PREMIER SERMON
De l'Avènement de notre Seigneur et de
ses six circonstances.
1. Mes Frères, nous célébrons aujourd'hui le
commencement de l'Avent. Le nom, comme celui des autres solennités, en est
familier et connu de tout le monde; mais peut-être ne tonnait-on pas aussi bien
la raison pour laquelle il est ainsi appelé. Car, les infortunés enfants d'Adam
négligeant les vérités salutaires, s'attachent de préférence aux choses fragiles
et transitoires. A qui assimilerons-nous les hommes de cette génération, à qui
les comparerons-nous quand nous voyons qu'on ne peut ni les enlever ni les
arracher aux consolations matérielles de la terre ? Je les comparerai aux gens
qui se noient. En effet, voyez comme il serrent ce qu'ils peuvent saisir; rien
ne saurait leur faire lâcher prise et quitter le premier objet qui s'est trouvé
sous leur main quel qu'il soit, quand même il ne saurait leur être d'aucune
utilité, comme des racines d'herbe et d'autres objets pareils. Et même, si
quelqu'un vient à leur secours, ils le saisissent ordinairement de telle sorte,
qu'ils l'entraînent avec eux et le mettent hors d'état de les sauver et de se
sauver lui-même. Voilà comment les malheureux enfants d'Adam périssent dans
cette mer vaste et profonde; ils ne recherchent que des soutiens périssables et
négligent les seuls dont la solidité leur permettrait de surnager et de sauver
leurs âmes. Ce n'est pas de la vanité mais de la vérité qu'il a été dit: " Vous
la connaîtrez et elle vous délivrera (Joan., VIII, 32). " Pour vous donc, mes
Frères, vous à qui Dieu révèle comme à de petits enfants, les choses qui sont
cachées aux sages et aux prudents du monde, appliquez avec soin toutes vos
pensées à ce qui est vraiment salutaire, pesez attentivement la raison de
l'Avent et demandez-vous quel est celui qui vient, pourquoi il vient, quand il
vient et par où il vient. C'est là une curiosité louable et salutaire ; car l'Eglise
ne célébrerait point l'Avent avec tant de piété, s'il ne cachait pour nous
quelque grand mystère.
2.. En premier lieu, considérez avec le même
étonnement et la même admiration que l'Apôtre, quel est celui qui vient. C'est,
dit l'ange Gabriel, le fils môme du Très-Haut, Très-Haut lui-même par
conséquent. Car on ne saurait sans crime penser que Dieu a un fils dégénéré ; il
faut donc le proclamer l'égal de son Père en grandeur et en dignité. Qui ne sait
en effet, que les enfants des princes sont eux-mêmes princes et que les fils de
rois sont rois? D'où vient cependant que des trois personnes que nous croyons,
que nous confessons et que nous adorons, dans la suprême Trinité, ce n'est ni le
Père, ni le Saint-Esprit, mais le Fils qui vient? Je ne saurais croire qu'il en
est ainsi sans cause aucune. Mais qui a pénétré les desseins de Dieu? ou qui est
entré dans le secret de ses conseils (Rom., XI, 34)? Or, ce n'est point sans un
très-profond dessein de la Trinité qu'il a été réglé que ce serait le Fils qui
viendrait. Si nous considérons la cause de notre exil, peut-être pourrons-nous
connaître, du moins en partie, quelle convenance il y avait que nous fussions
sauvés plutôt par le Fils de Dieu que par l'une des deux autres personnes
divines. En effet, ce Lucifer qui se levait le matin, ayant voulu se faire
semblable au Très-Haut et tenté de se rendre égal à Dieu, ce qui est le propre
du Fils, fut à l'instant précipité du haut du Ciel, parce que le Père prit la
défense de la gloire de son Fils et montra par les faits la vérité de ce qu'il
dit quelque part: " La vengeance m'est réservée et c'est moi qui l'exercerai
(Rom., XII, 19). " Et je voyais alors Satan tomber du Ciel comme un éclair (Luc,
X, 18). Qu'as-tu donc à l’enorgueillir, ô toi qui n'es que cendre et que
poussière? Si Dieu n’a point épargné les anges eux-mêmes dans leur orgueil,
combien moins t'épargnera-t-il toi qui n'es que corruption, que vers? Satan
n'avait rien fait, il n'était encore coupable que d'une pensée d'orgueil, et à
l'instant même, en un clin d'œil, il se voit à jamais précipité dans l'abîme,
parce que, selon l'Evangéliste : " Il n'est point resté ferme dans la vérité
(Joan., VIII, 44). "
3. O mes Frères, fuyez, fuyez l'orgueil de toutes
vos forces, je vous en conjure. L'orgueil est le principe de tout péché, c'est
lui qui a si rapidement plongé dans d'éternelles ténèbres ce Lucifer, qui
brillait naguère d'un plus vif éclat que tous les astres ensemble; c'est lui,
dis-je, qui a changé en un démon non pas un ange seulement, mais le premier des
anges. Après cela, devenant tout à coup jaloux du bonheur de l'homme, il fit
naître, dans le coeur de ce dernier, l'iniquité qu'il avait d'abord conçue dans
le sien, et lui conseilla de manger du fruit défendu, en lui disant qu'il
deviendrait aussi semblable à Dieu, connaissant le bien et le mal. O malheureux,
quelles espérances donnes-tu, que promets-tu à l'homme, quand il n'y a que le
Fils du Très-Haut qui ait la clef de la science, ou plutôt quand il n'y a que
lui qui soit " la clef de David qui ouvre, et personne ne ferme (Apoc., III, 7)?
" C'est en lui que tous les trésors da la sagesse et de la science divines se
trouvent renfermés (Coloss., II, 3) ; iras-tu les dérober pour en faire part à
l'homme? Voyez si, comme le dit le Seigneur lui-même, " Il n'est pas un menteur
et le père même du mensonge (Joan., VIII, 44). " En effet ne ment-il point quand
il dit: " Je serai semblable au Très-Haut (Isa., XIV, 94)? " Et n'est-il pas le
père même du mensonge, quand il sème dans le coeur de l'homme le germe de ses
faussetés, en lui disant : " Vous serez comme des dieux (Gen., III, 6) ? " Et
toi, ô homme, si tu vois le voleur, tu te mets à sa suite. Vous vous rappelez,
mes frères, le passage d'Isaïe que nous lisions cette nuit, où il est dit: " Vos
princes sont des infidèles (Isa., 1, 23), " ou, selon une autre version, " sont
des désobéissants et les compagnons des voleurs. "
4. En effet nos premiers parents, Adam et Eve, la
source de notre race, sont désobéissants, et compagnons de voleurs, puisqu'ils
veulent, sur les conseils du serpent ou plutôt sur les conseils du diable
lui-même par l'organe du serpent, ravir au fils de Dieu ce qui lui appartient en
propre. Mais Dieu le Père ne ferme point les yeux sur l'injure faite à son fils,
" car le Père aime le Fils (Joan., V, 20), " et à l'instant même, il tire
vengeance de l'homme et appesantit son bras sur nous. Tous en effet nous avons
péché en Adam et tous nous avons été condamnés en lui. Que fera le fils, en
voyant que son Père prend en main sa défense et que pour lui il n'épargne aucune
créature? Voilà, se dit-il, que mon Père, à cause de moi; perd toutes ses
créatures. Le premier des anges a voulu usurper la grandeur qui m'est propre et
il a trouvé de l'écho parmi ses semblables. Mais à l'instant mon Père a pris
avec ardeur la défense de ma cause en main, et il a frappé d'un coup cruel,
d'une blessure incurable l'ange rebelle et tous ses partisans. De son côté
l'homme a voulu aussi s'arroger la science qui est mon partage exclusif, et mon
Père n'a point eu non plus pitié de lui, son oeil ne l'a point épargné. " Dieu
s'occupe-t-il des boeufs (I Cor., IX, 6) ? " Il avait fait deux nobles
créatures, auxquelles il avait donné la raison en partage et qu'il avait faites
susceptibles de bonheur, l'ange et l'homme. Or voici qu'à cause de moi il a
perdu une multitude d'anges et tous les hommes. Mais moi, pour qu'ils sachent
que j'aime mon Père, je veux lui rendre ceux qu'il semble n'avoir perdus qu'à
cause de moi. " Si c'est à cause de moi que cette affreuse tempête s'est
déchaînée sur vous, dit Jonas, prenez-moi et jetez-moi à la mer (Joan., I, 12).
" Ils portent tous un regard d'envie sur moi, eh bien! me voici, je vais me
montrer à eux en tel état que quiconque voudra nie porter envie et ambitionnera
de devenir semblable à moi, n'aura cette ambition et ce désir que pour son bien.
Quant aux anges, je sais bien qu'ils n'ont déserté la bonne voie que par un
sentiment mauvais et inique et qu'ils n'ont péché ni par faiblesse ni par
ignorance, aussi ont-ils dû périr quoiqu'ils ne le voulussent point, car l'amour
du Père et la majesté du Roi suprême éclatent dans sors amour pour la justice (Psalm.,
XCVII, 3).
5. Voilà pourquoi il a créé les hommes dans le
principe, c'était afin qu'ils prissent la place des anges et qu'ils réparassent
les brèches de Jérusalem; car il savait que pour les anges il n'y avait plus
aucun moyen de retour. " Il connaissait en effet l'orgueil de Moab et voyait
qu'il est superbe à l'excès (Isa., XVI, 6), " et que son orgueil est sans
repentir et par conséquent sans pardon. Mais il n'a point fait une autre
créature pour remplacer l'homme, voulant montrer par lé qu'il pouvait encore
être racheté; il n'avait péri que par la malice d'un autre, il était juste par
conséquent que la bonté d'un autre pût le sauver. Je vous en prie donc,
Seigneur, daignez me tirer de là où je suis, parce que je suis faible et que
j'ai été enlevé par fraude et par violence ô mon pays, et qu'on m'a jeté dans
cette fosse quoique je fusse innocent (Gen., XL, 15). Innocent, c'est peut-être
beaucoup dire, mais ce n'est pas trop, eu égard à celui qui m'a séduit.
Seigneur, on m'a fait croise un mensonge ; vienne maintenant la Vérité en
personne, afin que la fausseté soit confondue, que je connaisse la vérité et que
la vérité me délivre, si toutefois je sais renoncer au mensonge, quand on me
l'aura montré, et embrasser la vérité lorsqu'on me l'aura fait connaître.
Autrement ma tentation et mon péché ne seraient plus simplement la tentation et
le péché de l'homme, mais l'obstination même du diable. Car c'est quelque chose
de diabolique que de persévérer dans le mal, et quiconque ressemble au diable
dans son péché est digne de périr avec lui.
6. Vous avez entendu, mes Frères, quel est celui
qui vient, écoutez maintenant d'où et où il vient. Or il vient du sein de son
Père dans celui d'une Vierge mère; il vient du haut des Cieux dans ces basses
régions de la terre. Mais quoi donc? Ne faut-il point alors que nous vivions
aussi sur la terre ? Oui, s'il y est resté lui-même. Car où pourrait-on être
bien s'il n'y est pas, et mal s'il s'y trouve? " Car qu'y a-t-il pour moi dans
le ciel même et que désiré je sur la terre si ce n'est vous, Dieu de mon coeur
et mon partage pour l'éternité (Psalm. LXXII, 25 et 26)? " Et quand même je
marcherais au milieu des ombres mêmes de la mort, il n'est point de maux que je
craindrais, si toutefois vous étiez avec moi (Psalm. XXII, 4). " Or je vois
aujourd'hui qu'il est descendu non-seulement sur la terre, mais encore jusque
dans les enfers, non pas comme un coupable chargé de liens, mais libre au milieu
des morts, comme la lumière qui descend dans les ténèbres, mais que les ténèbres
n'ont point comprise; aussi son âme ne reste-t-elle point dans les enfers et son
corps ne connaît-il point la corruption du tombeau ; car le Christ qui est
descendu du ciel est le même qui y est remonté pour accomplir tous les oracles,
car c'est de lui qu'il a été dit : " Il faisait le bien en passant d'un lieu
dans un autre et guérissait tous ceux qui étaient sous la puissance du diable (Act.,
X, 38), " et encore: "Il s'élance avec ardeur pour courir comme un géant dans la
carrière, mais il part de l'extrémité du ciel (Psalm. XVIII, 7). " Aussi est-ce
avec raison que l'Apôtre s'écrie: " Ne recherchez que ce qui est en haut, dans
le ciel où Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu (Coloss., III, 1)." C'est
en vain qu'il se donnerait du mal pour porter nos coeurs en haut, s'il ne nous
apprenait que l'auteur de notre salut s'y trouve. Mais voyons la suite; car si
le sujet est fécond et abondant, cependant le temps qui presse ne me permet pas
de vous parler longuement. Ainsi quand nous nous sommes demandé quel est celui
qui vient, nous avons trouvé que c'est un hôte d'une grande et ineffable
majesté; et, lorsque nous avons recherché d'où il vient, il s'est trouvé que
nous avons vu se dérouler à nos yeux une route d'une longueur immense, selon ce
qu'avait dit le Prophète sous l'inspiration de l'Esprit : " Voilà la majesté du
Seigneur qui vient de loin (Isa., XXX, 27). " Enfin à cette question: Où
vient-il? nous avons reconnu l'honneur inestimable et presque incompréhensible
qu'il daigne nous faire en descendant de si haut dans l'horrible séjour de notre
prison.
7. Mais à présent qui pourrait douter qu'il ne
fallût rien moins qu'une bien grande cause pour qu'une si grande Majesté daignât
descendre de si loin dans un séjour si peu digne d'elle? En effet, le motif qui
l'y a déterminé est tout à fait grand, car ce n'est rien moins qu'une grande
miséricorde, une grande compassion et une immense charité. En effet, pour quoi
devons-nous croire qu'il est venu? C'est le point que nous avons maintenant à
éclaircir. Nous n'avons pas besoin de nous donner beaucoup de mal pour cela,
puisque ses paroles et ses actes nous crient bien haut le motif de sa venue. En
effet, c'est pour chercher la centième brebis qui était perdue et errante qu'il
est descendu en toute hâte des montagnes célestes; c'est pour que ses
miséricordes fissent comprendre mieux encore au Seigneur et que ses merveilles
montrassent plus clairement aux hommes que c'est pour nous qu'il est venu.
Combien grand est l'honneur que nous fait le Dieu qui nous vient chercher ! Mais
aussi combien est grande la dignité de l'homme que Dieu recherche ainsi!
Assurément s'il veut se glorifier de cela, ce ne sera point à lui une folie de
le faire, non pas qu'il paraisse être quelque chose de son propre fond, mais
parce que celui qui l'a fait l'estime lui-même à un si haut prix. Car ce ne sont
point toutes les richesses du monde, ni toute la gloire d'ici-bas, ni rien de ce
qui peut flatter nos désirs sur la terre qui fait notre grandeur, tout cela
n'est môme absolument rien en comparaison de l'homme lui-même. Seigneur,
qu'est-ce donc que l'homme pour que vous le combliez de tant de gloire et
pourquoi votre coeur est-il porté en sa faveur?
8. Néanmoins je me demande pourquoi au lieu de
venir à nous, n'est-ce point nous qui sommes allés à lui; car outre que c'est
notre intérêt qui est en question, ce n'est pas l'habitude que les riches
aillent trouver les pauvres, même quand ils ont le désir de leur faire du bien.
Il est vrai, mes Frères c'était bien à nous à aller vers lui, mais nous en
étions doublement empêchés; d'abord nos yeux étaient bien malades; or il habite
une lumière inaccessible (I Tim., VI, 16). Et puis nous étions paralysés et
gisant sur notre grabat, nous ne pouvions donc nous élever jusqu'à Dieu qui
demeure si haut. Voilà pourquoi le bon Sauveur et doux médecin de nos, âmes est
descendu de là-haut où il habite et a voilé l'éclat de sa lumière pour nos yeux
malades. Il s'est en quelque sorte placé dans une lanterne en prenant son
glorieux corps, cette chair infiniment pure de toute souillure. C'est là, en
effet, ce nuage léger et translucide dont parle le Prophète (Isa., XIX, 1), sur
lequel il avait annoncé que le Seigneur monterait pour descendre en Egypte.
9. Il nous faut aussi considérer en quel temps est
venu le Sauveur. Or il est venu ainsi que vous le savez, je le pense, non au
commencement, ni au milieu, mais à la fin des temps. Ce n'est pas sans raison,
mais avec beaucoup de raison, au contraire, que la Sagesse par excellence a
réglé qu'elle n'apporterait de secours aux hommes qu'alors qu'il leur
deviendrait plus nécessaire, car elle n'ignore point que les enfants d'Adam sont
enclins à l'ingratitude. Or on pouvait dire avec vérité que déjà la nuit
approchait, que le jour était sur son déclin, que le soleil de la justice avait
un peu baissé à l'horizon, et ne répandait plus sur la terre que des rayons
presque éteints et une chaleur affaiblie. Car la lumière de la connaissance de
Dieu était devenue bien faible, en même temps que, sous le manteau glacial de
l'iniquité, la chaleur de la charité avait sensiblement baissé. Il n'y avait
plus d'apparition d'anges, plus de prophètes qui élevassent la voix, il semble
que, vaincus par le désespoir à la vue de l'endurcissement excessif et de
l'obstination des hommes, ils avaient cessé les uns d'apparaître et les autres
de parler. Mais moi, dit le Fils " c'est alors que je me suis écrié, me voici,
je viens (Psalm., XXXIX, 9). " Oui, voilà comment à l'heure où tout reposait
dans un paisible silence et que la nuit était au milieu de sa course, votre
Parole toute-puissante, ô Seigneur, vint du Ciel et descendit de son trône royal
(Sap. XVIII, 14). C'est dans le même sens que l'Apôtre disait: " Quand vint la
plénitude des temps, Dieu envoya son Fils (Galal., IV, 4). " C'est qu'en effet
la plénitude et l'abondance des choses du temps avaient produit l'oubli et la
disette de celles de l'éternité. Il était donc bien à propos que l'éternité vînt
puisque la temporalité prévalait. En effet, sans parler du reste, la paix
temporelle elle-même était si générale alors, qu'un homme n'a eu qu'à l'ordonner
et le dénombrement du monde se fit (Luc, II, 1).
10. Vous connaissez maintenant quel est Celui qui
vient; de même que là où il vient et d'où il vient, enfin le temps et la cause
de sa venue vous sont également connus; il ne nous reste donc plus qu'à
rechercher avec soin par quelle voie il vient, afin que nous allions à sa
rencontre, comme il est juste que nous le fassions. Mais, s'il est venu une fois
sur la terre, clans une chair visible, pour opérer notre salut, il vient encore
tous les jours invisiblement et en esprit pour sauver nos âmes à tous, selon ce
qui est écrit: " Le Christ, Notre-Seigneur, est un esprit devant nos yeux. " Et
pour que vous sachiez que cet avènement spirituel est caché, il est dit " C'est
à son ombre que nous vivrons au milieu des nations (Thren., IV, 20). " Voilà
pourquoi il est juste, si le malade est trop faible pour aller bien loin au
devant d'un si grand médecin, il s'efforce au moins de lever la tête et de se
soulever un peu lui-même à son arrivée. Non, non, ô homme, tu n'as pas besoin de
passer les mers, de t'élever dans les nues, de gravir les montagnes, et la route
qui t'est montrée n'est pas longue à parcourir, tu n'as qu'à rentrer en toi-même
pour aller au devant de ton Dieu; en effet sa parole est dans ta bouche et dans
ton coeur. Va donc au moins au devant de lui jusqu'à la componction du coeur et
à la confession de la bouche, si tu veux sortir du fumier sur lequel ta
malheureuse âme est étendue, car il n'est pas convenable que l'auteur de toute
pureté s'avance jusque-là. Mais qu'il vous suffise de ce peu de mots sur cet
avènement, dans lequel il daigne éclairer nos âmes par son invisible présence.
11. Mais il faut aussi considérer
la voie de son avènement visible, car toutes ses voies sont belles et ses
sentiers pacifiques (Prov., III, 17). " Or le voici, dit l'Epouse, le voici qui
vient, sautant sur les montagnes et passant par-dessus les collines (Cant. II,
8). Vous le voyez quand il vient, ô belle Epouse, mais vous ne pouviez le voir
auparavant, quand il reposait, car vous vous écriiez alors: " O vous, le
bien-aimé de mon âme, dites-moi où vous menez paître vos troupeaux, où vous vous
reposez (Cant. I, 6). " Lorsqu'il repose, ce sont les anges qu'il paît pendant
des éternités sans fin, et qu'il rassasie de la vision de son immuable éternité.
Mais ne vous méconnaissez point vous-même, ô belle Epouse, car c'est par vous
que s'est produite cette admirable vision, par vous qu'elle s'est affermie, et
vous ne pouvez y arriver. Mais voici qu'il est sorti de son sanctuaire, celui
qui paît les anges quand il repose, il s'est mis en marche, il va nous guérir.
On va le voir venant et rassasié, lui qu'on ne pouvait voir quand il reposait et
paissait. Il vient, dis-je, en franchissant d'un bond les montagnes et en
passant par-dessus les collines. Les montagnes et les collines, ce sont les
patriarches et les prophètes; or voyez dans sa généalogie comment il vient en
franchissant les unes d'un bond et en sautant par-dessus les autres. " Abraham,
y est-il dit, engendra Isaac, Isaac engendra Jacob, etc. ( Matth., I, 2). " Vous
versez en poursuivant que de ces montagnes sortit la souche de Jessé sur
laquelle, selon le mot du Prophète (Isa., XI, 2), poussa un rameau qui produisit
une fleur sur laquelle l'Esprit aux sept dons se reposa. C'est ce que le même
Prophète nous explique dans un autre endroit en disant: "Une Vierge concevra et
enfantera un Fils qui aura nom Emmanuel, c'est-à-dire Dieu avec nous (Isa., VII,
14). " Ainsi, ce qui n'était d'abord qu'une fleur, il l'appelle ensuite
Emmanuel, et ce qui n'était qu'un rameau, il dit plus clairement que c'est une
Vierge. Mais je me vois contraint de remettre à un autre jour les considérations
qu'il y aurait à faire sur ce profond mystère ; c'est un sujet bien digne d'être
traité à part, d'autant plus que le sermon a été un peu long aujourd'hui.
SECOND SERMON
POUR L'AVENT DE NOTRE SEIGNEUR.
Demandez au Seigneur votre Dieu qu il vous fasse
voir un prodige, soit au fond de l'enfer,soit au plus haut des cieux, etc. Par.
d'Isaïe au roi Achaz (Is. VII, II).
1. Nous avons entendu le prophète
Isaïe conseiller au roi Achaz, de demander au Seigneur de lui faire voir un
prodige, soit au fond de l'abîme, soit au plus haut des Cieux. Nous avons
entendu aussi sa réponse; elle semble dictée par un sentiment de piété, mais il
n'en était rien; aussi mérita-t-il d'être réprouvé par Celui qui lit dans les
coeurs et pour qui la pensée de tout homme est à découvert. " Non, dit-il, je
n'en demanderai point, je ne tenterai point le Seigneur (Isa., VII, 12). " Achaz
était rempli d'orgueil parce qu'il était assis sur un trône, et ses paroles
dénotaient l'astuce d'une sagesse tout humaine. Le Seigneur avait donc dit au
prophète Isaïe : "Va trouver ce renard et dis-lui de demander au Seigneur qu'il
lui fasse voir un prodige au fond de l'enfer, car ce renard a une tanière, mais
quand même il la creuserait jusqu'au fond de la terre, il y trouverait Celui qui
peut prendre les sages dans leur astucieuse sagesse. " Le Seigneur avait encore
dit à son prophète : " Va et conseille à cet oiseau de demander au Seigneur
qu'il lui fasse voir un miracle dans le ciel; cet oiseau a en effet un nid, mais
s'il s'élève dans les cieux il y trouvera Celui qui résiste aux superbes et qui
met le pied par sa propre vertu, sur le cou des superbes et des gens qui
s'élèvent. " Mais il feint de ne vouloir point demander à Dieu un signe de sa
puissance dans les cieux ou de son incompréhensible sagesse, dans les abîmes.
Voilà pourquoi le Seigneur promet lui-même de donner à la maison de David un
signe de sa bonté et de son amour, afin d'attirer du moins par la preuve de sa
charité, ceux que ni sa puissance, ni sa sagesse ne frappent de terreur. Il est
possible encore, j'en conviens, que par ces mots, " au fond de l'enfer, " il ait
voulu parler de cette charité que personne ne dépassa jamais, qui le fit mourir
pour ses amis et descendre pour eux dans les enfers, en sorte que. le roi Achaz
eut à redouter la majesté de celui qui règne dans les cieux ou à embrasser la
charité de celui qui descend dans les enfers, car quiconque ne pense point en
tremblant à la majesté de Dieu et ne songe point avec amour à sa charité est
insupportable non-seulement aux hommes mais à Dieu même. " C'est pour cela, dit
le Prophète, que le Seigneur lui-même te donnera un signe manifeste de sa
majesté et de sa charité. Une Vierge concevra et elle enfantera un fils qui sera
appelé Emmanuel, c'est-à-dire, Dieu avec nous (Isa., VII, 14). " Ne cherche
point à fuir, ô Adam, car le Seigneur est avec nous. Ne crains point, ô homme,
et que le nom du Seigneur ne te fasse point trembler de terreur, car Dieu est
avec nous. Il est avec nous, parce qu'il a la même chair que nous, il ne fait
qu'une chair avec nous. C'est pour nous qu'il vient, il est tel que l'un d'entre
nous, et passible comme nous.
2. Et le Prophète continue : " Il
mangera le beurre et le miel. " C'est comme s'il avait dit : Il sera petit
enfant et se nourrira des même aliments que les autres enfants. " En sorte qu'il
sache rejeter le mal et choisir le bien, ajoute Isaïe (Isa., ibidem). " Vous
l'entendez le bien et le mal, comme il était dit de l'arbre au fruit défendu, de
l'arbre de la désobéissance. Mais le second Adam fait un choix bien meilleur
que. le premier; en effet il choisit le bien et rejette le mal, tandis que
celui-là préfère la malédiction et elle tombe sur lui, il repousse la
bénédiction et la bénédiction fuit loin de lui (Psalm. CVIII, 18). Dans ces mots
du prophète : " Il mangera le beurre et le miel, " nous voyons le choix de cet
enfant; que sa grâce maintenant nous vienne en aide et nous accorde, ce qui nous
importe le plus, de comprendre, comme il faut, le sens de ces paroles et ensuite
de l'exposer de manière à vous le faire comprendre aussi. Il y a deux choses
dans le lait de la brebis, le beurre et le fromage: l'un est gras et humide,
l'autre est sec et dur. Notre Enfant sait donc admirablement choisir, quand il
préfère le premier et laisse le second. En effet, quelle est cette centième
brebis qui s'est égarée et qui s'écrie par la bouche du Psalmiste : " Je me suis
égarée comme une brebis qui a péri (Psalm. CXVIII, 176) ? " N'est-ce pas le
genre humain, que le très-bon Pasteur vient chercher après . avoir laissé les
quatre-vingt-dix-neuf autres dans les montagnes? En effet, dans cette brebis-là
on retrouve deux choses aussi, une nature douce, bonne, très-bonne même, c'est
le. beurre ; la corruption du péché, c’est le fromage. Voyez donc le choix
excellent de notre Enfant, qui prend notre nature mais sans la corruption du
péché. N'est-ce point des pécheurs en effet que l'Ecriture a dit : " Leur coeur
s'est durci comme le lait caillé (Psalm. CXVIII, 70), " parce que le ferment de
la malice, la présure de l'iniquité a corrompu en eux la pureté du lait?
3. Ainsi en est-il de l'abeille, si
elle a un doux miel, elle a aussi un aiguillon pénétrant. Mais notre Abeille
c'est celle qui butine parmi les lys et qui habite la contrée fleurie des anges,
d'où elle a pris son vol vers la cité de Nazareth, nom synonyme de fleur,
attirée par la douce odeur qu'exhale la fleur de la perpétuelle virginité sur
laquelle elle se pose et à laquelle elle s'attache. Cette abeille a aussi son
miel et son aiguillon, car, selon le chant du Prophète, elle a en même temps la
miséricorde et le jugement (Psalm. C, 1). Aussi un jour que ses disciples lui
conseillaient de détruire par le feu du ciel une ville qui n'avait pas voulu la
recevoir, elle répond cette Abeille : le Fils de l'homme n'est pas venu pour
exercer le jugement mais pour sauver le monde. Notre Abeille n'avait point
d'aiguillon alors, elle s'en était comme désarmée, quand elle ne répond que par
la miséricorde, non point par le jugement, aux indignes traitements qu'on lui
fait essuyer. Mais gardez-vous bien d'espérer clans l'iniquité et de commettre
l'iniquité dans cette espérance. Un jour viendra en effet, où notre Abeille
reprendra son aiguillon et en fera pénétrer l'acre piqûre jusqu'à la moëlle des
os du pécheur, car le Père ne juge personne, c'est à son Fils qu'il a laissé le
jugement (Joan., V, 22). Mais quant à présent notre petit Enfant mange le beurre
et le miel, puisqu'il unit en sa personne ce qu'il y a de bon dans la nature
humaine à la miséricorde qui est en Dieu, et se montre véritablement homme, sauf
le péché qu'il n'a point. C'est donc un Dieu plein de miséricorde et non point
encore un juge.
4. Après cela, je crois qu'il est
facile de reconnaître quel est ce rameau qui s'élève sur la souche de Jessé et
quelle est cette fleur sur laquelle l'Esprit-Saint vient se reposer. Le rameau
est la Vierge Mère de Dieu, et la fleur est son Fils. Oui, le Fils de la Vierge
est une fleur d'un blanc et d'un rose éclatant et belle entre mille; une fleur
que les anges souhaitent de contempler, dont le parfum rend la vie aux morts;
c'est, comme elle le dit elle-même, une fleur des champs (Cant., II, 1), non des
jardins, car les fleurs des champs poussent sans le secours de l'homme, personne
ne l'a semée, personne ne la cultive, personne ne répand un engrais à la place
on elle pousse. Il en est tout à fait de même du sein de la Vierge Marie; c'est
ainsi qu'il a fleuri, ainsi que ses chastes entrailles ont produit, comme une
prairie d'une éternelle verdeur, que le soc de la charrue n'a point remuée et
que la main de l'homme a toujours respectée, une fleur dont la beauté ne doit
point se corrompre dont l'éclat ne se flétrira jamais. O Vierge, rameau sublime,
tu te termines par une tête sainte et superbe qui s'élève jusqu'à celui qui est
assis sur un trône; jusqu'à la majesté du Seigneur même. Après tout, pourquoi
m'en étonnerai-je, quand je te vois pousser à une grande profondeur les racines
de l'humilité? O plante vraiment céleste, plus précieuse et plus sainte que
toutes les autres plantes ! O arbre vraiment arbre de vie, qui seul' as mérité
de porter le fruit du salut! Ta ruse, ô serpent malin, se trouve prise au piège,
ta fausseté est découverte. Tu en avais doublement imposé en accusant le
créateur de mensonge et d'envie, mais te voilà convaincu d'une double imposture,
celui à qui tu avait dit : " Tu ne mourras point (Gen., III, 4), " a commencé
par mourir, et la vérité du Seigneur demeure éternellement (Psalm., CXVI, 2).
Dis-moi donc maintenant si tu le peux, dis-moi quel est l'arbre dont il m'a
défendu par envie de cueillir le fruit, lui qui m'a donné ce rameau choisi et le
fruit sublime qu'il porte? " En effet, comment celui qui n'a pas même épargné
son propre Fils, ne nous donnera-t-il point toutes choses avec lui (Rom., VIII,
32) ? "
5. A présent vous avez remarqué, si je ne me
trompe, que la Vierge est cette voie royale par laquelle le Sauveur est venu à
nous, car c'est de son sein qu'il s'est élancé comme un jeune époux de sa couche
nuptiale. Ne nous écartons donc point de cette route dont je vous ai parlé dans
mon premier sermon, s'il vous en souvient bien, et efforçons-nous, mes très
chers Frères, de monter vers le Sauveur par la même voie qu'il a suivie pour
descendre jusqu'à nous, d'arriver par elle à la grâce de celui qui, par elle
aussi, est venu jusque dans notre misère. Puissions-nous avoir, par vous, accès
auprès de votre Fils, ô vous qui avez eu le bonheur de trouver la grâce,
d'enfanter la vie et le salut. Que celui qui nous a été donné par vous, par vous
aussi nous reçoive. Que votre sainteté excuse auprès de lui la faute de notre
corruption, et que votre humilité, qui charme les regards de Dieu, lui fasse
pardonner à notre vanité. Que votre immense charité couvre la multitude de nos
péchés et que votre glorieuse fécondité nous rende féconds aussi en bonnes
œuvres. O vous, notre Dame, notre médiatrice et notre avocate, réconciliez-nous
avec votre Fils, recommandez-nous, présentez-nous à lui. Faites, ô bienheureuse
vierge, par la grâce que vous avez trouvée, par la prérogative que vous avez
méritée, par la miséricorde dont vous ôtes la mère, que Jésus-Christ, votre Fils
et notre Seigneur, le Dieu béni par-dessus toutes choses dans les siècles des
siècles, qui a daigné, par vous, partager notre faiblesse et notre misère, nous
fasse la grâce, à votre intercession, de nous faire partager un jour avec lui la
gloire et le bonheur éternels. Ainsi soit-il.
TROISIÈME SERMON
Les trois avènements du Seigneur et les sept colonnes que nous devons ériger en
nous.
1. Dans l'Avènement du Seigneur que nous
célébrons, si je considère la personne de celui qui vient, l'excellence de sa
majesté me dépasse, et si j'envisage ceux vers qui il vient, je suis confondu à
la vue de l'honneur qu'il leur fait. Certainement les anges eux-mêmes sont
étonnés de la nouveauté du prodige qu'ils ont sous les yeux et de voir au
dessous d'eux Celui qu'ils ne cessent d'adorer au dessus d'eux, de descendre et
de monter en même temps vers le Fils de l'Homme. Si je me demande pourquoi il
vient, je me trouve en face de l'inestimable étendue de sa charité que
j'embrasse du mieux qu'il m'est possible. Si je considère de quelle manière il
vient, je suis frappé du degré d'élévation où se trouve portée la condition
humaine. En effet, celui qui vient à nous, c'est le créateur et le maître de
toutes choses; or c'est pour les hommes qu'il vient, c'est vers les hommes qu'il
vient, c'est fait homme lui-même qu'il vient. Mais, dira-t-on, comment peut-on
dire qu'il est venu puisqu'il est constamment en tous lieux à la fois? Il est
bien vrai qu'il était dans le monde et que le monde a été fait par lui, mais
cependant le monde ne l'a point connu (Joan., I, 10). Il ne vint donc pas dans
le monde, puisqu'il n'était pas hors du monde, mais il apparut là même où il
était caché. Voilà pourquoi il prit la forme humaine, c'était pour se faire
reconnaître, car il habite dans le sein de Dieu une lumière inaccessible (I Tim.
VI, 16).Après tout, il n'était pas tout à fait indigne de la. majesté de Dieu de
se montrer sous les traits de sa propre image, telle qu'il l'avait faite dès le
principe, ni indigne de Dieu de se faire voir sous cette image à ceux qui ne
pouvaient point le reconnaître dans sa substance, et de se faire homme lui-même
pour se manifester aux hommes, lui qui avait créé l'homme à son image et à sa
ressemblance.
2. C'est donc de la venue d'une si grande majesté,
d'une si profonde humilité, d'une telle charité et d'une gloire si grande pour
nous, que l'Eglise entière fait tous les ans avec solennité la mémoire. Ah! plût
à Dieu qu'on la célébrât maintenant comme on la célébrera dans l'éternité! Ce
serait bien mieux. Quelle folie n'est-ce point en effet, après la venue d'un si
grand roi, de vouloir ou d'oser nous occuper encore de toute autre chose, plutôt
que d'oublier tout le reste, pour ne plus vaquer qu'à son culte et ne plus
penser qu'à lui en sa présence ? Mais tous les hommes ne sont point du nombre de
ceux dont le Prophète disait : " Ils n'ouvriront la bouche que pour exhaler les
louanges de vos innombrables douceurs (Psalm. CXLIV, 7), " il y en a si peu qui
s'en nourrissent! Or on ne peut exhaler le goût et l'odeur de ce qu'on n'a point
goûté ou de ce qu'on a à peine goûté, la bouche n'exhale l'odeur que de ce dont
l'estomac est plein et rassasié. Voilà comment il se fait que ceux dont l'esprit
et la vie sont tout de ce monde, n'exhalent jamais la bonne odeur de ces
douceurs ineffables, lors même qu'ils en célèbrent la mémoire, ils passent ces
jours de fête sans dévotion, sans piété et dans une sorte d'aridité pareille à
celle des autres jours. Mais ce qu'il y a de plus condamnable, c'est que le
souvenir de cette grâce inestimable est une occasion de fêtes charnelles, en
sorte qu'on voit les hommes, dans ces jours Je solennité, rechercher les parures
et les délices de la table avec tant d'ardeur qu'on pourrait croire que le
Christ n'a pas eu autre chose en vue, en naissant, et qu'on est d'autant plus
assuré de lui plaire qu'on déploie plus de luxe en ce genre. Mais ne
l'entendez-vous point dire lui-même: " Je ne mangeais point avec ceux dont
l'oeil est superbe et le coeur insatiable (Psalm. C, 5). " Pourquoi cette
ambition à vous procurer des vêtements pour le jour de ma naissance? Je déteste
l'orgueil, bien loin de l'aimer. Pourquoi cette ardeur et ce soin à préparer une
foule de mets pour cette époque ? Je blâme les délices de la table, bien loin de
les avoir pour agréables. Evidemment il faut être d'un coeur insatiable pour se
procurer tant de choses et les faire venir de si loin; car pour le corps, il se
contente de beaucoup moins que cela et de choses bien plus faciles à se
procurer. Lors donc que vous célébrez ma venue, vous ne m'honorez que du bout
des lèvres, votre coeur est loin de moi; ce n'est même pas moi que vous honorez,
car votre Dieu, c'est votre ventre, et vous placez votre gloire dans ce qui fait
votre honte. Celui qui recherche la vanité du monde et les voluptés sensuelles
est bien malheureux ; il n'y a de bonheur que pour ceux dont le Seigneur seul
est le Dieu (Psalm. CXIV, 15).
3. Gardez-vous bien, mes frères, d'imiter les
méchants et ne portez point envie à ceux qui commettent l'iniquité (Psalm. XXXVI,
1). Ayez plutôt l'œi1 ouvert sur la fin qui les attend, compatissez à leur
malheur du fond de votre âme et priez pour tous ceux qui tombent par surprise en
quelque faute. Les malheureux!. s'ils agissent ainsi, c'est parce qu'ils ne
connaissent pas Dieu; car s'ils le connaissaient jamais, ils ne seraient pas
assez insensés pour exciter ainsi contre eux sa colère. Pour nous, mes Frères
bien-aimés, nous ne saurions trouver une excuse dans notre ignorance, car vous
le connaissez parfaitement, mon Frère, qui que vous soyez, et si vous dites que
vous ne le connaissez point, vous serez un menteur comme les gens du monde. Mais
si vous ne le connaissez pas, qui donc vous a amené ici et comment êtes-vous
entré dans cette maison? Si vous ne le connaissez point, comment donc avez-vous
pu être amené à renoncer spontanément à l'affection de vos amis, aux plaisirs de
la chair, aux vanités du siècle, à jeter en Dieu toutes vos pensées, et à mettre
toute votre confiance en lui, quand votre conscience même vous rendait
témoignage que vous avez si peu ou plutôt si mal mérité de lui ? Qui aurait pu,
je vous le demande encore, vous persuader, supposé que vous l'ignorassiez, que
le Seigneur est bon pour ceux qui ont mis leur espérance en lui, pour toute âme
qui le cherche, si vous n'aviez appris par vous-même combien le Seigneur est bon
et doux, combien il est rempli de miséricorde et de vérité? Mais comment
avez-vous appris tout cela, si ce n'est parce qu'il est venu non-seulement à
vous mais en vous?
4. Nous connaissons en effet trois avènements du
Christ; il est venu pour les hommes, dans les hommes et contre les hommes. Il
est venu indistinctement pour tous les hommes, mais il n'est pas venu de même
dans tous ou contre tous les hommes. Mais comme le premier et le troisième
avènement sont bien connus, puisqu'ils sont manifestes à tous les yeux; écoutez
seulement comment il s'exprime au sujet du second qui est spirituel et caché: "
Si quelqu'un m'aime, dit-il, il gardera ma, parole; mon Père l'aimera; nous
viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure (Joan., XIV, 23). " Oh!
heureux celui en qui vous établirez votre demeure, Seigneur Jésus! Heureux celui
en qui la sagesse se construit une habitation et se taille sept colonnes pour la
soutenir : Heureuse l'âme où elle s'établit à demeure! Mais quelle est-elle?
C'est l'âme du juste, comment en serait-il autrement, puisque ce sont la justice
et le jugement qui préparent à la sagesse son séjour? Quel est celui d'entre
vous, mes Frères, qui désire préparer dans son âme une demeure à Jésus-Christ?
Voici quelles tentures de soie, quelles tapisseries et quels coussins il veut y
trouver: " La justice et l'équité sont, dit-il, les préparatifs que réclame le
lieu de son habitation (Psalm. LXXXVIII, 15). " Or la justice, c'est une vertu
qui nous fait rendre à chacun ce qui lui appartient; rendez donc à trois sortes
de personnes en même temps ce qui leur revient et ce que vous leur devez, je
veux parler de vos supérieurs, de vos inférieurs et de vos égaux, et vous
célébrerez comme il faut l'avènement de Jésus-Christ, parce que vous lui aurez
préparé une demeure dans la justice. Rendez, vous dis-je, à vos supérieurs le
respect et l'obéissance que vous leur devez, le respect par les sentiments de
votre coeur et l'obéissance, par les dispositions de votre corps; car il ne
suffit point d'obéir à nos pères extérieurement seulement, il faut encore que
nous ayons d'eux au fond du coeur de hauts sentiments de respect. S'il arrive
que la vie de l'un de nos supérieurs soit si manifestement mauvaise qu'il n'y
ait pas moyen ni de ne le point remarquer, ni de l'excuser, cependant à cause de
Celui de qui vient tout pouvoir, nous devons encore avoir de la considération
pour ce supérieur, sinon parce qu'il le mérite par lui-même, du moins par
déférence pour l'ordre établi de Dieu et pour la dignité de la charge qu'il
exerce.
5. Ainsi devons-nous à nos frères parmi lesquels
nous vivons, au double titre de confrères et d'hommes, aide et conseil, car de
notre côté, nous attendons aussi d'eux des conseils pour éclairer notre
ignorance et de l'aide pour seconder notre faiblesse. Mais peut-être y en a-t-il
quelques-uns parmi vous qui me répondent en esprit, quels conseils pouvons-nous
donner à notre frère ? Il ne nous est pas même permis de lui dire lin mot.
Quelle assistance aussi, pouvons-nous lui procurer? Nous ne pouvons faire la
moindre chose en dehors des lois de l'obéissance. A cela je réponds : Vous
trouverez toujours quelque chose à faire pour votre frère si vous avez la
charité fraternelle au fond du coeur. Quant aux conseils, pouvez-vous lui en
donner de meilleurs que de lui enseigner par votre exemple ce qu'il doit faire
et ce qu'il doit éviter, que de le porter vers ce qui est mieux, par les
conseils, non de la langue, mais des oeuvres et de la vérité ? Y a-t-il
assistance plus utile et plus efficace que de prier avec piété pour lui, de ne
point négliger de le reprendre de ses fautes, d'avoir à coeur, non-seulement de
ne lui donner jamais aucune occasion de chute, mais encore, autant que possible
de les éloigner toutes de lui, comme l'ange de la paix qui arrache les scandales
du royaume de Dieu? Si vous donnez à votre frère cette assistance et ces
conseils vous vous acquittez de votre dette, à son égard, il n'a point le droit
de se plaindre de vous.
6. Mais êtes-vous placé au-dessus des autres? vous
leur devez indubitablement le tribut d'une plus ample sollicitude; vos
inférieurs ont droit d'attendre de vous vigilance et discipline. Vigilance qui
les empêche de pécher et discipline qui ne laisse point la faute impunie. Mais
si vous n'avez personne sous votre dépendance, vous vous avez du moins vous-même
et vous vous devez à ce titre vigilance et discipline aussi. Ainsi vous avez un
corps dont la conduite évidemment appartient à votre âme; vous devez donc
veiller sur lui afin que le péché ne règne pas en lui et que ses membres ne
fournissent point des armes à l'iniquité. Mais vous devez aussi le soumettre à
la discipline, afin qu'il produise de dignes fruits de pénitence, vous devez le
châtier et le soumettre au joug. Mais la dette de ceux qui auront à répondre de
plusieurs âmes est bien autrement lourde et périlleuse. Hélas! Malheureux homme
que je suis, où irai-je, si j'ai le malheur de garder avec négligence un si
grand trésor, un dépôt si précieux que Jésus-Christ l'estime plus que son propre
sang? S'il m'avait été donné de recueillir au pied de la croix le sang du
Seigneur qui coulait de ses blessures et que je dusse le porter souvent dans un
vase fragile, quelles ne seraient point les transes de mon esprit en pensant au
danger que je cours? Or il est certain que le dépôt que j'ai reçu en garde est
d'un tel prix que le négociant plein de sagesse, ou plutôt que la Sagesse
elle-même a donné tout son sang pour se le procurer. Et de plus, c'est dans des
vases bien fragiles, beaucoup plus exposés à se rompre que des vases de verre,
que ce dépôt m'a été remis. Ajoutons à cela pour comble d'inquiétude et pour
surcroît de crainte, que chargé de veiller sur ma conscience en même temps que
sur celle de mon prochain, je ne connais bien ni l'une ni l'autre. Toutes les
deux sont insondables comme l'abîme, obscures comme les ténèbres de la nuit,
néanmoins j'en suis établi le gardien et j'entends une voix qui me crie : "
Sentinelle, qu'avez-vous vu cette nuit, sentinelle, qu'avez-vous vu cette nuit (Isa.,
XXI,11)? " Non-seulement je ne puis répondre comme Caïn : " Suis-je le gardien
de mon frère (Gen., IV, 9) ? " mais encore je dois avec le Prophète proclamer
bien haut que : " Si ce n'est le Seigneur lui-même qui se charge de la garde
d'une ville, c'est en vain que veille celui qui la garde (Psalm., CXXVI, 2.) "
Je ne puis trouver d'excuse que dans le soin avec lequel je m'acquitte du devoir
de la vigilance et de la discipline, comme je l'ai dit plus haut. Si ces quatre
choses, je veux dire le respect et l'obéissance dus à mes supérieurs,
l'assistance et le conseil que réclament mes frères, ne me font point défaut, la
Sagesse ne trouvera point sa demeure dépourvue des choses qui concernent la
justice?
7. Peut-être y a-t-il 1à six des
sept colonnes que la Sagesse s'est taillées dans la demeure qu'elle s'est
construite; recherchons maintenant qu'elle est la septième, peut-être la Sagesse
elle-même daignera-t-elle nous la faire connaître. Qui nous empêche de la voir
dans le jugement, de même que nous avons vu les six autres dans la justice? Car
il n'y a pas que la justice qui soit chargée de préparer la demeure de la
Sagesse, le jugement l'est aussi (Psalm., LXXXVIII, 15). Après tout, si nous
rendons à nos supérieurs, à nos égaux et à nos inférieurs ce que nous leur
devons, ne donnerons-nous rien à Dieu ? Mais nul ne peut s'acquitter à son égard
de tout ce qu'il lui doit, tant il a accumulé de trésors de miséricorde en nous,
tant est grande la multitude de nos fautes, tant nous sommes fragiles et de purs
néants, tant il est grand et se suffit à lui-même, tant enfin il a peu besoin de
nous. J'ai pourtant entendu un homme à qui il avait révélé les secrets et les
mystères de sa Sagesse s'écrier que " La majesté du grand Roi éclate dans son
amour pour la justice (Psalm., XCVIII, 5). " Il ne demande de nous rien de ce
qui ne se trouve qu'en lui, avouons seulement nos iniquités et il nous
justifiera sans autre mérite de notre part, afin de nous faire estimer sa grâce
comme elle le mérite. Il aime, en effet l'âme qui, sous ses yeux se considère
sans cesse et se juge sans détour. Voilà pourquoi le sage craint toutes ses
oeuvres, les examine avec soin, les pèse et les juge toutes. C'est parce que
tout homme qui reconnaît en toute vérité et confesse en toute humilité ce qu'il
est et ce que sont toutes ses oeuvres, telles qu'elles sont en effet, honore la
vérité. D'ailleurs si vous voulez être convaincu que Dieu demande de vous le
jugement après la justice, écoutez comme il s'exprime. " Lorsque vous aurez fait
tout ce qui vous est ordonné, dites: nous sommes des serviteurs inutiles (Luc,
XVII, 10). " Voilà pour l'homme toute la préparation que le Seigneur attend de
lui pour sa demeure, qu'il s'applique pardessus tout à observer ses
commandements et ensuite qu'il se regarde comme un serviteur inutile.
QUATRIÈME SERMON
Son double avènement et le zèle qu'on doit avoir pour les vraies vertus.
1. Il est juste, mes Frères, que vous célébriez
l'avènement de Notre Seigneur avec toute la dévotion possible, qu'une si grande
consolation vous comble de bonheur, qu'une si grande grâce vous remplisse
d'étonnement et qu'une telle charité vous enflamme d'amour. Mais ne vous
contentez point de penser à son premier avènement, quand il vint chercher et
sauver ce qui avait péri, mais songez aussi au second, quand il viendra pour
nous emmener avec lui. Ah! je voudrais vous voir sans cesse occupés à méditer
sur ces deux avènements, à ruminer dans vos âmes la pensée de tout ce qu'il a
fait dans le premier et de tout ce qu'il promet dans le second. Je voudrais vous
voir vous endormir dans la méditation de ce double héritage. Ce sont là les deux
bras de l'Époux, dans lesquels l'Épouse reposait lorsqu'elle disait : " Sa main
gauche est sous ma tête et il m'embrasse, de sa main droite (Corinth., II, 6). "
En effet, " dans sa main gauche, comme nous le lisons ailleurs, se trouvent la
richesse et la gloire ; et dans la droite, la longueur des jours (Prov., III,
16). " Ainsi, dans sa main gauche sont la richesse et la gloire; entendez-vous,
fils d'Adam, race ambitieuse et avide? Que vous inquiétez-vous des richesses de
la terre et de la gloire temporelle, elles ne sont ni vraies ni vôtres?
Qu'est-ce que l'or et l'argent? n'est-ce point de la terre rouge et de la terre
blanche, que l'erreur seule des hommes fait ou plutôt répute précieuses? Après
tout, si ces choses vous appartiennent, eh bien, emportez-les avec vous. Mais
non, quand l'homme meurt, il n'emporte rien avec lui et sa gloire ne le suit
point dans la tombe.
2. Les véritables richesses ne consistent donc
point dans des trésors mais dans des vertus, car il n'y a que cela que la
conscience emporte avec elle et qui la rende riche pour toujours. Quant à la
gloire, voici ce que l'Apôtre lui-même en dit: " Notre gloire à nous, c'est le
témoignage de notre conscience (II Corinth., I,12). " Mais pour la gloire que se
donnent mutuellement ceux qui ne recherchent point la seule gloire qui vienne de
Dieu, elle est vaine, parce que les enfants des hommes sont pleins de vanité. O
insensé l'homme qui renferme des marchandises dans un sac percé et qui confie
son trésor à la discrétion d'une bouche étrangère! Ne sais-tu donc point,
malheureux, que ce coffre-là ne ferme point et qu'il n'a pas même de serrures?
Ah! combien plus sages sont ceux qui gardent eux-mêmes leur propre trésor et ne
le confient point à d'autres! Mais pourront-ils le conserver toujours?
Pourront-ils le tenir constamment caché ? Viendra un jour où tous les secrets
des coeurs seront dévoilés, en même temps que les choses qui avaient paru aux
regards de tous, cesseront d'être en vue. Voilà ce que signifient ces lampes des
vierges folles qui s'éteignent à l'arrivée du Seigneur (Matth., XXV, 3), et
pourquoi? Il ne reconnaît pas ceux qui ont reçu leur récompense en ce monde (Matth.,
VI, 17). Voilà pourquoi, mes très-chers Frères, je vous dis qu'il vaut mieux
cacher notre bien que le montrer, si nous en avons. Il faut faire comme les
mendiants, lorsqu'ils demandent l'aumône; au lieu d'étaler des vêtements
précieux, ils ne montrent que des membres à demi-nus et mêmes des ulcères s'ils
en ont, afin d'exciter plus vite la compassion de ceux qui les voient. C'est la
règle de conduite que le Publicain de l'Evangile suivit bien mieux que le
Pharisien; aussi, " s'en retourna-t-il chez lui justifié par ce dernier (Luc,
XVIII, 14), " c'est-à-dire de préférence à lui.
3. Il est temps, mes Frères, que le jugement
commence à se faire par la maison de Dieu. Quelle sera la fin de ceux qui
n'obéissent point à l'Evangile ? Quel sera le jugement de ceux qui ne
ressusciteront point. pour la gloire, au jour de ce jugement (Psalm. I, 5) ?
Ceux qui ne veulent point être jugés dans le jugement qui se fait maintenant et
dans lequel le prince de ce monde est chassé dehors, doivent attendre ou plutôt
doivent appréhender un juge, qui les jettera eux-mêmes dehors avec leur propre
prince. Pour nous, si nous sommes parfaitement jugés dés maintenant, nous
pouvons attendre, avec une entière sécurité, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui
doit transformer notre corps, tout vil et abject qu'il est, et le rendre
conforme 'à son corps glorieux (Philipp., III, 20). C'est alors que les justes
brilleront et l'éclat sera le même pour les savants que pour les ignorants, car
ils brilleront comme le soleil dans le royaume de leur Père (Matth., XIII, 43),
et " leur éclat sera celui de sept soleils ensemble (Isa., XXX, 26) "
c'est-à-dire égalera la lumière de sept jours réunis.
4. En effet, le Sauveur, en venant alors,
transformera notre corps vil et abject et le rendra semblable à son corps
glorieux, pourvu toutefois que notre coeur ait été d'abord transformé lui-même
et soit devenu semblable aussi à son humble coeur. Voilà pourquoi il disait: "
Apprenez de moi que je suis doux et humble de coeur (Matth., XI, 29). "
Remarquez à ce sujet qu'il y a deux sortes d'humilité, comme l'indiquent les
paroles du Sauveur, l'une de conviction et l'autre de sentiment ou de cœur.
Parla première, nous sommes convaincus de notre néant; nous la puisons cette
humilité-là, dans nous-mêmes et dans notre propre faiblesse. Par la seconde,
nous foulons aux pieds la gloire du monde, et celle-ci nous l'apprenons à
l'école de celui qui " s'est anéanti lui-même, en prenant une forme d'esclave
(Philipp., II, 7), " qui s'est enfui, quand on le cherchait pour le faire roi,
et qui s'offrit de lui-même à ceux qui lui préparaient tant d'opprobres et
l'ignominie de la croix. Si donc nous voulons, comme dit le Psalmiste, " dormir
entre les deux héritages, c'est-à-dire, entre les deux avènements du Christ, il
faut que nous ayons les ailes d'argent de la colombe (Psalm. LXVII, 14), "
c'est-à-dire que nous ayons cette forme de vertus que le Christ nous a enseignée
de la voix et de l'exemple, quand il était revêtu de sa chair mortelle. En effet
il semble qu'on peut entendre par ces mots " d'argent, " l'humanité du Sauveur,
de même que par l'or on entend sa divinité.
5. Ainsi donc, toute notre vertu est aussi loin de
la vraie vertu qu'elle est éloignée de cette forme de vertu, et tout aile est
inutile, si elle n'est point argentée. L'aile de la pauvreté est grande
certainement, puisqu'elle nous porte si vite vers le Ciel; car, si toutes les
autres vertus qui viennent après elles, les promesses ne sont faites que pour
l'avenir, ce ne sont pas des promesses pour l'avenir, mais un don dans le
présent qui est fait à la pauvreté: "Le royaume des Cieux, est-il dit, est aux
pauvres d'esprit (Matth., V, 3), " tandis que, en parlant des autres vertus,
Jésus dit seulement au futur: " Ils hériteront, ils seront consolés, " etc. Nous
voyons des pauvres qui ne seraient point si tristes et si pusillanimes, si
c'étaient de véritables pauvres, puisque un royaume, le royaume des Cieux serait
déjà leur partage. Ce sont des pauvres qui veulent bien de la pauvreté, mais à
condition qu'ils ne manqueront de rien et qui n'aiment la pauvreté que si elle
va sans privation aucune. Il y en a aussi qui sont doux, mais pourvu qu'on ne
dise et qu'on ne fasse rien de contraire à leur volonté. Aussi, à la moindre
occasion, est-il bien facile de voir combien ils sont loin de la vraie
mansuétude. Or comment une telle douceur pourra-t-elle avoir part à l'héritage,
puisqu'elle meurt avant même que l'héritage soit ouvert ? On en voit aussi qui
ont le don des larmes; mais, si elles débordaient vraiment du coeur elles ne
feraient pas si aisément place au rire. Aussi, comme les paroles oiseuses et
bouffonnes coulent plus abondamment encore de leurs lèvres que les larmes de
leurs yeux, je ne puis croire que c'est de ces pleurs qu'il est dit que Dieu
même les séchera puisqu'elles sont si facilement essuyées par de faibles
consolations. Il y en a qui font éclater lin zèle si ardent contre les défauts
des autres, qu'on pourrait croire que véritablement ils ont faim et soif de la
justice, mais ils sont loin de considérer leurs propres fautes du même oeil, "
car il y a pour eux poids et poids, ce qui est en horreur aux yeux de Dieu
(Prov., XX, 23). " Aussi les voit-on s'enflammer avec non moins d'impudence que
d'inutilité contre les autres et se flatter eux-mêmes avec autant d'inutilité
que de folie.
6. Il y en a aussi qui exercent la charité mais
avec les biens qui ne leur appartiennent pas; qui se scandalisent, si on ne
donne pas largement à tout le monde, à condition pourtant, qu'ils n'en souffrent
en rien eux-mêmes. S'ils étaient vraiment charitables, c'est de leur propre bien
qu'ils feraient la charité; et s'ils ne pouvaient donner des biens de la terre,
ils donneraient au moins de bon coeur leur pardon à ceux qui ont pu les
offenser; ils auraient du moins à leur donner soit un signe,de bienveillance,
soit une bonne parole le meilleur da tous les présents, pour exciter leur coeur
au repentir; enfin, ils auraient de la compassion et une prière pour tous ceux
qu'ils verraient tomber dans le péché, autrement leur miséricorde est nulle et
il ne lui sera point fait miséricorde. De même, on en voit qui font l'aveu de
leurs fautes de manière à faire croire qu'ils n'agissent qu'avec le désir de
purifier leur coeur, car la confession efface tous les péchés; malheureusement
ils ne peuvent écouter avec patience chez les autres l'aveu des mêmes fautes
dont ils s'accusent spontanément eux-mêmes. S'ils étaient poussés par un vrai
désir de se purifier de leurs péchés, ils traiteraient mieux ceux qui viennent
aussi leur découvrir les souillures de leur âme. J'en vois aussi qui n'ont de
cesse qu'ils n'aient rendu la paix du coeur à ceux que le moindre scandale a pu
troubler, on pourrait les prendre pour des hommes vraiment pacifiques, mais si
c'est par hasard contre eux que parait dirigée telle parole ou telle action,
leur émotion est bien plus longue et plus difficile que celle des autres à se
calmer. Or, s'ils aimaient véritablement la paix, il est i hors de doute qu'ils
l'aimeraient aussi pour eux-mêmes.
7. Argentons donc nos ailes dans le commerce de
Jésus-Christ, de même que les saints martyrs ont blanchi leurs robes dans son
sang. Imitons de tout notre pouvoir Celui qui a tant aimé la pauvreté, que,
lorsque la terre entière était entre ses mains, il n'eut pourtant point où
reposer sa tête (Luc. IX, 58). Celui dont les disciples, comme nous le voyons
dans les saints Livres, furent contraints par la faim de broyer des épis dans
leurs mains en traversant des champs de blé (Luc, VI, 1); Celui qui fut conduit
à la mort comme une brebis " et qui n'ouvrit point la bouche, tel qu'un agneau
devant celui qui lui enlève sa toison (Isa., LIII, 7) , " qui pleura sur Lazare
(Joan., XI, 43) et sur Jérusalem (Luc., XIX, 41), qui passait des nuits en
prière (Luc, VI,12), mais qui ne rit et ne plaisanta (a) jamais; qui eut
tellement faim de la justice que n'ayant point de péchés à expier pour son
propre compte, il voulut expier les nôtres. Aussi jusque sur la croix, la soif
qui le dévorait n'était-elle autre que celle de la justice, puisqu'il ne fit
point difficulté de mourir pour ses ennemis et de prier pour ses bourreaux
mêmes. Il ne fit point de péché et souffrit patiemment qu'on le condamnât pour
les péchés des autres, il endura enfin toutes sortes de tourments pour se
réconcilier les pécheurs.
a Les leçons varient un peu suivant
les éditions, en cet endroit, quant au mot que nous rendons par plaisanta.
Il est bien certain qu'on ne trouverait point le mot latin jocasse dans
les auteurs de la bonne époque : néanmoins, d'après Vossius, ou le voit dans
plusieurs écrivains antérieurs à Saint Bernard, pour jocatum esse.
CINQUIÈME SERMON
De l'avènement du Seigneur qui tient le milieu entre son premier et son dernier
avènement.
Triple renouvellement.
1. J'ai dit naguère que les deux héritages entre
lesquels doivent dormir ceux qui ont argenté leurs ailes, signifient les deux
avènements de Jésus-Christ ; mais je n'ai pas dit où ils devaient dormir. Or, il
y a un troisième avènement qui tient le milieu entre les deux dont nous avons
parlé, et c'est dans celui-là que dorment avec bonheur ceux qui le connaissent.
Les deux autres sont visibles, le troisième ne l'est point. Dans le premier
avènement, Jésus-Christ se montra sur la terre et conversa avec les hommes,
alors que " ceux-ci le virent et ne laissèrent point de le haïr (Joan., XV, 24.
" Mais dans le dernier, " tout homme verra le Sauveur envoyé de Dieu (Luc, III,
6), " et ceux qui l'ont crucifié, pourront le contempler (Joan., XIX, 37. "
Celui du milieu est secret, c'est celui dans lequel les élus seuls voient le
Sauveur au dedans d'eux et leurs âmes sont sauvées. Ainsi dans le premier
avènement, Jésus-Christ vient dans notre chair et dans notre faiblesse ; dans
celui qui tient le milieu, il vient en esprit et en vérité, et dans le dernier
il apparaît dans sa gloire et dans sa majesté. Mais c'est par la vertu qu'on
parvient à la gloire selon ce qui est dit : " Le Seigneur tout-puissant est en
même temps le Roi de toute gloire (Psalm. XXIII, I0), " et encore suivant ces
autres paroles du même Prophète: " Pour que je pusse contempler votre puissance
et votre gloire (Psalm., LXIII, 3). " Le second avènement est donc comme la voie
qui conduit du premier au troisième. Dans le premier, Jésus-Christ est notre
rédemption; dans le dernier, il sera notre vie, et dans celui du milieu, pour
que nous puissions dormir entre ses deux héritages, se trouvent notre repos et
notre consolation.
2. Ne croyez pas que ce que je vous dis-là sur
l'avènement du milieu soit une invention de ma part, écoutez, en effet, ce que
Seigneur dit lui-même : " Si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole et mon Père
l'aimera et nous viendrons en lui (Joan., XIV, 23). " Mais que veut-il dire par
ces mots : si quelqu'un m'aime, il gardera ma parole? J'ai lu ailleurs que "
celui qui a la crainte de Dieu fera des bonnes oeuvres (Eccles., XV,1). " Or, il
y a ici quelque chose de plus pour celui qui l'aime, car il est dit qu'il
gardera sa parole. Mais où la gardera-t-il ? On ne peut douter que ce ne soit
dans son coeur, selon ce mot du Prophète : " J'ai caché vos paroles au fond de
mon cœur, afin de ne point vous offenser (Psalm., CXVIII, 11). " Or, comment la
conservera-t-il dans son cœur ? Suffit-il pour cela de les conserver par coeur,
de mémoire? A ceux qui la conservent ainsi l'Apôtre dira plus tard : " La
science enfle (I Cor., VIII, 1). " D'ailleurs, l'oubli efface bien vite ce que
nous avons confié à la mémoire. Conservez donc la parole de Dieu de la même
manière que vous savez conserver la nourriture du corps avec le plus de succès,
car cette parole est elle même un pain de vie, la vraie nourriture de l'âme. Or,
le pain que l'on conserve dans la huche peut être pris par un voleur, mangé par
les rats ou se corrompre en vieillissant. Si vous le mangez, il échappe à tous
ces dangers. Eh bien, gardez de même la parole de Dieu, car on est bienheureux
quand on la conserve (Luc, XI, 28). Confiez-la donc aux entrailles mêmes de
votre âme, si je puis parler ainsi, faites-là passer dans vos affections et dans
vos moeurs. Nourrissez-vous bien et votre âme sera heureuse de son embonpoint,
gardez-vous d'oublier de prendre votre nourriture, si vous ne voulez que votre
coeur se dessèche, mais, au contraire, donnez à votre âme un aliment gras et
substantiel.
3. Si vous gardez ainsi la parole
de Dieu, il n'y a pas l'ombre de doute que vous serez vous-même gardé par elle;
car le Fils viendra en vous avec le Père, vous serez visité par ce grand
prophète qui renouvellera Jérusalem et fera toutes choses nouvelles. Car voici
ce que cet avènement produira en nous, il fera que de même que nous avons porté
l'image de l'homme terrestre, nous portions aussi l'image de l'homme céleste (I
Cor., XV, 49). Et de même que l'antique Adam s'est répandu dans tout l'homme et
l'occupe tout entier, ainsi le Christ nous possédera tout entier, comme il nous
a créés et rachetés tout entiers, comme il nous glorifiera tout entiers, et
comme il nous a sauvés tout entiers le jour du sabbat. Autrefois le vieil homme
était en nous, il nous remplissait tellement que ce prévaricateur agissait par
nos mains, parlait par notre bouche, aimait dans notre cœur. Nos mains, il les
rendait deux fois coupables en les consacrant au crime et à de honteuses
actions; notre bouche, il l'ouvrait en même temps à l'arrogance et à la
détraction, et notre coeur, il le remplissait des désirs de la chair et de
l'amour de la gloire temporelle. Mais aujourd'hui, si nous sommes redevenus une
créature nouvelle, tout ce qui était de l'ancienne est passé, et l'innocence a
pris la place du crime dans notre main, la continence a pris celle des honteuses
actions; dans notre bouche, des paroles de confession ont succédé à celles de
l'arrogance et des discours édifiants ont remplacé ceux de la détraction; en
sorte que les entretiens d'autrefois se sont éloignés de nos lèvres. Quant au
coeur, la charité s'y est substituée aux désirs de la chair et l'humilité à
l'amour de la gloire temporelle. Or voyez si dans ces trois renouvellements les
élus à qui il a été dit : " Placez-moi comme un sceau sur votre coeur, comme un
sceau sur votre main (Cant., VIII, 6), " et ailleurs : " Sa parole n'est pas
éloignée de vous, elle est dans votre bouche et dans votre coeur (Rom., X, 8), "
ne possèdent point le Christ et le Verbe de Dieu.
SIXIÈME SERMON
Sur le triple avènement du Seigneur et sur la résurrection de la chair.
1. Mes Frères, je ne veux point vous laisser
ignorer que voici maintenant le temps où Dieu vous visite ni surtout quel est
l'objet de sa visite. Or il s'agit de nos âmes, non de nos corps. L'âme en
effet, étant d'un ordre plus élevé que le corps demande, à cause de l'excellence
même de sa nature, d'être le premier objet des sollicitudes de celui qui nous
visite. D'ailleurs, étant tombée la première, il est juste qu'elle soit aussi
relevée la première; en effet, c'est l'âme qui a commencé par se laisser
corrompre en se laissant aller au mal, et le corps ne s'est corrompu ensuite que
pour expier sa faute. Enfin, si nous voulons être trouvés de vrais membres de
Jésus-Christ, il faut évidemment que nous suivions notre chef et que nous ayons
à coeur de réparer les brèches de nos âmes pour lesquelles il est déjà venu en
ce monde et qu'il s'est d'abord appliqué à guérir. Pour ce qui est de notre
corps, remettons à nous en occuper, jusqu'au jour où le Sauveur doit revenir
pour le réparer lui même, selon ce que nous dit l'Apôtre quand il s'écrie : "
Nous attendons le Sauveur, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui transformera notre
corps, ce corps vil et abject, et le rendra semblable à son corps glorieux
(Philip., III, 20). " Au moment de son premier avènement, saint Jean-Baptiste
criait aux hommes, comme un héraut, ou plutôt parce qu'il était sou véritable
héraut : " Voici l'Agneau de Dieu, voici celui qui ôte les pèches du monde
(Joan., I, 29), " non point les maladies du corps, nous pas les infirmités de la
chair, mais le péché, qui n'est autre chose que la maladie de l'âme et la
corruption de l'esprit. Voici celui qui ôte le péché du monde. Mais d'où
l'ôte-t-il ? De nos mains, de nos yeux, de notre cou et même de notre chair où
il s'est profondément enraciné.
2. Il éloigne le péché de nos mains en effaçant
tous ceux que nous avons commis, il l'éloigne de nos yeux en purifiant
l'intention de notre coeur, il l'éloigne de notre cou en détruisant le joug
tyrannique qu'il fait peser dessus selon ces paroles: "Vous avez brisé le
sceptre de l'oppresseur, comme vous le fîtes autrefois à la journée de Madian (Isa.,
IX, 4), " et " son joug se fondra au contact de l'huile Isa., X, 27) ; " ou bien
comme dit l'Apôtre : " il a détruit son règne dans votre chair mortelle (Rom.,
VI, 12). " Le même Apôtre a dit, en effet ailleurs : " Je sais qu'il n'y a rien
de bon en moi, c'est-à-dire dans ma chair (Rom., VII, 18), " et plus loin il
ajoute : " Malheureux homme que je suis, qui me délivrera de ce corps de mort
(Ibid. 24) ? " Il savait bien, en effet, qu'il ne serait point délivré de ce
germe malheureux qui est enfoui dans la chair, de cette loi du péché qui est
dans nos membres tant qu'il ne serait point délivré de son corps; aussi ne
désirait-il rien tant que de se voir dégagé de ses biens et d'être avec
Jésus-Christ (Philip., I, 23); car il savait que le péché qui s'élève comme une
barrière entre nous et Dieu, ne peut disparaître complètement que lorsque nous
serons délivrés de notre corps. Vous vous rappelez cet homme que le Seigneur a
délivré du démon qui le meurtrissait de coups et le torturait cruellement; or
c'est à la parole du Sauveur que ce démon sortit de son corps, (Marc IX). Je
vous dis donc que ce genre de péché, qui jette si souvent le trouble dans notre
âme, je veux parler de la concupiscence et des mauvais désirs, doit et peut être
réprimé par la grâce de Dieu, pour qu'il ne règne plus en nous et que nous ne
donnions plus dans nos membres des armes à l'iniquité; voilà comment il n'y a
plus de damnation pour ceux qui sont en Jésus-Christ; mais il ne peut être
chassé que par la mort, c'est-à-dire, que le jour où nous sommes si bien
déchirés que notre âme est arrachée de notre corps.
3. Vous savez maintenant pourquoi le Christ est
venu et quel but un chrétien doit se proposer d'atteindre. Ainsi donc, ô mon
corps, ne cherche point à gagner du temps, tu peux bien être un obstacle au
salut de ton âme, mais tu ne saurais te sauver toi-même. "Toutes choses ont leur
temps (Eccles., III, 1)." Souffre donc que l'âme travaille maintenant à son
salut, fais plus encore, travailles-y toi-même avec elle, car tu peux être sûr
que, si tu partages ses souffrances, tu régneras aussi avec elle un jour. Plus
tu mets d'obstacles à ton salut, plus tu en apportes au tien, car tu ne saurais
être réparé toi-même tant que Dieu ne retrouvera point en elle son image bien
réparée aussi. L'hôte que tu abrites est noble, ô ma chair, elle est même d'une
très grande noblesse, mais ton salut dépend tout entier du sien. Rends donc à
cette hôte l'honneur qui lui est dû. Pour toi la terre où tu vis est ta propre
patrie, mais ton âme est une étrangère, une exilée à qui tu donnes
l'hospitalité. Quel. est le paysan, si quelque noble et puissant seigneur lui
fait l'honneur de vouloir être reçu chez lui, qui ne céderait volontiers sa
place, comme il n'est que trop juste, à cet hôte illustre, pour aller se coucher
lui-même dans quelque coin de sa maison, sur les escaliers ou même sur la
cendre? Eh bien, fais de même. Ne compte pour rien les privations et les
souffrances, ne songe qu'à une chose, à héberger honorablement ton hôte, tant
qu'elle demeurera chez toi. Ta gloire à toi est précisément de t'effacer
entièrement tout le temps que durera son séjour.
4. Mais de crainte que par hasard tu ne méprises
ou du moins tu n'estimes pas à sa juste valeur l'hôte que tu abrites, par la
raison qu'elle te paraît une étrangère et erre exilée, remarque bien tout ce que
te vaut sa présence. C'est elle qui est cause que ton oeil voit et que tes
oreilles entendent; si ta langue articule des sons, si ton palais perçoit les
saveurs, si tes membres sont capables de se mouvoir, c'est à elle que tu en es
redevable. La vie, la sensibilité et la beauté que tu peux avoir, tu les tiens
de sa présence. En un mot, ce que tu perds à son départ montre ce que tu gagnes
à sa présence. Or à peine l'âme t'aura-t-elle quitté que ta langue deviendra
muette, tes yeux aveugles et tes oreilles insensibles; ta face deviendra pâle et
tous tes membres deviendront rigides. Puis bientôt après tu ne seras plus qu'un
cadavre tombant en pourriture et en poussière; toute ta beauté disparaîtra dans
la corruption de ton être. Pourquoi donc iras-tu pour une jouissance corporelle,
contribuer et blesser ton hôte que tu ne pourrais même sentir si elle ne t'en
rendait capable? Mais de plus, de quels biens ne deviendra-t-elle point pour toi
la source quand elle sera réconciliée avec son Dieu, lorsqu'elle t'en procure
déjà de si grands quoiqu'elle soit exilée et tenue loin de ta face du Seigneur à
cause des inimitiés qui existent entre elle et lui? O corps, ne mets point
d'obstacles à cette réconciliation, tu ne peut qu'en retirer un surcroît de
gloire. Souffre tout non-seulement avec patience mais avec bonheur et ne néglige
rien de ce qui peut contribuer à la procurer. Dis à ton hôte, lorsque ton
Seigneur se sera souvenu de toi et t'aura rétabli dans ton premier rang, veuille
bien te souvenir de moi, je t'en prie.
5. Il est certain qu'elle se souviendra de toi
pour ton bien, si tu lui as été utile; et, lorsqu'elle sera auprès de son
Seigneur, elle lui parlera de toi et le disposera bien en ta faveur, en
reconnaissance du bien qu'elle aura reçu de toi. Elle lui dira : lorsque votre
servante était en exil pour expier sa faute, un pauvre chez qui elle logeait, la
traita avec bonté, plaise à mon Seigneur de lui rendre aujourd'hui le bien qu'il
m'a fait. En effet, après avoir commencé par mettre tout ce qu'il avait à ma
disposition, il se consacra ensuite lui-même tout entier à mon service, ne
s'épargnant en rien, souffrant au contraire, pour moi, toute sorte de travaux et
de fatigues, des veilles fréquentes, la faim, la soif, des jeûnes réitérés, le
froid et la nudité (II Cor., XI, 7). Quels seront les fruits d'un pareil
langage? L'Écriture ne saurait nous tromper, or elle dit . " Le Seigneur fera la
volonté de ceux qui le craignent et il exaucera leurs prières (Psalm. XLIV, 19).
" O mon corps, si seulement tu pouvais goûter cette douceur, s'il t'était
possible de juger de cette gloire! Ce que je vais vous dire, va peut-être vous
surprendre, et pourtant il n'est rien de plus certain, rien de plus assuré pour
les fidèles. Le Dieu de Sabaoth, le Seigneur des vertus, le Roi de gloire,
viendra du haut des Cieux pour transformer lui-même nos corps et pour les rendre
conformes à son corps glorieux. Quelle gloire, quelle joie ineffable, quand le
Créateur de l'univers, qui s'était caché sous d'humbles dehors quand il est venu
pour sauver les âmes, apparaîtra dans toute sa gloire et sa majesté, au milieu
des airs et à tous les regards, quand il reviendra pour te glorifier, ô chair
misérable! Qui est-ce qui se rappellera même son premier avènement, quand on le
verra descendre au sein de la lumière, précédé des anges qui tireront notre
corps de sa poussière, au son de la trompette et l'enlèveront ensuite au-devant
du Christ à travers les airs?
6. Jusques à quand donc, cette
chair misérable, insensée et aveugle, cette chaire de démence et de folie,
recherchera-t-elle des consolations passagères et caduques, que dis-je des
consolations? des désolations véritables, si par malheur il lui arrive d'être
repoussée, d'être trouvée indigne de cette gloire, ou plutôt d'être jugée digne
d'inénarrables et éternels tourments? Non, mes Frères, non, qu'il n'en soit pas
ainsi, mais plutôt que notre âme se réjouisse dans ces pensées et que notre
chair repose dans cette espérance en attendant le Sauveur Notre-Seigneur
Jésus-Christ qui le transformera et le rendra conforme à son corps glorieux. En
effet, voici comment le prophète s'exprime: " Si mon âme brûle d'une soif
ardente pour vous, de combien de manières, ma chair ne se sent-elle point aussi
embrasée elle-même de semblables ardeurs (Psalm. LXII, 2)? " L'âme du prophète
appelait de tous ses voeux le premier avènement du Sauveur, qui devait la
racheter; mais sa chair appelait bien plus vivement encore le dernier avènement
où elle doit être glorifiée. C'est alors en effet que tous nos voeux seront
satisfaits, et que la terre entière sera remplie de la majesté de Dieu. Puisse à
cette gloire, à cette félicité, à cette paix enfin qui surpasse tout sentiment,
nous conduire la miséricorde de Dieu, et que le Sauveur Jésus-Christ
Notre-Seigneur, qui est béni par dessus toutes choses, ne permette pas que je
sois confondu dans mon attente.
SEPTIÈME SERMON
Trois fruits de la venue de Notre-Seigneur.
1. Si nous célébrons dévotement la venue du
Seigneur nous ne faisons que ce que nous devons, car non seulement il est venu
vers nous, mais il est venu pour nous, lui qui n'a pas besoin de nos biens. La
grandeur de la grâce qu'il nous fait montre assez quelle était notre indigence.
Car, si on juge de la gravité d'une maladie par ce qu'il en coûte pour la
guérir, on reconnaît le nombre des maladies à guérir par le nombre même des
remèdes auxquels il a fallu recourir. Pourquoi y aurait-il diversité de grâces
s'il n'y avait pas diversité de besoins? Il est difficile de passer en revue
dans un seul discours toutes les misères dont nous sommes atteints, mais il s'en
présente trois à mon esprit qui nous sont communes à tous et qu'on peut en
quelque sorte regarder comme nos principales misères. Il n'y a personne parmi
nous qui ne semble quelquefois avoir besoin de conseil, d'aide et d'assistance,
car ce triple besoin est général au genre humain tout entier, et tous tant que
nous sommes, qui vivons à l'ombre de la mort, dans un corps faible et dans le
séjour de la tentation, si nous voulons y réfléchir sérieusement, nous verrons
que nous sommes misérablement atteints de ce triple mal. En effet nous sommes
faibles à la séduction, mous dans l'action, et sans force pour la résistance. Si
nous voulons discerner entre le hier et le mal, nous nous trompons; si nous
tentons de faire le bien, nous défaillons; et si nous entreprenons de résister
au mal nous sommes renversés et vaincus.
2. Voilà ce qui rendait la venue du
Seigneur nécessaire, et ce qui faisait de sa présence un besoin pour les hommes,
dans l'état où ils se trouvaient. Dieu veuille que, par l'abondance de sa grâce,
non seulement il vienne, mais qu'il habite en nous par la foi, pour dissiper nos
ténèbres par l'éclat de sa lumière; qu'il demeure en nous pour aider notre
faiblesse et qu'il résiste pour nous afin de couvrir et de protéger notre
fragilité. En effet, s'il est en nous, qui est-ce qui pourra nous induire en
erreur? S'il est avec nous, de quoi ne serons-nous point capables en celui qui
nous fortifie? Enfin s'il est pour nous, qui sera contre nous ? C'est un
conseiller fidèle qui ne peut ni nous tromper ni se tromper, c'est un aide
puissant qui ne tonnait point la fatigue, un protecteur efficace qui peut mettre
Satan lui-même sous nos pieds et briser sa puissance, car il n'est rien moins
que la sagesse même de Dieu qui peut. quand elle veut, instruire les ignorants:
Il est la vertu de Dieu, qui soutient sans peine ceux qui faiblissent et les
tire du danger. Aussi, mes frères, toutes les fois que nous avons besoin d'un
conseil, recourrons à ce maître; dans toutes nos actions invoquons ce puissant
auxiliaire; et dans tous les assauts que nous avons à soutenir, remettons le
salut de nos âmes entre les mains de ce sûr défenseur. Il n'est venu dans le
monde que pour s'y trouver dans les hommes, avec les hommes et pour les hommes,
afin de dissiper nos ténèbres, alléger nos fatigues et écarter les dangers qui
nous menacent.
Source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
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