PREMIER SERMON POUR
LE DIMANCHE DES RAMEAUX
Des trois sortes de gens qui rendent hommage à Jésus-Christ.
1. Ce n'est pas sans raison que l'Eglise, qui est
animée en même temps de l'esprit de son époux et de Dieu, a, par un
rapprochement aussi nouveau qu'étonnant, placé aujourd'hui la lecture de la
passion de notre Seigneur avec la procession des rameaux; car si la procession a
ses chants de triomphe, la passion a ses gémissements et ses larmes. Or, puisque
nous nous devons également aux sages et aux insensés, voyons quel fruit les uns
et les autres peuvent recueillir de cette coïncidence. Et d'abord
qu'enseigne-t-elle aux gens du monde, car ce n'est point l'esprit mais l'animal
qui vient au premier rang (Cor. XV, 46) ? Que l'âme mondaine remarque donc et se
pénètre bien de ceci, c'est que la joie finit toujours par laisser la place à la
tristesse. Voilà pourquoi celui qui, pour le reste, a voulu commencer par agir
avant d'enseigner (Act. I, 1), etc, prêcher d'exemples, avant de le faire de
bouche, a montré clairement à tous les yeux, dans sa personne, lorsqu'il se fut
fait chair, ce qu'il avait longtemps d'avance annoncé par son Prophète en ces
termes : " Toute chair n'est que de l'herbe et toute sa gloire est semblable à
l'éclat de la fleur des champs (Isa. XI., 6). " Si donc il a voulu entrer en
triomphe à Jérusalem, c'est parce qu'il savait que le jour des ignominies de la
passion approchait pour lui. Quel homme, maintenant, osera faire quelque fond
sur la gloire temporelle si inconstante, quand il verra, pour celui même qui n'a
point fait le péché, pour le créateur des temps, et l'artisan de l'univers, de
si profondes humiliations succéder à de si grands honneurs; le Christ
successivement mis à l'épreuve des outrages et des mauvais tourments, et
finalement placé au rang des scélérats, dans la même ville, et dans le même
temps où il avait reçu des honneurs divins, et par le même peuple qui l'avait
accompagné en chantant les louanges? Telle est la fin de toute joie qui passe,
tel est le fruit de la gloire temporelle. Aussi le Prophète demande-t-il dans
une prière pleine de prudence , que sa gloire chante les louanges du Seigneur
sans qu'il ait ensuite à ressentir les poignantes atteintes des revers (Psal.
XXIX, 13). C'est-à-dire, qu'il ait son cortège de gloire sans connaître ensuite
les humiliations de la passion.
2. Mais à vous, mes bien-aimés, je veux parler de
choses spirituelles comme à des hommes spirituels eux-mêmes, et montrer, dans la
procession, la gloire de la céleste patrie, et, dans la passion, la voie qui y
conduit. En effet, dans la procession vous vous êtes représenté en esprit, dans
quels transports de joie et d'allégresse, nous nous sentirons un jour enlevés
dans les airs au devant de Jésus-Christ; vous avez senti votre coeur enflammé du
désir de voir le jour où le Christ Notre-Seigneur et votre chef sera reçu avec
tous ses membres, dans la céleste Jérusalem, triomphant et victorieux, aux
applaudissements, non plus de ses compatriotes de la terre, mais des troupes
angéliques et des peuples des deux Testaments qui s'écrieront ensemble : " Béni
soit celui qui vient au nom du Seigneur (Matt. XXI, 9) : " Vous vous êtes,
dis-je, représenté dans la,procession le but de notre voyage, je veux vous
montrer maintenant dans la passion, la honte qui conduit à ce terme. En effet la
voie de la vie se trouve dans les tribulations présentes, c'est là qu'est la
voie de la gloire et de la patrie, la voie qui conduit au royaume, selon ce que
dit le bon larron du haut de la croix, quand il s'écrie : " Seigneur,
souvenez-vous de moi quand vous serez arrivé dans votre royaume (Luc. XXIII,
42). " Il voyait sur la route de son empire celui qu'il priait de se souvenir de
lui quand il y serait arrivé, et il y arriva lui-même en effet; mais vous voulez
savoir combien courte est la voie qui y mène, rappelez-vous qu'il mérita d'y
entrer le même jour avec le Seigneur. Ce qui rend facile à supporter les
épreuves de la passion, c'est la gloire du triomphe, car il n'y a plus rien de
difficile pour celui que l'amour inspire.
3. Ne vous étonnez point si je dis que la
procession de ce jour est une image du ciel, puisque c'est le seul même Dieu qui
est reçu dans l'une et dans l'autre, bien que d'une manière bien différente pour
les uns et pour les autres. En effet, dans le cortège de la terre, c'est monté
sur un animal sans raison que le Christ s'avance, dans celui du ciel, au
contraire, il doit encore se trouver une bête de somme, mais celle-là sera une
bête raisonnable, car il est dit : " Vous sauverez Seigneur les bêtes et les
hommes (Psal. XXXV, 7), " ce qui se rapporte parfaitement à cette autre parole
du même prophète : " Je me suis trouvé devant vous comme une bête de somme, "
or, voyez à ce qui suit, s'il ne parlait point d'un cortège, " vous m'avez tenu
de la main droite, continue-t-il, vous m'avez conduit au gré de votre volonté,
et vous m'avez comblé de gloire en me recevant (Psal. LXXII, 23). " Bien plus,
le petit ânon lui-même ne fera point non plus défaut dans ce cortège, car n'en
déplaise à l'hérésie (a) qui veut éloigner les petits enfants en les excluant du
baptême, celui qui s'est fait tout petit enfant et qui a commencé par appeler à
lui d'abord une troupe d'enfants, je veux parler des saints Innocents, n'exclues
point aujourd'hui les enfants de la grâce, car il n'y a rien d'inconvenant pour
sa bonté ni de difficile pour sa majesté, à suppléer en eux, par la grâce, au
défaut de la nature. Dans ce cortège ce ne sont plus des branches d'arbres ni de
pauvres vêtements que le flot populaire étendra sous ses pieds, mais les saints
animaux de l'Écriture abaisseront leurs ailes, les vingt-quatre vieillards
déposeront leurs couronnes au pied du trône de l'Agneau, et toutes les
puissances angéliques lui rapporteront et lui rendront tout ce qu'elles ont de
gloire et d'éclat.
4. Mais puisque j'en suis venu à
vous parler de la monture du Christ, des vêtements de la foule, et des branches
d'arbres jetées sous ses pas, il faut remarquer que, dans cette marche
triomphale, le Sauveur reçut trois sortes d'hommages, il reçoit le- premier de
sa monture, le second de ceux qui étendent leurs vêtements le long de la route,
et le troisième de ceux qui coupent des branches d'arbres pour les jeter à ses
pieds. Est-ce que le reste des assistants ne contribue point à l'éclat du
triomphe, en offrant ce qu'ils ont à leur disposition et ne rendent pas avec
bonheur hommage à Notre-Seigneur? N'y a-t-il que la bête de somme qui se plie à
son service? Répondrai-je à cette question pour vous donner une consolation, où
bien garderai-je le silence de peur de vous exposer à des sentiments d'orgueil?
N'êtes-vous point la monture sur laquelle le Sauveur s'avance, vous qui, selon
le précepte de l'Apôtre, glorifiez et portez Dieu dans votre corps (I Cor. VI,
20) ? Les hommes du monde ne mettent, en effet, au service du Seigneur, que les
biens de la fortune, non pas leur propre corps; seulement ce qui touche le corps
et les biens qui lui sont nécessaires, voilà ce qu'ils offrent à Dieu, quant ils
font l'aumône. Quant à nos prélats ils ne font eux aussi que couper des branches
aux barres, lorsque, par exemple, ils nous prêchent la foi et l'obéissance
d'Abraham, la chasteté de Joseph, la douceur de Moïse, et les vertus des autres
saints. Ils puisent, il est vrai, à pleines mains, dans de riches trésors, mais
il leur a été dit de donner pour rien ce qu'ils ont reçu gratis. Cependant, si
chacun d'eux est fidèle dans son ministère, il se trouve dans le cortège du
Sauveur, et entre, avec lui, dans la sainte cité. Le Prophète avait prévu qu'il
y en aurait trois de sauvés, c'est Noé d'abord qui a coupé des branches d'arbres
pour la construction de l'arche, puis Daniel qui est devenu, par la vile
nourriture dont il se contenta et le travail de la pénitence, comme la monture
qui porte le Sauveur, et enfin ce saint homme Job qui fait usage des biens de ce
monde et recouvre les membres glacés des pauvres de la toison de ses brebis.
Mais dans ce cortége; quel est celui qui approche le plus de Jésus ? De ces
trois sortes de gens, quels sont ceux qui sont le plus près du salut? C'est, je
pense, ce qu'il ne vous est pas bien difficile de décider.
DEUXIÈME SERMON
POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX
Sur la passion, sur la procession et sur les quatre ordres qui s'y
remarquent.
1. Je vous parlerai aujourd'hui moins longuement
que de coutume, à cause du peu de temps dont je dispose pour cela, car, si la
procession, que nous allons faire dans un instant, nous donne une ample matière
à bien des réflexions, elle nous empêche, en même temps, de vous les exposer
avec étendue. Oui, nous, allons faire une procession solennelle, et, peu de
temps après, nous lirons l'histoire de la passion. Pourquoi la réunion de ces
deux choses en un jour, et quelle fut la pensée de nos pères, en faisant suivre
la procession de la lecture de la passion? Pour ce qui est de la procession il
était juste de la faire aujourd'hui, puisque c'est à pareil jour qu'elle eut
lieu la première fois; mais pourquoi l'a-t-on fait suivre de la passion qui
n'arriva que six jours après? C'est avec infiniment de raison que la passion se
trouve réunie à la procession, afin que nous apprenions par là à ne faire aucun
fonds sur les joies de ce monde, et que nous sachions bien que nos joies
d'ici-bas cèdent vite la place à la tristesse. Ne soyons donc point assez
insensés pour nous laisser frapper à mort par notre propre prospérité, et, aux
jours du bonheur, rappelons-nous qu'ils seront suivis de jours mauvais; car,
pour les hommes spirituels, ainsi que pour les charnels, ce monde est un mélange
de biens et de maux. En effet, ne voyons-nous pas que; pour les gens du monde,
si quelquefois les choses arrivent selon qu'ils 1e désirent, souvent aussi, il
en est autrement ; de même pour les hommes spirituels tout n'est pas tristesse,
il y a bien aussi quelquefois pour eux des moments de bonheur, leurs jours se
composent aussi comme ceux de la Genèse d'un soir et d'un matin, et ces paroles
de Job : "Vous visitez l'homme le matin et aussitôt après vous le mettez à
l'épreuve (Job. VII, 18), " se trouvent vraies particulièrement entendues du
temps présent, je devrais plutôt dire du temps qui passe et s'écoule.
2. D'ailleurs, à peine le siècle présent sera-t-il
écoulé tout à fait, qu'il sera suivi de deux siècles bien distincts fun de
l'autre; car dans l'un il n'y aura que pleurs, et que grincements de dents, et,
dans l'autre, que des actions de grâce et des chants de triomphe. " Car Dieu
essuiera toutes les larmes de leurs yeux et il n'y aura plus de mort à craindre
pour eux. Il n'y aura plus non plus ni pleurs, ni cri, ni afflictions parce que
le premier état sera passé (Apoc. XXI, 4). " Mais en attendant qu'il en soit
ainsi, de même que ceux qui aiment ce monde, souffrent bien souvent encore une
foule de choses, ainsi tout ne réussit pas non plus en ce monde, au gré des
serviteurs de Dieu. Mais aux jours mauvais, ils se souviennent des jours
meilleurs pour relever leur courage et pour ne point perdre patience comme le
fit celui dont parle le Prophète en ce termes : " Il vous louera quand vous lui,
ferez du bien (Psal. XLVIII,19). " Mais aux jours meilleurs ils n'oublieront pas
non plus les jours mauvais, ils ne s'élèveront point dans leurs pensées et ne
diront point au sein de leur abondance : notre état est assuré pour toujours. De
même que l'excès de la prospérité temporelle tue l'homme insensé dans le monde,
ainsi dans la vie spirituelle l'excès chi bonheur tue aussi l'âme ignorante et
par conséquent peu spirituelle. Quant à l'homme vraiment spirituel, il juge;
tout avec discernement. Mais d'où vient que la prospérité tue l'homme, l'homme
insensé (Prov. 1, 32)? L'Écclésiaste nous l'apprend en ces termes : " Le coeur
des sages est volontiers où se trouve la tristesse, et celui des insensés, où se
trouve la joie (Eccl. VII, 5). " Aussi avait-il dit auparavant, avec raison : "
Il vaut. mieux aller à une maison de deuil qu'à une maison de festin (Ibid). "
Car si l'adversité brise bien des coeurs, la prospérité en remplit beaucoup plus
d'orgueil selon ce qui est écrit : " Il y en a dix mille qui tomberont à votre
côté gauche (Psal. XC, 7), " le côté de l'adversité, " et dix-mille, "
c'est-à-dire beaucoup plus " à votre droite, " qui est le côté de la prospérité.
Mais comme il y a du danger de l'un et de l'autre côté, le sage prie le Seigneur
en ces termes : " Ne me donnez, Seigneur, ni la pauvreté ni les richesses (Prov.
XXX, 8), " de peur que les unes ne me fassent lever orgueilleusement la tête, et
que l'autre n'accable ma faiblesse.
3. Voilà pourquoi aussi le seigneur a voulu nous
donner, en même temps, une leçon de patience dans la passion et d'humilité dans
la procession. Dans l'une, il paraît comme un agneau qu'on mène à la boucherie,
ou qui se trouve entre les mains du tondeur, et n'ouvre point la bouche. En
effet, tandis qu'on le chargeait de coups, non-seulement il ne faisait point
entendre de menaces, mais même il n'ouvrait la bouche que pour articuler ces
paroles : " Mon Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font (Luc.
XVIII, 34). " Mais dans son cortège triomphal, que voyons-nous? Pendant que les
habitants de la ville se préparaient à voler à sa rencontre, lui n'ignorait
point ce qu'il y avait de caché au fond de leurs coeurs. Voilà pourquoi il se
présente à eux monté, non dans un char ou sur des chevaux aux freins d'argent et
aux harnais semés de clous d'or, mais il vient humblement assis sur un modeste
ânon que ses apôtres avaient couvert de leurs vêtements, et je ne crois pas que
ces vêtements fussent les plus précieux de la contrée.
4. Mais pourquoi voulut-il paraître dans ce
cortège, puisqu'il prévoyait qu'il allait sitôt être suivi de la passion?
Peut-être bien ne fût-ce que pour que sa passion lui parût plus amère, venant
sitôt après son entrée triomphale : car à peine s'était-il écoulé quelques
jours, qu'il se vit attaché à la croix, par les mémés hommes qui l'avaient
acclamé, dans le même temps et au même endroit où ils l'avaient applaudi. Quelle
différence entre ces cris: " Otez-le, faites-le disparaître de devant nos yeux,
crucifiez-le (Joann. XIX, 15) ! " Et ceux-ci : " Béni soit celui qui vient au
nom du Seigneur; hosanna au plus haut des cieux (Matt. XXI, 9) ! " Entre ces
paroles : " Roi d'Israël (Joann. XII, 13) ! " Et celles-ci : "Nous n'avons point
d'autre roi que César (Joann. XIV, 15)! " Qu'il y a loin de ces rameaux
verdoyants au. bois de la croix, de ces fleurs à ces épines ! On s'était
dépouillé de ses vêtements pour les, étendre sur ses pas, et voilà qu'on lui
arrache les siens et qu'on les tire au sort. Oh ! malheur à toi, péché amer !
car, c'est pour t'expier qu'il lui a fallu s'abreuver de tant d'amertumes.
5. Mais pour en revenir au cortège triomphal du
Sauveur, il me semble y reconnaître quatre ordres différents; peut-être ne nous
sera-t-il point impossible. de les retrouver dans la procession d'aujourd'hui.
En effet, il y en avait qui marchaient en avant et préparaient 1a voie, ils
représentent ceux qui préparent aussi les voies au Seigneur dans vos âmes, ceux
qui vous conduisent et qui dirigent vos pas dans les sentiers de la paix. Il y
en avait aussi qui marchaient derrière ; ils sont l'image de ceux qui, pénétrés
de leur ignorance, suivent dévotement ceux qui les précèdent, et s'attachent aux
pas de ceux qui marchent devant eux. J'y vois également les disciples du Sauveur
qui étaient, comme les gens de sa maison, les serviteurs attachés à sa personne.
Ce sont, ceux qui ont choisi la meilleure part, ceux qui, dans le cloître, ne
vivent que pour Dieu, et qui, toujours attachés à Dieu, ne voient que son bon
plaisir. Mais je vois aussi dans le cortège la bête de somme sur laquelle le
Sauveur était monté. Or, il ne s'est pas trouvé dans le cortège beaucoup d'êtres
de cette sorte , il ne le fallait pas non plus, car ils servent moins à la
beauté du cortège qu'à porter des fardeaux, et leur multitude n'ajoute rien à
l'éclat du triomphe. En effet, ils ne savent faire retentir d'agréables accents,
et leur voix n'a que des sons discordants à faire entendre. Avec eux, il faut
user constamment de la verge et de l'éperon. Pourtant le Seigneur ne les
délaissera pas tout à fait, s'ils veulent souffrir la discipline. C'est à cet
ordre d'êtres qu'il est dit en effet : " Servez le Seigneur dans un sentiment de
crainte, (Psal. II, 11). " Et encore : " Embrassez étroitement la discipline, de
peur qu'enfin le Seigneur ne se mette en colère (Ibid. 12). " En effet, si cette
bête de somme se refuse à porter le fardeau, à quoi peut-elle s'attendre, sinon
à être repoussée par son maître avec indignation. Alors, s'écartant de la voie,
elle ira se jeter sur les ronces et les chardons du chemin, plantes qui,
précisément étouffent la parole de Dieu, et qui ne sont autres que les richesses
de la terre et, les voluptés charnelles.
6. S'il y en a ici à qui l'ordre pèse lourdement,
et pour qui tout, est un pesant fardeau, qu'il faille constamment exciter de
l'éperon et presser du fouet, nous les conjurons de faire leurs efforts pour se
métamorphoser, s'il est possible, de bêtes de somme en hommes, afin de pouvoir
se mêler à la troupe de ceux qui précédent, qui entourent ou qui suivent le
Christ. S'ils ne le font point, je les supplie de se tenir du moins patiemment à
leur place et de supporter avec résignation ce qu'on fait pour les sauver, quand
même ils ne le trouveraient point agréable, jusqu'à ce qu'il plaise au Seigneur
d'abaisser enfin les yeux sur leur humilité, et de les conduire à quelque chose
de mieux que ce qu'ils ont. Voulez-vous, mes frères, que j'essaie de consoler
notre, bête de somme? Nous n'ignorons point qu'elle ne sait pas chanter, et
qu'elle ne saurait dire : " Votre loi toute de justice était le sujet habituel
de nos chants dans le lieu de notre exil (Psal. CXVIII, 54). Pourtant, elle a un
avantage sur, le reste de la foule, c'est que nul n'est aussi près qu'elle du
Seigneur; car, ceux-mêmes qui marchent, à ses côtés, sont moins près de celui
qu'elle porte sur son dos qu'elle ne l'est elle-même. Aussi le Prophète a-t-il
dit : " Le Seigneur est proche de ceux qui sont dans l'affliction (Psal. XXXIII,
19). " C'est que, en effet, une mère prend plus souvent dans ses bras, (enfant
qu'elle voit malade, et le serre plus étroitement contre son sein. Que personne
donc ne maltraite et ne méprise ceux qui voudront être la monture du Christ, car
quiconque sera pour ces petits-là, une cause de scandale, offensera celui même
qui se plaît à les serrer dans les bras de sa miséricorde, jusqu'à ce qu'ils
aient repris quelques forces. Voilà pourquoi le bienheureux Benoît nous
recommande de supporter avec beaucoup de patience les infirmités morales (S.
Bened. Regul.; C. LXXII).
7. Il y a donc quatre ordres
différents d'assistants, datas le cortège du Seigneur. Il y a ceux qui unissent
la bonté à la prudence, et ceux qui unissent la simplicité à la bonté; les
premiers marchent en avant, les seconds se contentent de suivre. J'ai dit, ceux
qui unissent la bonté à la prudence, car il y en a qui ne sont que prudents sans
être bons, et ceux-là sont mauvais selon ce mot du Prophète : " Ils sont
prudents pour le mal (Jerem. IV, 22)." Quant à ceux qui sont simples sans être
bons en même temps, ce sont des sots; or il n'y a place dans le cortège du
Sauveur, ni pour les méchants, ni pour les sots. Quant à ceux qui sont à ses
côtés, ce sont les contemplatifs; enfin ceux qui le portent comme un, fardeau
qui les accable, ce sont ceux qui ont le coeur dur et l'âme sans dévotion. Ils
sont donc les uns et les autres dans le cortège du Sauveur, et pas un d'entre
eux ne voit sa face. En effet, ceux qui vont devant lui sont occupés à lui
préparer la voie, c'est-à-dire ont l'œil ouvert avec inquiétude, sur les péchés
et sur les tentations des autres. Quant à ceux qui marchent derrière lui, il,
est bien évident qu'ils ne sauraient voir son visage; on peut dire d'eux, comme
de Moïse, qu'ils ne le voient que par derrière. Sa monture ne lève jamais non
plus les yeux pour le contempler, mais elle s'avance, la tête inclinée vers la
terre; pour ceux qui,marchent à ses côtés ils peuvent bien voir sa face de temps
en temps, mais, ce n'est qu'en passant et à la dérobée, ils ne la contemplent
jamais à leur aise tant que le cortège est en marche. Tous les autres au
contraire voient bien mieux son visage, selon ce qui est encore écrit de Moïse,
qu'il lui fut donné, de parler face à face avec le Seigneur, tandis que le reste
du peuple ne le vit qu'en songe et en visions. Toutefois s'il s'agit de la
vision parfaite de Dieu, Moïse lui-même, tant qu'il vécut, ne put en jouir,
puisque selon sa propre parole, Dieu même a dit : " Nul homme ne saurait me voir
tant qu'il sera en vie (Exod. XXXIII, 20). " Non, dit-il, je ne serai point vu
face à face en cette vie ; non, aucun homme ne verra mon visage le long de la
route, pendant la marche du cortège. Mais fasse dans sa bonté, celui qui vit et
règne dans tous les siècles des siècles et qui doit remettre son royaume entre
les mains de Dieu son Père, que nous demeurions dans son cortège toute notre
vie, afin que nous méritions d'entrer un jour dans la sainte cité, avec ce grand
cortège qui doit l'accompagner lorsque son Père l'accueillera avec tous ceux qui
sont à lui, Ainsi soit-il.
TROISIÈME SERMON
POUR LE DIMANCHE DES RAMEAUX
Des cinq jours de la marche triomphale, de la cène,de la passion, de la
sépulture et de la résurrection.
1. Si Dieu a tout fait et réglé avec nombre, poids
et mesure, c'est particulièrement en ce qui a rapport au temps où il s'est
montré sur la terre, pour y vivre au milieu des hommes qu'il a réglé tout ce
qu'il a fait, dit et souffert parmi eux, de telle sorte qu'il n'y eût pas un
moment de sa vie, pas un iota de ce qu'il a dit, qui fût sans une signification
sacramentelle et mystérieuse. Toutefois, les jours qu'il a plus particulièrement
mis en lumière à nos yeux sont au nombre de cinq, en comptant celui où je vous
parle. Ce sont ceux de sa marche triomphale, de la cène, de sa passion, de sa
sépulture, et de sa résurrection, jours évidemment remarquables entre tous, et
les plus insignes de sa vie entière. Le premier de ces cinq jours où il a daigné
recevoir les hommages des hommes et entier, non point à pied, comme il l'avait
fait jusqu'à lors, mais monté sur un âne, dans les murs de Jérusalem, au milieu
des transports de joie et des chants de triomphe de la population toute entière.
Mais cette entrée triomphale fut le prélude de sa passion, car elle ralluma
contre lui la haine des princes des prêtres. Nous lisons, il est vrai, dans un
autre endroit de l'Evangile, qu'ayant appris que la foule allait venir le
prendre pour le faire roi, il s'enfuit pour ne pas être élevé sur le trône
(Joan. VI, 15) ; aujourd'hui qu'on ne le recherche plus il se présente de
lui-même et veut être accueilli comme Roi d'Israël, et proclamé tel par toutes
les bouches, que dis-je, il fait plus encore, car il n'est pas douteux qu'il
porta lui-même les Juifs à faire entendre ces acclamations sur son passage.
Jésus tient à peu près la même conduite pour sa passion. En effet, tantôt il
s'éloigne, et se cache des Juifs, et rie veut plus se montrer en public dans la
Judée, parce qu'on cherchait à le faire mourir (Joan. VII, 1), et tantôt
lorsqu'il sait que son heure est venue, comme un homme qui est complètement
maître de faire ce qu'il veut, il vient de lui-même au devant de la passion. Il
convenait, en effet, que nous eussions un pontife, qui fût soumis aux mêmes
épreuves que nous en toutes choses, à l'exception du péché (Hebr. IV, 15), et
que , comme les autres hommes, il sût à propos se soustraire ou s'exposer aux
chances de la prospérité et aux coups de l'adversité, et nous donner, en sa
personne, l'exemple salutaire de cette double conduite. En effet, s'il faut
souvent, par l'esprit d'humilité, éviter les applaudissements du monde et fuir
les prospérités du siècle, il est juste aussi parfois de les accepter, cela peut
se trouver dans l'ordre. De même il est quelquefois prudent, selon les temps et
les lieux, de fuir la persécution des hommes, et quelquefois nécessaire de la
souffrir avec courage.
2. Or, c'est dans ces deux choses, je veux dire
dans la prospérité et dans l'adversité, que se résume à peu près toute la vie de
l'homme, et c'est dans la pratique de ces quatre alternatives que consiste toute
notre vertu. Il convenait donc que celui en qui se trouve la plénitude de la
vertu, la pratiquât dans tous ses détails, afin de montrer, à tous les yeux,
qu'il savait supporter l'abondance aussi bien que la pénurie. Car, on ne saurait
dire que la sagesse de Dieu fût le partage de ceux que tue la prospérité, ni que
sa vertu se trouvât parmi ceux que l'adversité abat, attendu qu'il est écrit,
que ceux que tue leur prospérité, ce ne sont que les insensés, et que, s'il y en
a que l'adversité abat, ce ne peuvent être que les enfants, non pas
indistinctement tous les hommes (Prov. I, 32). Mais toutefois, avec quelle
modestie voyons-nous qu'il accepte la gloire que les hommes lui décernent !
C'est monté sur un âne qu'il se présente à son triomphe, au lien d'arriver dans
un char ou sur un cheval magnifique, et il disait : " Si quelqu'un vous dit
quelque chose, dites-lui que le Seigneur en a besoin (Matt. XXI, 3). " Oui, il
en a besoin, mais pour de grandes choses, pour notre salait; car Dieu est venu
sur la terre pour sauver en même temps les hommes et les bêtes, par un effet de
son immense miséricorde. La grâce et l'honneur qu'il nous a fait là favorise les
commencements de notre conversion, et nous permet d'avoir d'abord un fils de
celle qui était esclave. Ainsi, celui qui était attaché et ne pouvait ou ne
voulait rien faire, s'est vu détaché sur l'ordre du Seigneur, ou plutôt, il
s'est vu, sans le vouloir, et sans pouvoir résister, plus étroitement lié par un
double lien. Mais, en attendant, il ne sait point se féliciter dans le Seigneur
avec une assez grande pureté d'intention. Il est persuadé que ce qu'il fait
plait au Seigneur, et il se console dans la pensée que ce qu'il fait le rend, en
quelque sorte, son débiteur, et il répète à chaque instant, que le Seigneur a
besoin de son service. Mais, avec le temps, il finira certainement par se
préoccuper de sa propre dette, il appréhendera de n'être plus digne aux yeux de
son Seigneur de lui rendre cet important service, et s'écriera : Hélas! je ne
suis qu'un serviteur inutile, vous n'avez pas besoin de mon service. Mais, quand
il en sera venu là, ii se trouvera dans les sentiments d'un amour véritable et
fidèle. Dans les sentiments du fils de la femme libre, avec lequel celui de
l'esclave ne doit pas partager l'héritage du père. Voilà ce que nous apprend le
cortège triomphal du Seigneur en ce jour.
3. Mais, avant la passion, notre affectueux père
de famille a soin de donner une réfection à ses héritiers, et, c'est en cela
encore, qu'apparaissent la bénignité et l'humanité du Sauveur; car, comme il
avait aimé les siens, il les aima jusqu'à la fin (Joann. XIII, 1), et leur dit :
" J'ai eu le plus grand désir de manger cette pâque avec vous avant ( Luc. XXII,
15). " En effet, il était bien nécessaire qu'il eu fût avait demandé qu'il lui
fût permis de les passer au moment (Luc, XXII, 31), il fallait donc commencer
par les réconforter un peu; en effet, qu'eussent-ils fait s'ils eussent été tout
à fait à jeûn, quand on les voit succomber comme ils le firent, même après avoir
pris leur réfection ? C'était beaucoup moins la passion corporelle que la
tentation de l'esprit qui le menaçait, puisqu'il devait soutenir seul l'épreuve
de la passion jusqu'à ce qu'elle fût terminée, aussi est-ce le cœur bien plus
que le corps de ses disciples qu'il fortifia par un peu de nourriture. Il fut,
en effet, la seule victime nécessaire, voilà pourquoi il lut la seule immolée,
et il n'était pas convenable, pour le Christ, que Pierre, que Jacques et que
Jean souffrissent avec lui pour le salut des hommes. Il est vrai qu'il y en a eu
deux autres de crucifiés avec lui, mais ce furent deux brigands, afin que nul ne
pût soupçonner que le sacrifice du Sauveur fût insuffisant et qu'ils ont pu
suppléer ce qui lui manquait, en souffrant avec lui.
4. Mais je me demande quels pains le Sauveur donna
à ses apôtres à, la cène. Il me semble qu'il leur en servit cinq. " Ma
nourriture, dit-il; est de faire la volonté de mon Père (Joann. IV, 34): " C'est
là, sans doute, une nourriture, suais ce n'est que la nourriture du coeur. Qu'y
a-t-il qui soutienne et fortifie le coeur de l'homme, qui l'affermisse et le
sustente dans toutes ses épreuves autant que le peut faire l'accomplissement de
la volonté de Dieu, qui est:pour l'âme comme l'aliment que l'estomac digère ?
Aussi, voyons-nous qu'il n'y a que celui dont le cœur s'est desséché, parce
qu'il a oublié de prendre sa nourriture, qui ne sait ni entendre la voix de Dieu
qui l'exhorte, ni goûter les consolations de ses promesses divines, ni - se
fondre dans les douces larmes de la prière, toutes choses que j'appellerai la
nourriture du coeur. Mais au dessus de tout cela, je place la chair même du
Seigneur qui est nue véritable nourriture, le vrai pain de vie, le pain même
vivant descendu du ciel (Joann. VI, 56). Or, pour peu que vous le vouliez, vous
remarquerez facilement qu'aucune de ces différentes nourritures n'a manqué dans
la cène du Seigneur. En effet, lorsque les disciples étaient encore à table,
Jésus se lève, se ceint les reins d'un linge, prend de l'eau dans un bassin,
puis se met à laver et à essuyer les pieds de ses disciples. Assurément, un ne
saurait voir là la volonté de la chair et du sang, c'était la volonté du Père et
notre sanctification qui commandaient. En effet, le Seigneur lui-même le fait
bien comprendre lorsque, en s'adressant à Pierre, il lui dit : " Si je ne te
lave les pieds, tu n'auras point de part avec moi (Joann. XIII, 8). " Or, nous
savons bien de qui sont ces paroles : " Je ne repousserai point celui qui vient
à moi; car je suis descendu du ciel, non pour faire ma volonté, mais pour faire
la volonté de celui qui m'a envoyé (Joann. 37). " Il était convenable, et
d'ailleurs, c'était son habitude, qu'il joignit l'exemple au précepte. En
parlant alors à ses apôtres, et il le fit plus longuement qu'à l'ordinaire, il
s'efforce de les rassurer et de les ranimer, contre sa passion qui est
l’imminente, par de nombreuses promesses concernant sa résurrection; l'envoi du
Paraclet, leur confirmation dans le bien, et leur retour final vers lui. Puis
après, il se mit en prières, et, répétant jusqu'à trois fois de suite la même
chose, il entra en agonie, et alors ou le vit, s'il est permis de parler ainsi,
pleurer non-seulement des yeux, mais de tous ses membres, afin de purifier par
ses larmes, son corps tout entier, c'est-à-dire l'Église. Car ce qui est du
sacrement de son corps et de son sang, il n'y a personne qui ne sache que c'est
ce jour-là, que, pour la première fois, nous fut donné en nourriture aussi digne
d'admiration qu'unique dans son genre, et que nous avons reçu le précepte de la
manger fréquemment désormais.
5. Vient ensuite le jour de la
passion, pendant lequel, pour sauver l'homme tout entier, il fit, de toute sa
personne, une hostie salutaire, en exposant son corps à toute sorte de supplices
et de traitements injustes, et son âme, en deux circonstances différentes, aux
souffrances de la compassion humaine; la première fois, par la vue de la douleur
incontestable des saintes femmes, et la seconde, par celle du découragement et
de la dispersion de ses disciples. C'est même dans ces quatre souffrances, que
consiste la croix du Seigneur, et voilà tout ce qu'endura pour nous celui qui
compatit àj nos malheurs avec tant du charité. Mais enfin, pour ce qui, est des
souffrances de sa passion, elles eurent une fin, comme il le prédit aux saintes
femmes, en les consolant, une fin bien prompte, et que vous connaissez, sa
sépulture, ou son repos, et sa résurrection. Et nous aussi, mes Frères, si nous
avons hâte d'entrer également dans notre repos, nous ne devons point oublier
qu'il nous faut d'abord passer par des épreuves nombreuses. Mais , tant que nous
serons dans la tribulation, il nous semble que le comble de nos vœux se trouvera
pour nous dans le repos après lequel nous soupirons, et que nous n'aurons plus
rien, à désirer alors. Mais, hélas! dans le repus même de la mort, nous ne
goûterons pas encore un complet repos, nous serons encore en proie à un désir, à
celui de la résurrection éternelle. " Dès lors, est-il dit, ils se reposeront de
leurs travaux (Apoc. XIV, 13)." Or, si ceux qui meurent dans le Seigneur se
reposent de leurs travaux, ils ne laissent pourtant point encore de pousser des
cris vers le Seigneur. Placées sous le trône de Dieu, les âmes de ceux qui ont
été mis à mort pour lui, ne cessent de crier vers lui (Apoc. VI, 9), parce que,
s'il n'y a plus rien qui les fasse souffrir dans l'état où elles sont, cependant
elles ne possèdent pas encore tout, ce qui doit mettre le comble à leur bonheur,
et elles ne l'auront que lorsque leur repos sera suivi de la résurrection, et
que, à leur sabbat, aura succédé la Pâque.
SERMON POUR LE
MERCREDI SAINT
Sur la passion de Notre-Seigneur.
1. Que notre cœur veille, mes Frères, pour ne pas
laisser infructueux ces jours pleins de mystères. La moisson promet d'être
abondante, préparez des vases purs pour la recevoir. Venez recueillir les dons
de la grâce, avec des âmes pieuses et dévotes, des sens sur leur garde, des
affections réglées et des consciences pures : non seulement le genre de vie
particulier que nous avons embrassé, nous y convie, mais l’usage de l’Eglise
dont vous êtes les enfants, vous presse vivement de le faire. En effet, pour
tons les chrétiens, cette sainte semaine est, l'occasion non pas ordinaire, mais
tout à fait exceptionnelle de faire preuve de piété, de modestie, d'humilité et
de recueillement, pour compatir, en quelque sorte aux souffrances du Christ.
Est-il, en effet;. un homme tellement privé de tout sentiment de religion, qui
ne se sente, pendant ces jours, l'âme pénétrée de douleur? Est-il orgueil si
grand qui rie s'abaisse ? Est-il ressentiment si tenace qui ne s'adoucisse?
Amour, si vif des plaisirs qui ne se prive? Passions si débordées qui ne se
contraignent? Coeur si mauvais qui ne s'ouvre à la pénitence? Or, rien de plus
juste qu'il en soit ainsi, car nous entrons dans le temps de la passion du
Sauveur qui continue jusqu'à présent encore; à faire trembler la terre, à fendre
les rochers et à forcer les tombeaux à s'ouvrir. De plus, nous approchons du
jour de sa résurrection, dont vous vous préparez à célébrer la fête sous les
yeux du Seigneur de Très-haut. Ah! plût à Dieu que vos âmes fussent la joie et
le bonheur de la célébrer au plus haut des cieux, au sein des merveilles de ses
mains. Mais, en attendant, il ne pouvait arriver sur la terre rien de meilleur
que ce que le Seigneur y a fait pendant ces saints jours, et il ne pouvait nous
être recommandé rien de préférable à la célébration annuelle du souvenir de ces
grandes choses, dans le désir de nos âmes, rien de plus agréable que d'attester
avec force l'abondance de ses douceurs (Psal. CXLIV, 7). Après tout, c'est pour
nous que nous le faisons ; c'est ainsi que nous recueillerons les fruits du
salut et que nous recouvrerons la vie de l'âme. O Seigneur Jésus, que votre
passion est admirable, elle a mis en fuite toutes nos passions, elle a expié
toutes nos iniquités, et il n'est pas de maladie si terrible de l'âme pour
laquelle elle ne soit d'une efficacité parfaite. En est-il, en effet, une seule,
même mortelle, qui ne soit guérie par sa mort.
2. Or il y a, mes frères, trois choses en
particulier à considérer dans la passion : sa manière et sa cause. Dans le fait,
nous remarquons, la patience du Sauveur, dans la manière brille son humilité, et
dans la cause éclate sa charité. Pour sa patience , elle fut unique; car,
pendant que les pécheurs frappaient sur lui comme des forgerons frappent sur
l’enclume, étendaient si cruellement ses membrés sur le bois de la croix qu'on
pouvait compter tous ses os, entamaient de tous côtés ce vaillant rempart
d'Israël, et perçaient ses pieds et ses mains le clous, il fut comme l'agneau
que l'on conduit à la boucherie, et semblable à la brebis ente les mains de
celui qui la dépouille, de sa toison, il n'ouvrit urane pas la bouché, il ne
laissa pas échapper une plainte contre son père qui l'avait envoyé sur la terre,
pas un mot amer contre le genre humain dont il allait, dans son innocence,
acquitter las dettes, pas un, reproche à l'adresse de ce peuple qui était son
peuple , et qui le payait de tous ses bienfaits, par de si grands supplices. On
voit des hommes qui sont punis pour leurs fautes et qui supportent leur
châtiment avec humilité, et on leur fait un mérite de leur patience. On en voit
d'autres qui sont flagelles beaucoup moins pour expier leurs fautes que pour
être mis à l'épreuve, et pour être récompensés ensuite, et leur patience est
tenue pour plus grande et plus exemplaire. Quelle ne sera donc pas à nos yeux,
la patience de Jésus-Christ qui est mis, on ne peut plus cruellement, à mort
comme un voleur dans son propre héritage, par ceux-mêmes qu'il était venu
sauver, quoiqu'il fut exempt de tout péché tant actuel qu'originel, et même de
tout germe de péché ? Car en lui, habite la plénitude de la divinité, non pas en
figure, mais en réalité; en lui, Dieu le Père se réconcilie le monde; je ne dis
pas figurativement mais substantiellement, et il est plein de grâce et de
vérité, non point par coopération, mais personnellement, pour accomplir son
couvre. Isaïe a dit quelque part : " Son oeuvre, est loin d'être son oeuvre (Isa.
XXVIII, 21 ). " C'est-à-dire cette oeuvre était bien son oeuvre, parce que c'est
celle que son Père lui a donnée à faire, et ce qui n'était pas son oeuvre, c'est
que étant tel qu'il est, il souffrît ce qu'il a souffert. Voilà donc comment il
nous est donné de remarquer sa patience dans l'œuvre de sa passion.
3. Mais, si vous jetez les yeux sur la manière
dont il souffrit la passion, ce n'est pas seulement doux, c'est encore humble
des coeur que vous le trouverez. On peut dire que le jugement qu'on a porté de
lui dans, son abaissement, est nul (Act. VIII, 33), puisqu'il ne répondit rien à
tant de calomnies et à tous les faux témoignages dirigés contre lui. " Nous
l'avons vu, dit le Prophètes et il avait plus ni éclat ni beauté. ( Isa. LIII,
2). " Ce n'était plus le plus beau des enfants des hommes, mais c'était un
opprobre; une sorte de lépreux, le dernier des hommes, un homme de douleur, un
homme touché de la main de Dieu et humilié aux yeux de tous; en sorte qu'il
avait perdu toute apparence et toute beauté. O homme, en même temps, le dernier
et le premier des hommes ! Le plus abaissé et le plus sublime ! L'opprobre des
hommes et la gloire des anges ! Il n'y a personne de plus grand que lui, et
personne non plus de plus abaissé. En un mot, couvert de crachats, abreuvé
d'outrages, et condamné à la plus honteuse des morts, il est mis au rang des
scélérats eux-mêmes. Une humilité qui atteint de pareilles proportions, ou
plutôt, qui dépasse ainsi toutes proportions ne méritera-t-elle rien ? Si sa
patience fut. unique, son humilité fut admirable, et l'une et l’autre furent
sans exemple.
4. Mais l'une et l'autre se trouvent admirablement
complétées par la charité, qui fut la cause de sa passion. En effet, c'est parce
que, Dieu nous a aimés à l'excès que, pour nous racheter de notre esclavage, le
Père n'a point épargné le Fils, et le Fils ne s'est point épargné lui-même. Oui,
il nous a aimés à l'excès, puisque son; amour a excédé toute mesure , dépassé
toute mesure, et a été plus grand que tout. " Personne, a-t-il dit lui-même,
personne ne peut avoir un amour plus grand que celui qui va jusqu'à lui faire
donner sa vie pour ses amis (Joan. XV, 13), " et pourtant, Seigneur, vous en
avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En
effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez
réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est on sera
jamais comparable à celui-là? C'est à peine s'il se trouve des hommes, qui
consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c'est pour des
coupables que vous endurez la passion; grand que celui qui va jusqu'à lui faire
donner sa vie pour ses amis (Joan. XV, 13), " et pourtant, Seigneur, vous en
avez eu un plus grand encore, puisque vous êtes mort même pour vos ennemis. En
effet, nous étions encore vos ennemis, lorsque, par votre mort, vous nous avez
réconciliés avec vous et avec votre Père. Quel amour donc fut, est ou sera
jamais comparable à celui-là? C'est à peine s'il se trouve des hommes, qui
consentent à mourir pour un innocent, et vous, Seigneur, c'est pour des
coupables que vous endurez la passion, c'est pour nos péchés que vous mourez,
c'est sans aucun mérite de leur part que vous venez justifier les pécheurs,
prendre des esclaves pour frères , vous donner des captifs pour cohéritiers et
appeler des exilés à monter sur des trônes. Evidemment, ce qui ajoute encore un
lustre unique à son humilité et à sa patience, c'est que, non content de livrer
son âme à la mort et de se charger des péchés des hommes, il va de plus jusqu'à
prier pour les violateurs de sa loi, de peur qu'ils ne périssent. Il n'est rien
de plus certain et de plus digne de foi, c'est qu'il n'a été offert en sacrifice
que parce qu'il l'a bien voulu! Ce n'est pas assez de dire : il a consenti à
être immolé, mais il n'a été immolé que parce qu'il a voulu l'être; car nul ne
pouvait lui enlever la vie malgré lui, aussi nul ne l'a lui a-t-il ôtée; ainsi,
il l'a offerte de lui-même. A peine eut-il goûté au vinaigre qu'il s'écria : "
Tout est consommé (Joan. XIX, 30). " En effet, il ne restait plus rien à
accomplir, n'attendez donc plus rien de lui à présent. " Et alors ayant penché
la tête, " celui qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort, " rendit l'esprit. "
Quel homme s'endort ainsi à son gré, dans les bras de la mort? Assurément la
mort est la plus grande défaillance de la nature, mais mourir ainsi c'est le
comble même de la force, c'est que ce qui semble une défaillance en Dieu, est
encore plus fort que ce qui parait le comble de la force dans les hommes (I.
Cor. I, 25). Un homme peut porter la folie jusqu'à porter sur lui-même une main
criminelle. Mais ce n'est pas là déposer la vie comme un vêtement, c'est se
l'arracher avec précipitation et violence bien plutôt que la quitter à sa
volonté. Déposer ainsi la vie, comme tu as eu le triste pouvoir de le faire, ô
impie Judas, c'est moins la déposer que se pendre; ce n'est point la tirer
soi-même du fond de ses entrailles, c'est l'arracher avec un lacet, enfin ce
n'est point rendre, mais c'est perdre la vie. Il n'y a que celui qui a pu, par
sa propre vertu, revenir à la vie, qui a pu aussi la quitter parce qu'il l'a
voulu. Seul il a eu le pouvoir de la déposer et de la reprendre ensuite, comme
on dépose et comme on reprend un vêtement, parce que seul il a le pouvoir de la
vie et de la mort.
5. Combien inestimable n'est donc point cette
charité, combien admirable cette humilité, combien ineffable cette patience!
Oui, une hostie aussi sainte, aussi immaculée, aussi agréable était digne d'être
agréée. Oui, l'agneau qui a été immolé est digne vraiment de recevoir la
puissance (Apoc. V, 12), de faire ce pourquoi il est venu, d'ôter les péchés du
monde, je veux dire le triple péché qui a établi son règne sur la terre.
Peut-être pensez-vous que je veux parler de la concupiscence de la chair, de la
concupiscence des yeux et de l'orgueil de la vie; de ce triple lien qu'il est si
difficile de rompre que beaucoup traînent derrière eux, ou plutôt dans les
noeuds desquels il y en a tant qui sont traînés comme dans les liens de la
vanité. Mais les triples liens du Sauveur prévalent dans les élus. En effet,
comment le souvenir de sa patience n'éloignerait-il point de notre âme la
volupté, comment celui de son humilité n'écraserait-il point tout sentiment
d'orgueil? Quant à la charité, elle est telle que la pensée seule en occupe
tellement notre esprit, et s'empare si complètement de notre âme, qu'elle en
éloigne, d'un souffle, toute pensée de curiosité. Ainsi, voilà donc des choses
contre lesquelles la passion du Sauveur est puissante.
6. Mais il y a encore trois sortes de péchés que
la vertu de la croix étouffe, comme j'ai l'intention de vous le dire, et
peut-être n'est-il pas tout à fait inutile que vous l'entendiez. Le premier
c'est le péché originel, le second c'est le péché que j'appellerai personnel, et
le troisième le péché unique ou singulier. Par péché originel, on entend le plus
grand de tous les péchés, celui qui nous vient d'Adam en qui nous avons tous
péché, et qui est cause que tous nous sommes sujets à la mort. Je dis que c'est
le plus grand des péchés, parce qu'il infeste tellement le genre humain tout
entier, qu'il règne dans chacun de nous et qu'il n'est personne qui échappe à sa
souillure. Il passe du premier homme au dernier, et, dans chacun, il se répand
comme un virus mortel, de la plante des pieds au sommet de la tête.
Non-seulement cela, mais il infeste tous les âges depuis l'instant où l'homme
est conçu dans le sein de sa mère, jusqu'au moment où il rentre dans le sein de
notre commune mère à tous. Sinon d'où viendrait ce joug accablant qui pèse sur
tous les enfants d'Adam, depuis le jour de leur naissance jusqu'au jour où ils
retournent dans les entrailles de la terre? Nous sommes conçus dans la
souillure, nous croissons dans les ténèbres, et nous venons au jour dans la
douleur. A peine conçus nous chargeons d'un lourd fardeau nos malheureuses
mères, et, à notre naissance, nous lui déchirons le sein comme des vipères; mais
ce dont je m'étonne c'est que nous ne soyons point nous-mêmes mis en pièces.
Notre premier cri est un cri de douleur. Faut-il en être surpris quand on sait
que nous entrons alors dans une vallée de larmes, si bien qu'on peut avec raison
nous appliquer ce mot du saint homme Job : " L'homme né de la femme vit très-peu
de temps et est rempli de beaucoup de misères (Job. XIV, 1). " Nous avons appris
la vérité de ces paroles non par des paroles seulement, mais par les coups mêmes
de la misère. " L'homme, dit-il, né de la femme: " Quel sort abject! Mais de
peur qu'il ne s'en console, en se flattant que les plaisirs des sens l'en
dédommageront au milieu des objets sensibles de ce monde, il lui rappelle sa
mort prochaine, en parlant de sa naissance en ces termes : " Il vit très-peu de
temps. " Et, pour qu'il ne se figure pas que de ce court espace de temps qui
sépare son berceau de la tombe, il jouira du moins eus pleine liberté il
continue : " Il est rempli de beaucoup de misères. " Oui, de beaucoup de
très-nombreuses misères; misères du corps et misères de l'âme, misères durant
son sommeil, misères durant sa veille, misères enfin de quelque côté qu'il se
tourne. Quant à celui qui lui dit un jour, " Seigneur, voici votre fils (Joan.
XIX, 26), " il naquit aussi d'une femme, voire d'une femme qui était vierge, et
bénie entre toutes les femmes. Néanmoins il. vécut bien peu de temps sur la
terre, et n'en fut pas moins rempli de nombreuses misères, exposé aux embûches
pendant sa courte existence, couvert. de mépris, froissé par mille injustices ,
accablé par les supplices et poursuivi de cruelles railleries.
7. Doutez-vous que ce soit assez de cette
obéissance pour effacer la tache de notre première prévarication? Je vous
répondrai qu'il s'en faut bien qu'il en soit de la grâce comme du péché; car si
nous avons été damnés pour une seule faute, nous sommes justifiés par la grâce
de Jésus-Christ, après bien des péchés (Rom. V, 45 et 46). Sans doute le péché
originel était grave, puisqu'il a souillé non seulement la personne d'Adam, mais
la nature humaine tout entière; pourtant le péché. personnel est plus grave
encore, puisque nous le commettons en lâchant la bride à nos sens, et en faisant
de tous nos membres des instruments d'iniquité, en sorte que nous ne sommes plus
seulement dans les chaînes que le péché d'un autre a forgées,, mais dans celles
dont notre propre péché nous a chargés. Pour ce qui est du péché. singulier ou
unique, il est d'autant plus grave que tous les autres, qu'il s'est attaqué à la
majesté de Dieu même, alors que des hommes impies ont injustement mis le Juste à
mort et porté des mains sacrilèges sur, le Fils même de Dieu, comme de cruels
homicides, disons mieux, s'il est permis de se servir de ce mot, comme de cruels
déicides. Quelle différence y a-t-il entre ce troisième péché et ces deux
premiers? C'est, qu'au moment où il se commit, toute la machine du monde frémit,
pâlit même, et que peu s'en fallut que l'antique chaos ne reprit partout ses
droits. Supposons un prince de la terre qui fait, à main armée, invasion dans
les terres de son roi, et les met à feu et à sang, supposons-en en; autre qui,
admis à la table et dans les conseils de son roi, tue le fils de ce dernier par
le poignard des traîtres. Le premier ne vous semblera-t-il point innocent en
comparaison du second, ne vous, semblera-t-il point qu'il n'a fait presque aucun
mal? Ainsi, en est-il de tout autre péché, comparé à celui dont je parle : or
voilà le péché dont est tombé victime, celui qui s'est chargé de tous les péchés
des hommes, afin de pouvoir par le péché condamner; le péché. Par ce dernier
péché, en effet, le péché originel et le péché personnel a été détruit, bien
plus ce péché même, ce péché unique et singulier s'est lui-même donné le coup de
mort.
8. C'est en raisonnant a maximo; que je conclus
que les deux moindres péchés sont effacés, et voici comment je raisonne.
Jésus-Christ s'est chargé des péchés de tous les hommes; et il a prié pour ses
bourreaux afin qu'ils ne périssent point, car il a dit : "Mon Père,
pardonnez-les, ils ne savent ce qu'ils font (Luc. XXIII, 34). " C'est un mot
irrévocable que vous avez prononcé là, Seigneur; et il ne reviendra pas à vous
sans avoir produit son effet, il fera ce qu'il avait à faire. Voyez donc
maintenant les oeuvres du Seigneur, les merveilles qu'il a faites sur la terre
en notre faveur (Psal. XLV, 8). Il a été battu de verges; couronné d'épines,
percé de clous, attaché au gibet et raillé d'opprobres, et lui, néanmoins,
oubliant toutes ses souffrances, s'écrie : " Pardonnez-leur. " Voilà comment aux
misères du corps, répondent les miséricordes du coeur, aux douleurs, les pitiés,
comment l'huile de la joie succède aux gouttes de sang qui ont humecté la terre.
Les miséricordes sont aussi nombreuses que les misères. Celles-ci l'emporteront
elles sur celles là, ou bien les premières vaincront-elles les secondes? O
Seigneur, que vos antiques miséricordes l'emportent, et que votre sagesse
triomphe de leur malice. L'iniquité de vos bourreaux est: grande; mais votre
bonté ne l'est-elle pas bien davantage encore, Seigneur ? Oui, elle l'est, et
elle l'est au delà de toute mesure. " Est-ce ainsi, dit-il par son prophète,
est-ce ainsi qu'on me rend, le mal pour le bien, et qu'on creuse une fosse
devant mes pas pour m'y faire tomber (Jer. XVIII, 20) ? " Il est bien vrai
qu'ils ont creusé une, fosse à l'impatience, qu'ils ont donné à la colère des
occasions aussi nombreuses que grandes d'éclater. Mais, Seigneur, qu'est-ce que
la fosse qu'ils peuvent creuser, comparée aux abîmes de votre mansuétude? Ils
l'ont creusée en vous rendant le mal pour le bien, mais la charité ; ne s'aigrit
point, n'agit point avec précipitation, elle ne faiblit point, elle ne sait ce
que c'est que de choir dans la fosse, et au mal qu'on accumule contre elle, elle
ne répond que par des bienfaits qu'elle multiplie. Il s'en faut bien Seigneur,
que des mouches, condamnées à périr, puissent faire perdre la douceur de son
parfum au baume qui coule de votre coeur, de votre sein, où là miséricorde et la
rédemption surabondent. Or, ces mouches, condamnées à périr, ce sont toutes vos
misères, Seigneur; ce sont aussi les blasphèmes dont vous êtes l'objet, ce sont
enfin ces outrages dont vous charge une génération perverse et irritante.
9. Mais vous, Seigneur; qu'allez-vous faire? En
même temps que vous élevez vos mains vers le ciel, et au moment où le sacrifice
du matin va devenir l'holocauste du soir, votre voix, mêlée à la vertu de
l'encens dont la fumée! s'élève vers les cieux, ombrageait la terre et
rafraîchissait les enfers, fait entendre ce cri digne d'être exaucé à cause de
la grandeur de celui qui l'a poussé : " O mon Père, pardonnez-leur, car ils ne
savent ce qu’ils font (Luc. XXIII, 34). " O Seigneur, quel besoin de pardon il y
a en vous ! Combien grande et abondante est votre douceur (Psal. XXX, 20) !
Quelle distance sépare vos idées des nôtres ! Combien votre miséricorde est
constante pour les impies! O merveille! D'un côté, Jésus s'écrie :
"Pardonnez-leur: " et de 1’autre, j'entends les Juifs crier : "Crucifiez-le. "
Les paroles de l'un sont plus douces que l'huile, et celles des autres sont
aiguës comme des dards. O charité patiente, plus que cela, compatissante ! " La
charité est patiente, " dit l'Apôtre. C'est assez; mais " elle est bienveillante
(I Cor. XIII, 4), " c'est le comble. " Ne vous laissez pas vaincre par le mal. "
Voilà ce qui s'appelle une charité abondante. " Mais, de plus, travaillez à
vaincre le mal par le bien (Rom. XII, 21). " Voilà qui est une charité
surabondante. Ce n'est pas la patience seule de Dieu, mais ce fut aussi sa bonté
qui a amené les Juifs à la pénitence, car, dans sa bienveillance, la charité.
aime ceux qu'elle tolère, et elle les aime avec toute cette ardeur. Dans, sa
patience, elle ferme les yeux sur le mal, elle attend, elle supporte le pécheur
; mais, dans sa bonté, elle l’attire, elle l'anime, elle le force à s'éloigner
de ses voies perdues et finit par couvrir, comme d'un; manteau, la multitude de
ses fautes. O Juifs, vous êtes de pierre, mais si vous venez vous heurter contre
une pierre moins dure que vous, il en sort un son de bonté, et l'huile de la
charité y bouillonne. O Seigneur, de quel torrent de délices inondez-vous ceux
qui ont soif de vous, quand vous faites couler, comme l'huile, ces flots de
miséricorde sur ceux qui vous crucifient?
10. Vous voyez donc maintenant que l'a passion de
Notre-Seigneur; suffit très-amplement pour effacer toute espèce de péchés. Mais,
qui sait si j'y ai quelque part?Oui, oui, tu y as part, ô homme, attendu que nul
autre que toi ne saurait y avoir part. Si ce n'est toi, sera-ce l'ange ? Mais il
n'en a pas besoin. Sera-ce le démon? Mais il ne peut, ressusciter. D'ailleurs,
si le Christ n'a pas pris la ressemblance des anges, il s'en faut bien qu'il ait
pris celle des démons, mais " c'est aux, hommes qu'il s'est fait semblable, et
il s'est montré homme par tout ce qui a passé en lui (Philipp. II, 7). " Il
s'est anéanti lui-même et a revêtu la forme de l'esclave ; encore n'est-ce pas
simplement d'un esclave, qu'il prit la forme, pour être soumis au joug, mais
celle d'un mauvaise esclave pour être maltraité; d'un esclave du péché pour en
payer, la, dette, bien qu'il ne l'eût pas contractée lui-même. L'Apôtre dit : "
Qu'il s'est fait semblable aux hommes. " Non point à l'homme, attendu que le
premier homme ne fut point créé dans une chair de: péché, ni même dans une chair
semblable à celle qui est sujette au péché. En effet, le Christ s'est plongé au
plus, épais et au plus profond, de le misère générale des hommes, pour que le
regard subtil du malin . esprit ne pût discerner ce grand mystère de charité.
Ainsi c'est bien dans son extérieur, mais dans son extérieur tout entier qu'il a
été trouvé homme, et on ne peut remarquer,en lui rien qui le distingue du reste
des hommes, en ce qui est de la nature humaine. C'est même parce qu'il fut
trouvé homme en toutes choses qu'il a été crucifié. Or, il ne s'est révélé qu'à
fort peu de personnes, seulement afin, qu'il y en eût qui crussent en lui, et il
demeura caché pour tous les autres " attendu que s'ils l'avaient connu, jamais
ils n'eussent crucifié le Seigneur de gloire ( I Cor. II, 8), " En sorte, qu'à
ce péché unique, il unit encore celui d'ignorance, afin qu'il y eût dans
l'ignorance de ceux qui le commettaient quelque ombre de justice à leur
pardonner leurs fautes.
11. Le premier, l'antique Adam, celui qui fuyait
la vue de Dieu, nous a laissé deux choses en héritage, le travail et la douleur.
Le travail pour l'agir, et la douleur pour le patir. Ce n'est pas ce qui lui
avait été dit dans le Paradis qu'il avait reçu afin de s'y occuper et de veiller
à sa garde ; mais de s'y occuper avec plaisir et de le garder avec fidélité pour
lui et ses descendants. Le Christ Notre-Seigneur considéra le travail et la
douleur, mais pour les prendre l'un et l'autre en mains, ou plutôt pour se jeter
entre les mains de l'un et de l'autre, pour se plonger dans le limon même de
l'abîme, dont les eaux pénétrèrent jusqu'à son âme. Entendez-le dire à son Père
: " Jetez un regard sur l'abaissement et sur le travail où je me trouve (Psal.
XXIV, 18), car je suis dans la pauvreté et dans les travaux dès ma jeunesse (Psal.
LXXXVII, 6). " Il travailla donc avec patience et ses mains se plièrent aux
occupations pénibles. Quant à la douleur, écoutez comme il en parle : " O vous,
qui passez par le chemin, considérez et voyez s'il est douleur semblable à la
mienne (Thren. I, 12). " Isaïe continue : " Il a pris véritablement nos
langueurs sur lui, et il s'est chargé lui-même de nos douleurs (Isa. LIII, 4)."
Cet homme de douleurs, cet homme pauvre et souffrant, qui connut toutes les
tentations, mais sans connaître le péché. Pendant le cours de sa vie, il eut
l'action passive, et, à sa mort, la passion active, alors qu'il opérait notre
salut au milieu de la terre. Voilà pourquoi je me rappellerai tant que je vivrai
ses travaux en prêchant l'Évangile (a), ses fatigues dans ses courses, ses
tentations dans le jeûne, ses veilles dans la prière, ses larmes dans sa
compassion pour ceux qui souffraient. Je me souviendrai de ses fatigues, de ses
outrages, de ses crachats, de ses soufflets, de ses moqueries, de ses reproches,
de ses clous, et du reste qu'il subit en lui ou sur lui. Et maintenant, je puis
marcher sur ses traces, j'ai un modèle à suivre, il ne me reste plus qu'à
l'imiter et à suivre ses pas. Si je ne le, fais point, on me réclamera le sang
du Juste qui a été répandu sur la terre, et il ne se trouvera point que je sois
étranger au crime insigne des Juifs, si je me suis montré ingrat envers un amour
si excessif, si j'ai fait outrage à l'esprit de la grâce, si j'ai tenu pour un
sang méprisable et vil le sang même de l'alliance, si, enfin, j'ai foulé aux
pieds le Fils de Dieu même (Hébr. X, 29).
12. Il y en a beaucoup qui travaillent et qui
souffrent, mais, c'est parce qu'ils sont contraints de le faire, ce n'est pas
par un libre choix de leur volonté: ceux-là ne sont point conformes à l'image de
Dieu. Il y en a d'autres aussi qui supportent volontairement et le travail et la
douleur mais ils n'ont point de part pour cela dans ce que je dis. Ainsi l'homme
adonné à la débauche, veille des nuits entières, non pas seulement avec
patience, mais même avec bonheur pour
satisfaire sa passion; le ravisseur veille
aussi des nuits entières, 1'arme au poing, mais c'est pour se saisir de sa
proie; le voleur veille égale. ment, mais, c'est pour s'introduire par quelque
ouverture qu'il aura pratiquée dans la maison d'autrui. Mais tous ces hommes-là
et ceux qui leur ressemblent sont bien loin du travail et de la douleur que le
Seigneur considère. Au contraire, les hommes de bonne volonté qui, para le fait
d'une volonté toute chrétienne, échangent les richesses contre la pauvreté, ou
seulement dédaignent les richesses qu'ils n'ont point: de même que s'ils les
avaient, renoncent à tout, pour Jésus-Christ, de même qu'il a tout quitté pour
eux, suivent l'Agneau partout où il va imiter ainsi le Sauveur, c'est, pour moi,
la preuve la plus convaincante que la passion du Sauveur et sa ressemblance avec
nous, ont produit des fruits dans mon âme ; car, c'est en cela que je reconnais
la saveur et le fruit délicieux du travail et de la douleur.
13. Voyez donc; mon, frère, quelles grandes choses
le Seigneur a faites pour vous. Pour tout ce qui est au ciel et sur la terre, il
dit, et elles se firent. Or, qu'y a-t-il de plus facile que de dire un mot ?
Mais n'a-t-il dit qu'un mot lorsqu'il entreprit de te refaire comme il t'avait
fait Après avoir passé trente-trois ans sur la terre et vécu pendant tout ce
temps-là au milieu des hommes, alors il en trouva parmi eux qui attaquèrent ses
actions et blâmèrent ses paroles, lui qui n'avait pas même où reposer sa tête.
Pourquoi cela? Parce que le Verbe s'était dépouillé de la nature subtile pour
revêtir une forme grossière. Car il s'était fait chair et se servait d'organes
lourds et grossiers. Mais, de même que la pensée se revêt de la parole sensible,
sans rien perdre, après avoir pris ce vêtement, de ce qu'elle était auparavant,
ainsi le Fils de Dieu prit un corps sans se confondre avec lui, et sans perdre,
en le prenant, rien de ce qu'il était avant de l'avoir pris. Il était invisible
dans le sein de son Père, mais ici-bas, nos mains ont pu toucher la vertu même
de vie, et nos yeux ont pu contempler Celui qui était dès le commencement. Mais,
comme il ne s'était uni qu'une chair, parfaitement pure et une âme parfaitement
sainte, le Verbe de Dieu ici-bas réglait,tous les mouvements de son corps avec
une liberté par faite, tant à cause qu'il était en même temps la sagesse et la
justice même, que parce qu'il n'avait, dans ses membres; aucune loi qui allât
contre la loi de son âme: Mon verbe à moi, n'est ni la sagesse ni la justice,
mais pourtant il est capable de l'une et de l'autre. Toutefois, il peut tout
aussi bien, et même plus facilement en manquer qu'en être doué. Car il nous est
bien plus habituel de condescendre à tous les vices de notre chair que de régler
ses actions et ses passions, attendu que tout homme est, enclin au mal dès son
enfance, et pense à son plaisir dans les camps et au milieu des glaives, jusque
dans les bras même de la mort.
14. Heureux celui dont la pensée,
car c'est là notre vertu à nous, dirigé toutes ses actions vers la justice, en
sorte que ses intentions sont toujours pures et ses actions toujours droites.
Heureux celui qui règle toutes les passions de son corps sur la justice, en
sorte que tout ce qu'il souffre, c'est pour le Fils de Dieu qu'il le souffre,
que tout murmure a fui de son cœur, et qu'il n'y a plus sur ses lèvres que des
paroles d'actions de grâces et de louanges. Celui qui s'est levé ainsi est bien
ce paralytique qui prit son lit sur ses épaules et s'en retourna dans sa maison.
Notre lit, notre grabat, à nous, c'est notre corps, dans lequel nous avons
commencé par être étendus languissants, asservis à tous nos désirs et à toutes
nos concupiscences. Maintenant, nous le portons sur nos épaules, lorsque nous
sommes contraints d'obéir à l'esprit, et, eu le portant, c'est un mort que nous
portons, car notre corps est mort par le péché. Aussi ne faisons-nous que
marcher à petits pas, au lieu de courir, car, "le corps qui se corrompt
appesantit l'âme, et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité
des soins qu'elle en réclame. (Sap. IX, 15). " Et c'est aussi pas à pas que nous
nous avançons vers notre demeure. De quelle demeure parlé-je? de notre mère à
tous : car "leurs sépulcres, est-il dit, seront leur éternelle demeure (Psal. XL,
12), " ou plutôt de celle que nous avons dans les cieux, qui 'n'est point faite
de main d'homme et qui durera éternellement aussi (II Cor. V, 1). Si nous
pouvons encore faire quelques pas sous un tel fardeau, avec quelle rapidité
pensez-vous que nous pourrons courir lorsque nous l'aurons déposé? Ne
prendrons-nous point,. alors notre vol? Oui, certainement nous le prendrons et
nous nous envolerons sur l'aile même des vents. Le Seigneur Jésus nous a enlacés
dans les deux bras du travail et de la douleur, et nous, nous l'embrassons, à
notre tour, de nos deux bras aussi, à cause de la justice et pour tendre à la
justice : à cause de la justice, en souffrant pour elle; et pour tendre à sa
justice, en dirigeant nos actions vers elle. Disons donc aussi, avec l'Épouse
des Cantiques : " Je le tiens dans mes bras, je ne le laisserai point aller
(Cant. III, 4). " Disons aussi avec le Patriarche : " Je ne vous lâcherai point
que vous ne m'ayez donné votre bénédiction, (Gen. XXXII, 26). " Que nous
reste-t-il maintenant, en effet, à attendre, sinon sa bénédiction? Que
pouvons-nous désirer de lui après les embrassements dont il nous étreint, sinon
un baiser? Ah! si déjà, je tenais ainsi Dieu dans mes bras, comment ne
m'écrierais-je point de toute mon âme : " Qu'il me baise d'un baiser de sa
bouche (Cant. I, 1) ? " Mais en attendant, Seigneur, nourrissez-moi d'un pain de
larmes et abreuvez-moi aussi de l'eau de mes larmes avec abondance (Psal. LXXIX,
6).
SERMON POUR LE
JEUDI-SAINT
Sur le baptême, sur le sacrement de l'autel et sur le lavement des pieds.
1. Voici des jours que, nous devons observer, des
jours pleins de piété, et de grâce, pendant lesquels, les;hommes, même les plus
scélérats, reviennent à des sentiments de, pénitence. Telle est la force des
mystères qui se célèbrent ces jours-ci, qu'ils sont capables de fendre des
coeurs de pierre et d'attendrir des âmes dures comme le fer. D'ailleurs, ne
voyons-nous pas aujourd'hui encore, non seulement les corps célestes compatir à
la passion de Jésus-Christ, mais la terre même trembler dans ses fondements, les
rochers se fendre et les sépulcres s'entr'ouvrir par la confession des péchés
des hommes. Mais il en est des aliments de l'âme comme de ceux du corps, les uns
font sentir leur goût et leur saveur dès qu'on les mange; les autres, au
contraire, ont besoin d'être broyés. Pour ceux qu'il est facile à l'âme de
goûter, il n'est pas besoin de notre ministère pour être préparés, mais quant
aux aliments qui dérobent leurs propriétés, ils réclament une étude plus
attentive. Et, de même qu'une mère ne donne point une noix entière à son jeune
enfant, mais a soin de la casser pour ne lui en donner que les cuisses; ainsi
devrais-je faire pour vous, mes Frères bien-aimés, si je le pouvais, et vous
expliquer les secrets de nos mystères; mais je ne le puis. Prions donc, la
sagesse qui est notre mère, de nous rompre à vous et à moi-même ces noix qu'a
produites la verge sacerdotale d'Aaron, la verge pleine de force que le
Seigneur, a fait pousser sur la montagne de Sion. Nous avons bien des mystères à
discuter ensemble, mais le peu de temps dont nous disposons ne nous permet pas
de les approfondir tous. Peut-être aussi s'en trouve-t-il plusieurs parmi vous
dont l'esprit est trop faible pour aborder de tels sujets. Je me contenterai
donc de vous dire ce que Dieu lui-même m'inspirera sur les trois sacrements (a),
que ces jours nous rappellent plus particulièrement.
2. On entend par sacrement un signe ou un secret
sacré. Il y a bien des choses qu'on fait pour elles-mêmes, il y en a beaucoup
aussi qu'on fait pour en signifier d'autres, celles-ci sont appelées, et sont en
effet des signes. Prenons un exemple : Il peut se faire qu'on donne un anneau à
quelqu'un uniquement pour lui donner un anneau : un tel don n'a aucune
signification; mais si on le donne comme un titre à un héritage, il devient un
signe et celui qui le reçoit peut dire alors L'anneau n'a aucune valeur, il est
vrai, mais il représente l'héritage que je désirais avoir. De même, lorsque le
Seigneur vit que sa passion approchait, il eut soin d'investir ses disciples de
sa force, afin que la grâce invisible fût communiquée par un signe sensible.
Voilà pourquoi tous les sacrements ont été institués : telle est la communion
eucharistique, telle l'ablution des pieds, tel enfin le baptême lui-même, le
premier des sacrements, celui dans lequel nous sommes entés en Jésus-Christ par
la ressemblance de sa mort; et la triple immersion qui se fait de nous alors
rappelle les trois jours que nous allons célébrer. Mais de
a Le mot que nous rendons ici par sacrement, est
pris dans un sens général et s'applique non seulement aux sacrements de la loi
nouvelle, tels que le Baptême et l'Eucharistie, mais encore aux simples
sacramentaux tels que le lavement des pieds que l'abbé Ernald de Bonneval
appelle aussi un sacrement dans son sermon sur l'ablution des pieds, qu'on peut
lire dans les œuvres cardinales du Christ. Quant au nombre des sacrements
proprement dits de l'Eglise, il se trouve exactement tel que maintenant dans les
oeuvres de Hugues de saint-Victor.
même qu'il y a bien des signes extérieurs qui
différent les uns des autres, ainsi, pour ne point sortir de l'exemple que nous
avons choisi, y a-t-il plusieurs sortes d'investitures selon les différentes
grâces dont nous sommes investis. Ainsi le chanoine est investi par le livre,
l'abbé par la crosse, et l'évêque par la crosse et l'anneau; et, de même que
dans ces différentes cérémonies, les grâces conférées sont différentes, ainsi
les signes de leur collation différent aussi entre eux. Or, de quelle grâce
sommes-nous investis par le baptême? Nous sommes lavés de nos péchés. Qui est-ce
qui peut rendre pur celui qui est né d'un germe impur, sinon Dieu seul, parce
que seul il est pur et exempt de tout péché ? Le sacrement qui produisait jadis
cet effet était la circoncision, dont le couteau retranchait, de notre chair, la
rouille de la faute originelle qui s'était étendue de nos premiers parents
jusqu'à nous; mais quand vint le Seigneur, l'agneau plein de douceur et de
bonté, dont le joug aussi est doux et le fardeau léger, il se produisit un
changement en bien, et la rouille invétérée du péché se fondit dans l'eau et
l'onction du Saint-Esprit, la cruauté du remède disparut.
3. Mais peut-être me dira-t-on et me
demandera-t-on pourquoi, si le baptême efface en nous le péché que nous tenons
de nos premiers parents, il reste encore dans nos âmes, un foyer de cupidité,
comme un levain puissant de péché; car nul ne saurait révoquer en doute que
cette dure loi du péché ne soit passée de nos premiers parents jusqu'à nous,
puisque nous devons tous la vie à une volonté pécheresse, d'où (a) vient que
notre volonté à nous est elle-même corrompue et comme remplie d'ulcères, et que,
même malgré nous, nous ressentons les attraits de la concupiscence et les
mouvements désordonnés qu'éprouvent les bêtes elles-mêmes. Je vous l'ai dit bien
souvent, mes frères, et il ne faut point le perdre de vue, c'est parce que nous
sommes tous tombés en Adam; oui, nous sommes tombés, dis-je, mais sur un tas de
pierres et dans la boue : voilà pourquoi non-seulement nous sommes souillés,
mais encore blessés et rompus. Nous laver est l'affaire d'un instant, mais
il:faut une longue suite de soins pour nous guérir de nos blessures. Or, nous
sommes lavés dans le baptême où l'acte de notre damnation se trouve effacé; de
plus nous recevons dans ce sacrement la grâce de n'avoir même plus rien à
craindre de la concupiscence, si nous ne voulons point céder à ses attraits, et
nous sommes pour ainsi dire débarrassés du pus infect de nos anciens ulcères, en
même temps qu'est effacée notre condamnation, cette réponse de mort qui en
découlait auparavant. Mais qui est-ce qui pourra refréner des mouvements si
impétueux? Qui est-ce qui pourra supporter les démangeaisons dévorantes de cet
antique ulcère? Ne désespérez point de le pouvoir,
car nous avons pour cela aussi, une grâce
qui nous aide et nous rend
parfaitement sûrs du succès : c'est le sacrement
où nous recevons le corps et le sang précieux de Notre-Seigneur. Ce sacrement
produit deux effets en nous : en premier lieu il affaiblit la concupiscence dans
les petites, choses, et, dans les grandes, il nous empêche d'y consentir. Si
donc, il y en a parmi vous qui ressentent moins souvent et moins fort les
mouvements de la colère, de l'envie, de la luxure et des autres passions
pareilles à celles-là, qu'ils en rendent grâces au corps et au sang de
Notre-Seigneur, car c'est un effet de la vertu de ce sacrement dans son âme, et
qu'il se réjouisse en voyant que son dangereux ulcère approche de sa guérison
complète.
4. Mais d'où vient que tant que nous sommes dans
ce corps de péché et que nous vivons dans ces temps mauvais, nous ne puissions
être sans péché? Faut-il donc désespérer de nous? Non, non, écoutez saint Jean
vous dire : "Si nous prétendons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons
nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous. Mais si nous confessons nos
péchés, Dieu est juste et fidèle, il nom les remettra et nous purifiera de toute
iniquité (I Joan. 1, 8 et 9). " En effet, pour que nous ne doutions point de la
rémission de nos
fautes quotidiennes, nous avons le sacrement du
lavement des pieds. Vous voulez savoir où j'ai appris que c'est là un sacrement
pour la rémission des péchés? C'est de la bouche même du Seigneur, quand il dit
à Pierre: " Vous ne savez pas maintenant pourquoi je fais ce que je fais, mais
vous le saurez plus tard (Joan. XIII, 7). " Il ne parla point de sacrement, il
se contenta de dire : " Je vous ai donné l'exemple, pour que vous fassiez à vos
frères, ce que vous m'avez vu faire à vous-mêmes (Ibid. 15). " Il avait pourtant
bien des choses à leur dire, mais ils ne pouvaient point encore les porter en ce
moment-là. Voilà pourquoi, tout en ne voulant point les laisser tout à fait dans
l'incertitude et le doute, il ne leur dit pourtant point ce qu'ils n'étaient pas
encore en état d'entendre. Mais voulez-vous vous convaincre qu'il n'était pas
seulement question là d'un simple exemple, mais bien d'un sacrement? Ecoutez ce
que Jésus dit à Pierre : " Si je ne vous lave point, vous n'aurez point de part.
avec moi (Ibid. 8). " Il y a donc, caché sous cette ablution, quelque chose de
nécessaire au salut, puisque, sans :elle, Pierre lui-même ne :saurait prétendre,
avoir part au royaume de Jésus-Christ et de Dieu. Aussi, voyez si saint Pierre
ne fut point effrayé à cette terrible menace, s'il n'a pas reconnu aussitôt
qu'il y avait là un mystère de salut, car il s'est écrié à l'instant même : "
Seigneur, lavez-moi, non-seulement les pieds, mais les mains aussi et la tête
(Ibid. 9). " Mais qui nous dit que cette ablution des pieds a pour but de nous
laver des fautes non mortelles dont il est impossible que nous soyons
complètement exempts en cette vie? Nous le voyons à la réponse même que fit le
Seigneur à Pierre, quand il lui présentait ses mains et sa tête à laver aussi,
en effet, il lui dit : " celui qui sort du bain n'a besoin que de se laver les
pieds (Ibid. 1,0). " Effectivement, celui qui n'a plus de péchés mortels, est
comme s'il sortait, du bain, sa tête, c'est-à-dire ses intentions, et ses mains,
c'est-à-dire ses oeuvres, et sa vie tout entière, sont pures; mais ses pieds,
qui sont les affections de l'âme, tant que nous marchons sur la poussière de
cette vie, ne peuvent pas être complètement exempts de toute souillure; il est
impossible que l'esprit ne se laisse pas quelquefois aller au moins à de
fugitifs sentiments de vanité, de sensualité ou de curiosité, un peu plus qu'il
ne faut; car, " nous faisons tous beaucoup de fautes (Jac. III, 2). "
5. Toutefois, que nul de nous ne
méprise, ne regarde comme peu de chose ces sortes de fautes, car il est
impossible d'être sauvé avec ces péchés-là, impossible même de les effacer,
sinon par Jésus-Christ et en vertu de ses mérites. Non, je le répète, que nul,
parmi, nous, ne s'endorme dans une fâcheuse sécurité, et ne se laisse aller à
des paroles de malice, en cherchant à s'excuser de ces sortes de fautes (Psal.
CXL, 4); car, comme il a été dit à saint Pierre par le Sauveur en personne, s'il
ne les lave lui-même, nous n'aurons point de part avec lui. Toutefois, il ne
faut pas non plus que nous nous en préoccupions à l'excès, car il nous est
facile d'en obtenir le pardon de Dieu, qui ne demande pas mieux que de nous
l'accorder; il suffit pour cela que nous les reconnaissions. Dans ces sortes de
fautes qui sont à peu près inévitables, si la négligence à la prévenir est
coupable, la crainte excessive d'y tomber est un mal. Aussi, dans la prière
qu'il nous a enseignée, a-t-il voulu que nous priions tous les jours pour
obtenir le pardon de ces fautes quotidiennes (Luc. XI, 4). En parlant de la
concupiscence, nous avons dit que si le Sauveur nous a arrachés à la damnation,
attendu que, selon l'Apôtre, " il n'y a plus maintenant de damnation à craindre
pour ceux qui sont en Jésus-Christ (Rom. VIII, 1), " cependant il l'a laissée
vivre dans nos coeurs pour nous humilier, nous affliger, nous apprendre tout ce
que nous procure la grâce, et nous forcer à recourir à lui. Il en est de même de
ces fautes légères : s'il n'a pas voulu, par un secret dessein de sa bonté, nous
en délivrer entièrement, c'est afin de nous apprendre que, si nous sommes
incapables, par nos propres forces, de nous soustraire entièrement même à ces
petits péchés, à plus forte raison ne saurions-nous de nous-mêmes éviter ceux
qui sont plus grands, et qu'ainsi nous craignions constamment de perdre sa
grâce, en voyant qu'elle nous est si nécessaire, et nous nous tenions sans cesse
sur nos gardes contre un pareil malheur.
Source :
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/
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