DE LA SPIRITUALITÉ
DES FAITS MYSTYQUES

Jean GOBERT

NOTE D'UN DIRECTEUR

On nous a. demandé de consigner ici quelques-uns dés résultats de notre expérience directe (confidences des âmes) et indirecte (échanges de vue avec des directeurs) des faits mystiques.

Nous voudrions nous borner à décrire, sans juger ni définir. En pareille matière, c'est bien difficile ; qu'on veuille bien ne prendre nos essais d'interprétation que comme des suggestions de l'expérience, elle a d'ailleurs assez souvent contredit nos idées et détruit nos ébauches de synthèse pour que nous ayons lieu de croire à l'objectivité relative de notre exposé.

Le caractère des faits mystiques que l'observation (bien plus que les livres) a imposé à notre attention, c’est leur spiritualité, au sens ontologique ou psychologique du mot : indépendance ou moindre dépendance du sensible. L'acte spirituel de pensée ou de vouloir prend une physionomie plus accentuée, il paraît exister en et par lui-même, au lieu d’apparaître comme enrobé dans l'image ou commensuré par l'émotion qui l'accompagne. Ceux qui n'ont pas d'expérience seuls peuvent nier la possibilité de pareille activité, les autres connaissent un nouvel ordre de phénomènes, d'un caractère nouveau ; un nouvel élément d'appréciation leur est fourni, ils constatent des différences de degré des progrès ou des régressions en « spiritualité » qui ne coïncident pas avec leurs progrès religieux et avec leurs progrès « spirituels » au sens ascétique du mot.

Quand ils emploient les métaphores classiques, la pointe, le sommet de l'esprit ou les profondeurs, le fonds, le centre de l'âme, ils entendent parler d’une activité nouvelle, supérieure à l'autre, qui la double, la gêne ou la pénètre, mais en tout cas qui s'en distingue. Et quand on essaie de leur faire définir ce qu'ils veulent dire, le mot « spirituel » est celui qui les satisfait le plus. Leurs opérations ordinaires sont trop obtuses pour pénétrer' jusqu'à ce fond, trop mélangées de matière pour « rejoindre » ces actes très simples, parfois imperceptibles, dont ils savent qu’ils sont, bien plus que ce qu'ils sont.

Beaucoup (nous dirions volontiers : le grand nombre), surtout après un certain temps, quand l’esprit est plus dégagé et dans les cas où la réflexion est possible, se rendent compte qu'ils ont un tempérament à part, ou plutôt (le mot tempérament est impropre) qu'ils ont une aptitude spéciale, l'aptitude mystique. Même arrivés tardivement à ces états, ils saisissent des correspondances avec des faits plus anciens et sentent que les grâces gratuites de Dieu leur ont donné de se réaliser, de vivre leur vie. Par comparaison avec son passé, quelqu'un définira simplement la mystique : la forme particulière que prend la grâce de Dieu dans une âme « spiritualisée ».

Ce caractère particulier, admis de tous, des faits mystiques nous a amené à les grouper, d’après leurs relations avec les opérations ordinaires de l’âme ; en trois catégories : indépendance, inhibition, pénétration.

1. Indépendance. Ici prennent place tous les états de l’âme mystique caractérisés par la division. Il y a deux âmes dans l'âme : le fait mystique et (il faut y insister) peut-être très élevé paraît sans influence (directe) sur le reste de l'activité, tantôt d'accord, tantôt en opposition avec elle. Exemples : quiétude sèche, oraison de fine pointe, quiétude active et aussi des états de prière double où l'union mystique coexiste à une autre forme de prière, vocale ou mentale, qui lui reste en quelque sorte parallèle ; certains nerveux ont toujours besoin que leur, activité superficielle soit occupée : la tranquillité mystique, la paix du fond n'existe qu'à cette condition. Rentrent dans cette catégorie beaucoup d'états d'épreuve, depuis la quiétude distraite jusqu'aux, tentations de la nuit de l'esprit (incrédulité, désespoir et blasphème). Il semble alors qu'en s'élevant dans la ligne de la spiritualité pure le mystique a perdu une grande partie de la commande que l'homme raisonnable peut exercer sur des activités inférieures, sauf le consentement au mal.

On pourra trouver que l'indépendance ainsi caractérisée est déjà une sorte d'inhibition. En effet, il y a souvent indépendance et inhibition partielles : des actes normaux de la raison et de la volonté s'exercent peu et mal ; mais ce qui frappe dans ces états c'est moins cette secrète ligature que le déchaînement de l’activité inférieure. Dans la nuit de l'esprit, il faut parfois attribuer au démon certaines tentations, il arrive même que l'âme sente la présence de l'ennemi, ait conscience d'être sous son action, mais souvent, ces épreuves paraissent la suite naturelle d'un, état surnaturel. Les difficultés contre les dogmes, les obscurités de l'avenir, des rébellions instinctives contre l'amour envahissant et dominateur ont toute liberté de se produire, d'envahir le champ de la conscience inférieure, de révolutionner l'imagination et la sensibilité, tandis que le mystique est le témoin et la victime de cette agitation et de ce vacarme. La ressemblance apparente avec certains états névropathiques n'est pas à nier, la différence, tout aussi certaine, bien que parfois un peu voilée, c'est le fait mystique lui-même : vue simple, amour indéfectible, volonté ferme, paix dans la fine pointe de l'esprit. Il n'y a pas à nier non plus que parfois quelques atteintes de névropathie ont pu aider à l'essor mystique d'une âme unifiée, jusqu'alors, sur un plan inférieur, trop attachée au sensible, trop engagée dans l'action, trop contente d'elle-même, trop heureuse de vivre. La division maladive en produisant un dégagement l'a aidée à arriver à la division qui est une santé supérieure de l'âme ; tout comme le corps se débarrasse parfois, dans une maladie plus forte, d'un mal chronique ancien et recouvre une santé meilleure.

2. Inhibition. L'activité naturelle paralysée par l'activité mystique : nuit des sens, ligature, extase ne sont que des degrés divers du même phénomène, conséquences plus ou moins accusées du conflit entre les deux activités. Cette inhibition qui d'abord paraît un phénomène assez singulier est en somme bien plus normale que l'indépendance ou la « pénétration » : aussi peu y échappent entièrement qui conservent l'entière faculté d’agir au mode ordinaire, même quand ils agissent mystiquement ; si l’attrait mystique est plus impérieux, il enlève l'intérêt et parfois l'utilité à l'autre manière de faire, inhibition plutôt morale. Mais souvent l'inhibition est d'ordre physique et peut aller jusqu'à l'impossibilité absolue d'agir autrement, ainsi dans l'extase. Beaucoup plus fréquents que l'extase complète des états de semi-extase qui peuvent se prolonger des mois et des années. L'âme ainsi absorbée ne perçoit plus que faiblement les impressions du dehors, qui ne laissent ordinairement en elle que de faibles traces ; presque aucune liberté de penser, possibilités de travail intellectuel très limitées, ce qui chez des hommes de vie apostolique réclame un abandon parfois héroïque : Dieu leur laisse juste assez de quoi se conduire et accomplir leur devoir, sans qu'on s'en aperçoive guère du dehors, quitte à s'étonner que certains talents rendent relativement peu. Les ligatures de ce genre varient d'intensité et de durée, cela va sans dire, mais aussi d'extension : souvent c'est aux choses profanes qu'on est ainsi entièrement fermé et l'activité de surface garde la liberté de s'occuper des choses religieuses d'une manière tout extérieure et sèche ; d'autres fois ce sont celles-ci qui sont interdites, soit qu'à peine présentées à l'esprit, elles renforcent l'absorption en Dieu, soit qu'elles restent à la porte sans pouvoir entrer ; souvent les deux domaines sont également fermés ou à peine ouverts. Certains mystiques ne se sont rendu compte qu'après coup d’avoir passé par ces états dans leur enfance ou leur adolescence. Quelques-uns n'ont jamais eu conscience d'aucun fait d’inhibition, rien qui ressemble à la nuit, ni à une ligature : indépendance et surtout pénétration caractérisant leur vie mystique. D'autres, sujets à des inhibitions violentes et puissamment saisis par la grâce, malgré la disette d'éléments sensibles et rationnels, ne sentent aucunement la privation et ne peuvent appeler nuit une vie illuminée par la présence de Dieu.

3. Pénétration. L'état mystique influe d'une façon plus ou moins plénière et continue sur l'activité ordinaire. Des images, des affections, des vouloirs apparaissent en connexion avec le fait mystique : oraison des goûts divins, quiétude priante, union pleine… ; inspiration, motion, transformation ; visions imaginatives, phénomènes cardiaques, stigmates.

La quiétude priante a des formes très diverses : la prière mystique anime, inspire une prière d'un autre ordre : c'est avec grande justesse qu'on a pu parler de prière vocale mystique, d'oraison affective mystique, de méditation mystique. L'âme fait de façon nouvelle ce qu'elle faisait avant d'être élevée à l'état mystique.

Après l'union pleine, nous placerions sans doute le mariage spirituel si nous l'avions jamais rencontré. Aux descriptions qu'on en donne, nous le croyons sans peine le sommet le plus élevé de la vie mystique et un vrai miracle psychologique ; ce qui n'empêche pas qu'à des niveaux relativement inférieurs, on trouve des états qui ne sont pas sans analogie avec lui, en particulier une transformation de l'activité, fréquemment sinon incessamment, compénétrée par le fait mystique, tandis que dans d'autres cas, comme nous l'avons déjà dit, des grâces plus élevées paraissent sans influence sur la pensée et l'action. Les grâces si diverses rangées sous cette rubrique « pénétration », ont souvent une importance capitale dans le développement mystique : elles paraissent souvent données à titre de prélude ou de préparation, elles précédent parfois des phénomènes ou des états qui leur sont notablement inférieurs, ainsi l'union pleine préludant au recueillement surnaturel où à la quiétude. Cette remarque s'applique aussi à des phénomènes accessoires, comme paroles, visions... que les auteurs mettent avec raison à part du fait mystique essentiel. Ce n’est pas qu'ils soient sans importance, au contraire ils jouent souvent un très grand rôle, peut-être parce qu'ils marquent plus pleine possession de tout l'être : l'action spirituelle en effet, se prolongeant dans le sens qu’elle spiritualise vraiment, y produit des impressions qui n’ont qu'une ressemblance lointaine avec les images et les goûts terrestres et qui permettent, semble-t-il, de soupçonner ce que seront les sensations des corps ressuscités. Parfois très accentués, ils le sont souvent beaucoup moins que le phénomène spirituel, ils affleurent à peine : la parole a été dite sans être dite, la chose a été vue sans être vue, comme si une effluve trop rapide avait passé dans le sens et comme si, retirée dans son fond spirituel, l'âme apercevait de loin ce qui se passe dans les régions du sensible. Ce qui ferait croire que souvent ce phénomène accessoire n’est pas un fait surnaturel produit directement, mais seulement le retentissement dans une sensibilité ou une imagination donnée d'un fait mystique intense dont il n'est que le nécessaire épanouissement.

Ces faits accessoires correspondent si bien à la grâce particulière de cette âme qu'ils tendent (surtout les phénomènes cardiaques) à se reproduire dans la suite, en particulier quand la grâce mystique est plus intense. L'histoire de chaque âme à ce sujet est spéciale, les théoriciens actuels suppriment volontiers l'extase dans la liste des étapes obligées de la vie spirituelle, ils le feraient à meilleur titre, s'ils supprimaient aussi les autres étapes. A en croire l'expérience, les derniers châteaux de S. Thérèse sont les formes hiérarchisées de sa propre vie mystique, groupées deux à deux, la première étant l'ébauche ou la préparation l'autre : quiétude, union ; fiançailles, mariage. De l’état d'indépendance ou d'inhibition le fait mystique est passé chez elle à la « pénétration » ; il ne suit pas nécessairement cette marche chez les autres. A en croire les leçons des faits, il faut prendre les grands mystiques moins comme interprètes de la tradition doctrinale de l'Église que comme témoins privilégiés de l'expérience catholique qui est, en la matière, un vrai lieu théologique.

Parlons maintenant du progrès mystique, groupons quelques remarques sur ses facteurs et ses conditions. Il apparaît d’abord comme une chose toute divine et de cette première impression quelque chose subsistera toujours et grandira : on ne se familiarise pas avec les sublimités du fait mystique, on voit bien qu'il dépend d'une manière particulière, au moins dans ses hautes manifestations, de l'initiative et du bon plaisir divin, mais on s'étonne de constater que sa croissance a souvent comme des règles propres, qu'elle est soumise à des lois psychologiques, ainsi que le développement des autres aptitudes humaines.

On dirait qu'il y a là une réelle faculté, mais incapable de se réaliser à elle seule (sauf pour les phénomènes inférieurs, prémystiques plutôt que mystiques), l'initiative divine achevant ce qui n'existait qu'à l'état de germe et d'ébauche et qui sans une aide spéciale n'aurait jamais pu se développer. Nous ne croyons aucunement diminuer le rôle de la grâce en insistant sur cette aptitude mystique : même dans ses initiatives les plus évidentes, ses dons les plus gratuits, elle nous a paru si souvent s'harmoniser d'une, façon vraiment extraordinaire avec la nature profonde d'un mystique qui s'ignorait. Comme toute autre aptitude, celle-ci est affirmation et non point négation, c'est-à-dire qu'elle se juxtapose à toutes les autres capacités, qu'elle s'adapte à tous les tempéraments. Aussi, bien que ses caractères propres soient intériorité, intuition, idéalisme, puisqu'elle dit toujours un degré supérieur de spiritualité, on la trouve très bien associée à l'activité pratique, à l'intelligence du logicien, au sens du réel. Bien plus, quoique la vie contemplative paraisse offrir à son développement les conditions les plus favorables, on est à se demander s'il y a plus de vrais mystiques dans les ordres contemplatifs que dans les autres.

Tout ce qui contribue à spiritualiser l'âme aide au progrès mystique de ceux qui ont l'aptitude, mais apparemment de ceux-là seuls. Ce serait une erreur de croire que le progrès moral, le développement surnaturel, l’action du Saint-Esprit y contribue au moins de façon perceptible pour toutes les âmes ; du point de vue de l'expérience, la vie mystique n'est l'aboutissement normal de la vie spirituelle (au sens ordinaire du mot) que pour ceux qui ont l'aptitude mystique : on trouve de vrais saints, plus saints que la plupart des mystiques, d'une perfection continue, qui est déjà un héroïsme, qui pratiquent de plus des actes proprement héroïques, qui sont donc arrivés à réaliser dans leur vie l'unité de l'amour divin, la soumission entière à la volonté divine et dont la vie psychologique n'échappe aucunement à la multiplicité. De même qui n’appellerait progrès dans la prière la fréquence et la facilité avec l’héroïque fidélité qu'elle suppose quand elle devient presque continuelle ? ce progrès pourra cependant n'être pas accompagné d'un progrès mystique, ces géants de la prière en restant toujours à des patenôtres et à de petites pratiques, à une multiplicité — discontinue bien que continuelle — de retours à Dieu.

Pas de doute cependant que, même naturellement parlant, progrès moral et progrès de la prière aident ceux qui sont mystiques à le devenir. Plus inattendue peut-être l'observation suivante, le progrès intellectuel a souvent une très grande part dans l'épanouissement mystique. Des études trop positives, une mentalité scientiste ou critique le gênent, les études de philosophie et de théologie le servent souvent. Vraiment typique, l'influence de certains livres, qui paraissent n'agir pas par leur contenu, puisqu’aussi bien on n'admet pas toutes leurs thèses, mais par le dégagement qu'ils produisent dans l'esprit, libéré d'une étreinte trop forte de ses idées et, par le fait même, du concept. Exemples : S. Thomas, Platon, Newman, Blondel, Kant, Spinoza. Les lectures des mystiques spéculatifs (Ruysbroeck) ont agi parfois de même.

Nous avons parlé jusqu'ici du progrès mystique en lui-même, il faut sans doute dire un mot de l'influence qu'il exerce à son tour sur le progrès moral. On devine peut-être déjà que pour une petite part nous l'avons rencontré amoral et areligieux, sans relation nécessaire avec le progrès dans les vertus, simple changement psychologique sans caractère moral. Il faudrait même ajouter qu'à certains moments, quand on se trouve en présence d'une aptitude qui se développe plutôt que d'une grâce qui se transforme, l'évolution mystique n'est pas sans quelque danger ; ce n'est peut-être pas l'orgueil, la suffisance, la prétention qui menace alors tant qu'une sorte de dilettantisme supérieur. L'âme se contenterait de vivre sa vie spirituelle, attachant d'autant moins d'importance aux actions extérieures qu'elle est attirée au dedans et dégagée de la matière pour une part de son activité qu'elle a raison de préférer à l'autre. De plus, dans certains cas, nous l'avons noté, l'âme parait gênée plutôt qu'aidée dans la surveillance et la commande de son activité normale ; ce qui n'a aucune espèce d'inconvénient quand l'état mystique se produit dans des âmes déjà saintes et arrivées à une haute perfection, quand c'est donc une pratique constante et généreuse des vertus religieuses qui a été le grand facteur de la « spiritualisation », mais peut avoir quelque danger, facile à conjuguer, quand il s’agit de commençants et d’imparfaits, qui arrivent tôt à la vie mystique par suite de lectures ou d’études, ou d’influence et de contagion, et surtout parce qu’ils ont très prononcée l'aptitude. C'est dans ces cas qu’une déviation mystique est possible et on a l'impression de découvrir à nouveau le fond psychologique où a pu germer le quiétisme et le semi-quiétisme. Il n'est que d'appliquer avec discernement la parole du Maître : Ex fructibus eorum... ces âmes sont-elles dans une voie de progrès ? Ne leur demandez pas la perfection, de se corriger tout d'un coup de leurs défauts, même de défauts apparents ; parce qu'elles ont l'aptitude mystique, elles n'ont pas nécessairement une volonté forte, elles peuvent rester fragiles, timides devant l'effort, il se pourra qu'elles n'arrivent jamais à un certain niveau de vertu auquel des âmes autrement douées atteignent vite. C'est surtout dans les débuts que le discernement est délicat, mais le Saint-Esprit ne manque pas à ceux qui le prient : il assouplit la raideur de nos catégories, il corrige le simplisme de nos jugements ; il donne aussi aux âmes qu'il conduit de faire des efforts signalés, des sacrifices qui s'imposent à l'attention de ceux qui observent avec soin. Souvent, c'est à la prière qu'il attire et un changement notable va se produire dans la fidélité, au moins à certains exercices, avec plus d'efforts vers le recueillement et certains actes de dégagement : il faut savoir voir et ne pas demander plus que l'Esprit-Saint.

Une fois reconnue sa marque, il faut aider de son mieux au développement mystique de l'âme, les vertus intérieures deviendront éminentes, et, si sur le plan ordinaire restent certains déficits, il y aura aussi sur ce même plan, à l'heure, choisie par Dieu qui ne se hâte pas toujours, des sacrifices héroïques et une fidélité vraiment généreuse.

C’est sans doute à des cas de ce genre que faisait allusion le P. de la Taille, quand il parlait de ces âmes qui avaient en quelque sorte épuisé l’efficacité des moyens ordinaires de perfection, et qui ne pouvaient avancer que par les grâces mystiques : ce qui s’explique parfaitement une fois dans l’hypothèse de l’aptitude mystique. Des êtres restent noués si l’on arrête leur développement sur un seul point vital. Ces âmes ont besoin sans le savoir de l'amour spirituel qui est pour elles la nourriture appropriée, seul le dégagement mystique du sensible leur rendra possibles, faciles, presque nécessaires des sacrifices de détachement petits ou grands.

Nous insisterions sur les merveilleux effets religieux et moraux des grâces mystiques, si notre petite expérience égalait ce qu'ont dit les Saints. Il faudrait d'abord dire les extraordinaires purifications et dépouillements intimes qu'elles opèrent et puis les admirables actes de vertu qu'elles inspirent, il est plus utile de rappeler que l'essor mystique ne remédie pas à toutes les défectuosités du tempérament et qu'il entre dans les intentions du bon Dieu de laisser à ces âmes si hautes des imperfections, des faiblesses et des misères.

Enfin, l'épanouissement des vertus n'est pas le même à tous les moments du progrès mystique ; on le comprend si l'on se réfère au classement fait précédemment. Dans les cas d'inhibition, l'âme est dans la voie purgative, elle ne peut plus s'intéresser aux choses terrestres, elle ne peut plus jouir de rien, s'abandonner à aucun genre de plaisir : quel dégagement, quel dépouillement !

En même temps, l'âme est comme impuissante à mal faire, enchaînée à son devoir et le devoir va souvent jusqu'à ce qui lui paraît le plus parfait. Quand de cet état l’âme passe à celui d'indépendance, elle peut se croire revenue sur la terre, reprise par toutes ses passions, impuissante à se dominer. Heureusement elle se rend compte ordinairement que ses difficultés sont bien plus superficielles qu’autrefois et que tout n’est pas perdu des vertus acquises ; il lui est d’ailleurs très profitable d’être ainsi humiliée intérieurement.

Les états d’épreuve son bien connus, ils ont parfois une apparence de misère humaine lamentable, si bien que des sévérités de jugement ou des ordres trop durs viennent ajouter aux souffrances intimes, d’autant que l’âme a souvent alors une délicatesse de conscience inouïe et que  l’ombre d’une faute ou d'une imperfection l’affole littéralement et la met au martyre: Plus spécialement, les exigences sont vite indiscrètes en matière de prière ; plusieurs des conseils classiques (celui par exemple de sainte Thérèse de revenir toujours à l'humanité de N. S, et à ses mystères) supposent que l'âme a la liberté de ses mouvements. A une âme enchaînée, ils demandent l'impossible.

Inutile d'insister sur les progrès moraux de l'âme dans les moments ou les périodes où domine la « pénétration ». Mirabilis Deus !

Venons-en maintenant à classer les faits mystiques que nous avons observés par degrés de spiritualité, tableau synoptique qui ne pense pas définir des étapes, ni marquer, pas même dans un seul cas réel, la courbe du progrès : des faits placés dans la première catégorie peuvent n'apparaître que tardivement. Quand l'âme est « spiritualisée », ce changement affecte plus ou moins son activité intérieure et des phénomènes très variés, d'élévation plus ou moins grande, vont se produire en suite de la spiritualisation où elle est arrivée. C'est aussi le lieu de rappeler le phénomène des « fluctuations » qu'a si bien décrit le P. Poulain : coïncidence incessante du fait mystique et de l'activité ordinaire. Pour l'embrasser dans son ensemble, nous le définirions volontiers : la montée ou la descente de la conscience sur l'échelle de la spiritualité ; l'âme, ne pouvant s'arrêter à un des degrés, que nous allons essayer de distinguer, voit des actes très divers se succéder en elle avec une rapidité parfois déconcertante, souvent pénible.

Une remarque importante sur les mots employés : nous restons sur le terrain des apparences, c’est aux apparences que répondent les mots que nous employons, ces mots ne préjugent pas de la nature intime des phénomènes, le même phénomène pouvant admettre des explications différentes. C’est tout spécialement au mot «  et aussi au mot « divin » que nous faisons allusion, ils sont des constatations d’apparence, rien de plus. Ainsi nous appelons « naturel » tout ce qui n’apparaît pas formellement surnaturel, même si d’autres faits évidemment ou probablement surnaturels ont concouru à établir l’état mystique où eux-mêmes se produisent. Nous n’avons eu affaire qu’à des mystiques catholiques, tous les faits peuvent donc être cryptosurnaturels. Sans vouloir définir théologiquement leur nature, nous en restons à l’apparence psychologique, parce que, de quelque façon qu'on les explique ensuite, ils sont intéressants à noter et peut-être posent un problème. Tels quels, ils suggèreraient l'idée qu'il peut exister un métapsychisme ou même une mystique purement naturelle. Mais s'il était reconnu qu'il existe des faits proprement mystiques hors de la foi chrétienne, il ne serait pas prouvé pour cela que, même en dehors du christianisme, ils seraient purement naturels et produits sans l'influence de la grâce du Christ : Le Verbe illumine tous les hommes venant en ce monde, bien loin que les expériences catholiques que nous enregistrons se produisent sans l'aide surnaturelle de Dieu qui souvent se cache pour mieux se faire trouver.

Voici donc le classement que l'expérience nous à suggéré.

Trois groupes : 1) Mystique du Concept ou prémystique ; 2) Hyperconscience ; 3) Mystique proprement divine ou proprement dite.

I — Mystique du Concept ou prémystique

Nous avons considéré longtemps Concept et Mystique comme notions étrangères. Certains faits que nous avons classés plus haut sous la rubrique « pénétration » nous ont appris qu’il y a une manière mystique de penser par concepts, l’intuition actuelle du concept (nous ne parlons pas de son acquisition) apparaissant en relation avec le phénomène mystique, de connaissance ou d'amour, beaucoup plus spirituel, qui paraît la produire comme pour s'en vêtir.

Ici, il s'agit de faits beaucoup moins évidents, puisqu'ils ne se distinguent du mode ordinaire de penser que par un degré supérieur de « spiritualité ». Ils seront d'ailleurs peu discernables, tant qu'on n'aura pas atteint une autre forme de mystique ; mais ils sont le point suprême où peut atteindre la rationalité humaine qui, d'abord noyée dans les impressions sensibles, a péniblement conquis l'abstrait, puis arrive à fixer l'idée, comme elle fixait d'abord les réalités concrètes.

Seraient ainsi prémystiques (inutile de dire que le bon sens les discernera vite des obsédés, des exaltés, des illuminés et des sots) :

1) Plusieurs de ceux qu'on appelle dans la vie ordinaire « idéalistes », « voyants », pour qui un objectif d'ordre pratique, un idéal, devient une sorte d'absolu, ceux que la langue actuelle appellerait volontiers mystiques de l'action.

2) Une sorte de métaphysiciens qui arrivent à une « contemplation des idées » ; intuitifs, ils voient des principes évidents où des philosophes plus critiques voient des « synthèses » indémontrées, des « postulats » indémontrables. Beaucoup de grands philosophes ont ainsi fait l'unité de leur pensée autour d'un concept. Ils sont souvent trop amis de la construction abstraite, du système, trop attachés à leurs idées, trop pleins d'eux-mêmes, pour s'élever à la vraie mystique.

3) Dans le domaine religieux, on qualifie parfois certains hommes avec une nuance péjorative de « surnaturels », on les taxe de « mysticisme » et ce n’est pas un pur éloge. Ce sont des prémystiques à qui manque un peu le sens des réalités : ils ont comme l’intuition de certains aphorismes spirituels, de certaines formules doctrinales. Pour eux aussi, c’est un abstrait qui est devenu un absolu. Ces prémystiques sont souvent des affectifs qui ne vont pas plus loin.

4) Les formes inférieures de l'oraison se simplicité : une vérité occupe l'âme pendant des jours et emplit la prière, répandant la lumière autour d'elle où tout au moins s'imposant avec une évidence très particulière. L'École française favorise une contemplation théologique de ce genre et sa doctrine peut mener plus avant, mais plusieurs prémystiques qui arrivent assez vite à la « simplicité » paraissent trop conceptuels pour dépasser ce premier stade.

II — Hyperconscience.

— Les choses de l’âme saisies avec plus de vivacité ou de profondeur.

A) Naturelle (au sens purement empirique du moi).

1) L'état mystique affine la conscience (psychologique), l'intérieur prend plus de relief tandis que l'extérieur s'estompe et s'efface. On arrive à comprendre les impressions de Newman enfant qui avait peine à croire à la réalité du monde extérieur, on soupçonne qu'un état semblable a été l'occasion de certaines philosophies idéalistes (Berkeley surtout, peut-être Descartes). C'est l'intuition des opérations, des états de l'âme qui est ainsi favorisée, ou de la substance de l'âme dans ses opérations. Peut-on arriver à l'intuition de la substance de l'âme en elle-même, l'expérience ne nous permet pas de l'affirmer. Ce qui est certain, c'est que des mystiques, quand ils le sont devenus, sentent qu'ils rejoignent des états de leur enfance, dont la vie extérieure, l’encombrement des occupations, la vanité les avaient fait sortir : ils vivaient alors du dedans d’eux-mêmes.

2) Ce qui précède n’était pas d’ordre religieux, voici maintenant la prise de conscience des actes religieux naturels : adoration de l’Être, dépendance du Maître, aspiration au Bien, crainte du Juge, amour du Père, union au Tout. Qu’on ne se laisse pas égarer par ces formules conceptuelles, il s'agit ici d’une activité différente de l’oraison de simplicité dont nous parlions tout à l'heure. La connaissance conceptuelle de Dieu a servi à mettre en branle une activité de l'âme dont elle a maintenant conscience comme de quelque chose de fondamental. C'est sans doute la forme la plus inférieure de connaissance « expérimentale » de Dieu. En cet acte où elle est elle-même plus qu'en aucun autre, où elle se saisit elle-même plus pleinement, acte d'une « réalité » très grande, elle prend conscience d'être orientée vers Dieu, elle le trouve en quelque sorte au bout de toutes ses avenues, ou mieux aux deux bouts de son unique chemin, elle cherche Dieu tellement qu'elle le trouve, elle le postule si bien. qu'elle l'affirme.

3) Dans les faits que nous venons de décrire, c'est encore elle-même que l'âme connaît dans ses actes les plus profonds, qui sont la plus parfaite expression de sa nature, les plus substantiels qu'elle puisse produire, ce n'est pas encore Dieu, sauf par une sorte d'inférence. Restant sur le terrain des apparences, dans ce domaine si difficile à explorer nous avons cru constater qu'il y a des actes différents de ceux-là, qui sont vraiment une sorte de sentiment (connaissance obscure) de la présence de Dieu, une sorte de toucher de Dieu présent à l'âme. Non pas seulement des actes faibles qui ne dépassent guère la conscience sourde, mais des actes forts qui peuvent s'imposer à la conscience claire (nous allions dire : la tyranniser), bien que leur contenu objectif reste parfaitement indistinct et obscur. L'âme sent alors un Autre présent en elle, elle se sent baigner en Lui, elle bute à Lui, comme on se heurte dans l'ombre à un mur ; la connaissance (au moins conscience réflexe) du moi, faisant toujours partie de cette expérience. On retrouvera ici sans doute les descriptions classiques de la première nuit, mais il importe de noter que ces états n’ont parfois aucun rapport perçu avec le surnaturel et que, dans l’expérience même, il n’y a rien de spécifiquement chrétien, rien qui rappelle une donnée empruntée à la révélation, qui laisse soupçonner une influence quelconque de la vertu de foi. L’âme se trouve un beau jour au fond d’elle-même en face d’un Inconnu et non pas du Dieu d’Abraham ou de Jésus. Dans la plupart des cas, l’âme rabat facilement son expérience sur le plan de la foi, surtout quand l’état n’est pas violent, mais d'autres fois c'est difficile ou même en quelque sorte impossible et un doute vague contre les choses de la foi ou bien même une forte incrédulité accompagne ou suit cette expérience, qui paraît bien en être seule la cause. Ce qu'au contact des faits, on est porté à expliquer de cette manière : l'évolution spirituelle de l'âme l'a mise en possession d'une connaissance de Dieu d'une grande saveur de réalité ; cette connaissance d'autre part s'empare puissamment de l'âme (et souvent gêne ses autres activités) tandis que la connaissance de foi qui, à cette date, est encore de l'ordre conceptuel paraît extérieure à l'âme, purement notionnelle et pour tout dire « irréelle ». Irréalité de la foi, tentation de la première nuit. C'est l'extériorité et même le conflit, nettement constaté, entre cette expérience et la foi qui nous impose de la qualifier, empiriquement, de « naturelle » sans prononcer sur ce qu'elle est, réellement. Ajoutons seulement que, toujours du point de vue de l'expérience, on n'a pas plus de raison de qualifier de diabolique la tentation contre la foi que de surnaturelle la connaissance de Dieu : on a l'impression d'être en présence de forces naturelles, de phénomènes sains et normaux dont l'effet final est toujours bienfaisant. Puisqu’il s’agit d’expériences catholiques, les théologiens seront particulièrement en droit d’affirmer la médiation de Jésus et les psychologues pourront parler de l’influence, au moins lointaine, de la révélation qui, ayant dès longtemps imprégné l’âme de vérité, l’a mise à même d’atteindre le fond de sa nature en prenant conscience (obscure, mais forte) de Celui qui est en elle, tout comme sainte Thérèse, après des grâces plus signalées et nettement surnaturelles, a découvert en elle, un jour, une présence de Dieu autre que la présence de grâce.

B) Hyperconscience surnaturelle.

Suffit-il à l'âme d'être spiritualisée pour prendre conscience des opérations de la grâce, ou cette hyperconscience est-elle, elle-même, une grâce, c'est ce que l'expérience n'apprend pas. En tout cas, ici les expériences sont en liaison avec le surnaturel, ont un contenu surnaturel, c'est avec le Dieu de la foi, Jésus ou les personnes divines ou confusément le Dieu trine que l'âme se perçoit en relation. On pourrait se demander si les expériences dont nous allons faire état sont vraiment différentes dans leur fond mystique de celle que nous venons de décrire et si l'on ne pourrait pas expliquer leurs apparences surnaturelles par le rabattement, la projection du fait mystique sur un plan plus conceptuel ou même sensible. Autant que l'observation de faits si subtils permet une modeste affirmation, nous croyons qu'indépendamment de tout rabattement, c'est une vertu surnaturelle qui est ici spirituellement vécue, c'est une connaissance de foi qui est ici intériorisée. Question de fait qui laisse ouvert le champ des théories. Nous en rejoignons ici de bien connues, en particulier le «surnaturel conscient » du P. Bainvel et le mode suprahumain des dons du Saint-Esprit, surtout si on traduit « suprahumain » par « hyperconscient ». Mais nous n'abordons pas la théorie et nous voulons simplement grouper commodément nos observations. Nous ne nous servirons pas du cadre des dons, parce que, pour les y faire entrer, nous devrions un peu solliciter les faits dont nous disposons. Au contraire l'expérience nous impose les deux grandes divisions : Prière et Action.

Prière. Elle s'étale en grandes nappes ou bien surgit en fusées rapides et fréquentes qui éclairent un instant le fond obscur d’où elles sortent. Une seule des vertus théologales le plus souvent en constitue la dominante.

Avec l’hyperconscience de la foi nous retrouvons la théorie du P. de La Taille qui correspond à certains faits observés. Nous n’en sommes plus à la sublimation des concepts telle que nous l’avons cité. C'est l'acte lui-même qui apparaît ici sublimé et pénétré par une conscience plus spirituelle. Certaines doctrines sont souvent privilégiées par rapport à d'autres qui sont comme rejetées dans l'ombre par l'abondance de lumière qui inonde les premières. Parfois l'âme n'a à sa disposition qu'un seul acte de toi mystique et est gênée dans ta production des autres; parfois la sphère éclairée croit ou décroît d'amplitude ; quelquefois l'âme au sortir de la contemplation (apparemment naturelle) de Dieu où la foi a été difficile, a l'impression d'être transportée dans un autre domaine et recouvre successivement la faculté de faire des actes de foi à telle et telle doctrine qui alors avait paru incroyable.

Moins de variété observée dans ceux qu'on pourrait appeler les mystiques de la Confiance. Justus ex spe vivit. Ils se suspendent à Dieu avec une persévérance inlassable dans la même attitude. D'autres grâces d'oraison se joignent d'ailleurs à ce fonds prédominant.

Certaines définitions données de la Contemplation Surnaturelle, attention amoureuse, conviennent plus particulièrement à l'hyperconscience de la Charité, mais le mot Contemplation n'est guère de mise, car cette voie n'est pas de lumière et plus d'un s'est troublé en remarquant que le contenu objectif de son expérience religieuse était vraiment pauvre, pouvait se réduire au seul nom de Jésus ou s'exprimer en ce seul mouvement d'amour surnaturel : « Mon Dieu ». Mais tandis que les mystiques de la foi, plus fréquemment éclairés, en sont souvent réduits à la clarté froide (don d’intelligence), ici la connaissance d’amour, avec son contenu si pauvre, est habituellement savoureuse (don de sagesse).

ACTION. M. Maritain, dans un article remarquable de la Vie Spirituelle, a attiré très opportunément l'attention sur une forme fréquente de la vie mystique : la présence de Dieu dans l'action. En agissant, l'âme se voit agréable à Dieu, unie à Dieu, vivant en Dieu. Parfois l'âme se sent libre d'agir comme à sa guise (Ama et fac quod vis), sûre d'être aiguillée et gardée par Dieu : sa spontanéité toute sainte est devenue comme une spontanéité de grâce ; parfois elle est comme surveillée et enchaînée, par une puissance ou un amour (tantôt une, tantôt l'autre), sévère ou tendre, mais toujours exigeant ; ou bien (ce qu'on appellerait proprement l'hyperconscience de la grâce), elle se sent, plus ou moins constamment suivant les cas, inspirée ou mue par Dieu.

Toutes ces grâces d'hyperconscience donnent à l'âme l'impression d'être unie à Dieu, de le sentir en soi et on pourrait croire qu'elles suffisent à expliquer les plus hauts états mystiques qui n'auraient avec les autres qu'une différence de degrés. Il semble pourtant que l'expérience donne une autre leçon et qu'au risque de ne pas boucler une synthèse commencée, il faille mettre à part ce que nous appelons, faute d'une autre expression :

III. — Mystique divine ou mystique proprement dite.

Certains mystiques se retrouvent tout entiers dans les descriptions données, d'autres non, qui ne paraissent pas avoir un moindre don d'analyse pénétrante. Sans doute faut-il les croire, quand ils déclarent impossible de réduire à l'unité des phénomènes trop dissemblables, quand ils affirment une coupure nette d'avec ce qui précède et souvent aussi d'avec ce qui suit. Les caractères distinctifs de ces grâces spéciales paraissent être d'abord et surtout la nouveauté de la chose, l'entrée subite de Dieu dans l'âme, la certitude que c'est Lui, que l'âme est perdue en Lui. Caractères accessoires : la certitude d'être en grâce avec Lui, parfois le sentiment de l'innocence, la douceur virginale d'un amour qui se sent possédé par Celui qu'il aime. Le mot « union » est celui qui plaît le plus à ces favorisés de l'Amour divin ; mais ici s'applique très spécialement ce que nous avons dit de la « pénétration », cette grâce fondamentale a des enveloppes diverses : parole, image, blessure, étreinte... A ces hauteurs moins que jamais, l'observation peut prétendre se transformer en explication : à s'en tenir à son témoignage, on croirait qu'il n'y a de vraiment divin que Dieu et que se produit ici l'hyperconscience, non plus de la grâce créée, mais de la grâce incréée, bien que plusieurs voiles ou obstacles s'interposent entre l'âme et Dieu. Au contraire des moments précédents, ce n'est peut-être pas l'obstacle moral qui est ici le plus soupçonné, à cause, semble-t-il, de l'intense purification que ces grâces produisent ; on croirait plus volontiers à des obstacles physiques : l'âme trop matérielle, trop unie au corps et aussi l'âme trop agissante, pas assez passive et empêchant par son action même ou ses réactions, par l'acte même de connaissance ou d'amour qu'elle doit bien produire, le contact de substance à substance qui est réservé à l’autre vie. C'est ainsi que l'observation nous paraît poser le problème des grâces éminentes, mais encore une fois, ce n'est pas à elle de le résoudre.

L'initiative divine apparaît ici, mais ici seulement, souveraine : sans cependant qu'on puisse dire toujours qu'il n'y a pas eu de préparations et que, toute gratuite qu'elle est, elle ne s'insère pas dans la trame de la vie et qu'elle n'est pas en un sens postulée par l'histoire de cette âme. En particulier ces grâces ont très souvent une influence très grande sur la spiritualisation (au sens que nous avons dit) de la vie : elles sont une date. Plus rarement, elles ne sont qu'une anticipation lointaine et les traces laissées dans l'âme seront plusieurs années avant de réapparaître, ou bien un accident sans conséquence dans l'allure psychologique de la vie, même dans des cas où elles ont été préparées par un certain essor mystique : elles sont données dans un but ascétique et l'âme est ramenée une fois pour toutes sur ce plan. Les faits ainsi observés laissent supposer que ces grâces élevées, mystiques entre les mystiques, ne sont pas réservées aux seuls mystiques, qu'ils ne les reçoivent peut-être pas plus souvent que les autres, que leur seul privilège, si c'en est un, est de les apercevoir mieux, de les distinguer mieux des consolations dites ordinaires et d'en voir se prolonger ou même se perpétuer les conséquences psychologiques.

IV

Et ceci nous amène à la conclusion de ces notes. Elle prétend être, elle aussi, purement expérimentale, c'est-à-dire qu'elle peut être contredite, dans les termes, par une théorie qui expliquerait d'une manière plus profonde les apparences qu'elle expose, de même qu'un écrivain de la revue a pu très justement assimiler l'absence de Dieu à la présence de Dieu. Au contact des faits mystiques, on ne peut douter que la vie mystique pour l'homme, et, si l'on veut, le mariage spirituel pour le chrétien ne soit vraiment partie intégrante de la perfection ontologique, la forme supérieure, le couronnement idéal de la vie religieuse. La mystique est une des formes du génie humain, comme le génie poétique ou philosophique, d'autant plus élevée qu'elle n'existe qu'en puissance obédientielle et qu'elle réclame, surtout pour son développement ultime, une spéciale intervention de Dieu. Il s'ensuit de cette perfection même qu'elle n'est pas à la portée de tous : nous ne sommes. pas tous des génies, nous ne sommes pas tous des poètes ou des philosophes : de par les limites de notre nature, de par la mesuré de grâce qui nous est départie, le plus souvent en harmonie avec cette nature, nous vivons sur des plans psychologiques différents. Il en ira ordinairement des mystiques comme des orateurs : fiunt oratores, ceux-là seuls le deviennent qui, de naissance, le sont en puissance. Quand N.-S. nous recommande d'être parfaits, il nous recommande aussi de ne pas essayer d'ajouter une coudée à notre taille, c'est à la perfection de la charité et de la vie morale qu'elle commande qu'il nous exhorte.

Même pour les mystiques, ce n'est pas l'intention divine qu'ils arrivent à la perfection de la vie mystique sur cette terre. « Inchoatio vitæ æternæ », il suffit de la foi, ils sentent eux-mêmes souvent que, fussent-ils fidèles, leur histoire est préformée et leur évolution spirituelle limitée: Multæ mansiones. C'est parfois dans la prière, dans l'union élevée qu'ils apprennent que, sans faute de leur part, ils sont arrivés au point culminant de leur essor mystique et qu'au banquet, avant la consommation, ils ne pourront s'approcher plus près de l'Époux.

Dans la famille humaine, même dans les familles religieuses, ils ne sont qu'une minorité et ne souffrent peut-être de rien plus que de la trop haute idée qu'on se fait souvent de tout le domaine mystique. Extraordinaire sainteté ou sotte illusion, entre ces extrêmes que de degrés nous révèle l'observation, quand elle est légèrement avertie. En regard des grands mystiques, que de prémystiques, semimystiques, petits mystiques qui risquent de ne pas réaliser leur modeste destinée, de ne pas répondre aux intentions de la divine Providence, s'ils ne sont pas compris et aidés dans leur ligne, surtout s'ils en sont détournés. Parce qu'ils ne sont pas encore parfaits dans l'exercice des vertus, on refuse de les croire, on les taxe (à raison en partie souvent) de naïveté ou de prétention, sans se douter qu'on met en danger leur perfection et parfois leur salut. Car si l'expérience nous a appris que la mystique n'est pas pour tous le chemin de la perfection, elle nous a enseigné avec la même évidence qu'elle est pour quelques-uns, même des commençants, même des pécheurs, même des imparfaits et des faibles, la voie unique vers la vérité et la vie [1].

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[1] Revue d’ascétique et de mystique N°  29 – Janvier 1924 – Toulouse.

 

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