point tranquille. Car, bien qu'il dispose toutes choses avec douceur, autant qu'il est en lui, il les dispose pourtant, et ne permet pas que celui qui est arrivé jusque-là par la contemplation demeure en repos; mais, par une conduite merveilleuse et néanmoins très douce, il le lasse et l'inquiète, dans son admiration et dans ses recherches. L'Épouse exprime parfaitement bien l'un et l'autre dans la suite, le plaisir et l'inquiétude de cette contemplation, lorsqu'elle confesse qu'elle dort, et que son coeur veille (Cantic. V, 2). Car, par le sommeil, elle marque qu'elle goûte le repos d'un doux assoupissement et d'une admiration tranquille; et, par la veille, elle fait connaître qu'elle ne laisse pas de souffrir le travail d'une curiosité inquiète et d'un exercice laborieux. C'est ce qui fait dire au saint homme Job : "Lorsque je dors, je dis: quand me lèverai-je et lorsque je suis levé, j'attends le soir avec impatience. " Ne comprenez-vous point par ces paroles qu'une âme sainte veut quitter quelquefois un repos qui l'incommode, si on petit parler ainsi, et rechercher une paix qui lui est agréable? Car Job n'aurait pas dit : " Quand me lèverai-je? " si ce repos de sa contemplation lui eût plu tout à. fait; et, d'un autre côté, s'il lui avait absolument déplu, il n'aurait pas attendu avec impatience l'heure du repos, c'est-à-dire le soir. Ce lieu-là n'est donc pas encore la chambre de l'Époux, puisqu'on n'y est pas entièrement en repos.

12. Il y a encore un autre lieu, d'où la vengeance très secrète, mais très sévère de Dieu, ce juge équitable et terrible dans la conduite qu'il tient sur les enfants des hommes, veille immuablement sur la créature raisonnable, mais réprouvée. Le contemplatif y regarde avec tremblement Dieu, qui, par un juste, mais secret jugement, ne détruit point le mal des réprouvés, et ne reçoit point leurs bonnes actions, qui même endurcit leurs cœurs, de peur qu'ils ne se repentent et ne se convertissent, et qu'il ne se trouve ensuite obligé de les guérir. Ce qui ne se fait pas sans une raison certaine et éternelle; cette conduite est d'autant plus épouvantable, qu'elle est plus fixe et éternelle. Ce que nous lisons dans un prophète sur le sujet de ces personnes est effrayant. Car nous voyons que Dieu, parlant à ses anges, dit : " Ne châtions pas l'impie (Isa. XXVI, 10). " Comme ils en étaient surpris et répondaient; l'impie n’apprendra donc jamais à faire le bien : Non, leur répondit-il; et la raison, c'est " qu'il a commis de méchantes actions dans la terre des saints, il ne verra point la gloire du Seigneur (Ibid.). " Que les ecclésiastiques, que les ministres de l'Église soient saisis de crainte quand ils commettent tant d'injustices dans les terres des saints qu'ils possèdent; et lorsque, non contents de ce qui est suffisant pour leur substance, par une impiété et un sacrilège horrible, ils gardent pour eux le superflu dont ils devraient nourrir les pauvres, et n'appréhendent point d'employer la nourriture des malheureux à entretenir leur vanité et leurs désordres, ils se rendent coupables d'un double crime, car ils dissipent un bien qui n'est pas à eux, et ils abusent des choses sacrées pour satisfaire leur ambition et leurs débauches.

13. Qui donc, en voyant que celui dont les jugements sont des abîmes profonds, épargne ces personnes en ce monde pour ne les pas épargner dans l'éternité, pourrait chercher du repos en ce lieu? Cette contemplation est remplie de la frayeur du jugement, non de la sécurité de la chambre. Ce lieu est terrible et privé de tout calme. Je suis saisi de crainte, lorsque quelquefois, m'y trouvant porté, je repasse en moi-même avec tremblement ces paroles: "Qui sait s'il est digne d'amour ou de haine (Eccle. IX. 91)?" Et il ne faut pas s'étonner si moi, qui ne suis qu'une feuille et une paille sèche (Job XIII, 25) que le vent emporte, je chancelle en un lieu où David, ce grand contemplatif, confesse avoir quasi trébuché, et s'écrie : " J'ai envié la condition des méchants en voyant la paix dont ils jouissent (Psal. LXXII, 3). " Pourquoi? " Ils ne participent point, dit-il, aux maux des autres hommes, et ils ne sont point affligés avec eux. C'est pourquoi l'orgueil s'est emparé de leur coeur, " afin qu'ils ne s'humilient point pour faire pénitence, mais qu'ils soient condamnés pour leur vanité avec le diable orgueilleux et avec ses anges. Car ceux qui n'ont point de part aux maux des hommes, auront certainement part à ceux des démons, et entendront cette sentence terrible de la bouche de leurs juges: " Allez, maudits, dans le feu éternel qui est préparé pour le diable et pour ses anges (Matth. XXV, 41). " Néanmoins, ce lieu est aussi celui de Dieu, et n'est autre que la maison de Dieu et la porte du ciel. C'est là que Dieu est craint; c'est là que son nom est saint et redoutable. C'est comme l'entrée de la gloire. "Car la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse (Psal. CX, 9). "

14. Et ne vous étonnez pas que j'attribue à ce lieu-ci, non au premier, le commencement de la sagesse. Car, dans le premier, nous entendons la sagesse qui enseigne toutes choses, comme un maître excellent dans son auditoire; et, dans celui-ci, nous recevons en nous ces enseignements. Là nous sommes instruits, mais ici nous sommes touchés. L'instruction rend les hommes doctes, et le sentiment qu'elle produit les rend sages. Le soleil n'échauffe pas tous ceux qu'il éclaire. Ainsi, la sagesse enseigne à plusieurs ce qu'ils doivent faire, mais elle ne leur donne pas toujours l'ardeur nécessaire pour l'exécuter. Autre chose est de connaître de grandes richesses, autre chose de les posséder; or, ce n'est pas la connaissance, mais la possession qui rend l'homme riche. De même, il y a de la différence entre connaître Dieu et le craindre; ce n'est pas la connaissance qui rend sage, c'est la crainte, mais une crainte qui fait impression sur l'âme. Appelez-vous sage celui qui est enflé par sa science? Il faut être archifou pour appeler sages ceux qui, ayant connu Dieu, ne l'ont pas glorifié comme Dieu, et ne lui ont pas rendu des actions de grâces. Pour moi, je suis plutôt du sentiment de saint Paul qui dit que leur coeur était insensé (Rom. I, 81). Et c'est avec raison qu'il est écrit que la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse. Car Dieu commence seulement à être agréable à l'âme, lorsqu'il la frappe de crainte, non lorsqu'il lui communique la science. Si vous craignez la justice de Dieu, si vous craignez sa puissance, Dieu, entant que juste et puissant, semble doux au goût de votre âme. Car la crainte est une espèce de faveur et d'assaisonnement. Elle rend sage, comme la science rend savant, et comme les richesses rendent riches. A quoi donc est bon le premier endroit? Il nous prépare seulement à recevoir la sagesse. C'est là que vous êtes préparé pour être initié ici. La préparation, c'est la connaissance des choses. Mais elle est aisément suivie de l'enflure de la vanité, si la crainte ne la retient? si bien qu'il est vrai de dire que le commencement de la sagesse, c'est la crainte du Seigneur, attendu que c'est la première qui s'oppose à la peste de l'âme que l'Apôtre appelle une folie. Le premier lieu donne seulement accès à la sagesse, mais celui-ci y donne entrée. Néanmoins, le contemplatif ne trouve un parfait repos dans l'un ni dans l'autre, parce que, dans le premier, Dieu parait comme en peine, et dans celui-ci comme troublé. Ne cherchez donc point la chambre de l'Époux en des lieux, dont l'un ressemble à l'auditoire d'un maître, et l'autre, au tribunal d'un juge.

15. Mais il y a un lieu où l'on voit Dieu vraiment en repos, et tranquille, c'est le lieu, non d'un juge ou d'un maître, mais d'un Époux. Je ne sais ce qu'il est à l'égard des autres; pour moi, ce m'est une chambre quand parfois il m'arrive d'y entrer; mais, hélas! que cela m'arrive rarement, et que j'y demeure peu de temps! C'est là qu'on reconnaît clairement la miséricorde que le Seigneur a exercée et exercera éternellement envers ceux qui le craignent. Aussi, heureux celui qui peut dire: " Je suis lié d'affection et de société avec tous ceux qui vous craignent et qui gardent vos commandements (Psal. CXVIII, 63). " Le décret de Dieu est immuable; il a prononcé un jugement de paix qu'il ne révoquera point, sur ceux qui le craignent, il dissimule le mal qu'ils font, et récompense leurs actions vertueuses, et, par un effet merveilleux de sa miséricorde, non-seulement le bien, mais le mal tourne et conspire à leur bien (Psal. XXXI, 2). O vraiment heureux, celui à qui le Seigneur n'impute point ses péchés (Rom. VIII, 23) ! car, pour ce qui est d'être exempt de péché, nul ne saurait le prétendre. Tous ont péché, et tous ont besoin de la grâce de Dieu (Rom. VIII, 33). Et qui accusera ses élus? Il me suffit, pour être juste, d'avoir pour favorable celui seul que j'ai offensé. Tout ce qu'il a résolu de ne me point imputer, c'est comme si je ne l'avais jamais commis. Ne point pécher, cela n'appartient qu'à la justice de Dieu; mais la justice de l'homme, c'est l'indulgence de Dieu. J'ai vu ces choses, et j'ai compris la vérité de cette parole: " Quiconque est né de Dieu ne pèche point; parce que la génération céleste le conserve pur (I Joan. III, 9). " La génération céleste, c'est la prédestination éternelle, par laquelle Dieu a gratifié de ses grâces ses élus en son Fils bien-aimé avant la création du monde, les regardant en lui d'un oeil favorable, pour les rendre dignes de voir l'éclat de sa gloire et de sa puissance, et les faire participants de l'héritage de celui à l'image duquel il devait les rendre conformes. Je les regarde donc comme n'ayant jamais péché. Car, bien qu'ils aient effectivement péché dans le temps, il n'y parait point dans l'éternité, parce que la charité [2] infinie de leur père couvre la multitude de leurs péchés; j'appelle donc heureux ceux dont les péchés ont été pardonnés et couverts (Ps. XXXI, 1). Alors j'ai ressenti tout d'un coup en moi une si' grande confiance, et me suis trouvé rempli d'une telle joie, qu'elle surpassait certainement la crainte dont j'avais été saisi dans le lieu d'horreur, c'est-à-dire dans le lieu de la seconde vision, en sorte qu'il me semblait que j'étais du nombre de ces bienheureux. O si cela avait duré un peu plus longtemps! " Seigneur, visitez-moi encore, je vous en conjure, je vous en conjure, visitez-moi encore par votre grâce salutaire, afin que je possède la gloire de vos élus, et que je prenne part à la joie de cette troupe bienheureuse (Ps. CV, 4). "

16. O lieu d'un repos véritable, et que je puis avec raison appeler du nom de chambre, lieu où on ne voit pas Dieu comme ému de colère, ou occupé de soins, mais où on éprouve les effets de sa bonté et de sa bienveillance parfaites! Cette contemplation, loin d'exciter l'effroi, est pleine de charmes. Elle n'allume pas une curiosité inquiète, elle l'apaise; elle ne fatigue pas l'esprit, elle le rend calme et tranquille. C'est là qu'on se repose véritablement. Dieu y est dans une paix qu'il communique à toutes choses, l'âme se repose en la voyant jouir d'une quiétude ineffable. On y voit ce grand roi semblable à un juge qui, après avoir terminé de longs procès, congédie la foule qui l'assiège, prend quelque relâche d'un travail si pénible, retourne la nuit à son palais, entre dans sa chambre avec un petit nombre de personnes qu'il daigne honorer de son intérieur et de sa familiarité, se repose avec d'autant plus de confiance, que le lieu de son repos est plus retiré, et fait paraître un visage d'autant plus gai et plus serein, qu'il n'a sous les yeux que des personnes qu'il aime. S'il arrive parfois à quelqu'un de vous d'être ravi et caché pour quelques heures dans ce sanctuaire secret et mystérieux de Dieu, et s'il n'en est rappelé ni par les besoins du corps, ni par aucun souci, ni par les remords d'aucun péché, ni par les fantômes des images corporelles, qui fondent dans l'âme, et qu'il est plus difficile de repousser, il pourra se glorifier et dire à son tour parmi nous : " Le roi m'a fait entrer dans sa chambre. " Et néanmoins je ne voudrais pas assurer que ce soit celle où l'Épouse se glorifie d'avoir été conduite. Toutefois, c'est une chambre, et la chambre du roi; parce que des trois lieux que nous avons assignés à la triple contemplation, il n'y a que celui-là de paisible et de tranquille. Car, comme nous l'avons montré clairement dans le premier, on. ne jouit que d'un repos fort léger, et dans le second, il n'y en a point du tout; parce que, dans l'un, Dieu paraissant admirable, excite la curiosité à le rechercher avec ardeur; et, dans l'autre, se montrant terrible, il ébranle notre faiblesse. Mais, dans ce troisième lieu, il n'est point terrible, et il daigne paraître moins admirable qu'aimable, serein, paisible, doux, favorable et plein de miséricorde à tous ceux qui le regardent.

17. Mais afin de vous remettre en abrégé ce que nous avons dit du cellier, du jardin et de la chambre de l'Époux, souvenez-vous de trois temps, de trois mérites, et de trois récompenses. Dans le jardin, considérez les temps; les mérites, dans le cellier; et les récompenses, dans cette triple contemplation de l'âme qui cherche la chambre. Quant au cellier, nous en avons parlé suffisamment. Pour ce qui est du jardin et de la chambre, s'il se présente encore quelque chose à dire, nous le ferons dans l'occasion. Sinon contentez-vous de ce que nous en avons dit, et ne le répétons plus, de peur, ce qu'à Dieu ne plaise, que vous ne vous fatiguiez de choses qui sont dites à la louange et à la gloire de l'Époux de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ, qui étant Dieu, est élevé au dessus de tout et béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXIV

Contre le vice détestable de la distraction ; en quoi consiste surtout la rectitude de l'homme.

1. Enfin, mes frères, c'est pour la troisième fois que l'œil de la Providence regarde favorablement du haut du ciel mon retour avec vous, et me regarde d'un visage riant et serein. La rage du lion s'est apaisée; la malice du Pécheur a pris fin; l'Église a recouvré la paix.. Le méchant qu'il l'avait troublée durant près de huit ans par un schisme terrible, a été anéanti en sa présence. Mais sera-ce en vain que je vous aurai été rendu après tant de périls ? Puisque j'ai été accordé à vos voeux et à vos désirs, il faut que ce soit pour votre avancement. La vie que j'ai reçue par vos mérites, je veux l'employer toute entière à votre utilité et à votre salut. Et puisque vous souhaitez que je continue ce que j'ai commencé il y a longtemps sur le Cantique des cantiques, je le ferai volontiers. Je pense d'ailleurs qu'il est préférable que je reprenne la suite de mon discours, que de commencer quelque chose de nouveau. Cependant j'appréhende qu'ayant presque perdu l'habitude de ce saint exercice, par un si long espace de temps où mon esprit, indigne même d'une occupation si noble, a été distrait par des choses bien différentes, mes pensées ne soient trop faibles et trop basses, pour un sujet si sublime. Quoi qu'il en soit, je vous donne ce que j'ai. Peut-être Dieu ayant égard à l'ardeur de mon zèle, me fera la grâce de vous donner même ce que je n'ai pas. S'il n'en est pas ainsi, ne vous en prenez qu'à mon peu de génie plutôt qu'à ma volonté.

2. Or, je crois qu'il faut commencer ce discours par ces mots du Cantique : " Ceux qui sont droits vous aiment (Ct. I, 3). 9 Mais avant d'expliquer comment cela s'entend, voyons qui est celui qui dit ces paroles. Car nous devons suppléer à ce que l'auteur ne dit pas. Peut-être peut-on les attribuer aux jeunes filles ce quelles ont dit auparavant de ces mots : " Ceux qui sont droits vous aiment [3]. " Car, après lui avoir dit : " Nous nous réjouirons et tressaillerons d'allégresse à votre sujet, au souvenir de vos mamelles, dont le lait est plus excellent que le vin, elles ajoutent tout de suite: " Ceux qui sont droits vous aiment; n or il est clair qu'elles s'adressent à leur mère. Je crois qu'elles ajoutent cela, à cause de quelques-unes d'elles, qui n'étant pas dans les mêmes sentiments, bien qu'elles paraissent courir de même, et cherchant leurs propres avantages, bien loin de marcher avec simplicité et sincérité, portent envie à la gloire de leur Mère, tâchent de trouver occasion de murmurer contre elle, de ce qu'elle est entrée toute seule dans les Celliers de l'Époux. En quoi elles justifient ce que dit l'Apôtre : " Que les faux frères sont fort dangereux (II. Cor. XI, 26). u Enfin c'est à leurs reproches que l'Épouse est obligée de répondre dans la suite, lorsqu'elle leur dit : " Filles de Jérusalem, je suis noire, mais je suis belle (Ct. I, 4). " C'est donc pour la consoler de celles qui murmurent et qui profèrent des blasphèmes, que les autres, qui sont bonnes, simples, humbles et douces, disent à l'Épouse : " Ceux qui sont droits vous aiment. " Ne vous mettez point en peine, lui disent-elles, des reproches injustes de ces filles impies, puisque vous êtes assurée que celles qui ont le coeur droit vous aiment. C'est, en effet, une consolation pour nous, quand nous faisons bien, que les bons nous aiment, si les méchants nous chargent d'imprécations. L'estime des gens de bien, avec le témoignage de notre conscience, nous suffit contre ces langues malignes et médisantes. " Mon âme recevra des louanges dans le Seigneur, que les hommes doux écoutent. et soient remplis de joie (Ps. XXXIII, 2). " Que les hommes doux, dit-il, se réjouissent, que je leur plaise, et j'écouterai sans m'émouvoir tout ce que la jalousie des méchants vomira contre moi.

3. C'est donc en ce sens que je crois qu'il est dit : " Ceux qui sont droits vous aiment. " Et j'estime que c'est avec beaucoup de raison. Car presque partout chez les jeunes filles, il s'en trouve comme cela qui observent de près toutes les actions de l'Epouse, non pour les imiter, mais pour y trouver à redire. Elles sont tourmentées de ce qu'il y a de bon dans leurs aînées, et se repaissent de leurs imperfections. On les voit marcher à part, s'attrouper et faire de petits conciliabules, où elles se laissent aller à des paroles insolentes et à des murmures détestables. Elles s'associent pour parler mal de leur prochain, et s'unissent pour causer la désunion. Elles contractent ensemble des amitiés pleines d'inimitiés, conspirent toutes dans les sentiments d'une même malignité, et font des cabales odieuses. C'est ainsi qu'agirent autrefois Hérode et Pilate, dont l'Évangile dit : " Qu'en ce jour-là, c'est-à-dire au jour de la Passion, ils devinrent amis (Lc. XXIII, 12). " S'assembler ainsi, ce n'est pas faire la Cène du Seigneur, mais plutôt donner à boire et boire soi-même le calice des démons, tandis que les uns portent sur leurs langues le poison qui tue les autres, et que les autres reçoivent avec joie la mort qui entre dans leur coeur par leurs oreilles. Voilà comment, selon le Prophète (Jr. IX, 21), la mort entre par nos fenêtres, lorsque nous nous présentons les uns aux autres le breuvage mortel de la médisance, en médisant on en écoutant ceux qui médisent. A Dieu ne plaise que je me trouve jamais dans l'assemblée de ces personnes : car Dieu les hait, suivant cette parole de l'Apôtre : " Les médisants sont en abomination au Seigneur (Rom. I, 30). " Ce que Dieu même par le Psalmiste confirme en ces termes : " Je poursuivais celui qui médisait en secret de son prochain. "

4. Et il ne. faut pas s'en étonner puisque l'on sait que ce vice combat et poursuit plus vivement que les autres la charité qui est Dieu, ainsi que vous-mêmes pouvez le remarquer. Quiconque médit fait voir premièrement qu'il n'a point de charité. En second lieu, quel autre dessein a-t-il, sinon de faire que les autres haïssent ou méprisent celui dont il médit. Ainsi donc, une langue médisante blesse la charité en tous ceux qui l'écoutent, et autant qu'il est en elle, elle l'éteint et la détruit entièrement. Et non seulement en ceux qui l'écoutent, mais encore en ceux qui sont absents, à qui peut-être ceux qui l'ont entendue rapportent ce qu'elle a dit. Voyez-vous comment un discours de cette sorte qui passe de bouche en bouche peut aisément et en fort peu de temps corrompre de son venin une infinité d'âmes. Voilà pourquoi l'esprit prophétique dit de ces personnes : " Que leur bouche est remplie du fiel de la médisance, et elles sont promptes à verser le sang (Ps. XIII, 3). " Elles sont aussi promptes à le verser que leur discours est promit à le répandre. Il n'y en a qu'un qui parle, et il ne dit qu'une seule parole, et cependant cette parole en un moment tue les âmes de tous ceux qui l'écoutent dés l'instant qu'elle infecte leurs oreilles. Car un cœur plein du fiel de l'envie ne peut répandre que de l'amertume dans ses discours, selon ce mot de Jésus-Christ : " La bouche parle de l'abondance du coeur (Lc. VI, 45). " Or, cette peste se produit de différentes manières; les uns vomissent le poison de la médisance sans aucune circonspection, et selon qu'il leur vient à la bouche. Les autres, au contraire, tâchent de couvrir du voile d'une feinte retenue, la malice qu'ils ont conçue dans leur coeur, et qu'ils ne peuvent retenir. Avant de médire, vous les voyez pousser de profonds soupirs, prendre une mine grave, ne parler qu'avec peine, faire paraître une fausse tristesse sur leur visage, baisser les yeux, et d'une voix plaintive proférer des médisances, qui font d'autant plus d'effet, que ceux qui les écoutent croient qu'ils ne les disent qu'à regret, et plutôt à contre coeur qu'avec malice. J'en suis bien fâché, dit l'un, car je l'aime assez, mais jamais je ne l'ai pu corriger de ce défaut. Je savais bien, dit un autre, qu'il était sujet à ce vice, et je ne l'aurais jamais découvert, mais puisqu'un autre l'a publié, je ne puis pas nier la vérité. Je le dis avec douleur, mais cela est vrai pourtant. Et il ajoute : C'est grand dommage; car d'ailleurs il a de fort bonnes qualités, mais sur ce point, il faut avouer qu'il est inexcusable.

5. Cela dit d'un vice si malin, revenons à notre explication et faisons voir qui sont ceux qui sont ici appelés " droits ". Je ne crois pas qu'il y ait aucune personne intelligente qui s'imagine que c'est selon le corps qu'on appelle " droits " ceux qui aiment l'Épouse. C'est pourquoi il faut que nous l'expliquions d'une rectitude spirituelle, c'est-à-dire de l'esprit ou du coeur. C'est l'esprit qui parle et qui communique les choses spirituelles à ceux qui sont spirituels. C'est donc selon l'esprit, non selon cette matière de terre et de boue, que Dieu a fait l'homme droit. Car il l'a créé à son image et à sa ressemblance (Gn. I, 27). Or, comme vous le chantez vous-mêmes, " Le Seigneur notre Dieu est droit, et il n'y a point d'iniquité en lui (Ps. XCXI, 16). " Dieu donc qui est droit, a fait l'homme droit et semblable à lui, c'est-à-dire sans iniquité, de même qu'il n'y a point d'iniquité en lui. Or, l'iniquité est un vice du coeur, non de la chair, ce qui vous fait connaître que la ressemblance que vous avez avec Dieu doit être conservée ou réparée dans la partie spirituelle de vous-même, non dans votre substance grossière et terrestre. Car Dieu est esprit, et il faut que ceux qui veulent lui devenir semblables, ou conserver la ressemblance qu'ils ont avec lui, rentrent en eux-mêmes, et le fassent souvent en esprit, afin que, contemplant la gloire de Dieu à face découverte, ils soient transformés dans une même image avec lui, et que l'esprit du Seigneur les fasse passer de clarté en clarté.

6. Peut-être peut-on dire encore que Dieu a donné à l'homme une stature de corps droite, afin que cette rectitude corporelle de l'homme extérieur, qui a été créé d'une matière si vile, avertît cet homme intérieur, qui a été formé à l'image de Dieu, de conserver sa rectitude spirituelle; et que la beauté de la boue condamnât la difformité de l'esprit. Car qu'y a-t-il qui siée moins qu'un esprit courbé dans un corps droit? N'est-ce pas un désordre et une honte, qu'un vase de boue, qui est le corps tiré de la terre, les yeux levés en haut, regarde librement le ciel, et prenne plaisir à contempler les grands flambeaux qui l'ornent et qui l'éclairent; et qu'une créature spirituelle et céleste, ait toujours ses yeux, c'est-à-dire ses sens intérieurs et ses affections attachés et baissés à terre, et que celle qui devrait être élevée dans l'or et dans la soie, se vautre dans la fange et se roule dans l'ordure, comme une bête immonde. Rougissez de honte, ô mon âme, d'avoir changé la ressemblance divine en la ressemblance d'un animal immonde. Rougissez, vous qui tirant votre origine du ciel, vous roulez dans la fange. Rougissez, ô mon âme, dit le corps, en vous comparant à moi. Créée droite et semblable à votre créateur, vous m'avez reçu comme un aide qui vous fût semblable, au moins selon les traits de la rectitude corporelle. De quelque côté que vous vous tourniez, en haut vers Dieu, ou en bas vers moi, car personne n'a jamais haï sa propre chair, partout se présentent à vous des images de votre beauté, partout la sagesse, comme un maître charitable, vous donne des avertissements salutaires pour conserver la noblesse et la dignité de votre état. Comment donc n'êtes-vous point remplie de confusion, de perdre votre prérogative si glorieuse quand je retiens et conserve la mienne, quoique je ne l'aie reçue qu'en votre considération? Comment pouvez-vous souffrir que le créateur voie sa ressemblance effacée en vous, quand il vous conserve la vôtre en moi, et vous la représente sans cesse? Toute l'assistance que vous deviez tirer de moi, vous vous en faites un sujet de honte et de confusion. Vous abusez de mes services, et, étant devenue un esprit de brute, vous êtes indigne de demeurer dans un corps aussi noble qu'est celui de l'homme.

7. Les âmes donc qui sont ainsi courbées ne peuvent pas aimer l'Épouse, parce qu'étant amies du monde, elles ne le sont pas de l'Époux. a Celui, est-il dit, qui veut être ami du monde, se rend ennemi de Dieu (Jc. IV, 5). " Ainsi chercher et goûter les choses de la terre, c'est courber l'âme; au contraire, méditer et désirer les choses du ciel, c'est la maintenir droite [4]. Et pour que cette rectitude soit parfaite en toutes choses, il faut qu'elle soit dans les sentiments et passe dans les actes. Car j'appelle droit celui qui a des sentiments droits sur toutes choses, et ne s'en écarte jamais dans la pratique. Que la foi et les œuvres soient des témoignages visibles de l'état de l'âme qui est invisible. estimez droit celui que vous reconnaîtrez catholique en sa foi, et juste en ces oeuvres. Si l'une de ces choses lui manque, ne doutez point qu'il ne soit courbé. Car l'Écriture dit : " Si vous offrez bien, et que vous ne divisiez pas bien votre offrande, vous péchez. " Quoi que ce soit que vous offriez à Dieu de ces deus choses, la foi ou les oeuvres, vous faites bien ; mais vous ne faites pas bien de les diviser. Puisque votre offrande est bonne, ne la rendez pas mauvaise en la divisant. Pourquoi séparez-vous les œuvres de la foi? Cette division est criminelle, puisqu'elle tue votre foi. Car la foi est morte sans les oeuvres. Vous offrez à Dieu une offrande morte. Car si l'amour est comme l'âme de la foi, l'âme de la foi c'est la dévotion et l'action. Qu'est-ce que la foi qui n'opère point par l'amour, sinon un vrai cadavre ? Croyez-vous beaucoup honorer Dieu en lui faisant un présent infect? Croyez-vous bien l'apaiser, en étant le meurtrier de votre foi? Comment l'hostie que vous lui immolez peut-elle être pacifique, avec une si cruelle division? Il n'est pas étonnant que Caïn ait assassiné son frère, puisqu'il avait auparavant fait périr sa propre foi. Pourquoi vous étonner, Caïn, si celui qui vous méprise ne regarde point vos présents ? Comment pourrait-il vous regarder puisque vous êtes divisé contre vous-même, et si en même temps que votre main fait une action religieuse, votre coeur sacrifie à la jalousie? Vous ne sauriez vous concilier la bienveillance de Dieu, quand vous n'êtes pas d'accord avec vous même. Vous ne l'apaisez pas, mais vous l'offensez, non pas encore, à la vérité, en frappant avec cruauté votre frère, mais en ne divisant pas bien votre offrande. Vous n'êtes pas encore coupable de la mort de votre frère, mais vous l'êtes de votre foi. Pense-t-il être droit, celui qui lève la main vers Dieu, pendant que l'envie et la haine qu'il a contre son frère, abaisse son coeur vers la terre? Comment pourrait-il être droit, celui dont la foi est morte et les œuvres la mort même? qui n'a aucun amour, et beaucoup d'amertume ? Il y avait à la vérité de la foi dans son sacrifice, mais il n'y avait point d'amour dans cette foi. L'obligation était. bonne, mais la division était cruelle.

8. La mort de la foi est la séparation de la charité. Croyez-vous en Jésus-Christ? faites des œuvres de Jésus-Christ, et votre foi sera vivante. Que l'amour anime votre foi et que les œuvres lui servent de témoignage. Que des actions basses et terrestres ne courbent point celui que redresse la foi des choses célestes. Vous qui dites que vous demeurez en Jésus-Christ, vous devez marcher comme il a fait. Que si vous cherchez votre propre glose, si vous portez envie à celui qui est dans la prospérité, si vous médisez de celui qui est absent, si vous rendez le mal qu'on vous a fait; Jésus-Christ n'a pas agi de la sorte. Vous confessez que vous connaissez Dieu, et vos actions démentent votre confession. C'est tout à fait mal, c'est une impiété, de donner la langue à Jésus-Christ et l'âme au démon? Écoutez ce que dit le Sauveur : " Cet homme-là m'honore des lèvres, mais son coeur est bien loin de moi (Is. XXIX, 13). " Certes vous n'êtes pas droit, puisque votre division l'est si peu ! Vous ne pouvez tenir la tête droite sous le joug du diable. On ne peut pas se redresser quand on est dominé par l'injustice. Vos iniquités se sont élevées pardessus votre tête, et elles se sont appesanties sur vous comme un fardeau d'un poids épouvantable (Ps. XXXVII, 5). Car, comme dit un Prophète, l'iniquité s'assied sur un talent de plomb (Za. V, 7). Vous voyez donc que la foi, même droite, ne rend pas l'homme droit, si elle n'opère pas par l'amour? Or, celui qui est sans amour ne peut pas aimer l'Épouse. Mais les oeuvres, quelque droites qu'elles soient, ne suffisent pas non plus sans la foi pour la rectitude du coeur. Car on ne peut dire qu'un homme qui ne plait pas à Dieu soit droit? Or, sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Hb. XI, 6). Dieu ne saurait plaire à celui qui ne plait point à Dieu, car celui à qui Dieu plaît ne peut déplaire à Dieu. De même, l'Épouse ne plaît pas à celui à qui Dieu n'a point réussi à plaire. Comment donc celui-là est-il droit, qui n'aime ni Dieu ni l'Église de Dieu, de laquelle il est dit : " Ceux qui sont et droits vous aiment? Si donc, ni la foi sans les oeuvres, ni les oeuvres sans la foi, ne suffisent pas pour la rectitude de l'âme, nous, mes frères, qui croyons en Jésus-Christ, tâchons de rendre droites nos voies et notre conduite. Levons nos coeurs à Dieu avec nos mains, afin qu'il nous trouve entièrement droits ; confirmant la rectitude de notre foi par nos actions, aimant l'Épouse, et aimés de l'Époux, Jésus-Christ notre Seigneur, qui étant Dieu est béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXV

L'Épouse, je veux dire l’Église, est noire, mais elle est belle.

1. Je vous ai donc dit dans le discours précédent, que l'Épouse est obligée de répondre aux attaques et aux reproches de celles qui sont envieuses de sa gloire, et qui, selon le corps, semblent être du nombre des jeunes filles, mais en sont bien éloignées selon l'esprit. Car elle leur dit: " Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem (Ct. I, 4). " Il est visible qu'elles disaient du mal d'elle, et lui reprochaient d'être noire. Mais considérez la sagesse et la douceur de l'Épouse. Non seulement elle ne rend point injure pour injure, mais elle leur donne même des bénédictions en les appelant filles de Jérusalem, quand par leur méchanceté elles auraient bien plutôt mérité d'être appelées filles de Babylone, filles de Baal, ou de quelqu'autre nom piquant et outrageux. Sans doute elle avait appris du Prophète, ou plutôt de l'onction même qui enseigne la douceur (Is. XLII, 3), qu'il ne faut point briser un frêle roseau, ni achever d'éteindre une lampe qui fume encore. Ainsi, elle croyait qu'elle ne devait pas irriter davantage celles qui l'étaient déjà assez d'elles-mêmes, ni rien ajouter aux aiguillons de l'envie dont elles étaient tourmentées. Au contraire, elle tâchait de conserver la paix avec celles qui étaient ennemies de la paix, sachant qu'elle était redevable même aux insensés. Elle aimait donc mieux les adoucir par des paroles civiles et obligeantes, parce qu'elle avait plus de soin de travailler au salut de ces personnes faibles que de satisfaire ses propres vengeances.

2. Nous devons souhaiter à tous cette perfection, mais elle convient principalement aux bons prélats. Car ceux qui sont vertueux et fidèles, savent qu'ils sont élevés au dessus des autres pour avoir soin des personnes faibles et languissantes, non pour vivre dans l'éclat. et le luxe. Et, lorsque par la plainte que font quelques-unes des âmes qui leur sont commises, ils connaissent le murmure de leur coeur et voient qu'elles s'emportent même jusqu'à dire contre eux des paroles offensantes, ils ne se vengent pas de ces frénétiques, mais tâchent d'opposer, au lieu de la vengeance, les remèdes nécessaires à leur mal, parce qu'ils savent bien qu'ils ne sont pas des maîtres, mais des médecins. Si donc l'Épouse appelle filles de Jérusalem celles dont la jalousie et la médisance la font souffrir, c'est afin d'arrêter leur murmure par paroles pleines de douceur, d'apaiser leur émotion et de guérir leur des envie. Il est écrit, en effet, " qu'une langue pacifique éteint les dissensions (Pr. XV, 47). " D'ailleurs, elles ne laissent pas d'être en quelque façon filles de Jérusalem, et l'Épouse n'a pas tort de les nommer ainsi. Car, soit qu'on considère les sacrements de l'Église qu'elles reçoivent indifféremment avec les bons, ou la foi qu'elles professent comme les autres, ou la société qu'elles ont, au moins selon le corps, avec tous les fidèles, ou même l'espérance du salut à venir dont ces personnes mêmes ne doivent point désespérer, quelque déréglées qu'elles soient, toutes ces choses font qu'elles peuvent être raisonnablement appelées filles de Jérusalem.

3. Examinons maintenant ce que veut dire ceci: "Je suis noire, mais je suis belle. " N'y a-t-il pas de contradiction dans ces paroles? A Dieu ne plaise. Je dis cela pour les simples qui ne savent pas discerner entre la couleur et la forure; la forme concerne la composition de la chose qui la reçoit, et la couleur n'en est qu'une qualité. Car tout ce qui est noir n'est pas laid pour cela. Le noir, par exemple, n'est pas laid dans la prunelle de l'oeil. On se pare aussi avec des pierres précieuses qui sont noires. Les cheveux noirs joints à une peau blanche, augmentent l'éclat et la beauté du visage. Enfin on peut faire la même remarque en mille autres sujets semblables, et vous trouverez une infinité de choses qui ne laissent pas d'être fort belles dans leur forme, bien que la couleur n'en soit pas agréable. C'est peut-être de cette façon que, bien que l'Épouse soit fort belle pour les traits et la proportion de son visage, elle a pourtant ce défaut d'avoir le teint noir. Mais cette imperfection n'est que pour le lieu de son pèlerinage. Car lorsque l'Époux immortel la couronnera de gloire dans la céleste patrie, elle n'aura ni tache, ni ride, ni aucune imperfection pareille. Mais à présent, si elle disait qu'elle n'est point noire, elle se ferait illusion à elle-même et ne dirait pas vrai. C'est pourquoi ne vous étonnez pas de ce que, disant qu'elle est noire, elle ne laisse pas de se glorifier d'être belle. Car comment celle ;à qui l'on dit : "Venez ma belle, " ne serait-elle pas belle 2 Or celle à qui on dit de venir n'était pas encore arrivée. Il ne faut donc point s'imaginer que ces paroles s'adressent à l'Épouse, déjà bienheureuse, et qui règne dans sa patrie, après avoir laissé le hâle de son teint, et non à celle qui, le visage hâlé par le soleil, travaille encore pour y arriver et marche avec peine dans le chemin de cette vie mortelle.

4. Mais voyons d'où vient que toute noire qu'elle soit, elle se dit belle. N'est-elle point noire à cause de la vie qu'elle a menée dans les ténèbres, sous l'empire du prince du monde, où elle porte encore l'image de l'homme terrestre ? Et n'est-elle point belle au contraire, à cause de la ressemblance de l'homme céleste dont elle s'est ensuite revêtue, en marchant dans une nouvelle vie ? Mais si cela est ainsi, pourquoi ne dit-elle point au passé, j'ai été noire, plutôt que je suis noire ? Néanmoins si ce sens sourit à quelqu'un, ce qu'elle ajoute : " Comme les tentes de Cédar, comme les tentes de Salomon (Ct. I, 4) : "doit s'entendre ainsi : les tentes de Cédar, serait sa première vie; et celles de Salomon sa vie nouvelle. C'est de ces tentes que le Prophète parle quand il dit : " Mes tentes et mes pavillons ont été renversés tout d'un coup (Jr. IV, 29). " Auparavant donc, elle était noire comme les viles tentes de Cédar, et depuis elle est devenue belle comme les pavillons d'un roi triomphant.

5. Mais voyons si l'un et l'autre ne conviendront pas mieux au plus parfait état de sa vie. Si nous considérons l'extérieur des saints, combien il est humble, bas et abject, combien vil et négligé, quoique au dedans ils contemplent la gloire de Dieu à face découverte, et soient transformés en son image, l'Esprit du Seigneur les faisant passer de clarté en clarté; ne nous semble-t-il pas que chacune de ces âmes peut raisonnablement répondre à ceux qui lui reprochent d'être noire : " Je suis noire, mais je suis belle ? " Voulez-vous que je vous montre une âme qui est noire et belle en même temps ? " Les lettres qu'il vous écrit, disent-ils, sont graves et sévères, mais l'extérieur de sa personne n'est pas grand, et ses discours sont fort communs. (I Cor. X, 10). " C'est saint Paul qui était de la sorte. Jugerez-vous saint Paul, filles de Jérusalem, sur la figure extérieure de son corps ; et le mépriserez-vous comme noir et difforme, parce que vous voyez un homme faible, affligé par la faim et la soif, le froid et là nudité, accablé de travaux et de blessures, jusqu'à être souvent sur le point de mourir (II Cor. XI, 23) ? Ce sont là les choses qui noircissent saint Paul; c'est ce qui fait que le Docteur des nations est estimé vil et abject, noir et difforme, l'opprobre enfin et le rebut du monde. Cependant n'est-ce pas lui qui a été ravi dans le Paradis, et qui, par son admirable pureté, a dépassé le premier et le second ciel, et pénétré jusqu'au troisième? O âme vraiment belle! logée dans un corps bien faible, elle n'en a pas moins été reçue par les beauté: célestes, les anges, tout grands qu'ils sont, ne l'ont point rejetée; la charité divine ne l'a point méprisée. Après cela, direz-vous encore qu'elle est noire ? Elle est noire, je l'avoue, mais elle est belle, filles de Jérusalem. Elle est noire à votre jugement, mais elle est belle au jugement de Dieu et des anges. Si elle est noire ce n'est qu'au dehors. Or elle se soucie fort peu de votre jugement, et du jugement de ceux qui ne jugent des choses que par les apparences extérieures. Car l'homme ne voit que ce qui parait au dehors, mais Dieu voit et contemple le coeur (I Reg. XVI, 7). Si elle est noire au dehors, elle est belle au-dedans, et plaît à celui à qui elle souhaite de plaire. Elle ne se met pas en peine de vous plaire ; car elle sait que si elle vous était agréable, elle ne serait pas la servante de Jésus-Christ. Heureux le noir qui produit la blancheur de l'âme, la lumière de la science, la pureté de la conscience!

6. Écoutez enfin ce que Dieu promet par le Prophète à ceux qui sont noirs de cette sorte, à ceux que l'humilité de la pénitence ou le zèle de la charité semble avoir décolorés " Quand vos péchés, dit-il, seraient aussi rouges que l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige, et comme la laine la plus blanche (Is. I, 18). " Il ne faut pas mépriser si fort le noir qui parait dans les saints, puisqu'il produit une blancheur cachée, et prépare au dedans de l'âme un trône pour la sagesse; caria sagesse, selon la définition du Sage, est la blancheur de la vie éternelle (Sg. VII, 26), et il faut qu'une âme en qui la sagesse établit sa demeure soit bien blanche. Si l'âme du juste est le siège de la sagesse, je ne fais aucune difficulté de dire que l'âme du juste est blanche, peut-être même la justice est-elle une blancheur de l'âme. Or saint Paul était juste, puisque la couronne de justice lui était réservée (II Tim. IV, 8). L'âme donc de saint Paul était blanche; et la sagesse avait mis son trône en lui, en sorte que ses discours surpassaient ceux des plus parfaits et contenaient cette sagesse sublime et mystique que nul des princes du monde n'a connue. Cependant c'était cette teinte noire, causée par la faible complexion de son corps, par ses grands travaux, par ses jeûnes et ses veilles infinies, qui produisait ou méritait en lui cette blancheur de sagesse et de justice. En sorte que ce qui était noir en saint Paul était tout autrement beau que les plus riches ornements extérieurs, que les plus magnifiques équipages des rois. On ne peut lui comparer ni la beauté du corps, quelque grande quelle soit, ni la blancheur d'une peau délicate qui doit être un jour consumée, ni les roses d'un visage qui doit bientôt se corrompre, ni le prix d'une robe qui s'use avec le temps, ni la beauté de l'or ou l'éclat des pierreries, ni enfin rien de ce qui est sujet à la corruption.

7. C'est donc avec raison que les saints, méprisant les ornements, et l'entretien superflu de leur extérieur, qui est corruptible, mettent tout leur soin et s'occupent entièrement à cultiver et orner l'intérieur, qui est fait à l'image de Dieu, et qui se renouvelle de jour en jour. Car ils sont assurés que rien ne peut être plus agréable à Dieu que son image, lorsqu'on la rétablit dans sa première beauté. C'est pour cela que toute leur beauté est au dedans d'eux, sans paraître au dehors, c'est-à-dire qu'elle ne consiste point dans la fleur de l'herbe, comme parle l'Écriture, ni dans les louanges du peuple, mais dans le Seigneur. C'est ce qui leur fait dire: "Toute notre gloire consiste dans le témoignage de notre conscience (II Cor. II, 12); " le seul juge de leur conscience est, en effet, Dieu, à qui seul ils désirent de plaire, car c'est là seulement que se trouve la vraie et souveraine gloire à leurs yeux. Certes, cette gloire qui réside au dedans n'est pas petite, puisque le Seigneur de gloire daigne s'en glorifier, suivant ces paroles de David: " Toute la gloire de la fille du roi est au dedans d'elle (Ps. XLIV, 14). " Car la gloire que chacun trouve en soi-même est bien plus sûre que celle qu'on trouve dans les autres. Mais peut-être ne faut-il pas se glorifier seulement de la blancheur du dedans ; mais aussi de la noirceur du dehors, afin qu'il n'y ait rien d'inutile dans les saints, mais que toutes choses contribuent à leur bien. Ne nous glorifions donc pas seulement dans notre espérance, mais encore dans nos affections. " Je me glorifierai volontiers, dit l'Apôtre, dans mes infirmités, afin que la force de Jésus-Christ habite en moi (II Cor. XII, 9). " Combien désirable est l'infirmité qui est récompensée par la force de Jésus-Christ. Qui m'accordera cette grâce, non-seulement de devenir faible et infirme, mais même de tomber dans une langueur extrême, et presque en complète défaillance, pour que je sois affermi par la force du Seigneur des ver tus? " Car la vertu se perfectionne dans la faiblesse du corps. " C'est d'ailleurs, " quand je suis infirme, dit l'Apôtre, que je suis fort et puissant. "

8. Puisqu'il en est ainsi, l'Épouse a bonne grâce à se faire un sujet de gloire de ce qui lui est reproché comme une laideur par ses envieuses, quand elle ne se glorifie pas seulement d'être belle, mais d'être noire. Car elle lie rougit point d'être noire quand son Époux l'a été avant elle, puisqu'elle met toute sa gloire à lui être semblable. Elle n'estime donc rien de si glorieux que de souffrir l'opprobre de Jésus-Christ. Et c'est ce qui lui fait dire avec allégresse et bonheur: " A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu'en la croix de mon Seigneur Jésus-Christ (Ga. VI, 14)." L'ignominie de la croix est agréable à celui qui n'est plus ingrat envers Jésus-Christ crucifié. C'est une noirceur, mais c'est la forme et la ressemblance du Seigneur Jésus. Consultez le prophète Isaïe, et il vous dira de quelle manière il l'a vu en esprit. Car n'est-ce pas de lui qu'il a dit : " C'est un homme de douleur, accablé de faiblesse; il n'a plus ni grâce, ni beauté (Is. LIII, 3) ? " Et il ajoute : " Nous l'avons pris pour un lépreux, et pour un homme que Dieu avait frappé et humilié. Mais il n'a reçu toutes ces plaies en sort corps, que pour l'expiation de nos péchés. Il a été comme brisé à cause de nos crimes, et nous avons été guéris par le sang de ses blessures (Ps. XLIV, 3). " Voilà ce qui le rendait noir. Ajoutez à cela ce que dit David : "Il surpasse en beauté tous les enfants des hommes; " et vous trouverez dans l'Époux tout ce que l'Épouse prétend avoir en elle.

9. Ne vous semble-t-il pas que, selon ce que nous avons dit, il puisse fort bien répondre aux Juifs envieux de sa vertu : Je suis noir, mais je suis beau, enfants de Jérusalem. Il était noir, en effet, car il n'avait ni grâce, ni beauté. Il était noir, parce que c'était un ver, non un homme, l'opprobre du monde et le rebut du peuple. Après tout, puisque lui-même s'est fait péché (II Cor. V, 21), pourquoi craindrais-je de dire qu'il est noir? Regardez-le couvert de haillons, meurtri de coups, souillé de crachats, pâle des pâleurs de la mort; pouvez-vous nier qu'il soit noir ? Mais demandez aux apôtres comment ils l'ont vu sur la montagne, et aux anges quel est celui qu'ils désirent tant contempler, et vous ne laisserez pas d'admirer sa beauté. Il est donc beau en lui-même, et il est devenu noir pour l'amour de vous. O Seigneur Jésus, que je vous trouve beau, même revêtu de ma forme, non seulement à cause des merveilles adorables dont vous brillez de toutes parts, mais encore à cause de votre vérité, de votre douceur, et de votre justice. Heureux celui qui, vous considérant attentivement, quand vous conversez comme homme parmi les hommes, s'efforce autant qu'il peut de vous imiter. Votre toute belle a déjà reçu le don de cette félicité, comme les prémices de sa dot, parce qu'elle n'a point été paresseuse à imiter ce qu'il y a de beau en vous, ni honteuse de souffrir ce qu'il y a de noir. C'est aussi ce qui lui fait dire. : "Je suis noire, mais je suis belle, filles de Jérusalem. " Et elle ajoute une comparaison : " Comme les tentes de Cédar, comme les tentes de Salomon. " Mais ces paroles sont obscures et difficiles à comprendre pour des auditeurs fatigués. Vous avez du temps pour frapper à cette porte. Si vous y frappez comme il faut, celui qui révèle les mystères se présentera, il ne tardera point à vous ouvrir, puisque lui-même vous invite à y frapper. Car c'est lui qui ouvre et personne ne ferme, lui, l'Époux de l'Église, notre Seigneur Jésus-Christ, qui est béni dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXVI

Saint Bernard pleure la mort de son frère Girard [5].

Prononcé en 1128

1. " Comme les tentes de Cédar, comme celles de Salomon" (Cant. I, 4).

C'est par là qu'il nous faut commencer, puisque c'est là que nous avons fini la dernière fois. Je vois bien que vous désirez savoir ce que ces paroles signifient, et quelle liaison elles ont avec celles qui les précèdent, car c'est une comparaison. On peut dire que les deux parties de cette comparaison répondent seulement à ces paroles qui la précèdent : "je suis noire. " On peut dire aussi que les deux membres de la comparaison se rapportent aux deux choses que l'Épouse a dites : je suis noire, mais je suis belle. Le premier sens est plus simple, celui-ci est plus obscur. Mais tâchons d'expliquer l'un et l'autre, et commençons par celui qui paraît le plus difficile. Or, la difficulté ne consiste pas dans les deux premières paroles de chaque partie, mais dans les dernières. Car " Cédar, " qui signifie ténèbres, semble avoir un rapport assez clair avec ce qui est noir; mais le même rapport ne se trouve pas entre " les tentes de Salomon " et la beauté. Qu'est-ce, en effet, que les tentes, sinon le corps dont nous sommes revêtus dans cet exil? Car nous n'avons pas ici une cité permanente, mais nous aspirons après la cité future (Jb. XIII, 14). D'ailleurs, nous combattons dans ce corps mortel, comme lorsqu'on est sous la tente, en faisant une sainte violence pour conquérir le ciel. En effet, la vie de l'homme sur la terre est un combat perpétuel, et, tant que nous combattons ici-bas,nous sommes exilés de la présence du Seigneur, c'est-à-dire nous sommes privés de la lumière. Car le Seigneur est la véritable lumière, et, tant que nous ne sommes point avec lui, nous sommes dans les ténèbres, c'est-à-dire dans Cédar. Aussi cette voix gémissante et plaintive nous convient-elle : " Hélas ! que mon exil est long !je vis ici comme un étranger parmi les habitants de Cédar; mon âme est ennuyée de demeurer si longtemps hors de ma patrie (Ps. CXIX, 5). "Cette demeure de notre corps n'est donc pas la demeure d'un citoyen ou la maison d'un indigène; mais c'est la tente d'un combattant on l'hôtellerie d'un voyageur. Ce corps, je le répète, est une tente, et une tente de Cédar, parce qu'il environne l'âme, et la prive de la jouissance de la lumière infinie, et ne lui permet point de la voir, si ce n'est comme dans un miroir et en énigme, mais non pas face à face.

2. Voyez-vous d'où vient que l'Église est noire, et que les plus belles âmes ne sont pas exemptes de quelque rouille? Cela vient des tentes de Cédar, de l'exercice d'une guerre, laborieuse, de la longueur de ce misérable séjour, enfin de ce corps fragile et pesant. " Car le corps corruptible appesantit l'âme, et cette demeure de terre et de boue abat l'esprit qui veut s'élever parla sublimité de ses pensées (Sg. IX, 15). " C'est pour quoi aussi ces âmes souhaitent d'en sortir, afin qu'étant délivrées de ce corps, elles volent pour jouir des chastes embrassements de Jésus-Christ. C'est ce qui fait dire à l'une d'elles avec gémissement : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort (Rm. VII, 24)? " Car elle sait que tandis qu'elle demeure dans les tentes de Cédar, elle ne peut pas être entièrement exempte de taches, de rides, eu de quelque noirceur, et c'est ce qui lui fait désirer d'en être dehors, afin de pouvoir acquérir une parfaite pureté. Voilà pourquoi l'Église dit qu'elle est noire " comme les tentes de Cédar. " Mais comment est-elle comme les tentes de Salomon ? Je ne sais ce que je sens de sublime et de sacré, enveloppé dans ces tentes, et je n'oserais y toucher sans le bon plaisir de celui qui y a caché et scellé ces mystères. J'ai lu, en effet, que " celui qui veut sonder la majesté de Dieu, sera accablé sous le poids de sa gloire (Pr. XXV, 27). " Je m'abstiens donc de le faire et le remets à ait autre temps. Vous aurez soin cependant de m'obtenir cette faveur par vos prières, ainsi que vous avez coutume de le faire, afin que nous revenions avec une allégresse d'autant plus grande, que notre confiance le sera davantage elle-même, à un sujet qui a besoin de la plus grande attention. Peut-être une personne qui frappera avec piété à la porte trouvera ce que ne pourrait pas trouver un investigateur téméraire. Et d'ailleurs, la tristesse qui me saisit et la douleur qui me presse, ne me permettent pas d'aller plus loin.

3. Car, pourquoi dissimuler davantage [6]? Le feu que je cache en moi dévore mon âme par des regrets cuisants et pénètre jusqu'à la moëlle de mes os. Étant enfermé, il se répand davantage, il prend de nouvelles forces. Quel rapport y a-t-il entre ce cantique de joie et l'amertume où je suis? La violence de la douleur me rend incapable d'application, et l'indignation de Dieu a desséché mon esprit. Car celui qui était cause que je faisais mes exercices dans le Seigneur avec quelque liberté, m'ayant été ravi, mon coeur m'a abandonné en j'ai même temps. Mais je me suis fait violence, et j'ai dissimulé jusqu'à présent la grandeur de mon mal, de peur qu'il na semblât que la foi fût vaincue par l'affection naturelle. Car, comme vous l'avez pu remarquer, tandis que les autres pleuraient, j'ai suivi ces tristes funérailles les yeux secs [7]. Je suis demeuré debout, sur la fosse, sans répandre une seule larme, jusqu'à ce que toutes les cérémonies fussent entièrement achevées. Revêtu des habits sacerdotaux, j'ai dit pour lui, de ma propre bouche, les prières accoutumées, et de mes propres mains, j'ai jeté de la terre sur le corps de mon bien-aimé qui devait bientôt lui-même être réduit en terre. Ceux qui me regardaient pleuraient et s'étonnaient de ce que je ne pleurais pas aussi; et ils n'avaient pas tant pitié de lui que de moi qui l'avais perdu. Car, où est le coeur de fer qui n'eût point eu alors compassion de moi, en voyant que je survivais à mon frère Girard? C'était une perte commune à tous, mais ce n'était rien au prix de la mienne. Pour moi, je résistais aux sentiments de mon coeur, autant que la foi me donnait de force, m'efforçant même, malgré moi, de n'être point ému de cet événement si funeste, en me représentant que c'était comme un tribut à la nature auquel tout homme est soumis, une nécessité inévitable de notre condition, un effet du commandement de celui qui est tout-puissant, du jugement de celui qui est souverainement juste, un fléau d'un Dieu terrible, et enfin le bon plaisir du Seigneur. Dès lors et dans la suite, j'ai gagné toujours sur moi de ne pas m'abandonner aux pleurs, quoique je fusse bien troublé et agité au dedans de moi. J'ai pu commander à mes larmes, mais non pas à ma tristesse ; et, comme il est écrit : " J'ai été dans le trouble, et n'ai point parlé (Ps. LXXII, 5). " Mais ma douleur ainsi retenue a jeté en moi de plus profondes racines, et est devenue d'autant plus violente que je lui ai moins permis de se répandre, je suis vaincu, je l'avoue. Il faut que ce que je souffre au dedans de moi éclate au dehors. Qu'il sorte, je le veux bien, et paraisse aux yeux de mes enfants; connaissant la grandeur de mon mal, ils pardonneront à l'excès de mon deuil et seront plus portés à me consoler.

4. Vous savez, mes enfants, combien ma douleur est juste, combien ma plaie est grande et cruelle. Car vous voyez quel fidèle compagnon m'a abandonné dans le chemin où je marchais, comme il était vigilant, laborieux, doux et agréable! Où trouverai-je un aussi bon ami, qui m'aime autant qu'il m'aimait? Il était mon frère par la nature, mais il l'était bien plus par la religion. Plaignez, je vous prie, mon malheur, vous qui le connaissez. J'étais infirme de corps, et il me portait: j'étais faible dans l'âme, et il me fortifiait. J'étais négligent et paresseux et il m'excitait. J'étais sans prévoyance et sans soin, et il m'avertissait de mon devoir. Pourquoi faut-il que tu m'aies été arraché ? Pourquoi faut-il que tu m'aies été ravi d'entre les mains, ô mon cher ami, homme admirable, toi qui étais si fort selon mon coeur ? Nous nous aimions si tendrement pendant notre vie, comment se peut-il faire que nous soyons séparés par la mort ? Séparation pleine d'amertume, et que la seule mort pouvait causer ! Car quand est-ce qu'étant tous deux vivants tu m'eusses abandonné? Cette horrible division est un ouvrage de la mort. Qui n'aurait épargné le lien qui nous unissait ensemble, d'un amour si doux et si tendre, sinon la mort, cette ennemie de toute douceur ? Oui, c'est bien une mort, celle qui, ravissant une seule personne, en a tué deux d'un même coup! En effet, sa mort n'est-elle pas aussi une mort pour moi? Assurément elle est une mort plutôt pour moi que pour lui, puisque ce qui me reste de vie m'est infiniment plus pénible que toutes les morts du monde. Je ne vis, qu'afin de mourir tout vif, et j'appellerais cela une vie ! O mort impitoyable, que tu m'aurais traité bien plus favorablement, si tu m'avais, plutôt privé de l'usage que du fruit de la vie ! La vie sans ses avantages est plus dure que la mort. Un arbre qui ne porte point de fruit est menacé deux fois de la cognée et du feu (Mt. III, 10). Envieuse de mes travaux, tu as éloigné de moi mon ami et mon parent, gui, par ses soins, était la principale cause de ce peu de fruit que l'on recueillait de mes peines. Aussi, mon cher Girard, il m'eût été bien plus avantageux de perdre la vie, que d'être privé de ta présence, toi qui par tun zèle m'animais dans mes exercices spirituels, m'assistais par ta fidélité, me redressais par ta vigilance. Pourquoi nous sommes-nous aimés, ou pourquoi nous sommes-nous perdus? Cruelle condition, condition déplorable pour moi, non pour lui. Car pour toi, mon cher frère, si tu as perdu des personnes qui t'étaient chères, tu en as trouvé qui te le sont encore davantage. Mais pour moi, quelle consolation me peut-il rester après toi qui étais mon unique support! L'union des corps qui était entre nous, a été également agréable à l'un et à l'autre de nous, à cause de celle de nos volontés, et moi seul suis blessé de notre séparation. Ce qu'il y avait de contentement et de douceur dans notre amitié nous a été commun à tous les deux, mais ce qu'il y a de triste et de lugubre en notre séparation est pour moi seul. C'est sur moi que la colère de Dieu est tombée, c'est sur moi que sa fureur s'est appesantie. Notre présence nous était également agréable, notre commerce doux, notre entretien charmant également à tous deux. J'ai perdu seul ces délices, car pour toi tu n'as fait que les changer en dot. Et certes tu as beaucoup gagné au change.

5. Puisque pour la perte que tu as faite de nous, tu as reçu en récompense des joies et des bénédictions infinies, [8] et qu'au lieu de la satisfaction que tu avais de ma présence, et est si peu considérable, tu jouis de la présence immortelle de Jésus-Christ, tu ne souffres aucun dommage de ton absence d'auprès de moi, car tu est mêlé aux chœurs des anges. Tu n'as donc point sujet de te plaindre de ce qu'on t'a comme rivé à moi, puisque le Seigneur de majesté te fait part abondamment de sa présence et de celle de ses bienheureux. Mais moi, qu'ai-je reçu qui me tienne lieu de toi? Combien je voudrais savoir quel sentiment tu as maintenant de moi, qui étais l'objet de tes plus tendres affections, et qui suis accablé de soins et de peines, privé que je me trouve de l'appui qui me soutenait dans ma faiblesse; si néanmoins il t'est encore permis de songer aux misérables, maintenant que tu es entré dans l'abîme de la lumière, et comme englouti dans l'océan d'une félicité éternelle. Car peut-être si tu nous as connu selon la chair, tu ne nous connais plus à cette heure; peut-être, entré dans le lieu de la majesté et de la puissance du Seigneur, tu ne te souviens que de sa justice, et nous as entièrement oublié. Mais celui qui est attaché à Dieu, n'est qu'un même esprit avec lui, et est tout transformé dans son amour. Il ne peut avoir de pensée ni de goût que pour Dieu, et tout ce qu'il goûte et pense est Dieu même, parce qu'il est tout plein de lui. Or Dieu est amour, et plus une personne est unie à Dieu, plus elle est remplie d'amour. Et quoique Dieu soit impassible, il n'est pas incapable de compassion, puisque c'est une qualité qui lui est propre de faire toujours grâce et de pardonner. Il faut donc aussi, mon cher frère, que tu sois miséricordieux, puisque tu es uni à celui qui l'est si fort. Il est vrai que tu ne peux plus être malheureux, mais bien que tu sois incapable de souffrir, tu ne laisses pas de compatir aux souffrances des autres. Ton affection n'est pas diminuée, mais changée, et, en te revêtant de Dieu, tu ne t'es pas dépouillé du soin que tu avais de nous, [9] puisque Dieu même daigne bien en prendre soin. Tu as quitté ce qu'il y avait d'infirme en toi, mais tu n'as pas perdu ce qu'il y avait de charitable; car la charité ne se perd point (I Cor, XIII, 8) tu ne m'oublieras jamais.

6. Il me semble que j'entends mon frère qui me dit : une mère peut-elle oublier le fruit de ses entrailles (Isa. XLIX, 15)? Mais quand elle l'oublierait, moi je ne t'oublierai pas. Certes, mon cher frère, j'ai bien besoin qu'il en soit ainsi. Tu vois le lieu et l'état où je suis, où tu m'as laissé. Je n'ai personne qui me tende la main. A tout ce qui m'arrive, je regarde, comme j'avais coutume, vers mon cher Girard, mais il n'est plus là. Alors, dans mon malheur, je, pousse des soupirs et des gémissements, comme un homme privé de tout secours. Qui consulterai-je dans mes doutes? A qui aurai-je recours dans mes adversités? Qui portera mon fardeau? Qui écartera les périls qui me menacent? N'étaient-ce pas les yeux de mon Girard qui conduisaient tous mes pas? N'était-ce pas toi, mon citer frère, qui connaissais mieux que moi toutes mes peines [10], qui les portais plus que moi, qui les ressentais plus vivement que moi? N'étaient-ce pas tes discours si charmants et si efficaces qui me retiraient si souvent des entretiens séculiers, et me rendaient à mon bienheureux silence? Car le Seigneur lui avait donné une langue savante, pour connaître quand il était à propos de parler. Il satisfaisait tellement ceux de la maison et ceux du dehors, par la sagesse de ses réponses, et par les grâces que Dieu avait mises sur ses lèvres, que lorsque quelqu'un lui avait parlé, il n'avait plus besoin de venir à moi. Il allait de lui-même au devant de tous ceux qui venaient pour me voir, de peur qu'ils ne troublassent mon repos. S'il y en avait quelques-uns qu'il ne pût pas satisfaire par lui-même, il me les amenait, et il renvoyait les autres. O homme d'une merveilleuse industrie! O ami fidèle! Il cherchait à plaire à son ami, et il ne manquait pas néanmoins aux devoirs de la charité. Qui s'est jamais retiré de lui les mains vides? Les riches recevaient de lui des conseils, et les pauvres de l'assistance. Certes, celui qui ne faisait point difficulté de prendre tant de soins pour me décharger, ne cherchait guère ses propres intérêts. Son extrême humilité lui faisait croire que mon repos était plus utile à la maison que le sien. Quelquefois pourtant, il demandait à être déchargé de cet emploi, et priait qu'on le donnât à un autre, qui s'en acquitterait mieux que lui. Mais où l'aurait-on trouvé? Ce n'était point par un désir déréglé, comme il est assez ordinaire, mais par la seule vue de la charité qu'il s'appliquait à ces exercices. Car il travaillait plus que tous les autres, et recevait moins de fruit de son travail que pas un ; en effet, il donnait aux autres les choses nécessaires, comme la nourriture et les vêtements, et il en manquait souvent lui-même. Aussi, lorsqu'il se sentit sur le point de quitter ce monde : " Mon Dieu, dit-il, vous savez, que quant à moi, j'ai toujours soupiré après le repos, et désiré n'avoir soin que de mon âme, et n'être plus occupé que de vous. Mais j'ai été retenu par la crainte de vous déplaire, par la volonté de mes frères, par là désir d'obéir, et surtout par l'amour sincère que je portais à celui qui est tout à la fois mon frère et mon abbé. " Cela est vrai. Je te rends donc grâces, ô mon frère, de tout le fruit des travaux qui j'ai entrepris en vue du Seigneur, s'ils en ont produit quelqu'un. Si j'ai rendu quelque service à mes enfants; si j'ai contribué en quelque sorte à leurs progrès dans la vertu, c'est à toi que j'en suis redevable. Tu te chargeais du soin des affaires de la maison; grâce à toi, je pouvais vivre en repos pour mon bien, m'occuper plus saintement des devoirs où Dieu m'engageait, ou servir plus utilement mes enfants; en leur donnant des instructions. Car comment n'aurais-je pas été en repos au-dedans; quand je savais que tu agissais au dehors, toi qui étais ma main droite, la lumière de mes yeux, mon coeur et ma langue. Et c'était une main infatigable, un oeil simple, un coeur rempli de conseils, et une langue parlant toujours avec jugement, ainsi qu'il est écrit : " La bouche du juste méditera la sagesse, et sa langue parlera avec jugement (Ps. XXXIX, 30). "

7. Mais qu'ai-je dit, qu'il agissait au dehors, comme s'il n'eut pas su aussi ce qui était de l'intérieur et du dedans, et qu'il eût été étranger aux dons spirituels ? Les personnes spirituelles qui l'ont connu savent combien ses paroles étaient pleines du Saint-Esprit. Ceux qui vivaient avec lui savent que ses moeurs et ses affections ne tenaient rien de la chair, mais étaient embrasées du feu de l'Esprit. Qui était plus rigide que lui dans l'observance de la discipline? Plus rigoureux à mater son corps, plus élevé et plus sublime dans la contemplation, plus subtil dans les entretiens et les conférences? Combien de fois ai-je appris dans sa conversation des choses que j'ignorais? Venu pour instruire, je m'en retournais instruit moi-même? Et il ne faut pas s'étonner si cela était ainsi à mon égard, puisque des hommes éminents en science et en sagesse témoignent que la même chose leur est arrivée. Il ne savait pas les lettres humaines, mais il avait un sens excellent qui trouvait ce qu'il n'avait point appris ; il avait un esprit merveilleux qui répandait la lumière partout. Il n'était pas seulement grand dans les grandes. choses, mais aussi dans les plus petites. Mais qu'est-ce qui lui échappait, par exemple, dans tout ce qui concerne les bâtiments, la culture des terres ou des jardins, les eaux et tous les autres arts ou travaux de la campagne ? Oui, je vous le demande, gavait-il en ce genre quelque chose qui fût étranger à son savoir ? Il aurait pu en remontrer aux maçons, aux artisans de toute sorte, aux agriculteurs, aux horticulteurs, aux cordonniers et même aux tisserands. Il fut le plus entendu de tous, au jugement de tout, le monde, il n'y avait que lui seul qui ne croyait pas l'être. Plût à Dieu que cette malédiction de l'Écriture " Malheur à vous qui êtes sages, à vos yeux (Is. V, 21), " ne regardât pas plus que lui certains autres qui sont bien moins sages que lui. Ceux à qui je parle savent que ce que je dis est vrai, et savent qu'il y en a encore bien plus que je n'en dis. Mais je passe beaucoup de choses, parce qu'il est mon frère et de mon sang. Néanmoins, je dirai hardiment qu'il m'a été utile en tout, et plus que tous mes autres enfants. Il me le fut dans les grandes et les petites choses, dans les affaires publiques et dans les affaires privées, dans le monastère et hors du monastère. C'est donc avec raison que j'étais si fort attaché à lui, puisqu'il était mon tout. Il ne me laissait guère que l'honneur et le nom de supérieur ; il en faisait , toutes les fonctions. On m'appelait abbé, mais c'était lui qui l'était en effet, parce qu'il prenait sur lui tous les soins de cette charge. C'est avec raison que je me reposais en lui, puisqu'il était cause que je pouvais me réjouir dans le Seigneur, prêcher plus librement, prier avec plus de calme et do tranquillité. C'est par ton moyen, ô mon frère, que mon esprit était plus libre, mon repos plus agréable, mes discours plus efficaces, mes espérances plus pleines des onctions de la grâce, mes lectures plus fréquentes, mon coeur plus fervent.

8. Hélas! tu m'as été ravi, et toutes ces choses m'ont été ravies avec toi! Avec toi s'en sont allées toutes mes joies. Les soucis commencent déjà à m'accabler, déjà les ennuis nie pressent de toutes parts, les chagrins et les difficultés sont près de m'abattre, parce qu'ils me trouvent seul; c'est tout ce que tu m'as laissé en t'en allant. Je gémis tout seul sous le poids de mon fardeau. Il faut nécessairement ou que je m'en décharge, ou que j'en sois accablé, puisque tu as retiré tes épaules de dessous ce faix. Qui m'accordera de pouvoir mourir bientôt après toi? Car pour mourir au lieu de toi, je ne l'aurais pas voulu, ni te priver de la gloire dont tu jouis maintenant. Mais aussi quelle peine et quel supplice de te survivre? Je passerai tout le reste de ma vie dans l'amertume et les regrets, et toute ma consolation sera de vivre dans la tristesse et, les larmes. Je ne m'épargnerai point, et j'ajouterai encore à la plaie que la main du Seigneur m'a faite. Car sa main m'a frappé. C'est moi qu'elle a frappé, non celui qu'elle a appelé à un repos éternel. Elle m'a donné la mort du même coup qu'elle a tranché ses jours; car je ne saurais dire qu'elle l'a tué, puisqu'elle l'a fait entrer dans la vie? Riais ce qui a été pour lui la porte de la vie, est pour moi la mort; sa mort m'a fait mourir, non pas lui, puisqu'il repose dans le Seigneur. Coulez, coulez, mes larmes, il y a longtemps, que je vous retiens; sortez, puisque celui qui vous empêchait de sortir est sorti lui-même de cette vie. Qu'une source de pleurs coule de mes malheureux yeux, et qu'ils versent des torrents d'eau, pour laver la souillure des péchés qui ont attiré sur moi la colère de Dieu. Lorsque le Seigneur sera satisfait des vengeance, peut-être mériterai-je aussi d'être consolé, pourvu néanmoins que je m'afflige et me tourmente comme il faut. " Car ceux qui pleurent seront consolés (Mt. V, 5). " C'est pourquoi que toutes les personnes vertueuses condescendent à ma douleur, et que les spirituels supportent mes regrets avec un esprit de douceur. Qu'ils aient compassion de ma douleur, et qu'ils n'en jugent point par ce qui se passe d'ordinaire. Car nous voyons tous les morts pleurer leurs morts, verser beaucoup de larmes et ne porter aucun fruit. Nous ne blâmons pas l'affection, si ce n'est quand elle est excessive, mais nous blâmons la cause de ces pleurs. L'affection vient de la nature, et le trouble qu'elle produit en nous est une peine du péché; mais la cause de ces gémissements c'est la vanité et le péché. Car pour l'ordinaire on ne pleure que le tort que la mort d'un proche fait à une gloire mortelle, et aux avantages de la vie présente. Ceux qui pleurent de la sorte méritent d'être pleurés eux-mêmes. Ne suis-je pas comme cela? Ma douleur est pareille, mais le sujet en est différent, et mon intention est tout autre. Je ne me plains point de la perte des biens de ce monde, quels qu'ils soient. Je me plains seulement de ce que dans les choses. qui concernent le service de Dieu, j'ai perdu un secours fidèle, et un conseil salutaire. le pleure mon cher Girard, c'est lui qui est la cause de: mes larmes, lui qui était mon frère selon la chair, mon très proche parent selon l'esprit, et mon compagnon dans la poursuite du même but.

9. Mon âme était étroitement attachée à la sienne, mais c'était plutôt l'amitié que la parenté, qui de deux n'en faisaient qu'une. La liaison du sang y contribuait sans doute pour quelque chose, mais l'union des esprits et des volontés et la conformité des humeurs et des inclinant soi étaient des noeuds bien plus forts et bien plus étroits. Nous n'étions qu'un coeur et qu'une âme, aussi le glaive de la mort a percé également son âme et la mienne ; mais en la séparant en deux, elle en a placé une partie dans le ciel, et a laissé l'autre dans la boue. C'est moi, c'est moi, dis-je, qui suis cette misérable portion couchée dans la boue, et privée d'une partie la meilleure de soi-même, et on me dit: ne pleurez point: On m'arrache les entrailles, et on me crie . Soyez insensible. Je le sens, je le sens malgré moi; car je m'ai point la dureté de la pierre, et ma chair n’est ni de bronze ni d'airain. Je le sen, certes, et j’en ai une douleur extrême, et ma douleur est sans cesse présente à mes yeux. Celui qui m'a frappé ne pourra pas m'accuser de dureté et d'insensibilité comme ceux dont il dit: " je les ai frappés, et ils n'en ont eu aucun sentiment (Jr. V, 3). " Je confesse mon affliction, je ne la désavoue pas. On dira qu'elle est charnelle ; je ne nie point qu'elle n'ait quelque chose de l'homme, comme je ne nie point que je ne sois homme. Si cela ne suffit pas, j'accorderai même qu'elle est charnelle, car je suis aussi charnel, esclave du péché, destiné à la mort et voué à beaucoup de peines et de misères. Loin d'être insensible au mal, j'ai horreur de la mort pour moi comme pour les miens. Or, mon cher Girard était bien à moi, oui, il m'appartenait. Ne m'appartenait-il pas, en effet, lui qui était mon frère par la nature, mon fils par la profession, mon père par le soin qu'il avait de, moi, mon compagnon par l'uniformité de nos! désirs, et mon ami intime par les sentiments du coeur ? Il m'a quitté, je ressens sa mort, ce coup m'a atteint jusqu'au fond de l'âme ?

10. Pardonnez-moi, mes enfants; ou plutôt, si vous êtes mes enfants, plaignez le malheur de votre père. Ayez pitié de moi, oui, ayez pitié de moi, vous au moins qui êtes mes amis, qui voyez combien grande est la plaie que j'ai reçue de la main de Dieu, en punition de mes péchés, il m'a frappé de la verge de sa colère, il m'a frappé justement ; si on considère ce que je mérite, mais avec rigueur, on regarde mes forces. Qui peut dire qu'il m'est léger de vivre sans mon cher Girard, si ce n'est celui: qui ne sait pas les liens qui nous unissaient ? Néanmoins je ne veux point m'opposer aux volontés de Dieu. Je ne veux pas blâmer un jugement qui a fait recevoir à chacun selon ses mérites, à Girard la couronne dont il s'est rendu digne, et à moi les peines qui me sont dues. Est-il juste de prétendre que je trouve à redire à ma sentence, parce que je ressens ma peine? mais la sentir c'est naturel ; en murmurer, c'est une impiété, Oui, dis-je, il est naturel à l'homme, et même il ne peut en être autrement, de n'être pas indifférent envers ses amis, d'être heureux de leur présence, et peiné de leur absence. La conversation, entre amis surtout, n'est pas languissante ; aussi l'horreur de la séparation, et la douleur qu'on en ressent quand elle est arrivée, sont un témoignage de ce que l'amour réciproque a opéré dans ceux qui vivaient ensemble. Je souffre donc à ton sujet, mon cher frère, non pas que tu sois à plaindre, mais parce que tu m'as été enlevé. Et peut-être même devrais-je plutôt m'affliger sur moi, puisque je suis obligé de boire seul un calice si plein d'amertume. Il n'y a que moi qui sois à plaindre, parce qu'il n'y a que moi qui le boive. Car, pour toi, tu ne le bois point; je souffre seul, ce qu'ont coutume de souffrir ceux qui s'entr'aiment; lorsqu'ils viennent à se perdre.

11. Dieu veuille que je ne t'aie pas perdu, mais que tu m'aies seulement précédé. Dieu veuille que je te suive un jour, quoique d'un pas lent, partout où tu iras. Car je ne doute point que tu ne sois allé à ceux que tu invitais à louer Dieu au milieu de ta dernière nuit, lorsque, avec un visage serein et une voix jubilante, tu fis tout à coup entendre, au grand étonnement de tout le monde, ce verset de David : " Vous qui êtes dans les cieux, louez le Seigneur, louez-le au plus haut du firmament (Ps. CXXLVIII, 1). " Déjà, au milieu de la nuit, mon cher frère, il faisait jour pour toi, et la nuit était à tes yeux aussi claire que le jour. Oui, la nuit était lumineuse pour toi au sein des délices dont tu jouissais. On m'appela à ce miracle, pour voir un homme qui se réjouissait aux approches de la mort, et qui semblait insulter à ses coups. O mort, où est ta victoire, ô mort, où est ton aiguillon? Tu n'as plus d'aiguillon, tu n'as que des charmes. Un homme meurt en chantant, et chante en mourant. On te regarde comme un sujet de joie, toi, qui es la mère de la tristesse; comme un sujet de gloire, toi qui es l'ennemie de la gloire; comme la porte du royaume de Dieu et le port du salut, toi qui es la porte de l'enfer et un gouffre de perdition! Et celui qui te regarde d la sorte est un pécheur. Mais c'est justice qu'on te traite ainsi, puisque tu as osé usurper une puissance injuste sur l'homme juste et innocent. O mort, tu es morte et percée de l'hameçon que tu as avalé sans y penser; et cet hameçon est celui dont parle le Prophète lorsqu'il dit : " O mort, je serai ta mort; enfer, je serai ta morsure (Os XIII, l4). " Percée de cet hameçon, tu ouvres un large et beau chemin à la vie aux fidèles qui passent par toi. Girard ne te craint point, fantôme et chimère. Girard -va à la céleste patrie en passant par tes dents, non seulement avec confiance, mais avec joie, et en louant Dieu. Lorsque je fus arrivé, et qu'il eut achevé en ma présence, à haute voix, les dernières paroles du psaume qu'il avait commencé, il leva les yeux au ciel et dit : Mon père, je remets mon âme entre vos mains (Lc. XXIII, 46); et répétant souvent ces paroles : " Mon père, mon père, " il se tourne vers moi avec un visage gai et me dit : " Combien est grande la bonté de Dieu de vouloir être le Père des hommes, et combien est grande la gloire des hommes d'être les enfants et, les héritiers de Dieu! Car s'ils sont ses enfants, ils seront ses héritiers." C'est ainsi que chantait celui que nous pleurons, et j'avoue qu'il a presque changé mes pleurs en un chant de joie, car, en contemplant la gloire dont il jouit, j'ai presque oublié ma propre misère.

12. Mais ma poignante douleur me rappelle à moi-même, et une tristesse amère m'arrache à ce doux spectacle, comme à un sommeil léger. Je pleurerai donc, mais ce sera sur moi; car sur lui, la raison me le défend. Je crois, en effet, que si l'occasion s'en offrait, il nous dirait à cette heure : Ne pleurez point sur moi, mais sur vous. C'est avec raison que David pleura sur son fils parricide (II Reg. XIX, 1), parce qu'il savait qu'à cause de l'énormité de son crime, il ne sortirait jamais du sein de la mort. C'est aussi avec raison qu'il pleura sur Saül et sur Jonathas (II Reg. I, 17) [11]; parce qu'il n'espérait pas non plus, qu'étant une fois engloutis par la mort, ils trouvassent aucune issue pour sortir de ce gouffre. Car ils ressusciteront, mais ce ne sera pas pour la vie; on plutôt ils ressusciteront pour la vie, mais afin de mourir d'une mort plus funeste, en mourant tout vivants : Il est vrai que pour Jonathas, il y a quelque raison de douter. Mais moi, si je n'ai pas le même sujet de pleurer, j'en ai pourtant un. Je pleure d'abord sur mon propre malheur et sur la perte qu'a faite ce monastère. Je pleure ensuite sur les nécessités des pauvres dont Girard était le père. Je pleure sur notre ordre tout entier, et sur notre institut, qui ne retirait pas un petit avantage, O mon cher frère, de ton zèle, de tes conseils et de tes exemples. Enfin, je pleure sinon sur toi, du moins à cause de toi. Voilà, oui voilà ce qui me touche vivement, parce que j'aime tendrement. Que personne ne vienne m'importuner et me dire que je ne dois point m'affliger ainsi. Samuel, qui était si bon, a laissé un libre cours à sa douleur pour un roi réprouvé (1 Reg. XVI, 1) ; et David, qui était si vertueux, a fait la même chose pour un fils parricide; et cela sans faire tort à leur foi, sans accuser d'injustice les jugements de Dieu. " Absalon, mon fils, disait le saint roi David, mon fils Absalon (II Reg. XVIII, 33) ! " Et mon frère, n'est-il pas plus qu'Absalon? Le Sauveur de même, en apercevant la ville de Jérusalem dont il prévoyait la ruine, pleura sur elle (Lc. XIX, 41). Et moi, je ne ressentirais pas mon propre malheur, et un malheur qui est encore tout récent; je ne 'me plaindrais pas d'une plaie si nouvelle et si profonde? Jésus a pleuré par compassion pour les souffrances d'autrui, et moi je n'oserais pleurer sur mes propres souffrances? Lorsqu'il était debout devant le sépulcre de Lazare, il ne reprit point ceux qui pleuraient, il ne les empêcha pas de pleurer, bien plus, il mêla lui-même ses larmes aux leurs; " Et Jésus pleura, dit l'Écriture (Jn. XI, 35). " Ces larmes furent certainement les témoignages de sa nature humaine, non les marques de sa défiance. Car, à sa voix, le mort sortit aussitôt du tombeau, pour que vous ne croyiez pas qu'on ne saurait s'affliger sans préjudice pour sa foi.

13. Il en est ainsi de nos larmes. Elles ne sont point un signe de notre peu de foi, mais un témoignage de la condition de notre nature. Et si, lorsque je suis frappé, je pleure, ce n'est pas à dire que je blâme celui qui m'a frappé, mais je tâche au contraire d'attirer sa miséricorde et de fléchir sa sévérité. Voilà pourquoi mes paroles, pour être pleines de douleur, n'en sont pas moins exemptes de murmure. N'en ai-je pas même proféré qui sont pleines d'humilité et de soumission, en disant que, par une même sentence très équitable, l'un a été puni et l'autre couronné, chacun selon ses mérites? Oui, je le répète, le Seigneur également bon et juste, a agi avec une souveraine équité. Je louerai, Seigneur, votre miséricorde et vos jugements. Que la. miséricorde que vous avez exercée envers votre serviteur Girard vous bénisse. Que le jugement que vous avez rendu contre moi vous bénisse aussi. Dans L'un, vous serez loué parce que vous êtes bon, et dans l'autre, parce que vous êtes juste. Faut-il ne vous louer que de votre bonté? On doit vous louer aussi de votre justice. " Vous êtes juste, Seigneur, et vos jugements sont équitables (Ps. CXVIII, 137). " C'est vous qui nous aviez donné mon frère Girard. C'est vous qui nous l'avez ôté. Et, quoique nous nous plaignions de ce que vous nous l'avez ôté, nous n'avons pas oublié pourtant que vous nous l'avez donné; et nous vous remercions de ce que vous nous avez jugé dignes de posséder celui dont nous ne sommes fâchés d'être privés que parce qu'il nous eût été bien avantageux de ne l'être pas.

14. Je me souviens, Seigneur, du pacte que j'ai fait avec vous, et de votre extrême bonté; et cela me fait connaître davantage combien vous êtes véritable dans vos paroles, et que vous sortez toujours victorieux des jugements des hommes. Lorsque, l'année passée, nous étions à Viterbe [12] dans l'intérêt de l'Église, mon frère Girard tomba malade. Comme le mal s'augmentait au point qu'il semblait que Dieu l'allât bientôt tirer à lui, je ne pouvais me résoudre à laisser dans une terre étrangère le compagnon de mon voyage, un compagnon comme celui-là, et à ne point le remettre entre les mains de ceux qui me l'avaient confié ; car il était aimé de tout le monde, tant il était aimable. Dans cette détresse, je me mis à prier avec larmes et gémissements. Seigneur, m'écriai-je, attendez jusqu'à notre retour. Lorsque vous l'aurez rendu à ses amis, ôtez-le du monde, si vous voulez, et je ne m'en plaindrai point. Vous m'avez exaucé, Seigneur, vous lui avez rendu la santé; nous avons achevé l'ouvrage que vous nous aviez enjoint de faire, et nous sommes revenus avec joie, rapportant avec nous les beaux fruits de la paix. J'avais presque oublié la convention que j'avais faite avec vous, mais vous vous en êtes souvenu. Je rougis de ces regrets qui semblent m'accuser de prévarication. Bref, vous avez redemandé votre dépôt, vous avez repris ce qui était à vous. Mes larmes mettent fin à mes discours; mettez fin, s'il vous plaît, Seigneur, à mes larmes.

NOTES de Horstius et de Mabillon. pour le XXVI sermon sur le Cantique.

287. Dans ce sermon, saint Bernard déplore en termes pleins d'énergie et avec l'expression de la plus vive douleur, la mort de son bien-aimé frère Gérard. Il put, par un effort de volonté, empêcher pendant quelque temps ses larmes, de couler, mais il le fit de telle sorte qu'il en arracha à ses auditeurs et qu'il en fait tomber même des yeux de ses lecteurs. Avant lui saint Ambroise avait, avec la même éloquence, fait. l'oraison funèbre de son frère Satyre. Tel est le langage pathétique de ces deux grands saints en cette circonstance, que si l'amour, même prenait la parole pour déplorer la perte de ses frères les plus chéris, il ne saurait trouver des expressions plus propres à émouvoir les coeurs . Le lecteur pourra trouver dans le Miroir de la charité (Lib I. cap. XXXIV), un discours analogue, prononcé par un disciple de saint Bernard, Alred abbé de Ridal, sur la mort d'un ami; et il verra au style élégant et aux sentiments de cette oraison funèbre, que le disciple a bien suivi les leçons du maître. Sion lit ce discours, et si on le compare avec celui de saint Bernard, on n'aura pas lieu de se repentir de la peine, qu'on se sera donnée pour cela. Remarquez,en passant, combien il s'en faut que ces saints hommes soient d'une insensibilité stoïque, des hommes apathiques et indolents, comme quelques auteurs ont semblé vouloir l'insinuer. Saint Bernard dit en, effet, en parlant de lui même dans ce sermon : Je ne suis point insensible à la peine, je l'avoue, etc. n. 13. Dans ce sermon, notre saint docteur semble douter du salut de Jonathas ; mais tous les autres Pères et interprètes le regardent comme étant au ciel. Voir Rangolius sur le chapitre XXXI du livre I des rois, n. 2 : Salien, en l'année du monde 2979, n. 135; Abulens. loco citat. Il ne faut point se laisser troubler par la pensée de sa funeste fin avec son père Saül. La mort des impies, en quelque lieu quelle arrive, est digne de leur vie, de même, de quelque manière que succombent les saints, ils font toujours une mort pieuse et sainte. (Note de Horstius).

SERMON XXVII

De la parure de l'Épouse : en quel sens l’âme sainte est appelée ciel.

1. Après avoir rendu les devoirs de l'humanité à notre ami, qui est retourné dans sa patrie, je reviens, mes frères, aux discours d'édification que j'avais interrompus; car il n'est pas à propos de pleurer plus longtemps celui qui est dans la joie, et il n'est pas juste de troubler par les larmes l'allégresse de celui qui est assis à la table d'un banquet. Et, bien qu'en le pleurant, nous déplorions notre propre malheur, encore y faut-il apporter quelque modération, de peur qu'il ne semble que ce n'est pas tant sa perte que les avantages dont sa perte nous a privés que nous pleurons. Que la joie qui comble notre bien-aimé doit tempérer l'excès de notre tristesse, et la pensée qu'il est avec Dieu servira à nous faire supporter plus patiemment de ne l'avoir plus avec nous. Aussi, plein de confiance en vos prières, je veux voue découvrir, si je puis, tout ce que je sens caché sous les tentes auxquelles est comparée la beauté de l'Épouse. Nous en avons touché quelque chose, si vous vous en souvenez, mais nous ne l'avons pas examiné à fond. Nous avons dit et fait voir seulement qu'elle est noire ainsi que les tentes de Cédar. Comment donc est-elle " belle comme les tentes de Salomon? " Comme si Salomon dans toute sa gloire; avait rien eu qui fût digne de la beauté de l'Épouse, et,de 1a magnificence de sa parure. Si nous disions que ces tentes signifient plutôt le teint basané, que la beauté de l'Épouse, de même que celles de Cédar, peut-être serait-ce plus juste, et ne manquerions-nous pas de raisons pour en faire voir les rapports, comme nous le ferons dans la suite. Mais pour prétendre comparer des tentes, quelque belles et superbes qu'elles puissent être, à l'état brillant de l'Épouse, nous avons besoin du secours de celui à la porte de qui vous avez frappé, afin de pouvoir dignement découvrir un si grand mystère. Car des beautés les plus grandes qui frappent les sens, qu’y a-t-il qui ne paraisse vil et difforme à un juge équitable, si on le compare à la beauté intérieure d'une âme sainte ? Qu'y a-t-il, dis-je, de si excellent dans la figure passagère de ce monde, comme parle l'Apôtre, qui puisse égaler l'excellence d'une âme dépouillée de la vieillesse de l'homme terrestre, revêtue de la beauté de l'homme céleste, ornée de vertus comme de riches perles, plus pure et plus élevée que l'air, et plus brillante que le soleil ? Ne regardez donc point Salomon, lorsque vous voulez savoir à quelles tentes l'Épouse se glorifie d'être semblable en beauté.

2. Que veut-elle donc dire par ces mots: "Je suis belle comme les tentes de Salomon (Ct. I, 4) ? Ces paroles renferment un grand et merveilleux mystère, si toutefois nous ne les entendons pas de Salomon, mais de celui dont il est dit : " Celui-ci est plus que Salomon (Mt. XII, 42). " Il est si bien le véritable Salomon, qu'il est appelé non seulement pacifique, ce que signifie Salomon en Hébreu, mais la paix même, suivant ce mot de Saint Paul, " il est notre paix (Ep. III, 14). " Je ne doute point qu'on ne puisse trouver dans ce Salomon quelque chose, que je ne ferais point de difficulté de comparer à la beauté de l'Épouse. Et avant tout, remarquez ce qui est dit dans le psaume au sujet de ses tentes : " Il étend, dit-il, le ciel comme une tente (Ps. CIII, 3). " Ce n'est pas sans doute Salomon, si sage et si puissant qu'il soit, qui étend le ciel comme une tente, mais plutôt Celui qui non seulement est sage, mais la sagesse même; oui, c'est lui qui l'a étendu et qui l'a créé. Car c'est celui-ci, non le premier Salomon, qui a dit : "Quand il, c'est-à-dire Dieu le Père, préparait les cieux, j'étais présent (Pr. VIII, 27). " Il n'y a point de doute que sa vertu ou sa sagesse ne fût présente, lorsqu'il préparait les cieux. Et ne croyez pas qu'elle fût oisive, qu'elle se contentât de regarder ce qui se passait, parce qu'elle a dit qu'elle était présente,non point qu'elle les préparait aussi. Regardez la suite, et vous verrez qu'elle dit clairement " qu'elle réglait et disposait toutes choses avec lui (Ibid. 30)." Et n'est-ce pas elle-même qui dit encore ailleurs: "Tout ce que fait le Père, le Fils le fait aussi" (Jn. V, 19). C'est donc lui aussi qui a étendu le ciel comme une tente. Belle tente, que ce grand pavillon qui couvre la face de la terre, et réjouit les yeux des hommes par l'éclat et la diversité de ses lumières, du soleil, de la lune et des étoiles! Qu'y a-t-il de plus beau que cette tente? Qu'y a-t-il de plus paré que le ciel ? Néanmoins il ne mérite pas encore d'être comparé sous aucun rapport à la gloire et à la beauté de l'Épouse, quand il n'y aurait que parce que sa figure passe, ainsi que celle de tout le monde, comme étant corporelle et accessible aux sens du corps. Car les choses qui se voient ne sont que pour un temps, mais celles qui ne se voient point dureront toujours.

3. La beauté de l'Épouse est intellectuelle, elle est spirituelle et éternelle, parce que c'est l'image de l'éternité. Sa beauté, par exemple, c'est la charité (I Cor. XIII, 8) ; or, nous savons que la charité ne se perd jamais. C'est aussi la justice, " or, la justice, dit le Prophète, demeurera éternellement (Ps. CXI, 3). " C'est encore la patience; or ne lisez-vous pas que " la patience des pauvres ne périra jamais (Ps. XVIII, 10) ? " Que dirais-je de la pauvreté volontaire et de l'humilité ? L'une n'a-t-elle pas pour récompense un royaume éternel, et l'autre une gloire qui n'aura pas de fin? il en est de même de la crainte du Seigneur, elle est sainte, et subsiste dans tous les siècles (Ps. XVIII, 10.) Il en faut dire autant de la prudence, de la tempérance, de la générosité et de toutes les autres vertus; ne sont-ce pas, en effet, comme autant de perles qui ornent l'Épouse, et qui brillent d'un éclat perpétuel? Je dis perpétuel, parce qu'elles sont la base et le fondement de l'immortalité. Car il n'y a pas de place dans l'âme pour la vie immortelle et bienheureuse, sinon par le moyen et l'interposition des vertus. C'est ce qui fait que le Prophète dit à Dieu, qui, nui n'en doute, est la vie bienheureuse : " La justice et l'équité sont les bases de votre trône (Ps. LXXXVIII, 15). " L'Apôtre dit aussi " que Jésus-Christ habite dans nos coeurs;non pas de toutes sortes de manières, mais, il dit expressément, par la foi (Eps. V, 17). " De même, lorsque le Seigneur voulut s'asseoir sur l'âne, les disciples mirent leurs habits sous lui, pour montrer que le Sauveur ou le salut ne peut reposer sur une âme nue, c'est-à-dire non revêtue de la doctrine et des vertus des apôtres. C'est pourquoi l'Église, qui a les promesses de la félicité à venir, a soin cependant de se parer et de s'orner d'une robe de broderie d'or semée de grâces et de vertus (Ps. XLIV, 10), comme de diverses fleurs, afin d'être trouvée digne et capable de recevoir la plénitude la grâce.

4. Comment pourrait-on comparer en beauté ce ciel visible et corporel, quoique très beau en son genre, et orné d'une agréable diversité d'étoiles, à cette autre diversité spirituelle et si excellente, qui brille dans la robe de sainteté que l'Épouse a reçue ici-bas? Mais il y a un ciel du ciel dont parle le Prophète, lorsqu'il dit : " Chantez des cantiques à la gloire du Seigneur qui monte sur le ciel du ciel vers l'orient (Ps. LXVII, 33). " Ce ciel est intellectuel et spirituel, et celui qui a fait les cieux par son entendement, a aussi créé celui-là, et l'a établi pour demeurer éternellement; et c'est ce ciel qui est le lieu où- il habite. Ne croyez pas que le zèle de l'Épouse demeure au dessous de ce ciel, où elle sait qu'habite son bien-aimé. Car son coeur est où est son trésor. (Mt. VI, 21). Elle est saintement jalouse de ceux qui sont devant cette face adorable, après laquelle elle soupire, et à qui elle ne peut pas encore être associée dans cette vue bienheureuse . elle s'efforce de rendre sa vie conforme à la leur, en criant plutôt par ses vertus que par ses paroles : " Seigneur, j'aime passionnément la beauté de votre maison et le lieu où réside votre gloire (Ps. XXV, 8)."

5. Elle ne croit point indigne d'elle d'être comparée à ce ciel, à celui qui est étendu comme des tentes, sinon quant aux lieux qu'il occupe dans l’espace, du moins quant à l'ardeur et su zèle des âmes. Ce ciel-là est semé d'ouvrages admirables et divers, faits de la main d'un excellent ouvrier. Et ce qui les distingue les uns des autres, ce ne sont pas les couleurs, mais les différents degrés de béatitude dont ils sont remplis [13]. Car les uns ont été par lui créés Anges; les autres Archanges, les autres Vertus, Dominations, Principautés, Puissances, Trônes, Chérubins et Séraphins. Voilà les étoiles qui ornent ce ciel. Voilà les peintures qui embellissent cette tente. C'est là une des tentes de mon Salomon, et la principale de toutes celles que parent tant de différents états de gloire. Or, cette grande tente en contient beaucoup- d'autres du même Salomon parce que chaque bienheureux et chaque saint qui s'y trouves est une tente de ce roi. Car la douceur et la charité les étend, pour ainsi dire, en sorte qu'ils atteignent jusqu'à nous, et, loin de nous envier la gloire dont ils jouissent, ils nous la souhaitent au contraire. Et quelques-uns même d'entre eux ne dédaignent pas, pour ce sujet, de demeurer avec nous, d'être assidus auprès de nous, et de prendre le soin de notre conduite; et ceux-là sont envoyés de Dieu pour nous garder et pour contribuer, par leur assistance, au salut de ceux qui doivent participer à l'héritage éternel (Hb. I,14). C'est pourquoi, comme toute cette multitude de bienheureux prise ensemble, est. appelée " le ciel du ciel, n chacun de ceux qui, la composent sont aussi appelés " cieux des cieux, " parce qu'en effet, ils sont tous des cieux, et, c'est de chacun d'eux qu'il est dit . " Il étend le ciel comme une tente (Ps. CIII, 24). " Je crois que vous entendez bien, maintenant, quelles sont ces tentes auxquelles l'Épouse se glorifie de ressembler, et à quel Salomon elles appartiennent.

6. Contemplez maintenant la gloire de celle qui se compare au ciel, et à un ciel d'autant plus glorieux qu'il est plus divin. C'est avec beaucoup de justice qu'elle prend un point de comparaison pour elle, Là d'où elle tire son origine [14]. Car, si à cause du corps qu'elle tient de la terre, elle se compare aux tentes de Cédas, pourquoi ne se glorifierait-elle pas aussi d'être semblable au ciel, puisque son âme est originaire du ciel; surtout quand sa vie rend témoignage de son origine, de la noblesse de sa nature et de sa patrie? Elle adore un seul Dieu et lui rend ses hommages comme les anges; elle aime comme eux Jésus-Christ par dessus tout; elle est chaste comme eux, et, à la différence des anges, elle l'est dans une chair de péché et dans un corps fragile; enfin elle cherche et goûte les choses qui sont chez eux, non celles qui sont sur la terre. Quelle marque plus évidente d'une origine céleste, que de conserver une ressemblance si parfaite avec ces esprits angéliques, dans une région si différente de la leur, que de voir une personne bannie du ciel acquérir ici-bas la gloire d'une vie aussi pure que celle que l'on mène là-haut, et vivre comme un ange dans un corps presque de bête? Ces merveilles ont quelque chose de céleste, non de terrestre, et montrent bien clairement que l'âme qui peut de si grandes choses, tire véritablement sa naissance du ciel. Écoutez néanmoins quelque chose de plus formel: "J'ai vu, dit saint Jean, la ville sainte, la nouvelle Jérusalem, qui descendait du ciel, et que Dieu avait parée aussi magnifiquement qu'une Épouse l'est pour son Époux (Ac. XXI, 2 et 3); " puis il ajoute : " Et j'ai oui une voix éclatante qui sortait du trône et qui disait : voici le tabernacle de Dieu parmi les hommes. et il habitera avec eux. Pourquoi? sinon pour se choisir une Épouse d'entre les hommes. Chose étrange. Il venait vers une Épouse, et ne venais. pas sans Épouse. Il cherchait une Épouse, et il avait une Épouse avec lui. Est-ce qu'il avait deux Épouses? Gardons-nous bien de le croire. Car, comme il dit : " Ma colombe est unique (Ct. VI, 8). " Mais, comme de différents troupeaux de brebis, il a voulu n'en faire qu'uns afin qu'il n'y eût qu'un troupeau et qu'un pasteur (Jn. x,16); ainsi, ayant dés le commencement du monde une Épouse qui lui était étroitement unie, je veux parler de la multitude de ses anges; il lui a plu d'assembler une Église tirée des hommes, et de la joindre à celle qui est céleste, afin qu'il n'y eût qu'une Épouse et qu'un Époux. L'une a été perfectionnée, non multipliée, par l'adjonction de l'autre, et elle reconnaît que c'est d'elle qu'il est dit : " Ma parfaite est unique (Ct. VI, 8). " Or, c'est leur conformité qui n'en fait qu'une des deux. Et si pour le moment il n'y a conformité que dans la ferveur d'un même zèle, un jour il y aura conformité de jouissance de gloire.

7. Ainsi, l'Époux, qui est Jésus-Christ, et l'Épouse, qui est Jérusalem, tirent également leur origine du ciel. Quant à l'Époux, afin de se rendre visible, il s'est anéanti lui-même, en prenant la forme d'un esclave, en se rendant semblable aux hommes, et en se revêtant de leur nature (Ph. II, 7).

Mais en quelle forme pensez-vous qui ait été vue l'Épouse, lorsqu'elle est descendue du ciel? Croyez-vous que ce soit au milieu des anges que l'apôtre saint Jean, voyait descendre et monter sur le fils de l'homme. (Jn. II, 31). Il vaut mieux dire qui il a vu l'Épouse, lorsqu'il a vu le Verbe revêtu de chair et reconnu ainsi deux natures en une même chair. Car lorsque ce bienheureux Emmanuel a apporté en terre les règles d'une discipline toute céleste, lorsque l'image visible et l'éclat de la beauté de Jérusalem immortelle, notre mère, imprimée en lui, nous a été découverte par lui; qu'avons-nous vu autre chose que l'Épouse dans l'Époux, et admiré en un seul et même Seigneur de gloire, l'Époux orné de sa couronne, l'Épouse parée de ses perles et de ses colliers? C'est donc celui qui est descendu qui est aussi monté ; car personne ne monte au ciel que celui qui en est descendu; c'est-à-dire le seul et même Seigneur, Époux dans le chef, Épouse dans le corps. Et ce n'est pas en vain que cet homme céleste a paru dans la terre, puisqu'il a fait célestes comme lui plusieurs qui étaient terrestres auparavant; en sorte que cette parole de l'Apôtre se justifiât : " Tel l'homme céleste, tels aussi ceux qu'il a rendus semblables à lui (I Cor. XV, 48). " On commence donc déjà à mener sur terre la vie qu'on mène dans le ciel, lorsqu'à l'exemple de la créature spirituelle et bienheureuse, celle qui vient des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon, est aussi attachée par un chaste amour à son Époux céleste, et quoiqu'elle ne lui soit pas encore unie comme celle-là, par une conformité parfaite, elle est pourtant son épouse par la foi, suivant cette promesse de Dieu qui dit par le Prophète : " Je vous ferai mon épouse par ma miséricorde et par ma bonté, je vous épouserai par la foi (Os II, 19). " C'est ce qui fait qu'elle tâche à se conformer le plus qu'elle peut à cette beauté qui est venue du ciel, en apprenant d'elle à être modeste et sobre, à être chaste et sainte, patiente et compatissante, douce et humble de coeur. Et c'est par ces vertus qu'elle s'efforce, tout éloignée qu'elle est, de plaire à celui que les anges désirent contempler sans cesse, afin qu'étant brûlée du même désir qui enflamme ces esprits bienheureux, elle fasse connaître qu'elle est concitoyenne des saints et domestique de Dieu, qu'elle est sa bien-aimée et son Épouse.

8. Selon moi toute âme qui est telle, peut être à bon droit appelée, non seulement céleste, à cause de son origine, mais le ciel même, à cause de sa ressemblance. Et c'est alors qu'elle fait voir manifestement qu'elle tire son origine des cieux; quand. sa vie est toute dans les cieux. Une âme sainte est donc un ciel, et le " soleil " de ce ciel, c'est l'entendement; sa " lune " est la foi; et ses " astres, " les vertus. Ou bien le " soleil, " c'est le zèle de la justice, ou une ardente charité ; et la " lune, " c'est la continence. Car de même que la lune dit-on, n'a de lumière que du soleil, ainsi la continence n'a de mérite que de la charité et de la justice. Et c'est ce qui fait dire au Sage : " Qu'une race qui joint la continence à la charité est belle et illustre ! " Et pour les " étoiles " de ce ciel, je ne me repens point d'avoir dit que ce sont les vertus, quand je considère la convenance et le rapport qu'elles ont entre elles. Car de même que les étoiles brillent la nuit, et sont cachées le jour, ainsi la vraie vertu qui souvent ne paraît point dans la prospérité, éclate dans l'adversité. C'est une prudence de la cacher dans l'une, c'est une nécessité qu'elle paraisse dans l'autre. La vertu est donc un astre, et l'homme vertueux est un ciel; si ce n'est peut-être que quelqu'un croie, que lorsque Dieu a dit par le Prophète : " Le ciel est mon trône (Is. LXVI, 1), " il faille entendre ce ciel visible qui roule sur nous, non point celui dont l'Écriture parle ailleurs en termes plus clairs, quand elle dit que l'âme du juste est le trône de la Sagesse [15]. Mais celui qui a appris du Sauveur, que Dieu est esprit, et qu'il doit être adoré en esprit (Jn. IV, 24), " n'hésite point de lui assigner l'esprit pour trône. Pour moi, je le dirai hardiment,- et je ne le dirai pas moins de l'esprit de l'homme juste, que de l'ange; et ce qui me confirme par dessus tout dans cette opinion, c'est cette promesse fidèle du Fils de Dieu " Mon Père et moi, nous viendrons à lui, c'est-à-dire, à l'homme de bien, et nous ferons notre demeure en lui (Jn. XIV, 73). " Je pense aussi que le Prophète n'a point entendu parler d'un autre ciel, lorsqu'il a dit : " Mais vous qui êtes le sujet des louanges d'Israël, vous habitez dans les Saints (Ps. XXI, 4). " L'Apôtre dit encore clairement : " Jésus-Christ habite par la foi dans nos coeurs (Ep. III, 47). "

9. Et ce n'est pas étonnant que le Seigneur Jésus habite volontiers dans ce ciel, puisqu'il ne l'a pas crée comme les autres d'une seule parole, mais qu'il a combattu pour l'acquérir, et qu'il est mort pour le racheter. Aussi après l'avoir conquis selon ses désirs après beaucoup de travaux, il dit : "C'est là que j'établirai pour jamais le lieu de mon repos; c'est là que je ferai ma demeure, parce que je l'ai ainsi souhaité. " Bienheureuse aussi est celle à qui on dit : " Venez, vous que je me suis choisie, je mettrai mon trône en vous. Pourquoi; ô mon âme, êtes vous triste maintenant, et pourquoi me troublez-vous? Pensez-vous aussi trouver en vous un lieu pour le Seigneur? Et quel lieu peut-il y avoir en moi de capable d'une si grande gloire, et qui suffise pour recevoir. une si haute Majesté ? Plût à Dieu que je fusse digne seulement de l'adorer dans le lieu qu'il a consacré par la trace de ses pas. Qui m'accordera la grâce de pouvoir au moins suivre les vestiges de quelque âme sainte, qu'il a choisie pour en faire sa demeure ? Toutefois s'il daignait aussi répandre dans mon âme l'onction de sa miséricorde, et l'étendre ainsi, comme une tente qui s'étend davantage lorsqu'on la frotte de quelque liqueur, en sorte que je puisse dire : " J'ai couru dans la voie de vos commandements, lorsque vous avez étendu mon coeur (Ps. CXVIII, 32) ? " Peut-être pourrais-je aussi montrer en moi un Cénacle assez grand sinon pour qu'il s'assoie lui et tous ses disciples, au moins pour qu'il puisse reposer sa tête. Certes, je regarde de loin, et avec admiration ces âmes bienheureuses, dont il est dit : " J'habiterai en elles, et je m'y promènerai (II Cor. VI, 16)."

10. O combien l'étendue d'une âme qui est trouvée digne de recevoir en soi la présence divine, et capable de la comprendre, est grande, combien les prérogatives de ses mérites sont élevées ! Mais que dirai-je de celle, qui a même des promenoirs spacieux, si je puis parler ainsi, où la grâce de Dieu peut agir sans gêne. Certes, elle n'est point embarrassée dans les affaires du monde et dans les soins du siècle, elle n'est point esclave des voluptés et des plaisirs sensuels; exempte de toute curiosité, elle ne désire point commander aux autres, et ne s'élève point avec orgueil lorsqu'elle est en position de commander. Car il faut avant tout qu'une âme soit exempte de tous ces vices, pour devenir un ciel et la demeure de Dieu. Autrement, comment pourra-t-elle le contempler à loisir dans sa divinité ? Il faut encore qu'elle soit pure de toute haine, de toute jalousie et de toute aigreur. Car la Sagesse n'entrera point dans une âme pleine de malignité (Sap. I. 4). De plus il faut qu'elle croisse et qu'elle s'étende, afin qu’elle devienne capable de recevoir Dieu. Or, son étendue, c'est sa charité, selon ce mot de l'Apôtre : " Que la charité dilate et étende vos âmes (1 Cor. VI, 13). " Car, quoique l'âme ne soit point susceptible d'une quantité corporelle, parce qu'elle est esprit, néanmoins la grâce lui accorde et lui communique ce qui lui est dénié par la nature. Elle croît et s'étend, mais d'une manière spirituelle ; elle croît aussi en gloire; elle croit pour servir de temple saint au Seigneur; elle croit enfin et s'avance jusqu'à la perfection de l'homme fait, et jusqu'à un âge capable de recevoir la plénitude de la vertu de Jésus-Christ (Ep. IV, 13). Ainsi, c'est à la mesure de la charité qu'on doit apprécier la quantité d'une âme; on doit estimer grande celle qui en a beaucoup, petite celle qui en a peu, et croire que celle là n'est rien, qui n'en a point du tout, puisque l'Apôtre dit : Si je n'ai point de charité, je ne suis rien (I Cor. XIII, 2)." Si elle commence à en avoir quelque peu, en sorte qu'au moins Plle ait soin d'aimer ceux qui l'aiment, et de saluer ses frères, ou ceux qui la saluent, il faut dire quel est quelque chose si peu que ce soit, puisqu'elle a au moins la charité de la société civile, qui consiste dans des devoirs mutuels de respect et de déférence. Mais pour me servir des paroles du Sauveur : " Que fait-elle de plus que ce à quoi elle est absolument obligée" (Mt. V, 47). On ne doit donc pas appeler grande ni médiocre, mais très petite et très étroite, une âme qui a si peu de charité.

11. Mais si elle grandit et croit de sorte que passant les bornes de cet amour si petit et si étroit, elle s'étende en toute liberté d'esprit dans le large chemin d'une bonté gratuite, et que par une riche effusion de cette bonté, elle donne ses soins à tous les hommes, et les aime comme elle s'aime elle-même, pourra-t-on encore lui dire : "Que faites-vous de plus que ce que vous êtes absolument obligée de faire? La charité qui embrasse tout le monde, même ceux avec qui elle n'a aucune liaison de parenté, dont elle n'espère tirer aucun avantage, et à qui elle ne doit rien que ce que dit l'Apôtre : " Ne devez rien à personne, si ce n'est l'amour et la charité (Rm. XIII, 8), n est bien grande. Mais si de plus vous faites sans cesse violence au royaume de la charité, et si, comme un pieux usurpateur, vous conquérez jusqu'à ses derniers confins, en ne fermant pas même à vos ennemis les entrailles de votre compassion, si vous faites du bien, même à ceux qui vous haïssent, si vous priez pour ceux qui vous persécutent et vous calomnient, et tâchez de garder la paix avec ceux qui sont ennemis de la paix; c'est alors, n'en doutez pas, qu'il y aura quelque proportion entre la hauteur; la beauté, la largeur du ciel, et la hauteur, la beauté et la largeur de votre âme. C'est alors que s'accomplira la vérité de cette parole : " Il étend le ciel comme une tente (Ps. CIII, 2). " Et que celui dont la grandeur, l'immensité et la gloire sont également infinies, non seulement daignera demeurer, mais se promènera à son aise dans ce ciel qui est si large, si haut et si beau.

12. Voyez-vous quels sont les cieux que l'Église enferme en soi, sans laisser d'être elle-même dans son universalité comme un grand ciel qui s'étend d'une mer à l'autre, et d'un fleuve jusqu'aux extrémités de la terre ? Considérez aussi par conséquent à qui vous la comparez en ce point; si néanmoins vous n'avez point oublié ce que nous avons dit un peu auparavant touchant: " Le ciel du ciel, et les cieux des cieux. " Notre mère bien qu'elle soit encore en un lieu d'exil, a, comme celle qui est en haut, ses cieux, qui sont les hommes spirituels, recommandables par leur vie et leur réputation, purs dans.: la foi, fermes dans l'espérance, étendus par la charité et élevés par la contemplation. Et ces cieux versent une pluie de discours salutaires, tonnent par leurs réprimandes et éclairent par leurs miracles. Ce sont eux qui publient la gloire de Dieu, et qui, étant étendus comme une tente sur toute la terre, montrent en eux des modèles vivants de la voie de vie, écrite du doigt de Dieu, communiquent la science du salut à son peuple, et enseignent un Évangile de paix, parce que ce sont les tentes de Salomon.

13. Reconnaissez maintenant dans ces tentes l'image de ces tentes célestes que nous décrivions tout à l'heure dans les ornements de l'Époux. Reconnaissez aussi la Reine assise à sa droite (Ps. XLIV, 10), et revêtue d'ornements pareils sinon égaux aux siens. Car bien qu'elle n'ait pas peu d'éclat et de beauté, même dans le lieu de son pèlerinage, dans le jour de sa vertu, par l'éclat que ses saints répandent de toutes parte, néanmoins, il y a quelque différence entre la couronne de ses vertus et la consommation de la gloire des bienheureux. On peut bien dire que c'est une Épouse parfaite et bienheureuse, toutefois elle ne l'est qu'en partie. Car c'est aussi en partie la tente de Cédar. Elle est belle pourtant, soit dans la portion d'elle-même qui est déjà bienheureuse et qui règne dans le ciel, soit dans les hommes illustres qui l'ornent de leur sagesse et de leur vertu, même durant cette nuit, comme les étoilés ornent le ciel. C'est ce qui fait dire au Prophète . " Ceux qui seront savants brilleront comme les feux du firmament; et ceux qui enseignent aux autres à bien vivre, luiront comme les étoiles dans tous les temps" (Dn. XII, 3).

14. O humilité ! O sublimité! C'est tout ensemble et la tente de Cédar et le sanctuaire de Dieu; une demeure céleste; une maison de boue et une maison royale; un corps de mort et un temple de lumière; le rebut des superbes et l'Épouse de Jésus-Christ. Elle est noire, mais elle est belle; filles de Jérusalem. Et si le travail et la douleur d'un long exil décolorent son visage, néanmoins elle est ornée de la beauté céleste, et des tentes de Salomon. Si sa noirceur vous déplaît, considérez-la dans sa beauté. Si vous la méprisez dans sa bassesse, admirez-la dans son élévation. Et même, combien n'y a-t-il pas de sagesse, de discrétion et de bienséance, à dire que cet abaissement et cette élévation sont tellement tempérés dans l'Épouse, que parmi les divers changements de ce monde, sa sublimité la relève, de peur qu'elle ne se laisse abattre par l'adversité; et sa bassesse réprime son élévation, de crainte qu'elle ne s'enorgueillisse par la prospérité? Deux choses parfaitement belles, puisque tout en étant contraires, elles contribuent néanmoins toutes deux au bien de l'Épouse et servent à son salut.

15. Mais j'en ai dit assez sur la comparaison que l'Épouse semble faire de soi avec les tentes de Salomon. Néanmoins il reste encore à expliquer un autre sens dont j'ai parlé au commencement, et que je vous ai promis, à savoir, comment toute cette comparaison ne se rapporte qu'au teint noir de l'Épouse. Je ne veux pas manquer à tenir ma promesse. Mais il faut remettre ce sujet à une autre fois, attendu que ce discours est déjà assez long, et pour que, selon votre coutume, vous préveniez par vos oraisons les choses que je dois dire, et qu'il faut rapporter à la louange et à la gloire de l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui est Dieu et béni dans tous les siècles. Ainsi soit-il.

NOTES de Horstius et de Mabillon. pour le XXVIIe sermon sur le Cantique no. 6.

288. D'où elle tire son origine. Bérenger, disciple d'Abélard, insiste sur ces paroles de saint Bernard, dans son Apologie pour son maître dirigée contre le concile de Sens et contre notre saint docteur, et veut en tirer la preuve que saint Bernard croit que les âmes sont créées dans le ciel et envoyées ensuite dans les corps où elles doivent habiter. Voici, en effet, en quels termes blessants cet écrivain s'adresse au saint docteur : " Vous vous êtes trompé bien certainement, quand vous avez dit que les âmes tirent leur origine du ciel, je veux rapporter, en le prenant de plus haut pour le lecteur judicieux, comment vous prouvez ce que vous avancez ainsi, car c'est une chose aussi utile que facile à avoir. Il y a un livre, schirhaschirim en hébreux, et en latin, Canticum canticorum, le Cantique des cantiques, dont le sens caché sous la lettre est rempli de mystères divins pour les esprits vigilants. " Un peu plus loin il ajoute : " Vos expressions goûtées avec attention sentent l'hérésie pour tout palais chrétien. En effet, si vous prétendez qui les âmes tirent leur origine du ciel, parce que un jour elles doivent y retourner, pour y être heureuses, il faut en dire autant du corps qui doit, lui aussi, aller un jour goûter la félicité dans le ciel. Ou bien, si vous dites qu'elles sont célestes, quant à leur origine, parce qu'elles sont nées et ont été créés, dans le principe, dans le ciel, or c'est ce qui s'écoule de vos paroles, vous tombez dans l'erreur d'Origène. " Voilà en quels termes ce téméraire auteur s'exprimait dans son Apologie. Après tout, qu'est-ce qui empêche qu'on ne dise que l'âme est céleste, puisqu'elle a un Père dans les cieux, que sa vie doit être tout entière dans les cieux, et que sa patrie est dans les cieux, en même temps que par sa nature, elle est au dessus de tout ce qui est terrestre ? Aussi saint Augustin, en s'adressant à Julien qu'il combat, dit-il : " Notre s étant de la terre et notre âme du ciel, il s'ensuit que nous sommes et terre et ciel en même temps, " Mais, assez comme cela avec ce Bérenger , l'injuste calomniateur de notre saint. (vote de Mabillon.)

NOTES de Horstius et de Mabillon. pour le même sermon. n. 8.

289. L'âme du juste est le siège de la sagesse. Cette citation est fréquente dans saint Bernard et dans beaucoup d'autres Pères de l'Église, tels que saint Augustin, saint Grégoire , etc. Toutefois, jusqu'à présent, je n'ai pas trouvé ce texte dans la Vulgate, en ces termes, bien que dans leurs ouvrages les Pères le citent comme tiré de l'Écriture. Ainsi saint Augustin la cite; de cette manière dans son explication du psaume XLVI, au verset 9; dans son II sermon pour le jour de l'Épiphanie, ou XXXe sermon du temps. " Pourquoi, en effet, dit-il, ne nous regarderions-nous point comme autant de cieux, puisque nous sommes devenus les sièges de Dieu, selon ce qui est écrit : L'âme du juste est le siège de la sagesse? " Saint Grégoire dans sa XXrx Morale, chapitre XV, dit : " Qu'est-ce que le ciel dont il est question ici,, sinon la vie sublime des saints? C'est de ce ciel que le Seigneur a dit: Le ciel est mon siège, siège dont il est écrit ailleurs : L'âme du juste est le siège de lu sagesse. " Le même père dit encore ailleurs, XXXVIII homélie, sur l'Évangile, au commencement : " L'assemblée des justes est appelée ciel parce que le Seigneur dit par la bouche d'un prophète : Le ciel est mon siège ; et Salomon ajoute L'âme dit juste est le siège de la sagesse etc. " Ainsi voilà ces paroles attribuées à Salomon, bien plus, en marge, on lit l'indication de la source, Sapientiœ 7. On sait que le livre de la Sagesse est attribué par plusieurs anciens pères de l'Église à Salomon. Or dans le livre de la Sagesse, au verset 7, du chapitre VII, on lit. " J'ai invoqué le Seigneur, et l'esprit de sagesse est venu en moi : " paroles d'où il semble que les pères ont formé la phrase citée par eux, comme étant de l'Écriture sainte. Nous livrons cette opinion à l'appréciation du lecteur, s'il n'en a pas une à lui préférer. De plus, il est à propos de se rappeler que les Pères citent souvent l'Écriture d'après les Septante, comme nous avons eu plusieurs fois l'occasion de le faire remarquer au lecteur dans les oeuvres de saint Bernard. Il est vrai que pour le texte qui nous occupe, cette observation n'a pas lieu, puisque le livre de la Sagesse a été écrit en grec, ou du moins que certainement on n'en a plus le texte hébreu. (vote de Horstius).

SERMON XXVIII

De la noirceur et de la beauté de l'Époux. Prérogative de l'ouïe sur la vue en ce qui concerne la foi.

1. Je pense que vous vous souvenez bien à quelles tentes de Salomon j'ai dit que, selon, moi, la beauté de l'Épouse a été comparée, et quel est ce Salomon, si toutefois on rapporte à sa beauté la comparaison qui en est tirée; mais si on estime qu'elle se rapporte plutôt à sa noirceur, comme celle des tentes de Cédar, [16] il ne me vient rien autre chose à vous dire sur ces tentes de Salomon, sinon que ce sont peut-être celles dont ce roi avait coutume de se servir, lorsqu'il voulait loger dans des pavillons, et. qui, sans doute, si toutefois il en a jamais eu, étaient nécessairement laides et noires, parce qu'elles étaient exposées tous les jours au soleil, et aux injures de l'air. Et cela ne se faisait pas en vain, mais afin que les ornements qui étaient dedans fussent conservés plus propres et plus beaux. Par cet exemple, l'Épouse ne nie pas qu'elle soit noire, mais elle excuse sa noirceur, et elle ne rougit point d'un état q:ie la charité relève et que la vérité ne blâme point. Car, comme dit l'Apôtre, qui est infirme sans qu'elle ne le soit aussi (II Cor. II, 29); qui se scandalise sans que ce scandale ne la touche vivement? Elle prend sur soi la faiblesse de la compassion, afin de soulager ou de guérir dans un autre la maladie de la passion. Elle devient noire par zèle pour la blancheur, et pour acquérir, par-là, la beauté.

2. La noirceur d'un seul eu rend plusieurs blancs, non par la part qu'il prend à leurs fautes, mais par la douleur dont il est touché. " Il est à propos, dit-il, qu'un seul homme meure pour le peuple, et que toute une nation ne périsse pas. " Il est à propos qu'un seul pour tous, soit noirci par la ressemblance de la chair du péché, et que toute une nation ne soit pas condamnée, à cause de la noirceur du péché. Il faut que la splendeur et l'image de la substance de Dieu soit obscurcie par la forme d'esclave pour sauver la vie à l'esclave, que la clarté éternelle s'offusque dans la chair pour purifier la chair; que le plus beau des enfants des hommes perde tout son éclat dans la Passion pour éclairer les enfants des hommes; qu'il soit défiguré sur la croix et couvert des pâleurs de la mort, qu'ils n'ait plus ni grâce ni beauté, pour qu'il s'acquière l'Église comme une belle et charmante épouse exempte de tache et de rides. Je reconnais la tente de Salomon, ou plutôt j'embrasse Salomon lui-même sous sa peau noire. Il est noir, mais quant à la peau seulement. Il n'est noir qu'extérieurement, non point au dedans; car toute la gloire de la fille du roi est intérieure (Ps. XLIV, 3). Au dedans c'est l'éclat de sa divinité, la beauté de ses vertus, la splendeur de sa gloire, et la pureté de son innocence. Mais la couleur qui paraît le rend méprisable et couvre comme d'un voile tant de rares qualités, car il est exposé à toute sorte de tentations, à cause de la ressemblance du péché qu'il porte ; quoiqu'en effet, il soit exempt de tout péché. Je reconnais la forme de cette nature qui est comme noircie et comme défigurée. Je reconnais ces tuniques de peaux de bêtes qui furent le vêtement de nos premiers parents (Gn. III, 21), après qu'ils eurent péché contre Dieu. Car il s'est noirci lui-même, en prenant la forme d'un esclave, et se rendant semblable aux hommes, et en prenant leur chair et leur nature (Ph. II, 7). Je reconnais sur la peau du chevreau qui est le symbole du péché, la main qui n'a point commis de péché, et la tête qui n'a jamais eu aucune pensée de mal faire. Et c'est pour cela qu'on n'a point trouvé de malice en lui (Is. LIII, 9). Je sais, ô Jésus, que vous êtes d'une humeur facile, doux et humble de coeur, d'un regard agréable et d'un esprit charmant, sacré enfin d'une huile de joie, d'une manière beaucoup plus excellente que tous ceux qui participent à votre gloire (Ps. XLIV, 8). D'où vient donc maintenant qu'à l'exemple d'Esaü, vous êtes tout velu et plein de poil? De qui est cette image difforme et hideuse, d'où viennent ces poils? Ils sont à moi; car les mains couvertes de poils sont la marque de la ressemblance du péché qui est en moi. Je reconnais que ces poils m'appartiennent, et c'est Dieu mon Sauveur que je vois dans la chair qui est à moi.

8. Néanmoins ce n'est pas Rébecca, mais Marie qui lui a donné ce vêtement. Et il est d'autant plus digne de recevoir la bénédiction de son père, que celle qui l'a engendré est. plus .sainte. Il a bien fait de,prendre cet habit qui est à moi, car c'est à moi que la bénédiction est réservée ; c'est pour moi que l'héritage est réclamé. Il avait entendu, en effet, ces paroles : " Demandez-moi, et je vous donnerai les nations qui sont votre héritage, et toute la terre qui est votre possession (Ps. II, 8). " Je vous donnerai, dit-il, " votre héritage et votre possession. " Comment le lui donner, s'il est à lui? Et comment lui dites-vous de demander ce qui lui appartient? Ou comment lui appartient-il, s'il est nécessaire qu'il le demande? C'est donc pour moi qu'il le demandé, et ,c'est pour défendre ma cause qu'il s'est revêtu de ma nature. Car il porte sur lui les gages de notre réconciliation, selon cette parole du Prophète : " Le Seigneur a mis en lui les péchés de nous tous (Is. LIII, 5). " C'est pourquoi " il a dû se rendre en tout semblable à ses frères (Hb. II, 17), " comme dit l'Apôtre, " afin de devenir miséricordieux. " Aussi sa voix est véritablement la voix de Jacob, mais ses mains sont les mains d'Esaü (Gn. XXVII, 22). Ce qu'on entend sortir de lui est à lui, mais ce que l'on voit en lui est à nous. Ce qu'il dit, est esprit et vie, mais ce qu'il paraît est sujet à la mort, c'est la mort même. Autre chose est ce que l'on voit, autre chose ce que l'on croit. Les sens rapportent qu'il est noir, mais la foi témoigne qu'il est blanc et qu'il est beau. Il est noir, mais c'est aux yeux des insensés. Car il parait très aimable aux yeux des fidèles. Il est noir, mais il est beau. Il est noir dans l'opinion d'Hérode, mais il est beau selon la confession du larron et la foi du centenier.

4. Quelle beauté lui trouvait celui qui s'écria : Cet homme était vraiment Fils de Dieu (Mc. XV, 39) ! Mais examinons en quoi il la trouva. Car s'il n'avait considéré que ce qui paraissait au dehors, comment aurait-il pu dire qu'il était beau, et que c'était le Fils de Dieu? Ce qu'il y avait en lui était- il autrement que difforme et noir aux yeux de ceux qui le regardaient, lorsqu'ayant les bras étendus sur la,croix au milieu de deux scélérats, il était un sujet de risée aux impies, et de larmes aux fidèles? Il était seul un objet de moquerie, lui qui seul pouvait être un objet de terreur, et qui devait seul être honoré et respecté. Comment donc peut-il reconnaître la beauté de Jésus crucifié, et que c'était le Fils de Dieu qu'on mettait au nombre des criminels? Ce n'est point à nous de répondre à cette question ; et d'ailleurs nous n'avons pas besoin de le faire, puisque l'Évangéliste a soin d'y satisfaire. Car voici ses paroles : " Mais le centenier qui était debout vis-à-vis de la croix, voyant qu'il expirait ainsi en criant d'une grande force, dit a cet homme était vraiment Fils de Dieu (Marc. XV, 39). " Il crut donc à la voix, il reconnut le Fils de Dieu à sa voix, non à son visage. Après tout il était peut-être de ses brebis, dont il dit : " Mes brebis entendent ma voit; je les connais et elles me connaissent - pareillement [17] (Jn. X, 14). "

5. L'ouïe a trouvé ce que la vue n'a pu découvrir. L'apparence ai trompé l’oeil, et la vérité est entrée par l'oreille. L'oeil disait qu'il était infirme, difforme, misérable, condamné à une mort ignominieuse; et l'oreille apprit que c'était le Fils de Dieu et qu'il était très beau. Mais ce n'était pas l'oreille des Juifs, parce qu'elle était incirconcise. C'est avec raison que saint Pierre coupa l'oreille au serviteur, afin de donner ente à la vérité, et que la vérité le délivrât, c'est-à-dire le rendit libre. Le centenier était incirconcis mais non pas des oreilles, puisqu'à la seule voix d'un mourant, il reconnut le Seigneur de majesté en dépit de tant de marques de faiblesse. Il ne méprisa point ce qu'il vit, parce qu'il crut ce qu'il ne vit point, et il ne le crut point sur ce qu'il voyait, mais, on ne peut en douter, sur ce qu'il entendit, " car la foi vient de l'ouïe (Rm. X, 17). " Il serait sans doute plus digne de la vérité, qu'elle entrât dans l’âme par les yeux, qui sont le sens le plus noble, mais cela nous est réservé, ô mon âme, pour le temps où nous le contemplerons face à face. Maintenant il faut que le remède entre par où le mal est entré, que la vie suive la mort, et marche sur ses pas ; la lumière, les ténèbres et l'antidote de la vérité, le venin du serpent; que l’oeil qui était malade soit guéri, afin qu'étant guéri il voie celui qu'il ne pouvait voir lorsqu'il était malade. L'oreille a été la première porte ode la mort, qu'elle s'ouvre la première pour la vie. Que l'ouïe qui a ôté la vue la rétablisse. Car si nous ne croyons les mystères, nous ne les comprendrons point. L'ouïe a donc rapport au mérite, et la vue à la récompense; d'où vient ce mot du Prophète: " Vous donnerez à mon ouïe la joie et l'allégresse (Ps. L, 40), " attendu que la récompense d'une ouïe fidèle, c'est la bienheureuse vision ; et que le mérite de cette bienheureuse vision consiste dans la foi de l'ouïe. " Bienheureux, dit Jésus, sont ceux qui ont le coeur net, car ils verront Dieu (Mt. V, 8). " Il faut que l'œil qui doit voir Dieu soit purifié par la foi, suivant cette parole : " Purifiant leur coeur par la foi (Ac. XV, 9). "

6. Pendant que la vue n'est pas encore préparée, que l'ouïe s'excite donc, qu'elle s'exerce [18] et reçoive la vérité. Heureux celui à qui la vérité rend ce témoignage : " Il m'a obéi en pratiquant ce qu'il a entendu. " Je serai digne de voir, si avant de voir j'obéis. Je verrai avec confiance celui qui aura reçu auparavant le sacrifice de mon obéissance. Qu'heureux est celui qui dit : " Le Seigneur Dieu m'a ouvert l'oreille, et je ne m'y suis point opposé, je n'ai point reculé en arrière (Is. L, 5). " Vous avez là un modèle d'obéissance volontaire, et un exemple de persévérance. Car celui qui ne contredit point, agit volontairement; et celui qui ne retourne point en arrière, persévère dans le bien. L'un et l'autre est nécessaire, parce que Dieu aime celui qui donne avec gaieté (II Cor. IX, 7). " Et celui-là seul sera sauvé qui persévérera jusqu'à la fin (Mt. x, 22). " Dieu veuille que le Seigneur daigne aussi m'ouvrir l'oreille, que les paroles de la vérité entrent dans mon coeur, qu'elles purifient mes yeux et les préparent à la vision bienheureuse, afin que je puisse dire aussi à Dieu: " Votre oreille a entendu la préparation de mon coeur (Ps. IX, 17);" et que je puisse aussi, avec ceux qui obéissent à Dieu, entendre ces paroles de sa bouche : " Vous êtes purs à cause des discours que je vous ai faits (Jn. XV, 3). " Mais tous ceux qui écoutent ne sont pas purifiés, il n'y a que ceux qui lui obéissent. " Bienheureux sont ceux qui écoutent ma parole, et qui la gardent (Lc. XI, 28). " Voilà quelle ouïe demande celui qui dit : " Écoutez Israël (Deut. VI, 3) ; " et voilà celle qu'offre celui qui répond : " Parlez, Seigneur, car votre serviteur écoute ( I Reg. III, 9) " Celui qui dit : " J'écouterai ce que le Seigneur me dira intérieurement (Psal. LXXXIV, 9) " en promet une pareille.

7. Mais afin que vous sachiez que le Saint-Esprit même observe cet ordre dans l'avancement spirituel de l'âme, et qu'il forme .l'ouïe avant de réjouir la vue, " Écoutez, dit-il, ma fille, et voyez (Ps. XLIV, 11). " Pourquoi ouvrez-vous les yeux? ouvrez les oreilles. Désirez-vous de voir Jésus-Christ? il faut que vous écoutiez premièrement ce qu'il dit, que vous écoutiez ce qu'on dit de lui, afin que lorsque vous le verrez, vous disiez : " Ce que nous voyons est conforme à ce que nous en avions ouï (Ps. XLVII, 9). " Son éclat est extrêmement brillant, votre vue est faible, et vous ne pouvez la supporter. Vous pouvez bien en entendre, parler, mais non pas le voir. Après que j'eus péché, j'entendais bien Dieu qui criait : "Adam, où êtes-vous (Gn. III, 10) ? " Mais je ne le voyais pas. L'ouïe vous rendra la vue, si elle est soumise, si elle est vigilante, si elle est fidèle. La foi purifiera l'œil que l'impiété a troublé. Et l'obéissance ouvrira ce que la désobéissance a fermé. Après tout, ce sont " vos commandements, dit le Prophète, qui m'ont donné l'intelligence (Ps. CXVIII, 104), " parce que l'observation des commandements de Dieu rend l'intelligence que l'on avait perdue en les transgressant. Considérez dans le saint homme Isaac, comme le sens de l'ouïe était plus subtil en lui que tous les autres, quoi qu'il fût déjà bien vieux. Les yeux de ce patriarche sont obscurcis, sou goût est surpris, sa main est trompée, mais son oreille ne l'est pas. Quelle merveille que l'oreille entende la vérité puisque la foi vient par l'ouïe (Rm. X, 17), que l'ouïe se forme,par la parole de Dieu, et que la parole de Dieu est la vérité? "La voix, dit-il; est la voix de Jacob(Gn. XXVII, 22). " Il n'y a rien de plus vrai. " Mais les mains sont les mains d'Esaü. " Il n'y a rien de plus faux. Vous vous trompez, la ressemblance de la main vous a séduit. La vérité n'est pas non plus dans le goût, quoique la douceur y soit. Car est-ce connaître la vérité, que de croire manger de la venaison, lorsqu'on mange de la chair d'un chevreau domestique? Bien moins encore dans l'oei1 quine voit rien. La vérité n'est point dans l'œil, la sagesse n'y est point. " Malheur à vous, dit-il, qui êtes sages à vos yeux (Is. V. 21). " La sagesse qu'on charge de malédictions est-elle bonne? Or, cette sagesse, c'est la sagesse du monde et par conséquent une folie devant Dieu.

8. La vraie sagesse est tout intérieure et toute cachée (Jb. XXVIII, 18), selon le sentiment du saint homme Job. Pourquoi la cherchez-vous au dehors dans les sens corporels? Le goût a son siège dans le palais, mais la sagesse l'a dans le cœur. Ne cherchez point la sagesse dans des yeux charnels. Car ce n'est pas le sang ni la chair, mais l'esprit qui la révèle. Elle n'est point dans le goût; car elle ne se trouve point dans la terre de ceux qui vivent dans la sensualité; ni dans le toucher, puisque Job dit encore : " Si j'ai baisé ma main avec ma bouche, ce qui est un grand crime et une espèce d'idolâtrie (Jb. XXXI, 27). " Ce qui arrive à ce que je crois, lorsqu'on n'attribue pas à Dieu, mais au mérite de ses propres actions, le don de Dieu qui est la sagesse. Isaac était sage, néanmoins ses sens l'ont induit en erreur. Le seul sens de l'ouïe est capable de la vérité, parce que lui seul entend la parole. C'est avec raison qu'il est défendu à la femme de l'Évangile, qui n'avait qu'une sagesse charnelle, de toucher la chair ressuscitée du Verbe, puisqu'elle croyait plus à ses yeux qu'aux oracles divins, c'est-à-dire aux sens corporels, plus qu'à la parole de Dieu. Car elle ne croyait pas que celui qu'elle avait vu mort, dût ressusciter, quoiqu'il l'eût promis. Enfin ses yeux ne furent point en repos, jusqu'à ce qu'ils fussent rassasiés par la vue de l'objet de son amour, parce qu'elle ne trouvait point sa consolation en la foi, et qu'elle ne croyait point à la promesse de Dieu. Le ciel et la terre, et généralement tout ce qui peut tomber sous les yeux du corps, ne doivent-ils point passer et périr, avant qu'il se perde un seul iota ou une seule syllabe de tout ce qu'a dit le Sauveur? Et néanmoins celle qui ne voulait pas se consoler sur la parole du Seigneur cessa de pleurer aussitôt que ses yeux le virent parce qu'elle s'en rapportait plus à cette expérience sensible, qu'à la certitude de la foi. Mais cette expérience est trompeuse,

9. C'est pour cela qu'on la renvoie à la connaissance. de la foi qui est certaine, et qui comprend ce que les sens ne sauraient connaître, et ce que l'expérience ne peut trouver. " Gardez-vous de me toucher, " dit le Sauveur; c'est-à-dire désabusez-vous des sens qui peuvent se tromper; appuyez-vous sur mes paroles, accoutumez-vous à la foi. La foi ne saurait être séduite, la foi comprend les choses invisibles et ne se ressent point de la faiblesse des sens. Elle passe même les bornes de la raison humaine, l'usage de la nature et les limites de l'expérience. Pourquoi voulez-vous apprendre de vos yeux ce qu'ils ne peuvent savoir? Et pourquoi votre main s'efforce-t-elle de sonder ce qui est au dessus de sa portée ? Tout ce que l'un ou l'autre de ces deus sens vous rapportent est au dessous de la vérité. Ecoutez le rapport que la foi vous fera de moi; elle ne diminue rien de ma majesté. Apprenez à croire avec plus de certitude et à suivre avec plus de confiance ce qu'elle vous dit. " Gardez vous bien de me toucher, car je ne suis pas encore monté à mon Père (Ibidem). " Comme s'il ne devait vouloir et pouvoir être touché par elle que lorsqu'il y sera monté. Oui, sans doute, il pourra être touché, mais seulement par le coeur, non par les mains; par les désirs, non par les yeux ;par la foi, non parles sens. Pourquoi, dit-il, voulez-vous me toucher à cette heure, vous qui ne me jugez que par les sens de la gloire de la résurrection ? Ne vous souvenez-vous point que lorsque j'étais encore mortel, les yeux de mes disciples ne. purent soutenir un moment l'éclat et la gloire de mon corps transfiguré, quoiqu'il dût mourir (Mt. XVII, 7) ? J'ai encore quelque condescendance pour nos sens, en prenant la forme d'esclave, afin que vous puissiez. vous reconnaître par l'habitude de m'en voir revêtu. Mais ma gloire est tout à tait merveilleuse, elle est infiniment élevée au dessus de vous, et vous n'y pouvez atteindre en aucune sorte. Différez donc votre jugement, suspendez votre créance, et ne confiez point à vos sens la solution d'une chose si grande, réservez la à la foi. Elle la résoudra plus dignement et plus sûrement, parce qu'elle la comprendra plus parfaitement. Car elle comprend dans sa profonde et mystérieuse intelligence, quelle est la longueur, la largeur, la hauteur et la profondeur de ce mystère. Elle porte fermé, et garde scellé en soi ce que l'œil n'a jamais vu, ce que l'oreille n'a jamais entendu, et ce qui n'est jamais tombé dans la pensée de l'homme.

10. Celle-là donc est digne de me toucher, qui me contemplera assis à la droite de mon Père, non plus dans une chair vile et méprisable, mais dans une chair toute céleste, qui sera toujours la même, mais qui ne sera plus de même qu'elle était. Pourquoi voulez-vous toucher une chair difforme? Attendez qu'elle soit belle, et vous la toucherez. Car celui qui est difforme à cette Heure sera beau alors. Il est difforme à toucher, il est difforme à voir, enfin il est difforme à vous qui l'êtes aussi, parce que vous vous attachez plus aux sens qu'à la foi. Soyez belle et touchez-moi quand il vous plaira. Soyez fidèle et vous serez belle. Et quand vous serez belle, vous serez plus digne et plus heureuse de toucher une personne qui sera belle aussi. Vous la toucherez de la main de votre foi, du doigt de vos désirs, et des bras de votre zèle. Vous la toucherez de l'œil de votre âme. Mais sera-t-il encore noir, celui que vous toucherez ainsi? A Dieu ne plaise. Votre Époux est blanc et rose (Ct. V, 10), sa beauté est incomparable, et il est environné des roses et des lis des vallées, c'est-à-dire, des choeurs des martyrs et des vierges. Assis au milieu, j'ai quelque rapport avec ces chœurs, car je suis en même temps vierge et martyr. Comment ne me mêlerais-je pas à la troupe blanche des vierges, moi qui suis vierge, fils d'une vierge. Époux d'une vierge? ou avec les chœurs empourprés des martyrs, moi qui suis la cause, la vertu, le fruit et le modèle du martyre. Soyez telle, et touchez ainsi celui qui est tel, et puis écriez-vous : " Mon bien-aimé est blanc et rose, il est choisi entre mille (Ibidem). " Il y en a un million avec mon bien-aimé, un million d'autres sont à l'entour de lui, et nul d'eux ne lui est comparable. Ne craignez-vous point que, par erreur, vous ne vous adressiez à un autre, en cherchant celui que vous aimez au milieu d'une multitude si prodigieuse? Non, certainement, vous n'hésiterez point sur votre choix : vous distinguerez facilement celui qui est choisi entre mille, car il est plus grand et plus majestueux que les autres, et vous direz : " Que celui-là est beau avec sa robe magnifique, et comme on remarque dans son port un air de grandeur et de majesté (Is. LXIII, 1)! " Il ne viendra donc point au devant de vous avec une peau noire, sous laquelle il avait été obligé de se montrer jusqu'alors aux yeux de ses persécuteurs, parce que, devant mourir, il fallait qu'ils le méprisassent; ou aux yeux de ses amis, afin qu'ils le reconnussent après la résurrection. Il ne se présentera point, dis-je, à vous sous cette figure, mais avec une robe blanche, et dans une beauté qui surpassera non seulement celle des enfants des hommes, mais aussi celle des anges. Pourquoi voulez-vous me toucher dans un état si vil, sous la forme d'un esclave et dans un extérieur si méprisable? Touchez-moi lorsque je serai orné d'une beauté céleste, lorsque je serai couronné de gloire et d'honneur, et redoutable par l'éclat de ma majesté, mais doux et affable par la bonté qui m'est naturelle.

11. Cependant considérez la prudence de l'Épouse et la profondeur des discours de celle qui, sous la figure des tentes de Salomon, a cherché Dieu dans la chair, la vie dans la mort, le comble de la gloire et de l'honneur, au milieu des opprobres, et sous un extérieur vil et abject de Jésus crucifié, la blancheur de l'innocence et la splendeur des vertus, de même que sous ces tentes noires et méprisables, se trouvaient cachés et conservés les ornements blancs et précieux d'un roi tri grand et très riche. C'est avec raison qu'elle ne méprise pas la noirceur de ces tentes, elle découvre les beautés qu'elles voilent. Et ce qui fait que quelques-uns l'ont méprisée, c'est qu'ils n'ont point connu la beauté qu'elles cachaient. Car s'ils l'eussent connue, ils n'auraient jamais crucifié le Seigneur de gloire (I Cor. II, 8). Hérode ne la connut point, c'est pourquoi il la méprisa. La Synagogue ne la connut point non plus, puisqu'elle lui reprocha la noirceur de sa passion et de son infirmité, en lui disant : " Il a sauvé les autres, et il ne se peut sauver lui-même; que le Christ, roi d'Israël descende de la croix, et nous croirons en lui (Mt. XXVII, 42). " Mais le larron le connut du haut de sa croix, quoiqu'il la vit aussi sur la croix, car il confessa sa vertu et son innocence en disant : " Mais celui-ci quel mal a-t-il fait (Lc. XXII, 22) ? " Et il rendit aussi témoignage à la gloire de la royale majesté, lorsqu'il dit : " Souvenez-vous de moi, quand vous serez entré dans votre royaume, (Ibid. XXIII, 42). " Le centenier la connut, lorsqu'il cria que c'était le Fils de Dieu (Mt. XXVII, 54). Enfin l'Église la connaît puisqu'elle imite sa noirceur afin de participer à sa beauté. Elle ne rougit point de paraître noire et d'être appelée noire, pourvu qu'elle puisse dire à son Époux : " La honte des opprobres dont vos ennemis vous ont couvert est tombée sur moi (Ps. LXXII, 10) ; " mais elle est noire comme les tentes de Salomon, c'est-à-dire au dehors, non au dedans, car mon Salomon n'est point noir au dedans. Aussi ne dit-elle pas : je suis noire comme Salomon, mais " comme les tentes de Salomon," parce que la noirceur du vrai Pacifique, n'est qu'à la surface et au dehors. La noirceur du péché est au dedans, et le crime infeste l'âme avant de paraître aux yeux des hommes. Car les mauvaises pensées, les larcins, les homicides, les adultères, les blasphèmes sortent du coeur, et ce sont là, les vices qui souillent l'homme (Mt. XV, 19) ; mais à Dieu ne plaise qu'ils souillent notre Salomon. Vous ne trouverez point, n'en doutez pas, de ces sortes de corruptions dans le véritable Pacifique. Car il faut que celui qui efface les péchés du monde, soit exempt de tout péché, afin qu'étant propre à réconcilier les pécheurs, il ait droit de s'attribuer le nom de Salomon.

12. Mais il y a une noirceur de la "repentance " qui afflige lorsqu'on pleure ses péchés. Peut-être mon Salomon ne la haïra-t-il pas en moi, si toutefois je m'en revêts de bon cœur pour mes péchés. Car Dieu ne saurait rejeter un cœur contrit et humilié. Il y a aussi celle de la " compassion " qui touche le coeur, lorsqu'on compatit aux maux des affligés, et qu'on prend part aux souffrances du prochain. Notre Pacifique croit sans doute que celle-là n'est pas non plus à rejeter, puisqu'il a daigné lui-même la prendre pour nous, car il a porté en lui sur la croix tous nos péchés (I Pet. II, 24). Il y a encore la noirceur de la " persécution " qui est même estimée comme un riche ornement, lorsqu'on la soutire pour la justice et la vérité.. D'où vient que " les apôtres s'en allaient pleins de joies du tribunal, parce qu'ils avaient été trouvés dignes de souffrir des affronts et des outrages pour le nom de Jésus (Ac. V, 41). " Car " bienheureux sont ceux qui souffrent persécution pour la justice (Mt. V, 10). " C'est, je crois, principalement de cette noirceur que l'Église se glorifie, et de toutes les tentes de l'Époux, c'est celle qu'elle imite le plus volontiers. Aussi est-ce celle-là que le Sauveur lui a promise, lorsqu'il lui a dit : " S'ils m'ont persécuté, vous devez vous attendre qu'ils vous persécuteront aussi (Joan. V, 20). "

13. C'est pourquoi l'Épouse ajoute : " Ne vous étonnez pas de ce que je suis noire; car c'est le soleil qui m'a décolorée (Cant. I, 5). " C'est-à-dire ne relevez pas ma laideur, car c'est la violence de la persécution qui me rend moins éclatante et moins belle de la gloire du siècle. Pourquoi me reprochez-vous une noirceur dont est cause la fureur de la persécution, non pas le dérèglement de ma conduite? Peut-être entend-elle par le " soleil, " le zèle de la justice dont elle est armée et consumée contre les méchants, quand elle dit à Dieu : " Le zèle de votre maison me consume (Ps. XVIII, 10) " "Mon zèle m'a fait sécher, parce que mes ennemis ont oublié vos paroles (Ps CVXIII, 139). " "Je suis toute saisie d'horreur, quand je considère l'état des méchants qui abandonnent votre loi (Ibid. CXVIII, 53). " Ou bien encore : " N'êtes-vous pas témoin, Seigneur, que je hais ceux qui vous haïssent, et que je suis animée de zèle contre ceux qui s'élèvent contre vous (Psal. CXXXVIII, 21)?" Elle observe avec grand soin cette parole du Sage : " Si vous avez des filles, ne vous familiarisez pas trop avec elles (Eccles. VII. 26), " en sorte que lorsqu'elles sont lâches et tièdes, et qu'elles fuient le travail, elle ne leur fasse pas paraître la sérénité d'un visage gai, mais la tristesse noire et sombre d'une mine sévère. Ou bien, " être décolorée par le soleil," c'est, pour elle, être enflammée d'une charité ardente envers le prochain, pleurer avec ceux qui pleurent, être infirme avec les infirmes, et touché du scandale de quiconque se scandalise. Ou bien, c'est Jésus-Christ, le Soleil de justice, pour qui je languis d'amour, qui m'a décolorée. Cette langueur fait perdre la couleur du visage ; et cette défaillance vient de la violence des désirs de l'âme. C'est pourquoi le Prophète dit: "Je me suis souvenu de Dieu, et ce souvenir m'a comblé de joie ; Je me suis appliqué fortement à cette pensée, et mon esprit est tombé dans la défaillance (Ps. LXXVI, 3). " Aussi l'ardeur de ses désirs, comme un soleil brûlant, efface les couleurs de son teint, tant qu'elle est étrangère ici bas, et qu'elle soupire après le visage glorieux et immortel de son Dieu,: le refus qu'elle reçoit la jette dans l'impatience, et ce délai lui fait souffrir des tourments proportionnés à la grandeur de son amour. Qui de vous se sent si embrasé de l'amour de Dieu, que le désir qu'il a de voir Jésus-Christ, lui donne des dégoûts et du mépris pour toute la gloire et toutes les joies de la vie présente et lui fait dire avec le Prophète : Je n'ai point désiré les grandeurs du siècle, vous le savez, Seigneur (Jr. XVII, 16); " et, avec David : "Mon âme refuse toute consolation (Ps. LXXVI, 3), " c'est-à-dire méprise la vaine joie des biens présents. Ou au moins, " le soleil m'a décolorée, " c'est-à-dire en comparaison de sa splendeur; parce que, en m'approchant de lui, je me trouve basanée, je me trouve noire, je me trouve laide. D'ailleurs je suis belle. Pourquoi m'appelez-vous noire quand je ne le cède en beauté qu'au soleil? Mais ce qui suit semble mieux convenir au premier sens. Car elle ajoute : " Les enfants de ma mère ont combattu contre moi; " ce qui fait voir clairement qu'elle a souffert persécution; mais ce sera le sujet d'un autre discours, car ce que nous avons reçu de la gloire de l'Époux de l'Église notre Seigneur Jésus-Christ, par le don de la grâce, peut suffire pour cette heure. Qu'il soit béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXIX

Plaintes de l'Église contre ses persécuteurs, c'est-à-dire contre ceux qui sèment la division entre les frères. "

1. " Les enfants de ma mère ont combattu contre moi". Anne, Caïphe et Judas Iscariote étaient enfants de la Synagogue; et ils ont fait une cruelle guerre à l'Église dans son commencement, quoiqu'elle fût aussi fille de la Synagogue, en attachant sur un bois infâme Jésus qui la rassemblait de toutes parts. Car dès lors Dieu accomplit, par eux, ce qu'il avait prédit longtemps auparavant par le prophète en disant: " Je frapperai le pasteur, et les brebis seront dispersées (Za. XIII, 7). " Et peut-être cette parole qui est dans le cantique d'Ezéchias est-elle aussi d'elle: " Ma vie est comme une trame de fil, que le tisserand a coupée lorsqu'il ne faisait que commencer à l'ourdir (Is. XXXVIII, 12). " C'est donc de ceux-là et de ceux qui leur ressemblent et qui se sont opposés à la religion chrétienne, que l'Épouse dit; u Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. " Et c'est avec beaucoup de raison qu'elle les appelle les enfants de sa mère, non point de son père, puisqu'ils n'avaient point Dieu pour père, mais le Diable. Car ils étaient homicides comme il en a été un depuis le commencement du monde. C'est pour cela qu’elle ne dit pas, mes frères ou les enfants de mon Père, mais, cc les enfants de ma mère ont combattu contre moi. " Autrement, si elle ne faisait cette distinction, il semblerait que l'apôtre saint Paul même serait compris au nombre de ceux dont elle se plaint, car il a aussi persécuté l'Église de Dieu pendant un temps. Mais il en a obtenu miséricorde, parce qu'il l'avait fait par ignorance, lorsqu'il n'avait pas encore la foi (I Tim. I, 9) ; et il a montré qu'il avait Dieu pour Père, et qu'il était frère de l'Église, tant du côté de son Père que de celui de sa Mère.

2. Mais remarquez qu'elle n'accuse nommément que les enfants de sa mère; comme s'il n'y avait qu'eux de coupables. Cependant combien a-t-elle souffert des étrangers, suivant cette parole du Prophète; " Ils m'ont souvent persécutée dès ma jeunesse, et les pécheurs ont mis sur moi des fardeaux insupportables (Ps. CXXVIII, 1) ? " Pourquoi donc accusez-vous particulièrement les enfants de votre mère, puisque vous n'ignorez pas, que vous avez été souvent persécutée par beaucoup d'autres encore ? " Lorsque vous êtes appelé à la table d'un homme riche, dit le Sage, considérez attentivement les viandes que l'on sert devant vous (Pr. XXIII, 1). " Mes frères, nous sommes assis à la table de Salomon. Qui est plus riche que lui! Je ne parle pas des richesses de la terre, quoiqu'il les possède en abondance. Mais regardez cette table qui est devant nous, de combien de mets délicieux n'est-elle pu couverte? Les mets qui nous y sont servis sont spirituels et divins. " Considérez donc, dit-il, attentivement les viandes qu'on vous sert, et sachez qu'il faut que vous en serviez aussi de pareilles. " C'est pourquoi je considère aussi attentivement que je puis ce qui m'est servi dans les paroles de l'Épouse; car c'est sans doute pour mon instruction qu'elle ne parle que de la persécution qu'elle reçoit de ceux de sa maison, et qu'elle passe sous silence tant de maux qu'on sait qu'elle a soufferts par toute la terre et de toutes les nations qui sont sous le ciel, tant des hérétiques que des schismatiques. Je connais trop la prudence de l'Épouse pour croire que c'est par hasard ou par oubli qu'elle n'en a fait aucune mention. Mais sans doute elle pleure plus particulièrement, ce qu'elle sent plus vivement, et croit nous devoir avertir d'éviter avec plus de soin. Qu'est-ce donc? Ce sont des maux intérieurs et domestiques. C'est ce qui vous est marqué clairement dans l'Évangile par la bouche du Sauveur, même lorsqu'il dit: " Les ennemis de l'homme sont ses domestiques (Mt. X, 36). " On voit la même chose dans le Prophète : Un homme, dit-il, qui vivait en paix avec moi, et qui mangeait mon pain, a usé d'une insigne perfidie contre moi. Et encore : si c'était mon ennemi qui m'eût outragé, j'aurais tâché de le souffrir en patience; et si celui qui me haïssait eût tenu de moi des discours hautains et insolents, peut-être me serais-je caché, pour laisser passer sa colère; mais c'est vous à qui je témoignais tant d'affection et de bonne volonté, sans le conseil de qui je ne faisais rien, à qui j'avais découvert le fond de mon coeur, et qui mangiez à ma table des mes excellents et délicieux (Ps. LIV, 13)." C'est-à-dire, ce que vous rue faites souffrir, vous qui mangiez à ma tabla, et qui viviez chez moi, je le ressens beaucoup plus vivement et j'ai bien plus de peine à le supporter. Vous savez de qui est cette plainte et à qui elle s'adresse.

3. Reconnaissez donc que l'Épouse se plaint des enfants de sa mère dans le mêmes sentiments de douleur, parce qu'elle s'en plaint dans un même esprit, quand elle dit : " Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. " C'est pourquoi le Prophète dit encore ailleurs : mes amis et mes parents se sont approchés pour me perdre (Ps. XXXVII, 12). " Éloignez toujours de vous, je vous prie, un mal si abominable et si détestable, vous qui avez éprouvé, et qui éprouvez encore tous les jours, combien c'est une chose bonne et agréable que des frères demeurent ensemble (Ps. CXXXII, 1), " pourvu toutefois que ce ne soit pas pour se diviser et se scandaliser : car alors, au lieu d'être une chose agréable et bonne, c'en serait plutôt une très fâcheuse et très funeste. Malheur à celui qui est cause que le lien si doux de l'unité se rompt. Quel qu'il soit, il en portera la peine. Que je meure plutôt que d'entendre jamais un de vous s'écrier avec raison : " Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. " N'êtes-vous pas tous les enfants de cette congrégation et comme les enfants d'une même mère? N'êtes-vous pas tous les frères les uns des autres? Que peut-il donc venir du dehors qui soit capable de vous troubler et de vous attrister, si vous êtes bien unis au dedans, si vous jouissez de la paix fraternelle? " Qui pourra vous nuire, dit l'Apôtre, si vous êtes animés d'une émulation louable (I Pet. III, 13) ? " C'est pourquoi, n'ambitionnez pas les dons de la. grâce les plus éminents (I Cor. XII, 34), pour que votre émulation soit louable. Or, le plus excellent de tous es dons, c'est la charité. Il faut qu'il soit incomparable pour que l'Époux céleste de la nouvelle Épouse ait pris tant de soin pour le lui inculquer, en disant : " Tout le monde reconnaîtra que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez l'un l'autre (Jn. XIII, 35)." Ou bien encore : " Je vous donne un nouveau commandement, de vous entr'aimer (Jn. XV, 12); " et enfin : "Voici mon précepte, de vous aimer les uns les autres (Jn. XVII, 11), " et en demandant à Dieu qu'ils ne fussent tous qu'un, comme son Père et lui ne sont qu'un. Et voyez si saint Paul lui-même, qui vous invite aux dons les plus excellents (I Cor. XIII, 32), ne met pas la charité au dessus de tous les autres, soit lorsqu'il dit qu'elle est plus grande que la foi et que l'espérance, et qu'elle surpasse infiniment toute science; soit lorsqu'ayant fait une énumération de plusieurs merveilleux dons de la grâce, il nous fait entrer enfin dans une voie beaucoup plus noble, qui n'est autre que la charité. En effet, que croyons-nous qu'on puisse comparer à une vertu qui est préférée au martyre, à la foi même qui transporte les montagnes? Voilà donc ce que je vous dis. Que votre paix vienne de vous, et tous les dangers qui semblent menacer du dehors ne vous épouvanteront point, parce qu'ils ne vous peuvent nuire : au contraire, tout ce qui semble flatter au dehors ne vous donnera aucune satisfaction, si, ce que à Dieu ne plaise, les semences de la division et de la discorde croissent au milieu de vous.

4. C'est pourquoi, mes très chers frères, conservez la paix parmi vous, et ne vous offensez point les uns les autres, ni par actions, ni par paroles, ni même par quelque signe que ce soit; de peur que quelqu'un d'entre vous, se sentant aigri et abattu par sa propre faiblesse, et par la persécution qu'il endure, ne soit obligé d'appeler Dieu à son secours contre ceux qui le blessent ou l'attristent, et n'en vienne à dire cette parole fâcheuse : " Les enfants de ma mère ont combattu contre moi." Car, en péchant contre votre frère, vous péchez contre Jésus-Christ, qui a dit : " Ce que vous faites au moindre des miens, c'est à moi-même que vous le faites (Mt. XXV, 45). " Et il ne faut pas seulement se donner de garde des offenses considérables, telles que les injures et les outrages publics, mais encore des. médisances secrètes et empoisonnées. Non, dis-je, il ne suffit pas de se garder de ces choses et autres semblables, il faut encore éviter les fautes les plus légères, si toutefois on peut appeler léger ce qu'on fait contre son frère pour lui nuire, puisque, selon la parole du Sauveur, on est criminel au jugement de Dieu pour se mettre seulement en colère contre lui (Mt. XV, 22). Et certes c'est justice, car ce que vous croyez léger et que, à cause de cela, vous dites avec moins de retenue, souvent un autre le prend tout autrement que vous, parce qu'il ne juge que ce qu'il voit et croit volontiers qu'un fêtu est une poutre, et qu'une étincelle est une fournaise. Car tout le monde n'a pas cette charité qui croit tout. L'esprit de l'homme est naturellement plus porté à soupçonner le mal qu'à croire le bien,surtout lorsque la règle du silence ne vous permet pas, à vous qui êtes cause du désordre, de vous excuser, ni à lui de découvrir la plaie qu'un soupçon téméraire a faite dans son âme, afin qu'on puisse la guérir. Ainsi il est brûlé au dedans et il meurt, parce que sa blessure n'ayant point d'air devient mortelle; il soupire et gémit en lui-même, parce que son âme aigrie; et blessée ne songe à autre chose dans son silence qu'à l'injure qu'il a reçue. Il rue saurait ni prier, ni lire, ni rien méditer de saint et de spirituel. Voilà comment il arrive que l'esprit qui donne la vie, se trouvant comme intercepté, cette âme, pour qui Jésus-Christ est mort, meurt misérablement, parce qu'elle est privée de nourriture. Quels sont cependant les mouvements de votre coeur? Et comment pouvez-vous prendre aucun plaisir à l'oraison ou à quoi que ce soit, taudis que Jésus-Christ crie contre vous avec douleur dans le coeur de votre frère que vous avez attristé? Le fils de ma mère combat contre moi, et celui qui mangeait à ma table des mets délicieux m'a rempli d'amertume.

5. Si vous dites qu'il ne devait pas se troubler si fort pour un sujet si léger, je réponds que plus la chose est légère, plus il vous était facile de vous abstenir de la commettre, quoique, après tout, je ne sais comment vous pouvez appeler léger, comme j'ai dit, ce qui est plus que de se mettre en colère, puisque vous avez appris de la bouche même de votre juge, que la seule colère doit s'attendre à subir la rigueur de son jugement (Mt. V, 22). Et, en effet, appellerez-vous léger ce qui offense Jésus- Christ et doit vous traîner devant le tribunal de Dieu; puisqu'il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant (Hb. X, 50) ? Lors donc que vous avez souffert une injure, et il est difficile que cela n'arrive pas quelquefois parmi tant de personnes qui sont dans un monastère, ne vous hâtez pas aussitôt, comme les gens du monde, de la repousser par une réponse outrageuse à votre frère. N'ayez pas même la hardiesse, sous prétexte de le reprendre, de percer, par une parole piquante et amère, une âme pour laquelle Jésus-Christ a daigné être attaché à la croix, ni de gronder sourdement comme pour la blâmer, ni de murmurer entre vos dents, ni de prendre un air narquois, ni de ricaner en vous moquant de lui, ni de froncer les sourcils d'un air agressif et menaçant. Que votre émotion meure là où elle naît; ne lui permettez pas de se montrer; car elle porte la mort avec elle, et pourrait tuer quelque âme; et vous pourrez dire avec le Prophète : " Ému de colère, je n'ai pas dit un seul mot (Ps, LXXXVI, 4)."

6. Il y en a qui interprètent ces paroles de l'Épouse d'une manière plus élevée, et les entendent du Diable et de ses anges, qui sont aussi les enfants de la Jérusalem céleste, notre mère, et qui eux aussi, depuis qu'ils sont tombés, ne cessent de faire la guerre à l'Église qui est leur soeur. Je ne m'éloignerais pas non plus de l'opinion de ceux qui entendent ces paroles dans un bon sens, et disent qu'elles indiquent les personnes spirituelles qui sont dans l'Église et qui combattent contre leurs frères charnels avec le glaive de l'Esprit (Ep. VI, 17), c'est-à-dire avec la parole de Dieu, qui les blessent pour leur salut, et les portent à goûter les choses spirituelles par cette sorte de combat. Dieu veuille que le Juste me reprenne dans sa miséricorde, me corrige de mes péchés, me frappe pour me guérir, et me tue pour me donner la vie, afin que j'ose dire moi aussi : "Ce n'est plus moi qui vis maintenant, mais c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Ga. IV, 20)." "Demeurez en paix, dit Jésus-Christ,avec votre adversaire, tandis que vous êtes dans le chemin, de peur qu'il ne vous livre au juge, et que le Juge ne vous livre au bourreau (Mt. V, 25)." C'est un bon adversaire celui avec qui je n'ai qu'à vivre en paix, pour ne pas tomber entre les mains du juge ou du bourreau. Certainement, si quelquefois il m'est arrivé d'attrister quelques-uns de vous pour de tels sujets, je ne m'en repens point. Car ceux-là ont été attristés pour leur salut. D'ailleurs, je ne crois point l'avoir jamais fait, sans en ressentir moi-même beaucoup de peine, suivant ces paroles : " Lorsqu'une femme accouche, elle sent une vive douleur (Jn. XVI, 21). " Mais à Dieu ne plaise que je me souvienne encore de ma douleur lorsque j'en recueille le fruit, et vois Jésus-Christ formé dans mes entrailles. Je ne sais même comment il se fait que j'aime plus tendrement ceux qui, par le moyen de ces corrections charitables, se sont relevés de leurs faiblesses, que ceux qui ont toujours été forts, et n'ont point eu besoin de ces remèdes.

7. C'est donc en ce sens que l'Église, ou l'âme qui aime Dieu, pourra dire, que " le Soleil l'a décolorée, " en envoyant et en armant quelques-uns des enfants de sa mère pour lui faire une guerre salutaire, l'entraîner et la captiver à sa foi et à son amour, après l'avoir percée des flèches dont il est dit : " Les flèches du Tout-Puissant sont aigues et acérées. " Et ailleurs : " Vos flèches m'ont percé de toutes parts (Ps. CXIX, 4). " Voilà pourquoi le même Prophète ajoute : " Et je n'ai pas une seule partie saine dans tout mon corps (Ps. XXXVII, 3) ; " mais quant à l'âme, elle est rendue par ces épreuves plus saine et plus vigoureuse, en sorte qu'elle peut dire : " L'esprit est prompt, mais la chair est faible (Mat. XXVI, 42). Et quand je suis plus infirme, c'est alors que je suis robuste et fort (II Cor. XLII, 11). " Voyez-vous comme la faiblesse de la chair augmente la vigueur de l'esprit et lui donne de nouvelles forces? au contraire, la force du corps diminue celle de l'esprit. Pourquoi s'étonner après tout que vous soyez plus fort à mesure que votre ennemi l'est moins? à moins peut-être que vous soyez assez insensé pour croire que celle qui ne cesse de se révolter contre l'esprit est votre amie. Dites-moi donc si le saint homme qui demande à Dieu de le percer de ses flèches, et de le combattre pour son bien, lorsqu'il dit dans sa prière: " Frappez et pénétrez mon corps de votre crainte, " n'avait pas raisons de parler ainsi (Ps. CXVIII, 170)? La crainte qui perce et tue les désirs de la chair pour sauver l'esprit est une chose précieuse. Mais ne vous semble-t-il pas aussi que celui qui châtie son corps et le réduit en servitude, aide et conduit lui-même la main de celui qui le combat?

8. Il y a encore une autre flèche, c'est la parole de Dieu vive, efficace et plus perçante qu'un glaive à deux tranchants, c'est d'elle que le Sauveur a dit: Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive (Mt. X, 14). Il en est une autre encore, une flèche choisie : c'est l'amour de Jésus-Christ qui, non seulement a fait une plaie à l'âme de Marie, mais l'a percée de part en part, afin qu'il n'y eût dans ce cœur virginal aucun endroit qui fût vide d'amour, mais qu'elle aimât de tout son cœur, de toute son âme et de toutes ses forces, et qu'elle fût pleine de grâce. Ou du moins elle la transperça, pour qu'elle vînt jusqu'à nous, que nous reçussions tous quelque chose de la plénitude de grâce qui était en elle, qu'elle devint la mère de l'amour dont Dieu qui est amour est le père, qu'elle enfantât et mît son tabernacle dans le Soleil, et que cette parole de l'Écriture fût accomplie: "Je vous ai donné aux nations pour leur servir de lumière, afin que vous soyez mon salut jusqu'aux extrémités de la terre (Is. XLIX, 6)." Or cela s'est fait par Marie, qui a mis au monde et rendu visible, dans la chair, celui qui était invisible, et qu'elle n'a conçu ni de la chair ni par la chair. Quant à elle, elle a reçu dans tout son être une profonde et douce plaie d'amour. Combien je m'estimerais heureux si seulement je me sentais piqué de la pointe de ce glaive, et si mon âme, atteinte de cette légère blessure d'amour, pouvait s'écrier aussi : Je suis blessée des traits de l'amour. Qui me donnera non seulement d'être blessé de cette sorte, mais d'être frappé jusqu'à l’entière destruction de la couleur et de la chaleur qui font la guère à mon âme.

9. Si les filles du siècle font des reproches à une pareille âme, et disent qu'elle est pâle et sans couleur, ne vous semble-t-il pas qu'elle pourra fort bien leur répondre : " Ne faites point attention si je suis noire; car c'est le soleil qui m'a décolorée." Et si elle se souvient qu'elle est arrivée à cet état parles exhortations ou parles corrections de quelques serviteurs de Dieu, qui faim aient véritablement et selon Dieu, ne pourra-t-elle pas dire ensuite avec beaucoup de vérité : "Car les enfants de ma mère ont combattu contre moi." Le sens donc de ces paroles, comme nous l'avons dit, et que l'Église, ou toute âme vertueuse le dit, non en gémissant ou en se plaignant, mais dans un sentiment de joie, d'actions de grâces, et même de saint orgueil, est de ce qu'elle a mérité la grâce d'être noire et décolorée pour le nom et l'amour de Jésus-Christ, et qu'on lui en fasse le reproche. Elle n'attribue pas cette faveur à son mérite, mais à la grâce et à la miséricorde qui l'ont prévenue et qui ont envoyé quelqu'un vers elle pour cet effet. Car comment croirait-elle si personne ne lui avait prêché la vérité ? Et comment la lui aurait-on prêchée si personne n'avait reçu mission de le faire (Rm. X, 14) ? Si donc elle rapporte que les enfants de sa mère ont combattu contre elle, ce n'est pas dans un esprit de colère, mais dans un mouvement de reconnaissance. Aussi lisons-nous ensuite: " Ils m'ont mise dans les vignes pour les garder. " Car, à mon avis, cette parole, si on la prend dans un sens spirituel, ne paraît renfermer ni plainte, ni aigreur, mais plutôt marquer quelque chose de favorable. Mais avant d'entreprendre d'expliquer ce passage qui est saint, il faut nous concilier par nos prières accoutumées et consulter cet Esprit qui pénètre les secrets de Dieu, ou au moins le Fils unique qui est dans le sein du Père, l'Époux de l'Église, Jésus-Christ notre Seigneur, qui étant Dieu est infiniment élevé au dessus de toutes choses et mérite d'être béni dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

SERMON XXX

Le peuple fidèle ou les âmes des élus sont les vignes dont l’Église est établie la gardienne. La prudence de la chair est une mort.

1. " Ils m'ont mise dans les vignes pour les garder. " Qui a fait cela? Sont-ce vos adversaires dont vous parliez tout à l'heure? Écoutez si elle ne dit pas que ceux qui lui ont donné cet emploi sont ceux-là mêmes dont elle a souffert auparavant. Après tout, il n'y a pas lieu de s'en étonner, puisque, en la persécutant, ils ne se proposaient que de la corriger. Car qui ne sait que souvent on persécute ceux qu'on aime et à qui on veut du bien. Combien en voyons-nous tous les jours qui embrassent une vertu plus étroite et s'élèvent à une plus haute perfection, par suite des heureuses persécutions de leurs supérieurs? Montrons donc plutôt maintenant, si nous pouvons, comment les enfants de l'Église ont combattu contre leur mère dans un esprit d'hostilité, et que le tort qu'ils croyaient lui faire a servi à son bien. Car il n'y a rien de plus agréable que lorsque ceux qui ont dessein de nuire font du bien contre leur intention. La première explication que nous avons donnée à ces paroles renferme l'un et l'autre sens, parce que l'Église n'a point manqué de personnes qui ont été bien disposées pour elle, ni d'autres qui l'ont été mal et qui l'ont attaquée avec des intentions différentes; mais les uns et les autres lui ont été utiles. En effet, elle peut tellement se glorifier d'avoir profité des choses qu'elle a souffertes de ses ennemis, qu'au lieu d'une vigne qu'on a cru qu'ils lui avaient ôtée, elle a maintenant le bonheur de se voir établie pour la garde de beaucoup de vignes. C'est précisément ce qu'ils ont fait, dit-elle, en combattant contre moi et contre ma vigne, quand ils disaient : " Détruisez-la, détruisez-la jusqu'aux fondements (Ps. CXXXVI, 7), " car au lieu d'une vigne j'en ai plusieurs. C'est ce qu'elle dit, en effet, en continuant en ces termes : Je n'ai pas gardé ma vigne; comme si elle avait voulu dire que cela ne lui est arrivé que pour qu'elle ne fût plus la gardienne d'une seule, mais de plusieurs vignes.

2. Voilà le sens de la lettre. Mais, si sons la suivons simplement, et que nous nous contentions de ce qui paraît de prime-abord dans ses paroles, nous croirons que l'Écriture sainte entend parler des vignes corporelles et terrestres, que nous voyons tous les jours recevoir de la pluie dit ciel et de la fécondité de la terre, la matière dont on fait le vin qui cause l'impureté. Et ainsi nous ne tirerons d'une si sainte et si divine Écriture rien qui convienne, je ne dirai pas à l'Épouse du Seigneur, mais à toute autre épouse que ce soit. Car, quel rapport y a-t-il entre des épouses et la garde des vignes? Mais, quand il y en aurait un, comment montrerons-nous que l'Église a été autrefois destinée à cet emploi? Est-ce que Dieu prend un soin particulier des vignes de la terre? Mais si nous entendons dans un sens spirituel par ces vignes, les Églises, c'est-à-dire les peuples fidèles, selon la pensée du Prophète, lorsqu'il dit: "La vigne du Seigneur des armées est la maison d'Israël (Is. V, 7);" peut-être commencerons-nous à apercevoir qu'il n'est point indigne de l'Épouse d'être commise à la garde des vignes.

3. Certainement, il me semble qu'on reconnaîtra en cela même une excellente prérogative, si on prend la peine de considérer avec soin combien elle a étendu ses bornes, dans ces vignes, par toute la terre, du jour qu'elle a été attaquée à Jérusalem, et chassée par les enfants de sa mère, avec sa nouvelle plantation, c'est-à-dire avec la multitude de ceux qui avaient la foi, et dont on lit : "Qu'ils n'étaient qu'un coeur et qu'une âme (Ac. IV, 32). " Et c'est là la vigne qu'elle confesse maintenant n'avoir point gardée, mais cela n'a point tourné à sa honte. Car, si elle a été arrachée de ce lieu pendant sa persécution, elle a été planter sa vigne ailleurs, et elle l'a louée à d'autres vignerons, qui en rendent les fruits dans la saison. Non, non, elle n'a pas été exterminée, elle n'a fait que changer de lieu; bien plus, elle s'est accrûe et beaucoup étendue, car le Seigneur l'a bénie. En effet, levez les yeux et voyez " si son ombre ne couvre pas les montagnes, et ses branches les cèdres (Ps. XIX, 11) ; si elle n'étend pas ses pampres jusqu'à la mer, et ses rejetons jusqu'aux fleuves les plus reculés. " Que cela ne vous étonne point, " c'est l'édifice du Seigneur et la plantation de Dieu même (II Cor. III, 9). " C'est lui qui la rend féconde, c'est lui qui la provigne, c'est lui qui la taille et qui la façonne, afin qu'elle rapporte plus de fruit. Car comment pourrait-il abandonner une vigne qu'il a plantée de ses propres mains? Certes, elle ne saurait être négligée, la vigne dont les apôtres sont les pampres, le Seigneur le ceps et son Père le vigneron. Plantée dans la foi, elle jette ses racines dans la charité, elle est labourée comme avec le sarcloir de la discipline, fumée avec les larmes de la pénitence, arrosée par les discours des prédicateurs; voilà comment elle donne du vin en abondance, mais un vin qui cause la joie, non la débauche, un vin qui est plein de douceur et exempt de toute impureté. Ce vin est celui qui réjouit le cœur de l'homme et dont les anges boivent avec plaisir. Car ils ressentent de la joie à la conversion et à la pénitence des pécheurs, parce qu'ils sont altérés du salut des hommes. Les larmes des pénitents sont leur vin, parce que dans ces larmes ils trouvent l'odeur de la vie, la saveur de la grâce, le goût du pardon, la joie de la réconciliation, la santé de l’innocence recouvrée et la douceur d'une conscience sereine.

4. Aussi de cette vigne unique que la tempête d'une cruelle persécution semblait avoir exterminée, combien d'autres vignes n'ont-elles pas refleuri sur toute la terre? Or elles ont toutes été données en garde à l'Épouse pour la consoler de n'avoir pas conservé la première. Consolez-vous, fille de Sion; si l'aveuglement a frappé une partie d'Israël, qu'y perdez-vous ? Admirez ce mystère et ne pleurez point la perte que vous faites. Ouvrez votre sein et recueillez la plénitude des nations. Dites aux villes de Judas : " Il a fallu vous prêcher la parole de Dieu avant tous les autres, mais puisque vous l'avez rejetée, et que vous vous êtes jugées indignes de la vie éternelle, nous allons nous tourner vers les Nations (Ac. XIII, 46). " Dieu offrit à Moïse que s'il voulait quitter un peuple prévaricateur et l'abandonner à sa vengeance, il le ferait maître d'une nation puissante, mais il le refusa. Pourquoi? Parce qu'il éprouvait pour ce peuple un amour excessif qui le tenait étroitement attaché à lui; et parce que, au lieu de chercher ses propres intérêts, il ne voulait que l'honneur de Dieu, sans se soucier de ce qui pouvait lui être avantageux, mais seulement de ce qui pouvait être utile à plusieurs. Voilà dans quelles dispositions il se trouvait.

5. Mais pour moi, je crois que la Providence avait en cela de secrets desseins, et voulait que ce don si grand et si excellent fût réservé à l'Épouse, et que ce fût elle, plutôt que Moïse, qui fût placée à la tète d'une grande nation. Car il ne fallait pas que l'ami de l'Époux ôtât à l'Épouse cette bénédiction. C'est pourquoi ce n'est pas à Moïse, mais à l'Épouse qu'il est dit: " Allez partout le monde, et prêchez l'Évangile à toute créature (Mc. XVI, 15). " C'est donc elle qui fut placée à la tête d'une grande nation. Or pouvait-il en exister de plus grande que le monde entier? Et certes la terre entière n'a pas eu beaucoup de peine à se soumettre à celle geai lui apportait la paix, et qui lui offrait la grâce. Or cette grâce ne ressemblait pas à la loi. Combien différente est la forme sous laquelle l'une et l'autre se présente à toute âme; l'une est d'une douceur admirable, l'autre d'une sévérité excessive. Qui pourrait voir du même oeil celle qui condamne et celle qui console, celle qui réclame et celle qui remet la dette, celle qui punit et celle qui embrasse? Certainement on ne saurait recevoir avec la même ardeur l'ombre et la lumière, la colère et la paix, le jugement et la miséricorde, la figure et la vérité, la verge et l'héritage, le frein et le baiser. Or les mains de Moïse sont pesantes (Ex. XVII, 12), Aaron et Hur en sont témoins. Le joug de la loi est pesant, au témoignage des apôtres mêmes, qu'ils crient qu'il leur est insupportable ainsi qu'à leurs Pères (Ac. XV, 10). C'est un joug bien rude dont la récompense est bien vile, car ce n'est que de la terre. C'est pour ces raisons que Moïse n'a pas été mis à la tête d'une grande nation. Mais vous, sainte Église, notre mère, vous qui avez reçu la promesse de la vie présente et de la vie future, " vous obtenez de tous un accueil facile, à cause de la double grâce que vous possédez, car votre joug est léger, et votre royaume est illustre. Si on vous chasse d'une ville, vous êtes recueillie par le reste de la terre, parce que ce que vous promettez charme, et que ce que vous imposez effraie peu. Pourquoi pleurez-vous encore la perte d'une vigne, puisqu'elle est réparée avec une si grande usure? " En récompense de ce que vous avez été délaissée et haïe, et que personne ne voulait passer chez vous, je vous rendrai à jamais glorieuse et triomphante, dit le Seigneur, et vous serez un sujet de joie dans toutes les races à venir. Vous sucerez le lait des nations, et serez allaitée aux mamelles des rois, et vous saurez que je suis le Seigneur qui vous ai sauvée, et que votre libérateur est le fort et puissant Jacob (Es. LX, 1). " C'est donc en ce sens que l'Épouse dit, qu'elle a été mise dans les vignes pour les garder, et qu'elle n'a pas gardé sa vigne.

6. A l'occasion de ces paroles de l'Épouse, et en entendant les âmes par les vignes, je me reproche à moi-même de m'être chargé du soin des âmes, moi qui ne peux suffire à garder la mienne. Si vous approuvez cette interprétation, voyez si nous ne pourrions point dire aussi, que la foi est un cep, les vertus, des pampres, les oeuvres, des grappes, et la dévotion du vin. Les pampres ne sont rien sans le cep, ni la vertu, sans la foi. Car sans la foi, il est impossible de plaire à Dieu (Hb. XI, 6) ; peut-être même ne peut-on que lui déplaire, puisque tout ce qui ne procède point de la foi est péché (Rm. XIV, 15). Ceux qui m'ont mis pour garder leur vignes auraient donc dû considérer auparavant si j'avais gardé la mienne. Mais que de temps elle est demeurée inculte, déserte et abandonnée! Elle ne produisait presque plus de vin, les pampres des vertus étaient desséchés parce que la foi était stérile. Il y avait une foi, mais c'était une foi morte. Comment ne l'aurait-elle pas été, en effet, puisqu'elle n'était point vivifiée par les bonnes œuvres. Voilà en quel état j'étais dans le siècle. Il est vrai que depuis que je me suis converti au Seigneur, j'ai commencé à en prendre un peu plus de soin, mais non pas pourtant comme je devais. Et qui est capable de s'en acquitter comme il faut? Le saint Prophète lui-même ne l'était pas, puisqu'il disait : " Si le Seigneur ne garde une ville, c'est en vain que veille celui qui la garde (Ps. CXXXI, 2)." Je me rappelle encore combien j'étais exposé aux embûches de celui qui se tient à l'écart pour lancer ses flèches contre l'innocent. Que de fois, ô ma vigne, vous a-t-on pillée par mille ruses et mille stratagèmes, lors même que je veillais avec plus de soin pour vous garder? Combien de grappes de bonnes oeuvres la colère a-t-elle fait couler ? Combien l'orgueil en a-t-il emporté ? Combien la vaine gloire en a-t-elle gâté ? Quels ravages n'ont pas causé en moi les charmes de la gourmandise, la. tiédeur de l'âme, la faiblesse et la timidité de l'esprit, au milieu des orages qui s'élevaient en moi? Voilà en quel état je me trouvais, et cependant on n'a pas laissé de m'établir pour garder les vignes, sans considérer ni ce que je faisais ni ce que j'avais fait de la mienne, et sans écouter les avertissements du Maître, qui a dit : " Comment celui qui ne sait pas gouverner sa maison, pourra-t-il avoir soin de l'Église de Dieu (I Tim. III, 5) ? "

7. J'admire l'audace de plusieurs que nous voyons ne recueillir de leurs propres vignes que des épines et des ronces, et qui néanmoins, n'appréhendent point de s'ingérer dans la vigne du Seigneur. Ce sont des voleurs et des larrons, non des gardiens et des vignerons fidèles. Mais sans m'occuper de ceux-là, malheur à moi pour le danger que ma vigne court à cette heure, plus même à cette heure qu'auparavant, puisqu'étant appliqué à en cultiver plusieurs, il est impossible que je ne sois pas moins soigneux et moins vigilant pour la mienne. Je n'ai pas le temps de l'entourer de haies, ni d'y bâtir un pressoir. Hélas! son mur est en ruine et tous ceux qui passent par le chemin y cueillent des raisins (Ps. LXXIX, 13)! Elle est ouverte et exposée de toutes parts à la tristesse, à la colère, et à l'impatience. Des nécessités, pressantes comme de petits renards, la détruisent et la saccagent. Les accablements d'esprit, les soupçons, les inquiétudes y entrent en foule de tous côtés. A peine est-elle une heure sans être tourmentée du grand nombre de ceux qui ont des différends, et sans être importunée par le bruit des affaires. Je ne saurais les écarter de moi ni m'en défendre ; et ils ne me laissent pas même du temps pour prier. Quels torrents de larmes ne me faudrait-il point verser, pour arroser la stérilité de mon âme, je devrais dire de ma vigne, mais j'ai suivi les paroles du psaume par habitude, mais le sens en est le même. Et je ne suis point fâché d'une erreur qui m'avertit de la ressemblance de ces deux choses, parce qu'il ne s'agit point ici de la vigne, mais de l'âme. Qu'on pense donc à l'âme, lorsqu'on parle de la vigne. Car sous la figure et sous le nom de l'une, on déplore la stérilité de l'autre. De quelles larmes donc pourrais-je arroser ma vigne, qui est si stérile? Tous ses pampres sont desséchés faute d'eau. Ils sont couchés par terre sans porter de fruit, parce qu'ils n'ont point d'humidité. Doux Jésus, vous savez combien de bottes de sarments le feu de la contrition qui brûle dans mon coeur consume tous les jours, dans le sacrifice que je vous offre. Recevez, je vous en conjure, le sacrifice d'un esprit. percé de la douleur et du regret de ses fautes, et ne méprisez pas un cœur contrit et humilié (Ps. 4, 19).

8. C'est donc ainsi que j'applique à mes imperfections les paroles de l'Épouse. Mais celui-là est parfait qui peut dire : " Je n'ai pas gardé ma vigne, " dans le sens où le Sauveur dit dans l'Évangile " Celui qui perdra son âme pour l'amour de moi, la trouvera (Matth. X, 30). " Certes celui-là mérite bien d'être établi pour garder les vignes, qui n'est ni empêché, ni détourné par le soin qu'il prend de la sienne, de veiller à celle des autres, avec diligence et exactitude, et qui ne cherche pas ses propres intérêts ni ce qui lui est avantageux, mais ce qui est utile aux autres. Sans doute, si saint Pierre a reçu le soin de veiller sur les nombreuses vignes de la circoncision, c'est parce que c'était un homme toujours prêt à aller en prison, ou à la mort (Lc. XXII, 33), " tant l'amour de sa propre vigne, c'est-à-dire de son âme, l'empêchait peu de veiller sur celles qui lui étaient confiées. C'est aussi pour cette raison que, parmi les nations, une si grande quantité de vignes furent confiées à saint Paul, car, loin d'être trop attaché à la sienne, il était prêt non seulement à se laisser charger de chaînes, mais encore à mourir à Jérusalem pour le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Ac. XXVIII, 13). " Je ne crains aucune de ces choses, dit-il, et je n'estime pas que mon âme me doive être plus précieuse que moi-même (Ac. XXI, 14). " C'était bien juger les choses que de traire qu'il ne devait rien préférer à soi-même, de tout ce qui lui appartenait.

9. Combien y en a-t-il qui ont préféré à leur propre salut, un peu d'argent qui est une chose si vile ? Mais saint Paul ne lui préfère pas même son âme. " Je ne l'estime pas, dit-il, plus précieuse que moi. " Vous faites donc une différence, ô bienheureux Apôtre, entre vous et votre âme ? C'est avec sagesse que vous vous estimez plus que tout ce qui est à vous. Mais comment êtes vous autre que votre âme Je crois que saint Paul, qui marchait déjà selon l'esprit, et dont l'esprit obéissait à la loi de Dieu, parce qu'elle est bonne, estimait qu'il valait mieux donner le nom de tout son être à cet esprit, comme étant la principale et plus noble partie de lui-même, que de le désigner par le nom de quelque autre partie de lui-même que ce fût. Quand à ce qui est d'une nature inférieure, et par conséquent attaché à une substance moindre et plus vile, au corps, auquel il donne non seulement la vie et la sensibilité, mais encore le désir de 'se conserver et de se nourrir, cet homme spirituel, jugeant indigne de donner le nom du tout à cette justice sensuelle et charnelle, croyait plus à propos de la mettre au rang des choses qui étaient à lui, que de désigner par elle tout ce qui était en lui. Par ces mots : que " moi, " dit-il, entendez ce qu'il y a de plus excellent en moi, ce en quoi je me conserve par la grâce de Dieu, c'est-à-dire mon esprit et ma raison, et par cette expression, " mon âme, " entendez la partie inférieure qui anime ma chair, et qui participe à sa concupiscence. Je reconnais que cela autrefois était moi, mais ce ne l'est plus maintenant, car je ne marche plus selon la chair, mais selon l'esprit. "Je vis, on plutôt ce n'est plus moi qui vis, c'est Jésus-Christ qui vit en moi (Ga. II, 28)." C'est moi selon l'esprit, et ce n'est plus moi selon la chair, car si mon âme a des désirs charnels, " ce n'est pas moi qui les forme, mais le péché qui habite en moi (Rm. VII, 17). " Et ainsi, ce qu'il y a de charnel en moi, je ne dis pas que c'est moi, mais je dis que c'est à moi, et cela n'est pas autre chose que mon âme. Car les affections charnelles font partie de l'âme, aussi bien que la vie qu'elle communique au corps. Voilà donc l'âme que saint Paul n'estimait pas plus que soi, étant prêt non seulement à se laisser charger de chaînes pour l'amour de Notre-Seigneur, mais encore à mourir pour lui à Jérusalem, et ainsi à perdre son âme, selon le conseil du Sauveur. (Mt. X, 39).

10. Quant à vous, si vous vous dépouillez de votre propre volonté, si vous renoncez parfaitement aux volontés charnelles, si vous crucifiez votre chair avec ses vices et ses concupiscences, si vous mortifiez vos membres, tandis que vous êtes sur la terre, vous vous montrerez imitateur de saint Paul, puisque vous ne ferez pas plus d'état de votre âme que de vous-même ; vous témoignerez encore que vous êtes disciple de Jésus-Christ, puisque vous la perdez pour votre salut. D'ailleurs, vous ferez plus prudemment de la perdre pour la conserver que de la conserver pour la perdre ; puisque le Sauveur nous assure que, " celui qui veut sauver son âme la perdra (Mt. XVI, 25). " Que dites-vous ici, vous qui observez les qualités des mets, et négligez les moeurs ? Hippocrate et ses sectateurs enseignent à sauver l'âme en ce monde, Jésus-Christ et ses disciples à la perdre. Lequel des deux voulez-vous plutôt suivre pour maître? Celui-là répond assez clairement, qui dit à propos de tout ce qui se mange . cela nuit aux yeux, ceci à la tête, et cette chose à la poitrine ou à l'estomac. Chacun parle sans doute, selon ce qu'il a appris de son maître. Avez-vous lu ces différences dans l'Évangile, dans les prophètes, ou dans les écrits des apôtres ? C'est indubitablement la chair et le sang, non l'esprit du Père qui vous a révélé cette sagesse. Car c'est là la sagesse de la chair. Mais écoutez le jugement qu'en font nos médecins à nous : " La sagesse de la chair, disent-ils, est une mort (Rm. VIII, 5). " Et ailleurs : " La sagesse de la chair est ennemie de Dieu. " Car faut-il que je vous propose le sentiment d'Hippocrate et de Gallien ou ceux de l'école d'Épicure ? Je suis disciple de Jésus-Christ, et je parle à des disciples de Jésus-Christ. Je serais coupable, si je vous enseignais d'autres maximes que les siennes. Épicure travaille pour la volupté, Hippocrate pour la santé, et Jésus-Christ, mon maître, m'ordonne de mépriser l'un et l'autre. Hippocrate emploie tout son soin pour conserver la vie de l'âme dans le corps ; Épicure recherche et apprend à rechercher tout ce qui peut entretenir les plaisirs et les d'élites, et le Sauveur nous avertit de la perdre.

11. En effet, avez-vous entendu autre chose à l'école de Jésus-Christ, et qu'y criait-on, il n'y a qu'un moment, sinon: "Celui qui aime son âme la perdra (Mt. XVI, 25)?" Il la perdra, dit-il, soit en l'abandonnant comme martyr, ou en l'affligeant comme pénitent; quoique d'ailleurs ce soit une espèce de martyre de mortifier la chair par l'esprit, avec ce fer spirituel, qui ne fait pas tant d'horreur que celui qui coupe les membres du corps, mais qui n'est pas moins pénible, parce qu'il coupe plus longtemps. Voyez-vous comme cette parole de mon maître condamne la sagesse de la chair qui fait, ou qu'on se laisse aller à la volupté, ou qu'on recherche la santé du corps plus qu'il n'est nécessaire. Pour nous montrer que la vraie sagesse ne se répand point en voluptés, un sage (Jb XXVIII, 15) nous apprend qu'elle ne se trouve pas même dans la terre de ceux qui mènent une vie de douceur. Mais celui qui la trouve s'écrie: J'ai aimé la sagesse plus que la santé et la beauté (Sg. VII, 10). " Mais s'il l'aime plus que la santé et la beauté, combien, à plus forte raison, l'aime-t-il plus que la. volupté et les plaisirs déshonnêtes? Mais que sert-il de se sevrer des délices et des voluptés, si on passe tout son temps à remarquer la diversité des complexions, et à examiner la différence des mets? Les légumes, dit-on, causent des vents, le fromage charge l'estomac, le lait fait mal à la tête, la poitrine ne peut souffrir l'eau pure; les choux engendrent la mélancolie ou échauffent la bile; les poissons d'étang ou d'eau stagnante ne s'accommodent pas à mon tempérament. Qu'est-ce donc? ne se trouve-t-il rien dans les fleuves, les champs, les jardins et les celliers que vous puissiez manger?

12. Considérez, je volts prie, que vous êtes religieux, non médecin, et que vous ne serez point jugé sur votre complexion, mais sur votre profession. Épargnez d'abord, je vous en prie, votre propre repos; puis la peine de ceux qui vous servent; n'augmentez point les charges de la maison; ménagez enfin la conscience, je ne dis pas la vôtre, mais la conscience de celui qui est assis à table avec vous, et qui, mangeant ce qu'on lui sert, murmure de la singularité de votre abstinence. Car, soit votre insupportable superstition, soit la pensée que celui qui a soin de vous apprêter à manger manque de charité, le scandalise. Votre frère, je le répète, se scandalise de votre singularité, il juge que vous êtes superstitieux, et que vous avez voulu avoir des choses superflues, ou il m'accuse de manquer de charité et de ne point chercher ce qui est nécessaire à votre nourriture. C'est en vain que quelques-uns s'autorisent de l'exemple de saint Paul, qui ordonne à son disciple de ne point boire d'eau pure, mais "d'user d'un peu de vin, à cause de son estomac et de ses fréquentes maladies" (Tim. V, 23). Car ils doivent prendre garde premièrement que ce n'est pas à lui-même que l'Apôtre ordonne cela, et que le disciple ne le demande pas non plus pour soi. En second lieu, ce n'est pas à un religieux qu'il donne cet ordre, mais à un évêque, dont la vie était très nécessaire à l'Église naissante. Cet évêque, c'était Timothée. Donnez-moi un Timothée, je le nourrirai d'or et l'abreuverai d'ambre, si vous voulez. Mais c'est vous qui vous ordonnez cela par une fausse compassion pour vous. Cette dispense que vous vous accordez m'est suspecte, je l'avoue, et j'appréhende fort que la prudence de la chair ne se joue de vous sous le voile et le nom de discrétion. Au moins rappelez-vous, si vous vous appuyez sur la parole de l'Apôtre pour boire du vin, qu'il ajoute d'en boire peu. En voilà, assez sur ce sujet. Retournons à l'Épouse, et apprenons d'elle à ne pas garder nos propres vignes, et cela pour son propre bien [19]; surtout nous autres qui semblons être envoyés pour garder les vignes de l'Époux de l'Église, Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui étant Dieu est élevé au dessus de toutes les créatures et béni à jamais. Ainsi soit-il.


[1] Telle est la version des premières éditions au lieu de à l'odeur de vos parfums comme nous l'avons déjà fait observer ailleurs. Ainsi ce n'est pas à l'odeur mais au milieu même de l'odeur qu'exhalent vos parfums que nous courons. " n. 4, " excités par cette odeur, " n. 9 et n. 11. " Nous courrons dans l'odeur de vos parfums non pas dans la confiance de nos propres mérites. " Et un peu plus loin : " Pour vous, ô mon époux, vous courez dans l'onction même, mais nous, nous ne courrons que dans l'odeur qu'elle répand. Vous couru dans la plénitude et nous à l'odeur des parfums.
[2] C'est dans le même sens que dans son traité de la grâce et da libre arbitre, n. 29, saint Bernard dit que " les péchés des justes sont cachés dans la charité " de Dieu. On peut se reporter an quatrième des sermons divers, n. 5, et au premier sermon pour la jour de la Septuagésime, avec ses notes.
[3] Depuis le commencement de ce sermon jusqu'à cet endroit, il y a une grande diversité de leçons dans les manuscrits. Plusieurs omettent l'exorde et commencent par ces mots : " Ceux qui sont droits vous aiment. " Or à qui croyons-nous que s'adressent ces paroles ? Si nous les attribuons aux jeunes filles, il devient évident qu'elles les adressent à leur mère, car après lui avoir dit, nous nous réjouirons et tressaillirons d'allégresse à votre sujet, au souvenir de vos mamelles dont le lait est plus excellent que le vin, elles ajoutent tout de suite. " Ceux qui sont droits vous aiment. " D'autres manuscrits ont notre version. Cette variété a été cause d'une grande confusion dans la plupart des éditions qui reproduisent les deux exordes, mais à tort. Cette variété vient de ce que saint Bernard a prêché deux fois ce sermon; une première fois, avec un exorde court, en 1137, avant son troisième voyage à Rome, et une seconde fois, à son retour, de ce voyage, en 1138. Il y mit alors un autre exorde pour rattacher ce sermon aux précédents. Un manuscrit de la bibliothèque royale portant le n. 4511 reproduit ce sermon avec ses deux exordes: une autre édition de la Colbertine le donne en cet endroit avec un exorde, et plus loin au soixantième sermon, avec un autre exorde.
[4] Cet endroit, pour les mêmes raisons que nous avons données plus haut, diffère dans les anciennes éditions de la version qu'en donnent les manuscrits. En effet, là où le long préambule que nous avons conservé manque, on lit : " Pour que cette rectitude soit parfaite en toutes choses, il faut qu'elle ait de bons sentiments et qu'elle les suive, car j'appelle droit de cœur celui qui a des sentiments droits sur toutes choses et ne s'en écarte jamais dans la pratique. C'est de ces personnes qu'il est dit à l'Épouse : " ceux qui ont le cœur droit vous aiment; c'est-à-dire ceux qui connaissent et faut toujours ce qui est bon. " Enfin ce sermon se termine dans certaines éditions par ces mots : " Plaise à Dieu que nous soyons de ce nombre et comptés parmi les aimés de l'Époux, par la grâce de notre Seigneur Jésus-Christ qui étant Dieu, vit et règne avec le Père et le Saint-Esprit dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. Mais plusieurs manuscrits préfèrent la leçon que nous donnons.
[5] Voir l'histoire de sa conversion dans la vie de saint Bernard, par Guillaume, livre I, n. 11 et 12. Il était célérier à Clairvaux, même livre, n. 27. Sa mort arriva en 1138, après sou retour d'Italie avec saint Bernard, même livre, n. 14. On a vu plus haut, tome III de cette édition, une oraison funèbre du même genre en l'honneur de Humbert.
[6] Ici commence l'oraison funèbre que saint Bernard fit de son frère Girard. Bérenger, l'impudent disciple d'Abélard, la reproche sans raison à notre saint, en disant qu'il mêlait ainsi la tristesse à la joie. " Il lui reproche encore, au sujet de cette oraison, d'avoir emprunté mot pour mot quelques lignes de l'oraison funèbre de Satyre par saint Ambroise Or, ces lignes ne se trouvent point dans ce sermon, et, s'y trouvassent-elles, il ne s'en suivrait rien contre saint Bernard. Mais citons ces deux passages. Voici le premier : " Mon frère a quitté la vie, ou plutôt pour parler plus juste, il a quitté la mort pour la vie. Oui, dis-je, mon frère est mort, lui qui est la teneur de la conscience, le miroir des mœurs, le lien de la religion. Qui montrera plus d'ardeur au travail ? Qui saura mieux adoucir la douleur de ceux qui sont dans l'affliction? " Le second passage est celui-ci : " Le bœuf cherche le bœuf, quand il se sent seul, il témoigne par des mugissements répétés son tendre attachement. Oui, dis-je, le bœuf recherche le bœuf avec lequel il a coutume de porter le joug. " Ce dernier passage se lit, en effet, au début de l'oraison funèbre de saint Ambroise, mais ni l'un ni l'autre ne se trouvent dans saint Bernard. Il est vrai que, pour échapper au reproche d'imposture, Bérenger a fait précéder son assertion de ces mots : " Si je ne me trompe".
[7] Selon Geoffroi, il " ne rendit presque jamais ce dernier devoir à aucun religieux sans pleurer. " Voir la Vie de saint Bernard, par Geoffroi. livre III, chapitre XXI.
[8] Les éditions et les manuscrite des œuvres de saint Bernard, présentent ici quelques variantes sans importance. Il en est même une qui est manifestement fautive.
[9] On voit la preuve de ce que saint Bernard avance là dans deux apparitions de Girard à notre saint. Il en est parlé dans la Vie du saint Docteur, livre IV, n. 10, et livre V, n.8.
[10] C'est ce que prouve l’avis que Girard donnait à son frère pour l'empêcher de se laisser enorgueillir parles miracles qu'il faisait, comme on peut le voir dans sa Vie, livre I, n. 43.
[11] Il y a ici une légère variante entre les anciens manuscrits et les différentes éditions des Œuvres de saint Bernard. Quant au salut de Jonathas, saint Bernard n'en doutait pas autant que de celui de Saül. On peut voir sur ce sujet les notes de Horatius.
[12] Saint Bernard fit deux séjours à Viterbe ; la première fois en 1133, comme on peut le voir par sa lettre CLI ; la seconde fois en 1137. C'est de ce dernier qu'il parle.
[13] Tous nos manuscrits offrent ici des variantes qui font dire à saint Bernard: "ce qui les distingue les uns des autres, ce ne sont point les couleurs"; celui de Jumièges porte: "Ce ne sont pas les lieux". Les éditions donnent notre version.
[14] Ici encore nous retrouvons le fongueux Bérenger pour reprocher à saint Bernard de prétendre que les âmes tirent leur origine des cieux, en ce sens qu'elles ont été créées de Dieu et envoyées dans leur corps, au lien d'avoir été tirées de la terre. Nous reviendrons dans d'autres notes sur et sujet.
[15] Ce même passage est déjà cité dans le premier sermon pour la Purification, n.4, dans le cinquième sermon sur les paroles d'Isaïe, n. 5, et enfin dans le vingt-cinquième des petits sermons, n. 6. D'autres Pères, sans compter saint Bernard, tels que saint Augustin et saint Grégoire le Grand le citent aussi comme tiré des Écritures. Plusieurs auteurs rapportent à ce texte ce passage des Proverbes : . La vie se troue dans le chemin de la justice (Pr. XII, 28), s d'autres pensent que le texte de saint Bernard n'est autre que ce passage de la Sagesse : "J'ai invoqué le Seigneur, et l'esprit de Sagesse est venu en moi (Sg. VII, 7). " C'est l'opinion de Horatius comme on peut le voir dans les notes. Saint Grégoire le Grand, dans son Homélie XXXVIII sur les Évangiles, attribue ce passage à Salomon.
[16] Il y a trois manuscrits qui présentent ici de légères variantes, et qui font dire à sain Bernard : " Il faut vous rappeler les tentes dont Salomon recouvrait autrefois son pavillon. Elles étaient certainement noires, car elles étaient exposées toue les jours aux ardeurs da soleil, et aux intempéries de l'air. Or, cela ne se faisait pus en vain, etc. "
[17] Telle est la leçon donné par deux manuscrits : Une des éditions des œuvres de saint Bernard ajoute : " Et je connais mes brebis et mes brebis me connaissent. " Le manuscrit de la Colbertine porte seulement : " Et mes brebis me connaissent. "
[18] Dans plusieurs éditions ces mots "que l’ouïe s'exerce", font défaut, peut-être est-ce une faute du copiste, qui dans le doute, si le texte latin portait excitetur ou exercitetur, a pris le parti de mettre l’un et l'autre.
[19] Horstius ajoute en cet endroit ces mots: " Telles que nous les avons décrites en partie," qui font défaut dans les premières éditions et dans tous nos manuscrits.
Telle est la leçon des vieux manuscrits et des premières éditions. Horstius et plusieurs, avec lui ont lu comme s'il y avait : " Et cela pour notre propre bien.

 

pour toute suggestion ou demande d'informations