Clotilde de France
Reine de France, Sainte
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C'est une vérité que la France doit tout le lustre et la splendeur qu'elle s'est acquise depuis le roi Clovis, à sainte Clotilde. Cette reine "Une bourguignonne, est issue des rois de Bourgogne. C'était une nation gothique, aussi Clothe est-il un mot gothique. Gudenchus, roi de Bourgogne, ayant été tué en guerre pour la religion catholique, car ils étaient chrétiens, laissa quatre fils, à savoir : Gonde- baud, Gondégisil, Chilpéric (père de notre sainte) et Gothmar, qui divisèrent la Bourgogne en quatre parties. Mais Gondebaud, porté d'envie et d'ambition, s'étant ligué avec Gondégisil, son second frère, tua Chilpéric et fit brûler Gothmar ; puis il fit précipiter la femme de Chilpéric (mère de notre sainte) avec ses enfants mâles dans le Rhône, chacun une pierre au col, ne laissant que deux filles' des enfants de Chilpéric, la beauté desquelles trouva miséricorde auprès de leur oncle. L'aînée s'appelait Sédelinde (d'autres l'appellent Chrona) et se fit religieuse ; la seconde est sainte Clotilde, qui fut gardée soigneusement en la cour de Gondebaud.

C'était un miracle continuel de voir sa grande patience dans sa captivité, A comme elle croissait en vertu et en perfection aussi bien qu'en âge : elle était un modèle pour toutes les dames de la cour, et un flambeau de chasteté et de dévotion. Ses exercices ordinaires étaient l'oraison et la méditation, la fréquentation des églises et l'aumône qu'elle donnait aux pauvres. Elle gagna même le cœur de son oncle, qui lui donna en garde ses cabinets et ses trésors, tant il se fiait en elle; il lui laissait même le gouvernement du royaume en son absence. Son parler était gracieux et éloquent, son visage agréable, son corps doué d'une grande beauté, ses mœurs éloignées de toute légèreté, ses œuvres pleines d'une sage conduite, son esprit clair et prudent. Bref, elle se faisait admirer partout, même jusqu'en France.

Le roi Clovis, voyant l'estime qu'en faisaient les ambassadeurs qu'il avait envoyés en Bourgogne, en devint amoureux. De sorte qu'il dépêcha un ambassadeur, nommé Aurélien, vers elle, chargé de riches joyaux, pour lui faire savoir le désir qu'il avait de l'épouser. Aurélien s'achemina donc en Bourgogne. Mais, étant proche de là, il jugea qu'il n'était pas à propos d'entrer dans la ville avec son train d'ambassadeur, d'autant que Gondebaud ne l'eût peut-être pas eu agréable, outre qu'il était envoyé directement vers elle. Il fit donc retirer ses gens en une forêt qui était proche de la ville, et s'avisa, sur la difficulté qu'il avait de l'aborder sans être remarqué, de se déguiser avec un habit simple ; il épia l'occasion qu'elle irait à la messe, afin d'approcher plus librement d'elle; car elle ne dédaignait point les pauvres et leur faisait de grandes charités.

Comme elle distribuait ses aumônes, voici que celui-ci se présentant reçut mie pareille faveur que les autres; mais en la recevant il sut si bien prendre son temps, que découvrant la main blanche de cette princesse, il la lui baisa avec un respect et une grâce qui ne ressentaient point son gueux. Cette action mit en peine sainte Matilde et fit paraître la rougeur sur son visage : si bien qu'étant retirée en sa chambre, elle l'envoya quérir et lui dit : Qui vous obligeait, mon ami, de me baiser la main en recevant l'aumône?

Madame, lui répondit-il, le roi de France, mon seigneur et mon maître, excité par l'excellence de votre noblesse et par les hauts mérites de vos rares perfections, m'a envoyé vous témoigner l'affection qu'il vous porte et le désir qu'il a de vous avoir pour sa fidèle épouse; pour preuve de ceci, je vous présente ces joyaux qu'il vous envoie en faveur de mariage.

Cette grande princesse lui repartit aussitôt avec une prudence admirable : II n'est pas permis à une dame chrétienne de contracter mariage avec un païen : toutefois, si c'est le bon plaisir et la volonté de Dieu de se servir de moi pour conduire le roi à la connaissance de sa divine Majesté, je ne refuserai jamais une si sainte occasion : sa volonté soit faite.

Ce qu'entendant Aurélien, bien joyeux de cette réponse, il lui dit que Clovis aurait agréables toutes les conditions qu'il lui plairait.

Retenez donc, lui répliqua-t-elle, cette parole, et tenez le tout tellement secret que mon oncle ne s'aperçoive pas de ceci. Et, prenant les joyaux, elle les mit dans le cabinet de son oncle pour y être en plus grande sûreté.

Aurélien cependant revint en France et rendit compte au roi de son voyage. Clovis, ayant assemblé son conseil, lui fit entendre sa volonté, la noblesse, les vertus et les perfections de cette grande princesse, et le droit qu'elle apporterait à la couronne française sur la Bourgogne. Enfin Aurélien, par l'avis du conseil, fut renvoyé avec appareil en demander le consentement à Gondebaud : et s'il le refusait, lui déclarer la guerre. Il fut reçu fort honorablement par le roi de Bourgogne; mais sa légation l'étonna fort pour plusieurs raisons d'État : néanmoins il l'accorda, avec l'avis de sou conseil. Ce fut pour lors que sainte Clotilde montra combien l'amour de Dieu et l'honneur étaient gravés en son âme : car, oubliant tout respect et intérêt particulier, elle ne demanda autre chose pour son douaire, sinon que le roi se ferait chrétien et qu'il reconnaîtrait pour Dieu le créateur du ciel et de la terre. Elle fut alors saluée reine de France par toute la noblesse de Bourgogne, avec de grandes réjouissances publiques, lesquelles étant finies, on l'amena en France, et elle fut reçue à Soissons par le roi, qui l'y attendait avec sa noblesse.

C'est une merveille comment le trône ne lui altéra aucunement l'humble connaissance d'elle-même (car ordinairement les honneurs changent les mœurs). Plus elle paraissait à l'extérieur éclatante en pierreries, en richesses et en ornements somptueux, plus elle s'humiliait devant Dieu, et se rendait débonnaire et affable à tout le monde, jusqu'aux plus petits. Elle macérait sa chair par des œuvres de pénitence, s'affligeant secrètement, employant une bonne partie de son temps en pleurs, en oraisons et en autres exercices de piété, pour gagner son mari à Jésus-Christ.

Son mérite eut tant de pouvoir sur ce grand et belliqueux Clovis, qu'il lui permit d'adorer le Dieu des chrétiens en toute confiance, et lui donnant même la liberté d'avoir ses oratoires, ses autels, ses chapelles, avec des prêtres et des chapelains pour y célébrer le service divin, suivant la coutume de l'Église chrétienne et catholique. Ses prières étaient de si grande efficace, et sa conversation si attrayante, qu'elle gagna beaucoup d'âmes à Jésus-Christ avant que Clovis eût été fait chrétien.

f l y a une chose bien remarquable, c'est que sainte Clotilde dit au roi Clovis, qu'avant qu'il eût aucune familiarité avec elle, il se ressouvint de lui assurer son douaire, qui consistait seulement en l'accroissement de l'honneur du grand Dieu tout-puissant : qu'elle ne lui demandait autre chose, sinon qu'il se fit chrétien et permît que la religion chrétienne s'établit par tout son royaume; qu'en récompense, Dieu le rendrait victorieux de tous ses ennemis et le plus puissant prince de l'univers : ce qu'il trouva après véritable. En effet, jamais les François n'ont acquis une si grande réputation par leurs exploits de guerre, qu'ils ont fait tandis qu'ils ont retenu cette naïve et primitive religion. Dieu est un grand maître, qui récompense magnifiquement ceux qui lui rendent service.

Quelque temps après, sainte Clotilde accoucha d'un fils, ce qui fut une grande joie poux le roi et toute la France ; mais elle ne dura guère. Le roi, qui aimait chèrement sainte Clotilde, et qui à sa persuasion faisait beaucoup, permit que son fils fût baptisé selon les cérémonies des chrétiens, et fut nommé Ingomer. La joie de cet accouchement.fut courte; car Dieu, qui, par son secret et sage conseil, gouverne le monde d'une manière opposée à la prudence humaine, Appela à lui ce petit enfant peu après son baptême.

Le roi, ignorant la conduite et la providence de Dieu, à la nouvelle du décès de l'enfant, fut un peu ému contre la reine, et lui dit en colère : Nos dieux sont irrités et ont fait mourir notre enfant pour ce qu'il a été consacré et baptisé au nom de votre Dieu.

La reine lui répondit fort gracieusement : Je rends grâces à Dieu tout-puissant, qui a daigné recevoir le fruit de mon sein en son royaume éternel. Elle ajouta que, quand il plairait à Dieu, il lui en restituait beaucoup d'autre?. Elle ne fut pas trompée en son espérance; car quelque tempe après, elle mit au monde un autre fils, qui fut aussi baptisé comme l'autre et nommé Clodomir.

Mais il arriva qu'il tomba semblablement après son baptême en une grande et périlleuse maladie; si bien qu'on n'espérait plus rien de sa sante. De quoi le roi se mit en colère plus que jamais, reprochant à la reine sa religion, et qu'elle serait cause que se? dieux feraient mourir tous ses enfants. Pauvre reine, que ferez-vous? Voici, ce me semble, une furieuse attaque. Elle buvait ce calice avec patience, et se confiait toujours que Dieu aurait pitié d'elle : c'est pourquoi elle se retira en son oratoire, et obtint de la miséricorde divine la santé de son fils. Le roi, pour cette considération, la chérit plus qu'auparavant, voyant le pouvoir qu'elle avait envers Dieu.

Sainte Clotilde eut encore une fille, qui fut appelée de son nom Clotilde, laquelle ayant épousé Amalric, roi des Goths d'Espagne, endura beaucoup avec lui pour l'honneur de Dieu et pour la défense de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. Depuis la conversion du roi, sainte Clotilde eut encore deux fils,, l'un nommé Clotaire, l'autre Childebert. et une seconde fille.

Cependant sainte Clotilde ne cessait de prêcher Jésus-Christ au

roi Clovis ; elle se servit de toutes sortes d'artifices pour lui persuader de se faire chrétien, lui représentant que le Dieu des chrétiens était le Dieu des armées, et que les plus grands guerriers ne pourraient rien faire sans son aide : que s'il se faisait chrétien, ses affaires réussiraient encore mieux qu'elles ne faisaient, et que Dieu le garantirait de tous ses ennemis. Ces paroles furent jetées comme une semence en l'âme de Clovis pour apporter du fruit en son temps, ainsi qu'il arriva.

Un jour, les Sicambres ayant guerre contre ceux de Jumiers et de Gueldres, et se jugeant trop faibles pour leur résister, ils demandèrent secours à Clovis, comme étant alliés de la France. Il les alla joindre avec une puissante armée de François, qui se trouvèrent-au rendez-vous où les ennemis se devaient rencontrer, et se heurtèrent furieusement. Clovis, voyant la victoire en balance, invoqua son dieu Jupiter à son aide, mais en vain : car il «'aperçut que la furie des Allemands s'accroissait au grand dommage des siens. Le roi même des Sicambres fut tué, et il vit les siens méditer une fuite honteuse. Enfin, ne sachant plus à qui s'adresser, il se ressouvint des saints avertissements de Clotilde, sa femme ; rentrant alors en lui-même, il leva les yeux et les mains au ciel, et commença avec soupirs à crier à haute voix : 0 Dieu, que ma femme prêche et adore! 0 Jésus Christ, vrai Fils du Dieu vivant, qui donnez secourt aux affligés et donnez victoire à ceux qui espèrent en vous, je requiers votre aide en toute humilité. Que si vous me délivrez de ce présent danger et me donnez victoire contre mes ennemis, si vous me faites sentir votre assistance comme vous faites à ceux qui vous adorent, je croirai en votre nom, me ferai baptiser et établirai votre religion par tout mon royaume.

Il n'eut pas plutôt fini son oraison, qu'une terreur panique saisit le cœur des Allemands ; et, se sentant renforcé d'un secours d'en haut, il marcha d'un grand courage vers les siens, en disant : Mont- joie Saint-Denis : quittez la crainte, mes enfants, la victoire est à nous : retournez, fuyards, les ennemis sont terrassés I l enflamma tellement les François par ces paroles, qu'ils retournèrent contre leurs ennemis tête baissée, et firent un si grand carnage d'Allemands, qu'ils firent reculer ceux qui les poursuivaient, si bien que le champ demeura aux Français. Cette victoire si insigne et si miraculeuse fut obtenue l'an quinzième du règne de Clovis, et de Notre-Seigneur 499.

Le roi donc ayant assujetti les Allemands à son obéissance, et toutes choses étant rendues paisibles, il retourna en France plein d'allégresse, remerciant le Dieu des chrétiens de son secours. La reine, sachant le retour du roi, alla au-devant de lui jusqu'à la ville de Reims en Champagne, et le reçut avec beaucoup de contentement. Le roi, après plusieurs autres discours, lui déclara devant toute la cour, qu'il désirait recevoir de tout son cœur le baptême et se faire chrétien. La reine, le voyant à la veille de l'accomplissement de ses désirs, en avertit promptement saint Remi, évêque de Reims, grand personnage, auquel elle se confiait en tout, et lui déclara la résolution que le roi avait prise de se faire chrétien, le suppliant de s'avancer pour aller trouver Sa Majesté, parce qu'elle craignait que le retardement de cette affaire ne lui apportât enfin quelque mépris de Celui qui l'avait rendu victorieux. Le saint évêque, poussé du même désir, alla promptement trouver Clovis, l'instruisit des principes de la foi, et lui fit reconnaître la vérité de la religion catholique. Le roi répondit que c'était tout son désir de recevoir le baptême. Ce qui fut fait par le saint évêque.

Depuis que le roi Clovis se fut fait chrétien, la bonne reine ne cessait de le prêcher et de l'exhorter à la vertu et à la perfection chrétienne. Elle le conduisait souvent aux prisons pour aider les prisonniers, les consoler et les délivrer; et souvent aussi à la prière que leur en faisait sainte Geneviève, qui vivait en ce temps-là.

11 arriva une chose bien mémorable à sainte Clotilde depuis le baptême de Clovis. Elle avait accoutumé de fréquenter un lieu de dévotion en un bois près d'une fontaine, en la châtellenie de Poissy, proche de Paris, où était un saint ermite, bon serviteur de Dieu, qui vivait en grande pénitence. Celui-ci étant un jour en oraison, un ange descendit du ciel portant un écusson en champ d'azur, avec trois fleurs de lys d'or, et lui dit que c'étaient les armoiries que Dieu envoyait à sainte Clotilde pour être offertes à son mari et à tous les rois de France qui le suivraient. La reine, bien joyeuse de cette apparition, le présenta à son mari, qui quitta les premières armes des François, qui étaient trois couronnes de gueules en champ d'argent. Le lieu de l'ermitage fut érigé en un monastère de saints religieux, et s'appelle encore aujourd'hui Joy-en-Val, à cause de la joie que reçurent le roi et la reine eu cette vallée.

Depuis cette faveur du Ciel, sainte Clotilde se sentit obligée à poursuivre de tout son pouvoir la vengeance de l'honneur de la très-sainte Trinité (dont ces armes représentent fort bien le mystère) contre les ariens, qui s'avançaient fort par tout le pays de Guyenne sous Alaric, roi des Visigoths : elle exhortait souvent le roi à exterminer cette hérésie des confins de son royaume ; car ils se répandaient depuis Orléans jusqu'aux monts Pyrénées, et avoient infecté de leur venin quasi toutes les contrées d'entre la Loire et le Rhône.

Le roi, voyant en effet le dégât que faisait cette peste d'hérésie et le mauvais traitement que faisaient ces ariens aux catholiques qui étaient parmi eux, en dédain de la religion catholique et de Sa Majesté, résolut d'abaisser cette insolence effrénée par une guerre sainte, à la persuasion de la sainte reine, qui l'exhorta de prendre saint Pierre et saint Paul pour ses patrons et ses protecteurs. Pendant que l'armée marchait, sainte Clotilde étendait les mains au ciel, comme un autre Moïse, et faisait prier Dieu publiquement par toutes les églises de Paris. Les deux armées enfin se rencontrèrent proche de Carcassonne; les Visigoths furent mis en déroute, et le roi Clovis, rencontrant en la mêlée Alaric, le jeta mort sur lu place.

La vertueuse reine Clotilde étonnait et éblouissait tous les hérétiques de l'éclat de sa sainteté : mais ce qui la rendait fort recommandable, était sa débonnaireté. C'était véritablement un miroir de patience et la douceur même, pardonnant à tous ceux qui l'offensaient. Sitôt qu'elle eut entendu que Clovis se portait à la guerre contre Gondebaud en faveur de Gondégisil, elle le supplia de quitter ce dessein, jusqu'à se mettre à genoux devant Voire Majesté, lui dit-elle, tient en sa puissance la moitié de la Bourgogne, ce qui est un témoignage, ce me semble, assez grand de votre bonheur et de votre vertu. Pourquoi voulez-vous maintenant courir au reste aux dépens de voire sang et de celui des vôtres? Je sais que vous avec conspiré avec Gondégisil la mort de Gondebaud, pour après l'établir tout rouge du sang de son frère dans le trône royal. Considérez, je vous supplie, que ce serait une action très- inique, et qui ne pourrait s'excuser par aucun prétexte, ni de piété, ni de sainteté. Désirez-vous remplir tout le pays d'horreur ? Que si vous êtes porté d'une si grande affection envers Gondégisil, il serait beaucoup plus convenable à la grandeur de Votre Majesté de lui mettre entre les mains votre part de la Bourgogne, que de vous surcharger du crime d'un tel parricide, car Dieu et les hommes, qui chargeront-ils, à votre avis, de l'énormité de ce crime, ayant été commis et par les vôtres el par vous-même? Vous avez promis que lorsque vous seriez victorieux de la Bourgogne, vous en feriez Gondégisil participant. Qu'espère-t-il autre chose que ce que vous avez fait? La fortune ne peut être violentée. N'augmentez point mon affliction, qui n'est déjà que trop grande ; faites un peu respirer sous le faix de ses malheurs la maison qui m'a mise au monde pour Votre Majesté. Pour le moins ne l'affligez point davantage par vos armes, qui devraient la soutenir. Quelle indignité plus grande est-ce, je vous prie, ou qu'un mien oncle s'efforce de faire mourir r autre par vos armes, ou que vous les mettiez en dissension, et les armiez l'un contre l'autre? Que si nous avions quelque sujet de souhaiter la ruine des nôtres, nous devrions aussi en même temps désirer que ce fat par des armes étrangères, et jamais par les nôtres. Prenez bien garde, Sire, que par ces entreprises vous ne disposiez nos enfants à se mutiner les uns contre les autres à votre imitation. C'est une loi de la nature, que les enfants suivent ordinairement l'exemple de leurs parents. Assurez-vous qu'ils prendront votre jugement pour règle de leur vie. Déjà vous avez pardonné plusieurs fois aux Allemands, vos ennemis jurés, pourquoi poursuivez-vous ainsi maintenant la terre entière et les Bourguignons vos allié»? Et quoi! vous qui vous êtes acquis le titre de père et de roi par votre indulgence, vous armez maintenant le frère contre le frère! Paul-Emile décrit amplement la harangue qu'elle fit au roi pour le détourner de son voyage. Ce qui montre combien elle avait l'esprit éloigné de la vengeance.

Le roi étant tombé en une grande maladie, elle eut recours aux prières des gens de bien. Pour cela elle envoya quérir saint S... abbé d'Agaune sur le Rhône, afin d'assister le roi de ses prières envers Dieu. Saint Séverin étant arrivé au grand contentement de la reine, il se mit en prières ; et ayant mis la chasuble dont il disait la messe, et qu'il avait apportée, sur le roi, il recouvra aussitôt une entière santé : mois quelque temps après, saint Séverin étant mort, le roi Clovis le suivit, et mourut en la ville de Paris. Ce fut où sainte Clotilde fit paraître plus qu'en aucune autre chose l'affection qu'elle portait à son mari, par le deuil et par la tristesse qu'elle témoigna de sa mort. Elle fit faire solennellement ses funérailles, et il fut porté en l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul, aujourd'hui appelée Sainte-Geneviève, où se voit encore à présent son sépulcre élevé dans le chœur des religieux, devant le grand autel.

Étant donc demeurée veuve, elle résolut de passer le reste de ses jours en toute sainteté, éloignée des tumultes et des vanités de la cour. C'est pourquoi ayant partagé entre ses enfants la royaume de leur père elle se retira à Tours, pour vivre et mourir près du corps de saint Martin. Clodomir fut roi d'Orléans, Childebert le fut de Paris, Clotaire de Soissons, et Théodoric de Lorraine. Elle était comme une étoile lumineuse en son mariage; mais elle devint comme un soleil en sa viduité. Elle demeura le reste de sa vie à Tours, allant fort rarement à Paris, s'appliquant à ce qui concernait la propreté et l'honnêteté des autels.

On n'entendait rien de lascif chez elle ; elle avait dit adieu aux danses, aux bals, aux chansons et aux amorces de la volupté. Elle était libérale aux pauvres et débonnaire à chacun ; elle consolait les affligés, visitait les malades, délivrait les prisonniers, fréquentait les églises et les lieux où reposaient les reliques des saints, et s'adonnait à toutes les œuvres de dévotion. Sou train était fort modeste, et composé de gens de son humeur, vieux et dévots : bref, toutes les conditions requises à l'état d'une vraie veuve se trou- voient en elle.

Elle faisait démolir tous les temples des idoles qu'elle trouvait encore, et elle établissait des églises à l'honneur de Dieu. Elle confirmait les cœurs des nouveaux convertis, procurait de tout son pouvoir la réduction des infidèles à la vraie religion, communiquait fort volontiers avec des hommes doctes qui étaient bons serviteurs de Dieu, et les employait à l'exécution de ses saints désirs.

Si l'on considère les afflictions que cette vertueuse reine a endurées après la mort du roi son mari, sa grande patience et sa constance, on la trouvera comme l'or en la fournaise. Le premier breuvage qu'elle but au calice d'angoisse fut la mort de Sigismond son neveu, de sa femme et de ses enfants, qui furent précipités dans un puits, à Orléans, par Clodomir. Le deuxième, celle de Clodomir son fils, qui eut la tête tranchée et mise au bout d'une lance par dérision. Celui-ci avait trois enfants mâles, savoir : Thibaut, Gonthair et Cloud, que cette bonne reine nourrissait. Mais que devint-elle, quand un messager lui apporta un glaive dégainé et des ciseaux de la part de Childebert et de Clotaire ses enfants, qui lui mandaient qu'il fallait ou que leurs trois neveux se fissent moines, ou qu'ils perdissent la vie? O reine débonnaire, quelle angoisse eûtes-vous au cœur, voyant vos enfants perdre le respect qu'ils vous devaient, et vous ravir ou faire cruellement périr vos petits-fils? Ce qui fut fait; car Clotaire tua Thibaut et Gonthair de sa propre main. Le troisième, nommé Cloud, ayant été sauvé par ses amis, se fit religieux volontairement, et vécut si saintement, qu'il a mérité d'être mis au catalogue des saints. Sou sépulcre se voit encore aujourd'hui en la ville qui porte son nom, Saint-Cloud, proche de Paris.

Le quatrième malheur fut quand on lui apprit la nouvelle qu'on avait apporté d'Espagne à Childebert un mouchoir ensanglanté du sang de Clotilde sa fille, mariée à Amalric, roi des Goths, ce qui était un échantillon des tourments que souffrait sa pauvre fille pour la défense de la religion, jusqu'à être lapidée à coups de pierres lorsqu'elle allait à la messe.

Le cinquième, quand elle eut nouvelle d'une guerre civile qui s'allumait entre ses enfants, et que Childebert, roi de Paris, s'était ligué avec Théodebert, fils de Théodoric, roi de Lorraine, pour exterminer Glotaire, roi de Soissons. Voyant qu'il n'y avait aucune espérance d'adoucir ces cœurs tellement irrités, elle eut recours à ses armes ordinaires, à la prière et à l'oraison. Elle s'en alla au sépulcre de saint Martin, et là elle fit prière à Dieu qu'il lui plût, par les mérites du saint, de détourner la furie de ses enfante.

Chose admirable ! à la même heure que sainte Clotilde priait Dieu, il envoya une si grande tempête dans l'armée de Childebert et de Théodebert, que des pierres et de la grêle mêlée de brandons de feu, avec des foudres, tombèrent du ciel en grande abondance et ruinèrent toutes les tentes et pavillons de l'armée des assiégeants. Les deux princes furent si cruellement affligés de cette grêle de pierres, que leurs corps semblaient avoir été fouettés de verges ; plusieurs de leurs capitaines et de leurs cavaliers y perdirent la vie : les chevaux couraient parmi les plaines, fuyant devant leurs maîtres, sans qu'on les pût jamais retenir. Alors ces deux princes, prosternés contre terre, reconnurent leur faute avec pénitence et demandèrent pardon à Dieu de leur méchanceté, d'avoir voulu répandre le sang de leur parent. Cependant Clotaire ne ressentit rien de cet orage, Dieu combattant pour lui par les prières de sa mère, en suite de quoi la paix fut conclue entre eux.

Voilà ce que valaient les prières de sainte Clotilde pendant qu'elle était encore pèlerine en ce monde ; voilà les grandes afflictions qu'elle eut, et il fallait bien certes qu'elle fût douée d'une patience invincible, pour ne point succomber sous le faix de tant d'amertumes.

Ayant quitté les palais royaux, elle 'se mit à faire bâtir des palais à Dieu, comme des églises, des monastères, des oratoires, des chapelles et d'autres lieux de dévotion. Elle fit augmenter de beaux édifices l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul (maintenant Sainte- Geneviève), qu'elle avait commencé à faire bâtir du vivant de Clo62

vis, qui y fut enterré avec Clotilile sa fille et ses deux petits-fils. Elle fit de belles fondations à l'Église de Saint-Martin de Tours. où elle passait souvent les nuits en prières, en veilles, en jeûnes et en macérations corporelles. Elle fit édifier une autre église dans le faubourg de Tours, et elle jeta les premiers fondements de l'abbaye de Chelles, proche de Paris.

Elle avait une grande dévotion aux vieilles églises, spécialement quand elle entendait dire qu'elles avoient été bâties du temps que saint Denis était en France ; car elle portait une singulière dévotion à ce grand saint. Elle faisait réparer ce qui tombait en ruine, et quelquefois les relevait tout de neuf. Entre ces églises, il s'en trouve une au nom des douze apôtres, appelée depuis l'église Saint-Pierre, où saint Ouen fui enterré dans Rouen, qu'elle fit réédifier de fond en comble. Cette église est dans l'enclos du monastère de Saint-Ouen, et l'on tient qu'elle avait été bâtie premièrement par saint Denis. Comme elle faisait quelquefois sa demeure au château d'Andelys, elle fut curieuse de faire achever cette belle «t célèbre église des chanoines d'Andelys.

Une chose surprenante arriva en ce lieu-là, lorsque la sainte reine faisait travailler à la structure de l'église, car il y eut durant ce temps-là une grande cherté de vin (les vignes alors n'étaient point encore plantées aux côtes d'Andelys). Les ouvriers ayant nécessité de vin, avaient de la peine à achever l'ouvrage, et murmuraient contre la bonne reine. Hélas! l'incommodité de ces pauvres artisans l'affligeait grandement; elle fit prière à Dieu de donner du vin en cette stérilité pour encourager ses ouvriers. Elle n'eut pas sitôt fait sa prière, qu'une belle fontaine sortit de terre avec impétuosité, qui de sou eau réjouissait les yeux de ceux qui la regardaient. Cependant comme elle faisait derechef oraison, elle s'endormit et elle vit en vision un ange, qui lui dit qu'assurément le Seigneur avait accepté ses prières, et lui avait fait naitre cette fontaine, pour en envoyer à ses ouvriers quand ils lui donneraient du vin, l'eau de laquelle aurait Le goût et la propriété du vin. Le lendemain, les maçons continuant à murmurer pour la grande soif qu'ils enduraient, la reine leur envoya un grand vase de cette «ni, sur la confiance qu'elle avait aux paroles de l'auge, quoi qu'ils en bussent; laquelle (chose admirable!) comme ils en buvoient, se convertissoit en vin. A la vérité cela les étonna fort, et ils reconnurent dès lors combien étoient grands les mérites de sainte Clotilde envers Dieu. Ils se prosternèrent devant elle, lui demandèrent pardon et l'assurèrent que jamais ils n'avoient bu de meilleur vin.

Mais ce qui étoit encore fort remarquable, c'est que cette faveur divine étoit seulement pour ceux qui travailloient à l'église de Notre-Dame d'Andelys. Ce prodige dura jusqu'à ce que l'église fut achevée; alors elle perdit le goût de vin, et revint en son naturel, ainsi que les autres eaux. En mémoire de ce miracle, les chanoines de Notre-Dame d'Andelys, avec les ecclésiastiques des autres paroisses et tout le corps de justice, suivis d'une grande multitude de peuple, font une procession générale tous les ans, portant l'image de sainte Clotilde, et vont à cette fontaine en chantant les louanges de Dieu.

Plusieurs pauvres fiévreux et malades, qui par dévotion ont bu de cette eau, ou s'en sont lavés, ont recouvré une entière santé. Une femme de Gournay, percluse de tous ses membres, en l'an 1 596, ayant été lavée de l'eau de la fontaine, fut parfaitement guérie. De même un jeune homme, l'an 1608.

L'an 1612, le 2 juin, un enfant était demeuré perclus de tous ses membres, de sorte qu'il ne se pouvait soutenir; sa mère, l'ayant apporté à cette fontaine et fait sa prière ù Dieu en invoquant sainte Clotilde, le lava de cette eau, et l'enfant fut entièrement guéri. C'est une chose avérée de plusieurs habitants du lieu, hommes dignes de foi, qui certifient avoir vu l'enfant et avoir oui le témoignage de la mère sur cela.

Plusieurs vivent encore dans Andelys, qui ne pouvaient aller qu'en se tramant sur la terre, lesquels maintenant marchent droit et à leur aise, après avoir imploré l'aide de sainte Clotilde. Témoin un tailleur d'habits de ladite ville d'Andelys, qui demeura malade d'une paralysie répandue universellement sur tous ses membres, l'an 1598. Ce pauvre affligé, ne sachant que faire pour recouvrer la santé, fit vœu de visiter l'église de Sainte-Clotilde au grand Andelys. Sitôt qu'il fut dans l'église, il commença à marcher librement à la vue et au "grand étonnement de tout le monde, ce qu'il n'avait pu faire depuis six mois, et il obtint une entière guérison.

Cette sainte veuve fit encore bâtir une autre église aux faubourgs de Laon, en l'honneur de Dieu et de saint Pierre. Elle avait de plus une particulière dévotion à une église de saint Pierre à Reims, qu'elle dota de grands revenus et de riches ornements. Elle passait ainsi sa vie, se rendant pauvre pour enrichir les maisons de Dieu et soulager les pauvres. Elle ne portait des habits que de laine, et elle n'en porta point d'autres depuis la mort de son mari. Son manger était du pain et des légumes, et son boire n'était que de l'eau ; ses entretiens, la communication des gens doctes et vertueux; ses pensées, une continuelle méditation de la loi de Dieu, jour et nuit; ses plaisirs, être aux églises et participer aux saints Sacrements. Ainsi la bonne reine passa son veuvage l'espace de trente-neuf ans.

C'est un privilège propre aux âmes les plus familières à Dieu de savoir le jour de leur trépas. Aussi en fut-elle assurée par un ange, lorsqu'étant à Tours en prières, il lui apporta nouvelles de la part de Dieu, que trente jours après elle mourrait. Elle manda ses deux enfants, Childebert, roi de Paris, et Clotaire, roi de Soissons, et leur fit de belles remontrances, leur recommandant la paix entre eux, et d'avoir soin de servir Dieu en la foi catholique : outre cela elle leur donna sa bénédiction, leur prophétisant beaucoup de choses qui leur sont arrivées depuis son trépas. Souvent elle avait en lu bouche, en attendant le jour de son départ, cette oraison : Ad te Domine levavi animam meam : veni, et eripe me Domine, ad te confugi : Seigneur, j'ai élevé mon âme à vous : venez, Seigneur, et retirez-moi, j'ai eu recours à vous.

Enfin, après s'être munie des Sacrements de l'Église, elle dit adieu à ses enfants et à tous ses domestiques, et rendit ainsi l'âme à son Créateur, le troisième joui- de juin, l'an de Notre-Seigneur o5.'t, du temps de saint Injuriosus, évêque de ce lieu, un peu devant

minuit. A l'instant de sa mort son corps devint si lumineux, que ceux qui étaient aux environs croyaient qu'il fût grand jour, et que le soleil fût levé, quoiqu'il ne fût que minuit. Sa chair devint aussi belle et florissante que si elle était en sa jeunesse, avec une odeur très-suave, qui dura jusqu'au jour suivant. Sa mort fut grandement regrettée de tous les François, et non sans raison, puisqu'ils avoient perdu la mère commune de la patrie, leur reine, et celle qui les avait engendrés en Jésus-Christ, à laquelle nous devons tout le bien qui est depuis arrivé en France.

Dieu faisait assez paraître que sa volonté était qu'elle fût canonisée en l'Église militante, pour la gloire de ce royaume de France, et pour laisser une lumière de sa vertu et de sa sainte vie à la postérité. Le bruit des merveilles arrivées à son corps fut bientôt porté par tout le royaume : son visage même paraissait plutôt d'un ange que d'une femme défunte. Vous eussiez vu tout le monde aborder à Tours des lieux voisins, y traînant leurs malades et leurs impotents, qui recevaient tous guérison. Ce qui fut cause que sou enterrement fut fort accompagné, les chemins étant bordés de peuple depuis Tours jusqu'à Paris.

Les deux rois ses enfants, avec tous leurs chevaliers, les barons, les gentilshommes et les officiers de leurs couronnes accompagnèrent le convoi. Saint Injuriosus avec son clergé conduisit le corps jusqu'à Paris avec chants, hymnes, cantiques et actions de grâces. Il fut enterré dans le chœur de l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul (aujourd'hui Sainte-Geneviève), à côté du roi Clovis. On remarquera que les prières ne furent point faites comme aux autres enterrements pour la délivrance de son âme des peines du purgatoire, vu que Dieu avait fait suffisamment voir au monde que son âme était sainte et bienheureuse; mais ce n'étaient que des chants, que des actions de grâces, mêlées pourtant des regrets de tous les François.

La fête et la commémoration de sainte Clotilde, reine de France,

femme du grand Clovis, se fait le 3 de juin; l'Église l'a reconnue

pour sainte, canonisée depuis mille cinquante-neuf ans. Et qu'elle

ait été canonisée et reconnue pour telle de toute l'Église chrétienne et universelle, cela est aisé à reconnaître. Premièrement, par son enterrement et sa sépulture, qui ne fut pas comme le commun des autres, vu qu'aux autres on pleure, à celle-ci on chanta, non des chants lugubres, mais de réjouissance.

Secondement, parce qu'il y a une chapelle, une image, une fête et un office en l'église de Sainte-Geneviève à Paris, une des plus renommées églises de la chrétienté, visitée des évêques, des prélats, des docteurs, même autrefois des papes de Rome.

Troisièmement, parce qu'elle se trouve dans le Martyrologe romain, le troisième jour de juin, où elle fut inscrite du temps de saint Pélagius, qui vint au pontificat peu de temps après sa mort.

Quatrièmement, parce que son corps et ses reliques ont été levées du tombeau et mises dans une châsse, gardée fort religieusement dans l'abbaye de Sainte-Geneviève, et son chef transporté en la ville de Soissons ; outre cela, plusieurs autres églises de ce royaume sont dépositaires de plusieurs parties de ses reliques. A présent, Andelys a pour relique et pour trésor une des côtes de cette sainte. Toutes ces preuves et ces raisons montrent assez évidemment qu'elle est reconnue pour sainte et canonisée.

 

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