HISTOIRE DE S. JEAN CHRYSOSTOME
SA VIE

LIVRE PREMIER.

Histoire du Saint depuis sa naissance, 847
jusqu'à son diaconat, 881.

1. J'entreprends une œuvre difficile, impossible peut-être à ma faiblesse, mais pourtant, si elle est bénie, féconde en précieux résultats pour la gloire de Dieu, l'honneur de son Église et le salut des âmes.

Je me propose de retracer les actions et les vertus admirables de l'illustre et bienheureux Jean, prêtre d'Antioche, archevêque de Constantinople et docteur de l'Église.

Je veux redire ce que fit pour la gloire de Dieu, pour le triomphe de la religion et le salut éternel des hommes, ses frères, cet ascète consommé, ce prêtre, ce pontife, ce grand docteur, ce sage interprète des livres sacrés, cet orateur inimitable, ce défenseur intrépide du peuple et des droits de l'Église, ce confesseur et ce martyre, cet homme merveilleux enfin, qui, par une éloquence. plus qu'humaine, par sa foi vive, son zèle ardent, par une charité, et une patience à toute épreuve, se fit un nom qui a traversé les siècles, et mérita les deux plus beaux titres de gloire que puissent jamais ambitionner les hommes, le titre de saint et le surnom glorieux de Chrysostome.

Soit qu'on étudie sa vie publique ou privée, soit qu'on le considère au milieu du monde, chez sa mère, environné de ses amis, ou sur les bancs des écoles; soit qu'on le suive sur les montagnes d'Antioche, parmi les ascètes, au sein de la solitude et du désert; soit qu'on l'écoute parlant du haut de la tribune sacrée, expliquant au peuple les divines Écritures, attaquant le paganisme, confondant l'hérésie, ou foudroyant les désordres par ces traits d'éloquence qui faisaient tressaillir des milliers d'auditeurs toujours plus empressés de l'entendre; soit enfin qu'on l'envisage environné de faveurs et d'applaudissements, ou en butte aux calomnies et aux persécutions, triomphant des fureurs de l'envie dans la ville impériale, ou accablé de misères dans l'exil cruel où il meurt, sa vie est également belle et admirable : c'est toujours la vie d'un grand génie, celle d'un apôtre et d'un saint.

Sous quelque point de vue qu'on envisage la vie de cet homme merveilleux, il n'est personne qui ne puisse y trouver de grandes leçons et de salutaires exemples. le prêtre, un modèle de charité, de zèle éclairé, de courage et de généreux dévouement, le religieux, un exemple de détachement, de mortification et de piété fervente. Il apprend aux riches et aux puissants de la terre le mépris des richesses, l'utilité et la nécessité de l'aumône; aux pauvres, il prêche la patience, la soumission aux ordres de la Providence, le prix inestimable de la pauvreté s'ils veulent bien la comprendre. Défenseur du faible et de l'opprimé, protecteur des vierges, des orphelins et des veuves, il menace des châtiments divins les injustes oppresseurs; il frappe le vice de tous les foudres de son éloquence; il sait relever aux yeux des hommes le pris de la souffrance et du malheur, et jamais peut-être la vertu ne parut plus belle, plus aimable que dans sa personne et dans les nombreux éloges sortis de sa bouche.

Tel est le héros chrétien, le saint illustre dont je vais essayer de retracer l'histoire.

Mon entreprise, à raison des grandes difficultés qu'elle présente, pourra paraître téméraire; mais la bonne volonté qui m'anime me justifiera, sinon aux yeux des hommes, du moins à ceux de Dieu.

Daigne le Seigneur bénir mon humble travail; puisse aussi le saint docteur dont j'écris la vie, m'obtenir grâce, lumière et force, et accorder à mes faibles efforts un sourire de complaisance et de bénédiction !

2. L'orage violent qui, pendant trois siècles, n'avait cessé d'agiter l'Église de Jésus-Christ sans pouvoir l'abattre, était passé; le sang de tant de millions de martyrs immolés par la barbarie avait crié vers Dieu; sa voix avait été enfin entendue et le sensualisme païen était vaincu.

Le quatrième siècle de l'ère chrétienne s'était ouvert, sous les plus heureux auspices : non-seulement le souffle ales persécutions était tombé, mais la croix triomphante avait brillé dans les airs, et le grand Constantin, vainqueur du tyran Maxence, était assis sur le trône des Césars. Sous ses yeux, et même par ses soins, des églises magnifiques, de vastes basiliques s'élevaient de toutes parts; les saints mystères, les fêtes chrétiennes étaient célébrées publiquement; le repos du dimanche était décrété, et les biens, patrimoine des pauvres, restitués aux églises; les opérations magiques, l'oppression des femmes, des enfants et des esclaves, les honteux mystères du paganisme étaient réprimés, et les évêques, environnés de respect, et de faveurs, pouvaient enfin se réunir en concile et s'occuper publiquement des intérêts de la société chrétienne. Tout faisait espérer pour l'Église de Dieu de longues années de paix et de prospérité : il n'en fut pas ainsi.

Constantin mourut en 1037, laissant l'Empire à ses trois fils, Constantin, Constance et Constant. Tons les trois portèrent son sceptre et ceignirent sa couronne, mais ils n'eurent ni sa valeur dans les combats, ni son habileté dans les affaires, ni surtout son respect pour la religion. La piété des fidèles s'était attiédie pendant la paix; quelques membres du clergé, séduits par l'appât de l'or et des honneurs, oubliaient leur sainte vocation, et l'orgueil de la raison humaine nourrie d'un mélange de polythéisme, de judaïsme et de philosophisme, s'était révolté contre les saints mystères de la foi. L'ère du martyre était passé pour faire place à l'ère des vains sophismes et des discussions. L'on vit bientôt surgir une multitude de schismes et d'hérésies qui mirent la religion dans un péril tout voisin de la mort. Mais, comme il arrive toujours, Dieu n'abandonna pas son Église; à côté du mal il sut mettre le remède efficace, et proportionner la résistance à l'attaque. Si le quatrième siècle de l'ère chrétienne est remarquable par la multitude et la malice des erreurs qu'il vit naître, on peut dire aussi qu'il est plus remarquable encore par la multitude et la science des grands hommes que la bonté de Dieu suscita.

Quelle série admirable de génies chrétiens dans ce quatrième siècle! Saint Athanase et saint Cyrille à Alexandrie, saint Hilaire dans les Gaules, saint Basile à Césarée, en Cappadoce, saint Grégoire à Nazianze, saint Éphrem à Édesse, saint Optat en Numidie, saint Ambroise à Milan, saint Jérôme en Palestine, saint Augustin en Afrique, et, enfin, celui dont nous écrivons la vie.

Ce grand docteur, que la force et les grâces de son éloquence firent surnommer Chrysostome, Chrystostome, Theostome, Bouche d'Or, Bouche du Christ, Bouche de Dieu, naquit dans la cité d'Antioche, capitale de la Syrie et de tout l'Orient, vers l'an 344 selon les uns, et selon les autres en 347 de l'ère chrétienne. Sans entrer ici dans une discussion qui n'est pas de notre sujet, nous embrassons le sentiment des derniers, parce qu'il est communément suivi, et que d'ailleurs il nous parait mieux s'harmoniser avec les faits de l'histoire.

3. Aucun prodige, comme il arrive quelquefois, et selon qu'il plait à Dieu, ne précéda ni n’accompagna la naissance de cet enfant de bénédiction. Sa mère n'eut aucune révélation sur sa grandeur future; les anges ne parurent pas auprès de son berceau; on ne vit point un essaim d'abeilles, présage de son éloquence, se reposer sur ses lèvres naissantes; enfin, ni la terre, ni le ciel, ni les hommes, ni les anges n'annoncèrent que cet enfant serait un jour le docteur de l'Orient et une des plus brillantes lumières de l'Église : c'est du moins ce que ne nous disent pas les historiens de sa vie.

Les parents de Jean étaient chrétiens; George d'Alexandrie se trompe, lorsqu'il avance qu'ils étaient adorateurs des idoles. Pour se convaincre du contraire, il suffit de lire le premier chapitre du Traité du Sacerdoce et l'homélie 59e sur la Genèse, où le saint lui-même déclare qu'il est né dans l'église d'Antioche, qu'il y a été nourri et élevé.

Quoique de race plébéienne , sa famille cependant tenait un des plus hauts rangs dans Antioche et dans l'Empire. Second, son père, était un des officiers les plus distingués de l'armée. Sa valeur et sa noble conduite l'avaient fait avancer rapidement dans la route des honneurs. A l'époque de la naissance de Jean, il était maître de la cavalerie, ou premier commandant des troupes de l'Empire en Syrie. Anthuse, mère de Chrysostome, et Sabinienne, sa tante paternelle, se distinguaient par les bonnes qualités de l'esprit et du cœur, nais surtout par une foi vive, une charité généreuse et une admirable piété: nous verrons bientôt la force d'âme, le noble caractère de la première, et la seconde, devenue diaconesse d'Antioche, sera célèbre par son courage; dévouée à Chrysostome, elle le suivra même jusque dans son exil.

4. Rien, ce semble , ne manquait au bonheur de cette famille. Environnée de richesses et d'honneurs, distinguée par la crainte de Dieu et la vertu, elle pouvait espérer de longs jours de paix et de prospérité; mais le bonheur de la terre n'est jamais parfait, et le fût-il, ce n'est due pour peu de temps. Second fut frappé par une mort inopinée, au moment où la fortune lui souriait le plus, et, en quittant la terre, ce grand général laissa mie jeune veuve, âgée seulement de vingt ans, une fille en bas âge et un fils encore au berceau.

Ce coup, d'autant plus terrible qu'il était inopiné, si capable de jeter dans le désespoir une femme jeune, faible et suis expérience, n'abattit pourtant pas le courage d'Anthuse. Blessée profondément dans ses affections les plus chères, laissée seule avec deux enfants au milieu d'un monde souvent injuste et corrupteur, chargée de l'administration toujours difficile des biens d'une famille et. de l'éducation de ses enfants, elle sentit vivement le malheur qui la frappait. Sa foi vive, sa piété exemplaire, ne l'empêchèrent pas do donner un libre cours à ses larmes; elle pleura amèrement et longtemps Second, son époux, mais en même temps elle sut adorer les desseins impénétrables de Dieu et rester constamment soumise à sa volonté sainte. Dans les maux qui nous affligent, nous accusons quelquefois la Providence, mais nos murmures sont toujours ou aveugles ou injustes; souvent nous ne considérons pas les choses dans leur ensemble, et plus souvent encore nous ne voulons pas comprendre que tout dans les mains de Dieu contribue au bien de ceux qui l'aiment. Si Second eût vécu plus longtemps, qui sait si son fils fût devenu l'apôtre d'Antioche, un docteur de l'Église, un saint?

Ce furent les pensées de la foi qui soutinrent l’âme d'Anthuse, placée sous le coup de cette cruelle épreuve. Dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté, favorisée des dons de la fortune, et en même temps ornée des plus belles qualités de l'esprit et du cœur, elle eût pu sans doute former de nouveaux liens et introduire dans la maison de Second un nouvel époux; mais après le malheur qui l'avait frappée, rien au monde ne pouvait plus la charmer. Anthuse avait compris la vanité de tout ce qui s'appelle bonheur; elle n'hésita pas un instant. Fortifiée par les paroles et les conseils de l'Apôtre, consolée dans ses maux par Jean, son fils, qui commençait à lui sourire, et dans lequel elle aimait à retrouver la noble image de l'époux due la mort lui avait enlevé, elle demeura inébranlable au milieu des tempêtes et du tumulte du monde, et laissa le veuvage, comme elle s'exprime elle-même, l'éprouver dans son creuset de fer.

Pénétrée de l'importance des devoirs sacrés qu'imposent de concert à une mère, la nature et la religion, elle s'appliqua tout entière à les bien accomplir. Ce fut elle qui donna là ses enfants les premières leçons de vertu , les premiers éléments du christianisme. Sans doute, elle eût pu se décharger de ce soin sur d'autres, mais d'autres ne pouvaient l'égaler dans l’accomplissement d'un devoir aussi doux pour une mère qu'il est nécessaire, et de l'exécution duquel dépend, en grande partie, tout l'avenir d'un enfant. Pourquoi, du reste, charger d'autres personnes de ce devoir? Quelle main peut mieux que celle d'une mère façonner son enfant? quelle bouche, quelle voix peut, plus facilement que la sienne, lui donner les premières leçons, et jeter dans son âme encore pure les premières semences de la vertu ? Anthuse comprit ce devoir; aussi, s'appliqua-t-elle avec tant de zèle à l'accomplir, qu'elle devint un sujet d'admiration non-seulement pour les chrétiens, mais encore pour les païens eux-mêmes, jusque-là, qu'un sophiste célèbre s'écria d'admiration en parlant d'Anthuse : Ciel ! quelles merveilleuses femmes se trouvent parmi les chrétiens!

5. Jean mettait si exactement en pratique les leçons et les saints exemples de sa mère, que dès l'âge le plus tendre il fut sa joie et sa consolation : c'est ce qu'elle assure elle-même. Il aimait la prière, la lecture et les pratiques de la piété chrétienne. Vif par caractère, mais bon par le cœur, il se portait au bien avec une telle ardeur, que ceux qui ne le connaissaient pas le regardaient comme un enfant violent et emporté. La force et la constance faisaient le fond de son caractère; son tempérament le portait à la colère, mais il vint à bout d'en réprimer les saillies, et d'acquérir cette douceur si recommandée dans l'Évangile et dont nous le verrons donner dans la suite tant de preuves admirables. Sous la conduite de sa mère et formé par ses leçons, il croissait en âge et en vertu, faisant déjà paraître dans leur germe ces grandes qualités de l'esprit et du cœur qui en ont fait un des plus grands et des plus saints pontifes du christianisme. Heureux les enfants qui ont de telles Mères ! heureuses les mères qui ont de pareils enfants !

6. L'éducation première de ses enfants ne fit point négliger à Anthuse le soin de ses domestiques et l'administration de ses affaires temporelles. La piété est utile à tout; elle donne du zèle et du courage; elle double les forces et l'énergie de l'âme, et rend ceux qui la pratiquent propres à l'exécution des plus grandes entreprises. Et quelle entreprise pour une femme jeune et faible que celle de l'administration des biens et de la maison qu'avait laissés Second en mourant! Laissons Anthuse elle-même nous dépeindre les embarras et les peines dont elle fut environnée :

« Pour se faire une idée juste des peines du veuvage, il faut les avoir éprouvées. Non, dit-elle, il n'est point de paroles capables de décrire les orages qui grondent autour d'une jeune femme, alors que, nouvellement sortie de la maison paternelle et n'ayant aucune expérience des affaires, elle se voit plongée subitement dans un deuil accablant, et réduite à se charger de soins au-dessus de son âge et de son sexe. Elle. doit corriger les négligences des serviteurs, et tenir l'œil ouvert sur leurs vices. Il faut qu'elle se roidisse pour faire échouer les mauvais desseins de sa parenté; qu'elle veille le jour et la nuit à l'administration de ses biens; de plus, elle doit être en garde contre les exactions, empêcher les fraudes et les injustices, et s'armer de force et de courage pour supporter celles qu'elle ne peut empêcher. Et quand un père, en mourant, laisse un enfant, si c'est une fille, elle est pour la mère un sujet d'un grand souci, exempt toutefois de fortes dépenses et de craintes. Mais un fils, chaque jour, cause à sa mère de continuelles alarmes: que de soucis et d'inquiétudes ! sans parler des sommes énormes  qu’elle est obligée de sacrifier, si elle veut lui donner une éducation honnête. »

7. Toutes ces difficultés, et beaucoup d'autres encore dont elle ne parle point, Anthuse sut les surmonter. Elle régla sa maison et ses domestiques, géra admirablement ses affaires, et, par une administration aussi intelligente que ferme, elle put, avec les seuls revenus de ses biens patrimoniaux, soulager les pauvres, fournir aux dépenses de l'éducation de son fils et conserver intacte à Chrysostome toute la fortune que lui avait laissée -son père en mourant.

Lorsque le fils de Second cul atteint l'âge où la raison développée permet au jeune homme de se livrer plus sérieusement à l'étude, Anthuse, sa mère, s'occupa de lui trouver des maîtres habiles.

Antioche n'en manquait pas. Cette ville, surnommée la grande, était considérée comme la troisième cité du inonde. Nulle autre ne la surpassait ni pour la fertilité de ses campagnes, ni pour la richesse de son commerce, ni, peut-être excepté Rome et Constantinople, pour la multitude et la magnificence de ses immenses galeries, de ses édifices somptueux et de ses palais superbes. Une partie de la ville était assise en amphithéâtre sur le flanc d'une petite colline; l'autre s'élevait sur les bords de l'Oronte. Ce fleuve célèbre, après avoir arrosé les murs d'Antioche, coulait le long bourg de Daphné et se déchargeait à douze lieues dans la mer de Séleucie. Antioche avait trois lieues de circonférence; elle comptait deux cent mille habitants. Les empereurs lui avaient accordé de grands privilèges; Constance l'appelait sa ville chérie et la reine de l'Orient.

Sous le point de vue religieux elle n'était pas moins célèbre. Antioche est citée dans les Actes des Apôtres. Saint Pierre y avait établi son siège; saint Paul y avait longtemps prêché. Ce fut à Antioche que les disciples de Jésus-Christ furent, pour la première fois, désignés sous le nom de chrétiens. Beaucoup de martyrs, entre autres saint Babylas, saint Étienne, saint Romain, saint Barlaam, sainte Pélagie et sainte Domnine, l'avaient arrosée de leur sang, et surtout, elle comptait dans leurs rangs un de ses premiers pontifes, un successeur des apôtres, l'illustre Théophore ou porte-Dieu, saint Ignace. Plus tard, elle devait être encore illustrée par l'éloquence de son Chrysostome.

A cette époque, il y avait à Antioche et dans toutes les villes principales de l'Empire deux sortes de maîtres : les grammatistes et les grammairiens. Les premiers enseignaient le rudiment, c'est-à-dire, les premiers éléments des langues; les seconds avaient une tâche plus élevée; ils donnaient les premiers principes de littérature. Dans leur école, la jeunesse expliquait les différents auteurs, les historiens, les orateurs et les poètes. Le travail des maîtres consistait principalement à en faire remarquer les beautés ou les défauts. Ils avaient pour but dans leurs leçons de former le goût des jeunes gens confiés à leurs soins, et de les exercer dans l'art de parler et d'écrire avec pureté et élégance. Il n'était pas facile de trouver des écoles chrétiennes de littérature. L'Église gémissait alors sous la tyrannie de Julien. Cet empereur, justement appelé l'apostat, oubliant qu'il avait été instruit, élevé dans les lettres et sauvé de la mort par les évêques, faisait au christianisme une guerre sourde, mais plus cruelle, plus dangereuse cent fois que celle que lui livrèrent les tyrans qui l'avaient précédé.

Sous son règne, les temples païens furent ouverts, les sacrifices recommencèrent, les églises furent dépouillées de leurs biens, les évêques humiliés et les prêtres des idoles comblés de richesses et d'honneurs. Les chrétiens n'eurent plus la liberté ni de plaider, ni de se défendre en justice; on les exclut des charges publiques; défense leur fut faite d'enseigner les lettres, et leurs écoles furent fermées.

Cette odieuse confiscation de la première des libertés publiques, ce mode d'oppression inventé par Julien et employé par tous les tyrans, obligea le fils d'Anthuse de suivre pendant quelques années les cours publics des maîtres païens. Les progrès qu'il fit dans l'étude des lettres furent si grands, que plus d'une fois il étonna non-seulement ses condisciples, mais les rhéteurs eux-mêmes. Toutefois, ce fut dans l'étude de l'éloquence qu'il signala surtout son aptitude. L'éloquence alors était en grande considération; c'était le rêve de l'ambition. Dans toutes les grandes villes on trouvait des maîtres qui l'enseignaient, et leurs écoles; fréquentées par tout ce qu'il y avait de jeunes gens distingués par la noblesse et la fortune, étaient la porte qui conduisait aux honneurs. Libanius, né à Antioche, enseignait dans cette ville : c'était un sophiste distingué. Il passait pour le plus célèbre orateur de son siècle; mais il était païen jusqu'au fanatisme. Jean fut obligé de suivre son cours d'éloquence; il était alors dans sa dix-8. Il n'est pas besoin de parler ici de ses progrès. Ils furent si surprenants, qu'à la fin de ses cours, il fut en état d'égaler et même de surpasser ses maîtres. Sozomène rapporte due Libanius, heureux et fier d'avoir un pareil disciple, et voulant donner à quelques rhéteurs, ses amis, une idée de sa merveilleuse capacité, lut en leur présence une déclamation que Jean avait composée à la louange des empereurs. Cette lecture ayant été vivement applaudie : « Heureux le panégyriste, s'écria Libanius, qui a eu de tels empereurs à célébrer! mais aussi, heureux les empereurs d'avoir régné dans un temps où le monde possède un si rare panégyriste! »

Ce sophiste donna encore une autre preuve de la haute idée qu'il avait de la science et de l'éloquence de Jean. Ses amis lui ayant demandé dans sa dernière maladie lequel de ses disciples il voudrait avoir pour successeur : Je nommerais Jean, répondit-il, si les chrétiens ne nous l'eussent enlevé.

Après son cours d'éloquence, Jean étudia la philosophie sous Andragantius, et, cette carrière, il la parcourut avec autant de succès que la première. Qu'il est difficile à un jeune homme riche, savant, éloquent, honoré de toute l'estime de ses maîtres, de ses amis et du public, environné de louanges et d'applaudissements continuels, de ne pas laisser aller son cœur à la vanité ! Qu'il est à craindre que, comme un vaisseau lancé au sein des mers sans voiles, sans gouvernail et sans pilote, il n'aille bientôt se briser contre les écueils! Jean sut les éviter. Soutenu par les avis et les saints exemples de sa mère, il demeura humble, simple, modeste au milieu des plus brillants succès. Son extérieur, ses habits étaient propres, en rapport avec sa condition, mais sans luxe, sans recherche aucune; on ne voyait point dans sa tenue, dans sa démarche, dans sa conversation, cette affectation puérile, signe caractéristique d'un esprit léger et d'un homme sans intelligence. Tandis que tous les jeunes gens de son âge et de sa condition arrivaient au gymnase, les uns montés sur des chevaux richement caparaçonnés, les autres traînés sur des chars magnifiques, eu environnés d'une foule de serviteurs et d'esclaves, le fils de Second y venait souvent seul, et quelquefois seulement accompagné d'un serviteur. Ce fut en vain due les amis de son père le pressèrent d'avoir un train plus conforme à sa naissance et plus en rapport avec ses richesses : « Je ne veux point me créer de nécessités, répondait-il, je puis me passer de tout cet embarras, je n'aime ni l'éclat, ni le luxe condamné par la doctrine et les exemples des prophètes; il est écrit : Celui qui s'élève sera humilié et celui qui s'abaisse sera élevé. »

Pendant le cours de ses études, il se lia d'amitié avec quelques jeunes gens de son âge; les plus connus étaient Théodore, depuis évêque de Mopsueste, Maxime, qui le fut de Séleucie, et surtout Basile, qui fut sacré évêque de Raphanée en Syrie. Ces jeunes hommes réunis par les mêmes études, les mêmes goûts et les mêmes desseins, se portaient mutuellement à la vertu. Au milieu du monde païen, leur principale occupation était d'étudier Jésus-Christ et ses saintes maximes. Ils s'exerçaient à la pratique des vertus chrétiennes. Jean surtout se distinguait par une grande modestie et une charité inaltérable. Sa conduite était si pleine de sagesse, de modération et de piété, qu'il se faisait aimer de tous ceux qui le connaissaient.

Anthuse fut plus heureuse que Monique, parce que Chrysostome fut plus docile qu'Augustin; aussi, plus heureux que ce dernier, il sut, au milieu dit tumulte ordinaire des écoles et de la séduction des mauvais exemples, conserver son esprit pur de toute erreur, et son cœur exempt de corruption.

9. Cependant le fils d'Anthuse avait atteint sa vingtième année, ses études étaient terminées (367), et déjà, par son éloquence et ses talents, il s'était acquis une espèce de renommée. Le moment de prendre une carrière, ce moment si solennel, si important., d'où dépend l'avenir, le bonheur ou le malheur de la vie, était arrivé pour Chrysostome. Soit que la volonté du ciel ne lui fût pas manifeste, et qu'en attendant des lumières plus grandes à cet égard il eût voulu se donner une occupation, soit qu'il fût entraîné par son goût et. peut-être gagné par les conseils de ses maîtres, ou poussé par les sollicitations de quelques-uns de ses amis, il tourna ses vues vers le barreau, et prit sa place au rang des avocats. Personne assurément ne pouvait mieux que lui exercer cette noble fonction. Une mémoire heureuse, nue grande rectitude d'esprit, une imagination vive, des manières insinuantes et nobles, une élocution facile, et surtout un scrupuleux amour de la justice, lui assuraient d'avance de brillants succès. Il se livra tout entier à cette fonction, et parvint en peu de temps à se faire titi nom parmi les avocats. Mais à quoi bon la gloire  humaine si l'on perd son âme? Qu'il est difficile d`être au milieu dit monde et de ne pas se laisser séduire par ses trompeuses caresses, ou entraîner par le torrent de la coutume et des mauvais exemples! L'on fait ce que l'on voit faire aux autres ; c'est d'abord avec répugnance, on combat ses remords, on s'autorise des conseils et des exemples de ceux qui nous environnent, on se familiarise peu à peu avec le mal, et enfin, on fait. sans crainte et ,ans remords ce que peu auparavant on regardait comme titi crime. C'est ce qui arriva à Chrysostome. Les liaisons nécessitées par son genre de vie, les soucis et les préoccupations qui en sont inséparables, dissipèrent cette aine jusqu'alors si calme, si recueillie; le fils d’Anthuse perdit bientôt le goût de la lecture des livres saints qui, dès son enfance, avaient fait ses délices; la piété et ses pratiques ne sourirent plus tant à son âme, et il chercha ailleurs sa joie et son plaisir.

Toute la ville, et surtout la jeunesse, courait aux représentations du théâtre; Chrysostome fut entraîné par la foule, il s'y rendit avec la multitude et se passionna même pour ce genre de divertissement. Mais écoutons-le raconter en gémissant ses malheurs

« J'ai en beaucoup d'amis vrais et sincères, connaissant parfaitement les lois de l'amitié, et les observant avec une scrupuleuse attention. Dans ce grand nombre, Basile surtout était distingué; il comptait parmi ceux qui ne s'étaient jamais séparés de moi : nous nous étions livrés aux mêmes études, nous avions eu les mêmes maîtres et les circonstances nous avaient inspiré les mêmes goûts. Après avoir terminé le cours des études, mon amitié avec Basile se maintint aussi ferme qu'auparavant, mais nos liaisons furent interrompues. Et comment, moi qui étais assidu au barreau, qui fréquentais journellement le palais, qui me passionnais pour les plaisirs de la scène, aurais-je pu nie trouver souvent avec un homme (lui était constamment sur ses livres, et qui ne venait jamais ni au théâtre ni an palais? Jusqu'alors nous avions marché ensemble dans le chemin de la vertu : les mêmes goûts, les mêmes pensées, les mêmes sentiments nous avaient étroitement unis, mais hélas! je restai en arrière. Notre balance perdit son équilibre, le bassin de mon ami s'élevait plus léger, et moi, enchaîné par l'amour du monde, passionné pour les plaisirs de la scène, je faisais tomber le mien en le surchargeant de tout le poids des passions de la jeunesse; je ne pouvais que tendre sans cesse vers la terre. »

Heureusement, le charme ne dura pas longtemps. Les avertissements de son ami Basile, ses caresses, ses reproches, et surtout la grâce divine ouvrirent les yeux de Chrysostome et lui firent découvrir la profondeur de l'abîme sur le bord duquel il marchait.

« A peine eussé-je relevé la tête au-dessus des vagues du monde, continue Chrysostome, que Basile me tendit les bras pour m'accueillir; toutefois, la première égalité ne put se rétablir entre nous. Comme il était entré dans la carrière avant moi, et qu'il y avait déployé un grand zèle, il s'élevait bien au-dessus de moi et planait dans les régions célestes. Pressé par la bonté de son âme, et attachant un grand prix à mon amitié, il quitta tous ses autres amis pour rester assidûment auprès de moi. »

Ce fut pour rétablir l'équilibre et l'égalité avec son ami Basile que Chrysostome, dès ce moment, fit des efforts étonnants. Saisi d'horreur à la pensée des dangers que son âme avait courus, il déplora son aveuglement, et jamais il n'oublia ce qu'il devait à la bonté de Dieu qui l'avait arraché au danger. Ce fut par reconnaissance et pour préserver les âmes des périls (lui avaient failli le perdre, qu'il parla dans la suite avec tant de force et d'éloquence contre les jeux et les spectacles.

10. Sa conversion fut parfaite, il résolut de se donner à Dieu entièrement. Dès ce moment il quitta le costume des habitués du palais, et, pour se dérober plus aisément aux importunités de ses amis, il se revêtit d'une tunique fort pauvre et de couleur noire : c'était l'habit ordinaire et distinctif de ceux des chrétiens qui, dans les premiers siècles, voulaient, tout en restant dans le monde, mener une vie plus parfaite, la vie des ascètes ou exercitants. Par là, Chrysostome abjurait publiquement les vanités du siècle; il se dévouait à une vie de mortification et de pénitence. Renfermé dans la maison d'Anthuse, sa mère, on ne le vit presque plus paraître en public. Tous ses moments étaient employés à la prière, à la lecture et à la méditation des livres divins; il portait le cilice, affligeait son corps par le jeûne et la discipline, et prenait sur la terre nue le peu de sommeil qu'il était obligé d'accorder à la nature après de longues et laborieuses veilles. C'est en vain que ses amis et ses anciens admirateurs, étonnés de sa retraite, murmurèrent. contre lui; en vain blâmèrent-ils sa conduite : Chrysostome, supérieur au blâme et à la louange, resta fidèle à son noble dessein et continua à s'élancer dans la carrière où, généreux athlète, il était entré.

Une vie si recueillie, si pénitente et si sainte dans un âge où la plupart des hommes ne sont occupés que des avertissements et des plaisirs, le rendait assurément lien digne de recevoir le baptême; mais les saints se jugent toujours eux-mêmes avec sévérité : Chrysostome ne s'en croyait pas encore assez digne. Pour se préparer à recevoir la grâce de ce sacrement, il vint se renfermer dans la maison épiscopale. Saint Mélèce, si célèbre par la douceur et la fermeté de son caractère, l'instruisit lui-même, et, trois ans après, ce saint pontife, heureux d'attacher Jean à son église, parce qu'il prévoyait ce qu'il serait un jour, lui administra le sacrement de Baptême, et lui conféra l'ordre de Lecteur (369).

La grâce de Dieu lie demeura point stérile dans le cœur du nouveau baptisé. De retour dans la maison de sa mère, il sembla redoubler encore de zèle et de ferveur; il s'appliqua tout entier à l'étude, à la prière et à la mortification. Dès ce moment aucune parole de jurement, de médisance ou d'imprécation ne sortit de sa bouche; personne ne le surprit à dire le mensonge  même le plus léger; sa retraite devint plus profonde, et cette parole de l'apôtre se vérifia en lui : Nous tous qui avons été baptisés en Jésus-Christ., nous avons été baptisés en sa mort; nous avons été ensevelis avec lui par le baptême pour mourir au pécha, afin que, comme Jésus-Christ est ressuscité d'entre les morts pour la gloire de son Père, nous marchions aussi dans une vie nouvelle.

   

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