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La
Transfiguration
Dans quel sens
dit-il : « Huit jours après ces paroles ? » Ne serait-ce
pas que celui qui entend et croît les paroles du Christ
verra la gloire du Christ au temps de la résurrection ? Car
c'est le huitième jour qu'a eu lieu la résurrection, et
c'est pourquoi nombre de psaumes sont intitulés : pour
l'octave. Ou bien peut-être, ayant dit que sacrifier sa vie
pour la parole de Dieu, c'est la sauver, il a voulu montrer
qu'il accomplirait ses promesses à la résurrection. Mais
Matthieu et Marc mentionnent qu'ils furent emmenés six jours
après. Nous pourrions dire : après six mille ans, car mille
ans sont aux yeux de Dieu comme un jour (Ps. 89, 4) ;
mais on compte plus de six mille ans, et nous préférons
entendre ces six jours comme un symbole : tout l'ouvrage du
monde ayant été créé en six jours, entendons par le temps
l'ouvrage, par l'ouvrage le monde ; ainsi nous est montrée
la résurrection, qui aura lieu quand la durée du monde sera
accomplie. Ou bien celui qui s'est élevé au-dessus du monde
et qui a dépassé les moments de ce siècle attendra, comme
établi sur les hauteurs, le fruit éternel de la résurrection
à venir. Dépassons donc les œuvres du monde, afin de pouvoir
contempler Dieu face à face. « Gravissez la montagne, vous
qui donnez la bonne nouvelle à Sion » (Is., XL, 9).
Si on gravit la montagne pour donner la bonne nouvelle à
Sion, combien plus pour annoncer le Christ, et le Christ
glorieusement ressuscité ! Peut-être en effet beaucoup le
voient-ils en son corps ; car nous sommes beaucoup qui «
avons connu le Christ selon la chair, mais ne le connaissons
plus maintenant» (II Cor., V, 16). Nous sommes
beaucoup à l'avoir connu, parce que beaucoup à l'avoir vu —
« nous l'avons vu, et il n'avait ni beauté ni éclat » (Is.,
LII, 2) — mais trois seulement, et trois choisis, sont
conduits sur la montagne. Je croirais qu'en ces trois le
genre humain est mystérieusement ramassé — puisque des trois
fils de Noé descend tout le genre humain — si je ne voyais
qu'ils sont choisis. Ou peut-être est-ce que seuls entre
tous mériteront d'arriver au bienfait de la résurrection
ceux qui auront confessé le Christ ; car « les impies ne
ressuscitent pas pour le jugement » (Ps. 1, 5), mais
sont punis en vertu d'un jugement rendu.
Donc trois sont choisis
pour gravir la montagne, comme aussi deux sont choisis pour
être vus avec le Seigneur : de part et d'autre nombre
consacré — peut-être pour cette raison que nul ne peut voir
la gloire de la résurrection s'il n'a gardé tout le mystère
de la Trinité d'une foi incorruptible, sincère. Pierre
monte, qui a reçu les clefs du Royaume des cieux ; Jean, à
qui est confiée la Mère ; Jacques, qui le premier a pris
place sur le trône sacerdotal. Ensuite apparaissent Moïse et
Élie, c'est-à-dire la Loi et la prophétie, avec le Verbe :
car la Loi ne peut exister sans le Verbe, et on n'est
prophète que si on prophétise le Fils de Dieu. Et sans doute
les Fils du Tonnerre ont contemplé Moïse et Élie dans leur
éclat corporel ; mais nous aussi, chaque jour nous voyons
Moïse avec le Fils de Dieu, car nous voyons la Loi dans
l'Évangile quand nous lisons : « Vous aimerez le Seigneur
votre Dieu » ; nous voyons Élie avec le Verbe de Dieu quand
nous lisons : « Voici qu'une Vierge concevra dans son sein »
(Is., VII, 14). Aussi Luc a-t-il ajouté à propos
qu'ils parlaient de son trépas qu'il devait réaliser à
Jérusalem : car les mystères vous enseignent son trépas.
Aujourd'hui encore Moïse enseigne ; aujourd'hui encore Élie
parle ; aujourd'hui encore nous pouvons voir Moïse dans un
plus grand éclat. Qui ne le pourrait, quand le peuple même
des Juifs a pu le voir, bien mieux l'a vu ? Il a vu le
visage glorifié de Moïse ; mais il a pris un voile, mais il
n'a pas gravi la montagne, et par suite il s'est égaré. Ne
voyant que Moïse, il n'a pu voir en même temps le Verbe de
Dieu. Découvrons donc notre visage, afin que, « contemplant
à visage découvert la gloire de Dieu, nous soyons reformés à
cette même image» (II Cor., III, 18). Gravissons la
montagne, implorons le Verbe de Dieu, pour qu'il nous
apparaisse en sa splendeur et beauté, qu'il «soit fort,
s'avance majestueusement et règne » (Ps. 44, 3 ssq.).
Tout cela est mystérieux et comporte un sens plus profond :
car selon votre capacité le Verbe diminue ou grandit pour
vous ; et si vous ne gravissez la cime d'une prudence plus
élevée, la Sagesse ne vous apparaît point, la connaissance
des mystères ne vous apparaît point, il ne vous apparaît
point quelle splendeur, quelle beauté il y a dans le Verbe
de Dieu ; mais le Verbe de Dieu vous apparaît comme dans un
corps, n'ayant ni sa beauté ni son éclat (Is., 52, 2
ssq.); Il apparaît comme un homme tout meurtri, pouvant
souffrir nos infirmités ; Il vous apparaît comme une parole
née de l'homme, enveloppé du vêtement de la lettre, ne
resplendissant pas de la vigueur de l'Esprit. Mais si, en
considérant l'homme, vous le croyez engendré d'une Vierge,
si peu à peu la foi vous souffle qu'il est né de l'Esprit,
vous commencez à gravir la montagne. Si, lorsqu'il est en
croix, vous le voyez triomphant de la mort et non anéanti,
si vous voyez que la terre a tremblé, le soleil s'est
dérobé, les ténèbres ont envahi les yeux des incroyants, les
tombeaux se sont ouverts, les morts sont ressuscites, pour
présager que le peuple des Gentils, mort à Dieu, est, pour
ainsi dire, des tombeaux béants de son corps, ressuscité,
baigné de la lumière de la Croix ; si vous voyez ce mystère,
vous avez gravi la montagne élevée, vous contemplez une
autre gloire du Verbe. Ses vêtements sont autres en bas,
autres là-haut. Et peut-être les vêtements du Verbe
sont-ils les discours des Écritures, habillant pour ainsi
dire la pensée divine : car, de même qu'il apparut à Pierre,
Jean et Jacques sous un autre aspect, et que son
vêtement resplendissait de blancheur, de même voici
qu'aux yeux de votre esprit s'éclaire déjà le sens des
divines Écritures. Les paroles divines deviennent donc
comme neige, les vêtements du Verbe extrêmement
blancs, tels que nul foulon sur terre n'en peut faire (Mc,
IX, 2). Cherchons ce foulon, cherchons cette neige.
Nous lisons qu'Isaïe est monté à la Ferme du Foulon (Is.,
VII, 3). Qui est ce foulon, sinon Celui qui a coutume de
laver nos fautes ? Aussi bien est-ce Lui qui a dit : « Si
vos péchés sont comme la pourpre, je les ferai blancs comme
neige » (Is., I, 18). Qui est ce foulon, sinon Celui
qui, ayant lavé les souillures corporelles, a coutume
d'exposer au soleil divin les vêtements de notre esprit,
les vêtements des vertus ? J'ai également entendu — pour
emprunter un argument aux adversaires afin de les réfuter —
comparer l'éloquence de deux sages à la neige et aux
abeilles. J'ai encore trouvé que David a dit : « Que vos
paroles sont douces à ma gorge, plus que le rayon de miel à
ma bouche » (Ps. 118, 103) ! et, plus bas : « Votre
parole est un flambeau devant mes pas, Seigneur, et une
lumière sur mon chemin» (Ib., 105). La parole de Dieu est
lumière, la parole de Dieu est neige, la parole de Dieu
l'emporte encore sur le miel et son rayon (Ps. 18, 11)
; car des lèvres divines coulent des discours plus doux que
le miel, et ses paroles limpides tombent, à la façon de la
neige, en souples formules. Il n'y a vraiment de comparable
aux neiges que cette Parole qui, envoyée du ciel sur terre,
a fécondé les champs altérés de nos cœurs. Ce n'est pas
supposition arbitraire, mais déduction du texte de
l'Écriture, comme Dieu même en témoigne par ces paroles : «
Que mon discours soit attendu comme la pluie, et que mes
paroles descendent comme la rosée, comme l'ondée sur le
gazon et comme la neige sur l'herbe » (Deut., XXXII, 2).
Puisse mon âme, Seigneur Jésus, être arrosée de votre pluie
et verdoyer ! qu'il vous plaise de répandre sur ma terre la
blancheur de cette neige, afin que les glèbes de mon corps
en printemps ne s'épuisent pas sous une chaleur prématurée,
mais plutôt que la semence de la parole céleste, couverte et
couvée par la neige, les rende fécondes ! Quand la neige
tombe, les oiseaux du ciel n'ont pas où demeurer, et, plus
riche qu'à l'ordinaire, la récolte du blé est abondante.
Pierre a vu cette grâce
; ceux qui étaient avec lui l'ont vue aussi, bien qu'ils
fussent accablés par le sommeil. Car l'éclat
incompréhensible de la divinité écrase les sens de notre
corps. Si le rayonnement du soleil ne peut être supporté par
la prunelle de chair des yeux qui le regardent en face,
comment la corruption des membres humains soutiendrait-elle
la gloire de Dieu ? c'est pourquoi à la résurrection le
corps prend une forme plus pure et plus subtile, dégagée de
ses épaisses défectuosités. Peut-être étaient-ils accablés
de sommeil, afin de voir l'image de la résurrection après le
repos. Aussi à leur réveil virent-ils sa majesté : car il
faut être éveillé pour voir la gloire du Christ. Pierre fut
ravi : les attraits de ce siècle ne le captivaient pas ; le
charme de la résurrection l'a conquis. « Il fait bon pour
nous, dit-il, être ici » — comme cet autre : « Me dissoudre
et être avec le Christ est bien préférable » (Phil., I,
23) — et non content d'avoir loué, excellant non
seulement en sentiment mais en dévouement effectif, ce
laborieux ouvrier promet, pour construire trois tentes, le
service d'une commune obéissance. Et bien qu'il ne sût ce
qu'il disait, il promettait cependant son travail : ce
n'était pas fougue irréfléchie, mais dévouement empressé à
multiplier les fruits de la piété. Son ignorance était de sa
condition ; sa promesse était dévouement. Mais la nature
humaine n'est pas capable de construire dans ce corps
corruptible, dans ce corps mortel, un tabernacle pour Dieu.
Soit dans l'âme, soit dans le corps, soit dans quelque autre
lieu, évitez de chercher ce qu'il n'est pas permis de
savoir. Si Pierre n'a pas su, comment pouvez-vous savoir ?
S'il n'a pas su, lui qui a promis, et dont la grande âme
ignorait les limites du corps, comment pouvons-nous savoir,
nous qu'une certaine torpeur de l'esprit tient prisonniers
des barrières de la chair ? Au reste, un tel dévouement a
plu à Dieu. « Et au cours de ces paroles une nuée survint et
les couvrit de son ombre. » C'est de l'Esprit divin que
vient cette ombre : elle n'obscurcit pas le cœur des hommes,
mais révèle les choses cachées. On la trouve en un autre
endroit, lorsque l'ange dit : « Et la puissance du Très-Haut
vous fera om-bre » (Lc, I, 35). Et son résultat se
montre lorsqu'on entend la voix de Dieu dire : « Voici mon
Fils bien-aimé, écoutez-le » ; autrement dit : ce n'est pas
Élie qui est le Fils, ce n'est pas Moïse qui est le Fils,
mais voici le Fils, que vous voyez seul ; car ils s'étaient
retirés, du moment que le Seigneur allait être désigné. Vous
voyez que la foi parfaite, non seulement pour les
commençants, mais encore pour les parfaits, voire même pour
ceux du ciel, c'est de connaître le Fils de Dieu (cf. Jn,
XVII, 3). Mais puisque nous l'avons déjà dit plus haut,
apprenez que cette nuée n'est pas accumulée par l'humidité
nébuleuse des montagnes fumantes (Ps. 103, 32), ni
sombres vapeurs de l'air condensé, voilant le ciel
d'effrayantes ténèbres, mais nuée lumineuse qui ne nous
détrempe point de pluies torrentielles et d'averses
diluviennes, mais dont la rosée, envoyée par la voix du Dieu
tout-puissant, a imprégné de foi les âmes des humains.
« Et comme la voix se
faisait entendre, Jésus se trouva seul. »
Ainsi, alors qu'ils
étaient trois, il n'y en a plus qu'un. On en voit trois au
début, un seul à la fin : car pour la foi parfaite ils ne
sont qu'un. Aussi bien le Seigneur demande-t-il encore cela
à son Père, que tous nous ne soyons qu'un (Jn, XVII, 22).
Et non seulement Moïse et Elie sont un dans le Christ, mais
nous aussi nous sommes l'unique corps du Christ (Rom.,
XII, 5). Eux donc sont comme absorbés dans le corps du
Christ, parce que nous aussi ne serons qu'un dans le Christ
Jésus ; ou bien encore : la Loi et les Prophètes viennent du
Verbe ; or ce qui commence par le Verbe s'achève dans le
Verbe ; car « la fin de la Loi, c'est le Christ, pour la
justification de tout croyant » (Rom., X, 4).
Saint Ambroise
de Milan, Père et Docteur de l’Église, Commentaire sur
l’Évangile de Luc, IX,
28-36. |