Le New York Times a présenté
l’évêque von Galen comme « l’opposant le plus obstiné au programme
national-socialiste antichrétien ». Son courage et la dureté des sermons
qu’il prononça contre Hitler du haut de la chaire de la cathédrale de Münster,
firent le tour de la terre. Et le pape Pie XII lui écrivit pour lui témoigner
son plein appui et sa gratitude.
*****
« Les trois sermons de l’évêque
von Galen nous procurent à nous aussi, sur la voie de douleur que nous
parcourons avec les catholiques allemands, un réconfort et une
satisfaction
que nous n’avons pas éprouvés depuis longtemps. L’évêque a bien choisi le moment
d’intervenir avec un tel courage ».
Ce sont là les mots de gratitude et de pleine approbation par lesquels Pie XII,
dans une lettre datée du 30 septembre 1941 et adressée à l’évêque de Berlin,
Konrad von Preysing, commentait l’attaque frontale lancée contre Hitler de la
chaire de la cathédrale de Münster par Clemens August von Galen durant l’été
1941 : « Il n’est donc pas nécessaire que nous te donnions expressément
l’assurance à toi et à tes confrères que les évêques qui, comme l’évêque von
Galen, interviennent avec un tel courage et de façon si irrépréhensible,
trouveront toujours en nous un appui ».
L’évêque de Berlin répondit immédiatement à la lettre de Pie XII. Le 17 octobre,
von Preysing prit un stylo et du papier et n’hésita pas à répondre au Pape en
ces termes : « Que l’action de l’évêque von Galen ait procuré une consolation
au cœur de Votre Sainteté me remplit d’une véritable joie ».
Mais en quoi consiste
l’initiative de cet évêque auquel Pie XII transmet ses encouragements et ses
applaudissements ? Qui était Clemens August von Galen ? Le New York Times
publia en 1942, en pleine guerre, une série d’articles intitulée Churchmen
who defy Hitler sur les hommes d’Église qui s’opposaient à Hitler. Une série
qui commença le 8 juin par un portrait de l’évêque von Galen que l’on présentait
ainsi : « L’opposant le plus obstiné au programme national-socialiste
antichrétien ».
Le premier biographe de von Galen, le prêtre
allemand Heinrich Portmann, qui fut de 1938 à 1946 son secrétaire privé, fait
noter une coïncidence : « Von Galen, dit-il,
« gouverna comme évêque
pendant un laps de temps égal à celui d’Adolf Hitler. Il fut consacré évêque
neuf mois après l’arrivée d’Hitler au pouvoir et il mourut environ neuf mois
après la mort du Führer ».
Né en 1878 dans le château de
Dinklage, près de Münster, Clemens August conte de Galen, fils d’une famille
noble et très catholique de Westphalie avait passé vingt-trois ans de son
sacerdoce dans une paroisse de Berlin lorsqu’il fut consacré évêque par Pie XI.
Et lorsque, le 5 septembre 1933, Pie XI le nomma successeur à la chaire de saint
Ludger, les casques d’acier à croix gammées du troisième Reich présents à la
cérémonie solennelle de son intronisation, n’imaginaient pas que ce prélat aux
origines nobles et aux sentiments profondément patriotiques leur donnerait tant
de fil à retordre. Von Galen fut le premier évêque élu après le Concordat que le
Reich avait signé avec le Saint-Siège le 20 juillet 1933, et il fut l’un des
premiers évêques allemands à deviner et à démasquer avec une lucidité et une
fermeté extrêmes le danger de l’idéologie néo-païenne du nazisme, mais aussi à
dénoncer avec force et publiquement les violences et la barbarie de la terreur
nazie.
La condamnation du “catéchisme du sang”
Nec laudibus nec timore.
Telle est la devise épiscopale que choisit le grand prélat allemand. Et
l’intrépidité de ce nec timore se manifesta tout de suite.
Deux mois après sa consécration, en
novembre 1933, il constate que les accords qui viennent d’être signés avec le
gouvernement ne sont pas respectés et il proteste énergiquement contre les
violations du Concordat. Et quand, au début de 1934, Alfred Rosenberg, le
principal théoricien du national-socialisme, nommé comme remplaçant du Fürher
pour la direction spirituelle et idéologique du parti, fait largement diffuser
son Mythe du XXe siècle, von Galen condamne sans réserve, dans sa
première lettre pastorale diocésaine de Pâques 1934, la Weltanschauung
néo-païenne du nazisme et souligne le caractère religieux de cette idéologie :
« Une nouvelle et néfaste doctrine totalitaire, écrit-il, qui met la
race au-dessus de la moralité et le sang au-dessus de la loi […], qui répudie la
révélation, vise à détruire les fondements du christianisme […]. C’est une
duperie religieuse. Il arrive même parfois que ce nouveau paganisme se cache
sous des noms chrétiens […]. Cette attaque antichrétienne dont nous faisons
l’expérience en ce moment dépasse en violence destructrice toutes les autres que
nous avons connues depuis les temps les plus anciens ».
À la fin de la lettre von Galen invite instamment les fidèles à ne pas se
laisser séduire par un « poison des consciences » tel que celui-ci et
demande aux parents de veiller sur leurs enfants. Le message de Pâques tombe
comme une bombe et a sur le clergé et sur le peuple un effet libératoire. L’écho
s’en fait sentir en Allemagne mais aussi à l’étranger.
À Pâques 1935, von Galen
frappe un autre coup et s’en prend à nouveau à la théorie raciale et au
“catéchisme du sang” de Rosenberg. Incapable de rester silencieux face à des
aberrations aussi dangereuses pour les fidèles, il fait joindre au bulletin
diocésain une étude contre Le mythe du XXe siècle et le fait diffuser
largement. La riposte du régime ne se fait pas attendre. Le chef de la Gestapo
Hermann Göring, demande dans une circulaire que le clergé soit exclu de
l’enseignement dans les écoles. Rosenberg débarque à Münster et prononce des
paroles incendiaires contre l’évêque avec l’intention de dresser le peuple
contre lui et de s’en débarrasser. Mais le peuple de Westphalie, en majorité
catholique, fait bloc autour de son évêque ; le 8 juillet, les manifestations de
solidarité culminent dans une procession massive de fidèles. Les événements de
Münster traversent à nouveau les frontières nationales et la presse étrangère,
relatant l’affaire, loue le comportement courageux de l’évêque allemand :
« Si les catholiques sont accusés de se mêler de politique, en réalité c’est le
national-socialisme qui se mêle de religion », commente laconiquement depuis
Paris Le
Figaro6.
Von Galen n’était certes pas
le seul prélat allemand à s’opposer ouvertement à la doctrine du nazisme; dès
1932, les évêques s’étaient exprimés de façon collégiale. Les sermons de 1933 du
cardinal Michael von Faulhaber, l’archevêque de Munich, sont restés célèbres.
Mais avec l’arrivée au pouvoir de Hitler, l’Église eut à affronter un régime qui
s’attribuait de façon toujours plus insidieuse et impudente, la totale
domination dans le domaine religieux et ecclésiastique, réduisant à néant les
droits de l’homme et du citoyen. Ainsi, en l’espace de quelques années, l’Église
fut soumise à une violente persécution. Persécution qui se fit plus cruelle
après la publication, demandée par les évêques allemands eux-mêmes, de
l’encyclique Mit Brennender Sorge, en 1937. L’encyclique de Pie XI,
« l’une des
plus sévères condamnation d’un régime national que le Vatican ait jamais
prononcée »,
fut considérée par les nazis comme « un acte de haute trahison contre
l’État ». Sa diffusion fut suivie d’arrestations et de séquestres. Von Galen
en avait fait imprimer cent vingt mille exemplaires dans son diocèse. Les actes
d’intimidation dirigés contre sa personne se multiplièrent, son prestige ne
cessa en même temps de croître ainsi que son autorité morale qui faisait de lui
un point de référence reconnu de tous, juifs y compris. Et à la veille de la
guerre, l’évêque de Münster, pour avoir « attaqué fortement les bases et les
effets du national-socialisme », fut considéré par la Chancellerie du Reich
comme l’un des adversaires les plus dangereux du régime.
Mais c’est avec les sermons de
l’été 1941 que l’évêque devint célèbre dans le monde entier. On lui donna alors
le surnom de “Lion de Münster”.
« Je crie : nous exigeons la justice ! »
Le samedi 12 juillet 1941,
l’évêque reçut communication de l’occupation des maisons des Jésuites qui se
trouvaient dans la Königstrasse et à Haus Sentmaring. Avec la poursuite de la
guerre, les chefs du parti multiplièrent en effet les séquestres des biens des
confessions chrétiennes et, au moment où les bombardements provoquèrent à
Münster de graves dommages, la Gestapo commença à déporter systématiquement des
religieux, à occuper et confisquer les couvents, ceux des sœurs de clôture y
compris. Les religieux et les religieuses furent insultés et chassés. L’évêque
réagit immédiatement. Il affronta personnellement les hommes de la Gestapo, les
accusant d’accomplir « une tâche infâme et honteuse » et les traitant
sans ambages de « voleurs et [de] brigands ». Il pensa que le moment
était venu d’intervenir publiquement. Il était prêt, par amour pour l’Église et
pour Dieu, à faire ce qu’il fallait, au prix même de sa vie. Le jour suivant, il
prépara avec soin son sermon, il monta en chaire, décidé à appeler les choses
par leur nom.
« Aucun d’entre nous n’est en sécurité, pas même
s’il est, en conscience, le citoyen le plus honnête. Personne n’est sûr de ne
pas être arrêté un jour, chez lui, privé de sa liberté, enfermé dans les camps
de concentration de la police secrète d’État. Je suis conscient que cela peut
m’arriver à moi aussi, aujourd’hui… ».
Et il n’hésita pas à dévoiler devant tous les fidèles les abjectes intentions de
la Gestapo qu’il rendit responsable de toutes les violations de la plus
élémentaire justice sociale : « Le comportement de la Gestapo cause de graves
dommages à de vastes couches de la population allemande… Au nom de l’honnête
peuple allemand, au non de la majesté de la justice, dans l’intérêt de la paix…
j’élève ma voix en qualité d’homme allemand, de citoyen honoré, de ministre de
la religion catholique, d’évêque catholique, je crie : nous exigeons la
justice ! ».
Les mots sortaient de sa bouche avec la force et la puissance du tonnerre. Il
dénonça un par un, avec une ardeur frémissante, les « actes infâmes » et les
injustices dont il avait eu connaissance. « Les hommes et les femmes », rappelle
un témoin, « se levèrent, on entendit une rumeur d’approbation mais aussi de
terreur et d’indignation, chose généralement impensable ici, chez nous, dans une
église. J’ai vu des gens éclater en sanglots ».
Ce premier sermon eut un effet
extraordinaire. Pour son second sermon, le 20 juillet, l’église était comble.
Les gens étaient venus de loin pour l’écouter. Von Galen ouvrit à nouveau les
yeux des gens sur la folie du projet que poursuivait le pouvoir, un projet qui
allait mener le pays à la misère et à la ruine, et il tonna à nouveau
« contre l’inique, l’intolérable action qui emprisonne les prêtres, chasse comme
du gibier [les] religieux et [les] chères sœurs… qui poursuit des hommes et des
femmes innocents… ».
Il déclara qu’avaient été vaines toutes les actions tentées et les supplications
faites en faveur des nombreux citoyens injustement maltraités : « Nous voyons
et comprenons aujourd’hui clairement », dit-il, « ce qu’il y a derrière
la nouvelle doctrine qui nous est imposée depuis des années: Haine ! Haine
profonde comme un abîme à l’égard du christianisme, à l’égard du genre humain
… ».
Mais c’est le troisième sermon du 3 août, celui sur le cinquième commandement,
qui, en raison de sa virulence, fut considéré par le Ministre de la Propagande
comme l’« attaque frontale la plus violente qui, depuis le début de son
existence, a été lancée contre le nazisme ». L’évêque avait eu directement
connaissance du plan d’extermination des infirmes, des vieillards, des malades
mentaux et des enfants handicapés dans les maison de santé de la Westphalie. Le
plan avait été gardé secret par les nazis. Un témoin, commentant le sermon de
von Galen confie : « Seul celui qui a vécu le temps de la dictature nazie
peut mesurer la signification de ces mots qu’un évêque a osé prononcer : “des
innocents sans défense sont maintenant tués, tués avec barbarie; des personnes
d’une race différente, d’une provenance différente sont elles aussi supprimées…
Nous sommes devant une folie homicide sans précédent… Avec des gens comme cela,
avec ces assassins qui écrasent avec arrogance nos vies sous le talon de leur
botte, la communauté de peuple n’est plus pour moi possible !”. Et il appliquait
aux autorités du nazisme les paroles de l’apôtre Paul : “Leur Dieu est le
ventre” ».
Ces sermons eurent un immense
succès et firent en peu de temps le tour de la terre. Ils furent imprimés et lus
partout. Ils parvinrent même aux soldats, au front. On se les procurait même à
travers le troc, c’est dire ! Le peuple allemand, chrétien ou non, les avait
accueillis avec reconnaissance. Les documents retrouvés dans les décombres de la
ville de Berlin montrent que, durant l’hiver 1941-42, de nombreux juifs furent
arrêtés par la Gestapo pour avoir diffusé les « sermons factieux » de l’évêque
de Münster.
Tout le monde pensait, l’évêque y compris, que ses interventions lui vaudraient
d’être rapidement exécuté. Le chef des organisations de la jeunesse nazie publia
cette déclaration : « Je l’appelle le porc C. A., c’est-à-dire Clemens
August. Ce grand traître, et traître à son pays, ce porc est libre et il prend
la liberté de parler contre le Führer. Il doit être pendu ».
Mais il ne le fut pas.
L’“affaire von Galen” fit l’objet
de discussions serrées au Ministère de la Propagande et à la Chancellerie du
parti. Le “dauphin” de Hitler, Martin Bormann, voulait lui aussi pendre
l’évêque. Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels conseilla au contraire au
Führer de différer, pour des raisons d’opportunité politique, son exécution. Le
régime voulait éviter d’en faire un martyre. Le tuer, c’était s’aliéner une
partie de la population et en particulier les soldats du front. Les
nationalistes renvoyèrent donc « le règlement des comptes » avec von Galen à
après la “victoire finale”. Mais alors, déclara Hitler, ces comptes, il les
réglerait « jusqu’au dernier centime ».
Le conte Franz, le frère de von
Galen, rendit ce témoignage : « Même s’il n’était pas emprisonné, mon frère
continuait à être exposé aux attaques, aux injustices et aux injures des ennemis
de l’Église. Il continua malgré cela à se comporter avec droiture et à annoncer
sans crainte la vérité. Un jour, je lui demandai ce que nous devrions faire s’il
était arrêté. “Rien”, répondit-il. “Saint Paul a été lui aussi enfermé pendant
de nombreuses années et le Seigneur n’avait pas peur que les païens ne fussent
pas convertis à temps”. Il pensait comme moi que les forces diaboliques étaient
à l’œuvre, mais il fit aussi allusion aux propos réconfortants du Seigneur :
“Les portes de l’enfer ne prévaudront pas sur l’Église”».
Le procès de béatification de
Clemens August fut ouvert en octobre 1956. Le 20 décembre de l’année dernière,
fut proclamé le décret sur l’héroïcité de ses vertus et la cause avance
désormais à grands pas vers la béatification.
« La lutte que l’évêque von
Galen a menée contre ceux qu’il considérait comme les vrais ennemis de l’Église ― déclare
le dominicain allemand Ambrosius Eszer, rapporteur de la cause de canonisation
de von Galen ―, démontre sans ambiguïté que le serviteur de Dieu considérait
la défense de la foi comme son but et son devoir suprêmes. Et l’évêque von Galen
a montré à l’égard de l’esprit du régime totalitaire d’alors une force mais
aussi une prudence héroïques ».
Pacelli-von Galen: un lien étroit
Pie XII connut-il personnellement
von Galen ? Eugenio Pacelli avait été nonce en Allemagne pendant douze ans.
D’abord à Munich, de 1917 à 1925, puis à Berlin jusqu’en 1929.
« C’est durant son séjour à
Berlin que Pacelli a eu l’occasion de connaître von Galen ― nous explique le
jésuite allemand Peter Gumpel, l’un des plus grands experts de Pie XII et le
rapporteur de sa cause de canonisation ―, et il s’était déjà fait alors une
excellente idée de ce pasteur d’âmes zélé et audacieux, ouvert aux problèmes
sociaux de son temps ».
« Von Galen ― explique
Gumpel ―, était le cousin de Konrad von Preysing, l’homme de confiance de Pie
XII en Allemagne. Von Preysing représentait certainement, à l’intérieur de
l’épiscopat allemand, le courant d’opposition le plus dur au régime. Von
Preysing et von Galen n’étaient pas seulement parents, ils étaient liés par une
étroite amitié ». « La considération qu’avait Pacelli pour von Galen, la
confiance qu’il avait en lui comme en Preysing qu’il estimait beaucoup, sont
témoignées entre autres ― continue Gumpel ―, par leur présence à Rome, en
janvier 1937, pour la préparation de l’encyclique Mit Brennender Sorge. Pacelli
qui a notablement contribué à la rédaction de l’encyclique de Pie XI, a voulu
être amplement informé sur la situation allemande et a demandé à entendre, outre
l’avis des cardinaux allemands, ceux de von Galen et de Preysing ».
Mais on a dès 1935 des preuves que
Pacelli était d’accord avec ce que faisait von Galen. Durant la lutte contre
Rosenberg, le secrétaire d’État Pacelli envoya une note sévère au Ministère des
Affaires étrangères allemand dans laquelle il rappelait la base juridique du
Concordat. Le Vatican soutint massivement von Galen, au point que
L’Osservatore Romano, se conformant à la volonté du secrétaire d’État, prit
ouvertement la défense de l’évêque de Münster, attaquant Rosenberg comme « le
destructeur du christianisme le plus enragé et le plus sacrilège ».
En revanche, en ce qui concerne les
trois fameux sermons, von Galen ne semble pas avoir reçu d’indications
préalables de Pie XII. Comme l’attestent les témoignages du procès, il agit de
sa propre initiative, mais « il savait ― dit Gumpel ―, qu’il serait
approuvé par le Pape. Pie XII eut l’occasion d’expliquer très clairement à von
Preysing sa position dans une lettre du 30 avril de 1943. Une intervention du
Pape, en temps de guerre, aurait pu être interprétée comme une prise de position
contre l’Allemagne, prise de position qui se serait retournée contre l’Église
déjà durement persécutée, et contre le peuple allemand. Il laissait donc les
pasteurs évaluer sur place la situation et leur laissait le choix et la
responsabilité de leurs décisions. Il encourageait ainsi les évêques à suivre la
ligne qui avait toujours été celle du Saint-Siège depuis le temps de
l’encyclique de Pie XI, sans toutefois rien imposer. Ne serait-ce que parce
qu’il n’est pas possible d’ordonner le martyre ».
La preuve que l’action intrépide du
“Lion de Münster” et « la force de sa protestation » consolèrent le cœur du pape
Pie XII, c’est que ce dernier voulut lire lui-même, mais lire aussi aux membres
de sa famille, tous les fameux prêches. C’est ce qui ressort de la cause de
canonisation de von Galen. Dans sa déposition, le prêtre Heinrich Portmann,
l’une des meilleurs sources du procès, déclare qu’il a trouvé ce détail dans un
écrit que l’évêque d’Innsbruck adressa à von Galen, le 18 septembre 1941. Dans
cet écrit, l’évêque d’Innsbruck raconte que, durant une audience au Vatican, le
Pape, manifestant sa profonde vénération pour l’évêque de Münster, lui confia
qu’il avait lu ses homélies à tous les membres de sa famille.
Oui, Pie XII le considérait
comme un héros. Il le dit explicitement alors qu’il recevait des prêtres
venus de Westphalie, en décembre 1945. Ce témoignage, fourni par le prêtre
Eberhard Brand, fait partie des actes. Voici ce qu’il dit :
« Le saint Père nous dit :
“L’évêque von Galen viendra bientôt à Rome. Puis il ajouta à voix haute : c’est
un héros” ».
Du reste, la preuve la plus
éloquente de la haute estime du Pape pour « les mérites incalculables » acquis
dans l’exténuante défense de l’Église et des droits de l’homme contre la
violence du nazisme, c’est la pourpre cardinalice que le Saint Père lui conféra
le 18 février 1946. Von Galen fut « le vrai héros de ce consistoire »,
commenta l’archevêque de Cologne.
Radio Vatican avait annoncé
l’élévation de l’évêque de Münster au rang de prince de l’Église, la veille de
Noël 1945, en même temps que celle de trente-deux nouveaux cardinaux. Il y avait
parmi ces derniers deux autres prélats allemands qui s’étaient distingués par
leur lutte contre la terreur nazie. Il s’agissait de l’archevêque de Cologne
Joseph Frings et de l’évêque de Berlin Konrad von Preysing. Pour l’épiscopat et
le peuple allemand, ces nominations étaient la preuve que le Pape n’était pas
disposé à participer aux vagues de haine qui s’élevaient à l’époque, de partout,
contre les Allemands, et elles étaient en même temps « le signe d’une juste
récompense pour la résistance courageuse que des hommes comme eux avaient menée.
Et parmi eux, la première place revenait certainement à l’évêque de Münster ».
Dans un compte-rendu détaillé de la cérémonie solennelle de remise de la
barrette cardinalice, le prêtre qui avait été désigné comme caudataire de von
Galen raconte :
« Quand, à l’entrée des cardinaux dans
Saint-Pierre, Clemens August apparut sur le seuil, un murmure traversa la foule
des assistants : “Le voilà, c’est lui”. Vu que, comme caudataire, je marchais
juste derrière le cardinal, je pouvais entendre ce que les gens disaient et,
tandis que sa figure de géant traversait la nef centrale, un ouragan
d’enthousiasme se déclencha. Les applaudissements atteignirent leur comble au
moment où le cardinal monta vers le trône du Saint Père. “Je vous bénis. Je
bénis votre patrie”, lui dit Pie XII. Un célèbre journal romain écrivit le jour
suivant : “Particulièrement longs et vifs furent les applaudissements pour le
cardinal von Galen, l’évêque héroïque de Münster, le champion de l’antinazisme,
que le Pape garda manifestement auprès de lui plus longtemps que les autres” ».
La presse rapportait donc ce qui
était évident pour tous, à savoir que von Galen était le symbole de cette autre
Allemagne qui n’avait pas voulu se soumettre et elle reconnaissait dans
l’attribution de la dignité cardinalice « un honneur fait à ce viril
défenseur de la vérité chrétienne et des droits inaliénables de l’homme qui
devaient être extirpés dans l’État totalitaire ».
C’est ce qu’écrivait l’hebdomadaire allemand Die Zeit le jour de la mort
de von Galen, qui survint un mois après qu’il eut été nommé cardinal.
L’hebdomadaire présentait le cardinal comme « un combattant pour la justice,
un grand bienfaiteur de l’humanité ». Plus de cinquante mille personnes
participèrent à ses funérailles à Münster.
Quand, Ernst von Weizsäcker, le
dernier ambassadeur du Reich au Vatican, qui s’était retiré de la vie politique
en 1946 et vivait encore à Rome, envoya au Saint-Siège ses condoléances pour la
mort de von Galen, celui qui était alors le substitut de la Secrétairerie
d’État, Giovanni Battista Montini, le remercia, le 28 mars 1946, au nom de Pie
XII par ces mots : « Avec la mort de ce prélat, ce pays a perdu une des plus
grandes personnalités de notre temps ».
Et Pie XII écrivit : « Tu as tout mon appui »
Mais ce n’est pas tout. Il y a
d’autres documents qui montrent clairement l’estime et l’accord qui existaient
entre Pie XII et le “Lion de Münster”. Il s’agit de leur correspondance. Les
documents des Archives secrètes du Vatican montrent que Pie XII adressa
personnellement des lettres à von Galen.
Quatre de ces lettres écrites par
le Pape en allemand sont contenues dans le deuxième volume des Actes et
documents du Saint-Siège relatifs à la Seconde Guerre mondiale, l’œuvre
monumentale en onze volumes et douze tomes réalisée par des chercheurs jésuites.
Cette œuvre rassemble la documentation de la Secrétairerie d’État et des
Archives secrètes du Vatican concernant ces années et, comme on le sait, fut
voulue pas Paul VI, lorsque, au début des années Soixante, alors que s’était
amplifiée la légende noire concernant son prédécesseur, il fit ouvrir de façon
anticipée les Archives vaticanes. Les lettres envoyées à l’évêque de Münster
portent ces dates: 12 juin 1940; 16 février 1941 ; 24 février 1943; 26 mars
1944.
Dans cette correspondance,
Pie XII souligne à plusieurs reprises sa gratitude à l’égard du prélat allemand,
la convergence de leurs vues et l’estime qu’il a pour son action. Dans la lettre
du 24 février 1943, par exemple, il lui fait part de la vive « consolation »
qu’il éprouve lorsqu’il « apprend qu’un évêque a prononcé des paroles claires
et courageuses ». Il tient aussi à le rassurer sur le fait que les évêques
« avec [leurs] interventions résolues et courageuses en faveur de la vérité
et du droit et contre l’injustice, ne portent pas, comme il se pourrait qu’on
[les] en accuse, préjudice à la réputation de [leur] peuple à l’étranger »,
mais qu’au contraire « ils la servent ». Pie XII remercie de plus, expressément,
von Galen d’avoir « préparé » par ses lettres pastorales, le terrain pour son
Message de Noël du 24 décembre 1942. Message que le New York Times
apprécia pour les « mots clairs prononcés en faveur des juifs » et pour
le fait qu’il « avait dénoncé au yeux du monde le massacre de nombreux
innocents » ; la divulgation de ce message en Allemagne fut considéré par
les autorités du Reich comme un
« crime contre la sécurité de l’État, passible de
la peine de mort ».
Les textes de ces lettres
importantes (deux d’entre elles sont publiées ici en même temps que celle que
Pie XII adressa à von Preysing) n’avaient jamais été traduits ni publiés
intégralement en français.
On saisit d’autant plus
l’importance de ces lettres que l’on considère le contexte dans lequel elles se
trouvent prises. Les lettres à von Galen font en effet partie d’un corpus
de cent quatre lettres adressées par Pie XII aux prélats allemands au cours des
années 1939-1944. La raison de cette correspondance fut exprimée par Pie XII aux
quatre cardinaux de langue allemande qui étaient venus à Rome, en mars 1939, à
l’occasion du conclave dans lequel il fut élu Pape. Les cardinaux prolongèrent
leur séjour à Rome après le conclave pour examiner avec le nouveau Souverain
Pontife la situation de l’Église en Allemagne, situation que Pie XII avait
suivie de près, d’abord comme nonce et ensuite comme secrétaire d’État. Il leur
dit donc ceci :
« La question allemande est pour moi la plus
importante. Je me réserve de la traiter moi-même ».
De façon exceptionnelle, Pie XII avait donc invité les cardinaux et, à travers
eux, l’épiscopat à lui écrire directement. Dans sa première lettre à l’épiscopat
allemand du 20 juillet 1939, Pie XII évoqua avec émotion ses années passées en
Allemagne et les relations qu’il y avait conservées : « … car cela nous a
permis ― écrit-il ―,
d’avoir aujourd’hui de la situation, des
souffrances, des tâches, des besoins des catholiques allemands, cette
connaissance approfondie qui ne peut naître que de l’expérience personnelle
directe et prolongée au cours de nombreuses années ».
Avec le début de la guerre, ces relations directes allaient devenir encore plus
précieuses. En les invitant à lui écrire, le Pape leur avait montré que la
nonciature de Berlin possédait une voie de correspondance sûre avec Rome. La
correspondance, qui fut maintenue jusqu’à la dernière année de la guerre, montre
comment les évêques usèrent largement de cette possibilité qui leur était
exceptionnellement offerte de communiquer avec le chef de l’Église et comment
ils envoyèrent régulièrement à celui-ci toutes les informations possibles en y
joignant les copies de documents les plus importants.
Les Lettres de Pie XII aux
évêques allemands, documents connus des spécialistes, sont encore inconnus
du grand public. Et pourtant les déclarations contenues dans ces lettres sont
d’une importance capitale pour comprendre non seulement la résistance catholique
en Allemagne, la persécution sous le nazisme et la position de l’épiscopat
allemand trop souvent accusé d’avoir été pro-nazi, mais comme l’explique le père
Pierre Blet, jésuite, dans son Pie XII et la Seconde Guerre mondiale dans les
Archives vaticanes, « elles constituent un document exceptionnel de la
pensée de Pie XII, de ses intentions et de son action ».
Cette intention et cette pensée communes à ceux qui, sans crainte, avaient osé
crier, à la face des nazis : « Avec des assassins qui justifient le massacre
de personnes innocentes la communauté de peuple n’est plus pour moi possible…
Votre Dieu est le ventre ».
30Giorni : AOUT 2004
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