XXI

LES COLOMBES BLESSÉES

Jacqueline  de Settesoli fut la première personne que les frères prévinrent et admirent auprès du corps de leur maître. Elle pleura et pria avec eux durant le reste de cette nuit inoubliable. Dès l'aube, qui était celle du dimanche, le groupe désolé vit une grande foule venir vers lui. La nouvelle s'était répandue de bouche en bouche, et la population d'Assise descendait les pentes qui conduisaient à la vallée et à l'humble Portioncule. Tous étaient confondus, les " popolari ", les nobles, les magistrats, les prêtres, les femmes élégantes ou misérables. Tous voulaient voir la dépouille mortelle du saint. Et à leur piété, à leur tristesse se mêlaient aussi d'autres sentiments. Bien que le miracle des stigmates eût été, autant que possible, tenu secret par les frères sur l'ordre de François lui-même, on en avait ouï parler, des légendes contradictoires circulaient, et une intense curiosité possédait les survenants. Ils voulaient savoir si réellement les cinq plaies divines existaient sur ce pauvre corps. Le frère Elie avait prévu l'âpre sentiment de cette foule, et il se hâta de faire établir par des soldats un service d'ordre, d'ailleurs indispensable devant le remous humain qui déferlait contre la petite cabane. Un autre sentiment agitait encore le public : celui d'un grand orgueil. Pour des âmes italiennes, et des âmes de ce temps-là, c'était un motif de fierté fanatique que de posséder un saint et ses reliques. La douleur s'effaçait devant la gloire qui allait définitivement échoir à Assise, et la présence des hommes d'armes était encore souhaitée pour cela. Les Assisiens ne cessaient de penser à un coup de main possible des milices de Pérouse, la rivale exécrée, jalouse sans doute de ravir ce cadavre. Mais heureusement aucune troupe ennemie ne se montra dans le val, et un conflit hideux fut épargné au saint et à ses fidèles.

Cette multitude demeura là priant, pleurant, chantant des hymnes ou faisant tapage malgré le respect, jusqu'à ce qu'enfin arriva d'Assise, en appareil solennel, le clergé venant pour la levée du corps. Et le cortège s'organisa. Il fut aussi héroïque qu'endeuillé. Il se déroula au son des trompettes et des chants de louanges pieuses, tous les assistants tenant des cierges et des torches, ou des rameaux arrachés aux oliviers. Ce fut dans la majesté d'un triomphe funèbre que l'évangéliste inerte remonta vers sa cité natale.

Alors se réalisa la promesse faite à Claire par François. La procession prit, avant de franchir les remparts, le chemin qui passait devant Saint-Damien, par un léger détour. Les Pauvres Dames entendirent la grande rumeur qui s'approchait. Claire ordonna qu'on la sortît de sa couche où elle gisait, malade, et qu'on la portât dans l'église du couvent. Là on ouvrit la fenêtre par laquelle les moniales écoutaient d'habitude les prédications, on ôta la grille de fer qui les isolait du monde, et, devant cette fenêtre, les frères, ayant retiré du cercueil le corps de François, le tinrent élevé dans leurs bras afin que les Pauvres Dames pussent le voir.

Elles éclatèrent alors en sanglots que leur foi ne pouvait modérer, et il y eut là quelques instants d'une inouïe douleur.

" O notre père, que deviendrons-nous? Pourquoi nous as-tu abandonnées ? Pourquoi nous laisses-tu désolées ! Pourquoi n'as-tu pas voulu que joyeuses et en liesse nous partions avec toi, laissant les tristes choses terrestres ? Que veux-tu que nous fassions, encloses dans cette prison, maintenant que tu ne nous visiteras plus comme autrefois ? Toute notre consolation est partie avec toi, la joie ne demeure pas dans les tombeaux du monde ! Qui nous apprendra à goûter les caresses de la pauvreté, à nous qui sommes aussi misérables de mérite que de biens temporels ? O pauvre des pauvres, ô amant de la pauvreté ! O juge prudent et avisé des tentations, qui soutiendra dans la tribulation les tourmentées ? O séparation déchirante ! O absence douloureuse ! O mort plus horrible que tout ! "

C'est à Thomas de Celano que j'emprunte ce texte. Quelle que soit l'habituelle tendance du bon moine à une rhétorique fleurie, il ne dissimule rien ici du caractère profondément humain, féminin,  italien  de cette  plainte lugubre comparable aux improvisations des " vocératrices " corses, des pleureuses antiques, de ce thrène jailli du cœur de femmes éperdues, allant cette fois bien au delà de ce que leur devait permettre leur règle. L'apôtre disparu les avait mises en ce saint lieu, elles y étaient entrées par libre conviction, et pourtant elles poussaient ce grand cri d'agonie morale : " Que veux-tu que nous fassions dans cette prison - elles osaient le mot - maintenant que tu ne nous visiteras plus ? " C'était leur " Eli, lamma sabacthani ". Et devant celui qui avait attendu en souriant " notre sœur la mort ", ces femmes proclamaient : " O mort plus horrible que tout ! " L'armature de la volonté mystique se brisait. Ce n'était pas encore assez que de contempler ce cadavre. Elles voulurent le toucher. " Les frères, continue Thomas de Celano, s'apercevant que les Pauvres Dames n'étaient pas complètement satisfaites dans leurs désirs, mirent le corps à l'intérieur du cloître, afin que Madame Claire et ses sœurs pussent baiser les stigmates sacrés, ce qu'elles firent avec grande dévotion et abondance de larmes. Toutes reçurent alors des joies et des consolations inénarrables. " Claire savait la vérité sur l'existence réelle des stigmates : lors de la dernière visite de François, redescendu des hautes solitudes de l'Alverne où le miracle s'était accompli, elle avait pansé elle-même les plaies, et l'une des compresses qu'elle y avait posées est encore vénérée aujourd'hui chez les Clarisses d'Assise. Plus que toutes les autres sœurs, " l'inconsolable Claire, dit Thomas, ne pouvait se détacher du corps et des stigmates, baisant l'un et les autres tendrement. Animée d'une grande dévotion, elle essaya d'enlever un clou de la main de François, mais elle ne le put. " Car, selon la leçon unanime des chroniqueurs, l'apôtre ne portait pas seulement des blessures identiques à celles de Jésus, mais, dans les plaies des mains et des pieds, des clous véritables dont sortaient les têtes et les pointes, comme s'ils avaient été arrachés au bois d'une croix avec la chair suppliciée. Ce détail, qui ajoute infiniment au mystère de la stigmatisation, est resté d'ailleurs incontrôlable; grâce aux ruses du frère Elie, toute trace a été perdue et toute vérification empêchée quant à l'existence des clous ayant pu ou non demeurer dans les membres du mort.

Il fallut enfin que s'achevât cette scène si pathétique où la féminité, associée audacieusement par l'apôtre à son œuvre, lui cria son suprême et poignant adieu. Les prêtres, les soldats, la foule s'impatientaient au dehors. " Pleurer trop longtemps était contraire à la modestie virginale, dit Thomas, et de plus ce n'était pas congru alors que les frères et le peuple étaient dans l'allégresse de contempler les stigmates et de posséder les reliques d'un saint. " Cette phrase sous-entend bien des choses. L'élan de la douleur avait bien dépassé les convenances de la modestie virginale, et le bon Thomas y songe tardivement après avoir noté la plainte farouche. Mais il est bien vrai qu'à partir de cet instant, la multitude reprenait tous ses droits orgueilleux; ce cadavre devenait la propriété, le trésor et l'étendard de la petite ville forte allongée au pied du Subasio. Pérouse n'avait rien de pareil à montrer. Ces femmes sanglotantes, ces recluses confites en dévotion, ne devaient pas retenir davantage le principal ornement d'une si belle fête religieuse et civique, qui faisait à Assise tant d'honneur, et elles gênaient, après tout, " l'allégresse " des séculiers.

Claire sentit cela avec une amertume infinie. Elle se ressaisit, elle imposa silence au désespoir de ses filles, elle laissa s'éloigner l'être qui avait été tout pour elle. Auparavant, cependant, elle prit la mesure du corps de François. Plus tard, " comme il y avait dans l'église de Saint-Damien une cavité creusée dans un mur, où jadis le saint s'était caché pour fuir la colère de son père, elle transforma cet antre en une niche où elle fit peindre le portrait du saint en sa taille naturelle. Et souvent, dans la suite, Claire et ses filles y vinrent contempler leur cher et  bien-aimé père ". Cette peinture naïve existe encore dans l'ancien chœur de Saint-Damien. Le cortège accompagna le corps de l'apôtre jusqu'à l'église Saint-Georges. Là il avait appris à lire, là il avait fait son premier sermon. Il y fut inhumé provisoirement, car déjà se pressentait la décision des frères et de la cité d'édifier un monument spécial.

Ainsi se termina cette journée glorieuse et douloureuse dont, un siècle plus tard, le génie de Giotto a retracé l'épisode capital dans une de ses fresques à l'église inférieure d'Assise, la plus belle de toutes peut-être par la force et la simplicité d'un art où tout est sentiment. Henry Thode la décrit très bien en quelques phrases :

" Les porteurs, tous nobles citoyens d'Assise, viennent de déposer le corps devant la riche façade de l'église. Les jeunes religieuses sont accourues. En tête nous voyons Claire elle-même qui, le regard fixé sur les traits calmes et sans vie de François, se penche sur lui, touchant d'une main les plaies de son côté, de l'autre main soulevant sa tête. Auprès d'elle une autre sœur, dans un élan de pieuse tendresse, s'est jetée à terre et baise la main du mort. Une troisième appuie sa bouche sur la plaie du pied, pendant que sept autres sortent de l'obscurité de l'église, en larmes, pareilles à des colombes effarouchées. A gauche se tient le groupe des bourgeois et des moines, avec des cierges dont la lumière illumine l'église, et un jeune garçon est grimpé sur un arbre pour arracher des branches. Il était impossible de figurer plus simplement et de façon plus saisissante la douleur muette, le profond amour de ces jeunes femmes. Elles n'ont pas encore retrouvé la force d'exprimer cette douleur en paroles : seul leur regard, fixé immuablement sur le mort, nous apporte l'expression de l'angoisse qui les étreint. "

C'est, en effet, cet instant de stupeur avant l'expression des cris et des larmes que Giotto a subtilement choisi ; et si son goût décoratif s'est permis de représenter un Saint-Damien tout de fantaisie, son âme profonde a fixé pour jamais la vérité psychologique de ces grands oiseaux blessés qui défaillent et s'abattent dans la lumière émanée par la sainte dépouille. Une souffrance du cœur féminin est dite là par le premier des princes de la peinture, d'inoubliable façon.

Ce que put être la nuit de prières qui suivit dans le chœur de Saint-Damien, il n'existe point de mots pour le dire, et le silence seul n'offensera pas. Mais, au seuil désert de la Portioncule, dans la plaine, une autre grande douleur était demeurée solitaire. Jacqueline de Settesoli n'avait point voulu, elle Romaine, étrangère à Assise, se mêler à toute cette foule. Accablée par la peine et l'insomnie, elle songeait à celui dont la douce voix ne l'appellerait jamais plus "mon frère Jacqueline". Elle n'eut plus le courage de quitter les sites que François avait aimés. Elle s'installa dans une demeure à Assise, en fit un lieu de rendez-vous pour les frères, fut l'intime de Léon, d'Egide, de Rufin, distribua par leurs mains sa fortune en aumônes, et s'éteignit bien plus tard que Claire, en 1274. Elle fut inhumée dans la basilique d'Assise. " Ici repose Jacqueline, sainte et noble dame romaine ", dit l'inscription au bas de la fresque où elle apparaît en habit du Tiers-Ordre, tenant la robe mortuaire tissée jadis pour François. Elle a pu prier dans l'église consacrée à sainte Claire. Elle dort auprès du tombeau de François. Le poème de la foi franciscaine a, dans ces concordances comme en tous ses autres détails, l'unité d'une strophe harmonieuse et parfaite.

XXII

CLAIRE VOIT CANONISER FRANÇOIS

De ce moment l'existence de Claire, qui allait durer encore vingt-sept années, devient indescriptible. On ne raconte pas une vie exclusivement intérieure, revêtant les apparences de

l'aride monotonie pour ceux qui demeurent incapables de ces élans abstraits, indéfiniment riches et variés. Claire était morte au monde depuis son entrée à Saint-Damien, mais bien plus irrévocablement encore depuis que François était remonté au ciel. Attendre l'heure où elle l'y suivrait, attendre cette heure en accomplissant son entier devoir, ce fut toute sa raison de vivre " dans la tour fortifiée de la sainte Pauvreté ".

Elle prolongea son magnifique exemple de piété, de charité. Elle ne s'abandonna pas un instant. J'ai dit comment, à deux reprises, quatre ans et huit ans après la mort du saint, cette recluse et cette percluse redevint la fière et énergique abbesse pour braver l'assaut infamant des soudards de Frédéric II. J'ai dit aussi avec quel tact, quelle dignité, quel art de concilier l'humble gratitude et la fermeté de principes, elle sut refuser à Hugolin des concessions proposées par une foi plus tiède que la sienne. L'apôtre lui-même, lors des grands débats pour la rédaction officielle de sa règle, n'avait pas eu la souple ténacité de cette femme, sa patience que nul n'eût pu décourager, sa volonté douce et lente que nul n'eût pu faire plier lorsqu'il s'agissait de son idéal. Cet idéal, elle l'avait d'emblée pénétré jusqu'au cœur et par le cœur. C'était le pur idéal franciscain primitif. Si elle eut le chagrin, avant de s'éteindre, de le voir désagrégé et exposé aux dissensions et aux schismes, du moins l'honneur lui restera-t-il d'avoir été, dans sa tour, dans son cloître, l'intransigeante, la gardienne intrépide et incorruptible de la pensée de son ami. L'esprit franciscain n'eût pu demeurer ce qu'il est demeuré jusque dans le monde moderne, si l'esprit des Clarisses ne l'avait si étroitement secondé. Jusqu'à la dernière heure, l'intelligence et l'autorité morale de Claire ont veillé. L'absence de faits matériels durant cette période finale ferait conclure à tort qu'elle ait traîné la dolente et somnolente existence des dévotes sans histoire. Les circonstances n'en ont point fait une Catherine de Sienne; elle eût pu l'être. Elle fut vraiment une flamme montant claire et droite, mais close, et soustraite aux rafales d'un siècle tourmenté; une force condensée, ardente et puissante, mais jetée entière dans la direction du ciel.

Elle eut la joie de voir s'épanouir dans l'univers la gloire de l'être qu'elle avait tant aimé. La vie et la mort de François avaient créé une émotion intense. Le cri public appelait pour " il Santo " la confirmation d'une canonisation officielle. Elle ne tarda pas. Hugolin venait de devenir le pape Grégoire IX. Un de ses premiers actes fut de grouper les éléments de la procédure nécessaire, et, dès le 16 juillet 1228, la canonisation fut célébrée en grande pompe à Assise par le Saint-Père lui-même. Désormais François de Bernardone était, pour tous les chrétiens, saint François. Et, le lendemain de ce jour, le pape posait la première pierre de la basilique consacrée au saint nouveau.

Elle devait s'élever à l'extrémité de l'éperon sur lequel est bâtie Assise, là où un robuste contrefort se relève comme une proue presque à pic sur l'océan de verdure de la vallée. Le premier, l'Assisien Puzarelli fit cadeau aux frères d'une terre qu'il possédait là, pour y déposer dans un oratoire ou une église les restes bienheureux. Mais ce n'était pas un simple oratoire que voulait le frère Elie, général de l'ordre, plein de rêves ambitieux. Il faisait de la gloire du mort le fondement de son propre prestige, avec cette dualité de caractère qui fait de ce religieux à la fois sincère et fourbe un des êtres les plus mystérieux qu'il nous soit donné d'entrevoir dans l'histoire du franciscanisme de cette époque. Le projet d'Elie était assuré de la réussite par le concours spontané des pieuses admirations. Les offres, les dons affluaient de toutes parts, et le pape était le plus zélé. Il accordait à la nouvelle basilique l'immunité; il décrétait qu'elle serait la tête et la mère de l'ordre tout entier. Ainsi l'ambition d'Elie, attachant son nom à une telle œuvre, se trouvait-elle servie par le désintéressement prodigieux du mort ; il semble bien que, sur Hugolin et sur Grégoire IX, l'influence de l'esprit d'Elie ait été presque impérieuse. Dès 1230 le monument, conçu par le génie de Philippe de Campello, était assez avancé pour que, le 25 mai, le cercueil de l'apôtre y pût être solennellement transporté.

Il est peu douteux que Claire, réduite au silence dans son cloître, mais informée de tout ce qui touchait la grande mémoire, ait partagé l'inquiétude et le désaveu des fidèles de François devant une œuvre semblable. Claire était trop perspicace pour ne point pénétrer la nature d'un Elie et son dessein d'imposer au siècle son prestige uni à celui de l'ordre. Comment protester là où la papauté approuvait, où les foules d'Italie s'enthousiasmaient ? Et cependant un tel faste, une telle dépense contrevenaient gravement à la pensée et à l'exemple de celui qui avait été le " Poverello ", le pauvre des pauvres, l'humble des humbles, et beaucoup de Franciscains le disaient sans ambages. Le scandale fut grand, le jour où le frère Léon ne craignit pas de renverser l'urne placée devant la basilique pour recueillir les offrandes, et où le frère Elie le fit frapper et chasser par ses serviteurs; car Elie avait des serviteurs, montait à cheval, et menait la vie confortable d'un prélat. Le scandale fut plus douloureux et plus saisissant encore, lors de la translation du corps de François. La procession touchait aux portes, lorsque se produisit un grand tumulte. Des hommes armés, mêlés aux fidèles, enlevèrent la dépouille, pénétrèrent dans la basilique dont ils barrèrent les issues, et cachèrent les restes de l'apôtre dans un sépulcre préparé secrètement, dans quelque crypte naturelle de la falaise rocheuse. Il fut impossible de les retrouver.

On y est enfin parvenu en 1818, après cinquante-deux nuits de fouilles pénibles. Les motifs de cette scène violente et sacrilège, que Grégoire IX déplora comme une offense personnelle, sont encore mystérieux. Le rapt fut-il dû à la crainte obstinée de voir les Pérousins s'emparer des reliques ? Fut-il dû à la colère des mystiques de la pauvreté, comme Léon, contre l'orgueil d'Elie et de ses partisans ? Peut-être Claire emporta-t-elle dans la tombe la confidence de ces fidèles dont elle partageait les idées, elle la chevalière de la Pauvreté. La canonisation l'avait ravie; la basilique ne put que l'attrister et troubler sa conscience, et les débats qui suivirent, autant qu'elle les connut, augmentèrent son chagrin. L'honneur que le siècle croyait faire à François n'en était pas un pour elle; elle savait que dans les prairies célestes où il errait en pèlerin de l'éternité, et d'où il voyait les âmes dans leurs prisons terrestres, si son infinie mansuétude excluait l'irritation, du moins jugeait-il la plus humble des prières sincères comme un monument plus riche et plus significatif.

C'est donc probablement avec indifférence qu'elle vit se poursuivre durant des années l'achèvement de ce majestueux ensemble de trois églises superposées, chef-d'œuvre de l'art italien qui s'éveillait. Nous l'admirons. Elle ne s'y rendit pas, elle n'y alla jamais prier dans la nef souterraine, étoilée de cierges, au-dessous de laquelle le corps de son ami sublime avait disparu. Le cloître était fermé sur elle, elle vivait au delà de cette terre. Sur la couche ascétique que ne quittait plus son corps, ce corps que les macérations avaient ruiné, elle attendait.

Et celle qu'elle attendait, " sa sœur la mort ", vint enfin pour elle aussi.

XXIII

L'ÂME  DE  CLAIRE  S'ÉVADE

Léon, Ange, Genièvre , les plus aimés parmi les compagnons de François, vieillissants et fidèles, venaient souvent visiter la recluse. Ils lui parlaient tendrement des nombreux et touchants épisodes de leur vie auprès du maître, évoquant ses actes et ses paroles avec cette fervente et naïve poésie dont la " Légende des Trois Compagnons " et les " Fioretti " nous transmettent le parfum. Sans doute essayaient-ils d'éviter par contre à leur amie les détails des dissensions qui déchiraient l'ordre et dressaient les uns contre les autres les " zélateurs " mainteneurs rigoureux du principe de non possession, et les " conventuels " admettant la propriété. Ils devaient essayer aussi de lui dissimuler les pénibles rivalités qui attiraient aux Franciscains les colères des autres ordres monastiques et d'un clergé toujours enclin à prendre ombrage de ce rapport immédiat du croyant avec Dieu, de cette grande œuvre voulue et réalisée par François. Mais il est non moins probable que Claire exigeait d'être instruite de tout. Comme créature elle n'existait plus, mais, comme abbesse du couvent qui restait le berceau de son ordre, elle tenait jusqu'au dernier souffle à assurer la sauvegarde de l'idéal primitif.

Trois cents ans plus tard, Thérèse, la grande inspirée d'Avila, devait soutenir, en réformant le Carmel, la même lutte pour l'esprit de pauvreté. De là le soin tenacement apporté par Claire à faire ratifier intégralement, comme le voulut Thérèse, sa règle par tous les papes successifs, et quand Grégoire IX fut mort, elle s'adressa à Innocent IV. Il l'aimait et l'admirait d'ailleurs, comme les autres, et elle trouva toujours des protecteurs auprès du Saint-Siège. Le dernier en date fut le cardinal Raynald, prélat d'Ostie comme l'avait été Hugolin, et destiné à devenir pape lui-même sous le nom d'Alexandre IV. Nous avons parlé plus haut de la visite du Saint-Père à Saint-Damien et du miracle des pains, en émettant l'avis qu'il devait plutôt s'agir de Grégoire IX. Mais Innocent IV vint aussi voir Claire, et celle-ci, par l'entremise du cardinal Raynald, obtint enfin la bulle pontificale confirmant le droit solennel et définitif des Clarisses de vivre selon l'observance de l'étroite pauvreté. Le bref de 1251, qui commençait par ces mots : " Quia vos dilectae filiae... ", ne suffisait pas encore à contenter l'esprit de Claire. Elle  avait su qu'Innocent IV avait, durant son séjour à Lyon, promulgué une règle plus large et plus douce sous laquelle vivaient la plupart des monastères de Provence et d'Aquitaine. Comme Hugolin, comme l'évêque Guido, comme Elie, comme tant d'autres, Innocent s'effrayait de ce que cette femme extraordinaire et ses sœurs osaient s'imposer. Une fois encore elle mena le combat, de son lit d'agonie; une fois encore elle vainquit. Le pape s'inclina, et la bulle solennelle débutant par : "Solet annuere Sedes apostolica", datée du 9 août 1253 et scellée du sceau pontifical, fut apportée de la cour de Pérouse, La mourante la baisa respectueusement. Le 11 août, elle s'éteignait, gardant en ses mains le témoignage du suprême triomphe de sa fidélité à l'esprit de François, dans le vacillement de l'esprit franciscain.

Son œuvre terrestre était ainsi parachevée. Sa sœur Agnès, abbesse depuis 1219 du monastère de Monticelli, demeurait séparée d'elle; Claire l'avait fait revenir à son chevet. Agnès devait ne lui survivre que de quatre mois. Pour obéir à son vœu, elle remit aux Dames du couvent de Monticelli le voile noir que Claire portait sur sa tête. Ce voile a été conservé comme une sainte relique par ces Clarisses dont la demeure se trouve maintenant à Coverciano, sur la route de Settignano, à deux kilomètres de Florence.

Claire entra doucement dans la mort, entourée par ces quelques êtres qu'elle chérissait depuis les débuts lointains de sa vie monastique. Elle fit son testament, qu'on trouvera plus loin, et, lorsqu'elle eut achevé de le dicter, elle prononça pour toutes ses sœurs cette admirable bénédiction :

" Au nom du Père, du Fils, et du Saint-Esprit. Amen. Que le Seigneur vous bénisse, vous garde et vous montre sa face, qu'il vous ait en sa miséricorde et vous donne sa paix, à vous mes chères sœurs et filles et à toutes celles qui viendront dans notre ordre tant à présent que plus tard, et persévéreront en tous les autres monastères des Pauvres Dames. Moi Claire, servante du Christ et petite plante de notre bienheureux père François, votre sœur et votre mère, quoique indigne, je prie Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, par sa miséricorde, par l'intercession de la très sainte Vierge Marie, du bienheureux Michel archange, de tous les anges et de notre bienheureux père saint François, de tous les saints et saintes du Ciel, qu'il vous donne et confirme cette très sainte bénédiction au Ciel et sur la terre; ici-bas, en augmentant en vous la grâce et la vertu, au Ciel en vous exaltant et en vous glorifiant avec ses saints.

" Je vous bénis vivante et je vous bénirai après ma mort, tant que je le pourrai et plus que je ne le pourrai, de toutes les bénédictions avec lesquelles le Père des miséricordes bénit et bénira ses fils au Ciel et sur la terre, et avec lesquelles le père et la mère spirituels bénissent et béniront leurs enfants spirituels. Soyez toujours amoureuses de Dieu, aimez vos âmes et toutes vos sœurs ; demeurez toujours fidèles à observer ce que vous avez promis au Seigneur, que ce Seigneur Dieu soit toujours avec vous et vous accorde d'être toujours avec Lui. Amen. "

" Tant que je le pourrai et plus que je ne le pourrai..." Toute l'énergie de cette âme, digne de celle de François, était dans ces simples paroles. Elle allait en prononcer une plus haute encore.

J'emprunte à Johannes Joergensen cette page émouvante et noble, condensant la chronique de Thomas de Celano :

" ... Les jours s'écoulent, et la mourante reste toujours dans le même état. Depuis plus de deux semaines elle n'a absolument rien mangé, et cependant elle se sent encore assez forte. Son confesseur l'engage à la patience. " Depuis que par l'entremise du serviteur de Dieu François, répond-elle, j'ai appris à  connaître la grâce de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ, aucune douleur ni aucune pénitence  ne m'a paru difficile à supporter. " Puis elle demande à ses amis de la Portioncule, Léon, Ange et Genièvre, de venir vers elle pour lui lire l'histoire de la Passion. Ils viennent tous les trois, et c'est alors que le frère Genièvre lui transmet sa provision de " nouvelles de " Dieu ", tandis que Léon, agenouillé au pied du lit, baise en pleurant le sac de paille qui sert de matelas à la malade, et que le frère Ange s'ingénie à consoler les sœurs sanglotantes.

" Et voici qu'au milieu d'un silence tout pesant de larmes, on entend Claire élever la voix : " Va sans crainte, dit-elle, car tu as un  bon guide pour ta route ! Va sans crainte,  car Celui qui t'a créée t'a aussi consacrée, et  toujours Il a veillé sur toi, et t'a aimée tendrement comme une mère aime son enfant !  O Seigneur, je Te remercie et je Te loue de  la grâce que Tu as daigné me faire en me  laissant naître ! " Puis elle se tait, et de nouveau reste immobile, les yeux ouverts, comme si elle écoutait une réponse. " Avec  qui t'entretiens-tu ainsi ? demande l'une  des sœurs. - Je m'entretiens avec mon  âme ! répond solennellement Claire. " Et puis, un moment après, elle ajoute : " Et toi,  ma sœur, ne vois-tu pas le Roi de gloire  que je suis maintenant admise à contempler ? " Les yeux aveuglés par les larmes, tous regardent la mourante. Mais Claire ne les voit plus. Obstinément elle tient son regard fixé sur la porte de sa cellule, et voici que cette porte s'ouvre et que, vêtues de blanc, avec des bandeaux dorés dans leurs cheveux étincelants de lumière, voici que s'avance une troupe de vierges célestes qui sont venues emmener Claire dans sa nouvelle patrie ! L'une d'elles est plus grande et plus magnifique que toutes les autres, et l'or brille sur sa tête d'un tel éclat que la sombre cellule en devient plus éclairée que le jour d'été le plus rayonnant. Et voici que cette belle Dame de Lumière traverse les rangs de ses compagnes pour arriver jusqu'au lit de Claire, et se penche sur la mourante, et la recouvre toute d'un voile lumineux. Et ainsi, soutenue dans les bras de Marie, et sous l'abri du pur manteau de la Reine des Cieux, l'âme de Claire monte vers la béatitude éternelle ! Mais le corps de la morte, ensuite, apparaît sur la couche ; et voici qu'entre ses doigts raidis ce corps retient la bulle du pape écrite deux jours auparavant, la confirmation solennelle et définitive du droit, pour Claire et ses sœurs, de vivre conformément à l'idéal franciscain ! "

Claire avait fini de " s'entretenir avec son âme ".

XXIV

CLAIRE CANONISÉE

La nouvelle de la mort de Claire, bien que prévue depuis assez longtemps, répandit le deuil dans toute la cité d'Assise.

A l'instant, une foule composite se rassembla dans les rues et sur les

places, et se dirigea vers le monastère de Saint-Damien. " Et tous, dit Thomas de Celano, versaient de pieuses et dévotes larmes en criant bien douloureusement : " O vierge  bénie, ô amie de Dieu, très chère Claire,  adieu ! prie pour nous ! " Celle qui fut la belle patricienne Claire Scifi s'était fait vénérer de tous, et à elle comme à François allait le cœur reconnaissant d'un peuple resté fidèle à la grandeur primitive de l'idéal formulé par cet homme et cette vierge. Le podestat d'Assise se hâta de survenir avec ses chevaliers et une troupe d'hommes d'armes, cavaliers ou archers. Ils entourèrent le moutier et firent bonne garde toute la soirée et toute la nuit. La menace obsédante de Pérouse était toujours là, malgré la présence de la cour pontificale. On craignait, comme on l'avait craint jadis pour la dépouille de François, qu'on n'enlevât le " précieux trésor qui gisait au milieu de tant de monde ". Ce sont les expressions de Thomas de Celano. Ce cadavre, comme l'autre, devenait déjà un objet de fierté civique, une relique dont la ville tirait gloire; et l'autorité communale s'en assurait.

Le lendemain, Innocent IV arriva avec les cardinaux à Saint-Damien, et toute la population y revint avec lui. Au début de la cérémonie funèbre, les Frères entonnèrent l'office des Morts. Mais le pape leur imposa silence, déclarant qu'ils devaient chanter plutôt l'office des Vierges. Il semblait qu'il voulût non enterrer Claire, mais prononcer cette canonisation dont le désir était déjà dans tous les esprits. Le cardinal Raynald, évêque d'Ostie, le nouveau protecteur de l'ordre, qui avait porté à Claire la bulle papale et reçu sa confession, fit remarquer qu'en un tel cas l'office des Morts était réclamé par l'usage et que, pour l'honneur de Dieu et de la bienheureuse, il convenait d'attendre d'avoir bien examiné et approuvé les miracles qu'on lui attribuait, selon la coutume de l'Eglise, avant de décerner à Claire le suprême honneur pressenti par tous. La messe des Morts fut donc chantée. Ensuite Raynald fit un sermon sur le mépris des vanités du monde qui avait été la force et la vertu de la recluse de Saint-Damien. A l'issue de l'office solennel, il ne sembla sage ni au pape, ni aux cardinaux, d'accord en cela avec l'autorité civile, de laisser le précieux corps dans un lieu aussi pauvre et aussi peu sûr que Saint-Damien, situé hors les murs. " On fit donc la levée du corps, dit Thomas, et on le porta au son des trombones, avec beaucoup d'honneur et une grande allégresse ", en l'église Saint-Georges, qui était à cette époque la plus belle d'Assise. C'est là que le corps de saint François avait été provisoirement inhumé vingt-sept années auparavant. Le peuple visita assidûment ce tombeau, qui fit des miracles. Il en fut fait aussi par le voile noir de Claire, déposé, auprès du manteau de saint François, au monastère de Monticelli. Thomas de Celano, d'après Barthélémy de Pise, énumère et décrit complaisamment ces miracles, qui furent retenus dans l'enquête de canonisation. J'ai dit précédemment pourquoi je n'y insisterai pas, résistant au plaisir littéraire de donner les agréments de la légende et du merveilleux à ce livre d'évocation. Il n'y a pas dans la vie de Claire, comme dans celle de François si pleine de faits et si richement commentée, les éléments d'une " légende ", Nous avons à relater quelques traits biographiques, - et le reste est silence. Mais quel silence, et de quelle qualité ! Toute l'immensité de la méditation mystique ! Le merveilleux le plus incontestable, le plus inattaquable de la vie de Claire, c'est cette vie elle-même, ce prodige de consécration d'un être à une Idée devenue pour elle la suprême réalité. Et il y a précisément à mon sens une extrême grandeur dans le fait que la mémoire de cette femme s'impose depuis sept siècles sans l'accompagnement de thèmes fournis à la poésie par l'imagination, brodeuse charmante et fantasque sur la trame de l'histoire.

Innocent IV, aidé de Raynald, tint à mener avec promptitude bien qu'avec soin la procédure de canonisation, au cours de laquelle il songea également à charger Thomas de Celano, déjà auteur des deux Vies de son maître Saint François sur l'ordre de Grégoire IX, d'écrire la biographie de Claire.

Ce travail, le vieux moine ne le termina sans doute qu'en 1256. La canonisation fut décrétée en 1255 ; mais Innocent IV mourut avant de la voir. Ce fut le cardinal Raynald, élu pape sous le nom d'Alexandre IV, qui acheva l'œuvre dès son accession au pontificat. Elu à Naples, n'ayant pu retourner à Rome à cause des discordes politiques et s'étant arrêté à Anagni, sa patrie, il y canonisa sainte Claire.

Parallèlement avait été décrétée, comme pour François, la construction d'une église consacrée à la sainte dans la ville d'Assise. Cette fois, aucune visée ambitieuse d'un Elie ne se mêlait à cette volonté d'hommage; unanimes, les Assisiens gardaient la mémoire des vertus de Claire et du geste courageux par lequel elle avait deux fois fait reculer les bandes sarrasines du Hohenstaufen maudit. Le chapitre du Duomo, en échange de l'église San Giacomo, céda l'église et l'hôpital de Saint-Georges pour le transformer en monastère ; ce fut, cette fois encore, au grand architecte de la basilique du saint, à Philippe de Campello, que fut confiée la tâche d'élever un sanctuaire digne de la première abbesse des Pauvres Dames. Il conçut un édifice simple mais puissant, soutenu par deux arcs vigoureux; et sur cette pente de colline qu'on lui avait donnée il épaula les murs du monastère par des tourelles carrées si fortement construites, que les siècles ont laissé l'ensemble absolument intact.

Philippe de Campello termina son œuvre en 1260. L'autel ayant été consacré, Alexandre IV ordonna la translation du corps de la vierge, par le privilège ainsi rédigé :

" Alexandre, pape, serviteur des serviteurs de Dieu, à ses vénérables frères les évêques des diocèses de Pérouse, Spolète et Assise, salut et bénédiction apostolique.

" Attendu que, la veille de la prochaine fête de Saint-François, le sacré corps de la bienheureuse Claire se doit transférer sous l'autel principal de l'église édifiée en son honneur, afin que cette translation se fasse plus dévotement, nous vous enjoignons par la présente lettre, avec notre autorité apostolique, d'y assister en personne et de donner au peuple la parole de Dieu très solennellement ; puis nous vous autorisons à octroyer, le jour de cette fête, la même indulgence que celle qui est accordée en la fête de Saint-François. Donné à Subasio le 9 septembre, en la septième année de notre pontificat. Deo gratias. Amen. "

La cérémonie eut lieu. Et, le même jour, les Clarisses quittèrent leur asile de Saint-Damien pour s'installer dans le monastère nouveau où, ayant suivi leur Mère, elles veilleraient et prieraient désormais sur sa tombe. Il en fut ainsi jusqu'en 1850, où l'on a placé dans une crypte de marbre, sous le maître autel, la forme adorable; noircie mais respectée dans ses lignes pures, elle est visible derrière une paroi de cristal, et on en discerne avec une émotion recueillie le calme profil.

XXV

L'ÉMOTION DE SAINT-DAMIEN

Telle fut l'histoire de Claire Scifi, devenue sainte Claire d'Assise.

Dans l'église qui lui est consacrée, nous voyons son corps. Mais si nous voulons réellement retrouver l'impression de la présence réelle, c'est à Saint-Damien qu'il convient de nous rendre, en cette maison des champs qui se présente avec tant de simplicité douce parmi le velours cendré des oliviers et le velours vert des chênes et des ifs.

Dans cette maison, Claire a laissé le parfum de son âme. On l'aborde avec une stupeur respectueuse devant sa pauvreté. Elle est vraiment l'image de " la très sainte Pauvreté ". On n'y peut pénétrer sans être assailli par de grands et touchants souvenirs.

Cette chapelle oblongue avec une voûte pointue, c'est François qui l'a refaite, avec sa mystérieuse intuition de l'art ogival, du style " français ". C'est près de ce jardin exigu qu'il composa le "Cantique du Soleil". Ces bâtiments adjacents, ce furent Claire et ses sœurs qui les édifièrent ou les augmentèrent. C'est ici que l'évangéliste venait s'entretenir pieusement avec elles. On ne peut contempler sans un sentiment d'admiration pour la sincérité de la foi de ces premières Clarisses le chœur où elles récitaient les offices : une sorte de cave, lambrissée d'une menuiserie grossière, avec des bancs usés, un lutrin mal équarri sur une estrade vermoulue, - quelques planches, de la pierre, une nudité absolue, voilà le décor qui a suffi à ces âmes ardentes, sources intarissables d'effusions mystiques, cierges allumés pour célébrer d'indicibles extases. Toute expression semble débile et importune pour décrire cette cellule étroite et basse où Claire vécut, souffrit et expira en bénissant, après trente-huit années de méditation. On voit au monastère le bréviaire que le frère Léon avait manuscrit pour elle et dont chaque jour elle tournait les pages ; le petit calice d'étain où elle buvait après la communion; le reliquaire de cuivre qu'Innocent IV lui avait donné; la curieuse petite cloche à dents qu'elle agitait à l'aube pour appeler ses sœurs à la prière; la boîte où elle conservait le Saint-Sacrement : très humbles objets, dont la valeur et la signification morales sont sans prix.

Au réfectoire s'impose la vision de la vie menée par la sainte et ses compagnes. C'est un des lieux du monde où l'on peut le mieux avoir la sensation de l'inexistence du temps. Saint-Damien est depuis bien longtemps occupé par des moines, des Franciscains observants. La lucarne du fond est la seule issue par laquelle les visiteuses sont admises à jeter un regard sur le réfectoire, à elles interdit par le mot clausura; les visiteurs peuvent plus aisément voir les calmes Frères prendre, tandis que l'un d'eux lit un texte sacré, une nourriture frugale égayée par la jolie note de rubis rosé des fiasques emplies du bon vin ombrien. Mais quand est déserte cette sorte de crypte rectangulaire aux voûtes basses, l'illusion est complète. Sept siècles sont abolis. La porte, les parois de chêne, les tables, les bancs sont restés tels qu'à l'époque où vivaient les premières Pauvres Dames. A la dernière table à droite, une petite croix rouge indique la place où Claire s'asseyait. C'est là qu'elle convia Grégoire IX. C'est là que par obéissance elle bénit les pains comme il l'y engageait, et qu'ils se rompirent d'eux-mêmes en forme de croix. Si grave que soit ce lieu sacré tout empli de l'austérité médiévale, que la patine du temps et le soleil ont pénétré d'une coloration chaleureuse fauve et dorée, une étrange douceur y est restée, de blanches formes féminines s'y imposent à la pensée, un sourire ineffable semble errer dans la clarté mystérieuse des baies.

On est ici tout entier saisi par la sensation du dénuement authentique, volontaire, total ; on sent que la pauvreté n'est pas ici une expression relative, facultative, mais une réalisation visible et vivante, parachevée avec méthode comme un chef-d'œuvre. Il n'est pas un détail qui n'ait été médité pour le maximum de pauvreté compatible avec l'indispensable à la continuation de la vie physique. Mais la contemplation du paysage environnant révèle d'une façon radieuse et péremptoire combien cette pauvreté put s'accorder avec le bonheur. Tout ce site n'est qu'un immense sourire, dont l'idéal franciscain a été le doux et fidèle reflet. Cette terre antique, sereine, noble, clémente et féconde a paré de sa lumière et de sa verdure le sacrifice librement consenti et transformé en joie quotidienne de l'offrande à Dieu. Ce sourire, ce bonheur, cette joie ont été obtenus par l'exclusion rationnelle de tout besoin alourdissant. Pour quiconque arrive à Saint-Damien autrement qu'en touriste banalement curieux et hâtif, et consent à méditer le charme singulier qu'il subit, la pensée des multiples fardeaux matériels et spirituels imposés par la vie du siècle, par le monde, la civilisation et le progrès, contraste de plus en plus vivement avec le sentiment d'allégeance qui partout rayonne ici. A celui qui se contente de moins, la liberté est le plus permise. Cette pauvreté qui effraye d'abord, bien que la grâce ombrienne l'empêche d'être aride et triste, cette pauvreté dont il semblerait que nous ne pussions nous accommoder un seul jour, se présente peu à peu à l'âme sous un aspect nouveau, en même temps que nous apparaît bien vain et bien fastidieux le servage de nos habitudes, de nos goûts et de nos besoins. Les plus rebelles finissent par entrevoir que si, avec cette misère systématique, avec ce refus calculé de tout bien-être, les recluses de Saint-Damien obtinrent des joies inouïes attestées par leurs actes et leurs paroles, c'est peut-être elles qui ont eu raison, qui ont vu plus profond et qui ont choisi la meilleure part en refusant toutes les complications pour le prétendu bien-être dont la fausse séduction va nous reprendre. Et telle est la première semence que dépose jusque dans les incroyants l'esprit altier de Claire, demeuré vivant et agissant dans sa maison de Saint-Damien. Cette métairie vermoulue, adjacente à une église dont bien des villages de France ne se contenteraient pas, est un des lieux de l'univers où l'on entrevoit le plus lucidement que la possession c'est l'esclavage, l'échange usuraire du plat de lentilles d'Esaü contre le droit d'aînesse de l'esprit.

XXVI

LES COMBATS AUTOUR DE L'IDÉE

Ce principe de la non-possession, qui nous donne toute la mesure de l'héroïsme spirituel de François et de Claire, fut, dès le lendemain de la mort de l'apôtre, l'objet de querelles qui

s'aggravèrent jusqu'à de véritables combats. Au milieu de celles-ci, l'abbesse survivante tint, ferme, comme je l'ai montré, jusqu'à l'heure où elle-même, tant d'années après son maître et ami, disparut à son tour.

Je n'ai point, en ce livre, à écrire l'histoire du mouvement franciscain, ni même à l'esquisser, tâche d'ailleurs d'une complication extrême; mais je dois du moins en dire quelques mots, car, si je m'en tiens à une seule figure, celle-ci ne saurait cependant être tout à fait isolée de l'œuvre à laquelle elle se voua et dont le destin fut son essentielle préoccupation sur la terre.

C'est d'abord à l'ambition du frère Elie que fut due la dangereuse distinction entre l'observance de la non-possession absolue, défendue par les vrais disciples de François, les " zélateurs " ou " spirituels ", et l'adoption d'une possession restreinte et légitime, acceptée par les "conventuels" et leur permettant de se bâtir des couvents, de vivre selon la propriété monastique et communiste, de comporter l'enseignement, c'est-à-dire de toucher aux livres, aux lettres, aux sciences, à tout ce que François redoutait. En fait, bien que les règles rigoureuses de François et de Claire fussent intangibles de par la confirmation renouvelée des bulles papales, l'Eglise romaine inclinait à protéger les conventuels. L'ascétisme des spirituels, des zélateurs, imposait une admiration effrayée, nous l'avons vu, aux meilleurs membres du clergé ; d'autre part, à beaucoup cette sorte d'église libre, respectueuse certes de l'autorité religieuse, mais s'adressant quand même directement à la foule, évoquait le souvenir redoutable des hérétiques et des illuminés qui avaient pullulé dès avant l'an mille. Depuis que les Carolingiens avaient fait de la papauté et du haut clergé une puissance temporelle unie au féodalisme, le spectacle des luttes de suprématie entre papes et empereurs, de Grégoire VII à Innocent IV, avait déterminé un immense mouvement de schismatiques et de prophètes, les uns purement visionnaires et érémitiques comme Joachim de Flore, les autres mêlant la foi au libéralisme, comme Arnaud de Brescia, ce fils spirituel d'Abélard, les Albigeois ou les Lyonnais évangélisés par Pierre Vaud, ce précurseur en somme du franciscanisme. Pour l'ordre, la raison, la sécurité et le respect public du clergé, l'Eglise préférait que l'ordre des Mineurs tendît à devenir pareil aux autres ordres antérieurs et restreignît son indépendance.

Autour de la sublime pensée de François, canonisé et intangible, se firent donc des manœuvres subtiles pour la tourner et l'édulcorer sans la démentir. Il y avait là une grande force de prédication, un puissant levier pour soulever l'opinion publique, et les impériaux y voyaient une doctrine propre à ébranler la puissance temporelle de l'Église ; ils baptisaient volontiers " gibelin " le franciscanisme, bien qu'il s'attachât à montrer sa fidélité guelfe. Le principe de non possession absolue équivalait à un désaveu du temporel et des droits seigneuriaux du haut clergé. Ce monde de pauvres voués à la vie intérieure était d'un exemple inquiétant; dans sa liberté insaisissable, il oubliait Rome. Les prêcheurs étaient des théologiens indépendants dont l'ascendant diminuait dans le peuple le prestige des officiels; et les érémitiques, les ascètes s'éloignaient trop de la famille chrétienne.

Telle fut la situation qui devait engendrer tant de troubles. Devant Elie se dressa l'ardent Antoine de Padoue, mainteneur rigide de la résolution des zélateurs. Il fit déposer Elie, en vrai héritier de la pensée de François. Elie n'hésita point à passer à la cour de Frédéric II, y vécut largement et finit, avec un astucieux génie, par revenir dans sa ville natale de Cortone et y mourir honoré, s'étant réconcilié avec le Saint-Siège " au nom des mérites de saint François ". Son apostasie avait révolté. Antoine de Padoue, auquel Elie survécut longtemps, avait été canonisé. Cependant ce fut la tendance d'Elie qui triompha de plus en plus, à la douleur des Franciscains primitifs. Le frère Crescent de Jesi, général de l'ordre de 1244 à 1248, alla jusqu'à la persécution envers les non conventuels, les peignant comme des rebelles, des illuminés dangereux et de faux saints, et obtenant d'Innocent IV, trompé, la permission de les chasser et traquer partout. Heureusement son successeur, le frère Jean de Parme, grande figure, rappela les proscrits et rétablit l'idéal de François, tout en rappelant avec sagesse que cet idéal repoussait l'égoïsme monacal inspiré de Joachim et enjoignait la soumission à l'Église, A ce moment-là, l'effervescence religieuse était au comble. Les théories mystiques déduites par Joachim de l'Apocalypse   annonçaient   que, vers  1260, après  avoir vu l'Antéchrist,  le monde se transformerait par l'effort des "spirituels", créateurs de la véritable Église, hérauts de l'âge du Saint-Esprit. C'était la crise de l'an mille qui recommençait. Partout régnait, sous des formes multiples de l'imagination, de l'espoir et de la terreur, l'idée que la tragédie. divine ne s'était point achevée avec la Passion, que d'autres événements prophétisés par saint Jean à Pathmos la suivraient. On voyait en Frédéric II l'homme du scepticisme scientifique, l'image de l'Antéchrist. Mais l'an 1260 passa comme l'an mille, sans rien amener, et le monde se rassura, et les joachimistes doutèrent.

La ferveur religieuse ne s'attiédit pas cependant. Dans le Midi français, l'extatique sainte Douceline renouvelait à son frère le prédicateur Hugues de Digne le serment fait par Claire à François ; elle fondait un ordre libre et faisait des miracles. L'orage éclata. un an après la mort de la sainte d'Assise, lorsqu'un disciple de Jean de Parme, Gérard de Borgo San Donnino, porta devant l'Université de Paris les audacieuses théories de Joachim de Flore comme un véritable Evangile nouveau, exprimant les convictions de milliers de croyants italiens. L'audace des mendiants, prêcheurs et mineurs offensait l'orgueil des docteurs dans leur privilège d'enseignement dogmatique. Guillaume de Saint-Amour se fit le fougueux porte-parole de cette rancune. Un long et violent débat s'ensuivit, à l'issue duquel Alexandre IV crut arranger tout en faisant détruire sans éclat le livre joachimite, en ôtant la prêtrise à Gérard, mais aussi en exilant Guillaume pour avoir soulevé tant de scandale. Jean de Parme lui-même dut démissionner sous la pression des conventuels, mais finit tranquillement ses jours dans la vallée de Rieti. La papauté ménageait les deux camps franciscains, pour qu'ils ne devinssent pas trop gibelins; et, en effet, ils restaient ses fidèles alliés politiques, tandis qu'en France naissait un esprit rationaliste et antipapiste qui devait, plus tard, conduire un Philippe le Bel à traiter un Boniface VIII avec autant de violence qu'en avait eu, devant Grégoire IX, un Frédéric II.

En Italie, la papauté ne s'effrayait guère des excès de zèle mystique. Avec ce sens si fin de la " combinazione " qui est une des grâces du génie italien, elle savait tenir les moines dans sa main et laissait s'exalter l'imagination populaire dont les chroniques du naïf et bénin frère Salimbene nous montrent avec tant de verve les étonnantes inventions, brodées sur le thème de la foi. Le Saint-Siège ne souhaitait que la conciliation des esprits dans la paix romaine.

 Mais tous les papes durent s'occuper du débat, car il s'élargissait de plus en plus et parvenait à ce dilemme redoutable que les évêques du Latran avaient déjà prévu lorsque le Poverello s'était présenté à Innocent III ; la vie chrétienne réglée sur l'imitation littérale de l'Evangile était-elle toujours d'accord avec l'esprit de l'Église séculière ? Ce qu'avaient fait Claire et François était-il viable pour tous ? Successivement, Alexandre IV, Grégoire X, Jean XXI, Nicolas III, Honorius IV, Nicolas IV, Célestin V tournèrent autour de cette énigme dont l'héroïsme des deux saints d'Assise avait trouvé, au fond de leur grand cœur, la solution, mais qui mettait en jeu la puissance temporelle que la papauté jugeait de plus en plus nécessaire. On vit saint Bonaventure lutter contre Jean de Parme comme Elie avait lutté contre Antoine de Padoue. On vit persécuter le zélateur Pierre-Jean d'Olive et ses disciples. Ils souffrirent et moururent en l'honneur de François. On vit conduire au bûcher des hommes coupables du crime de s'être refusé à rien posséder sur terre. Et les deux héros d'Assise durent tressaillir d'indignation et de douleur dans leurs tombes. On vit enfin le débat être, si l'on peut dire, porté sur le plan divin par Michel de Cesena, général de l'ordre, s'opposant au pape Jean XXII; il s'agissait de savoir si le Christ et les Apôtres avaient possédé quelque chose en propre, et une bulle papale de 1323 proclama que nier cette possession était une hérésie ! Cette décision autorisa d'âpres et cruelles poursuites contre les derniers et obstinés tenants du joachimisme et du franciscanisme intégral. Pour cela souffrirent des personnalités tantôt douces et étranges comme le pauvre ermite de Sulmona, devenu l'éphémère pape Célestin V, chassé par l'impérieux Boniface VIII, comme sa secte passagère de Célestins, - ou grandes et nobles comme le poète Jacopone de Todi, en qui brilla le reflet du génie de François. Cependant on vit peu à peu se calmer les rivalités et les haines, et le concile de Constance, en 1415, tenta une conciliation en divisant l'ordre des Mineurs en deux branches, observants stricts et conventuels. Mais il fallut attendre jusqu'en 1517 pour voir l'humaniste Léon X conclure définitivement le débat par une bulle permettant aux deux partis de choisir leurs supérieurs, celui des observants s'appelant " ministre " et celui des conventuels " maître général ". La création de l'ordre parallèle des Capucins (Mineurs différant d'avis sur la forme du capuchon porté par François) acheva de diviser en plusieurs branches le grand fleuve franciscain issu d'Assise, et qui pourtant ne se mêla jamais complètement au grand lac de l'orthodoxie romaine. Mais un tel apaisement n'avait pu se réussir que bien après la fin des temps de la foi militante, de la vaste levée d'arnaldistes, de joachimistes, de franciscains violents ou extasiés, d'ermites ou de prophètes, de vaudois, de cathares, de flagellants et de " fraticelles ", sans parler de toute la propagande occulte des romans de chevalerie et des cours d'amour dont les clefs véritables restent méconnues de tant d'historiens modernes, le tout attestant la plus extraordinaire fermentation mystique qu'eut peut-être jamais vue le monde occidental. Aucun de ces illuminés n'était pourtant allé jusqu'au schisme. Pour l'oser, pour aller jusqu'à la dernière conséquence, il fallut un Luther en qui l'esprit franciscain uni à une dure combativité se dressa contre une papauté humaniste ne rappelant plus que nominalement celle des Grégoire VII, des Innocent III ou des Grégoire IX.

XXVII

LE GÉNIE D'AMOUR DE FRANÇOIS ET DE CLAIRE

Au-dessus, très au-dessus de tous ces débats et de toutes ces figures d'une époque hallucinée et sanglante, demeurent les personnalités morales de François et de Claire.

Il n'est pas même besoin d'être catholique pour offrir un sincère tribut d'admiration respectueuse à ces deux êtres qui incarnèrent une des supériorités essentielles de l'âme humaine : le dévouement logique, total, absolu à un idéal, mûrement médité et librement choisi : l'acceptation joyeuse de tous les sacrifices pour le service de cet idéal ; la constance de l'exemple ; la victoire de la volonté sur le moi périssable. Quiconque vénère la vie de l'esprit saluera en ces deux créatures un de ces états de souveraineté morale et mentale qui honorent les possibilités humaines.

Dans toutes ces luttes qui faillirent détruire l'œuvre, le rôle de Claire et des Clarisses fut, par la nature même de leurs vœux, fort effacé. Elles vécurent à l'ombre dans " la tour fortifiée de la sainte pauvreté ". On les y laissa, protégées par les décrets pontificaux. Elles étaient cloîtrées, elles ne prêchaient pas. On ne pouvait songer à les mêler à l'action politique ou civique, leur influence était nulle, leur non possession ne gênait personne. Elles purent être, sans persécution, un de ces foyers de prière qui, épars dans le monde, élèvent vers Dieu leurs effusions, rédemptrices de la despiritualisation des foules.

Il n'en est pas moins vrai que l'action de Claire, étroitement liée à celle de François, a eu son influence. Ces deux volontés géminées ont fortifié chez l'homme et chez la femme le même principe; elles ont pareillement cherché à réaliser dans une société brutale la vie selon le Christ. A l'atteinte de ce but, François et Claire ont voué la plénitude de leurs âmes ; à la faire adopter par les foules de leur temps, ils ont apporté une ténacité, une logique et une habileté extrêmes. Sans les offenser, on peut dire " habileté " si l'on entend par là que le sens des réalisations n'a jamais trahi leur sincérité; si mystiques soient-ils, leur foi n'a jamais cessé d'être agissante. François et Claire ont été des créatures de décision au jugement lucide, sain et prompt.

Claire a droit à l'honneur d'être constamment associée à l'éloge qu'on peut faire de François, dont elle n'eut pas le génie, mais dont elle comprit et seconda le génie. L'historien religieux pourra dire qu'ils posèrent par l'amour le grand principe du rapport individuel et direct du croyant et de Dieu. L'idée avait déjà été émise, mais Claire et François l'ont parée d'une grâce incomparable, et surtout ils ont su éviter d'en faire, comme Arnauld, Joachim ou Pierre Vaud, une arme sociale ou le prodrome d'un schisme. Jamais Claire ni François n'ont appelé la colère publique à s'indigner des excès de certains membres du clergé ; jamais Claire ni François n'eussent admis dans leurs rêveries l'audace presque délirante d'un Joachim cherchant dans l'Apocalypse les dogmes d'un Evangile supplantant celui de Jésus, et bouleversant toute l'Eglise par sa révélation posthume. Et pourtant il y a eu chez François et chez Claire, ces deux héros de la non possession, de grandes traces du joachimisme et même des doctrines vaudoises, mais intuitivement et, si l'on peut dire, à l'état pur. L'amour de toute l'humanité et de toute la création pour l'amour de Dieu a été le seul ressort psychique de François; il n'a eu cure des dogmes et des livres, l'ambition lui était inconnue, il n'a organisé un mouvement monacal qu'en cédant aux circonstances, et il en a résigné la direction effective dès qu'il a pu en assurer la législation morale. Personne n'a mieux mérité le nom de " saint " que cet être qui ne vit dans l'univers qu'un motif : aimer Dieu, et n'accepta de la vie physique que l'indispensable.

La loyauté, la candeur, le désintéressement splendide de François et de "sa petite plante", de ce lierre enlacé à son génie, ont équivalu à l'habileté des plus subtils diplomates pour protéger leur œuvre, l'abriter sous la protection papale avec une obédience n'excluant point l'indépendance, et la rendre inattaquable. Deux siècles de troubles en ont laissé le principe intact, et ce principe a été celui de divers hérétiques sans jamais conduire François et Claire à l'hérésie. S'étant placés d'emblée aux pieds mêmes du Christ, rien n'a pu les en arracher ; et c'est par là qu'ils sont restés unis aux papes de tous caractères individuels, dans leur survie comme dans leur vie. Ils ont eu la sagesse de créer et assurer leur œuvre sans jamais avoir besoin de savoir qu'il existât un pouvoir temporel et, à cause de lui, des luttes guelfe et gibeline bouleversant leur époque. Ils ont passé, indemnes et supérieurs, au milieu des fanatiques antagonismes du siècle.

Ils n'ont pas fondé une religion, et cette pensée les eût révoltés. Mais ils ont renouvelé par l'amour la face d'une religion qui, par la force des choses, par la constitution féodale du clergé, laissait peser sur les âmes les restes de la grande épouvante anxieuse de l'an mille. Ils ont exorcisé les démons de l'imagination et montré à la foule naïve, en deçà des dogmes sévères et des dures sanctions qui forçaient son obéissance, l'image d'un Dieu de douceur et de joie se trouvant auprès du cœur le plus humble.

Et par là ils ont préparé les voies de l'amour de la nature, qui allait donner à l'Italie sa poésie et son art : Dante et Giotto. La route aboutissant à ces deux cimes de l'esprit humain a été jalonnée par des poètes tragiques ou touchants comme Jacomino de Vérone, Jacopone de Todi, Johannes de Caulibus ; des orateurs comme saint Bonaventure ou Berthold de Ratisbonne ; des visionnaires comme Raymond Lulle ou Angèle de Foligno ; des artistes comme l'anonyme " maître de Saint-François ", Nicolas et Jean de Pise et Cimabue, qui précédèrent à la basilique d'Assise l'œuvre de Giotto, jaillissement irrésistible du génie du franciscanisme. Tous ces Mineurs ont acheminé à son degré suprême la pensée du Poverello et de sa sœur spirituelle.

Assise n'est qu'une petite cité silencieuse, presque déserte, presque morte. Elle a connu des heures de pillage et de massacre dont ses saints ne l'ont pas préservée, et jusque dans le monastère de Sainte-Claire le sang a coulé à flots. Assise ruinée, captive de Pérouse, vidée de ses milliers d'habitants, est tombée en léthargie dès le XVIe siècle. Mais elle est glorieuse et immortelle par les deux tombeaux qui font d'elle un des grands reliquaires de la chrétienté.

Chère petite nef ombrienne, ancrée sur le lac de verdure d'un val digne de la légendaire Tempé ! Sous les voûtes de sa basilique s'est accomplie doucement la scission entre l'hiératisme byzantin, raidi dans l'abstraction spiritualiste, et l'art s'éveillant à l'amour de la nature vivante, à l'expression du sentiment humain. On ne peut rêver là, devant les fresques de Giotto, sans admirer avec gratitude les cœurs de François et de Claire, calices de charité d'où monta, comme un second "Cantique du Soleil", la fleur divine de l'art italien.

   

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