INDEX
LXXI
Ceux
qui s'attachent aux consolations spirituelles peuvent être trompés par le
démon qui se transforme en ange de lumière. Des signes auxquels on peut
reconnaître qu'une vision vient de Dieu ou du démon.
LXXII
L'âme
qui se connaît évite les tromperies du démon.
LXXIII
Comment
l'âme quitte l'amour imparfait et arrive à l'amour parfait.
LXXIV
Des
signes auxquels on connaît que l'âme est arrivée à l'amour parfait.
LXXV
Les
imparfaits veulent suivre seulement le Père, tandis que les parfaits suivent
le Fils.
LXXVI
L'âme
au troisième degré parvient à la bouche de Jésus-Christ.- La mort de la
volonté propre est le signe qu'elle y est arrivée.
LXXVII
Des
œuvres de l'âme parvenue au troisième degré.
LXXVIII
Du
quatrième état, qui n'est pas séparé du troisième.- Des œuvres de l'âme
arrivée à cet état, et comment Dieu ne se sépare jamais d'elle d'une manière
sensible.
LXXIX
Dieu ne
se sépare jamais des parfaits par grâce et par sentiment, mais par union.
LXXX
Les
mondains rendent gloire à Dieu, qu'ils le veuillent ou ne le veuillent pas.
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1. Ceux qui s'attachent aux consolations spirituelles
sont souvent exposés à d'autres pièges du démon, qui se transforme en ange
de lumière. Le démon tente toujours l'âme sur ce qu'elle désire davantage,
et, s'il la voit passionnée pour les consolations et les visions
spirituelles, si elle y met tout son bonheur, au lieu de le mettre dans la
vertu en se reconnaissant indigne des douceurs de mon amour, alors il revêt
pour elle des formes de lumière :, tantôt il prend l'apparence d'un ange,
tantôt celle de mon Fils, tantôt celle de quelque saint. Il agit ainsi pour
prendre l'âme à l'amorce du plaisir qu'elle trouve dans les visions et les
douceurs spirituelles. Si l'âme ne se retire pas avec une humilité profonde
en repoussant la jouissance qui lui est offerte, elle tombe par ce piège
dans les mains du démon. Mais si elle se sépare de la jouissance par
l'humilité, si elle s'attache par l'amour à moi qui donne, plutôt qu'à mes
présents, alors le démon est vaincu, parce que son orgueil ne peut supporter
l'humilité de l'âme.
2. Si tu me demandes comment on peut reconnaître. ce
qui vient du démon et ce qui vient de moi, je te répondrai que c'est à ce
signe. : Si c'est le démon qui se présente, à l'âme sous forme de lumière,
elle en reçoit une vive joie ; mais plus la vision se prolonge, plus la joie
diminue, et il ne reste bientôt que trouble, tristesse et ténèbres qui
obscurcissent tout l'intérieur. Mais si c'est moi, l'éternelle Vérité, qui
visite l'âme, elle éprouve au premier moment une sainte frayeur, et avec
cette frayeur, la joie, l'assurance, une douce prudence qui fait qu'en
doutant elle ne doute pas.
3. La connaissance d'elle-même la persuade de son
indignité. Elle dit : Je ne suis pas digne de recevoir votre visite, et,
puisque je n'en suis pas digne, comment cela peut-il être ? Alors elle se
confie à la grandeur de ma charité ; elle comprend que je puis lui donner ce
qu'il me plaît, en ne regardant pas son indignité, mais ma dignité, qui me
rend, capable de me recevoir en elle-même par grâce et d'une manière
sensible. Je ne méprise pas son désir qui m'appelle, et elle me reçoit
humblement en disant : Voici, votre servante, qu'il me soit fait selon votre
volonté. Alors elle quitte l'oraison et les douceurs de ma présence avec
joie, avec humilité, parce qu'elle se trouve indigne de tout ce qu'elle
reçoit de ma charité.
4. Tel est le signe qui montre si l'âme est visitée
par moi ou par le démon. Ma visite commence par la crainte, elle continue et
finit dans la joie et l'espoir de la vertu ; celle du démon commence par la
joie, mais elle se termine dans la confusion et les ténèbres de l'esprit. Je
vous ai donné ce signe pour que l'âme qui veut marcher avec humilité et
prudence ne puisse être trompée ; elle le sera, quand elle voudra avancer
seulement avec l'amour imparfait de sa propre consolation, et non pas avec
mon amour.
1. Je n'ai pas voulu te cacher, ma fille bien-aimée,
l'erreur où tombent ordinairement les hommes qui se complaisent dans le peu
de bien qu'ils font au temps de la consolation, et celle de mes serviteurs
qui s'attachent tellement aux douceurs spirituelles, qu'ils ne peuvent plus
connaître la vérité de mon amour et discerner où se trouve le péché. Je t'ai
dit le piège où le démon les prend par leur faute s'ils ne suivent pas le
moyen que je t'ai enseigné. Ainsi toi et mes autres serviteurs, vous devez
suivre la vertu par amour pour moi, et non par un autre, motif.
2. Ces erreurs et ces dangers sont pour ceux dont
l'amour est imparfait, c'est-à-dire pour ceux qui aiment plus mes bienfaits
que moi-même. Mais l'âme qui est entrée dans la connaissance d'elle-même en
s'exerçant à l'oraison parfaite, en rejetant l'imperfection de l'amour et de
la prière, comme je te l'ai expliqué, cette âme me reçoit par l'amour ; elle
s'efforce d'attirer à elle le lait de ma douceur sur le sein de la doctrine
de Jésus crucifié.
3. Elle est arrivée au troisième état, c'est-à-dire à
l'amour tendre et filial ; elle n'a pas un amour mercenaire, mais elle agit
avec moi comme un ami agit avec son ami qui lui fait un présent : il ne
regarde pas au présent, mais au cœur de celui qui donne, et il n'aime le
présent que par amour pour son ami. Ainsi fait l'âme qui est parvenue à
l'amour parfait. Quand elle reçoit mes bienfaits et mes grâces, elle ne
s'arrête pas au présent, mais son intelligence contemple la grandeur de ma
charité qui donne.
4.- Pour que l'âme ne puisse s'excuser de ne pas faire
ainsi, j'ai voulu unir le bienfait au bienfaiteur, en unissant la nature
humaine à la nature divine, lorsque je vous ai donné le Verbe, mon Fils
unique, qui est une même chose avec moi comme moi avec lui. Par cette union
vous mie pouvez voir le présent sans voir celui qui vous le fait. Comprenez
donc avec quel amour vous devez aimer le don et le donateur. Si vous faites
cela, vous aurez un amour non pas mercenaire, mais pur et généreux, comme
ceux qui se renferment dans la connaissance d'eux-mêmes.
1. Jusqu'à présent je t'ai montré de différentes
manières comment' l'âme quitte l'imperfection pour arriver à l'amour
parfait, et comment elle agit quand elle est parvenue à l'amour intime et
filial. Je t'ai dit et je te répète qu'elle y arrive par la persévérance, en
se renfermant dans la connaissance d'elle-même, Cette connaissance
d'elle-même doit être accompagnée de la connaissance de ma bonté, pour
qu'elle n'en soit pas troublée. Car la connaissance d'elle-même lui donnera
la haine de son amour, sensitif et de l'attrait qu'elle a pour les
consolations. De cette haine fondée sur l'humilité doit naître la patience.
2. La patience deviendra sa force contre les
attaques du démon et contre les persécutions des hommes. Elle s'en servira
avec moi, lorsque, pour son bien, je lui retire la consolation. Elle
supportera tout au moyen de cette vertu. Si la sensualité voulait, dans
quelques épreuves, se révolter contre la raison, le juge de la conscience
s'élèverait au-dessus d'elle avec une sainte haine et ferait justice de tout
mouvement coupable. Car l'âme qui ne s'aime pas se corrige toujours et se
reprend non seulement des mouvements qui sont contre la raison, mais encore
quelquefois de ceux qui viennent de moi.
3. C'est ce que veut faire comprendre mon doux
serviteur saint Grégoire, lorsqu'il dit qu'une conscience sainte et pure
trouvait le péché là où il n'était pas, c'est-à-dire que sa délicatesse
était si grande, qu'elle voyait une faute où il n'y en avait pas. L'âme doit
faire de même si elle veut quitter l'imperfection, et si elle attend, dans
la connaissance d'elle-même et à la lumière de la foi, ce qu'ordonnera ma
Providence.
4. Ainsi firent mes disciples, lorsqu'ils se
renfermèrent dans le Cénacle, persévérant dans les veilles et la prière
jusqu'à la descente du Saint-Esprit. L'âme, comme je te l'ai dit, fait de
même. Elle s'éloigne de l'imperfection et se renferme en elle-même pour
atteindre la perfection. Elle veille, et fixe le regard de son intelligence
sur la doctrine de ma Vérité. Elle se connaît et persévère humblement dans
la prière d'un saint désir, parce qu'elle éprouve en elle l'ardeur de ma
charité.
1. Je vais te dire maintenant quel signe prouve que
l'âme est arrivée à l'amour parfait. Ce signe est le même signe qu'on vit
dans mes disciples, lorsqu'ils eurent reçu l'Esprit Saint. Ils sortirent du
Cénacle, perdirent toute crainte et annoncèrent ma parole, la doctrine du
Verbe mon Fils bien-aimé. Loin de redouter la souffrance, ils s'en
glorifiaient ; ils ne craignaient pas de paraître devant les tyrans du monde
et de leur dire la vérité pour l'honneur et la gloire de mon nom.
2. Ainsi, lorsque l'âme s'est renfermée dans la
connaissance d'elle-même, comme je te l'ai dit, je retourne vers elle par le
feu de ma charité. Cette charité, pondant qu'elle persévérait dans sa
retraite, lui a fait concevoir la vertu par amour, en lui communiquant ma
puissance ; avec cette puissance elle a dominé et vaincu sa passion
sensitive.
3. Par la même charité, je l'ai fait participer à la
sagesse de mon Fils, et dans cette sagesse elle voit et connaît, par l’œil
de l'intelligence, ma vérité et les égarements de l'amour-propre spirituel,
c'est-à-dire l'amour imparfait de la consolation. Elle connaît la malice et
les mensonges avec lesquels le démon abuse l'âme qui est liée à cet amour
imparfait ; elle se lève avec la haine de l'imperfection et avec l'amour de
la perfection.
4. Par cette même charité, qui est le Saint-Esprit,
je la fais participer à sa volonté, en fortifiant la volonté qu'elle a de
supporter toute peine, de sortir de la retraite pour mon nom, et de produire
des bonnes oeuvres envers le prochain. Elle ne sort pas de sa connaissance,
mais elle fait sortir d'elle-même les vertus conçues par l'amour. Elle les
montre de différentes manières, quand les besoins du prochain le réclament ;
car elle n'a plus la crainte qu'elle avait de perdre ses consolations
spirituelles.
5. Elle est parvenue à l'amour généreux et parfait,
et elle agit au dehors sans penser à elle-même. L'âme arrive au second degré
de ce troisième état parfait, où elle goûte et enfante la charité du
prochain. Elle obtient ce degré de parfaite union en moi. Ces deux derniers
degrés sont unis ensemble, et l'un n'est pas sans l'autre ; mon amour n'est
jamais sans l'amour du prochain, et celui du prochain, sans le mien, ils ne
peuvent être jamais séparés : de même, ces deux degrés ne sont jamais l'un
sans l'autre, comme je te le montrerai en t'expliquant le troisième état.
1. Je t'ai dit que ceux qui sortent ainsi dehors,
montrent qu'ils ont quitté l'imperfection et sont arrivés à la perfection.
Ouvre les yeux de ton intelligence, et vois-les courir sur le pont de Jésus
crucifié, votre règle, votre loi et votre doctrine. Ils ne se proposent pas
d'autre but que Jésus crucifié. Ce n'est pas moi le Père qu'ils se
proposent, comme font ceux qui sont dans l'amour imparfait et qui ne veulent
pas supporter de peine, parce qu'en moi ne peut se trouver la peine.
2. Les imparfaits ne veulent suivre que la
consolation qu'ils trouvent en moi. Je te le dis, ce n'est pas moi qu'ils
suivent, c'est la consolation qu'ils trouvent en moi. Les parfaits, au
contraire, font autrement : embrasés par l'amour, ils ont uni les trois
puissances de l'âme et monté les trois degrés figurés sur le corps de Jésus
crucifié. Avec les pieds de son affection, leur âme est parvenue des pieds
de mon Fils à son côté, où elle trouve le secret du cœur et connaît le
baptême de l'eau, qui a sa vertu par le sang. L'âme y reçoit la grâce du
saint baptême et y devient un vase capable de contenir la grâce unie et
mélangée de ce sang.
3. Où l'âme connaît-elle la dignité d'être unie et
mélangée au sang de l'Agneau, en recevant le saint baptême par la vertu de
ce sang ? Dans le côté de mon Fils où elle connaît le feu de la divine
charité. Si tu te le rappelles, ma Vérité incarnée te l'a révélé, lorsque tu
l'interrogeais en lui disant : Doux Agneau sans tache, vous étiez mort quand
votre côté a été ouvert. Pourquoi vouloir que votre cœur soit ainsi frappé
et entrouvert ? Mon Fils te répondit, s'il t'en souvient, qu'il avait eu
bien des raisons ; et il te dit les principales.
4. Son désir de sauver le genre humain était infini,
et son corps ne pouvait supporter la douleur et les tourments que dans une
certaine mesure ; ce qui était fini ne pouvait donc montrer l'amour infini
dont il vous aimait ; alors il voulut que vous vissiez le secret de son
cœur, et il vous le montra ouvert, pour vous faire comprendre qu'il vous
aimait plus que ne le pouvait montrer sa mort.
5. L'eau et le sang qui en sortirent signifiaient le
saint baptême de l'eau, que vous recevez en vertu du sang ; il répandit le
sang et l'eau pour marquer deux baptêmes de sang : le premier, que reçoivent
ceux qui répandent leur sang pour moi : ce sang tire sa vertu du sang de mon
Fils, et remplace le baptême qu'ils n'ont pu recevoir ; le second est le
baptême de feu, que reçoivent ceux qui désirent le baptême avec un ardent
amour sans pouvoir l'obtenir ; et il n'y a pas de baptême de feu sans le
sang ; parce que ce sang est pénétré par le feu de la divine charité qui l'a
fait répandre.
6. L'âme reçoit aussi le baptême de sang d'une autre
manière, pour parler par figure ; ma divine charité l'accorde parce qu'elle
Voit' l'infirmité et la fragilité de l'homme qui l'entraîne au péché. Sa
fragilité, ni aucune autre cause ne l'entraînerait au péché, s'il n'y
consentait pas ; mais il y tombe par faiblesse, et le péché lui fait perdre
la grâce qu'il avait reçue au baptême en vertu du sang ; alors il fallait
que ma divine bonté perpétuât le baptême du sang par la contrition du cœur
et par la sainte confession, en s'adressant, quand on le peut, à mes
ministres qui gardent les clefs du sang.
7. Le sang est versé sur l'âme par l'absolution, et
quand on ne peut se confesser, il suffit de la contrition du cœur : alors
c'est la main de ma clémence qui vous donne le bénéfice du sang. Mais celui
qui pourra se confesser devra le faire, et celui qui le pourra, et ne le
fera pas, sera privé du bénéfice du sang.
8. Il est vrai que, quand on le veut, au moment de
la mort, et qu'on ne le peut pas, on reçoit le sang. Mais que personne ne
soit assez insensé pour espérer se faire pardonner ses fautes au dernier
instant ; car il peut craindre que, pour punir son obstination, ma divine
justice lui dise : Tu ne t'es pas souvenu de moi pendant la vie, quand tu en
avais le temps ; je ne me souviendrai pas de toi dans la mort. On ne doit
donc jamais différer sa conversion ; mais, alors même, on doit jusqu'à la
fin espérer dans le sang et en recevoir le baptême.
9. Mais tu vois que le baptême de sang peut toujours
couler sur l'âme ; et dans ce baptême tu reconnais l'action de mon Fils. La
peine de la croix est finie, mais le fruit que vous en recevez est infini à
cause de la nature divine infinie qui est unie à la nature humaine finie. La
nature humaine souffrait dans mon Verbe revêtu de votre humanité, mais comme
les deux natures sont unies et pénétrées l'une pour l'autre, La divinité
attire à elle la peine qu'elle a supportée sur la croix avec un amour
ineffable, et son action peut être appelée infinie.
10. La peine n'était pas infinie, puisqu'elle était
limitée par le corps, et que le désir de souffrir pour vous racheter a cessé
sur la croix quand l'âme de mon Fils s'est séparée de son corps ; mais le
fruit qui est sorti de cette peine est infini comme le désir de votre salut,
et vous le recevez d'une manière infinie ; car s'il n'était pas infini, le
genre humain ne pourrait pas être sauvé dans le passé, dans le présent et
dans l'avenir. L'homme qui m'offense ne pourrait se relever sans cesse, si
le baptême de sang ne lui était accordé d'une manière infinie, et si le
fruit du sang n'était pas infini.
11. C'est ce que mon Fils vous a montré par la blessure
de son côté ; c'est là que vous trouvez le secret de son cœur, parce que
vous y voyez qu'il vous aime plus qu'il ne peut vous le montrer par une
peine finie. Il vous le montre d'une manière infinie, par le baptême du sang
uni au feu de la charité divine, car c'est l'amour qui l'a fait répandre. Le
baptême est donné à tous les chrétiens, et à quiconque veut le recevoir,
dans l'eau unie au sang et au feu. L'âme est ainsi pénétrée par le sang de
mon Fils, et c'est pour vous faire comprendre ces choses qu'il a fait sortir
le sang et l'eau de son côté. J'ai maintenant répondu à ce que tu m'avais
demandé.
1. Tout ce que je viens de te dire, mon Fils te
l'avait enseigné ; mais j'ai voulu te le répéter, en te parlant de lui pour
te faire mieux comprendre l'excellence de l'âme parvenue au second degré, où
elle connaît et acquiert si bien l'ardeur de l'amour, qu'elle court aussitôt
au troisième degré, c'est-à-dire à la bouche : et là elle montre qu'elle est
parvenue à l'état parfait. Par où passe-t-elle ? L'âme passe par le cœur,
c'est-à-dire qu'elle se rappelle où elle a été baptisée, et laissant l'amour
imparfait, par la connaissance que lui donne cet aimable cœur, elle voit,
elle goûte et ressent le feu de ma charité.
2. Ceux qui sont arrivés à la bouche font ce que
fait la bouche. La bouche parle avec la langue qu'elle a ; elle goûte les
aliments, elle les retient pour les donner à l'estomac, et les dents les
broient pour qu'ils puissent être avalés. L'âme fait de même ; elle me parle
d'abord avec la langue, qui est dans la bouche du saint désir, c'est-à-dire
avec la langue d'une sainte et continuelle prière. Cette langue parle,
réellement et mentalement : elle parle mentalement lorsqu'elle m'offre ses
doux et amoureux désirs pour le salut des âmes ; elle parle réellement
lorsqu'elle annonce la doctrine de ma Vérité, lorsqu'elle avertit et
conseille le prochain, lorsqu'elle confesse la foi sans craindre ce que le
monde peut lui faire souffrir. Elle parle hardiment devant toute créature,
de toutes les manières et à chacun selon son état.
3. L'âme aussi apaise la faim qu'elle a des âmes pour
mon honneur sur la table de la très sainte Croix. Nulle autre chose et nulle
autre table ne pourraient la rassasier parfaitement. Elle broie sa
nourriture avec les dents, sans lesquelles elle ne peut rien avaler. La
haine et l'amour sont comme deux rangées de dents dans la bouche du saint
désir ; la nourriture qu'elle reçoit est préparée pas la haine d'elle-même
et par l'amour de la vertu, en elle et dans son prochain. Elle broie
l'injure, le mépris, les affronts, les reproches, les persécutions
nombreuses ; elle supporte la faim, la soif, le froid, le chaud, les
angoisses, les larmes et les sueurs pour le salut des âmes. Elle accepte
tout pour mon honneur et ne rejette jamais son prochain.
4. Quand tout est ainsi préparé, elle goûte et
savoure le fruit de sa fatigue, et la douceur de ces âmes dont elle se
rassasie dans ma charité et dans la charité du prochain. Cette nourriture
parvient à l'estomac, qui est excité par le désir et la faim des âmes ; et
cet organe est l'amour et le zèle de son cœur pour le prochain. Elle se
plaît tant à savourer et à s'approprier cette nourriture, qu'elle perd le
goût des délicatesses de la vie corporelle, afin de pouvoir mieux se
rassasier de cet aliment, qu'elle trouve sur la table de la sainte Croix et
de la doctrine de Jésus crucifié.
5. Alors l'âme s'engraisse de solides et véritables
vertus, et se développe tellement dans l'abondance, que le vêtement de la
sensualité qui la couvre se déchire, c'est-à-dire que son corps perd tout
désir sensuel. Ce qui est ainsi déchiré meurt, et la volonté sensitive
disparaît ; car la volonté de l'âme qui vit en moi est revêtue de mon
éternelle volonté : la sensualité meurt donc eu elle. Telle est l'âme
arrivée au troisième degré de la bouche. Ce qui indique son progrès, c'est
que la volonté propre est morte en goûtant l'ardeur de ma charité.
6. L'âme trouve dans la bouche la paix et le repos.
Tu sais que la bouche donne le baiser de paix : aussi à ce degré l'âme
possède tellement la paix, que personne ne peut la troubler, parce qu'elle a
perdu et détruit sa volonté propre, dont la mort seuls procure la paix et le
repos. L'âme alors enfante sans douleur des vertus à l'égard du prochain :
non pas qu'elle Soit exempte de peine, mais sa volonté, qui est morte, ne
peut plus les ressentir, et elle supporte tout volontairement pour l'honneur
de mon nom. Elle court avec ardeur dans la voie de Jésus crucifié ; elle ne
se laisse point arrêter par l'injure, par les persécutions qu'elle rencontre
ou par les plaisirs que le monde voudrait lui donner : elle surmonte tout
avec force et persévérance.
7. Son amour s'est revêtu du feu de ma charité ; il
se rassasie du salut des âmes avec une patience sincère et parfaite. Cette
patience est la preuve certaine que l'âme m'aime parfaitement et sans
intérêt. Car si elle m'aimait et aimait le prochain pour sa consolation,
elle serait impatiente et s'arrêterait dans sa route. Mais parce qu'elle
m'aime pour moi, qui suis la souveraine Bonté, seule digne d'être aimée,
parce qu'elle s'aime et qu'elle aime le prochain pour moi, pour louer et
glorifier mon nom, elle est patiente, forte et persévérante.
1. Il y a trois glorieuses vertus qui sont fondées
sur la charité, et qui sont les fruits de ses branches : ces vertus sont la
patience, la force, la persévérance. Elles sont couronnées par la lumière de
la très sainte foi ; cette lumière dissipe les ténèbres de l'âme qui court
dans la voie de la Vérité ; l'âme est exaltée par un saint désir, et
personne n'est capable de l'arrêter. Le démon ne peut lui nuire par ses
tentations, car il craint l'âme embrasée du feu de la charité. Les
persécutions et les injures des hommes sont impuissantes contre elle ; si le
monde la poursuit, le monde aussi la redoute. Ma bonté le permet pour la
fortifier et la faire grandir devant moi et devant le monde, parce qu'elle
s'est faite petite par humilité.
2. Ne le vois-tu pas dans mes saints, qui se sont
abaissés pour moi et que j'ai élevés en moi, et dans le corps mystique de la
sainte Église, qui parle toujours d'eux, parce que leurs noms sont écrits en
moi, le livre de vie ? Oui, le monde les respecte, parce qu'ils ont méprisé
le monde. Ils ne cachent pas leur vertu par crainte, mais par humilité ; et
si le prochain a besoin de leurs services, ils ne se cachent pas de peur de
souffrir et de perdre leur consolation ; mais ils le servent avec courage,
s'oubliant et se sacrifiant eux-mêmes.
3. De quelque manière qu'ils consacrent leur vie et
leur temps à mon honneur, ils sont heureux et trouvent la paix et le repos
de l'esprit. Pourquoi ? Parce qu'ils veulent me servir, non pas selon leur
volonté, mais selon la mienne, et qu'ils aiment le temps de la consolation
comme le temps de la tribulation, la prospérité comme l'adversité ; l'une ne
leur pèse pas plus que l'autre, parce qu'en toute chose ils trouvent ma
volonté, et qu'ils n'ont pas d'autre pensée que de s'y conformer dès qu'ils
la connaissent.
4. Ils ont vu que rien ne se fait sans moi et que
tout est ordonné mystérieusement par ma providence, excepté le péché, qui
est un néant. C'est pour cela qu'ils détestent le péché et qu'ils acceptent
avec respect les autres choses. Ils sont fermes et inébranlables dans leur
volonté de suivre la voie de la vérité. Ils ne se ralentissent jamais, et
servent fidèlement leur prochain, sans s'arrêter à son ignorance et à son
ingratitude. Si quelquefois le méchant leur dit des injures et leur fait des
reproches, ils n'en continuent pas moins leurs bonnes oeuvres et les prières
qu'ils m'offrent pour lui, et ils souffrent plus de l'offense qu'il me fait
et du tort qu'il cause à son âme que de toutes les injures qui leur sont
adressées. C'était ce que disait mon glorieux apôtre saint Paul : "Le monde
nous maudit, et nous bénissons ; il nous persécute, et nous le souffrons
avec patience et actions de grâce ; il blasphème, et nous prions ; nous
sommes rejetés comme les ordures du monde, et nous le supportons" (I
Cor., IV, 12-13).
5. Tu vois, ma fille bien-aimée, le signe par
excellence qui montre que l'âme a quitté l'amour imparfait pour, l'amour
parfait : ce signe est la vertu de patience, qui lui fait suivre le doux
Agneau sans tache, mon cher Fils. Lorsqu'il était sur la Croix où les clous
de l'amour l'attachaient, il ne tint pas compte des injures des Juifs, qui
lui criaient : "Descends, et nous croirons en toi" (S.Matth. XXVII, 42).
Votre ingratitude ne l'empêcha pas de persévérer dans l'obéissance que je
lui avais imposée, et sa patience fut si grande, qu'on n'entendit pas la
moindre plainte sortir de ses lèvres.
6. Ainsi font mes enfants bien-aimés, mes fidèles
serviteurs qui suivent la doctrine et l'exemple de ma Vérité. Le monde a
beau vouloir les faire reculer par ses caresses ou ses menaces ; ils ne
tournent jamais la tête en arrière, et fixent toujours leurs regards sur ma
Vérité. Ils ne veulent jamais quitter le champ de bataille, pour venir
reprendre chez eux le vêtement qu'ils y ont laissé, c'est-à-dire cet amour
qui fait préférer la créature au Créateur. Ils restent joyeusement dans la
mêlée, tout enivrés du sang de Jésus crucifié, de ce sang que j'ai chargé la
sainte Église de distribuer pour soutenir et animer mes vrais chevaliers,
qui combattent la sensualité, la chair, le mondé et le démon, avec la haine
de leurs ennemis et l'amour de la vertu. Cet amour est une armure qui
résiste à tous les coups et rend invulnérable tant qu'on la conserve et que
le libre arbitre ne livre pas volontairement à l'ennemi le glaive qu'il
tient dans ses mains. Ceux qui sont enivrés du sang de mon Fils ne le font
jamais ; ils persévèrent courageusement jusqu'à la mort, où tous leurs
ennemis sont confondus.
7. O glorieuse vertu, combien tu me plais! tu brilles
dans le monde même, aux yeux ténébreux des ignorants qui ne peuvent
s'empêcher de participer à la lumière de mes serviteurs. Dans la haine avec
laquelle ils les poursuivent brille la bonté de mes serviteurs, qui désirent
leur salut. Dans leur envie brille la grandeur de la charité, dans leur
cruauté la pitié : car plus ils sont cruels, plus mes serviteurs sont
compatissants. Dans l'injure triomphe la patience, qui règle et gouverne
toutes les vertus, parce qu'elle est la moelle de la charité. Elle prouve et
affermit les vertus de l'âme ; elle montre si elles sont fondées ou non en
moi. Elle est victorieuse et jamais vaincue, car elle est accompagnée, comme
je te l'ai dit, de la force et de la persévérance ; elle remporte la
victoire, et quand elle quitte le champ de bataille, c'est pour venir à moi
le Père, l'Éternel, qui récompense toute fatigue et qui lui donne la
couronne de gloire.
1. Je t'ai dit comment on reconnaît que l'âme est
arrivée à la perfection de l'amour sincère et filial ; maintenant je veux te
dire le bonheur qu'elle goûte en moi, même dans son corps mortel.
Lorsqu'elle est arrivée au troisième état dont je t'ai parlé, elle en
atteint un quatrième, qui n'est pas séparé du troisième, mais qui lui est
uni nécessairement, comme ma charité est toujours unie à la charité du
prochain. C'est un fruit qui sort de ce troisième état par l'union parfaite
que l'âme contracte avec moi ; elle y trouve une force si grande que non
seulement elle souffre avec patience, mais qu'elle désire avec ardeur
souffrir pour l'honneur et la gloire de mon nom.
2. Elle se glorifie dans les opprobres de mon Fils
unique, comme le disait mon apôtre saint Paul : "Je me glorifie dans la
tribulation et dans les opprobres de Jésus crucifié" (II Cor., XII, 9).
Et ailleurs : "Puis-je me glorifier en autre chose qu'en Jésus crucifié" ?
Il disait aussi : "Je porte les stigmates de Jésus crucifié dans mon corps"
(Gal., VI, 14-17). De même, ceux qui se passionnent pour mon honneur
et qui sont affamés du salut des âmes, courent à la table de la très sainte
Croix ; ils veulent souffrir beaucoup pour être utiles au prochain, pour
conserver et acquérir des vertus en portant les stigmates du Christ dans
leur corps. Car l'amour crucifié qui les brûle, brille dans leur corps, et
ils le montrent en se méprisant eux-mêmes, en se réjouissant des opprobres,
des peines que je leur accorde, de quelque côté ou de quelque manière qu'
elles leur viennent.
3. Pour ces fils bien aimés la peine est un plaisir
et le plaisir une fatigue. Ils repoussent les consolations et les
jouissances que leur offre le monde, non seulement ils ne veulent pas celles
que le monde leur donne par ma permission, car quelquefois les serviteurs du
monde sont forcés par ma bonté à les vénérer et à les assister dans leurs
besoins, mais encore ils ne veulent pas des consolations spirituelles qu'ils
reçoivent de moi, et cela par humilité et par haine d'eux-mêmes. Ils ne
méprisent pas la consolation, le présent de ma grâce, mais le plaisir que
l'âme trouve dans cette consolation. Ce qui les inspire, c'est la vertu
d'une humilité sincère acquise par une sainte haine ; cette humilité est la
gardienne et la nourrice de la charité que donne la connaissance de moi et
d'eux-mêmes. Aussi tu vois briller dans leur esprit et dans leur corps la
vertu et les stigmates de Jésus crucifié.
4. Je leur fais la grâce de ne jamais me séparer
d'eux d'une manière sensible, comme je le fais pour les autres dont je me
rapproche et m'éloigne, non par la grâce mais par la douceur de ma présence.
Je n'agis pas de la sorte avec ceux qui sont arrivés à la grande perfection
et qui sont entièrement morts à leur volonté ; car je me repose
continuellement dans leur âme par ma grâce et d'une manière sensible. Dès
qu'ils veulent s'unir à moi par un regard d'amour, ils le peuvent, parce que
leur désir les attache tellement à moi que rien ne peut les en séparer. Tous
les lieux et les instants leur conviennent pour la prière, parce que leur
conversation s'est élevée au-dessus de la terre, et s'est fixée dans le
ciel. Ils ont perdu toute affection terrestre, tout amour-propre sensitif ;
ils se sont élevés au-dessus d'eux-mêmes jusque dans les hauteurs des cieux,
par l'échelle des vertus et les trois degrés que je t'ai montrés sur le
corps de mon Fils.
5. Au premier degré, ils ont dépouillé les pieds de
leur affection de l'amour du vice ; au second, ils ont goûté le secret et
l'affection du cœur, et ils ont conçu l'amour pour les vertus ; au
troisième, où est la paix de l'esprit, ils ont acquis les vertus en quittant
l'amour imparfait, et ils sont parvenus à la grande perfection, où ils ont
trouvé le repos dans la doctrine de ma Vérité.
6. Ils ont trouvé la table, la nourriture et le
serviteur. La nourriture, ils la goûtent au moyen de la doctrine de Jésus
crucifié. C'est moi qui suis le lit et la table ; mon doux et tendre Fils
est la nourriture ; car ils se rassasient en lui du salut des âmes, et ils
se nourrissent de lui-même. Je vous l'ai donné pour aliment ; vous recevez
au Sacrement de l'Autel sa chair et son sang, sa divinité, son humanité tout
entière, que ma bonté vous offre pour que vous ne tombiez pas de faiblesse
pendant votre pèlerinage, pour que vous n'oubliiez pas le bénéfice du sang
versé pour vous avec tant d'amour, mais pour que vous soyez toujours pleins
de force et d'ardeur dans votre voyage.
7. L'Esprit Saint les sert, car l'ardeur de ma
charité leur distribue les dons et les grâces. Ce doux serviteur va et vient
pour les servir ; il me porte leurs ardents et amoureux désirs, et il leur
porte le fruit de leurs fatiguez, dont ils goûtent et savourent la douceur
dans leurs âmes. Ainsi tu le vois, je suis la table, mon Fils est la
nourriture, et le Saint-Esprit, qui procède du Père et du Fils, est le
serviteur.
8. Remarque qu'ils me possèdent toujours d'une
manière sensible : plus ils ont rejeté les jouissances et voulu la peine,
plus ils ont perdu la peine et trouvé la Jouissance. Pourquoi ? Parce qu'ils
sont enflammés et embrasés de ma charité qui a Consumé leur volonté. Aussi
le démon redoute les coups de leur charité ; il leur jette de loin ses
flèches et n'ose pas en approcher.
9. Le monde les frappe à l'extérieur, croyant les
blesser, et c'est lui qui se blesse ; car le trait qui ne peut pénétrer
revient sur celui qui le jette. Ainsi le monde, lorsqu'il lance les injures,
la persécution et les murmures, sur mes parfaits serviteurs, ne trouve aucun
endroit où il puisse les atteindre, parce que le jardin de leur âme est
fermé ; et le trait revient sur celui qui l'a lancé, empoisonné par la
faute. Il ne peut blesser d'aucun côté les parfaits, parce qu'en frappant le
corps il n'atteint pas l'âme qui reste heureuse et affligée, affligée de la
faute du prochain, et heureuse de la charité qu'elle possède.
10. Elle suit ainsi l'Agneau sans tache, mon Fils
bien-aimé, qui, sur la croix, était heureux et affligé. Il était affligé de
la croix que souffrait son corps, et de la croix du désir qu'il avait
d'expier la faute des hommes ; il était heureux, parce que la nature divine,
unie à la nature humaine, ne pouvait souffrir et ravissait toujours son âme
en se montrant à elle sans voile, li était heureux et affligé, parce que la
chair souffrait, mais que la divinité ne pouvait souffrir, pas plus que son
âme dans la partie supérieure de son entendement. De même, mes enfants
bien-aimés, lorsqu'ils sont arrivés au troisième et au quatrième degré, sont
affligés par des croix spirituelles et corporelles, puisqu'ils souffrent
dans leur corps, comme je le permets, et qu'ils sont tourmentés du regret
que leur causent mon offense et le malheur du prochain ; mais ils sont
heureux parce que le trésor de la charité qu'ils possèdent ne peut leur être
enlevé ; et c'est pour eux une source d'allégresse et de béatitude.
11. Leur affliction n'est pas une douleur qui dessèche
l'âme : elle l'engraisse, au contraire, dans l'ardeur de la charité. La
peine augmente la vertu, la fortifie, la développe et l'excite. Elle
n'affecte pas l'âme, mais elle la nourrit. Aucune douleur, aucune peine ne
peut la retirer du foyer d'amour où elle est plongée. Un tison qui est
embrasé dans une fournaise ne peut être saisi parce qu'il est tout en feu :
de même l'âme qui est jetée dans la fournaise de ma charité n'est plus rien
en dehors de moi ; sa volonté est détruite et elle est toute embrasée en
moi ; personne ne peut la prendre et la retirer de ma grâce, parce qu'elle
est devenue une même chose avec moi, et moi une même chose avec elle.
12. Jamais je ne lui retire ma présence comme je le
fais pour les autres dont je me rapproche et m'éloigne pour les conduire à
la perfection. Lorsqu'ils y sont arrivés je cesse ce jeu de l'amour ; cette
alternative de visites et d'absences est un jeu de l'amour ; c'est par amour
que je pars, c'est par amour que je reviens. Je ne me retire pas réellement,
car je suis un Dieu immuable et je ne change pas ; mais c'est l'effet
sensible de ma charité dans l'âme qui parait et disparaît.
Dans sa traduction latine, le bienheureux Raymond,
confesseur de sainte Catherine, affirme ici que l'état dont il est question
était celui de notre sainte.
1. Je te disais que les parfaits ne perdent jamais le
sentiment de ma présence. Je m'éloigne cependant d'une autre manière, parce
que leur âme, qui est unie à leur corps, ne pourrait supporter
continuellement l'union que je contracte avec elle. Et parce qu'elle ne le
peut pas, je m'éloigne, non par sentiment ou par grâce, mais par union.
2. Lorsque l'âme s'élance avec ardeur vers la vertu
par le pont de la doctrine de Jésus crucifié, et qu'elle arrive à la porte
divine, elle élève son esprit eu moi, elle se baigne et s'enivre du sang ;
elle brûle du feu de l'amour et goûte en moi la divinité même. L'âme s'unit
tellement à cet océan tranquille, qu'elle ne peut avoir de pensée qu'en moi.
Dès sa vie mortelle elle goûte le bien de l'immortalité, et malgré le poids
de son corps elle reçoit les joies de l'esprit.
3. Souvent son corps est élevé de terre par la
parfaite union de l'âme avec moi, comme si le corps était déjà devenu
subtil. Il n'a pas perdu sa pesanteur, mais parce que l'union de l'âme avec
moi est plus parfaite que son union avec le corps, la force de l'esprit fixé
en moi soulève de terre le poids du corps, et le corps reste immobile et
brisé par l'amour de l'âme : tellement que, comme tu l'as entendu dire de
quelques personnes, il lui serait impossible de vivre si ma bonté ne lui en
donnait pas la force. Et je veux que tu saches que c'est un plus grand
miracle de voir l'âme ne pas quitter le corps dans cette union, que de voir
plusieurs corps morts ressusciter.
4. Aussi j'arrête pour quelque temps cette union de
l'âme et je la fais retourner dans le vase de son corps ; la sensibilité de
ses organes, qui avait été suspendue par l'ardeur de l'âme, recommence ses
fonctions. Car l'âme n'est complètement séparée du corps que par la mort,
mais elle perd seulement ses puissances par l'amour qui l'unit à moi. La
mémoire ne contient d'autre chose que moi ; l'intelligence ne contemple
d'autre objet que ma Vérité, et l'amour qui suit l'intelligence, n'aime et
ne s'unit qu'à ce que voit l'intelligence. Toutes ses puissances sont unies,
abîmées et consumées en moi. Le corps perd tout sentiment. L’œil en voyant
ne voit pas, l'oreille en entendant n'entend pas, la langue en parlant ne
parle pas, à moins que quelquefois, à cause de la plénitude du cœur, je ne
permette à la langue de le laisser déborder et de parler pour la gloire de
mon nom.
5. Ainsi, la langue en parlant ne parle pas, la main
en touchant ne touche pas, les pieds en marchant ne marchent pas ; tous les
membres sont liés et retenus par les liens de l'amour, et ces liens les
soumettent tellement à la raison et les unissent si étroitement à l'ardeur
de l'âme, que tous ensemble, contrairement à la nature, ils crient vers moi
le Père éternel pour que le corps soit séparé de l'âme et l'âme du corps.
C'est ce que me criait le glorieux saint Paul : "Malheureux que je suis !
qui me délivrera de ce corps de mort ? Je vois dans mes membres une loi
contraire à la loi de l'esprit" (Rom., VII, 23-24).
6. Paul ne parlait pas seulement du combat de la
chair contre l'esprit, car ma parole l'avait pour ainsi dire rassuré,
lorsqu'il lui avait été dit : "Paul, ma grâce te suffit" (II Cor., XII, 9).
Il parlait ainsi parce qu'il se sentait enfermé dans son corps, qui
empêchait ma vision pour quelque temps. Jusqu'au moment de la mort, l’œil ne
peut voir l'éternelle Trinité de la même vision que les Bienheureux qui
rendent sans cesse honneur et gloire à mon nom. Tant que Paul se trouvait
parmi les hommes qui sans cesse m'offensent, il était privé de me voir dans
mon essence.
7. Mes serviteurs me voient et me goûtent, non pas
dans mon essence, mais dans l'effet de la charité, de différentes manières,
selon qu'il plaît à ma bonté de me manifester ; mais cette vue de l'âme unie
au corps est une obscurité quand on la compare à la vue de l'âme séparée du
corps. Il semblait à Paul que la vue corporelle empêchait la vue
spirituelle, et que ses sens grossiers privaient son âme de me contempler
face à face. Sa volonté lui paraissait liée de telle sorte qu'il ne pouvait
aimer autant qu'il devait aimer, parce que tout amour dans cette vie est
imparfait jusqu'à ce qu'il arrive à sa perfection.
8. L'amour de Paul, comme celui de mes autres vrais
serviteurs, n'était pas imparfait quant à la grâce et à la charité ; il
était parfait sous ce rapport, mais il était imparfait parce qu'il ne
pouvait rassasier son amour. C'était là sa peine. S'il avait pu satisfaire
son désir de ce qu'il aimait, il n'aurait eu aucune peine ; mais il
souffrait parce que l'amour, tant qu'il est dans un corps mortel -n'a pas
parfaitement ce qu'il aime.
9. Dès que l'âme, au contraire, est séparée du corps,
son désir est rempli et l'amour est sans peine. L'âme alors est rassasiée,
mais elle l'est sans dégoût, parce qu'étant rassasiée elle a toujours faim,
sans avoir la peine de la faim, car dès que l'âme est séparée du corps, elle
déborde d'une félicite parfaite, et elle ne peut rien désirer sans la voir.
Elle désire me voir, et elle me soit face a face, elle désire voir la gloire
de mon nom dans mes saints, et elle la voit dans la nature angélique et dans
la nature humaine.
1. La vue de l'âme bienheureuse est si parfaite
qu'elle voit la gloire et l'honneur de mon nom, non seulement dans les
habitants du ciel, mais encore dans ceux de la terre. Qu'il le veuille ou
non, le monde me rend gloire. Il est vrai qu'il ne le fait pas comme il
devrait, en m'aimant par dessus toute chose ; mais moi je trouve dans les
hommes la gloire et la louange de mon nom, puisqu'en eux brillent ma
miséricorde et la grandeur de ma charité.
2. Je leur laisse le temps, et je ne commande pas à
la terre de les engloutir pour leurs fautes ; je les attends, au contraire,
et je dis à la terre de leur donner ses fruits, au soleil de les éclairer et
de les chauffer de ses rayons ; je conserve au ciel la régularité de ses
mouvements et je répands ma miséricordieuse bonté sur toutes les. choses qui
sont faites pour eux. Non seulement je ne les leur retire pas à cause de
leurs fautes, mais encore je les donne au pécheur comme au juste, et même
souvent plus-au pécheur qu'au juste, parce que le juste peut souffrir, et
que je le prive des biens de la terre pour lui donner plus abondamment les
biens du ciel. Ainsi, ma miséricorde et ma charité brillent sur eux.
3. Quelquefois, les persécutions que les serviteurs
du monde font supporter à mes serviteurs éprouvent leur patience et leur
charité ; elles ne servent qu'à me faire offrir d'humbles et continuelles
prières ; elles tournent. ainsi à la gloire et à l'honneur de mon nom. Qu'il
le veuille ou non, le méchant cause ma gloire, même par ce qu'il fait pour
m'offenser.
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