INDEX
CHAPITRE XI
Horreur de Catherine pour
le péché
CHAPITRE XII
Continuation du même sujet
Dieu donne un directeur spirituel a Catherine
CHAPITRE XIII
Amour de Catherine Adorna pour le prochain.
Détails sur quelques-uns de ses enfants spirituels.
Morts de Julien Adorno
CHAPITRE XIV
Conversations de Catherine avec un religieux,
son fils spirituel
CHAPITRE XV
Humilité de
Catherine. Extase et visions
CHAPITRE XVI
Dernières années de
sainte Catherine
CHAPITRE XVII
Suite du même sujet
CHAPITRE XVIII
Derniers
temps de la vie et mort de sainte Catherine
CHAPITRE XIX
La gloire de Catherine manifestée a plusieurs
de ses familiers. Sa sépulture
CHAPITRE XX
Translations subséquentes du corps de sainte Catherine.
Miracles et canonisation
|
Celui qui aime Dieu de tout son coeur, de toute son âme et de
toutes ses forces,
doit éprouver une haine égale à son amour, pour le péché, qui
sépare du bien suprême. C'est là aussi ce que l'on remarquait en Catherine. Dans
les premiers temps qui suivirent sa conversion, elle ressentait une telle
horreur et une si violente indignation contre elle-même au souvenir de ses
manquements et de ses négligences, qu'elle demandait à Dieu de la punir en toute
rigueur. " Je ne veux ni grâce, ni miséricorde, lui disait-elle, ce n'est pas ce
qu'il me faut en ce monde; je ne veux que la justice et les châtiments." Mais
elle alla plus loin encore; persuadée que tout ce que nous pouvons souffrir
ici-bas n'est nullement proportionné au crime que nous commettons en offensant
la Majesté suprême, elle se condamnait d'avance aux peines expiatoire de l'autre
vie. Malgré sa foi en la puissance du Vicaire de Jésus-Christ, et sa grande
vénération pour les indulgences, dont elle reconnaissait l'utilité, elle ne les
recherchait pas; sa haine d'elle-même était si violente, qu'elle voulait se voir
punie comme elle méritait de l'être, plutôt que de se trouver absoute par de
semblables satisfactions que nous accordent la miséricorde de Dieu et la
tendresse maternelle de l'Eglise. Elle aspirait à satisfaire elle-même, et de
toute ses forces, pour le mal qu'elle-même avait fait. Elle voyait que l'Offensé
était doué d'une immense et souveraine bonté; que l'offenseur, au contraire,
était plein de malice, et elle voulait que tout son moi fût livré à la divine
justice, pour être châtié, sans espoir d'échapper à aucune des souffrances qu'il
avait méritées. Ces mêmes motifs ne lui permettaient pas non plus de se
recommander aux prières d'autrui; « elle se considérait comme dévouée à tous les
supplices, et les acceptait comme étant mérités. Tel était le haut degré de
perfection auquel était parvenue cette sainte âme, qui, déjà presque assurée de
la victoire, désirait combattre, comme un vaillant et brave soldat, pour la
gloire de son Seigneur, et sans demander d'autres secours que celui de la grâce
divine, sans lequel nous ne pouvons rien ». La haine de la sainte pour le péché
semblait ne plus pouvoir croître, et cependant elle augmenta encore à mesure
qu'elle acquit une connaissance plus claire de la laideur de l'offense commise
contre Dieu, source de tout bien. Il arriva un jour que, tout occupée de cette
pensée et excitée par l'ardeur démesurée qu'elle ressentait dans son intérieur,
elle s'adressa à Lucifer et lui dit : « Je veux m'arrêter à deviser avec foi
d'un cas qui se présente à mon esprit. Si, d'une part, tu réunissais en toi seul
tous les maux et tous les tourments de l'enfer, et si, d'un autre côté, une âme
qui aime d'un amour pur et net se trouvait empêchée dans ce vrai amour par un
seul petit brin d'offense, laquelle de ces deux souffrances serait la plus
terrible, lequel de ces cas serait le plus grave, dis-le moi ?... » Au moment
même où Catherine achevait de prononcer ces paroles, il lui fut clairement
démontré, en l'esprit, que la moindre offense faite à Dieu semblerait infiniment
plus intolérable à cette âme que l'enfer ne parait à Lucifer. Cette
démonstration précise agit assez puissamment sur le coeur de notre sainte, pour
produire une maladie qui la réduisit à l'extrémité. La plupart des hommes
sentent à peine la componction et les remords de conscience produits par le
péché; et quant aux péchés véniels, on passe dessus fort légèrement, sans
presque s'en occuper. Il n'en était pas ainsi de Catherine Adorne. Dieu lui fit
voir un jour tout ce qu'il y a de mal au fond de chaque faute vénielle; elle en
éprouva une si terrible impression, que, suivant ses propres paroles, « elle fût
tombée morte sur-le-champ, si le Seigneur lui eût fait connaître qu'il y avait
en elle un seul péché de cette nature ». Cependant il lui resta pendant
longtemps une grande crainte à la suite de cette vision; lorsque le moindre
doute d'imperfection lui traversait l'esprit, il fallait qu'elle en fût
promptement éclaircie, « autrement elle se trouvait aussi angoissée que si on
l'eût plongée dans une chaudière bouillante ». Catherine exprima en plusieurs
occasions sa profonde horreur du péché véniel. « Je ne saurais comprendre,
dit-elle un jour, que je ne sois pas morte, lorsque le mal que renferme le
moindre acte contre Dieu m'a été montré. Or, si l'ombre du péché véniel m'a
semblé si affreuse, que doit-on penser du péché mortel ? Ah ! certes, s'il
apparaissait avec toute sa monstrueuse laideur, il y aurait de quoi faire
mourir, même un être immortel. Car ma vision n'a eu pour objet qu'une faute
légère; elle n'a duré qu'un instant; et si elle se fût prolongée, elle eût suffi
pour réduire en poussière un corps de diamant ». Telle qu'elle a été, elle a
brûlé mon sang, bouleversé mes humeurs, et réduit mon corps à la dernière
faiblesse. Je ne m'étonne plus de l'horreur de l'enfer, puisqu'il est destiné à
servir de demeure au péché; mais, lorsque je me rappelle ce que j'ai vu, je
crois en vérité l'enfer moins hideux encore que le péché dont il est le
châtiment." Catherine considérait le péché mortel comme excessivement rare et à
peu près impossible. Lorsqu'on parlait devant elle des péchés du prochain, elle
n'y voulait pas croire; et quand certains faits lui étaient démontrés, elle les
considérait comme des mouvements indélibérés, ne pouvant supposer qu'une
créature douée de raison pût pousser la folie jusqu'à offenser Dieu avec pleine
advertance. Quelquefois, cependant, l'évidence des preuves était telle, qu'il
fallait qu'elle s'y rendit. Alors, en proie au plus violent chagrin et ravie en
une douloureuse extase, on lui entendait adresser la parole aux pécheurs, comme
s'ils eussent été là pour l'entendre, et leur donner les leçons les plus
sublimes. « O homme malheureux, s'écriait-elle, que faites-vous du temps et des
biens qui pourraient vous servir à acquérir le ciel ? à qui donnez-vous ce
coeur, dont la destination est d'être uni à Dieu ? Vous forcez le Seigneur à
retenir en soi l'amour qu'il ne peut répandre sur vous, à cause des choses
terrestres qui vous absorbent ! " Un jour vous reconnaîtrez que Dieu ne vous a
pas manqué et que vous vous êtes manqué à vous-même; mais il sera trop tard ! »
La misère du péché vous aveugle. Ceux qu'elle entraîne ne sauraient comprendre,
comme ils le devraient, les tourments extrêmes et les malheurs excessifs qu'elle
amène à sa suite. Souvenez-vous que vous devez mourir; vous avez besoin d'y
penser. Lorsque arrivent les angoisses de la dernière et redoutable heure,
toutes les joies s'enfuient et s'éloignent de l'homme; tous les maux au
contraire, se présentent à lui, et ils sont sans remède. Hélas ! je ne sais
comment exprimer les peines, les terreurs, les tribulations démesurées dont
l'âme est alors assiégée; je m'en tais, ayant le coeur trop serré pour en
pouvoir parler ! " Etre infortuné ! tu verras en ce moment le soin que Dieu
avait mis pour assurer ton salut, dont cependant tu t'occupes si peu ! Le temps
de ta vie entière sera remis devant tes yeux ; toutes les facilités que tu as
eues de bien faire, toutes les bonnes inspirations que tu as repoussées, te
seront montrées. Tu comprendras tout cela clairement en un seul instant, sans y
pouvoir contredire ou alléguer une excuse.
« En quel état crois-tu que sera ton âme, lorsqu'elle
passera, de la grande injustice en laquelle elle aura vécu, à la présence de la
vraie justice, c'est-à-dire en celle de Dieu même, pour être jugée par lui ? »
Cette pensée m'épouvante; car j'en comprends l'importance extrême, et je me sens
poussée à crier : Prenez garde ! Prenez garde ! Si je pouvais être entendue
partout, je ne cesserais jamais de répéter ces mots. « Lorsque je vois mourir
une personne, je me dis à part moi : Oh que de choses nouvelles, grandes et
extrêmes, va voir cette âme ! Mais la plupart des hommes s'avancent vers le
moment suprême comme font les bêtes; c'est-à-dire sans réflexions, sans lumière,
et sans se rendre à l'appel de la grâce! quand je considère cette apathie,
tandis que le bonheur ou le malheur éternel est en jeu, j'ai besoin d'être
soutenue par la divine Providence : autrement je ressentirais la peine la plus
cuisante que l'on puisse éprouver pour le prochain ! » Oh ! que mon cœur se
remplit de deuil, quand j'entends dire à ceux qui continuent à faire le mal :
Dieu est bon, il nous pardonnera ! « La bonté infinie avec laquelle il se
communique à nous, qui sommes si mauvais, ne devrait-elle pas nous exciter à
l'aimer davantage et à dire sa volonté ? Loin de là, cette grande miséricorde
nous enhardit et nous donne la confiance que nous pouvons pécher impunément. Il
en résultera qu'à la fin nous subirons une condamnation plus terrible ». Tant
que l'homme est ici-bas, Dieu use de toutes les voies de miséricorde pour le
sauver; il lui donne toutes les grâces nécessaires à son salut : père très bénin
et très clément, il ne sait nous faire que du bien en cette vie ; il supporte
nos péchés et nous attend patiemment jusqu'à l'heure dernière, et puis après la
mort il exerce sa justice! " Quand je vois l'homme mettre son amour dans les
créatures, s'abaisser jusqu'à aimer un chien ou un chat, s'en délecter, ne plus
penser à autre chose, et devenir tellement esclave de ce qu'il affectionne,
qu'aucun autre amour, qu'aucune des inspirations dont il a si besoin, ne
trouvent plus d'entrée en lui; quand je vois cela, dis-je, il me prend envie de
lui arracher ce qui le tient occupé de façon à lui faire perdre de vue l'amour
de Dieu ! « Ah! souvenons-nous en, Dieu, infiniment bon, nous a créé pour la
béatitude éternelle; il met à notre disposition, avec une charité sans bornes,
tous les moyens qui peuvent nous y conduire ;... et, quels que soient nos
infidélités et nos manquements, il ne cesse pas de nous envoyer les
inspirations, les admonitions et les châtiments dont nous avons besoin pour
parvenir au terme que son amour nous a assigné ! » L »'homme comprendra ces
choses après la mort! il reconnaîtra qu'il a refusé de se laisser guider par la
bonté divine, et qu'il se doit son malheur à lui seul ; alors son opposition à
l'action du Seigneur lui paraîtra plus terrible que les peines mêmes de l'enfer
qu'il endurera ; car ces peines, quelque affreuses qu'elles soient, ne sont rien
en comparaison de ce qu'éprouve celui qui est obligé d'attribuer à sa résistance
et à sa désobéissance propres la privation de la vision béatifique ».
« Quiconque comprend ce que sont le péché et la grâce ne peut redouter et
estimer autre chose, disait encore sainte Catherine. Je ne saurais m'expliquer
l'aveuglement de celui qui ne voit pas que, là où Dieu ne correspond point et ne
soutient plus par sa grâce, il n'y a que peine, deuil, colère, ennui, malheur,
tristesse et tourments, même dès la vie présente, où, cependant, quels que
soient nos péchés, cette grâce ne nous abandonne jamais tout à fait. S'il était
possible qu'un homme pût vivre de la vie corporelle et d'être entièrement
abandonné de Dieu, sauf de sa justice (car autrement il retomberait dans le
néant), je suis assuré que celui qui comprendrait le malheur de cet abandon
serait saisi d'une telle épouvante, qu'elle lui donnerait la mort à l'instant.
Mais notre langage est impuissant à exprimer, et notre entendement incapable de
comprendre un si effroyable malheur ! » Oh, que nous courons de dangers pendant
l'existence présente! Lorsque je considère ce qu'est la vie ou la mort
spirituelle, j'en suis saisie à tel point, que j'en mourrais, je crois, si Dieu
ne me gardait. Si je pouvais avoir encore un désir, ce serait d'être capable
d'exprimer ce que je sens à cet égard; et, pour faire passer ce sentiment dans
les autres, il n'est pas de martyre que je ne fusse prête à endurer de grand
coeur. « Tout ce que je puis dire touchant l'horreur du péché n'est rien en
comparaison de ce que j'en comprends en mon esprit. Je ne m'étonne pas que, sous
de certains rapports, le purgatoire soit aussi affreux que l'enfer; l'un, à la
vérité, n'est fait que pour purger, l'autre pour punir; mais tous les deux ont
le péché pour objet; et, celui-ci étant hideux comme il l'est, il faut bien que
le châtiment et la purgation soient en rapport avec son abomination ».
De même que saint Paul, ravi au troisième ciel, fut témoin de
la béatitude des justes, dit le premier biographe de notre sainte, de même
Catherine vit les tourments réservés aux pécheurs, l'horreur et l'infamie du
péché. Dieu lui avait accordé à cet égard des lumières tout à fait
exceptionnelles. Ainsi que nous le rapportions précédemment, l'opposition la
plus légère à la volonté divine, si elle l'eût découverte en elle, lui eût
semblé plus intolérable que toutes les peines réunies du purgatoire, parce
qu'elle comprenait que cette opposition pouvait seule l'éloigner de Dieu. « Si
une créature humaine était capable de comprendre le degré de gloire de la Reine
du ciel et des anges, de la très sainte Vierge Marie, disait-elle un jour à ce
propos, si avec cela elle avait, par ordonnance divine, la volonté et les
dispositions nécessaires pour jouir de ces prérogatives comme Notre-Dame
elle-même, et qu'ensuite on lui dit : “Cette gloire t'appartient ; mais il faut
qu'à côté d'elle tu voies en toi une tache d'imperfection, opposée à
l'ordonnance du Tout-Puissant, je suis persuadée que cette créature répondrait :
Je ne veux pas d'une gloire semblable en semblable compagnie, j'aimerais mieux
être envoyée au plus profond du purgatoire" ». Elle répondrait cela, parce qu'il
faut nécessairement que, pour devenir bienheureuse, l'âme soit nette de toute
imperfection : Dieu seul étant la béatitude de l'âme, comment celle-ci
serait-elle satisfaite, si elle se trouvait avoir l'imperfection la plus légère,
elle endurerait plus volontiers tous les tourments imaginables, que de se poser,
avec cette souillure, en face de la majesté divine.
Voyez, d'après cela de combien de maux le péché est cause ;
car, pour petit qu'il soit, il met l'âme en désaccord avec le Tout- Puissant et
l'en sépare ! Mais je dirai plus, encore : S'il était possible que Dieu
supportât une peine, il en aurait une très grande à l'occasion de cette
séparation; plus grande même que celle de l'âme : car plus on aime, plus aussi
on souffre d'être séparé de ce que l'on aime. Or, Dieu aimant plus l'âme qu'il
n'est aimé d'elle, sa gloire surpasserait celle de cette âme, s'il pouvait la
ressentir. J'explique ma pensée par un exemple : Lorsque deux personnes
s'entr'aiment et qu'un tiers vient jeter entre elles le trouble et la discorde,
lequel de ces deux coeurs aimants souffrira le plus de cette division ? N'est-ce
pas celui qui aimait davantage ? Ainsi Dieu et l'âme s'aiment réciproquement,
tant que cette dernière n'a pas perdu l'image et la ressemblance de son
Créateur, qui lui est donnée par grâce et par pure bonté. Mais quand elle l'a
perdue par quelque péché, on dit qu'elle a offensé Dieu. Le terme est impropre ;
car Dieu ne peut pas être offensé ; et lorsqu'on emploie cette expression, c'est
comme si l'on disait : "Tu as chassé de toi Dieu, qui t'aimait d'un amour
infini, et qui voulait te douer de ses grâces et te donner les perfections qu'il
te destinait; tu as empêché sa disposition et son ordonnance". Par le fait,
c'est l'homme qui reçoit le dommage et qui s'offense lui-même; mais on dit que
Dieu est offensé parce qu'il nous aime plus que nous ne nous aimons, et qu'il
recherche notre utilité et notre profit plus que nous ne pouvons le faire
nous-mêmes. Je le répète, Dieu, s'il était susceptible de douleur, en
éprouverait lorsque nous le repoussons; ce qui le prouve, c'est qu'encore que
l'âme soit plongée dans le péché, le Seigneur, plein de bénignité, ne cesse pas
pour cela de l'inciter et de lui adresser intérieurement ses appels, et dès
qu'elle y répond, il la reçoit de nouveau en sa grâce, il lui rend son amour et
oublie son abandon. La plus part des hommes sont des aveugles qui ne considèrent
ni cet amour, cette bonté et ces soins immenses, ni les grands biens qu'ils n'y
mettaient obstacle. Celui qui ne se connaît pas en pierres précieuses ne les
estime pas. L'âme illuminée de l'amour divin, au contraire, voit, considère et
comprend ces choses; et, lorsqu'elle reconnaît qu'elle a offensé ce Dieu si
auguste et si paternel, elle demeure dans un état voisin du désespoir, et elle
se dit à elle-même : « Qu'ai-je fait hélas ! Comment pourrais-je jamais
satisfaire ? » Puis éclairée par la lumière surnaturelle, elle comprend
qu'aucune pénitence ne peut servir de compensation pour les insultes; que, par
elles-mêmes, nos satisfactions sont insuffisantes pour le moindre péché, et
qu'elles ne prennent de valeur que par acceptations de Dieu et par le mérite
infini de Notre-Seigneur Jésus-Christ. « S'il m'était permis de me laisser
ouvrir les veines et de donner mon sang à boire à mes semblables, afin de leur
faire comprendre ces vérités, je le donnerais jusqu'à la dernière goutte. Tout
en moi se soulève lorsque je considère que l'homme, créé pour le bien suprême, y
renonce pour des choses de néant. Car, en vérité, tout ce qu'il peut posséder en
ce monde, pour son plaisir et sa consolation, dût-il en jouir jusqu'au jour du
jugement, n'est rien en comparaison de ce qu'il perd. Et c'est par amour pour
ces misères qu'il se condamne au malheur éternel, à demeurer privé de Dieu,
ennemi de Dieu, incapable désormais d'aimer Dieu !... » La haine irréconciliable
de notre sainte contre le péché lui faisait exercer sur elle-même une vigilance
si exacte et si continuelle, qu'au témoignage de ses contemporains elle ne
connaît aucun péché véniel, à partir du temps de sa conversion. Durant les
vingt-cinq années qui suivirent ce miraculeux événement Dieu lui-même,
avons-nous dit, prit soin de gouverner Catherine, de l'instruire et de la
guider, sans intermédiaire d'aucune créature. Mais, après ce temps, elle devint
infirme, et ne fut plus capable de supporter, seule, l'opération divine. Le
Seigneur donna donc à sa fille bien-aimée un prêtre pour la diriger. Il se
nommait Cattaneo Marabotto ; c'était un homme spirituel, de très sainte vie, et
fort propre à remplir une charge semblable. Dieu lui accorda beaucoup de
lumières, afin qu'il pût comprendre ce qui se passait dans l'âme de Catherine;
Marabotto fut nommé recteur à l'hôpital où elle demeurait; il la confessait, lui
disait la messe et lui donnait la communion. Il ordonna à sa pénitente de lui
faire connaître les grâces singulières dont elle avait été comblée, et il ne
tarda pas à saisir parfaitement l'ordre de sa vie; c'est par lui que la
connaissance nous en a été conservée.
La première fois que Catherine voulut se confesser à son
directeur, elle lui dit : " Mon père, je ne sais où j'en suis, ni quant à l'âme,
ni quant au corps. Je voudrais me confesser; mais je ne trouve pas d'offense
commise par moi." Et, en effet, quant aux légers manquements qu'elle articula,
elle ne pouvait les voir comme péchés, qu'elle eût pensés, dits ou faits, parce
que sa volonté y était restée absolument étrangère. Il ne lui était possible de
les considérer que comme des faiblesse involontaires; " elle était semblable, en
tout cela, à un petit enfant d'excellent naturel qui, ayant commis, sans malice
aucune et par pure ignorance, quelque étourderie, en est confus lorsqu'on dit :
Vous avez mal fait, et rougit, non qu'il croie avoir mal fait, mais parce qu'on
le blâme." En une autre occasion elle dit au P. Marabotto : " Je ne sais comment
faire pour me confesser, car je n'ai rien en moi que ma conscience me reproche;
je désirerais m'accuser, mais je ne le puis." Elle ne le pouvait, parce qu'elle
ne trouvait plus en elle sa partie propre, ce vieil homme, capable de rébellion
ou de désobéissance et qui avait été dès longtemps complètement anéanti. Lorsque
Dieu opérait en elle de manière à ce qu'elle fût très oppressée intérieurement,
elle en conférait avec son confesseur; et celui-ci, éclairé par la lumière
surnaturelle, comprenait tout et lui répondait comme s'il eût senti ce qu'elle
éprouvait elle-même. Aussi elle lui parlait avec une confiance extrême, et elle
se trouvait de repos qu'après avoir part de tout ce qui se passait en elle.
Elle assurait que la seule présence de son directeur lui
procurait un grand allègement, parce qu'en se regardant l'un l'autre, ils
s'entendaient sans se parler. L'embrasement de son âme s'adoucissait; son corps,
brisé et rompu, retrouvait des forces, et elle se sentait soulagée, alors que,
rendue incapable, par la violence de l'assaut intérieur, d'exprimer ce qu'elle
éprouvait, elle voyait que cependant quelqu'un l'entendait et la comprenait.
Il advint une fois que notre sainte, après avoir été fort
malade pendant plusieurs jours, fut visitée par son confesseur. Elle lui saisit
la main, et aussitôt Dieu permit que de cette main il s'échappât un parfum
exquis, d'une suavité infinie, qui pénétra jusqu'au coeur de Catherine et la
remplit d'une joie surnaturelle. Le confesseur ayant demandé ce qu'était cette
odeur, que cependant il ne sentait pas lui-même, elle lui répondit : " C'est un
parfum que le Seigneur m'a envoyé pour soutenir mon âme et mon corps; il est si
doux et si pénétrant qu'il semble suffisant pour ressusciter les morts et,
puisque Dieu me le permet, je m'en réconforterai tant que cela lui plaira."
"Il m'a été montré, ajouta la sainte, que ce parfum est comme
un reflet de la béatitude que nous éprouverons dans la céleste patrie, par le
moyen de l'humanité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et alors que chacun sera
éternellement rassasié quant à l'âme et quant au corps. " La bonté infinie de
Dieu m'a octroyé le rafraîchissement de cette odeur; rien de ce qui se trouve
sur la terre ne lui ressemble; je ne connais point de senteur à laquelle on
puisse la comparer; aucune parole ne saurait donner une idée de sa suavité et de
sa force, et si vous ne la sentez vous-même, jamais vous ne la comprendrez."
Catherine demeura plusieurs jours avec ce parfum, de telle sorte que son corps
et son âme en furent merveilleusement restaurés et fortifiés. Après que Dieu eut
donné un directeur à la sainte, elle ne pouvait plus se passer de lui; la
moindre absence lui causait un très grand tourment. Un jour qu'il s'éloigna,
elle lui dit :" Je crois voir que Dieu vous a confié le soin de ma seule
personne, et par conséquent vous devriez ne vous occuper que de moi, car si
telle n'était pas la volonté du Seigneur, il ne me communiquerait pas cette vue.
J'ai persévéré vingt-cinq ans dans la voie spirituelle sans moyen d'aucune
créature; maintenant je ne puis plus supporter la violence des assauts
intérieurs et extérieurs, et c'est pourquoi j'ai été pourvue de vous. Je ne
saurais m'en passer; quand vous me quittez, je demeure tellement délaissée que,
si vous appréciez l'étendue de ce martyre, rien ne vous détournerait de rester
auprès de moi. Cependant je ne puis pas vous dire de ne point vous en aller;
mais lorsque vous êtes parti, je vais me plaignant par la maison, je vous
appelle cruel, je vous accuse de ne pas entendre la situation dans laquelle je
me trouve, car vous en feriez plus de cas, si vous la compreniez." Toutefois
nous devons faire observer ici que Catherine, ayant renoncé à toute élection
propre, ne faisait jamais dire à son confesseur de venir plus tôt ou plus tard,
quand même elle le savait dans la maison et qu'elle en avait le plus grand
besoin. Il eût fallu qu'il ne s'éloignât pas d'auprès d'elle; car toutes les
aides et tous les remèdes que Dieu voulait procurer à l'âme et au corps de sa
servante, il les lui donnait au moyen de ce confesseur. C'était chose
merveilleuse de voir que toujours, lorsque cela était nécessaire, il se trouvait
pourvu de lumières et de paroles convenables; et il en était d'autant plus
stupéfait lui-même, que, le moment passé, il n'en conservait aucun souvenir.
Cependant le monde, toujours disposé à blâmer et à juger, trouva à redire à
cette intimité si étroite; quelques personnes, qui ne comprenaient pas ce que
Dieu opérait Catherine et le besoin continuel qu'elle avait de son directeur, se
scandalisèrent et commencèrent à murmurer. Leurs discours impressionnèrent le
Père Marabotto et, voulant voir si en effet l'oeuvre était purement divine, sans
mélange côté humain, il se retira trois jours absent. Les trois jours révolus,
il revint; et, ayant ensuite considéré ce qui s'était passé en son absence, les
circonstance dans lesquelles s'était trouvée notre sainte et les souffrances
qu'elle avait eues, il demeura parfaitement satisfait et ne conserva aucun
scrupule. Mais alors il se repentit d'avoir fait une épreuve qui avait
occasionné des peines extrêmes à Catherine. Dieu lui en fit aussi des reproches
intérieurs, et le reprit d'avoir été incrédule, " après avoir vu pendant si
longtemps des signes surnaturels qui eussent suffi pour convertir un juif, bien
qu'il n'eût pas connaissance de la millième partie des grâces accordées à la
bienheureuse." Marabotto n'eut plus jamais de doutes et ne renouvela pas son
expérience. Il resta dès lors continuellement auprès de la sainte, au coeur de
laquelle Dieu envoyait de plus en plus des traits enflammés d'amour, qui
suffoquaient et oppressaient la partie humaine. Celle-ci aspirait à se trouver
auprès du confesseur, afin d'être délivrée de son assaut intérieur; l'esprit, au
contraire, tout rempli de l'amour divin qui brûlait en lui, ne voulait pas être
tiré de son occupation et, afin de n'en pas sortir et ne pas être troublé, il
montrait, par ses actes extérieurs, le contraire de ce qu'il ressentait. Mais
lorsque Catherine cédait l'opération à Marabotto, il en était averti par
inspiration d'en-haut et il lui disait : " Vous avez telle et telle chose dans
l'esprit et vous voulez me la cacher; mais Dieu ne le veut pas.
La sainte demeurait émerveillée de ces paroles, et se
trouvait délivrée de l'assaut qu'elle avait voulu dissimuler. Quelquefois elle
disait au Père : " Que pensez-vous que j'aie en l'esprit ? " Marabotto
l'ignorait; mais à l'instant les paroles lui étaient mises en la bouche, et il
exposait le tout à Catherine; ils en étaient aussi étonnés l'un que l'autre et
reconnaissaient avec grande assurance que toute cette oeuvre était surnaturelle.
Marabotto, qui a écrit le premier l'histoire des grâces extraordinaires que
recevait notre sainte, les résume en deux mots : "
L'ardeur de son amour était si véhémente et si continuelle,
dit-il, qu'elle empêchait l'accès de toutes les tentations, et cette exemption
complète dura jusqu'à sa mort."
Nous avons parlé précédemment des grandes oeuvres de charité
de Catherine, de sa crainte que quelque chose ne pût se placer entre elle et
Dieu, si elle aimait le prochain, et de la réponse que lui avait donnée
intérieurement Notre-Seigneur, lorsqu'elle l'avait consulté à ce sujet. Elle
comprit parfaitement le sens de cette réponse, et l'appliqua dans la pratique de
sa vie entière. Elle rapporta toutes ses affections à Dieu; et suivant
l'expression de son biographe anonyme, " elle sut si bien allier l'amour du
prochain au détachement des choses créées, que semblable au soleil, elle
répandait sur chacun les rayons de son ardente charité, sans avoir à craindre
pour la pureté de son coeur." Nous savons qu'elle consacra sa vie à d'admirables
oeuvres de miséricorde, et qu'elle prodigua ses soins à tous les malheureux de
la ville de Gênes et aux malades du grand hôpital; nous n'avons plus à y
revenir. Mais l'immense charité de Catherine ne se bornait pas au soin de ceux
qui l'entouraient, elle embrassait le genre humain entier; elle cherchait
surtout à procurer à ses semblables les biens spirituels dont elle les voyait
privés. Sa douceur inaltérable, la bénignité et la suavité extraordinaires qui
régnaient dans sa personne, gagnaient les cœurs de ceux avec lesquels elle
conservait afin de les ramener à Dieu. Des personnes distinguées accouraient de
fort loin pour la voir, pour admirer ses vertus, et recueillir de sa bouche la
doctrine céleste que le Seigneur lui avait enseignée. Chacun, après lui avoir
parlé, se sentait fortifié, éclairé, consolé, et affermi dans la foi; elle
inspirait à tous le désir ardent de la bienheureuse éternité. Plusieurs
religieux et laïques, hommes et femmes, la choisirent comme mère spirituelle, et
ne voulurent plus rien faire, tant pour leur avancement dans la perfection que
pour l'utilité du prochain, sans en avoir d'abord conféré avec elle. On
remarque, parmi les membres de cette famille spirituelle de la sainte, Catherine
Marabotto, son confesseur; Jacques Carentius, qui le remplaça en qualité de
recteur du grand hôpital ; Argentine, la veuve de Marc del Sale, dont il a été
question précédemment ; et Hector Vernaccia, qui a droit à une mention toute
particulière, Hector jouissait à Gênes d'une haute réputation de savoir et de
vertu, avant même qu'il fût mis sous la direction de Catherine; mais, après
qu'elle eut entrepris de le conduire, elle lui fit faire de si rapides progrès
dans la perfection, que tout le monde le tenait pour un saint. Il renonça à
s'occuper des affaires de ce monde, pour ne plus songer qu'à la gloire de Dieu
et au bien spirituel et temporel de ses semblables; il fit ériger, dans
plusieurs villes d'Italie, des églises, des hospices, et des couvents, qui
subsistent encore en partie, et qui témoignent de son zèle et de sa piété.
Vernaccia établit à Gênes l'hôpital des Incurables et les
monastères des Nouvelles-¨Converties et de Saint-Joseph, destinés aux jeunes
gens pauvres et honnêtes qui veulent trouver un abri contre les dangers du
monde. Il fonda à Rome également un hospice des Incurables, de concert avec les
caridnaux Caraffa et Sauli, dont le premier devint pape, sous le nom de Paul IV.
Ce fut lui encore qui établit à Naples la société dite Alborum (des blancs), qui
préparent à la mort les condamnés à la peine capitale, et les accompagnent à
l'échafaud. Il construisit aussi à Gênes le lazaret des pestiférés, et le dota
de revenus considérables; puis il fonda à perpétuité un legs, payable à certains
médecins chargés de soigner les pauvres sans en exiger aucun salaire. Enfin,
lorsque en 1528 la peste fit invasion à Gênes, Hector fit généreusement le
sacrifice de sa vie, et se dévoua au service de ceux que le fléau avait
atteints. Après avoir établi l'hospice des Incurables son légataire universel,
il s'y enferma au moment où la maladie y sévissait le plus violemment et y
mourut, victime de son inépuisable charité. Hector laissa une fille, nommée
Thomasina, en religion Baptista, dont notre sainte avait été marraine. Catherine
la fit entrer, en 1510, dans le monastère de Sainte-Marie-des-Grâces; et, au
moment où Baptista prononça ses voeux, sa marraine lui dit ces paroles, que les
témoins contemporains nous ont conservées : " Que Jésus soit dans votre coeur,
l'éternité dans votre esprit, le monde sous vos pieds, la volonté de Dieu dans
vos actions, et que son amour éclate en vous par-dessus toutes choses." Baptista
fut fidèle à la leçon, et recueillit l'héritage de sainteté de son père et de sa
mère spirituelle; elle parut comme témoin lors du procès de béatification de
Catherine, et elle a laissé différents écrits très estimés. Parmi les enfants
spirituels de la sainte, se trouvait aussi une jeune fille de Gênes, dont le nom
ne nous a pas été transmis. C'était une vierge douée d'un entendement sublime,
très vertueuse; mais Notre-Seigneur, voulant la tenir dans l'humilité, avait
permis qu'elle fût possédée du démon. Le malin esprit la tourmentait de la façon
la plus étrange, la jetait à terre, l'affligeait au delà de toute expression, la
tentait de mille manières, et lui causait de si excessives angoisses, que peu
s'en fallait qu'elle ne se livrât au désespoir. Il entrait dans son entendement,
l'empêchait de s'occuper des choses divines lui faisait croire qu'elle était
séparée de Dieu et damnée, toute noyée dans la volonté diabolique et pleine de
péchés et de défauts; en un mot, il l'avait rendue tellement insupportable à
ceux qui l'entouraient et à elle-même, qu'elle ne savait plus où trouver du
secours. Cependant cette infortunée, ayant entendu parler de la charité héroïque
de Catherine, alla se réfugier auprès d'elle. La sainte la reçut affectueusement
et la garda dans sa maison. Elle ne travailla point à sa délivrance, parce
qu'elle reconnut qu'elle était solidement vertueuse et très chère à Dieu. Mais
elle ne cessait de l'encourager et de la consoler, et la jeune fille éprouvait,
auprès de sa mère spirituelle, un grand adoucissement à ses angoisses
ordinaires.
Un jour, il arriva que, dans un de ses accès, elle se jeta
aux pieds de Catherine, en présence du P.Marabotto; et le diable, parlant par sa
bouche, s'écria : " Nous sommes tes esclaves à cause du pur amour que tu portes
dans ton coeur." Toutefois, se repentant aussitôt de ce qu'il venait de dire, il
obligea la possédée à s'accabler de coups, et la traina à terre, où elle se
roulait et se tordait comme un serpent. Puis, lorsqu'elle se fut relevée, le
confesseur lui ordonna de prononcer le nom de notre sainte. Elle s'appelle
Catherine, répondit le démon en accompagnant ces mots d'un rire infernal.
Dis-moi maintenant son surnom, ajouta Marabotto. Adorna ou
Fiesca, répliqua le mauvais esprit. J'en veux connaître un autre, dit encore le
Père. Ce nouvel ordre parut déplaire beaucoup au malin; il refusa de répondre et
agita très violemment la pauvre énergumène; vaincu enfin par la force des
exorcismes, il s'écria avec un mouvement de rage excessive : " Catherine
Séraphine", nom qui lui convenait en effet, comme l'observe le biographe
anonyme; car elle était pleine de l'amour de Dieu, et elle aspirait à l'allumer
dans les autres nom qui a été confirmé d'ailleurs par saint Louis de Gonzague et
par saint François de Sales. Malgré son état de possession, la fille spirituelle
de la sainte fit de grands progrès dans la vertu sous sa direction. Parfaitement
soumise à la volonté de Dieu, elle supporta son terrible état avec une angélique
patience. Elle en fut délivrée peu avant sa mort et termina saintement ses jours
dans les bras de sa bienfaitrice. Nous pouvons compter aussi, au nombre des fils
spirituels de Catherine, son propre mari, Julien Adorno; car c'était elle qui
l'avait arraché à ses folles dissipations et à son déplorable genre de vie. Nous
savons tout ce qu'elle avait eu à souffrir de la part de cet homme, pendant une
longue suite d'années. La charité est admirable, surtout qu'elle se manifeste
envers ceux qui nous accablent de mauvais traitements et avec lesquels nous nous
trouvons en contact journalier. Telle avait été celle de Catherine à l'égard de
Julien. Employant tous les moyens imaginables dans l'espoir de gagner son âme,
lui obéissant dans les choses les plus ardues, pourvu qu'elles ne fussent pas
contre la conscience, recevant ses injures avec patience, cherchant à apaiser sa
colère, tantôt par de douces paroles, tantôt par le silence, évitant toute
querelle et toute occasion de le fâcher, elle avait invariablement suivi son
inclinaison bienfaisante, et rendu le bien pour le mal. Dieu avait béni la
conduite prudente et charitable de la sainte, nous le savons; Julien, réduit à
un état de fortune médiocre, par ses prodigalités, à peu près ruiné, triste et
découragé, s'était enfin rapproché de sa compagne, lui avait fait connaître
l'état de son âme, et, touché de ses avis et de ses conseils, il s'était
converti. Cependant un mauvais caractère et des habitudes invétérées ne se
réforment pas en un jour. Adorno continua à causer des chagrins à sa pieuse
épouse; il était dur et exigeant. Il voulait qu'elle fût presque constamment
auprès de lui, et qu'elle ne fit pas de longues stations aux églises. Elle
s'accommodait à ce caprice et ne sortait que pour assister à une messe,
comprenant qu'une femme mariée doit sacrifier son attrait particulier à la paix
domestique. Souvent Julien, retombant dans son humeur violente, faisait passer
de rudes moments à sa compagne; mais elle portait sa croix avec une résignation
inaltérable. Elle se rappelait, pour s'affermir dans la patience, qu'elle avait
été mariée afin de cimenter la paix entre les deux illustres maisons des Fieschi
et des Adorni, et elle prédisait que de cette dernière famille naîtrait un grand
serviteur de Dieu, qui fonderait un nouvel ordre religieux. La prédiction se
vérifia en effet dans la personne du vénérable Augustin Adorno, qui fonda de
concert avec le vénérable François Caracciolo, l'ordre des Clercs réguliers
mineurs
.
Vers la fin de l'année 1497, Julien fut atteint d'une infirmité excessivement
dangereuse et douloureuse, qui ne lui laissait de repos ni pendant le jour, ni
pendant la nuit. L'emploi des remèdes prescrits par les médecins aggrava le mal;
les douleurs devinrent de plus en plus terribles. L'irascibilité du malade se
réveilla avec une violence inouïe ; il s'emportait contre ses souffrances,
déclarait qu'il lui était impossible de les endurer plus longtemps, et se
rendait insupportable à ceux qui le servaient. Catherine placée à son chevet,
cherchait en vain à le calmer et à obtenir de lui qu'il se soumit à la volonté
divine; voyant que la mort ne pouvait tarder, et craignant qu'elle ne saisit son
époux au milieu d'un de ces accès de fureur qui compromettaient le salut de
l'âme, elle voulut tenter un dernier effort, elle se retira dans une chambre
voisine et, s'agenouillant en versant des torrents de larmes, elle répéta
plusieurs fois d'une voix entrecoupée de sanglots, ces mots : " O mon Seigneur
je vous demande cette âme, je vous supplie de me la donner, vous pouvez me la
donner!". Dieu avait permis qu'Argentine, la disciple de notre sainte, l'eût
suivie au moment où elle s'était retirée pour prier. Cachée par la porte de la
chambre, elle entendit les supplications de Catherine; puis craignant d'être
surprise, elle se hâta de retourner auprès du malade. Elle l'avait quitté
désespéré, elle le retrouva soumis et parfaitement résigné, ce prodigieux
changement s'était opéré instantanément; ceux qui entouraient le lit de Julien,
et qui en ignoraient la cause, en étaient stupéfaits et pleins d'admiration. Les
convulsions causées par la violence du mal croissaient d'un moment à l'autre;
mais au milieu des douleurs les plus atroces, le moribond ne prononçait que des
paroles d'amour, de contrition, et de conformité à la volonté de Dieu. La
bienheureuse Catherine revint sur ces entrefaites. Intérieurement éclairée, elle
savait déjà ce qui venait de se passer. Elle ne dit point à son mari ce qu'elle
avait fait; mais elle lui témoigna la joie que lui causait sa parfaite
soumission, et elle continua à l'exhorter et à l'encourager jusqu'au moment où
il rendit doucement son âme à son Créateur. Julien avait écrit un testament,
dans lequel il fait le plus grand éloge des vertus de son épouse; il lui légua
tous ses biens, qu'il avait recouvrés quelques années avant sa mort. Dieu ne
permit pas que sa fidèle servante fût privée, devant les hommes, de la gloire de
cette miraculeuse conversion. Argentine rendit compte de ce qu'elle avait
entendu, et la sainte elle-même en fit connaître le résultat, par inadvertance.
Le jour suivant, un religieux, son fils spirituel, vint la voir ; et, sans y
penser, elle lui dit dans le cours de la conversation :" Hier, Julien est passé
dans l'autre vie; vous savez qu'il était d'un caractère étrange, et que j'en
éprouvais une grande peine en mon esprit; mais, avant qu'il rendit le dernier
soupir, mon doux Jésus m'a assurée de son salut." Catherine ne pouvait vouloir
que ce que voulait Dieu. D'après cette disposition, elle était parfaitement
indifférente aux évènements et les prenait tels que le Seigneur les envoyait.
Ainsi elle s'était vu ruiné jadis par les prodigalités de son mari, avec le
calme le plus parfait; les opprobres de son temps d'abaissement lui avaient plu
autant que les honneurs de son temps de prospérité; elle avait supporté
autrefois sans peine la terrible société de Julien, elle supporta de même sa
perte dans la circonstance présente. Peu de jours après cette mort, quelques
amis de Catherine crurent devoir lui adresser des paroles de consolations ; mais
elle leur dit : " Je me suis donnée tout entière à mon Jésus, sans rien me
réserver; je n'ai souci que de sa volonté, je ne désire que ce qu'il veut, je
suis contente lorsque cela arrive, et il m'est impossible de préférer une chose
à l'autre, qu'elle soit triste ou gaie suivant l'opinion du monde." La sainte
avait manifesté précédemment déjà les mêmes sentiments à l'occasion de la mort
de ses frères et de ses soeurs, qu'elle avait perdus successivement. Elle les
aimait cependant d'une vive tendresse; mais il n'y avait rien de charnel dans
son affection.
Un jour un religieux, fils spirituel de notre sainte, ayant
affirmé devant elle que, faible et malade comme elle était, elle pourrait mourir
subitement, Catherine sentit se réveiller vivement en son coeur ce désir de la
mort qu'elle avait éprouvé autrefois. Car, ainsi qu'elle avait coutume de le
dire, elle se trouvait dans ce monde comme ceux qui sont en pays étranger, bien
loin de la maison paternelle et de tous les objets de leur affection, et qui,
ayant terminé les affaires pour lesquelles ils sont venus, sont pressés de
retourner aux lieux chéris où ils ont laissé leur coeur et leur esprit. Peu de
temps après, le même religieux étant revenu chez la bienheureuse Catherine, elle
lui dit : " Mon fils, je me sens poussée à vous parler; l'autre jour, lorsque
vous disiez que je pourrais mourir d'un instant à l'autre, il m'a semblé qu'une
joie extrême se réveillait en moi et que j'entendais cette parole intérieure
prononcée avec un profond soupir : Ah! plût au Ciel que cette heure vint! Mais
cela n'a duré qu'un moment; or, je vous le déclare, je ne veux pas qu'il y ait
en cela l'ombre d'un désir personnel, car j'abandonne à la disposition et à
l'ordonnance de Dieu tout ce qui regarde le ciel et la terre." Le religieux lui
répondit qu'elle ne devait avoir aucun remords de ce qui était arrivé, parce
que, malgré la joie qui s'était réveillée dans l'âme et les paroles
intérieurement prononcées à propos de la pensée de la mort, la volonté y était
restée étrangère, et la raison n'y avait point acquiescé : " C'est, ajouta-t-il
le simple instinct de l'âme qui, de sa nature, tend toujours à cette fin; ce qui
le prouve, c'est que le mouvement d'allégresse que vous avez ressenti n'a pas
passé dans la partie intime du coeur, mais qu'il est restée à sa surface."
Catherine avoua qu'il en était ainsi, et demeura satisfaite de l'explication. Ce
mouvement fut le dernier qu'elle ressentit. A partir de ce moment, tout désir de
vivre ou de mourir s'éteignit en elle. La sainte reconnaissait que les désirs,
quels qu'ils soient, manquent de perfection, parce que l'âme qui en éprouve
n'est pas entièrement unie à Dieu en qui elle trouve tout, sans possibilité
d'aspirer à autre chose. Catherine cherchait quelquefois à exprimer à ses
enfants spirituels le sentiment intérieur qu'elle éprouvait pour son doux Jésus.
"Ah ! s'écria-t-elle un jour, si je pouvais dire ce que sent
ce coeur qui est tout brûlé et consumé ! Dites nous en quelque chose, chère
mère, répondirent tout d'une voix les assistants. Je ne puis trouver de mots
propres à exprimer un si grands amour, répliqua la bienheureuse; et il m'est
avis que tout ce que j'en pourrais dire serait si loin de la réalité, que cela
lui ferait injure. Mais sachez que, si une seule goutte de ce que ressent ce
coeur tombait en enfer, l'enfer serait changé en paradis; car il s'y trouverait
tant d'amour et d'union, que les démons deviendraient des anges et les peines
des consolations; la peine ne saurait coexister avec l'amour de Dieu." Le
religieux dont nous avons parlé était présent; étonné des expressions de
Catherine, il lui dit :
"Ma mère, je n'entends pas cela et je voudrais mieux le
comprendre. Mon fils, lui répondit la sainte, il m'est absolument impossible de
vous en dire davantage."
Alors le religieux ajouta : " Ma mère, si nous donnions
quelque interprétation à vos paroles et qu'elle fût conforme à ce que vous
ressentez dans votre esprit, le diriez-vous ? Volontiers, mon fils, répliqua
Catherine avec beaucoup de douceur."
"Il se pourrait donc, dit alors son interlocuteur, que ces
choses se passassent de la manière suivante : L'amour pur produit une chaleur
profonde et intime, laquelle unit l'âme avec Dieu; et l'unit tellement par
participation de sa bonté, qu'elle se perd, pour ainsi dire, dans le Seigneur. "
Cette union est si admirable, qu'il n'y a pas de termes propres à l'exprimer;
lorsqu'elle existe, il est impossible de goûter, de sentir et de désirer autre
chose, et d'avoir une autre volonté que celle de Dieu. Or l'enfer, les démons,
les damnés forment le pôle opposé de l'union, car ils sont en révolte contre le
Seigneur; mais, s'ils pouvaient recevoir la moindre goutte de l'amour unitif
leur rébellion cesserait à l'instant; cette goutte les unirait à Dieu de telle
sorte qu'ils se trouveraient en vie éternellement; car leur révolte fait leur
enfer, et l'enfer est partout où est la complète rébellion, de même que le
paradis est en tous lieux où existe l'union avec Dieu." Tandis que le religieux
parlait, Catherine semblait se réjouir; son visage prit une expression
séraphique; et quand il eut fini, elle lui dit : " Mon fils bien-aimé, la chose
est telle que vous venez de l'exposer : c'est tout ce qu'on en peut dire. En
vous écoutant, je sentais qu'il en est ainsi. Mais mon entendement est tellement
plongé dans l'amour, qu'il ne m'est possible ni de penser à une explication, ni
de la donner. Ma chère mère, s'écria alors le religieux, ne pourriez-vous
demander à Dieu, votre amour, quelques-unes de ces gouttelettes pour vos enfants
? Je vois ce doux amour si courtois envers mes fils, répliqua-t-elle avec un
mouvement de joie extrême, que je ne saurais rien lui demander pour eux; je me
borne à les présenter devant sa face."
Le sublime édifice de la perfection de Catherine avait pour
base et pour fondement l'humilité la plus profonde : la basse opinion qu'elle
avait d'elle-même lui avait valu ce trésor. Nous avons eu l'occasion de dire
précédemment que l'abjection et le mépris faisaient ses édifices, qu'elle se
réjouissait des opprobres et des injures, et que jamais elle ne s'excusait
lorsqu'on lui adressait des reproches.
Elle s'oubliait entièrement et elle désirait que les autre en
firent autant. Jamais elle ne parlait d'elle-même, ni en bien ni en mal; et,
quand la conversation exigeait qu'elle fit mention de sa personne elle employait
le nous au lieu du moi. De même, elle ne se nommait point et elle n'aimait pas
que d'autres l'appelassent par son nom; et lorsqu'on lui en demandait la raison,
elle répondait : " La mauvaise partie de l'homme n'est toujours charmée
d'entendre désigner son individualité, et on ne saurait la mortifier davantage
qu'en n'en faisant jamais aucune mention." En un mot, Catherine était si
persuadée de son néant, que, lorsque quelqu'un s'avisait de parler d'elle-même
en termes favorables, elle se disait : " Si les autres le connaissaient comme je
te connais, ils ne prononceraient pas les paroles que tu viens d'entendre.
Voici, ajoutait-elle, la loi que tu garderas invariablement : Quand tu entendras
nommer ta personne en bien, tu reconnaîtras aussitôt qu'il ne saurait être
question de toi; lorsque ; au contraire, ce sera en mal, tu te souviendras qu'on
n'en saurait dire assez, et tu trouveras qu'on te fait beaucoup trop d'honneur :
car, dire du mal de toi, c'est s'en occuper; et assurément tu n'en es pas digne.
Enfin, en t'entendant appeler mauvaise par les autres,tu ne te fatigueras pas
que tu puisses devenir bonne par toi-même, car ce serait de ta part une
impardonnable présomption." Dieu sevrait parfois sainte de toutes les marques de
son amour, et la laissait en proie aux tourments de l'aridité et de
l'affliction. Elle se soumettait admirablement à cette douloureuse épreuve, et,
loin de se plaindre, elle disait au Seigneur : " O mon Jésus, laissez-moi dans
cet état, nue et dépouillée de tout, afin que je vous sois parfaitement soumise
et que mon être propre ne puisse plus se remuer, car s'il le pouvait, il ne
ferait que des sottises". Catherine non seulement n'estimait pas ce que le monde
aime et admire, mais encore elle évitait et s'efforçait de fuir ce que des âmes
privilégiées, moins dépouillées que la sienne, considèrent comme de grandes
grâces. Nous avons vu précédemment que, dès sa jeunesse, elle avait prié Dieu de
lui retirer les visions et les ravissements. Cependant le Seigneur, après lui
avoir enseigné la haine d'elle-même et le renoncement à la volonté propre et aux
désirs de la chair et de l'esprit, la combla, malgré elle, de dons surnaturels,
la ravit fréquemment en extase, et la récréa par de célestes visions. Catherine
se faisait inutilement violence pour s'y soustraire.
Aussitôt qu'elle éprouvait les impressions qui précèdent ces
faveurs extraordinaires, elle s'infligeait de grands tourments physiques, pour
en prévenir l'effet; c'était en vain, jamais elle n'y réussissait; l'esprit
divin faisait invasion et elle l'entraînait. Quand elle revenait à son état
naturel, elle était si faible et si languissante, à la suite de ses résistances,
que souvent elle semblait prête à rendre le dernier soupir, et ne vivre que par
miracle. Tant qu'elle conserva les forces de la jeunesse, elle allait se cacher
dans quelque lieu retiré, aussitôt que les symptômes avant-coureurs de l'extase
se manifestaient ; et ses seuls familiers, qui l'épiaient avec une sainte
curiosité, étaient témoins de ce qui lui arrivait. Devenue âgée et infirme, et
trahie par sa faiblesse, il ne lui fut plus possible de celer les faveurs
célestes dont elle était l'objet, et Dieu se plut à les manifester à tous les
regards. Alors, cependant, encore, la sainte avait recours à toutes sortes
d'industries pour se débarrasser de la gloire qui pouvait lui en revenir. Elle
parlait de ses ravissements comme d'un état maladif, et les désignait sous le
nom de vertiges. Mais, si cet humble stratagème pouvait tromper les ignorants,
il n'en fut pas de même des personnes éclairées dans les voies de Dieu. Cataneo
Marabotto entre autres, d'abord fils spirituel, puis directeur de Catherine,
voyait les opérations de la grâce dans tout ce qui arrivait à sa pénitente. Il
nous en a laissé le récit dans la Biographie de Catherine. Ce fut lui,
également, qui obligea la sainte à écrire son Traité du Purgatoire et ses
Dialogues. Catherine parlait souvent pendant ses extases. D'ordinaire, ses
voisins avaient pour objet l'immense amour de Dieu envers les hommes; la gloire
qu'il réserve à ceux qui l'aiment; la sagesse de la Providence, qui sait
distribuer à chacun les moyens les plus propres pour le faire arriver au ciel;
le prix et la dignité de la grâce; l'ingratitude par laquelle la plupart des
hommes payent si grands bienfaits, ingratitude qui sera dévoilée au jugement
dernier; pour prouver que les coupables sont indignes de miséricorde. Les
témoins contemporains rapportent que, quand Catherine, ravie hors d'elle-même,
commençait à parler de l'amour divin, son visage devenait radieux et semblable à
celui de ces esprits bienheureux qui sont sans cesse le trône du Très Haut.
Lorsqu'on entendait la doctrine admirable qui coulait de ses lèvres, on croyait
assister aux leçons d'un chérubin initié aux mystères du ciel. Ceux qui
entouraient la sainte, dit encore notre vieil historien, versaient des larmes
d'admiration. Ils demeuraient plongés dans une sorte de stupeur, en présence de
cette sagesse surnaturelle, qui lui inspirait les mots propres à expliquer les
choses les plus augustes et les plus supérieures à l'intelligence humaine. Et
cependant elle déclarait elle-même que tout ce qu'elle pouvait dire était bien
loin d'exprimer la moindre partie des secrets célestes que Dieu lui communiquait
et des merveilles qu'il lui découvrait. " Hélas! s'écriait-elle alors, le
langage par lequel on pourrait faire entendre aux autres ce que c'est que
l'union entre la créature et le Créateur est perdu!..." Cattaneo Marabotto,
Hector Vernaccia et plusieurs des enfants spirituels de Catherine ont recueilli
un grand nombre des enseignements qu'elle a donnés et des paroles qu'elle a
prononcées pendant ses extases. Ils nous font comprendre davantage la vie
intérieure de cette âme privilégiée, la grandeur et l'intelligence de son amour,
et la perfection de son dépouillement. Les moindres lumières sont ici très
précieuses; car il s'agit d'une créature que Dieu avait menée par des voies tout
exceptionnelles, et qui, revêtue encore d'une chair mortelle, était arrivée à
une union peu différente de celle dont jouissent les habitants de la céleste
Jérusalem. Pour rendre les instructions de Catherine plus faciles à saisir, nous
les divisons en paragraphes, et nous réunissons sous les mêmes titres les traits
épars qui appartiennent à un même sujet.
I. – Du soin Amoureux avec lequel, Dieu cherche et
attire les âmes, et les dangers de la volonté propre. Le soin extrême avec
lequel Dieu opère pour attirer les âmes était un des sujets auxquels Catherine
revenait le plus fréquemment dans ses ravissements. Elle se sentait poussée à
convier tout ce qui existe à rendre amour pour amour à ce Dieu si plein de souci
pour notre salut; elle eût voulu communiquer à tous les hommes les flammes qui
la consumaient, et les arracher à leur torpeur, à leur ingratitude, à toute
volonté propre; en un mot, à tous les instinct bas et rampants de la nature. "
Lorsque je considère, disait-elle, la sollicitude avec laquelle la bonté divine
nous donne ce qui nous est nécessaire pour nous faire arriver en son pays, je
suis quasi contrainte de dire que Dieu semble être notre serviteur. Ce Dieu de
gloire a des soins infinis pour sa créature; et nous, dont l'utilité ou le
dommage sont un jeu, nous n'en faisons point de cas. Hélas! comment se peut-il
que nous ne tenions pas compte de ce que Dieu estime et prise tant ? O pauvre
homme! comment emploies-tu le temps précieux qui doit te servir pour acheter le
paradis ?
Que fais-tu de toi-même, toi qui ne dois avoir d'autre emploi
que de pourvoir au salut de ton âme ? Que fais-tu de cette âme destinée à s'unir
à Dieu par l'amour ? Tu te retournes entièrement vers la terre, et celle-ci
produit une semence et un fruit qui se mangent avec les noirs habitants de
l'abîme, au milieu d'un désespoir éternel! Tu sauras un jour qu'il n'avait tenu
qu'à toi de posséder la gloire pour laquelle tu as été créé; les inspirations de
ton Dieu t'y appelaient. Ah! si tu reconnaissais combien il importe de ne pas
rester souillé d'un seul péché, tu te plongerais dans une fournaise ardente
plutôt que de le commettre; s'il fallait pour le fuir te jeter dans les
dernières profondeurs d'un océan de feu, tu n'hésiterais pas, et jamais tu ne
sortirais de cette mer, si tu savais que tu dusses rencontrer le péché sur ses
bords! " Mais, hélas! la partie propre de l'homme est si contraire, si rebelle à
Dieu, que le Seigneur ne réussit presque pas à lui faire faire sa volonté! Il
n'y parvient qu'à force d'adresse, en lui promettant des choses plus grandes que
celles qu'elle laisse, et en lui en donnant même quelque avant-goût dans la vie
présente.
Et malgré cela, cette partie propre chercherait toujours à
s'enfuir, si Dieu ne la retenait par des grâces intérieures; car l'aiguillon au
mal qui nous est resté par suite du péché originel et du péché actuel voulu et
consenti attire continuellement nos sens aux choses de la terre. " Adam préféra
sa volonté à celle de Dieu; il faut au contraire que le vouloir divin efface et
détruise le nôtre; notre mauvaise inclinaison s'y oppose lorsqu'elle est livrée
à elle-même; il est donc fort utile que, pour l'amour de Dieu, nous nous
soumettions à quelque personne, afin de faire purement et droitement la volonté
d'autrui plutôt que la nôtre. Plus nous nous y assujettirons, plus aussi nous
nous trouverons dans la vraie liberté et délivrés du poison de la volonté
propre. " Celle-ci est si subtile, si fine et si malicieuse, si intime et
profondément enracinée en nous, elle se couvre de tant de moyens et se défend
par tant de raisons, qu'il semble en vérité que ce soit un démon. Quand nous ne
la pouvons faire d'une sorte, nous la faisons d'une autre, sous une foule de
beaux prétextes; nous mettons en avant la charité, la nécessité, la justice, la
perfection, le désir de souffrir pour l"amour de Dieu, de trouver quelque
consolation spirituelle, ou de donner bon exemple au prochain et de condescendre
à ses exigences, les besoins de la santé, etc. Dieu, qui connaît et qui voit
toutes ces misères, en a grande compassion et ne cesse pas de nous envoyer de
bonnes inspirations pour nous en délivrer, sans cependant contraindre jamais
notre franc arbitre. Mais, tout en respectant la liberté de l'homme, il
l'incline et la dispose, en l'attirant doucement par d'amoureuses voies. "
Lorsque enfin l'âme ouvre alors son entendement, et voit le grand soin que Dieu
a d'elle, elle s'écrie dans son admiration : " Il semble, ô Seigneur, que vous
n'ayez autre chose à faire qu'à penser à moi! Qui suis-je, moi, dont vous avez
tant de souci ? et comment ne tiendrai-je pas compte de ce que vous estimez tant
? Ah! désormais je demeurerai toujours sujette à vos commandements et attentive
aux inspirations que vous daignez m'envoyer, par des voies et des moyens si
divers!".
II. – De l'amour-propre et de l'amour divin. Notre
Seigneur a dit que la bouche parle de l'abondance du coeur. Nous avons essayé de
faire connaître les effets que l'amour divin avait produits dans l'âme de
Catherine, et nous pouvons conclure, de ce qui a été exposé, que personne
n'était plus capable que notre sainte de s'exprimer sur cet amour. " Le vrai
amour, disait-elle un jour, est de si grande force, qu'il ne peut savoir ce que
sont la peine et le tourment; il ne sent autre chose que lui-même. C'est en vain
qu'on veut lui faire prendre intérêt à ce qui a rapport à ce monde, il demeure
immobile et immuable comme un mort. Tout ce qu'on peut dire de cet amour n'est
rien en comparaison de la réalité; tout ce qu'on en peut entendre est qu'il ne
saurait se comprendre avec l'entendement. J'en conclus que les mots sont
impuissants à donner la moindre intelligence de l'amour, et que c'est peine
perdue que d'essayer d'en parler. " Le contraire du pur amour est l'amour-
propre, et, comme il a Satan pour maître et pour seigneur, on devrait le nommer
haine propre ; il fait faire à l'homme tout le mal qu'il peut et finit par le
précipiter en enfer. Il est tellement incorporé à l'âme et à l'humanité
,
qu'il semble impossible de s'en purger entièrement dans cette vie.
L'amour-propre ne se soucie du dommage ni de l'âme ni du corps; il ne tient
compte ni du prochain, ni de la réputation, ni de la fortune; il n'a en vue que
sa volonté. Pour y satisfaire il est cruel à soi-même et aux autres, et il
refuse de se soumettre, quels que soient les empêchements qu'il rencontre, ou
les oppositions qu'il soulève. " Quand il a délibéré de faire quelque chose, la
flatterie, les menaces, la crainte des plus grands malheurs, sont impuissantes à
modifier sa volonté ; la perspective de la servitude, de la pauvreté, de
l'infamie, de la maladie, de la mort, du purgatoire et de l'enfer, ne l'arrête
pas dans la poursuite de son objet : il ne pense, n'est attentif, n'a d'égard
qu'à cela; il ne parle pas d'autre chose, il se moque du reste, le répute bien
et l'estime comme n'existant pas. " Il est un larron si adroit qu'il dérobe même
à Dieu sans en éprouver de remords; il s'attribue ce qui appartient au Seigneur;
mais il le fait d'une façon cachée, et sous forme de bien. Les yeux si
clairvoyants du vrai amour sont alors seuls capable de découvrir le larcin...
L'amour-propre spirituel est infiniment plus dangereux que le charnel; c'est le
plus pénétrant des poissons; il se retranche derrière une infinité de
subtilités, de sorte que peu d'hommes s'en garantissent et lui échappent. Non
seulement ils ne s'en aperçoivent pas; mais ils considèrent comme salutaire ce
qui est en réalité le plus grand obstacle à leur bien, et ils se réjouissent de
ce dont ils devraient pleurer. Qu'on le sache bien, l'amour-propre spirituel est
la racine de tous les malheurs qui puissent nous atteindre en ce monde et en
l'autre. Lucifer est tombé pour avoir cédé à cet amour pervers. De notre premier
père il a passé en nous, il circule dans nos veines, il a pénétré jusqu'à la
moelle de nos os; il infuse de son venin mortel toutes nos actions, nos paroles
et même nos pensées. Dieu seul peut porter remède à cette grande et incurable
maladie, et s'il ne le fait par sa grâce en ce monde, il faudra, malgré nous,
que nous nous en dépouillions en purgatoire; car il est nécessaire qu'avant de
voir la face du Seigneur nous soyons lavés de toutes nos souillures, de manière
à demeurer parfaitement nets. " Mais si l'amour-propre a assez de force pour
pousser l'homme à ne faire cas ni de la mort, ni de la vie, ni de l'enfer, ni du
paradis, quelle sera donc la puissance de l'amour divin, qui est Dieu même ? "
Lorsque cet amour, dont la bonté surpasse toute mesure, s'est répandu dans nos
coeurs, il agit au contraire de l'amour-propre : il a soin de tout ce qui tourne
au profit de l'âme, du corps et du prochain ; l'honneur et le bien d'autrui lui
sont précieux, il se montre aimable, bénin et gracieux en toutes choses et
envers tous; il ne connaît d'autre volonté que celle de Dieu; il met l'homme en
si grande liberté, paix et contentement, que, dès cette vie, il lui semble être
en paradis. Cet amour est vraiment celui que nous devrions nommer notre propre
amour; il nous sépare du monde et de nous-mêmes pour nous unir au Seigneur, il
nous grandit et nous élève au-dessus de toutes les créatures et de tous les
désirs. S'il advenait une fois que l'homme qui aime perdit par quelque faute cet
amour si doux qu'il a goûté, il ne reculerait devant rien pour le retrouver; car
son supplice et son tourment extrêmes seraient comparables à ceux des damnés. "
En un mot, l'amour divin est un repos, une joie ineffable, il est toute notre
vie; et l'amour-propre est une tristesse et une peine continuelles, il est notre
mort en ce monde et en l'autre."
III. – Des trois voies que Dieu tient purifier les
âmes. Nous trouvons, dans la plus ancienne biographie de notre sainte, une autre
instruction qui jette également une grande lumière sur sa manière de considérer
l'amour-propre. C'est celle dans laquelle Catherine indique les voies que Dieu
emploie pour purifier la créature. Elle en compte trois. " La première voie que
le Seigneur tienne pour purger une âme, dit-elle, est l'amour pur. Il le lui
donne, et dès lors cette âme ne veut plus autre chose que cet amour. Celui-ci,
étant parfaitement dépouillé et net, lui fait voir les plus légères traces et
les traits les plus subtils de l'amour-propre. L'âme ne peut donc être trompée
par ce dernier, et elle le réduit au désespoir en ne lui procurant aucun
rafraîchissement spirituel ou corporel. De cette manière, l'amour-propre s'en va
se consumant peu à peu; car, quiconque ne mange pas finit nécessairement par
mourir; toutefois, la force et la malignité de cet amour sont telles, qu'il
accompagne l'homme presque jusqu'à la fin de sa vie. Je m'aperçois de cela; car,
de jour en jour, je sens consumer en moi plusieurs instincts qui autrefois me
semblaient bons et excellents, et qui provenaient au contraire de l'infirmité
spirituelle et corporelle que je pensais ne plus avoir. Heureusement l'amour pur
a une vue tellement perçante, qu'il fait reconnaître enfin comme larcins et
choses détestables ce que d'abord on tenait pour perfection... " La seconde voie
que Dieu emploie pour purifier les âmes me plait infiniment plus que la
première. Dans cette voie, le Seigneur occupe l'esprit de l'homme en grande
peine et affliction; il lui donne la vue et la connaissance de lui-même ; il lui
montre combien il est vil et abject. Cette vue le retient continuellement en
très grande pauvreté, le dépouille de tout ce qui pourrait avoir goût et saveur
de bien; de sorte que la partie propre ne se repaît en aucune façon. Ne pouvant
se nourrir, il faut bien qu'elle se consume et qu'elle comprenne enfin que, pour
sortir de son enfer, il est nécessaire que Dieu lui vienne en aide et la
remplisse de lui-même. Et puis, lorsque le Seigneur lui fait la grâce de lui
ôter la vue de sa désespérante nullité, elle demeure dans une paix profonde et
comblée de consolation. " La troisième voie est la plus excellente de toutes.
Dieu donne à la créature un esprit tout occupé de lui. Cet esprit ne pense alors
qu'à Dieu seul, il lui est impossible de faire aucun cas des choses propres. Il
est véritablement mort au monde, il ne se délecte en rien, il ne sait ce qu'il
veut ni au ciel ni en terre. Un tel esprit est à la fois très riche et très
pauvre. Ne pouvant rien s'approprier, ni se nourri de rien, il est nécessaire
qu'il se consume et demeure enfin perdu en lui-même; il se retrouve en Dieu, où
il était déjà, mais sans savoir comment."
IV. – De l'anéantissement de toutes les facultés en
Dieu. Catherine était convaincue qu'à tout instant, en tout lieu et en toute
manière, la bonté divine régit, gouverne et dispose toutes choses pour notre
avantage. " Nous ne devons jamais désirer, disait-elle à ses fils spirituels,
que ce qui nous advient de moment en moment, nous exerçant néanmoins toujours au
bien; car celui qui ne voudrait pas s'y exercer et attendre ce que Dieu nous
envoie tenterait Dieu. Mais, après avoir fait ce que nous pouvons de bien,
acceptons tout ce qui nous arrive de la pure ordonnance de Notre-Seigneur, et
réunissons-nous-y par la volonté. Le repos et l'union de notre volonté avec
celle de Dieu nous procureraient le paradis dès la vie présente. " Plus l'homme
se conforme au vouloir divin, plus il s'approche de la perfection; bienheureuse
l'âme qui meurt volontairement à elle-même en toutes choses, parce qu'elle vit
en tout pour Dieu, ou plutôt c'est Dieu qui vit en elle! " Le Seigneur s'empare
alors de son libre arbitre et opère avec lui; il ne laisse plus venir en la
volonté que ce qui lui plaît; et toutes les volontés étant ainsi réglées
deviennent parfaites! " O anéantissement de la volonté ! ô vertu singulière! tu
es une reine du ciel et de la terre, tu es indépendante de toutes les choses
créées; rien au monde ne saurait t'affliger car toutes les peines et les
douleurs proviennent de la propriété spirituelle ou temporelle ! " Si les hommes
te connaissaient, ils auraient autant d'horreur de leur volonté propre que de
Satan en personne; ils n'attacheraient plus aucune importance à leurs opinions,
ils ne s'excuseraient jamais et jamais ils ne diraient plus : Telle chose est
mienne! Mais l'important secret dont je parle ici n'est vu, n'est compris, goûté
et senti que par un entendement humble et humilité; un tel entendement arrive
bientôt à la perfection désirée. Dieu lui donne une lumière surnaturelle, qui
lui fait voir les choses mieux qu'auparavant, avec une clarté et une certitude
parfaites; cette lumière lui montre en un instant tout ce que Dieu veut qu'il
connaisse, c'est-à-dire tout ce qui est nécessaire pour conduire la créature à
une pureté parfaite. " La lumière divine dont nous parlons jette l'entendement
du vieil homme, et quand il est ainsi abattu et prosterné, il ne désire plus
autre chose et il dit au Seigneur : Soyez désormais mon intelligence; je saurai
ce qu'il vous plaira que je sache, je ne chercherai plus rien, et mon esprit
sera dans la paix.
L'homme ne comprend pas cette lumière, parce qu'elle est
surnaturelle ; mais elle
reste dans son âme, si agile et accompagnée de tant de
délectation, qu'elle semble le faire participer à la nature des anges. " Pour
bien voir spirituellement, il faut donc que nous arrachions les yeux de la
présomption propre; et de même que celui qui regarde trop le soleil s'aveugle,
de même aussi l'orgueil aveugle ceux qui veulent trop savoir avec leur
entendement naturel. Quant à la mémoire, elle est incapable de retenir rien qui
puise l'occuper, lorsque la volonté et l'entendement se sont perdus en Dieu.
Elle oublie ce qu'on vient de lui dire et ce qu'elle a dit elle-même, surtout
lorsqu'il est question des choses de ce monde. Mais le Seigneur pourvoit à tout
ce qui est de nécessité, il avertit à propos la créature et ne lui laisse faire
aucun excès; quand le moment en est venu, il semble qu'elle ait quelqu'un à
l'oreille, qui lui rappelle fidèlement ce qu'elle doit faire. Telle est la
merveilleuse providence de Dieu envers l'âme unie avec lui par le lien de
l'amour. Et le Seigneur fait cela afin que rien ne puisse opposer d'obstacle à
l'esprit, il ne permet à la mémoire de s'arrêter en rien de bien ou de mal;
c'est tout comme si elle n'existait pas. Mais en échange, il donne à l'esprit
une certaine occupation intérieure, en laquelle il le tient noyé et abîmé, dans
une tranquillité parfaite. L'âme demeure toute transformée en Dieu, lequel la
dirige et la remplit à sa façon. Qui pourrait imaginer ce que sent alors cette
créature ? Si elle était capable de dire ce qu'elle éprouve, ses expressions
seraient bouillantes au point d'enflammer des coeurs de pierre.
Perdue en Dieu, elle reconnaît que toute volonté est peine,
toute intelligence ennui, toute mémoire empêchement. Elle perd l'opération et la
vigueur des sentiments corporels. Rien sur la terre ne saurait lui donner
plaisir, délectation ou peine; elle ne se réjouit ni ne se contriste,
lorsqu'elle voit quelque chose qui, de sa nature, est propre à causer de la joie
ou de l'affliction. Il n'y a plus de correspondance à causer de la joie ou de
l'affliction. Il n'y a plus de correspondance aux sentiments corporels dans
l'âme transformée en Dieu; leurs goûts sont sans saveur; leurs désirs sont
éteints ou mortifiés, elle les laisse mourir peu à peu et n'en a pas la moindre
compassion; elle ne comprend plus les choses comme elle les comprenait jadis,
et, quand elle entend dire qu'elles sont bonnes, elle ne sait plus du tout de
quelle sorte de bonté il peut être question.
L'âme et le corps étant aliénés de leurs opérations
habituelles, vivent en quelques sorte par force, et d'une manière opposée à leur
nature. Ceux auxquels Catherine avait adressé ces paroles lui en témoignèrent
leur étonnement; ce discours leur avait paru dur à entendre. La destruction
complète du vieil homme et de toute propriété a quelque chose d'effrayant pour
l'égoïsme.
La sainte voulut alors en faire comprendre l'avantage, et
compléter sa pensée au moyen d'une similitude. " Prenez un pain, dit-elle, et
mangez-le; après que vous l'avez mangé, sa substance passe en nourriture; la
nature rejette le reste comme chose inutile, qui deviendrait pernicieuse au
corps, et finirait par le faire mourir en y restant. Or, si ce pain vous disait
: Pourquoi m'ôtes-tu de mon être propre ? Il me déplait de me voir anéantir de
la sorte, et si je pouvais me défendre de toi, je le ferais pour me conserver,
ce qui est naturel à toute créature! Vous lui répondriez : Pain, tu es destiné à
sustenter mon corps, lequel est plus élevé en dignité que toi; donc tu dois être
plus satisfait d'arriver à la fin pour laquelle tu as été créé, que de jouir de
ton être propre; car cet être ne se peut estimer qu'en vue de sa fin, en dehors
de laquelle il est une chose morte et superflue, bonne à être rejetée. Le but
pour lequel tu as été fait te donne donc tout ton mérite, et tu n'arrives à
l'acquérir que par ton anéantissement. Par conséquent si tu vis pour arriver à
ton but tu ne dois pas te soucier de ton être propre; et tu dois dire au
contraire : Hâtez-vous de m'en tirer et de me mettre en l'opération de la fin
pour laquelle j'ai été créé. " Voilà ce que vous diriez au pain. Or, c'est là ce
que Dieu fait de l'homme, dont la fin est la vie éternelle. Le pain, avons-nous
dit, subit une double opération, par laquelle ce qu'il a de bon passe en
substance, et ce qu'il a de superflu est rejeté. Il en est de même de nous. "
L'homme, composé d'âme et de corps, était si pur en sa première création, qu'il
n'avait rien en lui de mauvais ou d'inutile; et, sans le péché, il eût atteint,
avec cette pureté parfaite, la fin pour laquelle Dieu lui a donné l'être. Mais
le péché a corrompu l'homme, affaibli son franc arbitre, et lui a donné une
telle inclinaison au mal, que, privés de la grâce, nous ne pourrions la vaincre,
ni connaître tous nos instincts dépravés. L'âme, voyant sa dangereuse maladie,
doit se dire :
Je ne puis que si le Seigneur prend soin de moi; je m'offre
donc à lui avec mon corps et tout ce que j'ai ou puis avoir. Qu'il fasse de moi
ce que je fais du pain : quand je l'ai mangé, la nature retient la bonne
substance et rejette le reste. " Dieu emploie alors des moyens doux et pleins de
grâce pour exciter notre partie propre à se laisser anéantir; il taille et coupe
peu à peu les racines et les branches de l'arbre, c'est-à-dire nos penchants
désordonnés. L'homme ne s'en aperçoit pas, seulement il voit que les choses
extérieures n'ont plus d'attrait pour lui; il n'a plus qu'un seul sentiment, le
contentement de ce que le Seigneur fasse de lui tout ce qui lui plaît.
Dieu, ayant pris ce soin, tient l'âme si fort occupée de lui,
qu'elle laisse le corps dans l'abandon le plus complet. " Les méchantes
dispositions et les humeurs des mauvaises habitudes se consument et
s'anéantissent; alors enfin l'âme est reine et maîtresse de l'humanité, et
celle-ci obéit en paix. " Vous me direz peut-être que telle chose semble fort
difficile; mais je vous réponds qu'il est impossible que cela n'arrive pas, à la
suite de l'occupation de l'âme en Dieu, dont je viens de vous parler. " Lorsque
vous coupez les racines d'un arbre, il faut qu'il sèche de même quand l'âme est
séparée du corps, et qu'elle ne lui correspond ni par amour, ni par délectation,
il faut que les instincts propres à ce dernier meurent et qu'il perde lui-même
sa vigueur. " Que fera donc le corps, lorsque les opérations de l'âme se sont
retirées ainsi des choses matérielles et terrestres ? Il sera comme un oiseau
sans plumes qui ne peut plus voler; il demeura presque privé de sentiment,
réduit à la plus grande mortification, ne sachant plus s'il est mort ou vif. Son
être naturel et malin sera si complètement anéanti, que, si même l'âme lui
rendait alors sa liberté d'action, il ne pourrait plus faire ce que ce qu'elle
veut. Quant à l'âme, elle vivra quasi sans corps; elle connaîtra sa puissance et
sa noblesse par la correspondance divine, et elle s'émerveillera qu'on puisse
s'occuper et se délecter ailleurs qu'en Dieu. Les Actes des Martyrs renferment
d'étonnants détails; la connaissance et le sentiment qu'avaient les premiers
chrétiens de la dignité de l'âme ne leur permettaient pas d'estimer les
tourments. Aux yeux des hommes qui ne considèrent que l'oeuvre extérieure, ces
supplices étaient épouvantables; les héros de la foi, au contraire, n'eussent
pas même pu leur donner le nom de tourments, tant leurs cœurs étaient pleins
d'ardeur et de joie."
Mais, pour en revenir à notre comparaison du pain qui se
mange, et dont une partie se retient, tandis que l'autre se rejette, je dis que
l'âme, par l'opération de Dieu, jette hors du corps les inutilités et les
habitudes vicieuses, fruits du péché, et qu'elle retient en soi le corps
purifié. Celui-ci opère ensuite avec les sens également purifiés. " Après que
l'âme a consommé, par la grâce de Dieu, toutes les mauvaises inclinaisons du
corps, le Seigneur consume aussi toutes les imperfections de l'âme... il va,
ordonnant et disposant ses puissances, jusqu'à ce qu'il ait dépouillées de leurs
opérations propres, et qu'elle demeure vide de toute propriété spirituelle et
parfaitement nette en la présence de son Créateur. Dieu verse et répand en elle
des dons et des grâces qui, loin de lui défaillir jamais, vont croissant et
augmentant sans cesse. Alors elle demeure fixée en lui avec un amour pur, net et
simple; aimant le Seigneur pour lui-même, et sans considération d'aucune
récompense ni d'aucune peine. C'est ainsi que Dieu doit être aimé; mais cet
amour si pur surpasse l'entendement et ne saurait s'exprimer par le langage
humain ; tout ce qu'on peut dire de cet état, c'est le mot de saint Paul : Je
vis maintenant, non pas moi, mais Jésus-Christ en moi. " L'âme ne pense plus ni
à elle ni à son corps ; elle n'a plus d'objet, d'élection, de désir, ni au ciel
ni en terre; elle ne voit plus que ce point d'amour net de Dieu, et en Dieu;
elle ne peut aimer que ce que Dieu veut qu'elle aime."
V. – Du libre arbitre. On a dit de Catherine qu'elle
semblait avoir reçu la mission de réfuter à l'avance les erreurs les plus
monstrueuses de Luther et de Calvin.
Il est connu que ces deux hérétiques font de Dieu le
véritable auteur du péché : le premier en niant le libre arbitre de l"homme; le
second en admettant la prédestination au bien ou au mal. Le confesseur de la
sainte nous a conservé une courte explication qu'elle a donnée relativement à
cette question, l'une des plus épineuses et des plus difficiles de la théologie.
"Dieu, disait-elle, incite premièrement l'homme à se retirer
du péché; ensuite il illumine l'entendement par la lumière de la foi, et puis il
enflamme la volonté au moyen de quelque goût et saveur. Dieu accomplit cette
triple opération en un instant, et plus rapidement qu'on ne saurait le dire; il
la fait plus ou moins dans les hommes, selon qu'il voit le fruit qui en doit
résulter; mais il accorde à chacun assez de lumières et de grâces pour qu'il
puisse se sauver, en faisant ce qui est en lui et en donnant son consentement.
Quant à ce consentement il suffit, après l'opération divine, que la créature se
livre au Seigneur, afin qu'il fasse d'elle ce qui lui plait et qu'elle soit
résolue à ne plus pécher, et à quitter toutes les choses du monde pour l'amour
du Très-Haut. L'assentiment a lieu aussitôt que la volonté de l'homme se joint
et s'unit à celle de Dieu, et sans même qu'il s'en aperçoive; il ne voit pas son
consentement; mais il lui reste une puissante impression intérieure pour
l'effectuer. Cette union en esprit lie l'homme avec Dieu d'un lien pour ainsi
dire indissoluble; car, après que le Seigneur a parlé et après le consentement
de la créature, il agit presque seul, et si elle se laisse guider, si elle obéit
à l'inspiration qui lui est envoyée, il l'ordonne, la mène et la conduit à la
perfection à laquelle il l'a destinée. O franc arbitre, que de bien et que de
mal tu causes! Si tu te privais de toi-même pour l'amour de Dieu, tu te
trouverais bientôt en liberté, et cette liberté tu ne la perdrais plus ; tu
reconnaîtrais clairement, dès la vie présente, que servir Dieu, c'est
véritablement régner. Car Dieu, délivrant l'homme du péché qui le tient en
servitude, le tire de toute subjection et le met en vraie liberté. Autrement la
créature va toujours de désir en désir; jamais elle ne demeure satisfaite : plus
elle a, plus elle veut avoir; plus elle cherche à se contenter, moins elle se
trouve contente. Celui qui désire est possédé de la chose qu'il aime ; il s'est
vendu à elle, et, tout en se croyant libre lorsqu'il suit ses appétits et
offense Dieu, il se fait serf de l'enfer pour l' éternité. Considère donc, ô
homme, quelle est la force et la puissance de notre libre arbitre; il contient
en soi les deux choses les plus extrêmes et les plus contraires, à savoir : la
mort ou la vie éternelle, et il ne peut être forcé de personne, s'il ne le veut.
Penses-y, tandis qu'il en est temps, prends bon conseil et pourvois à tes
affaires."
VI. – De la nécessité pour l'esprit purifié par Dieu
de se perdre en lui. Une autre instruction, donnée par notre sainte à ses fils
spirituels, pendant une de ses extases, et qui nous a été conservée par son
premier biographe, peint admirablement les conditions dans lesquelles se trouve
un esprit qui, comme celui de Catherine, a subi une purification parfaite. "
Quand Dieu, disait-elle, a purifié un esprit des imperfections contractées par
le péché originel et actuel, cet esprit est tiré au lieu pour lequel il a été
créé; et, comme il est alors beau, pur, net et excellent, ce lieu ne peut être
autre que Dieu lui-même, qui l'a fait à son image et à sa ressemblance;
l'inclination et la conformité l'y poussent si vivement que, partout ailleurs,
il se trouverait dans un véritable enfer. "
Cet esprit, purifié et perdu en Dieu, est chose si subtile et
si anéantie en elle-même, que l'homme ne peut ni la connaître, ni la comprendre;
il est semblable à une goutte d'eau jetée dans la mer; si vous essayiez de
rechercher cette goutte, vous ne trouveriez que de l'eau de mer; et de même, si
vous recherchiez cet esprit après qu'il s'est perdu en Dieu, vous ne le
retrouveriez que devenu comme Dieu par participation. Mais alors l'âme qui reste
unie au corps, se voyant privée de la correspondance de son esprit, demeure
presque désespérée, elle ne peut plus user de ses puissances ; les délectations,
les aliments spirituels et corporels dont elle se rassasiait autrefois avec
autant de douceur que d'abondance, n'existent plus pour elle.
"Toutefois, si cet état est pénible pour la partie inférieure
de l'âme, la partie supérieure y trouve, au contraire, une participation à la
vie des bienheureux. Le comment de cette participation est inexprimable; vous ne
le saurez que si votre esprit retourne à la pureté en laquelle il a été créé de
Dieu. Pour y arriver, il faut que Dieu nous consume et nous anéantisse au dedans
et au dehors; je veux dire par là : — qu'il est nécessaire que toute la vie
intérieure de la créature soit cachée en Dieu; que de plus, il faut aussi qu'à
l'extérieur l'homme soit comme aveugle, muet, sourd, sans goût, et qu'en un mot
il reste comme privé de lui-même, de manière à paraître fou aux autres, et que
ceux-ci soient tout ébahis de voir une créature ayant l'être, sans avoir la
faculté d'opérer. C'est ce qu'exprime saint Paul, lorsqu'il dit (Col.III,3) :
"Mortui estis, et vita vestra abscondita est cum Christo in Deo. Vous êtes
morts, et votre vie est cachée en Dieu avec Jésus-Christ." " Une créature
semblable demeure sur la terre, sans être sur la terre : — elle voit son esprit
se sépare de plus en plus des choses corporelles, pour se recueillir en Dieu, où
il jouit d'une grande et intime abondance, inconnue au reste des hommes.
Souvent, en se voyant dans ce monde, et sujette à tant de contradictions, il lui
prend envie de crier : " Seigneur, je ne puis plus demeurer en cette vie; cela
me semble aussi difficile que de faire tenir le jonc ou le liège au fond de
l'eau, sans le lier à quelque masse pesante." Mais le corps est la masse qui
retient l'esprit attaché en cette vie. L'homme extérieur reste dans une
ignorance complète touchant l'opération qui le consume et le dirige sans qu'il
s'en mêle. On peut appliquer à ceux qui se trouvent dans cet état le passage de
l'Evangile (Mat. V) : Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorum est regnum
coelorum : Bienheureux les pauvres d'esprit, car le royaume des cieux est à
eux."
VII. – De la manière dont Dieu attire l'homme par de
douces voies, ne voulant pas le posséder par propriété ou par crainte, mais par
foi et par amour.
Lorsque Catherine, qui respirait déjà l'atmosphère pure du
ciel, venait à contempler tant de malheureux collés à la matière et enfoncés
dans le bourbier des passions sans songer à en sortir, elle se sentait prise
pour eux de la pitié la plus profonde. " Si l'homme, disait-elle, voyait ce que
Dieu destine, dans la vie future, aux âmes pures, s'il pouvait se représenter la
gloire et la béatitude du paradis, il ferait si bien, dût-il vivre jusqu'à la
consommation des siècles, que jamais il n'emploierait et n'occuperait sa
mémoire,, son entendement et sa volonté qu'aux choses célestes. Si, d'une part,
la créature savait les épouvantables souffrances qu'elle se prépare en mourant
dans la hideuse misère du péché. Je suis convaincue qu'elle se laisserait broyer
et mettre en poudre, et qu'elle consentirait à endurer ce supplice jusqu'au jour
du jugement, plutôt que d'offenser Dieu. Mais le Seigneur ne veut pas que
l'homme se garde de mal faire par crainte; l'amour doit seul le retenir, et
c'est pourquoi les supplices de l'enfer ne lui sont pas montrés car, s'il
apercevait un tel spectacle, la terreur posséderait exclusivement et à jamais
son coeur. Toutefois, Dieu laisse voir en partie les douleurs et les misères
éternelles à ceux qui sont absorbés par son pur amour, au point d'être
supérieurs au sentiment de la peur. " Dieu nous prodigue intérieurement et
extérieurement tout ce qui est nécessaire à notre salut; mais la plupart des
hommes sont occupés de choses de rien, inutiles, mauvaises et sans valeur, et
vivent pour satisfaire leurs désirs charnels. Ils auront, au moment de la mort,
une vue si claire et si pénétrante, si horrible et si difforme de leurs défauts,
qu'ils ne pourront se supporter eux-mêmes." Je ne saurais comprendre comment il
se fait que la créature soit assez hors de sens pour ne pas songer à la seule
affaire véritablement importante. Elle y pensera quand il sera trop tard et
lorsque Dieu lui dira : O homme! est-il une chose que j'aie pu faire pour toi et
que j'aie négligée ? Elle verra clairement alors toutes les grâces dont elle n'a
pas profité, et je crois qu'elle en rendra un compte plus rigoureux que tous ses
autres péchés."
VIII. – De la contrariété qui existe entre le péché et
Dieu. "Quelque transformée en Dieu que soit une âme, disait encore Catherine,
elle n'est jamais si parfaite qu'elle n'ait continuellement besoin de l'aide du
Seigneur; d'elle-même elle incline au mal; mais Dieu, qui est plein de douceur
et de mansuétude, ne permet pas qu'elle tombe. Il soutient celles qui ne
consentent point au péché; mais il laisse choir celles qui le commettent
volontairement car, nous ayant donné le libre arbitre, il ne veut pas le
contraindre. Celui qui pèche s'en doit donc attribuer la faute à lui seul; Dieu
n'y est pour rien. " Le Seigneur est toujours prêt à nous assister, même après
nos chutes, pourvu que l'âme tombée se laisse aider en correspondant à la grâce
divine qui l'appelle et l'incite sans cesse. Quel que soit le péché dans lequel
une âme s'est plongée, Notre Seigneur la relève et lui pardonne; il suffit pour
cela qu'elle coopère avec la grâce prévenante, et que, contrite et repentante,
elle forme le ferme propos de ne plus pécher. Dieu alors la garde et la tient, à
moins que, par sa propre malice, elle ne se sépare de nouveau de lui, en
consentant au mal et en cessant d'observer les commandements, qui sont
l'expression de la volonté éternelle. " L'âme pécheresse est semblable à un oeil
dans lequel s'est introduit un corps étranger, et qui, par conséquent, ne peut
plus voir le soleil; cette comparaison se présente à mon esprit; mais elle ne
donne qu'une faible idée de la réalité. Il faut que l'âme qui veut et doit être
préservée du péché dans la vie présente, et glorifiée de Dieu dans la vie
future, soit nette et pure, et qu'elle ne conserve volontairement rien de ce
dont elle s'est entièrement lavée par contrition, confession et satisfaction;
car toutes nos opérations propres sont imparfaites et défectueuses. Je vois
clairement, de mon œil intérieur, qu'il faut que je vive sans moi-même en
quelque sorte ; l'amour m'a fait connaître ce que je suis, et je le connais si
bien, que je ne puis plus être trompée; aussi j'ai complètement abandonné ma
partie propre, et je n'en fais pas plus d'estime que si elle était un démon. "
Il n'y a dans la vie actuelle et dans l'existence à venir qu'un seul malheur
réel, à savoir : le péché. Il procède de notre moi s'attachant à suivre ses
inspirations et ses appétits. Il produit pour l'âme la privation de Dieu, du
bien infini. Je vois dans le Tout-Puissant un tel penchant à s'unir à la
créature raisonnable, faite par lui et à son image, que si le diable pouvait se
délivrer de sa livrée de péché, le Seigneur l'élèverait à cette hauteur où
Lucifer voulait monter par sa révolte, c'est-à-dire qu'il le ferait comme Dieu,
non pas sans doute par nature ou par essence, mais par la participation de sa
bonté. J'en dis autant de l'homme : Otez le péché, le Seigneur vient aussitôt
s'unir à l'âme, il l'inonde de tant de grâces, il la presse et la sollicitude
par des inspirations si suaves, si amoureuses, qu'il semble forcer son libre
arbitre, tant il est difficile de résister à ses attraits si puissants et si
délicieux! Plus l'homme s'approchera de Dieu, plus il éprouvera la vérité de ces
paroles."
IX. – Des trois degrés de la voie de l'amour. "Jésus
disait un jour notre sainte, voyant l'homme si contraire à Dieu en son intérieur
et en son extérieur, voudrait pouvoir enchaîner son activité et anéantir toutes
ses opérations. Mais cela ne se peut; car la créature ne saurait être à la fois
morte et vive. Que l'homme donc, s'il ne veut pas être ingrat, corresponde
librement à l'immense amour de Dieu et suive la droite voie qui mène à l'union
divine.
Il y a dans cette voie trois degrés, trois états de
purgation." Le premier état dépouille l'âme de tous ses vêtements, au -dedans et
au dehors, c'est-à-dire il lui enlève les empêchements à l'action du pur amour.
" Dans le second état, l'âme demeure en paix et jouit continuellement de Dieu,
au moyen des lectures, des méditations et des contemplations; elle apprend
beaucoup de secrets, elle savoure avec délices cette nourriture qui la fait se
perdre peu à peu en Dieu. Le Seigneur, ne trouvant plus en elle aucun
empêchement intérieur ou extérieur, lui accorde, en grande abondance, des grâces
particulières." Dans le premier état, l'homme se rapprochait de Dieu par la
violence qu'il se faisait pour s'affranchir de tous les empêchements; dans le
second, il en jouit avec beaucoup de consolations spirituelles.
"Ces consolations font sortir l'âme d'elle-même; elle passe
alors au troisième état ou degré, lequel est plus élevé que les deux autres.
Elle ne sait plus où elle en est; elle possède un grand contentement et une paix
profonde; mais elle demeure dans une sorte de confusion intérieur, parce qu'elle
ne participe plus avec Dieu au moyen des sentiments, comme auparavant. C'est
Dieu qui opère en elle d'une façon supérieure à notre intelligence; l'âme
elle-même demeure l'action divine. " Et quand Dieu trouve une âme qui ne se meut
point, c'est-à-dire qui ne veut pas se mouvoir en elle-même, il agit à sa
manière, il fait en elle de grandes choses, car il sait qu'elle n'en abusera
jamais, parce qu'elle a renoncé sans retour à tout ce qu'elle avait de science,
de vues particulières et de puissance d'action. " Le Seigneur ôte à cette âme la
clé de ses trésors; il la lui avait donnée afin qu'elle en jouit, et il lui
donne maintenant le soin et l'occupation de sa présence qui l'absorbe
entièrement. De cette présence sortent ensuite des rayons embrasés de l'amour
divin; mais tellement pénétrants, tellement forts et véhéments, qu'il semble
qu'ils devraient anéantir non seulement le corps, mais encore l'âme elle-même si
la chose était possible."
X. – Dieu est la source de toute bonté et il y fait
participer ses créatures. " J'ai eu, dit un jour Catherine, une vue
,
qui m'a causé une immense satisfaction. La source vive de toute bonté m'a été
montrée en Dieu; je la vis d'abord en lui seul, et sans qu'aucune créature y
participât. Puis j'assistai à la création de cette belle et glorieuse compagnie
des anges, que le Seigneur fit afin qu'elle jouit de sa gloire ineffable ; il ne
demanda aux anges, en retour de ses bienfaits, que de reconnaître qu'ils sont
les créatures de sa bonté, et qu'ils tiennent leur être de lui seul, sans lequel
toutes choses se réduisent à un pur néant. " J'en dis autant de l'âme humaine;
elle aussi a été créée immortelle et destinée à la même béatitude. " Et
lorsqu'une partie des anges tombèrent dans le péché par orgueil et par
désobéissance, Dieu leur ôta la participation de sa bonté, qu'il leur avait
gratuitement donnée, et ils devinrent horribles et monstrueux à un point qui
surpasse toute imagination. " Pour ce qui est de l'homme, tant qu'il est dans
cette vie, le Seigneur le supporte et le fait largement à sa miséricorde, bien
que pêcheur. Il permet que nous soyons dans la peine et l'affliction, ou dans
la joie et la consolation, suivant qu'il voit que cela nous est utile et
profitable. " Mais, si au sortir de cette vie nous étions trouvés en péché
mortel (ce dont le ciel nous préserve), alors Dieu retirerait de nous cette
miséricorde et nous livrerait à nous-mêmes; non pas entièrement cependant, car
il veut qu'en tous lieux on retrouve, à côté de sa justice, un reflet de sa
bonté et, s'il existait une créature qui en fût entièrement exclue, elle serait
presque aussi perverse que Dieu est parfait. " Je dis ceci, parce que le
Seigneur a voulu que je susse ce qu'est l'homme sans Dieu, c'est-à-dire l'homme
plongé dans le péché mortel. L'âme est alors bien plus abominable qu'on ne peut
se le figurer."
D'après cela l'on ne saurait s'étonner lorsque je dis qu'il
me faut vivre comme sans moi-même, c'est-à-dire sans mouvement propre de la
volonté, de l'entendement et de la mémoire. Quelque chose que je fasse, je ne
sais ni ne sens en mon intérieur que cela vienne de moi, et je vois cette chose
plus éloignée du fond de mon coeur que le ciel ne l'est de la terre. Si quelque
objet ou quelque occupation pouvait entrer en moi et me plaire, j'en éprouverais
une intolérable angoisse; ce serait reculer vers ce qui m'a été montré comme
devant être consumé et détruit. " Il faut que toutes les inclinaisons naturelles
du corps et de l'âme disparaissent, et qu'il ne reste aucun vestige de ce qu'il
y a de propre en nous; cela est nécessaire, vu la terrible malignité de notre
être.
Si Dieu la consumait lui-même, nous ne nous déchargerions
jamais de ce poids infernal... Mais il nous aide avec une constance, une
sollicitude et un amour infinis...Il ne cesse jamais de heurter au coeur de
l'homme pour y entrer et le sanctifier, il vient à nous sans acception de
personnes..., il nous appelle et nous attire tous, les bons comme les
méchants..." Telles sont les principales instructions données par sainte
Catherine pendant ses extases, et dont ses fils spirituels nous ont conservé le
souvenir.
Catherine avait atteint l'âge de 53 ans. Son corps était
tellement usé par la fréquence des extases et par le feu intérieur de l'amour
divin, que les dix dernières années de son existence ne furent plus qu'un long
et continuel martyre. Réduite à une maigreur excessive, elle inspirait de la
pitié à tous ceux qui la voyaient; on ne comprenait pas qu'elle pût vivre avec
de si grandes souffrances; mais ce qui étonnait plus encore, c'était la sérénité
parfaite avec laquelle elle les supportait, l'expression calme et séraphique de
son visage, et la céleste limpidité de son regard au milieu de ces intolérables
douleurs.
Comme on ne comprenait pas que son mal était surnaturel, on
essaya de la traiter comme si elle eût une maladie ordinaire; on lui appliqua
des ventouses pour la faire respirer librement, et lui rendre l'usage de la
parole qu'elle perdait fréquemment. On lui donna aussi, mais inutilement,
différents remèdes, afin de la délivrer de ses oppressions. Enfin on la laissa
tranquille pendant quelques années. Elle assurait elle-même qu'il lui semblait
qu'elle fût dans un moulin qui lui triturait l'âme et le corps. Catherine était
de plus en plus aliénée des choses d'ici-bas. " Il y avait, dit son confesseur,
un mur si fort en son intérieur, que toutes les délectations de la terre
n'auraient pu en enlever la moindre pierre. " C'était une créature vivant dans
la chair sans chair; elle demeurait au monde et ne le connaissait pas; elle se
trouvait au milieu des hommes sans savoir qui ils étaient, et sans les
comprendre lorsqu'ils causaient avec affection et plaisir... Elle était même
hors d'état de penser à ce qui pouvait lui advenir au ciel ou dans la vie
présente. " Sa partie extérieure se mouvait encore; mais c'était un mouvement
faible et languissant; elle ne marchait qu'à petits pas; elle ne dormait plus;
elle se tenait assisse sans avoir la faculté de s'aider d'aucune chose créée;
car elle avait le coeur si clos et si serré en Dieu qu'on eût dit que tout son
être était fondu et liquéfié dans l'être divin... Qui l'eût vue en si grand
dépouillement, et dans un si douloureux supplice, eût versé des larmes
d'attendrissement et de compassion... Et moi-même, qui ai connu cela, je pleure
toutes les fois que je m'en souviens." Elle disait elle-même, pour faire
connaître son état : " Je me trouve chaque jour plus resserrée; je suis
semblable à un individu qui aurait été confiné dans une ville enceinte de
murailles, puis dans une maison accompagnée d'un beau jardin, puis dans une
maison sans jardin, ensuite successivement dans une salle, dans une chambre,
dans un cabinet, dans un réduit obscur et dans une prison sans lumière. Puis on
lui met des menottes, des fers aux pieds, on lui bande les yeux, et personne ne
lui parle plus; enfin tout espoir de changement jusqu'à la mort lui est ôté.
Mais une consolation reste à cet homme, il sait que Dieu fait et veut tout cela
par amour et par miséricorde, et cette vue lui donne un grand contentement. Le
contentement, à la vérité, ne diminue ni la peine ni l'assaut intérieur; mais
quelles que soient les souffrances qui lui sont infligées, il "ne voudrait pas
sortir pour cela de l'ordonnance et de la disposition divines, car il les
reconnaît justes et accompagnées de très grande miséricordes." Les
administrateurs du grand hôpital, pleins de respect et de compassion en voyant
les souffrances de Catherine, ne voulurent plus qu'elle se livrât à ses
occupations ordinaires, de peur qu'elles ne lui causassent la mort. Mais ils ne
tardèrent pas à comprendre que son corps souffrait plus encore du repos que du
travail; toutes les fois qu'elle pouvait ne s'occuper que de Dieu seul, ses
extases devenaient plus fréquentes, et les assauts de l'amour si violents et si
impétueux, qu'il y avait de quoi la faire expirer.
Il fallut donc l'engager à reprendre ses travaux habituels;
Catherine, qui n'avait plus de volonté, passa, avec une égale indifférence, de
l'action à l'inactivité et de l'inactivité à l'action.
Catherine continua à s'affaiblir de jour en jour; parfois
elle paraissait se porter un peu mieux; mais, l'instant d'après, elle semblait
prête à rendre le dernier soupir; elle ne mangeait plus; cependant elle
communiait tous les matins, à moins que son état physique ne l'en empêchât
absolument. Les jours où elle ne pouvait recevoir le pain de vie, ses
souffrances devenaient presque intolérables; elle endurait alors à un degré
excessif les angoisses de la faim. L'esprit divin qui agissait en elle resta
seul son maître; elle subissait son terrible martyre, sans conserver d'autre
sentiment qu'une sainte émotion et un complet acquiescement à la volonté du
Seigneur. Beaucoup de gens venaient de fort loin pour la contempler, lui parler
et se recommander à ses prières, et tous reconnaissaient en elle une créature
plutôt céleste qu'humaine. Le paradis se reflétait dans son âme, et son corps
était dans les tourments du purgatoire. Par une double opération surnaturelle,
cette âme purifiée se trouvait dans l'union la plus intime avec Dieu, tandis que
la partie physique était livrée aux flammes. Catherine apprenait ainsi à
connaître par son expérience propre les conditions dans lesquelles sont les âmes
du purgatoire. C'est pourquoi elle a pu en parler en termes si précis, dans
l'écrit qu'elle nous a laissé. Elle devenait elle-même parfaitement pure et
nette, en passant par le purgatoire du feu de l'amour divin. " Il semblait, en
vérité, dit le P. Marabotto, que Dieu voulût qu'elle servit de miroir et
d'exemple pour faire connaître aux hommes les peines du lieu de la purification;
elle était comme placée sur un mur élevé entre les deux existences, afin de nous
instruire et de nous avertir. Il y avait en elle un feu suffisant pour causer
mille fois la mort, et cependant elle ne mourait point, parce que l'amour
immortel voulait que les choses se passassent ainsi. On sentait et on voyait,
ajoute le confesseur de la sainte, les signes extérieurs de son embrasement
inférieur, son coeur ardait ainsi que fait une fournaise. Ces flammes étaient si
excessives, que Catherine, essayant de se mettre sur le bras un charbon allumé
voyait brûler ses chairs, mais sans en avoir le sentiment; la puissance extrême
du feu intérieur de ressentir la douleur causée par le feu matériel. Cependant
le feu invisible, quoiqu'il ait moins de vertu, consume et détruit son sujet; le
feu amoureux, au contraire, le nourrit et le conserve tant qu'il lui plaît." L e
Seigneur soutenait et fortifiait Catherine au milieu de ses atroces douleurs; il
l'occupait de son opération intérieure, et lui envoyait quelques visions
d'anges, si simples et si belles, qu'elle en était toute vivifiée. Les secours
humains lui ayant été ôtés, il fallait bien qu'il lui en vînt du ciel pour
qu'elle pût continuer à vivre. Cependant la sainte devrait subir de plus grands
martyres encore.
Dieu voulut orner de plus en plus cette âme d'élite; afin,
dit le biographe anonyme, d'offrir à notre admiration le double spectacle de ce
qu'il fit par elle et de ce qu'elle souffrit pour lui. Environ un an avant sa
mort, le Seigneur lui donna la connaissance des souffrances épouvantables qui
lui étaient encore réservées. Lorsque l'humanité de Catherine eut cette vue,
elle fut prise d'une angoisse telle, qu'elle se tordit comme un serpent ; elle
n'eut pas la force d'articuler un mot. L'âme et l'esprit, au contraire,
acquiescèrent joyeusement et amoureusement aux dispositions de Dieu.
L'embrasement intérieur devint si excessif, que la sainte ne peut plus le
supporter; il lui semblait que son corps allait être réduit en cendres. Alors
elle eut une vision de la femme samaritaine au moment où celle-ci se trouve
auprès du puits avec Notre-Seigneur. Catherine se tournant vers le Sauveur des
hommes, lui dit avec l'accent de la humble confiance : " O mon Jésus, je vous
prie de me donner une seule gouttelette de l'eau que vous avez donnée à la
Samaritaine, car je ne saurais endurer davantage ce grand feu qui me brûle au
dedans et au dehors." Au même instant, elle reçut une goutte de l'eau divine, et
elle en fut merveilleusement rafraîchie. Mais le repos qu'elle éprouva ne fut
pas de longue durée. Les flammes de l'amour recommencèrent à lui transpercer le
coeur et à travailler le corps de telle sorte, que souvent elle demeurait sans
aucun symptôme de vie. La sainte rendit compte elle-même à son confesseur de ce
qu'elle éprouvait pendant cette nouvelle lutte : " Je me sentais, dit-elle,
comme suspendue en l'air; la partie spirituelle désirait s'attacher au ciel et y
tirer également l'âme; l'humanité, au contraire, voulait s'accrocher à la terre
par quelque endroit : il me semblait qu'il y avait combat entre les deux, mais
que ni l'une ni l'autre ne parvenait à prendre pied. La bataille fut longue;
enfin, la partie qui tendait vers le ciel l'emporta, elle enleva son adversaire,
et je m'éloignai d'heure en heure de la terre. D'abord l'humanité trouva étrange
d'être entraînée de la sorte, et la violence qu'on lui faisait lui déplaisait
fort; mais, lorsqu'elle fut trop loin de ce bas monde pour l'apercevoir
davantage, c'est-à-dire lorsqu'il lui fallut renoncer à tout espoir de retourner
aux objets de ses désirs, elle perdit elle-même ses instincts naturels, et elle
goûta ce que goûtait la partie spirituelle.
Elles finirent ainsi par se contenter toutes deux d'une même
nourriture ; à la vérité, la partie humaine se souvenait parfois encore de la
terre ; mais elle en était trop éloignée pour pouvoir s'arrêter longtemps à ces
souvenirs; ses mauvais penchants disparaissaient, et elle devenait de plus en
plus ferme, constante et joyeuse dans sa nouvelle position.
"Quant à la partie spirituelle, plus elle se purifiait, plus
aussi elle montait; l'âme, sortie parfaitement nette des mains de Dieu, était
instinctivement poussée à retourner vers lui dans le même état. Liée à un corps
contraire à sa nature, elle désirait en être séparée, avec une vivacité égale à
celle qu'éprouvent les âmes détenues en purgatoire d'aller
en paradis. Dieu, dit encore Catherine, Dieu, par sa grâce fait à quelques âmes
un purgatoire de leurs corps, dès cette vie : et plus il tire ces âmes à lui,
plus elles aspirent à s'unir avec le bien suprême et à quitter leur dépouille
mortelle, qui les empêche de parvenir à leur but. Mais, d'une autre part, le
corps qui sert de demeure à une telle âme est aussi dans un vrai purgatoire;
parce que l'âme à laquelle il est lié voudrait vivre sans lui, le trouve
insupportable, contrarie ses appétits naturels et ne correspond plus à ses
sentiments. Toutefois il y a une incommensurable différence entre la prison de
l'âme et celle du corps; car chacun doit comprendre qui souffre le plus, de deux
prisonniers, dont l'un a toujours été serf et l'autre constamment seigneur.
D'ailleurs l'instinct de l'âme vers Dieu est tel, qu'on ne saurait rien imaginer
de plus impétueux et de plus véhément." Catherine subit un nouvel assaut, le 10
janvier 1510, année de sa mort. Elle se sentait poussée à se dépouiller de son
confesseur et à se priver ainsi de toute aide et assistance pour l'âme et pour
le corps; car le Père Marabotto, connaissant seul la voie par laquelle Dieu la
conduisait, lui donnait seul du support par ses paroles et ses actes. Elle
s'enferma dans une chambre privée de tout secours de la part des créatures, afin
que l'anéantissement de la partie humaine fût complet. Elle resta longtemps
dans le lieu où elle s'était retirée, sans ouvrir à personne; mais ayant été
obligée d'en sortir, son père spirituel profita du moment pour y entrer
secrètement et s'y cacher. La sainte revint et s'enferma de nouveau, sans
prendre garde à son confesseur, qui l'entendit alors dire à Notre-Seigneur,
d'une voix brisée par la douleur : " Mon Jésus, que voulez-vous que je fasse
encore en ce monde ? Je ne vois plus, je n'entends plus, je ne mange plus, je ne
dors plus, je ne sais que faire ni que dire; tous mes sentiments intérieurs et
extérieurs sont détruits, je n'ai plus rien de ce qu'ont les autres "créatures,
je suis entièrement perdue en vous. Chacun ici-bas trouve à s'occuper, à penser,
à dire ou faire quelque chose ; chacun prend plaisir et se délecte en un objet
quelconque; moi,, au contraire, je suis comme morte, et cependant je me vois
tenue par force en cette vie; personne ne comprend ce que vous opérez en moi, je
suis seule pauvre, délaissée de tous, dans le dénuement le plus complet... je ne
sais pas ce qu'est ce monde, je ne peux donc plus vivre en terre, avec les
créatures." Catherine prononçait ces mots avec une angoisse croissante, et ses
accents étaient si douloureux, que le Père Marabotto, poussé par la plus vive
compassion, se montra à elle et lui parla. Dieu donna de l'efficace à ses
paroles. Elle en fut réconfortée et se trouva bien pour quelques jours. Mais ce
répit ne dura guère. La sainte voyait son propre esprit dépouillé de toute chose
créée et de lui-même, nu et pur comme lorsque Dieu lui donna l'être, et tel
qu'il faut qu'il soit pour s'unir au Seigneur; elle entendait cet esprit qui
disait à son humanité :
"Il te serait plus doux d'être dans une fournaise ardente que
de subir le dépouillement parfait auquel je veux faire arriver mon âme." Le
corps restait livré aux angoisses les plus terribles. Souvent Catherine perdait
pendant plusieurs heures l'usage de la vue et de la parole, et elle éprouvait
les tourments des martyres dont l'Eglise célébrait la fête en ce jour-là.
Plusieurs fois elle sentit des tenailles ardentes qui lui arrachaient le coeur
et ses entrailles. Mais une épreuve encore plus terrible lui était réservée :
Dieu lui-même sembla la délaisser, et elle resta absolument privée de toute
correspondance, sans support apparent ni consolation. Alors les assistants
l'entendirent qui disait d'une voix faible et dolente : " Depuis trente-cinq ans
je ne vous ai rien demandé pour moi; maintenant je vous prie, autant que je le
puis, qu'il vous plaise de ne point me séparer de vous, car vous savez, ô Jésus,
que jamais mon esprit n'a été sans union avec vous; toute chose m'est facile à
supporter, excepté cette séparation ; elle est contraire à l'âme." Dieu l'exauça
et elle eut quelques jours de calme, le Seigneur la laissant reposer afin
qu'elle pût vivre et qu'il pût lui-même accomplir l'œuvre qu'il avait résolu de
faire en elle. Puis les assauts et les martyres recommencèrent. Les personnes
présentes demandaient miséricorde au Ciel.
Quant à Catherine, son âme demeurait calme, tranquille, dans
la paix et la joie intérieures, au milieu de maux et d'angoisses qu'aucun corps
n'avait supportés et qu'aucune langue ne saurait exprimer. L'humanité,
tourmentée de la façon la plus intolérable, jetait des cris perçants ; l'esprit
était satisfait, ne lui donnait aucun secours, et ne répondait pas à ses
plaintes. Loin de là, Catherine disait à ceux qui l'entouraient de ne pas
s'attrister pour elle, parce qu'elle était fort contente, mais de s'efforcer, le
plus qu'ils pourraient, de bien faire, la voie de Dieu étant très étroite. Un
médecin qui visitait parfois notre sainte, la voyant en telles extrémités et
espérant la soulager, lui ordonna de prendre une médecine. Elle obéit, pour
avoir l'occasion d'agir contrairement à sa volonté propre; mais, ainsi qu'elle
l'avait prévu, il en résultat une série d'accidents terribles qui la mirent
pendant huit jours à deux doigts de la mort, et lui causèrent des spasmes si
épouvantables, que ses amis émus de pitié, attendaient avec impatience le moment
où elle rendrait le dernier soupir. Tandis qu'elle souffrait ainsi, des anges
venaient de temps en temps l'encourager. On la voyait leur sourire, mais elle ne
parlait pas; plus tard, elle raconta que ces esprits bienheureux la consolaient
dans ses douleurs, et lui montraient joyeusement son prochain triomphe. Elle vit
aussi des démons, mais sans en avoir peur; étant parfaitement unie avec Dieu et
confirmée en charité, elle était inaccessible à la crainte. Cependant
l'inutilité des remèdes et des soins des familiers de Catherine, n'avaient pas
suffi pour faire comprendre à ces deniers que les souffrances de la sainte
étaient en dehors de la sphère de la science. Voyant que le dépérissement
augmentait, et qu'on ne parvenait pas à procurer le moindre soulagement à la
malade, ils réunirent plusieurs docteurs célèbres, pour conférer ensemble et
pour aviser aux moyens de la secourir. Les médecins s'assemblèrent à deux
reprises, et soumirent Catherine à tous les examens imaginables; mais ils ne
découvrirent aucun indice de maladie ordinaire, et déclarèrent à l'unanimité que
l'infirmité avait un principe divin, et que Dieu seul était capable de la
guérir. En effet, le mal était évidemment d'un ordre plus élevé. Rien ne
fortifiait Catherine que la très sainte Eucharistie ; quelque faible qu'elle
fût, elle avalait sans peine l'hostie consacrée et, après l'avoir reçue, elle
était en extase, et retrouvait la faculté de parler. Ceux qui venaient la voir
fondaient en larmes, et s'éloignaient pleins d'admiration et d'une sorte de
sainte stupeur. Au milieu des souffrances les plus atroces, son âme semblait
participer aux joies du paradis. Elle ne refusait pas de continuer à vivre sur
la terre pour l'amour de Notre-Seigneur crucifié, et elle ne se laissait plus
dominer par le désir de s'envoler d'ici-bas et d'aller se réunir au ciel à
l'objet de son pur amour. Sur ces entrefaites, Jean-Baptiste Boerio, génois
d'origine, médecin très célèbre, qui avait été attaché pendant longtemps à la
personne du roi d'Angleterre, revint dans sa ville natale. On lui parla de
Catherine Adorna et de sa maladie déclarée incurable par les moyens humains. Il
considéra tout cela comme une imposture. Plein de cette idée, il se rendit chez
la sainte et lui dit : " Madame, je suis bien surpris que vous, qui êtes en si
grand renom de vertu dans cette ville, ne craigniez pas de scandaliser les gens
raisonnables, en affirmant que votre état n'est pas naturel, et que par
conséquent vous n'avez que faire des remèdes de la médecine. Cette conduite est
une sorte d'hypocrisie." " Je suis très affligée, répondit humblement Catherine,
d'apprendre que je sois pour quelqu'un un sujet de scandale. Si l'on pouvait
trouver un remède à mon mal, je serais prête à l'employer, et si vous avez
l'espérance de me guérir, je vous promets de me conformer à vos ordonnances." "
Puisque vous consentez à être guérie, répliqua Boerio, j'espère indiquer le
remède qui vous rendra la santé." Puis, après avoir bien examiné Catherine, il
alla préparer les médicaments qui lui parurent les plus convenables; elle les
accepta et les prit en femme obéissante. Mais le médecin eut beau la suivre, la
surveiller et multiplier ses ordonnances, l'état de la malade resta
invariablement le même. Enfin, après vingt jours de tentatives inutiles,
Catherine lui dit : " Vous avez vu, monsieur, que j'ai pris vos remèdes avec
toute la ponctualité possible, sans en être soulagée le moins du monde. J'ai
voulu vous obéir pour vous ôter, à vous et à d'autres, tout prétexte de
scandale; mais maintenant il est temps d'oublier le corps pour ne plus s'occuper
que du soin de l'âme." Dieu permit cette aventure, dit le témoin oculaire, pour
confondre la trop grande confiance du médecin, et pour obliger chacun à
reconnaître le principe surnaturel des souffrances de Catherine. Boerio, guéri
de ses soupçons, continua à visiter la sainte, et lui donna, à partir de ce
temps, le titre de mère. Quant à l'humanité de Catherine, elle avait eu un
mouvement de joie dans l'espoir d'être guérie lors de la première visite du
docteur. Mais, dès la nuit suivante, et après avoir pris les remèdes, elle
s'était sentie saisie de douleurs plus véhémentes que celles du purgatoire ; et
l'esprit, loin d'y compatir, lui avait dit : "Tu souffres ainsi, pour
t'être réjouie sans motif."
Catherine approchait du terme de son pèlerinage. Les
dernières semaines de cette merveilleuse existence furent marquées par une
augmentation de souffrances et par d'admirables visions. Durant les jours que l'Eglise
a consacrés aux martyrs, Dieu continuait à faire éprouver à sa fidèle servante
les différents tourments qui avaient été infligés à ces héros de la foi et de
l'amour divin. Pendant la nuit de la fête de saint Laurent, en particulier, il
lui sembla constamment être étendue sur un gril au-dessus des charbons ardents;
l'esprit acceptait; mais le corps jetait de grands cris et s'agitait en tous
sens, sans trouver de repos ni de soulagement. Le jour suivant fut un jour de
calme; après la peine, Dieu accordait à Catherine la douceur de ses
consolations ; il attira à soi l'esprit de la sainte. On la vit immobile, les
yeux fixés vers le ciel, ne parlant point, le visage épanoui avec un doux et
gracieux sourire. Elle demeura ainsi pendant une heure environ et, lorsque après
être rentrée dans son état naturel, on lui demanda ce qu'elle avait vu, elle
répondit : Que Notre-Seigneur lui avait fait entrevoir le bonheur des élus, et
qu'elle avait éprouvé un contentement inexprimable.
Le 14 août, veille de l'Assomption de Notre-Dame, Catherine
fut beaucoup plus mal que de coutume. On crut qu'elle allait passer, et on lui
administra le sacrement de l'Extrême-Onction. Le lendemain, elle eut du repos.
Des anges virent en foule s'entretenir avec la sainte des joies du paradis. Le
plaisir qu'elle en éprouva fut si grand, qu'elle ne put le contenir en
elle-même. Elle laissa éclater au dehors des signes d'une allégresse
extraordinaire. " Elle riait d'une façon si douce et si suave, que tout son être
semblait plongé dans la joie". L'impression qu'avait ressentie Catherine dura
sept jours entiers sans aucune interruption, de sorte que ses enfants spirituels
crurent que le danger de la perdre était passé, et qu'elle entrait en voie de
guérison. Mais, les sept jours écoulés, chacun comprit que l'espérance avait été
illusoire, et que le terme fatal n'était plus éloigné. Catherine fut prise de
convulsions telles, qu'elle demeura comme morte pendant seize heures, ne parlant
plus et ne pouvant reprendre haleine. Ceux qui l'entouraient essayaient en vain
de la faire revenir; l'opération étant divine, il fallait qu'elle eût son cours
sans assistance humaine. Les douleurs augmentaient la veille de la
Saint-Barthélemy, du 23 au 24 août. Dieu permit aussi que la sainte fût éprouvée
alors par une horrible vision du démon, qui la mit dans un état impossible à
décrire; non qu'elle eût aucune peur de l'ennemi du salut; mais la répugnance
insurmontable que son âme, embrasée de l'amour divin, éprouvait pour cette
hideuse créature, dépouillée de tout bien, lui rendait sa présence intolérable.
Ne pouvant supporter cette odieuse vue et étant incapable de parler, elle se
signa sur le coeur et fit comprendre aux assistants qu'ils devaient en faire
autant ; puis elle indiqua qu'on eût recours à des aspersions d'eau bénite : au
bout d'une demi-heure, le malin esprit disparut; Catherine recouvra sa
tranquillité, et put raconter ce qu'elle avait vu. La sainte resta en paix
pendant quelques heures ; puis recommencèrent les alternatives de tourments et
d'impressions célestes. Elle était tour à tour languissante et animée d'une
vigueur nouvelle, calme et agitée, triste et joyeuse; tantôt elle semblait au
moment d'expirer, tantôt elle paraissait revenir à la vie. Le 25 août, elle eut
un long évanouissement; on crut qu'elle se mourait; mais tout à coup elle reprit
ses sens, demanda qu'on ouvrit les fenêtres, afin qu'elle pût contempler le
ciel, et entonna le Veni, Creator Spiritus. Les voix des assistants se
joignirent à la sienne, et Catherine termina l'hymne. Puis elle resta pendant
une heure et demie, les yeux élevés, silencieuse, et le visage rayonnant. Elle
dit, à plusieurs reprises : Allons nous-en! Plus de terre, plus de terre!
Lorsqu'elle revint à elle, on lui demanda ce qu'elle avait vu : " Je ne puis le
dire, répondit-elle, c'étaient des choses délicieuses mais entièrement
ineffables". Le 26, elle eut une vision qu'elle fit connaître à son confesseur;
Dieu lui montra sa propre âme parfaitement dépouillée de toute affection
charnelle et spirituelle, et ceux qui entouraient la sainte purent se convaincre
que tel était en effet l'état de cette âme prédestinée. Elle ne voulut plus
garder auprès d'elle que les personnes qui lui étaient indispensables, et elle
ne leur parla que quand il le fallait absolument.
Lorsqu'elle demandait quelque service à ses meilleurs amis,
elle leur disait simplement : " Faites ceci pour l'amour de Dieu ". Elle leur
témoignait d'ailleurs une indifférence à laquelle ils n'étaient point
accoutumés, et qui ne leur laissa pour elle que les sentiments du plus profond
respect. "
On ne saurait faire comprendre, dit le biographe anonyme, les
progrès surprenants de l'amour divin dans ce corps exténué et dans cette âme
purifiée, car l'esprit humain est incapable de pénétré les secrets de Dieu.
L'embrasement du corps était tel, que parfois on en voyait
sortir des flammes; l'eau dans laquelle on lui plongeait les mains pour les
rafraîchir devenait bouillante; le vase de métal employé à cet usage semblait
avoir séjourné sur le feu. On ne pouvait toucher sa personne, son lit même, sans
lui causer des douleurs aussi violentes que si on l'eût gravement blessée.
Pendant la journée du 2 septembre et durant la nuit suivante, Catherine fut
faiblesse excessive. On essaya en vain de la restaurer quelque peu; elle ne
parvint pas à prendre même une goutte d'eau. Mais quand son heure de communier
fut venue, elle fit signe qu'on appelât son confesseur. Celui-ci, craignant
qu'elle ne pût avaler l'hostie consacrée, lui dit : Comment ferez-vous pour la
consommer ? Elle lui fit signe qu'il n'y avait rien à craindre, et la reçut. Sa
face alors devint vermeille comme celle d'un séraphin. La puissance du
Saint-Sacrement lui rendit la parole, et son père spirituel lui ayant demandé
comment elle avait pu communier, elle répondit :
Qu'à l'instant où elle avait eu son Dieu dans la bouche, elle
l'avait senti au coeur. Ces merveilles ne furent pas les seules qui précédèrent
le trépas de Catherine. Elle avait prédit à Argentine qu'avant de mourir elle
subirait les tourments de la Passion du Sauveur. Cette prophétie se réalisa le 3
septembre. Pendant une crise, la plus violente qu'elle eût jamais eue, on la vit
tout à coup étendre les bras en forme de croix, en donnant les signes de la plus
excessive douleur. Les assistants comprirent que Notre-Seigneur Jésus la faisait
participer à son crucifiement. Les stigmates ne parurent pas au dehors; mais
l'impression, pour être spirituelle et intérieure, n'en fut pas moins réelle
quant aux souffrances inexprimables qui l'accompagnèrent. Saint Paul déclare
qu'il portait en son corps les stigmates du Sauveur; et cependant personne ne
les voyait. Dieu accorda la même faveur à son humble servante. Au moment où les
douleurs commencèrent, Catherine prononça distinctement les paroles suivantes :
" Qu'elle soit la bienvenue cette passion, comme aussi toute autre qui pourra
m'arriver par l'aimable volonté de mon Dieu. Voilà trente-six ans que vous
m'avez éclairée, ô mon doux amour, et depuis lors, j'ai toujours désiré souffrir
intérieurement et extérieurement. Et, comme j'aspirais aux souffrances, vous me
les avez envoyées; ceux qui voyaient mes maux extérieurs les jugeaient fort
grands ; quant à moi, par une disposition de votre bonté, je n'y trouvais que
douceur et contentement, et il me semblait ne rien endurer.
Maintenant, je suis au plus fort de la douleur, et je me sens
déchirée de la tête aux pieds. Je ne crois pas qu'une créature humaine puisse
supporter ce supplice sans y succomber, car il y aurait de quoi consumer par sa
violence un corps de fer et de diamant. Mais vous ne voulez pas que je meure en
ce moment, et votre juste et sainte ordonnance me conserve la vie au milieu des
tourments les plus intolérables. Et voici une autre merveille : malgré toutes
ces souffrances, je me trouve en telle force et disposition, que je ne puis dire
que je souffre; je suis, au contraire, dans un contentement si grand et si
agréable, que je ne saurais l'exprimer." Pendant la nuit suivante, l'excessive
tension des bras de la sainte occasionna une dislocation, et Argentine, qui la
veillait, observa qu'ils s'allongèrent d'une demi-palme. Le 5 septembre, après
la communion, Catherine eut une vision; il lui sembla qu'elle était morte,
déposée dans un cercueil et entourée de religieux vêtus de noir. Elle s'en
réjouit beaucoup; mais, étant revenue à elle, elle s'en confessa immédiatement,
se reprochant d'avoir eu un mouvement de propriété. On essaya de lui faire
avaler un oeuf; elle le rejeta, et fut prise de convulsions. Le feu intérieur
croissait et la consumait de telle sorte qu'elle ne pouvait plus se remuer; elle
restait couchée immobile sur le côté droit. Le 6, elle sentit dans son corps la
plaie de côté du Sauveur. Elle lui causa, pendant dix heures consécutives,
d'indicibles douleurs, accompagnées d'étouffements et de spasmes. Pendant ces
dernières journées, Dieu lui avait ôté toutes les consolations, sauf celle
qu'elle trouvait dans la sainte communion; mais, le 7 septembre dans
l'après-midi, elle eut une extase accompagnée d'une joie excessive qui se
manifesta par un sourire continuel. Le Seigneur lui montra une grande échelle de
feu qui s'élevait de la terre au ciel, et l'invita à en monter les degrés. Cette
vision l'embrasa tellement, qu'elle s'imagina que le monde entier brûlait. Elle
fit ouvrir les fenêtres pour voir ce qui en était.
Catherine eut encore plusieurs visions consolantes pendant
les jours suivants; mais ses douleurs croissaient d'heure en heure. Les amis de
la sainte, pleins de compassion et poussés par le vague espoir que les hommes de
l'art trouveraient au moins le moyens de la soulager, réunirent à cet effet les
dix médecins les plus en renom à Gênes. Ces hommes habiles firent inutilement
tout ce que peut faire la science; celui qui va à une fontaine tarie s'en
retourne sans eau. Ils furent forcés d'avouer à leur tour que la maladie était
surnaturelle; que Catherine Adorna était saine quant à l'entendement, au pouls
et au parler, et que les accidents qui lui survenaient dépassaient la portée du
savoir humain. Le 12 septembre, la sainte eut un vomissement de sang, son corps
se couvrit de marques noires, et sa vue s'affaiblit au point qu'elle
reconnaissait difficilement ceux qui étaient auprès d'elle. Dans la nuit du 12
au 13, les veines ne purent plus opposer de résistance suffisante au sang, à
cause de son excessive chaleur ; elles se rompirent; le sang s'ouvrit une voie
et s'échappa à gros bouillons; on le reçut dans un bassin d'argent, dont la
partie inférieure fut aussitôt calcinée, de telle sorte qu'il en résulta des
taches ineffaçables. Alors enfin, Dieu avait accompli son dessein de faire de
Catherine un modèle parfait d'amour et de patience dans la souffrances. Son
corps, entièrement consumé, vide de sang et d'humeurs, reposait immobile sur son
lit. Dans la journée du 14 septembre, fête de l'Exaltation de la croix, elle
parut se ranimer, et, pendant plusieurs heures, elle ravit les assistants par
des discours brûlants d'amour et de charité. Puis elle demeura silencieuse,
livrée à la plus profonde contemplation. Un peu après minuit, on lui demanda si
elle communierait; connaissant sa fin prochaine, elle montra du doigt le ciel,
afin de faire comprendre qu'elle y était attendue, et que, dans un instant, elle
serait unie à l'objet de son amour, pour triompher éternellement avec lui. Alors
son visage prit une incomparable expression de sérénité. D'une voix pleine de
douceur, elle prononça les dernières paroles de Jésus-Christ : " Mon Père, je
remets mon esprit entre vos mains"; et elle rendit le dernier soupir. Ainsi
mourut, le 15 septembre 1510, à l'âge de soixante-trois ans, Catherine Fiesca
Adorna.
Argentine était présente au moment où Catherine rendit le
dernier soupir. Elle vit l'âme de sa mère spirituelle se séparer du corps sous
la forme d'un rayon de lumière, et s'élancer vers le ciel d'un vol rapide. Ravie
hors d'elle-même à cette vue, elle proféra d'abord des paroles tout imprégnées
du feu de l'amour divin; puis elle dit aux personnes qui l'entouraient : " Oh!
qu'elle est étroite la voie qu'il faut suivre pour arriver sans empêchement à la
céleste patrie !" Après avoir prononcé ces mots, elle eut une extase qui dura
jusqu'au matin et qui la fit beaucoup souffrir. Elle se voyait engagée elle-même
dans cette voie resserrée et difficile et ne savait pas de quel côté se
tourner ; en même temps, les tourments qu'endurent les âmes qui se séparent de
leurs corps sans être parfaitement purifiées, lui furent montrés, et ce
spectacle la remplit d'une terreur salutaire, que partagèrent ceux auxquels elle
fit part de sa vision. D'autres amis de Catherine eurent des avertissements
semblables; les biographes contemporains rapportent une foule de faits
merveilleux et constatés authentiquement. Nous nous bornerons à en citer
quelques-uns des plus frappants. Dieu avait permis que l'une des filles
spirituelles de la sainte fût possédée du démon
.
Elle eut d'affreuses convulsions à l'instant où Catherine quitta la terre; et le
malin esprit fut obligé d'avouer qu'il avait vu l'âme de la bienheureuse s'unir
à Dieu et que ce spectacle lui avait causé d'intolérables tourments. Une médecin
très attaché à la sainte fut réveillé subitement au même moment, et entendit
très distinctement une voix qui lui disait : " Adieu, je pars maintenant pour le
ciel." Il comprit que son amie venait de mourir; et il en fit part à sa femme.
Dans cette même nuit, Hector Vernaizza, étant en oraison, vit Catherine portée
en paradis sur une nuée lumineuse. "Et comme c'était un homme très avancé dans
les voies de l'esprit et tout dévoué à la bienheureuse, dit notre vieil
historien cette vue lui causa tant de joie et de consolation, qu'il en fut tout
hors de lui. Il se trouvait loin de Gênes ; mais il ne douta pas plus de la mort
et de la gloire de sa mère spirituelle que s'il en avait été témoin oculaire."
Une sainte religieuse, l'on croit que c'était Thomasa Fiesca, dont il a été
question précédemment, eut un songe merveilleux. Catherine lui apparut belle et
transfigurée, vêtue d'une robe blanche, les reins ceints; et son union avec Dieu
lui fut révélée. La religieuse se réveilla et dit à une de ses compagnes :
"L'âme de Catherine vient de monter au ciel." Dès que le jour parut, elle
s'informa de la chose et apprit avec grande joie qu'elle ne s'était pas trompée.
Une autre religieuse, qui se trouvait ravie en extase au moment où la
bienheureuse expirait, la vit si belle, si joyeuse, si pleine d'un contentement
ineffable, qu'elle se crut transportée elle-même en paradis. Catherine m'appela
par son nom, lui donna plusieurs avis, et l'engagea à supporter patiemment, pour
l'amour de Dieu, les peines de la vie présente. La nonne suivit fidèlement les
conseils de la sainte; la dévotion qu'elle avait eue de tout temps pour
Catherine augmenta sensiblement et le souvenir de sa vision, qui lui revenait
souvent la remplissait toujours de ferveur et de consolation.
Cattaneo Marabotto, confesseur de la bienheureuse, n'eut
aucune révélation relative à l'état dans lequel se trouvait l'âme de sa
pénitente, pendant la nuit du décès et la journée suivante. Le deuxième jour,
lorsqu'il célébrait la messe des Morts, il ne put jamais prier pour elle, mais
seulement pour les défunts en général. Le surlendemain, il dit la messe du
commun de plusieurs Martyrs, prescrite ce jour-là; et Dieu permit qu'en la
commençant Catherine ne lui revint nullement à la mémoire. Mais au moment où il
prononça les paroles de l'Introït : — Salus autem justorum a Domino : Le salut
des justes est l'ouvrage du Seigneur, le souvenir du long martyre de sa fille en
Jésus-Christ se représenta à son esprit avec une vivacité extraordinaire, et
involontairement il lui appliqua toutes les paroles de la messe. Lorsqu'il en
vint à lire ces mots de l'Epître : Justorum animoe in manu Dei sunt : Les âmes
des justes sont entre les mains de Dieu, il sentit son coeur pénétré de la plus
tendre dévotion et d'un sentiment de compassion extraordinaire : ses larmes
commencèrent à couler avec une telle abondance, qu'il put à peine continuer la
célébration du Saint-Sacrifice ; ses yeux obscurcis ne distinguaient plus les
caractères du missel, des sanglots lui coupaient la parole; mais, en même temps,
la certitude du bonheur de Catherine remplissait son coeur d'une joie et d'un
contentement inexprimables. Les assistants, qui étaient tous des amis et des
familiers de notre sainte, mêlèrent leurs pleurs à ceux du Père Marabotto et
achevèrent de le troubler; il parvint difficilement à finir la messe, et, se
retirant dans la sacristie il donna un libre cours à ses larmes pendant une
demi-heure encore, puis il recouvra peu à peu le calme et la tranquillité; mais,
à partir de ce moment, la pensée du martyre de Catherine ne lui causa plus
aucune affliction, quoique toujours présente à son coeur et à sa mémoire. Le
corps de la bienheureuse avait été déposé dans l'église du grand hôpital,
aussitôt après son décès. La nouvelle de sa mort s'étant répandue, on vit
accourir la foule des habitants de Gênes ; ecclésiastiques et laïques, jeunes et
vieux, nobles et plébéiens, hommes et femmes, chacun voulut vénérer les restes
de celle qui avait été la gloire et l'ornement de la ville, et qui avait
pratiqué, pendant trente-six années consécutives, les vertus le plus sublimes à
un degré héroïque. Tous les assistants donnaient des signes manifestes de la
douleur profonde que leur causait cette perte irréparable. Dès le premier jour
de l'exposition, une quantité de miracles s'opérèrent :beaucoup de malades et
d'estropiés retrouvèrent instantanément la santé et l'usage de leurs membres, en
allant prier auprès des reliques de Catherine. Les guérisons des maladies de
l'âme, bien autrement importantes que celles des maux du corps, furent également
nombreuses. Gênes fut témoin d'admirables conversions, surtout parmi les femmes
du rang le plus élevé. Couchée sur son lit de mort, Catherine paraissait
doucement endormie, et l'expression séraphique de ce visage calme et pur,
légèrement coloré, et que semblait animer encore un divin sourire, inspirait le
mépris des choses de la terre et l'amour de celles du ciel. A cette vue, les
assistants se sentaient pénétrés de componction ; beaucoup d'entre eux
renoncèrent, à partir de ce jour, aux plaisirs, aux honneurs et aux vanités du
siècle, pour marcher sur les traces de l'admirable, objet de si universels
regrets. La sainte, poussée sans doute par l'humilité et par le désir d'éviter
que des honneurs ne lui fussent rendus après sa mort, avait demandé, dans deux
testaments successifs,
à être ensevelie, hors de la ville, en des églises qu'elle indiquait. Mais les
directeurs de l'hospice, voulant conserver ses reliques, lui firent faire, deux
jours avant son décès un codicille par lequel elle autorisait Jacques Carentius
et Cattaneo Marabotto à désigner le lieu de sa sépulture. Ceux-ci arrêtèrent que
le corps serait déposé dans l'église du grand hôpital, que Catherine avait
administré et surveillé pendant si longtemps. La bienheureuse, ainsi que nous
l'avons rapporté en son lieu, avait dit que, si l'on ouvrait un jour ses restes
mortels, on trouverait son cœur consumé par l'amour, et réduit en cendres.
Cependant l'ouverture n'eut pas lieu; on n'osa soumettre à l'autopsie un corps
qui demeurait mou, flexible, et dont toute l'apparence présentait quelque chose
de surnaturel. On ne s'occupa plus qu'à lui rendre les derniers devoirs; il fut
déposé dans un cercueil de bois et enseveli dans une fosse creusée au pied de
l'un des murs de l'église. Au-dessous de ce mur courait un aqueduc dont
l'existence était ignorée. Cependant la foule continuait à se porter au tombeau
de Catherine; de nombreux miracles alimentaient et excitaient de plus en plus la
dévotion des fidèles. Les directeurs de l'hospice résolurent en conséquence de
placer en un lieu plus apparent les restes de celle que la voix publique
désignait déjà sous le titre de sainte, et que le pape Jules II qualifiait de
Bienheureuse. Aidés des aumônes des âmes pieuses, ils firent construire un
tombeau de marbre, orné de diverses peintures; quand il fut prêt, on ouvrit la
fosse qui renfermait le précieux dépôt. Dix-huit mois s'étaient écoulés depuis
la mort de Catherine ; lorsque le cercueil fut mis à découvert, on vit que
l'humanité du lieu l'avait complètement détérioré, il était rongé par les vers.
Les assistants commencèrent à avoir de vives inquiétudes sur l'intégrité du
corps. Ces inquiétudes augmentèrent quand, après avoir décloué le cercueil, on
trouva que les vers avaient pénétré dans son intérieur et que les vêtements
étaient entièrement pourris et tombaient en lambeaux. Mais les craintes ne
tardèrent pas à se dissiper pour faire place à des élans de joie et de
reconnaissance. Le corps était tel absolument que le jour où on l'avait
enseveli. On n'y remarquait aucune odeur, aucune altération produite par
l'humidité, les vers ne s'en étaient point approchés. Il était flexible, les
chairs ne présentaient pas de traces de corruption, et elles paraissaient encore
rouges et d'une couleur enflammée dans la région du coeur, comme au temps où
Catherine vivait."
Chacun comprit que cette conservation parfaite et
merveilleuse était l'oeuvre de Dieu." Une multitude innombrable de gens de
toutes conditions se portèrent à l'église de l'hôpital pour vénérer les restes
de la sainte. Il fallut laisser le corps exposé pendant huit jours afin de
satisfaire à la dévotion publique. Durant ce temps, la vaste nef ne désemplit
pas du matin au soir, et chaque heure, pour ainsi dire, était marquée par la
guérison subite de maladies reconnues incurables. L'église retentissait de cris
d'admiration, de sanglots, et chacun voulait emporter une relique de sainte
Catherine, un morceaux des étoffes qui couvraient son corps; quelqu'un réussit
enfin à s'emparer furtivement de l'un des ongles de la bienheureuse. Le corps
fut alors placé, pour plus de sûreté, dans une chapelle munie d'une forte
grille, et Dieu continua à multiplier les miracles en faveur de ceux qui
recouraient à l'intercession de sa servante. Les huit jours écoulés, on enferma
les restes de Catherine dans le nouveau tombeau de marbre érigé, tout auprès du
maître-autel, par les soins des protecteurs et directeurs du grand hôpital.
Quelques années après la mort de Catherine, le Père Cattaneo
Marabotto et Hector Vernazzia firent imprimer sa première biographie, son
admirable Traité du Purgatoire et ses Dialogues.
Ces livres ayant été traduits en plusieurs langues, la
doctrine de la bienheureuse et la réputation de son éminente sainteté se
répandirent dans le monde catholique, et Catherine devint l'objet de
l'admiration des plus grands docteurs et des plus savants prélats. Les étrangers
accouraient en grand nombre pour vénérer ses reliques, et souvent la foule
encombrait les abords du tombeau empêchait que le service divin ne se célébrât
au maître-autel avec la décence convenable. Cette considération décida les
protecteurs de l'hospice à transporter le sépulcre dans la partie basse de
l'église, où il demeura jusqu'en 1593. A cette époque, on jugea que les restes
de Catherine étaient trop humblement placés; car les miracles se multipliaient
et le concours des pèlerins augmentait. Un tombeau y transporta le saint corps,
on le trouva parfaitement conservé et sans aucune trace de corruption. Ce
tombeau était simplement en bois ; en 1642, il tombait de vétusté; on fit faire
une châsse dorée, et on y déposa la relique, qu'on retrouva dans sa miraculeuse
intégrité. Le 17 mai 1602, la sacrée congrégation des Rites permit que l'on
sortit le corps de la châsse, et qu'on le plaçât dans une arche d'argent munie
de cristaux, afin que tout le monde pût le voir. Enfin le pape Clément XI
ordonna, le 23 août 1708, que les vieux habits qui couvraient ce corps fussent
remplacés par des vêtements plus convenables. On lui obéit, et les restes de
Catherine furent dans leur reliquaire, où ils reposent encore aujourd'hui sans
trace de corruption. Mais, dès longtemps avant ces dernières translations, des
démarches avaient été faites pour la canonisation de Catherine. Nous avons dit
déjà que dix-huit mois après sa mort elle avait été béatifiée de vive voix par
le pape Jules II, son compatriote
.
Parpera nous apprend
qu'en 1630 l'archevêque de Gênes fit faire une première procédure dans laquelle
on fournit les preuves de tous les évènements qui ont été rapportés dans la vie
de la bienheureuse, de l'incorruption de son corps et de plusieurs miracles
récents. Cette procédure fut envoyée à la sacrée congrégation des Rites, la
cause y fut introduite en 1631. En 1636, Urbain VIII expédia une commission pour
informer sur les vertus et les miracles en général. A partir de ce temps, le
procès resta pendant jusqu'en 1670, on en ignore les motifs. La cause fut enfin
reprise par ordre du pape Clément X ; et, le 30 mars 1675, la congrégation
rendit un décret approuvant tout ce qui avait été fait précédemment; le
Souvenir-Pontife confirma cette décision le 6 avril suivant. La révision des
écrits de la sainte fut alors ordonnée; le consulteur chargé de l'examen en
rendit compte dans les termes suivants au cardinal Azzolini : "J'ai lu et
examiné, avec la plus grande attention, les deux traités de la vénérable
Catherine, l'un sur le purgatoire, l'autre intitulé : Dialogues entre l'âme et
le corps, et je déclare n'y avoir rien trouvé qui soit contraire à la sainte
doctrine et aux moeurs. A la vérité, on y rencontre çà et là des choses obscures
et qui choqueraient si on les entendait d'après le langage ordinaire ; mais on
en trouve de semblables dans les écrits de saint Augustin, de sainte Brigitte,
de sainte Thérèse et des autres contemplatifs divinement éclairés. Cela tient à
la profondeur d'une doctrine tout à fait séraphique et à l'ignorance du lecteur
ainsi qu'à son défaut d'expérience. J'ajoute qu'il n'y a rien dans ces écrits
qui puisse empêcher ou retarder la déclaration définitive de la sainteté de
Catherine. Je déclare enfin que la doctrine qu'ils renferment lui ayant été
évidemment dictée par l'Esprit-Saint, et atteignant au suprême degré de la vie
unitive et de l'amour héroïque, suffirait en l'absence d'autres preuves, pour
établir incontestablement sa sainteté." Innocent XI approuva les écrits de
Catherine, le 14 juin 1676.
Plusieurs prélats et docteurs illustres ont rendu d'éclatants
témoignages en faveur de ces mêmes écrits. Mrg Hardouin de Péréfixe, archevêque
de Paris, dans l'avertissement de son livre intitulé : De la piété des chrétiens
envers les morts, affirme que la doctrine de notre sainte sur le purgatoire est
en tous points conforme à celle de saint Bernard, et il ajoute : "Il est rare
que l'esprit de Dieu communique ses lumières avec autant d'abondance qu'il l'a
fait à cette âme si pure et si embrasée d'amour. Aussi sont traité du purgatoire
est un monument admirable de la sollicitude de Dieu dans le gouvernement de son
Eglise. Ayant prévu le déchaînement de l'hérésie de Luther et de Calvin contre
cette doctrine du purgatoire et des suffrages pour les morts, il choisit parmi
les mortels, cette femme douée d'une vertu et d'une sainteté extraordinaires,
pour défendre cette vérité de la foi, et instruire les Catholiques, et l'initia
pour cela à ce qu'elle a de plus sublime et de plus mystérieux. La méthode
qu'elle a suivie dans cet écrit est si digne de la majesté de Dieu et de la
grandeur de notre religion, que ceux qui liront ce traité ne pourront s'empêcher
d'admirer sa sainte Providence, qui se plaît à cacher ses secrets aux sages et
aux prudents du siècle, et les manifeste aux humbles et aux petits." Nous avons
parlé, dans nos indications préliminaires, de l'estime en laquelle les cardinaux
Bellarmin, Pierre de Bérulle, Frédéric Borromée et Jean Bona tenaient les œuvres
de sainte Catherine; nous savons également que saint Louis de Gonzague, saint
André Avellino, et l'immortel évêque de Genève saint François de Sales, en ont
fait un magnifique éloge. Nous n'avons donc plus à y revenir ici. Nous nous
bornerons à rappeler les paroles de l'ami et du confident de saint François du
pieux évêque de Belley : " D'après son conseil, écrivait-t-il, j'ai lu et relu
plusieurs fois le Traité du Purgatoire, et toujours avec un nouveau goût et de
nouvelles lumières; et j'avoue qu'en cette matière je n'ai jamais rien vu qui
m'ait autant satisfait." Le culte public rendu à Catherine avait été déclaré
légitime le 6 avril 1675, ainsi que nous le disions ci-dessus.
Toutefois cette déclaration ne suffisait pas à la tendre
dévotion des directeurs nobles du grand hospice de Gênes. Ils s'adressèrent à la
congrégation des Rites, afin que le procès de canonisation fût introduit. On
céda à leur désir; l'héroïsme des vertus de Catherine et la vérité de ses
miracles ayant été prouvés incontestablement, Clément XII, pape alors régnant,
approuva, le 5 avril 1737, tout ce qui s'était fait. La bulle de canonisation
parut le 30 du même mois, et la cérémonie eut lieu le 15 juin suivant. Catherine
de Gênes fut solennellement inscrite au nombre des saints, avec saint Vincent de
Paul, saint François Régis et sainte Julienne Falconieri, et elle eut son office
propre. Les miracles rapportés dans le procès de canonisation et reconnus
authentiques sont en très grand nombre ; nous nous bornerons à en citer
quelques-uns des plus remarquables, consignés, les uns dans les écrits des
premiers biographes de la sainte, les autres dans la bulle de Clément XII.
Camilla Doria était mourante; la gangrène s'était déclarée à la suite d'une
opération terrible qu'elle venait de subir au côté; elle se fait appliquer, par
sa mère une relique de sainte Catherine; à la grande stupéfaction des médecins,
la gangrène disparaît et, au bout de peu de jours, la maladie est parfaitement
guérie. – (1616). En 1631, une femme, nommée Dominichina, donne à une
malheureuse lépreuse de l'huile provenant de la lampe du tombeau de notre
sainte; la lépreuse s'en frotte le corps, et au même instant son mal disparaît à
jamais. Thomase Pergalla a un ulcère incurable sous le bras droit; elle se rend
à trois reprises au tombeau de Catherine, y prie chaque fois trois Pater et de
trois Ave, se frotte avec l'huile de la lampe. Après la troisième station, elle
est guérie durant son sommeil (1631). Marie de Bisagno et Lucie Medicina sont
guéries, la première d'une hydropisie, la seconde d'un transport au cerveau, en
faisant usage de cette même huile (1632). Dominichina Perazza, aveugle depuis
longtemps, recouvre la vue en s'approchant du corps de Catherine, lors de sa
translation en 1642. Madeleine Marie Rizzi, affligée d'une maladie déclarée
incurable par les quatre médecins les plus renommés de Gênes, est guérie
subitement, après avoir incoqué sainte Catherine, et jouit, à partir de ce
moment, d'une santé parfaite (1720). Elle rend compte elle-même de la manière
dont s'est opéré le miracle; voici les termes de sa déposition, tels qu'ils sont
consignés dans le procès de canonisation : "J'étais malade au conservatoire de
Sainte-Marie, dans le grand hôpital, et, sachant que mon infirmité était sans
remède, je me résignais à mon sort, lorsqu'on vint me dire qu'une femme, qui
devait être opérée d'un cancer le jour suivant, avait été guérie subitement par
l'intercession de la vénérable Catherine. Une autre femme étant survenue,
m'exhorta et m'encouragea à implorer l'assistance de cette servante de Dieu. Je
lui adressai ma prière avec beaucoup de ferveur et de confiance; puis je
m'endormis, mais d'un sommeil si léger, que le moindre attouchement eût suffi
pour me réveiller ! Pendant ce sommeil, je vis auprès de mon lit la vénérable
Catherine, je la reconnus à sa ressemblance avec l'image conservée dans la
chapelle où repose son corps. Je pris sa main, elle était molle, flexible et
douce; je la plaçai sur mon côté gauche où je souffrais de très vives douleurs.
A peine cette main l'eût-elle touché, que je me sentis délivrée de mon mal."
Marie-Françoise-Xavière Gentils, noble génoise, souffre,
depuis l'âge de 13 ans, d'une maladie compliquée qui ne lui permet plus de
quitter le lit. Un asthme oppresse sa poitrine des contractions de nerfs
l'empêchent de faire usage de ses membres, elle est en proie au scorbut et à des
convulsions, et souffre d'affreuses douleurs. Elle entend parler des miracles
qui se multiplient au tombeau de Catherine, et elle a la ferme confiance que si
elle pouvait y aller, elle demeurait délivrée de ses maux. Le 23 mars 1734,
malgré les représentations des médecins et de ses familiers, elle se fait
habiller et porter auprès du saint corps. Elle y communie, et revient chez elle
parfaitement guérie. Toute la noblesse de Gênes accourt pour féliciter
Marie-Françoise, et les dépositions d'une foule de témoins oculaires attestent
le fait lors du procès de canonisation. Blanche Semina était tombée dans son
enfance du haut d'un escalier, et avait eu les deux hanches déboîtées. Pendant
25 années, on lui avait fait employer inutilement à l'hôpital tous les remèdes
imaginables; une paralysie complète s'étant jointe à ses autres maux, elle avait
été placée aux Incurables.
Ayant entendu parler des miracles de Catherine, elle espère
en son intercession ; le 2 avril 1734, elle se fait porter au tombeau de la
bienheureuse assiste à la messe communie, et obtient une guérison complète et
instantanée. Le fait est attesté par huit témoins oculaires, dignes de toute
confiance. Quelques jours plus tard (13 avril), Marie-Catherine Rombi,
mortellement atteinte d'une maladie très compliquée, et déjà munie des derniers
sacrements, recouvre une santé parfaite auprès du tombeau de Catherine. Paule
Fava est miraculeusement guérie de neuf ulcères aux seins, pendant une neuvaine
faite en l'honneur de notre sainte. Nous nous bornons à citer ces miracles, de
crainte de fatiguer nos lecteurs; mais nous ajoutons, avec les biographes de
sainte Catherine de Gênes, que, si l'on voulait rendre compte de tous ceux dus à
son intercession, on n'en finirait jamais, et que des volumes n'y suffiraient
pas. La bulle de canonisation de la sainte est un monument très remarquable.
Clément XII y qualifie Catherine de vraie femme de l'écriture et fait un
magnifique éloge de ses vertus. Il raconte brièvement sa vie; il rappelle ses
premières années, sa soif d'imiter les douleurs de Jésus-Christ, ses
mortifications précoces, son désir d'entrer dans un monastère dès l'âge de 13
ans, son mariage, ses peines et sa conversion, sa contrition et son amour, son
humilité, son ardeur pour la souffrance, afin de satisfaire à la justice divine,
ses jeûnes prodigieux, et ses innombrables oeuvres de charité. La bulle passe
ensuite à l'examen des phénomènes moraux et physiques que l'amour divin avait
produits dans Catherine. " Sa parfaite connaissance de Dieu, y est-il dit, et le
sentiments profond de sa propre bassesse la poussaient au complet mépris
d'elle-même et à l'amour de l'humiliation. Elle avait détruit dans son coeur
tout ce qu'il renfermait de propre, afin que Notre-Seigneur seul vécût en elle;
aucune affection terrestre ne venait se placer entre elle et son Dieu; rien ne
pouvait la séparer de la charité de Jésus-Christ. Les chagrins, les mépris, les
blâmes, les joies, les éloges, la maladies ou la santé, n'avaient aucune prise
sur elle ; quoi qu'il arrivât, Dieu seul était dans son coeur et dans sa pensée;
elle avait pour tout le reste une si parfaite indifférence, qu'elle conservait
pas même le souvenir... Dans ses admirables Dialogues, elle dépeint les dangers
que court une âme enlacée par la chair; mais ses exemples étaient encore plus
puissants que ses écrits; elle poussait vers la perfections tous ceux qui
l'entouraient, et qui avaient le bonheur de la voir et de l'entendre... Ravie
souvent en extase par la violence de l'amour divin qui remplissait son coeur, de
célestes secrets, supérieurs à la portée de l'intelligence humaine, lui étaient
révélés. Les flammes de l'amour l'avaient sanctifiée, plus que de la vie de
l'esprit; son corps était brûlé, calciné, sans qu'elle eût aucun souci des
douleurs excessives auxquelles il se trouvait livré...
La mort, qui inspire à tous les hommes de crainte et la
terreur, était pour Catherine un sujet de joie et de consolation, d'espérance et
d'amour; mais, malgré cet amour, elle acquiesçait en toutes choses à la volonté
divine, et quelque ardent que fût son désir d'aller au ciel et de se réunir à
son bien-aimé, elle s'en remettait au bon plaisir de Dieu, et se disposait
joyeusement à voir augmenter ses souffrances, pour devenir de plus en plus
conforme à Notre-Seigneur Jésus-Christ, et compagne de sa passion, avant de
l'être de sa résurrection... En proie à un mal extraordinaire, déclaré incurable
et surnaturel par la science humaine, la sainte Eucharistie seule lui procurait
du soulagement, et elle mourut enfin plutôt d'amour que de maladie..." Tels sont
les termes dans lesquels l'autorité infaillible s'est exprimée sur le compte de
Catherine de Gênes. La bulle passe ensuite à la vénération dont la sainte a été
l'objet aussitôt après son décès; elle rend compte des principaux miracles, de
l'incorruptibilité du corps, de ses différentes translations, et de
l'instruction des procès. Le Pape termine en implorant la protection et
l'intercession de Catherine. Déjà, antérieurement à l'époque de la canonisation
divers monuments avaient été élevés en l'honneur de l'illustre Génoise; nous
savons qu'avant d'avoir été inscrite au nombre des saints elle était vénérée
comme telle. La gloire de son nom s'était répandue dans l'univers catholique; et
presque tous les écrivains ascétiques, ainsi que le dit le promoteur de sa
cause, la citaient dans leurs oeuvres comme un modèle accompli de vertu et de
sainteté. Une chapelle avait été érigée en son honneur au monastère des
Carmélites de Paris. La maison assignée en douaire à Catherine par son mari
était devenue l'église de la congrégation de l'Oratoire, en 1659. La petite
chambre dans laquelle le Christ sanglant lui était apparu avait été convertie en
chapelle; on y voyait, au-dessus de l'autel, une image de Catherine; diverses
peintures y rappelaient ses merveilleuses visions, et un concours nombreux de
pieux pèlerins visitait ce sanctuaire avec dévotion.
Une autre chapelle très magnifique avait été construite, en
l'honneur de la sainte, dans l'église du grand hôpital, dès le milieu du
dix-septième siècle. La vénération pour Catherine grandit encore après que Rome
eut prononcé son jugement. Arrêtons-nous ici, et disons en finissant, avec le
plus ancien des biographe de celle dont nous venons de raconter la vie : " O
Dieu plein de miséricorde, nous vous prions, par l'intercession de cette âme
bienheureuse, d'allumer dans nos coeurs la flamme de votre amour, afin que nous
ne cessions de croître en vertu, et qu'enfin nous puissions jouir de la
béatitude éternelle auprès de vous, qui vivez et régnez dans tous les siècles
des siècles. Amen.
Fin de la vie de Sainte Catherine.
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