BIENHEUREUSE
ANNE CATHERINE EMMERICH
religieuse et visionnaire
(1774-1824)
LA DOULOUREUSE
PASSION
DE N. S. JÉSUS-CHRIST
Vers minuit, Jésus fut introduit dans le palais
d'Anne, et on le conduisit à travers une cour éclairée, dans une salle qui avait
les dimensions d'une petite église. Vis-à-vis l'entrée, siégeait Anne, entouré
de vingt-huit conseillers, sur une terrasse élevée au-dessous de laquelle était
un passage où l'on entrait par un des côtés. Sur le devant un escalier,
interrompu par des bancs de distance en distance, conduisait à ce siège d'Anne ;
lui-même y arrivait par une entrée communiquant avec l'intérieur du bâtiment.
Jésus, encore entouré d'une partie des soldats qui l'avaient arrêté, fut traîné
par les archers sur les premières marches de l'extrade. Le reste de la salle
était rempli de soldats, de gens de la populace, de juifs qui insultaient Jésus,
de domestiques d'Anne, et d'une partie des faux témoins qu'Anne avait rassemblés
et qui se rendirent plus tard chez Caïphe. Anne attendait impatiemment l'arrivée
du Sauveur. Il était plein de haine et de ruse, et une joie cruelle l'animait.
Il était à la tête d'un certain tribunal chargé de veiller à la pureté de la
doctrine et d'accuser devant les Princes des prêtres ceux qui y portaient
atteinte, et il siégeait ici avec les membres du tribunal. Jésus était debout
devant Anne, pâle, défait, silencieux et la tête baissée. Son vêtement était
humide et couvert de bons. Les archers tenaient toujours le bout des cordes qui
serraient ses mains. Anne, vieillard maigre et sec, à la barbe peu fournie,
plein d'insolence et d'orgueil, s'assit avec un sourire ironique, feignant de ne
rien savoir et de s'étonner grandement que Jésus fût le prisonnier qu'on lui
avait annoncé. Voici ce qu'il dit à Jésus, ou du moins le sens de ses paroles :
“Comment, Jésus de Nazareth ? c'est toi ! Où sont donc tes disciples, où sont
tes nombreux adhérents ? Où est ton royaume ? il me semble que les choses n'ont
pas tourné comme tu le croyais ? On a trouvé que c'était assez d'insultes à Dieu
et aux prêtres, assez de violations du Sabbat. Qui sont tes disciples, Où
sont-ils ? Tu te tais ! Parle donc, agitateur, séducteur ! N'as-tu pas mangé
l'agneau pascal d'une manière inaccoutumée, en un temps et dans un lieu où tu ne
devais pas le faire ? Tu veux introduire une nouvelle doctrine ? Qui t'a donné
le droit d'enseigner ? Où as-tu étudié ? Parle, quelle est ta doctrine qui met
le trouble partout ? allons, parle, quelle est ta doctrine ?”
Alors Jésus releva sa tête fatiguée, regarda Anne,
et dit : “J'ai parlé en public devant tout le monde ; j'ai toujours enseigné
dans le temple et dans les synagogues où tous les Juifs se rassemblent. Je n'ai
rien dit en secret. Pourquoi m'interroges-tu ? Demande à ceux qui m'ont entendu
ce que je leur ai dit. Regarde autour de toi ! ils savent ce que j'ai dit”.
Le visage d'Anne, à ces paroles de Jésus, exprima
le ressentiment et la fureur. Un infâme archer, vil flatteur du Pontife, qui se
trouvait près de Jésus, sen aperçut et ce misérable frappa de sa main couverte
d'un gantelet de fer la bouche et les joues du Seigneur, lui disant : “est-ce
ainsi que tu réponds au grand-prêtre ?” Jésus, ébranlé par la violence du coup,
poussé d'ailleurs et brutalement secoué par les sergents, tomba de coté sur les
marches, et le sang coula de son visage. La salle retentit de murmures, de rires
et d'injures. Ils relevèrent Jésus en le maltraitant et le Seigneur dit
tranquillement : “Si j'ai mal parlé, montre-moi en quoi. Mais si j'ai bien
parlé, pourquoi me frappez vous ?”
Anne, poussé à bout par le calme de Jésus, invita
tous ceux qui étaient présents à exposer, ainsi qu'il le désirait lui-même, ce
qu'ils lui avaient entendu dire. Alors ce fut une explosion de clameurs confuses
et de grossières imprécations. “Il a dit qu'il était roi, que Dieu était son
père, que les Pharisiens étaient des adultères. Il soulève le peuple, il guérit
au nom du diable le jour du Sabbat les gens d'Ophel l'ont entouré comme des
furieux, l'ont appelé leur sauveur et leur prophète. Il se laisse nommer le Fils
de Dieu ; il se dit l'envoyé de Dieu : il crie malheur à Jérusalem, prédit la
destruction de la ville, n'observe pas les jeûnes, parcourt le pays avec une
suite nombreuse, mange avec les impurs, les païens, les publicains et les
pécheurs, fait société avec des femmes de mauvaise vie. Il a encore dit tout à
l'heure, devant la porte d'Ophel, à un homme qui lui donnait à boire, qu'il lui
donnerait l'eau de la vie éternelle après laquelle il n'aurait plus jamais soif.
Il séduit le peuple par des paroles à double sens : il dissipe le bien d'autrui,
débits toute sorte de mensonges sur son royaume, etc., etc.”
Tous ces reproches lui étaient faits à la fois :
les accusateurs venaient les lui adresser en face, en y mêlant les injures les
plus grossières, et les archers le poussaient, le frappaient, en lui disant de
répondre. Anne et ses conseillers ajoutaient leurs railleries à ces outrages, et
lui disaient : “C'est donc là ta doctrine ! belle doctrine en vérité ! Qu'as-tu
à répondre ? C'est donc là ton enseignement public ! Le pays en est plein.
N'as-tu rien à dire ici ? Roi, donne tes ordres ; envoyé de Dieu, montre ta
mission”. Chacune de ces exclamations était accompagnée d'insultes et de coups
de la part des archers et de leurs voisins, qui, tous, auraient volontiers imité
celui qui l'avait frappé au visage. Jésus chancelait de côté et d'autre, et Anne
reprit avec une froide insolence : “Qui es-tu ? qui t'a envoyé ? Es-tu le fils
d'un obscur charpentier, ou bien es-tu Élie qui a été enlevé sur un char de
feu ? On dit qu'il vit encore, et que toi, tu peux à volonté te rendre
invisible. Au moins est-il vrai que tu nous as souvent échappé. N'es-tu pas
plutôt Malachie dont tu empruntes souvent les paroles pour t'en prévaloir ? On a
prétendu que ce prophète n'avait pas eu de père, que ç'avait été un ange, qu'il
n'était pas mort. Belle occasion pour un fourbe de se faire passer pour lui.
Quelle espèce de roi es-tu donc ? Tu as dit que tu étais plus que Salomon. Sois
tranquille, je ne te refuserai pas plus longtemps le titre de ta royauté”.
Alors Anne se fit donner une espèce d'écriteau long
de près d'une aune et large de trois doigts ; il le posa sur une table qu'on
plaça devant lui et y écrivit une série de grandes lettres, dont chacune
indiquait un chef d'accusation contre le Seigneur. Puis il le roula, et le plaça
dans une petite calebasse creuse, qu'il boucha soigneusement et assujettit
ensuite au bout d'un roseau. Il présenta ce roseau à Jésus, lui disant avec une
froide ironie : “Voilà le sceptre de ton royaume : là sont renfermés tes titres,
tes dignités et tes droits. Porte-les au grand-prêtre, pour qu'il reconnaisse ta
mission et te traite suivant ta dignité Qu'on lie les mains à ce roi, et qu'on
le mène devant le grand-prêtre”.
On attacha de nouveau, en les croisant sur la
poitrine les mains de Jésus qui avaient été déliées ; on y assujettit le
simulacre de sceptre qui portait les accusations d'Anne, et on conduisit Jésus
chez Caïphe, au milieu des rires, des injures et des mauvais traitements de la
foule.
En conduisant Jésus chez Anne, on avait dépassé, en
la laissant de côté, la maison de Caïphe : il fallut maintenant décrire un angle
pour l'y ramener. La maison d'Anne n'était guère qu'à trois cents pas de celle
de Caïphe. Le chemin qui passait le long de murs et de petits bâtiments
dépendant du tribunal du grand-prêtre, était éclairé avec des lanternes placées
sur des perches, et couvert de Juifs qui vociféraient et s'agitaient. Les
soldats pouvaient à peine ouvrir un passage à travers la foule. Ceux qui avaient
outragé Jésus chez Anne répétaient leurs outrages devant le peuple, et le
Sauveur fut encore injurié et maltraité tout le long du chemin. Je vis des
hommes armés, et attachés au service du tribunal, repousser quelques groupes qui
semblaient compatir aux souffrances du Sauveur, donner de l'argent à ceux qui sa
distinguaient par leur brutalité et leur dureté envers Jésus, et les faire
entrer dans la cour de Caïphe
.
Pour arriver au tribunal de Caïphe, on passe par
une première cour extérieure, et de là on entre dans une autre cour, que nous
appellerons intérieure, et qui entoure tout le bâtiment. La maison est deux fois
plus longue que large.
Sur le devant se trouve uns espèce de vestibule à
ciel ouvert, qu'on appelle atrium, entouré de trois côtés de colonnes formant
des galeries couvertes avec des entrées de ces trois côtés. L'entrée principale
est sur le côté le plus long de l'édifice : en entrant par là, on trouve à
gauche une fosse revêtue en maçonnerie où l'on entretient du feu : si l'on
tourne à droite, on voit, derrière des colonnes plus hautes, formant le
quatrième côté de la maison et plus élevée de deux marches, une salle à moitié
grande comme le vestibule, où se trouvent les sièges des membres du conseil, sur
une extrade en fer à cheval élevée de plusieurs marches. Le siège du grand-prêtre occupe vers le milieu la place la plus éminente. L'accusé se tient
au centre du demi-cercle, entouré de gardes. Des deux côtés et derrière lui est
la place des témoins et des accusateurs. Derrière les sièges des juges sont
trois portes communiquant à une autre salle ronde, entourée aussi de sièges, et
où se tiennent les délibérations secrètes. Quand on vient du tribunal dans cette
salle, on voit, à droite et à gauche, des portes donnant dans la cour
intérieurs, dont l'enceinte est ici de forme ronde, comme le derrière de
l'édifice. En sortant de la salle par la porte à droite, on aperçoit dans la
cour, à sa gauche, l'entrée d'une prison souterraine qui règne sous cette
dernière salle. Il y a là plusieurs cachots : Pierre et Jean restèrent toute une
nuit dans l'un d'eux, lorsqu'ils eurent guéri le boiteux du Temple, après la
Pentecôte.
Dans le bâtiment et à l'entour, tout était rempli
de torches et de lampes, il faisait clair comme en plein jour. Au milieu du
vestibule brillait en outre le feu allumé dans la fosse qui était comme un
bassin creusé dans le sol et où l'on jetait de temps en temps des combustibles,
du charbon de terre, si je ne me trompe : des deux côtés s'élevaient, à hauteur
d'homme, des conduits pour la fumée. Des soldats, des employés subalternes, des
témoins de bas étage gagnés à prix d'argent se pressaient autour du feu. Il y
avait aussi des femmes parmi eux ; elles versaient aux soldats d'une liqueur
rouge, et leur faisaient cuire des gâteaux pour de l'argent. C'était un
mouvement comme celui d'une soirée de mardi gras. La plupart des juges
siégeaient déjà autour de Caïphe. Les autres arrivèrent successivement. Les
accusateurs et les faux témoins remplissaient à peu près le vestibule. Il y
avait une grande foule qu'il fallait contenir par la force.
Un peu avant l'arrivée de Jésus, Pierre et Jean,
encore revêtus du costume de messagers, entrèrent dans la cour extérieure. Jean,
avec l'aide d'un employé du tribunal qu'il connaissait, put même pénétrer jusque
dans la seconde cour dont on ferma pourtant la porte derrière lui, à cause de la
foule. Pierre, qui était resté un peu en arrière, arriva devant cette porte
fermée, et la portière refusa de lui ouvrir. Il ne serait pas allé plus loin,
malgré les efforts de Jean, si Nicodème et Joseph d'Arimathie, qui arrivaient en
ce moment, ne l'eussent fait entrer avec eux. Les deux apôtres, ayant rendu les
manteaux qu'on leur avait prêtés, se placèrent au milieu de la foule qui
encombrait le vestibule, en un lieu d'où l'on pouvait voir les juges. Caïphe
était déjà assis sur son siège au milieu de l'extrade semi-circulaire. Autour de
lui siégeaient environ soixante-dix membres du grand conseil. Des deux côtés se
tenaient des fonctionnaires publics, des anciens, des scribes, et derrière eux
des faux témoins. Des soldats étaient rangés depuis le pied de l'extrade jusqu'à
la porte du vestibule par où Jésus devait être introduit. Ce n'était pas la
porte placée en face du siège des juges, elle était située, par rapport au
tribunal, sur le côté gauche de l'atrium.
Caïphe était un homme d'apparence grave ; son
visage était enflammé et menaçant. Il portait un long manteau d'un rouge sombre,
orné de fleurs et de franges d'or, attaché à la poitrine et aux épaules et
couvert sur le devant de plusieurs plaques d'un métal brillant. Sa coiffure
ressemblait un peu par le haut à une mitre d'évêque ; sur les côtés étaient des
ouvertures par où pendaient quelques morceaux d'étoffe qui tombaient d'un côté
jusque sur l'épaule. Caïphe était là depuis quelque temps avec ses adhérents du
grand conseil, dont plusieurs étaient restés réunis depuis que Judas était sorti
avec les soldats et les archers. Son impatience et sa rage étaient telles, qu'il
descendit de son siège en grand costume, courut dans le vestibule, et demanda
avec colère si Jésus n'arrivait pas. Comme le cortège approchait, il retourna à
sa place.
Jésus fut conduit dans le vestibule, au milieu des
clameurs, des injures et des coups ; mais bientôt les cris tumultueux cessèrent
et l'on n'entendit plus que le sourd murmure et les chuchotements d'une rage
contenue. On l'amena devant les juges, et comme il passait près de Pierre et de
Jean, il les regarda, mais sans tourner la tête vers eux, afin de ne pas les
trahir. A peine fut-il devant le conseil, que Caïphe s'écria : “Te voilà, ennemi
de Dieu, qui troubles pour nous cette sainte nuit”. La calebasse où se
trouvaient les accusations d'Anne fut détachée du sceptre dérisoire mis aux
mains de Jésus. Lorsqu'elles eurent été lues, Caïphe se répandit en invectives
contre le Sauveur ; les archers se frappèrent et le poussèrent avec des petits
bâtons ferrés à l'extrémité desquels étaient des espèces de pommeaux terminés en
pointe, et ils lui dirent : “Réponds donc ! Ouvre la bouche ! Ne sais-tu pas
parler ?” Caïphe, avec plus d'emportement encore qu'Anne n'en avait montré,
adressait une foule de questions à Jésus. qui restait là calme, patient, les
yeux baissés à terre. Les archers voulaient le forcer à parler : ils le
frappaient à la nuque et dans les côtés, ils lui donnaient des coups sur les
mains, et le piquaient avec des instruments pointus. Il y eut même un méchant
enfant qui lui appliqua fortement le pouce sur la bouche, en lui disant de
mordre.
Bientôt commença l'audition des témoins. Tantôt la
populace excitée poussait des clameurs tumultueuses, tantôt on écoutait parler
les plus grands ennemis de Jésus parmi les Pharisiens et les Sadducéens
convoques à Jérusalem de tous les points du pays. On répétait toutes les
accusations auxquelles il avait mille fois répondu : qu'il guérissait les
maladies et chassait les démons par le démon, qu'il violait le sabbat, qu'il
soulevait le peuple, qu'il appelait les Pharisiens race de vipères et adultères,
qu'il prédisait la destruction de Jérusalem, qu'il hantait les publicains, les
pêcheurs et les femmes de mauvaise vie, qu'il parcourait le pays avec une suite
nombreuse, qu'il se faisait appeler roi, prophète et fils de Dieu, qu'il parlait
toujours de son royaume, qu'il rejetait le divorce, qu'il avait crié malheur sur
Jérusalem, qu'il se nommait le pain de vie, qu'il enseignait des choses inouïes,
disant que quiconque ne mangerait pas sa chair et ne boirait pas son sang, ne
pouvait être sauve, etc. C'était ainsi que ses paroles, ses instructions et ses
paraboles étaient défigurées, entremêlées d'injures et présentées comme des
crimes. Mais tous se contredisaient et s'embarrassaient dans leurs discours.
L'un disait : “Il se donne comme roi”. L'autre : “Non, il se laisse seulement
appeler de ce nom, et quand on a voulu le proclamer tel, il s'est enfui”. Un
troisième : “Il dit qu'il est le fils de Dieu”. Un quatrième : “Non, il ne se
nomme le fils que parce qu'il accomplit la volonté du Père”. Quelques-uns
disaient qu'il les avait guéris, mais qu'ils étaient retombés malades, que ces
guérisons n'étaient que de la sorcellerie. n'y avait beaucoup d'accusations et
de témoignages sur ce chef de la sorcellerie ; on débitait aussi toute sorte de
mensonges et d'assertions contradictoires sur la guérison de l'homme de la
piscine de Bethsaïda. Les Pharisiens de Sephoris avec lesquels il avait dispute
une fois sur le divorce, l'accusaient de fausse doctrine, et ce jeune homme de
Nazareth qu'il n'avait pas voulu prendre parmi ses disciples avait la bassesse
de témoigner contre lui. On lui reprochait aussi, entre autres choses, d'avoir
absous la femme adultère dans le Temple et incriminé à ce sujet les Pharisiens.
Toutefois on ne pouvait présenter aucune accusation
solidement établie. Les témoins comparaissaient plutôt pour lui dire des injures
en face que pour rapporter des faits. Ils ne faisaient que se disputer
violemment entre eux, et pendant ce temps Caïphe et quelques membres du conseil
ne cessaient d'invectiver Jésus : “Quel roi es-tu ? Montre ton pouvoir, fais
venir les légions d'anges dont tu as parlé au jardin des Oliviers ! Où as-tu mis
l'argent des veuves et des fous que tu as séduits ? tu as dissipé des fortunes
entières ; réponds, parle devant le juge ! es-tu muet ? tu aurais mieux fait de
te taire devant la populace et les troupeaux de femmes que tu endoctrinais. Là,
tu parlais beaucoup trop”.
Tous ces discours étaient accompagnés de mauvais
traitements de la part des employés subalternes du tribunal. Ce ne fut que par
miracle qu'il put résister à tout cela. Quelques misérables disaient qu'il était
bâtard : mais d'autres disaient au contraire que c'était faux, que sa mère avait
été une vierge pieuse dans le Temple et qu'ils l'avaient vue fiancer avec un
homme craignant Dieu. On reprocha à Jésus et à ses disciples de ne point
sacrifier dans le Temple. En effet, je n'ai jamais vu que Jésus ou les apôtres
aient amené de victimes dans le Temple, si ce n'est les agneaux de la Pâque.
Toutefois Joseph et Anne, pendant qu'ils vivaient, sacrifiaient souvent pour
Jésus. Cette accusation était sans valeur, car lés Esséniens ne faisaient point
sacrifier, et ils n'étaient passibles d'aucune peine pour cela. On représentait
sans cesse le reproche de sorcellerie, et Caïphe assura plusieurs fois que la
contusion qui régnait dans les dires des témoins était un effet de ses
maléfices.
Quelques-uns dirent qu'il avait mangé la Pâque la
veille ce qui était contraire à la loi, et que l'année précédente il avait déjà
apporté des changements dans la célébration de cette cérémonie ; ce fut
l'occasion de nouveaux cris et de nouvelles insultes. Mais les témoins s'étaient
encore tellement contredits que Caïphe et les siens étaient honteux : et irrités
de ce qu'ils ne pouvaient rien avancer qui eût quelque consistance. Nicodème et
Joseph d'Arimathie furent sommés de s'expliquer sur ce qu'il avait mangé la
Pâque dans une salle appartenant à l'un d'eux, et ils prouvèrent d'après
d'anciens écrits que de temps immémorial les Galiléens avaient la permission de
manger la Pâque un jour plus tôt. Ils ajoutèrent que du reste la cérémonie avait
eu lieu conformément à la loi, puisque des gens du Temple y avaient aidé. Ceci
embarrassa beaucoup les témoins, mais Nicodème surtout irrita vivement les
ennemis de Jésus lorsqu'il montra dans les archives le droit des Galiléens. Ce
droit leur avait été accordé, entre autres motifs dont je ne me souviens plus,
parce qu'autrefois il y avait une telle affluence dans le Temple qu'on n'aurait
pu avoir fini pour le jour du sabbat s'il avait tout fallu faire dans la même
journée. Quoique les Galiléens n'eussent pas fait constamment usage de ce droit,
il fut pourtant parfaitement établi par les textes que cita Nicodème ; et la
fureur des Pharisiens contre celui-ci s'accrut encore, lorsqu'il représenta
combien le conseil devait se sentir oiiens6 par les choquantes contradictions de
tous ces témoins dans une affaire entreprise avec tant de précipitation, la nuit
d'avant la plus solennelle des fêtes, sous l'empire de préventions les plus
opiniâtres. Ils lancèrent des regards furieux contre Nicodème, et firent
continuer leur audition de témoins avec un redoublement de précipitation et
d'impudence. Après un grand nombre de dépositions ignobles, absurdes,
calomnieuses, il en vint enfin deux qui dirent : “Jésus a dit : Je renverserai
le Temple qui a été bâti par les hommes et j'en relèverai en trois jours un
nouveau qui ne sera pas fait de main d'homme”. Mais ceux-ci encore n'étaient pas
d'accord. L'un disait qu'il voulait construire un nouveau Temple ; qu'il avait
mangé une nouvelle Pâque dans un autre édifice parce qu'il voulait abolir
l'ancien Temple. Mais l'autre disait que cet édifice était bâti de main d'homme,
que par conséquent il n'avait pas pu vouloir parler de celui-là.
Caïphe était plein de colère, car les cruautés
exercées envers Jésus, les contradictions des témoins et l'ineffable patience du
Sauveur faisaient une vive impression sur beaucoup d'assistants. Quelquefois les
témoins étaient presque hués. Le silence de Jésus rendait quelques consciences
inquiètes, et dix soldats se sentirent tellement touchés qu'ils se retirèrent
sous prétexte de maladie. Comme ils passaient près de Pierre et de Jean, ils
leur dirent : “Ce silence de Jésus le Galiléen au milieu de tant de mauvais
traitements déchire le cœur. Mais, dites-nous, où devons-nous aller ?” Les deux
apôtres, peut-être parce qu'ils ne se fiaient pas à eux et qu'ils craignaient,
soit d'être dénoncés par eux comme disciples de Jésus, soit d'être reconnus pour
tels par quelqu'un de l'assistance, leur répondirent avec un regard mélancolique
et en termes généreux : “Si la vérité vous appelle, laissez-vous conduire par
elle : le reste se fera tout seul”. Alors ces hommes quittèrent la salle et
sortirent de la ville. Ils en rencontrèrent d'autres qui les conduisirent de
l'autre côté de la montagne de Sion, dans les cavernes au midi de Jérusalem, et
ils y trouvèrent plusieurs apôtres cachés qui d'abord eurent peur d'eux ; ils
leur annoncèrent ce qui arrivait à Jésus et leur dirent qu'eux aussi étaient
menacés ; sur quoi ceux-ci se dispersèrent et cherchèrent d'autres asiles.
Caïphe, poussé à bout par les discours
contradictoires des deux derniers témoins, se leva de son siège, descendit deux
marches et dit à Jésus : “Ne réponds-tu rien à ce témoignage ?” Il était très
irrité de ce que Jésus ne le regardait pas. Alors les archers le saisissant par
les cheveux, lui rejetèrent la tête en arrière et lui donnèrent des coups de
poing sous le menton ; mais ses yeux ne se relevèrent pas. Caïphe alors éleva
vivement ses mains et dit avec une voix courroucée : “Je t'adjure par le Dieu
vivant de nous dire si tu es le Christ, le Messie, le Fils de Dieu ?” Il se fit
un grand silence, et Jésus, fortifié par son Père, répondit avec une voix pleine
de majesté inexprimable, avec la voix du Verbe éternel : “Je le suis, tu l'as
dit ! et je vous dis que vous verrez le Fils de l'Homme assis à la droite de la
Majesté divine et venant sur les nuées du ciel !” Pendant que Jésus disait ces
paroles, je le vis resplendissant : le ciel était ouvert au-dessus de lui, et je
vis d'une intuition que je ne saurais exprimer, Dieu, le Père tout-puissant : je
vis aussi les Anges et la prière des justes qui montait jusqu'à son trône comme
suppliant en faveur de Jésus. Je vis alors comme si la divinité de Jésus disait,
au nom du Père et de Jésus à la fois : “Si je pouvais souffrir, je souffrirais,
mais parce que je suis miséricordieux, j'ai pris chair dans le fils, afin que le
fils de l'homme souffre, car je suis juste, et voici qu'il porte les péchés de
tous ceux-ci, les péchés du monde entier”. Au-dessous de Caïphe, au contraire,
je vis l'enfer comme une sphère d'un feu sombre pleine d'horribles figures : il
se tenait au-dessus et ne semblait en être séparé que par une mince gaze Je vis
que toute la rage des démons était entrée en lui. Toute la maison me parut comme
un enfer sortant de terre. Lorsque le Seigneur déclara solennellement qu'il
était le Christ, Fils de Dieu, l'enfer sembla tressaillir devant lui, puis tout
à coup vomir toutes ses fureurs dans cette maison. Tout ce que je vois m'est
montré avec des formes et des figures ; ce langage est pour moi plus exact, plus
bref et plus frappant que tout autre, parce que les hommes aussi sont des formes
qui tombent sous les sens et ne sont pas purement des mots et des abstractions.
Je vis donc l'angoisse ou la fureur des enfers se manifester sous mille formes
horribles qui semblaient surgir en divers endroits. Je me souviens entre autres
choses d'une troupe de petites figures noires semblables à des chiens qui
couraient sur leurs pieds de derrière et armées de longues griffes : je ne
saurais plus dire quelle espèce de mal me fut montrée sous cette forme. Je vis
beaucoup de spectres effroyables entrer dans la plupart des assistants :
quelquefois ils s'asseyaient sur leur tête ou sur leurs épaules. L'assemblée en
était pleine et la rage des méchants allait toujours croissante. Je vis aussi
dans ce moment d'horribles figures sortir des tombeaux de l'autre côté de Sion.
Je crois que c'étaient de mauvais esprits. Je vis beaucoup d'autres apparitions
dans le voisinage du Temple et parmi celles-ci beaucoup de figures qui
semblaient traîner des chaînes comme des captifs. Je ne sais pas si ces
dernières étaient aussi des démons ou des âmes condamnées à habiter certains
endroits sur la terre et qui peut-être maintenant se rendaient aux Limbes que le
Sauveur leur ouvrait par sa condamnation à mort. On ne peut pas exprimer
complètement de semblables choses : on ne voudrait pas scandaliser ceux qui les
ignorent ; mais on les sent quand on les voit, et les cheveux se dressent sur la
tête. Ce moment eut quelque chose d'horrible. Je crois que Jean vit tout cela,
au moins en partie ; car je l'entendis en parler plus tard. Tous ceux qui
n'étaient pas entièrement réprouvés ressentirent avec une terreur profonde tout
ce qu'il y eut d'horrible en cet instant, et les méchants l'éprouvèrent par un
redoublement de haine et de fureur.
Caïphe, inspiré par l'enfer, prit le bord de son
manteau, le fendit avec son couteau et le déchira avec bruit, criant à haute
voix : “Il a blasphémé ! Qu'est-il encore besoin de témoins ? vous avez entendu
le blasphème, quelle est votre sentence ?” Alors tous les assistants se levèrent
et s'écrièrent d'une voix terrible : “Il est digne de mort ! il est digne de
mort !”
Pendant ces cris, les fureurs de l'enter étaient à
leur comble. Les ennemis de Jésus étaient comme enivrés par Satan, et il en
était de même de leurs flatteurs et de leurs agents. C'était comme si les
ténèbres eussent célébré leur triomphe sur la lumière. Tous les assistants chez
lesquels il restait une étincelle de bien furent pénétrés d'une telle horreur
que plusieurs se voilèrent la tête et se retirèrent. Les plus distingués parmi
les témoins quittèrent avec une conscience troublée l'audience où ils n'étaient
plus nécessaires. Les autres se pressèrent autour du feu dans le vestibule, où
on leur donna de l'argent et où ils mangèrent et burent. Le grand-prêtre dit aux
archers : “Je vous livre ce roi ; rendez au blasphémateur les honneurs qu'il
mérite”. Puis il se retira avec les membres du conseil dans la salle ronde
située derrière le tribunal, et ou l'on ne pouvait pas être vu du vestibule.
Jean, dans sa profonde affliction, pensa à la
pauvre mère de Jésus. Il craignait que la terrible nouvelle ne lui arrivât d'une
manière plus douloureuse, peut-être, par la bouche d'un ennemi : il regarda
encore le Seigneur, disant en lui-même : “Maître, vous savez pourquoi je m'en
vais”, et se rendit en hâte près de la sainte Vierge comme s'il y eût été envoyé
par Jésus même. Pierre, accablé d'inquiétude et de douleur, et ressentant plus
vivement à cause de sa fatigue la fraîcheur pénétrante du matin, dissimula son
désespoir du mieux qu'il put et s'approcha timidement du foyer où se chauffait
beaucoup de canaille. Il ne savait que faire, mais il ne pouvait pas s'éloigner
de son maître.
Lorsque Caïphe quitta la salle du tribunal avec les
membres du conseil, une foule de misérables se précipita comme un essaim de
guêpes irritées sur Notre Seigneur toujours attaché par des cordes que tenaient
deux des quatre premiers archers. Les deux autres s'étaient éloignés avant le
jugement pour se faire remplacer par d'autres. Déjà, pendant l'audition des
témoins, les archers et quelques autres misérables avaient arraché des boucles
entières de la chevelure et de la barbe de Jésus. Des gens de bien ramassèrent
en secret quelques-unes de ces mèches de cheveux et se retirèrent en les
emportant ; mais plus tard ils ne les retrouvèrent plus. En outre toute cette
canaille l'avait couvert de crachats, frappé à coups de poing, poussé avec des
bâtons pointus et piqué avec des aiguilles. Maintenant ils se livrèrent sans
contrainte à leur rage insensée. Ils lui plaçaient sur la tête des couronnes de
paille et d'écorce d'arbre, qu'ils lui ôtaient ensuite en l'injuriant. Ils
disaient : “Voici le fils de David avec la couronne de son père. Voici plus que
Salomon. C'est le roi qui fait un repas de noces pour son fils”. C'est ainsi
qu'ils se raillaient des vérités éternelles, présentées par lui en paraboles aux
hommes qu'il venait sauver ; et ils ne cessaient, en disant ces choses, de le
frapper avec leurs poings et leurs bâtons, et de lui cracher à la figure. Ils
tressèrent de nouveau une couronne de grosse paille de froment qu'ils lui mirent
sur la tête par-dessus une espèce de bonnet assez semblable à la mitre de nos
évêques, après lui avoir ôté sa robe. Il ne lui restait plus que le linge qu'il
avait autour des reins avec un scapulaire qui lui couvrait le des et la
poitrine. Ils lui arrachèrent encore ce scapulaire qui ne lui fut plus rendu, et
jetèrent sur ses épaules un vieux manteau en lambeaux dont le devant lui venait
à peine aux genoux. Ils lui mirent autour du cou une longue chaîne de fer, qui
lui descendait comme une étole, des épaules sur la poitrine et pendait jusqu'aux
genoux. Elle était terminée par deux lourds anneaux avec des pointes qui lui
ensanglantaient les genoux quand il marchait et quand il tombait. Ils lui
lièrent de nouveau les mains sur la poitrine, y placèrent un roseau, et
couvrirent son divin visage de leurs crachats. Ils avaient versé toute espèce
d'immondices sur sa chevelure, ils en avaient souillé sa poitrine et la partie
supérieure de son manteau de dérision. Ils lui bandèrent les yeux avec un
dégoûtant lambeau d'étoffe, et ils le frappèrent, lui disant : “Grand prophète,
dis-nous qui t'a frappé ?” Pour lui, il ne parlait pas, priait intérieurement
pour eux et soupirait. L'ayant mis en cet état, ils le traînèrent avec la chaîne
dans la salle où le conseil s'était retiré. “En avant le roi de paille”,
s'écrièrent-ils en lui donnant des coups de pied et en le frappant de leurs
bâtons noueux ; “il doit se montrer au conseil avec les marques de respect qu'il
a reçues de nous”. Quand ils entrèrent, ce fut un redoublement d'ignobles
railleries et d'allusions sacrilèges aux choses les plus saintes. Ainsi, quand
ils crachaient sur lui et lui jetaient de la boue : “Voilà ton onction de roi,
ton onction de prophète”, disaient-ils, tournant en ridicule l'onction de
Madeleine et le baptême, et encore : “Comment peux-tu te montrer en pareil état
devant le grand conseil ? Tu veux toujours purifier les autres et tu n'es pas
pur toi-même : mais nous allons te nettoyer”. Alors ils prirent un vase plein
d'eau sale et infecte dans laquelle se trouvait un affreux torchon, puis, avec
des coups, des huées et des injures entremêlées de compliments et de salutations
dérisoires, les uns lui tirant la langue, d'autres lui tournant le dos dans des
postures indécentes, ils lui promenèrent ce torchon sur je visage et sur les
épaules, faisant semblant de l'essuyer et le souillant plus ignominieusement
qu'auparavant. Ils finirent par lui verser sur la figure toutes les immondices
contenues dans le bassin, lui disant d'un ton moqueur : “Voici ton onction
précieuse, ton eau de nard du prix de trente deniers : c'est ton baptême de la
piscine de Bethsaïda”.
Cette dernière moquerie indiquait, sans qu'ils en
eussent l'intention, la ressemblance de Jésus avec l'Agneau pascal ; car les
victimes d'aujourd'hui étaient d'abord lavées dans l'étang voisin de la porte
des Brebis ; puis on les menait à la piscine de Bethsaïda où elles recevraient
une aspersion cérémonielle avant d'être sacrifiées dans le Temple. Pour eux, ils
faisaient allusion au malade de trente-huit ans guéri par Jésus près de la
piscine de Bethsaïda ; car je vis cet homme lavé ou baptisé en ce lieu : je dis
lavé ou baptisé, parce que cette circonstance n'est pas bien présente à mon
esprit.
Après cela, sans cesser de le frapper et de
l'insulter, ils traînèrent Jésus autour de la salle devant les membres du
conseil qui lui prodiguaient de leur côté les sarcasmes et les insultes. Je vis
que tout était plein de figures diaboliques, c'était quelque chose de ténébreux,
de désordonné, d'effrayant. Mais je vis souvent une lueur resplendir autour de
Jésus depuis qu'il avait dit qu'il était le Fils de Dieu. Plusieurs des
assistants semblaient en avoir une perception, plus ou moins confuse ; du moins
ils sentaient avec inquiétude que toutes les ignominies, toutes les insultes ne
pouvaient lui faire perdre son inexprimable majesté. La lumière qui environnait
Jésus ne paraissait avoir d'autre effet sur ses aveugles ennemis que de
redoubler leur rage. Quant à moi, sa gloire m'apparut si éclatante que je ne pu,
m'empêcher de penser que, s'ils lui avaient voilé le visage, c'était uniquement
parce que le grand prêtre ne pouvait plus supporter le regard de Jésus, depuis
qu'il avait dit : “Je le suis”.
X
RENIEMENT DE PIERRE
Lorsque Jésus eut dit : “Je le suis” ; lorsque Caïphe déchira ses habits et que
le cri: “il est digne de mort !” se fit entendre au milieu du plus horrible
tumulte, lorsque le ciel se fut ouvert au-dessus de Jésus, que l'enfer eut
déchaîné sa rage et les tombeaux rendu les esprits qui y étaient emprisonnés,
lorsque tout fut rempli d'angoisses et de terreur, Pierre et Jean, qui avaient
cruellement souffert de l'affreux spectacle qu'il leur avait fallu contempler
dans le silence et l'inaction, sans même proférer une plainte, n'eurent pas la
force de rester là plus longtemps. Jean alla rejoindre la mère de Jésus, qui se
trouvait avec les saintes femmes dans la demeure de Marthe, non loin de la porte
de l'Angle, où Lazare possédait une grande et belle maison. Pierre aimait trop
Jésus pour le quitter. Il pouvait à peine se contenir et pleurait amèrement,
s'efforçant de cacher ses larmes : ne voulant pas rester dans la salle du
tribunal où il se serait trahi, il vint dans le vestibule auprès du feu, où des
soldats et des gens du peuple se pressaient, tenant d'horribles et dégoûtants
propos sur Jésus et racontant les scènes auxquelles ils venaient de prendre
part. Pierre gardait le silence, mais ce silence même et son air de tristesse le
rendaient suspect. La portière s'approcha du feu : comme on parlait de Jésus et
de ses disciples, elle regarda Pierre d'un air effronté et lui dit : “Tu es
aussi un des disciples du Gali1éen”. Pierre, troublé, inquiet, craignant d'être
maltraité par ces gens grossiers, répondit : “Femme, je ne le connais pas ; je
ne sais ce que tu veux dire”. Alors il se leva, et, cherchant à se délivrer de
cette compagnie. Il sortit du vestibule ; c'était le moment où le coq chantait
devant la ville. Je ne me souviens pas de l'avoir entendu mais j'en eux le
sentiment. Comme il sortait, une autre servante le regarda, et dit à ceux qui
étaient prés d'elle : “Celui-ci était aussi avec Jésus de Nazareth !” ; et les
assistants dirent également: “N'étais-tu pas un de ses disciples ?” Pierre,
effrayé, fit des protestations et s'écria: “En vérité, je n'étais pas son
disciple ; je ne connais pas cet homme”.
Il traversa la première cour et vint dans la cour extérieure, parce qu'il voyait
des personnes de sa connaissance qui regardaient par-dessus le mur et qu'il
voulait avertir. Il pleurait, et son anxiété et sa tristesse au sujet de Jésus
étaient si grandes, qu'il se souvenait à peine de ce qu'il venait de dire. Il y
avait beaucoup de gens dans la cour extérieure, parmi lesquels des amis de
Jésus. On ne les laissa pas entrer, mais on laissa sortir Pierre. Quelques-uns
grimpaient sur les murs pour entendre ce qui se disait. Pierre trouva là un
certain nombre de disciples de Jésus que l'inquiétude avait chassés hors des
cavernes du mont Hinnom. Ils vinrent vers Pierre et lui firent des questions,
mais il était si troublé, qu'il leur conseilla en peu de mots de se retirer,
parce qu'il y avait du danger pour eux. Il s éloigna d'eux aussitôt, errant
tristement de côté et d'autre et ils sortirent pour regagner leurs retraites.
Ils étaient environ seize, parmi lesquels Barthélémy, Nathanael, Saturnin, Judas
Barsabas, Siméon, qui devint évêque de Jérusalem, Zachée et Manahem, le jeune
homme prophétique, l'aveugle-né guéri par Jésus
.
Pierre ne pouvait trouver de repos, et son amour pour Jésus le poussa de nouveau
dans la cour intérieure qui entourait la maison. On l'y laissa rentrer parce que
Joseph d'Arimathie et Nicodème l'y avaient introduit au commencement. Il ne
revint pas dans le vestibule, mais il tourna a droite et s'en vint a l'entrée de
la salle ronde placée derrière le tribunal, où la canaille promenait Jésus au
milieu des huées. Pierre s'approcha timidement, et quoiqu'il vit bien qu'on
l'observait comme un homme suspect, son inquiétude le poussa au milieu de la
foule qui se pressait à la porte pour regarder. On traînait alors Jésus avec sa
couronne de paille sur la tête ; il jeta sur Pierre un regard triste et presque
sévère, et Pierre fut pénétré de douleur. Mais comme il n'avait pas surmonté sa
frayeur, et qu'il entendait dire à quelques-uns des assistants : “Qu'est-ce que
cet homme ?” il revint dans la cour, marchant d'un pas mal assuré, tant il était
accablé de tristesse et d'inquiétude ; puis, comme on l'observait encore dans le
vestibule, il s'approcha du feu et resta assis là quelque temps. Mais quelques
personnes qui avaient remarqué son trouble se mirent à lui parler de Jésus en
termes injurieux. L'une d'elles lui dit : “Vraiment tu es aussi de ses partisans
; tu es Galiléen et ton accent te fait reconnaître”. Comme Pierre voulait se
retirer, un frère de Malchus vint à lui et lui dit : “N'est-ce pas toi que j'ai
vu avec eux dans le jardin des Oliviers, et qui as blessé mon frère à
l'oreille ?”
Pierre, alors dans son anxiété, perdit presque l'usage de sa raison ; il se mit,
avec la vivacité qui lui était propre, à taire des serments exécrables et à
jurer qu'il ne connaissait pas cet homme ; puis il courut hors du vestibule dans
la cour qui entourait la maison. Alors le coq chanta de nouveau, et Jésus, qu'on
conduisait de la salle ronde à la prison à travers cette cour, se tourna vers
Pierre, et lui adressa un regard plein de douleur et de compassion. Les paroles
de Jésus : “Avant que le coq ne chante deux fois, tu me renieras trois fois”,
lui revinrent au cœur avec une force terrible. Il avait oublié la promesse faite
à son maître de mourir plutôt que de le renier et le menaçant avertissement
qu'elle lui avait attiré ; mais lorsque Jésus le regarda, il sentit combien sa
faute était énorme et son cœur en fut déchiré. Il avait renié son maître au
moment où celui-ci était couvert d'outrages, livré à des juges iniques, patient
et silencieux au milieu des tourments : pénétré de repentir et comme hors de
lui, il vint dans la cour extérieure, la tête voilée et pleurant amèrement. Il
ne craignait plus qu'on l'interpellât : maintenant il aurait dit à tout le monde
qui il était et combien il était coupable.
Qui oserait dire qu'au milieu de pareils dangers, en proie à de telles angoisses
et à un tel trouble, livré à une lutte si violente entre l'amour et la crainte,
accablé de fatigues inouïes et d'une douleur capable de faire perdre la raison,
avec la nature ardente et naïve de Pierre il eut été plus fort que lui ? Le
Seigneur l'abandonna à sa propre force, et il fut faible comme sont tous ceux
qui oublient cette parole : “Veillez et priez pour ne pas tomber en tentation”.
La sainte Vierge était constamment en rapport
spirituel avec Jésus, elle savait tout ce qui lui arrivait et souffrait avec
lui. Elle était comme lui en prière continuelle pour ses bourreaux. Mais son
cœur maternel criait aussi vers Dieu pour qu'il ne laissât pas ce crime
s'achever, pour qu'il voulût détourner ces douleurs de son très saint Fils, et
elle avait un désir irrésistible de se rapprocher de Jésus. Lorsque Jean, après
avoir entendu l'horrible cri : “Il est digne de mort”, fut venu la trouver dans
la maison de Lazare, située près de la porte de l'Angle, et lui eut raconté
l'horrible spectacle auquel il avait assisté, elle demanda ainsi que Madeleine
et quelques-unes des saintes femmes, a être menée prés du lieu où Jésus
souffrait. Jean, qui n'avait quitté son divin maître que pour consoler celle qui
était le plus près de son cœur après lui, conduisit les saintes femmes à travers
les rues éclairées par la lune, et où l'on voyait beaucoup de gens qui
retournaient chez eux. Elles marchaient voilées, mais leurs sanglots qu'elles ne
pouvaient étouffer attirèrent sur elles l'attention de plusieurs groupes, et
elles eurent à entendre bien des paroles injurieuses contre le Sauveur. La mère
de Jésus contemplait intérieurement le supplice de son Fils et conservait cela
dans son cœur comme tout le reste, elle souffrait en silence comme lui, et plus
d'une fois elle tomba évanouie. Comme elle était ainsi sans connaissance dans
les bras des saintes femmes, sous une des portes de la ville intérieure,
quelques gens bien intentionnés qui revenaient de chez Caïphe la reconnurent, et
s'arrêtant un instant avec une compassion sincère, la saluèrent de ces paroles :
“O malheureuse Mère, ô déplorable Mère, ô Mère riche en douleurs du Saint
d'Israël !” Marie revint à elle et les remercia cordialement : puis elle
continua son triste chemin.
Comme elles approchaient de la maison de Caïphe,
elles passèrent du côté opposé à l'entrée où il n'y a qu'un seul mur, tandis que
du côté de l'entrée, on traverse deux cours et elles rencontrèrent là une
nouvelle douleur, car il leur fallut passer par un endroit où l'on travaillait à
la croix du Christ sous une tente éclairée par des torches. Les ennemis de Jésus
avaient ordonné de préparer une croix pour lui dés qu'on se serait emparé de sa
personne, afin d'exécuter le jugement aussitôt qu'il aurait été rendu par
Pilate ; car ils voulaient mener le Sauveur devant celui-ci de très bonne heure,
et ne prévoyaient pas que cela dût durer si longtemps. Les Romains avaient déjà
préparé les croix des deux larrons. Les ouvriers maudissaient Jésus pour qui il
leur fallait travailler la nuit ; et leurs paroles allèrent percer le cœur de sa
mère déjà perce de mille douleurs. Elle pria toutefois pour ces aveugles qui
préparaient avec des malédictions l'instrument de leur rédemption et du supplice
de son Fils.
Arrivée dans la cour extérieure, après avoir fait
le tour de la maison, Marie, accompagnée des saintes femmes et de Jean, traversa
cette cour et s'arrêta à l'entrée de la cour suivante : mais son âme, livrée à
des douleurs indicibles était auprès de Jésus. Elle désirait vivement que la
porté lui fût ouverte, car elle sentait que cette porte seule la séparait de son
Fils, lequel, au second chant du coq, avait été conduit dans le cachot placé
sous la maison. La porte s'ouvrit, et Pierre, précédant plusieurs autres
personnes qui sortaient, se précipita au dehors les mains étendues en avant, la
tête voilée, et pleurant amèrement. Il reconnut Jean et la sainte Vierge à la
lueur des torches et de la lune : ce fut comme si sa conscience réveillée par le
regard du fils se présentait maintenant à lui dans la personne de la mère. Marie
lui dit : “Simon, que devient Jésus mon fils ?” Et ces paroles retentirent
jusqu'au fond de son âme. Il ne put supporter son regard et se détourna en
tordant ses mains : mais Marie alla à lui et lui dit avec une profonde
tristesse : “Simon, fils de Jean, tu ne me réponds pas ?” Alors Pierre s'écria
en gémissant : “O mère, ne me parlez pas ; ils l'ont condamné à mort, et je l'ai
honteusement renié trois fois”. Jean s'approcha pour lui parler ; mais Pierre,
comme hors de lui-même, s'enfuit de la cour, et gagna cette caverne du mont des
Oliviers ou les mains de Jésus priant s'étaient imprimées dans la pierre. Je
crois que c'est dans cette même caverne qu'alla pleurer notre père Adam,
lorsqu'il vint sur la terre chargée de la malédiction divine.
La sainte Vierge, le cœur déchiré de cette nouvelle
douleur de son fils renié par le disciple même qui l'avait reconnu le premier
comme fils du Dieu vivant, tomba prés de la porte sur la pierre où elle se
tenait, et les traces de sa main ou de son pied s'y imprimèrent. Cette pierre
existe encore, mais je ne me rappelle plus où. Je l'ai vue quelque part. Or les
portes des cours restaient ouvertes à cause de la foule qui se retirait après
l'emprisonnement de Jésus, et quand la sainte Vierge fut revenue à elle, elle
désira se rapprocher de son fils bien-aimé. Jean la conduisit ainsi que les
saintes femmes devant le lieu ou le Seigneur était renfermé. Elle était en
esprit avec Jésus, et Jésus était avec elle ; mais cette tendre mère voulait
entendre de ses oreilles les soupirs de son fils : elle les entendit et aussi
les injures de ceux qui l'entouraient. Les saintes femmes ne pouvaient s'arrêter
longtemps là sans être remarquée : Madeleine montrait un désespoir trop
extérieur et trop violent, et quoique la sainte Vierge au plus fort de la
douleur conservât une dignité et une décence merveilleuses, elle eut pourtant à
entendre ces cruelles paroles : “N'est-ce pas la mère du Galiléen ? son fils
sera certainement crucifié mais pas avant la fête, à moins que ce ne soit le
plus grand des scélérats”. Elle s'éloigna alors et, poussée par une inspiration
intérieure, alla jusqu'au foyer, dans le vestibule où se trouvait encore un
reste de populace. Les saintes femmes la suivaient dans un même silence. A
l'endroit où Jésus avait dit qu'il était le Fils de Dieu et où les fils de Satan
avaient crié : “Il est digne de mort”, elle perdit encore connaissance, et Jean
et les saintes femmes l'emportèrent plus semblable à une morte qu'à une vivante.
La populace ne dit rien et resta dans le silence et l'étonnement : c'était comme
si un esprit céleste eût traversé l'enfer.
On repassa à l'endroit où se préparait la croix.
Les ouvriers ne pouvaient pas plus la terminer que les juges ne pouvaient
s'accorder sur la sentence. Il leur fallait sans cosse apporter d'autre bois,
parce que telle ou telle pièce n'allait pas ou se fendait, jusqu'à ce que les
différentes espèces de bois fussent combinées de la manière que Dieu voulait.
J'eus diverses visions à ce sujet. Je vis que les anges les forçaient à
recommencer jusqu'à ce que la chose fût faite selon ce qui était marqué ; mais
je n'ai pas un souvenir très distinct de cette vision.
Jésus était enferme dans un petit cachot voûté dont
une partie subsiste encore. Deux des quatre archers seulement restèrent prés de
lui, mais ils se firent bientôt remplacer par d'autres. On ne lui avait pas
encore rendu ses habits : il était vêtu seulement du vieux manteau couvert de
crachats qu'on lui avait mis par dérision : ses mains avaient été liées de
nouveau.
Lorsque le Sauveur entra dans la prison, il pria
son Père céleste de vouloir bien accepter tous les mauvais traitements qu'il
avait eux à souffrir et qu'il allait souffrir encore, comme un sacrifice
expiatoire pour ses bourreaux et pour tous les hommes qui, livrés à des
tourments du même genre, se rendraient coupables d'impatience et de colère. Du
reste ses bourreaux ne lui laissèrent pas même ici un instant de repos. Ils
l'attachèrent au milieu de la prison à un piller et ne lui permirent pas de
s'appuyer, de sorte qu'il avait peine à se tenir sur ses pieds fatigués,
meurtris et gonflés. Ils ne cessèrent pas de l'insulter et de le tourmenter, et
quand les deux archers charges de le garder étaient las, ils étaient remplacés
par deux autres qui imaginaient de nouvelles cruautés.
Je ne puis raconter tout ce que ces méchants hommes
firent souffrir au Saint des saints : je suis trop malade, et j'étais presque
mourante à cette vue. Ah ! combien il est honteux pour nous que notre mollesse
ne puisse dire ou entendre sans dégoût et sans répugnance le récit des
innombrables outrages que le Rédempteur a souffert patiemment pour notre salut.
Nous sommes saisis d'une horreur comparable à celle du meurtrier forcé de poser
la main sur les blessures de sa victime. Jésus souffrit tout sans ouvrir la
bouche ; et c'étaient les hommes, les pécheurs qui exerçaient leur rage sur leur
frère, leur Rédempteur, leur Dieu. Je suis aussi une pauvre pécheresse, et c'est
à cause de moi aussi que tout cela s'est fait. Au jour du jugement où tout sera
manifesté, nous verrons tous quelle part nous avons prise au supplice du Fils de
Dieu par les péchés que nous ne cessons de commettre et qui sont une sorte de
consentement et de participation aux mauvais traitements que ces misérables
firent éprouver à Jésus. Ah ! si nous réfléchissions, nous répéterions bien plus
sérieusement ces paroles qui se trouvent dans bien des livres de prières :
“Seigneur, faites-moi mourir plutôt que de permettre que je vous offense encore
par le péché”.
Jésus dans sa prison priait incessamment pour ses
bourreaux ; et comme à la fin, accablés de fatigue, ils lui laissèrent un
instant de repos, je le vis appuyé au piller et tout entouré de lumière. Le jour
commençait à poindre, le jour de sa Passion, le jour de notre rédemption, et un
rayon arrivait en tremblant, par le soupirait du cachot, jusque sur notre saint
Agneau pascal tout meurtri qui a pris sur lui tous les péchés du monde. Jésus
leva ses mains enchaînées vers la lumière naissante, et pria son Père à haute
voix, le remerciant de la manière la plus touchante pour le don de ce jour que
les patriarches avaient tant désiré, après lequel lui-même avait soupiré avec
tant d'ardeur, depuis son arrivée sur la terre, qu'il avait dit à ses
disciples : “Je dois être baptisé d'un autre baptême et je suis dans
l'impatience jusqu'à ce qu'il s'accomplisse”. Combien étaient touchantes ses
actions de grâces pour l'arrivée de ce jour qui devait procurer notre salut, le
but de sa vie, ouvrir le ciel, vaincre l'enfer, faire jaillir sur les hommes la
source des bénédictions et accomplir la volonté de son Père. J'ai prié avec lui,
mais je ne puis rendre sa prière, tant j'étais accablée et malade : lorsqu'il
remerciait pour ces horribles souffrances qu'il subissait aussi pour moi, je ne
pouvais que dire et redire : “Ah ! donnez-moi vos douleurs ; elles
m'appartiennent, elles sont le prix de mes péchés”. Il saluait le jour avec une
action de grâce si touchante que j'étais comme anéantie d'amour et de pitié, et
que je répétais chacune de ses paroles comme un enfant. C'était un spectacle
indiciblement triste, attendrissant et imposant de voir Jésus, entouré de
lumière, accueillir ainsi le premier rayon du grand jour de son sacrifice. On
eut dit que ce rayon venait à lui comme un juge qui vient visiter un condamné
dans sa prison pour se réconcilier avec lui avant l'exécution. Les archers qui
semblaient s'être assoupis un instant se réveillèrent et le regardèrent avec
surprise, mais ils ne le troublèrent pas. Ils avaient l'air étonné et effrayé.
Jésus resta un peu plus d'une heure dans cette prison.
Pendant que Jésus était dans le cachot, Judas qui
jusque-là avait erré comme un désespéré dans la vallée de Hinnom, se rapprocha
du tribunal de Caïphe. Il se glissa près de cet édifice, ayant encore pendues à
sa ceinture les trente pièces d'argent, prix de sa trahison. Tout était rentré
dans le silence, et il demanda aux gardes de la maison, sans se taire connaître
d'eux, ce qui adviendrait du Galiléen. “Il a été condamné à mort”, dirent-ils,
“et il sera crucifié” il entendit d'autres personnes parler entre elles des
cruautés exercées sur Jésus, de sa patience, du jugement solennel qui devait
avoir lieu au point du jour devant le grand conseil. Pendant que le traître
recueillait çà et la ces nouvelles, le jour parut, et on commença à faire divers
préparatifs dans le tribunal. Judas se retira derrière le bâtiment pour ne pas
être vu : car il fuyait les hommes comme Caïn, et le désespoir s'emparait de
plus en plus de son âme. Mais quel spectacle s'offrit à sa vue. L'endroit où il
s'était réfugié était celui où l'on avait travaillé à la croix : les différentes
pièces dont elle devait se composer étaient rangées en ordre, et les ouvriers
dormaient à côté. Le ciel blanchissait au-dessus de la montagne des Oliviers :
il semblait voir avec terreur l'instrument de notre rédemption. Judas
tressaillit et s'enfuit : il avait vu le gibet auquel il avait vendu le
Seigneur. Il se cacha dans les environs, attendant la conclusion du jugement du
matin.
Au point du jour, Caïphe, Anne. les Anciens et les
Scribes se rassemblèrent de nouveau dans la grande salle du tribunal pour rendre
un jugement tout à fait régulier : car il n'était pas conforme à la loi qu'on
jugeât la nuit, et il pouvait y avoir seulement une instruction préparatoire, à
cause de l'urgence. La plupart des membres avaient passé le reste de la nuit
dans la maison de Caïphe, où on leur avait préparé des lits de repos. Plusieurs,
comme Nicodème et Joseph d'Arimathie, vinrent au point du jour. L'assemblée
était nombreuse et il y avait dans toutes ses allures beaucoup de précipitation.
Comme on voulait condamner Jésus à mort. Nicodème, Joseph et quelques autres
tinrent tête à ses ennemis, et demandèrent qu'on différât le jugement jusque
après la fête, de peur qu'il ne survint des troubles à cette occasion ; ils
ajoutèrent qu'on ne pouvait point asseoir un jugement sur les griefs portés
devant le tribunal, puisque tous les témoins s'étaient contredits. Les Princes
des prêtres et leurs adhérents s'irritèrent et firent entendre clairement à ceux
qui les contrariaient qu'étant soupçonnés eux-mêmes d'être favorables à la
doctrine du Galiléen. Ce jugement ne leur déplaisait tant que parce qu'il les
atteignait aussi. Ils allèrent jusqu'à vouloir exclure du conseil tous ceux qui
étaient favorables à Jésus ; ceux-ci de leur côté protestèrent qu'ils ne
prenaient aucune part à tout ce qui pourrait être décidé, quittèrent la salle et
se retirèrent dans le Temple.
Caïphe ordonna d'amener Jésus devant ses juges et
de se préparer à le conduire vers Pilate immédiatement après le jugement. Les
archers se précipitèrent en tumulte dans la prison, délièrent les mains de Jésus
en l'accablant d'injures, lui arrachèrent le vieux manteau dont ils l'avaient
revêtu, le forcèrent à coups de poing à remettre sa longue robe encore toute
couverte des ordures qu'ils y avaient jetées, lui attachèrent de nouveau des
cordes au milieu du corps et le conduisirent hors de la prison. Tout cela se fit
précipitamment et avec une horrible brutalité. Jésus fut conduit à travers les
soldats déjà rassemblés devant la maison, et quand il parut à leurs yeux,
semblable à une victime qu'on mène au sacrifice, horriblement défiguré par les
mauvais traitements, vêtu seulement de sa robe toute souillée, le dégoût leur
inspira de nouvelles cruautés ; car la pitié ne trouvait point de place dans ces
Juifs au cœur dur.
Caïphe, plein de rage contre Jésus qui se
présentait devant lui dans un état si déplorable, lui dit : “Si tu es l'oint du
Seigneur, le Messie, dis-le-nous”. Jésus leva la tête et dit avec une sainte
patience et une gravité solennelle : “Si je vous le dis, vous ne me croirez
pas ; et si je vous interroge, vous ne me répondrez pas, ni ne me laisserez
aller ; mais désormais le Fils de l'homme sera assis à la droite de la puissance
de Dieu”. Ils se regardèrent entre eux et dirent à Jésus avec un rire
dédaigneux : “Tu es donc le Fils de Dieu ?” Et Jésus répondit avec la voix de la
vérité éternelle : “Vous le dites, je le suis”. A cette parole, ils crièrent
tous : “Qu'avons-nous besoin de preuves ? Nous venons de l'entendre de sa propre
bouche”.
En même temps il prodiguaient les termes de mépris
à Jésus, ce misérable, ce vagabond, ce mendiant de basse extraction qui voulait
être leur Messie et s'asseoir à la droite de Dieu. Ils ordonnèrent aux archers
de le lier de nouveau, et lui firent mettre une chaîne autour du cou, ainsi
qu'on le faisait aux condamnés à mort, afin de le conduire à Pilate. Ils avaient
déjà envoyé un messager à celui pour le prier de se tenir prêt à juger un
criminel, parce qu'ils devaient se hâter à cause de leur fête. Ils parlaient
entre eux avec dépit de ce qu'il leur fallait aller d'abord vers le gouverneur
romain ; car, quand il s'agissait de quelque chose de plus que de leurs lois
religieuses et de la police du Temple, ils ne pouvaient rendre exécutoire une
sentence de mort sans son concours. Or, pour donner à la condamnation de Jésus
une plus grande apparence de justice, ils voulaient le faire juger aussi comme
coupable envers l'empereur, et c'est sous ce rapport que la chose était
principalement du ressort de Pilate. Les soldats étaient déjà rangés devant la
maison ; il y avait en outre beaucoup d'ennemis de Jésus et de populace. Les
Princes des prêtres et une partie du conseil allaient en avant, puis venait le
Sauveur mené par les archers et entouré de soldats ; la populace fermait la
marche. C'est dans cet ordre qu'ils descendirent de Sion dans la partie
inférieure de la ville, se dirigeant vers le palais de Pilate. Une partie des
prêtres qui avaient assisté au conseil se rendit au Temple, où us avaient à
s'occuper des cérémonies du jour.
* * * * *
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