DONS DU SAINT-ESPRIT
ET VIE MYSTIQUE

Joseph de GUILBERT, s j

Tout le monde est d'accord, je crois, pour reconnaître que, parmi les enseignements de la tradition catholique, ceux qui intéressent le plus la mystique sont ceux qui ont trait aux dons du Saint-Esprit.

Malheureusement la théologie des dons est loin d'avoir encore dans toutes ses parties la précision et la solidité qui seraient nécessaires pour en faire le point de départ d'une théorie complète de la vie mystique.

Je me suis attaché ici même, à propos d'une expression de S. Thomas, à montrer combien il restait encore à faire pour que nous puissions nous flatter de posséder un état exact et complet des données traditionnelles dogmatiques qui sont à la base de cette théologie [1]. Il y a là un long travail qu'il faut avoir le courage et la patience d'entreprendre et d'exécuter sans hâte, et en dehors duquel on ne sortira pas de là peu prés.

Est-ce à dire qu'il faut jusque-là nous interdire toute vue générale sur la théologie des dons ? Assurément non. Ce que nous devons éviter, c'est de présenter comme l'interprétation définitive et intangible de ces données traditionnelles, des vues d'ensemble qui en fait ne reposent que sur une étude incomplète et trop peu méthodique de cette tradition. Mais il sera toujours utile que chacun apporte, avec toute la clarté et la précision possibles, sa conception générale des dons, de leurs rapports avec la vie mystique et la contemplation, telle qu'elle lui semble se dégager des données traditionnelles qu'il a pu lui-même étudier. Ces idées générales sont, en effet, indispensables pour diriger le travail de recherche à travers les monuments de la tradition, travail qui, faute d'être éclairé par elles, tournerait à la pure et vaine recherche d'érudition et se noierait dans d'inutiles et fastidieux détails.

Voilà pourquoi il m'a semblé qu'il ne serait peut-être pas totalement inutile de présenter ici la conception des dons qui me paraît répondre le mieux à ce que je connais de la tradition et d'en marquer les rapports, aujourd'hui avec la vie mystique en général, dans un prochain article avec la contemplation infuse en particulier [2].

La théologie des dons du Saint-Esprit a ses racines dans les plus anciens documents de la tradition catholique. Dés le deuxième siècle, S. Irénée enseigne explicitement que l'Esprit septiforme qui, suivant la prophétie d'Isaïe, s'est reposé sur le Christ, est communiqué par lui à ses membres, les fidèles oints comme lui de l'onction divine [3]. Depuis lors la série des témoignages, et plus tard celle des explications théologiques, se suivent sans interruption jusqu'au moment où saint Thomas donne de cette doctrine la formule qui semble devoir être définitive [4].

Mais autant nous sommes riches en textes des docteurs, relatifs aux dons, autant nous sommes pauvres en documents du magistère authentique de l'Église. Le décret du Concile romain sous Damase, conservé par le Gelasianum, ne parle que du Christ sur qui s'est reposé l'Esprit Septiforme ; les textes cités à propos de chacun des sept dons semblent supposer qu'ils sont communiqués aux fidèles, mais la doctrine n'est pas explicitement formulée [5]. Le Concile de Trente parle bien de la justification per voluntariam susceptionem gratiæ et donorum », mais rien ne vient préciser la nature de ces dons et leur rapport avec les vertus théologales, dont ce même chapitre enseigne l'infusion au moment de la justification [6]. Le seul document explicite du magistère sur les dons est l'encyclique Divinum illud sur le Saint-Esprit, adressée à l'Église catholique par Léon XIII, le 9 mai 1897 [7]. Il n'y a évidemment là aucune définition, mais néanmoins cette encyclique, trop peu utilisée dans les écrits qui se multiplient sur le Saint-Esprit, constitue par sa partie doctrinale un document du magistère ordinaire, document qui, appuyé sur la tradition qu'il entend résumer, possède une autorité dogmatique considérable [8].

Ce document de Léon XIII, éclairé par la doctrine de saint Thomas dont il s'est manifestement inspiré et paf toute la tradition précédente que les formules du docteur Angélique résumaient déjà d'une façon plus pleine et plus précise, tel doit être le point de départ actuel de toute étude théologique sur les Dons et leur place dans là vie spirituelle. Le dernier paragraphe de la partie doctrinale de l'Encyclique est consacré par Léon XIII à décrire l'œuvre du Saint-Esprit dans l'âme des justes : après avoir rappelé que ceux-ci le reçoivent dans le baptême et la confirmation, et exposé plus largement la doctrine de l'inhabitation, il poursuit : « Inbabitantem in animis piis Spiritum Sanctum ubertas munerum cælestium multis modis consequitur ». De ces multiples bienfaits de l'Esprit-Saint, le Pape en développe deux surtout, les inspirations et les dons, qu'il décrit ainsi :

In his autem muneribus sunt arcanæ illæ admonitiones invitationesque, quæ instinctu Sancti Spiritus identidem in mentibus animisque excitantur : quæ si desint, neque initium viæ bonæ habetur neque progressiones, neque exitus salutis æternæ... Hoc amplius, homini iusto, vitam scilicet viventi divinæ gratiæ et per congruas virtutes tanquam facultates agenti, opus plane est septenis illis quæ proprie dicunturspiritus Sancti donis. Horum enim beneficio instruitur animus et munitur ut eius vocibus atque impulsioni facilius promptiusque obsequatur ; hæc propterea dona tantæ sunt efficacitatis ut eum ad fastigium sanctimoniæ adducant, tantæque excellentiæ ut in cælesti regno eaedem, quanquam perfectius, perseverent.

Suivent deux phrases sur les béatitudes évangéliques au désir et à l'acquisition desquelles «ipsorum opé charismatum provocatur animus et effertur », et sur les fruits, produits dans les âmes par le Saint-Esprit et énumérés par saint Paul, Gal. 5, 22.

La notion et le rôle des dons du Saint-Esprit sont, on le voit, mis par Léon XIII en relation étroite avec la notion et le rôle des inspirations du Saint-Esprit dans l'ensemble de la vie chrétienne ; S. Thomas en avait fait autant et on peut dire que c'est là son apport décisif à la théologie des dons. Nous devons par suite, pour arriver à préciser nos idées sur les rapports entre dons et vie mystique, préciser d'abord notre manière de concevoir ces inspirations et leur rôle.

Nous examinerons donc ce que sont ces inspirations dont nous parlent si souvent les auteurs spirituels, pour étudier ensuite la place exacte des dons entre elles et les œuvres méritoires qui en sont le fruit naturel. Il nous sera facile alors de conclure en quel sens exact l'activité des dons est caractéristique de la vie mystique, en quel sens au contraire elle ne suffit, pas à établir une distinction spécifique entre vie commune et vie mystique.

Le terme inspiration du Saint-Esprit est employé plusieurs fois par le Concile d'Orange pour désigner la grâce nécessaire à toute bonne œuvre ; et en particulier aux premiers pas vers la foi et la justification [9]. Aujourd'hui dans ce secours divin, affirmé ainsi d'une façon générale, nous distinguons, à la suite du long travail de la théologie, plusieurs réalités et plusieurs aspects. Non seulement nous distinguons de la grâce habituelle et des autres dispositions permanentes surnaturelles (habitus), les grâces actuelles, secours momentanés, passagers, accordés par Dieu à l'âme ; mais, parmi ces grâces actuelles, nous distinguons encore une double catégorie, ou mieux une double fonction : grâces élevantes et grâces médicinales. Aucun acte humain ne peut avoir de valeur pour le salut éternel, comme tendance si rudimentaire et inchoative soit-elle vers la fin surnaturelle, s'il n'est du même ordre, donc surnaturel, donc accompli par un agent élevé lui-même à cet ordre. C'est cette élévation que réalisent : dans le juste, d'une façon permanente, grâce et vertu infuses ; dans je pécheur qui se prépare à la justification, les secours transitoires qui constituent les grâces actuelles élevantes. Dans le juste lui-même, ne faut-il pas, outre les « habitus », une motion divine de même ordre pour mettre en branle tout l'organisme surnaturel, pour le faire passer de l'état de repos à l'état d'activité ? Les théologiens discutent sur la nécessité de ce secours surajouté aux dons permanents : en tout cas, s'il est nécessaire, il est lui aussi une grâce actuelle élevante, réclamée par le jeu physique de l'activité surnaturelle. Tous ces secours appartiennent, dans l'ordre surnaturel, à la même catégorie que le concours nécessaire, dans l'ordre naturel, à tout agent créé : ils ne sont pas destinés à augmenter les forces de l'agent, à l'aider à vaincre les difficultés particulières de telle action ; ils ne font que suppléer à l'insuffisance essentielle, de l'agent créé vis-à-vis de toute action, de l'agent humain en face de l'œuvre surnaturelle à accomplir.

Mais la tradition catholique nous enseigne l’existence et la nécessité pour la vie chrétienne d'autres secours ou motions transitoires de Dieu, grâces actuelles médicinales ou mieux « fortifiantes », destinées à augmenter les forces de l'homme. Elle nous enseigne que le juste lui-même ne peut, sans un secours particulier de Dieu, donc sans un secours distinct de la grâce et autres dispositions surnaturelles qu'il possède déjà, persévérer jusqu'au bout dans la justice qu'il possède.

Même justifié et devenu ami de Dieu, l'homme garde une intelligence obscurcie vis-à-vis de la vérité surnaturelle, une volonté faible, exposée aux assauts de la concupiscence ; il sera donc moralement incapable de résister constamment à la tentation et de persévérer dans le bien, si Dieu ne vient augmenter ses forces.

Comment le fait-il ? Lorsque l'homme se trouve en présence d'un acte plus difficile à accomplir, d'une tentation plus forte à repousser, Dieu (par son action immédiate ou bien en se servant des anges quand il ne veut agir que sur l'imagination ou les sens) détermine dans l'âme la production d'actes indélibérés de l'intelligence, de la volonté ou de l'imagination et de l'appétit sensible, qui vont à la diriger vers le bien, en augmentant la lumière et l'attrait qu'elle sent pour ce bien, en diminuant celui qu'elle éprouve pour le mal. L'homme en face de la tentation comprendra mieux, plus vivement, plus intimement, l'horreur de la damnation éternelle ou le mystère de la Croix ; la répulsion que lui inspirait déjà la pensée de telle action honteuse est augmentée ; l'affolement que produisait dans son imagination la pensée des épreuves que lui attirera son devoir accompli se trouve calmé. Toutes ces modifications psychologiques sont le résultat, non pas d'un travail accompli en lui sous l'action de sa propre volonté libre, mais d'une intervention de Dieu. Cette intervention, Dieu pourra la réaliser ou bien simplement en dirigeant par sa Providence l'action des causes naturelles, ou en faisant agir un ange sur les facultés sensibles de l'homme et sur son organisme, ou encore en agissant lui-même directement sur l'intelligence ou la volonté. En tout cas, ces actes vitaux des facultés sensibles ou spirituelles sont des actes indélibérés, qui en eux-mêmes ne sont nullement méritoires, mais qui préparent les actes méritoires, en facilitant à la volonté libre leur accomplissement.

Ce sont ces inspirations et ces motions, médiates ou immédiates, de Dieu en l'âme qui constituent essentiellement les grâces actuelles médicinales nécessaires à la persévérance des justes.

La motion divine qui produit ces actes indélibérés est-elle distincte de celle qui constitue la grâce élevante et excitante ? Celle-ci est-elle nécessaire aux justes pour tous les actes méritoires ? Quel élément d'ordre physique ou moral distingue la motion efficace qui produira infailliblement son effet, de la motion inefficace qui non moins infailliblement restera stérile ? Autant de questions âprement discutées dont la solution n'est pas nécessaire à celle du problème qui nous occupe, et que je me garderai donc d'y mêler.

Quelles que soient les opinions qu'ils adoptent, tous les théologiens admettent, me semble-t-il, l'existence de ces actes indélibérés de connaissance ou de désir, produits en nous par Dieu pour augmenter les forces qui poussent notre volonté libre à choisir le bien surnaturel. Mais ces grâces médicinales ou fortifiantes ne sont pas seulement données aux justes pour assurer leur persévérance. Le pécheur les reçoit déjà pour avoir la force de poser les actes qui le prépareront à la justification. Chez le juste (et c'est le point qui nous intéresse particulièrement ici), elles n'auront pas seulement le but tout négatif de le préserver des chutes mortelles, mais elles lui seront encore nécessaires et lui seront accordées, pour le pousser à augmenter sans cesse en lui son union à Dieu par la charité, pour l'aider à tendre à la perfection de la vie spirituelle.

Si de telles grâces étaient nécessaires à la volonté humaine pour faire le strict minimum exigé de Dieu sous peine de faute mortelle, combien plus le seront-elles pour accomplir la loi chrétienne dans toute sa perfection, pour multiplier les œuvres difficiles qui dégageront l'âme de ses liens, pour s'élever sans cesse dans la charité : plus l’âme avancera, plus elle sera, par elle-même, au-dessous d'une tâche de plus en plus haute, plus les grâces fortifiantes lui seront nécessaires pour l'aider, pour la pousser et l'attirer.

C'est alors surtout que vaudra la raison très profonde développée par saint Thomas pour montrer la nécessité de ces inspirations et motions (1a-2æ, q. 68, a. 2) :

Notre raison, dit-il, a reçu de Dieu une double perfection : sa perfection naturelle, la lumière naturelle de la raison, et en second lieu une perfection surnaturelle qu'elle tient des vertus théologiques. Et, bien que cette seconde perfection soit en elle-même plus grande que la première, celle-ci toutefois est possédée par l'homme d'une manière plus parfaite, car l'homme en a comme la pleine possession, tandis que la seconde n'est en lui que d'une façon imparfaite : c'est d'une façon imparfaite que nous connaissons et aimons Dieu surnaturellement. Or, il est évident que tout être qui possède parfaitement une nature, une forme, une vertu, peut par lui-même agir selon ce principe d'action, qu'il possède parfaitement, sans exclure bien entendu l’opération de Dieu qui agit par son concours en toute nature créée et toute volonté. Mais celui qui ne possède que d'une façon imparfaite une nature, forme ou vertu, ne peut par lui-même agir selon cette nature ou vertu : il a besoin d'être mû par un autre... Et ainsi pour tout ce qui est dans l'ordre de la fin naturelle de l'homme, celui-ci peut agir en suivant les indications de sa raison... Mais dans l'ordre de la fin surnaturelle vers laquelle la raison le dirige en tant qu'elle est en quelque manière et imparfaitement informée par les vertus théologiques, les indications de la raison ne suffisent : il faut en outre l'instinct et la motion du Saint-Esprit.

Dans l’ordre de la simple raison, l'homme est chez lui et peut se conduire ; dans l'ordre surnaturel il est un étranger introduit en un magnifique palais, où il ne saura se conduire, sauf peut-être pour quelques pas, si un guide charitable ne vient le prendre par la main. Et plus il pénétrera avant dans le palais, plus le guide lui sera nécessaire.

Ceci nous explique pourquoi, à mesure qu'une âme progresse dans la vie spirituelle, que les grosses difficultés du début vont disparaissant, la nécessité des inspirations divines, des grâces fortifiantes, au lieu de diminuer, devient de plus en plus grande : l'inadéquation entre la pauvre nature humaine et les œuvres qu'elle doit accomplir pour avancer toujours vers sa perfection surnaturelle, devient de plus en plus grande.

Et par là nous soupçonnons déjà a priori ce que nous constatons par l'expérience de la vie spirituelle, savoir l'infinie variété de ces inspirations divines ou grâces fortifiantes.

Au début elles seront surtout d'ordre sensible, agissant sur l'imagination, sur la partie sensible de l'homme et atteignant surtout par elle l'intelligence et la volonté : il s'agit pour Dieu de venir prendre l'âme là où elle est, toute plongée dans le sensible, pour la dégager peu à peu, du sensible coupable d'abord, puis de tout sensible. Plus tard, au contraire, c'est surtout sur l'intelligence et la volonté qu'agira la grâce fortifiante de Dieu.

De même, au début, ces motions de Dieu échapperont en général complètement à la conscience de qui les recevra : on ne les distinguera pas du train naturel de sa vie psychologique. Tout au plus notera-t-on quelques consolations ou désolations sensibles plus accentuées.

Plus tard, l'âme aura pris l'habitude de se suivre davantage, d'écouter davantage en elle-même, son regard se sera fait peu à peu à discerner quelques objets dans la demi-obscurité de son intérieur. De plus, corrélativement à sa fidélité à les suivre, les- inspirations se seront multipliées et renforcées. Le nombre et la puissance des grâces fortifiantes dont elle percevra l'action en elle, ira en augmentant. Elle en viendra même à discerner plus ou moins confusément un travail subi par son intelligence et sa volonté, consolations spirituelles, bien plus' profondes et puissantes que les consolations sensibles de début.

Toutefois, au milieu de leur variété, ces grâces et inspirations garderont le même caractère général d'actes indélibérés, produits en nous par Dieu, donc non méritoires en eux-mêmes, mais source de mérite et de sainteté si nous y coopérons : et voilà pourquoi tous les maîtres de la vie intérieure vont nous répétant que les consolations, même les plus hautes, ne sont que des moyens, que seuls les actes libres de charité sont le but ; que l'essentiel de la sainteté n'est pas cet amour délicieux que nous sentons naître au fond de nous-mêmes, in nobis sine nobis, mais le libre élan par lequel nous répondons à ces avances.

Ces inspirations, Dieu tout-puissant est maître absolu de les produire en qui et comme il veut, dans le terrain même le plus ingrat, où elles ont le plus de résistances à vaincre, chez les pécheurs les plus endurcis ; et, en fait, il les y produit quand il les appelle à la pénitence.

Il pourrait continuer à les produire ainsi, sans préparation particulière, dans les âmes des justes, comme il eût pu aussi, absolument parlant, au lieu de leur donner les vertus infuses comme principes permanents d'actions surnaturelles, surnaturaliser leurs actes un à un, par de constantes grâces actuelles élevantes.

Mais, de même que l'harmonie de la vie surnaturelle a demandé que Dieu pourvût le juste entré dans la plénitude de cette vie, de « facultés surnaturelles », principes permanents d'actions surnaturelles, qui sont les vertus infuses théologiques et morales; de même convenait-il qu'il donnât à l'âme sanctifiée une préparation permanente, une disposition habituelle à recevoir ces grâces fortifiantes ou inspirations, nécessaires pour conserver la vie surnaturelle et plus encore pour y progresser : et ce sont ces dispositions habituelles qui constituent, selon saint Thomas et selon l'enseignement de Léon XIII, les dons du Saint-Esprit, « habitus », dispositions infuses, par lesquelles « homo disponitur ad hoc quod bene sequatur instinctum divinum ».

Avec une pression suffisante et une matrice assez résistante, on arrive à emboutir des blocs d'acier : il n'y a pas d'âme si dure, de cœur si pétrifié par le péché, que Dieu n'arrive à mouvoir : mais, dans la cire molle et fluide, les détails les plus fins d'un sceau se reproduisent sans effort, et, dans le cœur rendu carneum, dans l'âme tenue toujours prête par la grâce et les dons du Saint-Esprit, la plus petite touche de Dieu aura son effet.

On voit par là quel est le rôle propre des dons du Saint-Esprit : ils ne sont pas destinés à remplacer les vertus infuses, à se substituer à elles dans tel ou tel stade de la vie spirituelle. Les vertus infuses, théologales et morales, restent jusqu'au bout le principe immédiat de nos actes surnaturels délibérés et méritoires ; les dons concourent bien eux aussi à la production d'actes vitaux, mais d'actes indélibérés, produits et déterminés en nous par l'action divine, des inspirations passivement reçues qui constituent les grâces fortifiantes dont nous venons de parler.

Là question a été agitée de savoir s'ils interviennent dans chacun de nos actes méritoires : je crois que le P. Froget et après lui le P. Gardeil, ont eu raison de répondre que non [10]. Là où il n'y a pas de spéciale difficulté, la raison et la volonté humaines, surnaturalisées par les vertus infuses peuvent (bien entendu avec le concours [surnaturel] de Dieu essentiel à toute action) accomplir des actes surnaturels délibérés et méritoires, sans le secours d'aucune grâce fortifiante (quæ augeat vires). Les dons auront leur rôle lorsque, pour des actions plus difficiles [11], intelligence et volonté ont besoin d'être aidées, préparées, par les lumières et les délectations indélibérées, par les grâces qui les rendront capables de triompher de ces difficultés : car ce sont alors les dons qui aident l'âme à recevoir plus facilement, avec plus de plénitude ces motions divines. [12]

Dans les actes méritoires des justes peuvent donc intervenir, ou les vertus infuses seules, ou les vertus et les dons, celles-là comme principe opératif immédiat de l'acte délibéré, ceux-ci comme principes réceptifs des motions divines, grâce auxquelles l'acte délibéré pourra être produit et mieux produit. Faut-il ajouter avec le Père Gardeil que parfois interviennent les dons seuls ? Je ne le crois pas : une telle conclusion supposerait, en une conception des dons toute différente, un principe, tout différent de distinction entre dons et vertus, conception et principe qui me semblent avoir été admis par S. Thomas jeune et beaucoup de ses contemporains — mais qui ont été remplacés dans la Somme théologique par la conception que j'expose ici. Pour qu'un acte méritoire pût être le fruit des seuls dons, à l'exclusion des vertus infuses, même simplement morales, il faudrait concevoir les dons comme des principes complets et immédiats d'opération délibérée, comme, en définitive, des sortes de vertus infuses, d'ordre supérieur aux vertus morales, bien que restant inférieures aux vertus théologiques ; vertus qui, naturellement, devraient se distinguer des vertus morales par un objet formel différent ; d'où la conclusion, tirée entre autres par le P. Schrijvers, après Suarez contre Valentia (et semble-t-il aussi par le P. Garrigou-Lagrange), qu'un même acte ne peut dépendre à la fois d'une vertu et du don correspondant : — ou bien il sera fait modo humano, avec le motif spécifique de la vertu, et il ne pourra être acte du don — ou il sera fait modo supra humano, avec le motif spécifique du don et il ne sera plus un acte de la vertu [13].

Sans entrer dans une discussion de détail, cette position parait répondre moins bien à l'exposé ex professo fait par S. Thomas 1a - 2æ q. 68, et se heurter à de grosses difficultés. Comment expliquer l'enseignement du Saint Docteur sur la supériorité des dons vis-à-vis des vertus morales, leur infériorité vis-à-vis des vertus théologiques, et en même temps, le fait qu'il désigne divers dons comme correspondant aux vertus théologiques, même à la charité ? Quel rôle jouent-ils vis-à-vis d'elles ? Ces dons, dira-t-on, ne viennent pas substituer un mode d'agir plus parfait à celui qui est essentiel aux vertus théologiques, mais seulement préparer l'âme pour qu'elle exerce celles-ci plus parfaitement. Mais la préparer comment ? par un acte délibéré ou indélibéré ? Si c'est un acte délibéré on sera amené à dire que l'acte délibéré du don d'intelligence qui prépare l'acte de foi, est plus parfait que lui, et je ne vois plus bien comment il ne serait pas lui-même un acte de foi. — Acte indélibéré préparant un acte délibéré plus difficile et plus parfait ? C'est ce que je dis ici même et on est ainsi amené à couper en deux la notion des dons, suivant qu'on les considère dans leurs rapports avec les vertus théologales ou les vertus morales.

De plus on sera conduit à dire que, dans les débuts de la vie spirituelle, dans la vie simplement ascétique, l'exercice des dons, non seulement est rare, latent, mais qu'il se fait « selon le mode des vertus » — que plus tard les vertus morales infuses cessent de s'exercer et sont remplacées par les dons, toutes choses qui me paraissent bien peu claires et bien peu conciliables avec l'exposé de S. Thomas, surtout avec son insistance à affirmer la place des dons dans toute vie chrétienne [14].

Si, au contraire, les dons restent uniquement le principe des actes indélibérés déterminés par Dieu dans l'intelligence et la volonté, aucune difficulté, nous l'avons vu, à concilier leur rôle avec celui des vertus infuses dont ces inspirations préparent les actes délibérés et méritoires. Mais tandis que, en raison de leur objet formel, les actes des vertus théologiques ne reçoivent de cette préparation par les inspirations divines et les dons, aucun perfectionnement essentiel, il n'en est pas de même des actes des vertus morales infuses. Celles-ci, tout en produisant des actes surnaturels gardent leurs motifs propres d'ordre rationnel ; si donc à ce motif vient s'ajouter la lumière, produite par Dieu dans l'âme, par exemple pour pénétrer plus pleinement les principes révélés sur la mortification ou le courage chrétien, l'acte deviendra plus parfait, parce que, grâce à cette lumière, l'homme jugera de ces actes suivant une règle et des principes plus hauts qu'il ne ferait avec sa simple raison aidée de la foi, mais sans supplément de lumière [15].

Rien du reste n'empêche de dire que, dans les débuts de la vie chrétienne, ce rôle des dons est souvent latent : j'ai rappelé plus haut que, dans les âmes encore peu habituées à la vie intérieure, les inspirations du Saint-Esprit, les grâces fortifiantes de diverses espèces, restent inaperçues de la conscience, tout en étant fort réelles — et aussi que les premières actions de Dieu en elle dont l'âme se rend compte, sont surtout les actions d'ordre sensible, dans lesquelles les dons n'interviennent pas : mais cela n'exclut nullement la réalité, même alors, de secours, de grâces, fortifiant intelligence et volonté, grâces dans la réception desquelles interviennent déjà les dons. Plus tard, quand les motions seront d'ordre plus spirituel, plus fréquentes, mieux distinguées par la conscience, ce rôle latent des dons deviendra de plus en plus manifeste, au point de donner leur physionomie à ces étapes plus avancées de la vie spirituelle.

Nous pouvons, en effet, aborder maintenant la question posée : en quel sens l'activité des dons du Saint-Esprit est-elle caractéristique de la vie mystique ? Notons toutefois auparavant, avec le cardinal Billot, que, par le fait même les dons disposent l'âme à recevoir les inspirations divines, ils créent en elle un titre large, mais réel, ex congruo, à les recevoir avec une particulière abondance. Ces inspirations seront donc plus fréquentes et plus puissantes chez le juste que chez le pécheur. De plus les dons croissent en même temps que la grâce sanctifiante ; les dispositions de l'âme à recevoir les inspirations, sa sensibilité aux touches divines, sa fidélité et sa souplesse à en suivre les mouvements, vont en augmentant avec la croissance dans la grâce sanctifiante. Il s'ensuit donc que ces grâces, ces inspirations, iront normalement s'intensifiant et se multipliant avec le progrès de l'âme, en même temps que la difficulté et la perfection croissante des actes à accomplir les rendra plus nécessaires [16].

Si, a posteriori, nous interrogeons les maîtres de la vie spirituelle, nous aurons vite constaté leur unanimité sur ce point : tous, non seulement les « mystiques », mais aussi ceux que l'on est convenu de regarder comme le plus « ascétiques », admettent que la condition de tout progrès un peu considérable dans la perfection est une fidélité de plus en plus grande, de plus en plus constante et délicate, de l'âme à ces inspirations de la grâce ; fidélité dont la première conséquence sera une multiplication de ces inspirations et une croissance constante de leurs exigences. Tous les directeurs connaissent bien cette impression, par laquelle passent toutes les âmes un peu généreuses, lorsqu'elles sentent cette emprise de plus en plus complète et exigeante de Dieu sur leur vie, impression de frayeur qui leur fait se demander : où va-t-il me mener ? — et à laquelle doit s'opposer l'acte de foi et d'abandon total à la grâce, faute duquel tant d'âmes, n'osant pas se laisser arracher du sol, resteront toute leur vie à se traîner.

Il arrive donc pour toutes les âmes saintes un moment où cette emprise de la grâce et de ses inspirations sur leur vie devient générale et constante : non pas que, même alors Dieu leur dicte, sous forme de révélations ou simplement d'inspirations parfaitement nettes et conscientes, ce qu'elles doivent faire dans chaque cas déterminé et se substitue en tout au travail de leur raison propre ; mais par ses inspirations, Dieu reste là, les assistant et les poussant sans cesse à des actes toujours plus parfaits de cette charité qui en imprègne l'exercice de toutes les autres vertus.

C'est là cette « loi intérieure d'amour et de charité que le Saint-Esprit a coutume d'écrire et d'imprimer dans les cœurs » dont S. Ignace parle au début de ses Constitutions et sur laquelle il comptait, plus que sur aucune prescription extérieure, pour assurer la conservation et la fécondité de son œuvre.

C'est là cette onction habituelle du Saint-Esprit, cette action continuelle de ses dons qui, si elle n'est pas, comme l'activité de la charité, l'essence même de la perfection et de la sainteté, en est la condition et un caractère distinctif.

Cette prédominance des inspirations, cette abondance de la grâce fortifiante, cette activité générale des dons du Saint-Esprit nous préparant à les recevoir, s'étendent dans les âmes saintes à toute la vie, donc aussi bien à la vie active qu'à la vie de prière. Je consacrerai, en raison de l'importance de ce point, un prochain article à rechercher quelles transformations amène une telle emprise de la grâce dans l'oraison mentale de ces âmes ; mais il ne faut pas oublier que cette emprise s'étend tout aussi loin, tout aussi fortement sur leur vie active : elle n'est pas moins éclatante, pour qui comprend les choses de Dieu, dans le dévouement inlassable et toujours souriant d'une petite sœur des pauvres, que dans les oraisons brûlantes d'une carmélite. Pas plus l'un que l'autre, ces deux triomphes de la charité divine dans les âmes ne se peuvent expliquer en dehors de cette action constante de la grâce fortifiante préparée par les dons. Chez l'un éclatera le don de sagesse, chez un autre celui de conseil, de force ou de piété ; sous des formes diverses ce sera toujours l'action du même Esprit, multiforme, mais aussi belle, aussi profonde chez l'un que chez l'autre [17].

Il faut aussi noter que cette action de la grâce fortifiante est, d'une âme à l'autre, d'une période de la vie à l'autre dans la même âme, très inégalement consciente, même et surtout s'il s'agit des grâces, des consolations et désolations, d'ordre non plus sensible, mais intellectuel, de celles donc auxquelles nous préparent les dons du Saint-Esprit. Il ne s'agit point, en effet, ne l'oublions pas, de révélations, de connaissances. nouvelles miraculeusement infuses, supposant des idées, des espèces intellectuelles nouvelles, il s'agit avant tout d'une lumière plus grande pour pénétrer des idées qui nous étaient déjà familières, d'une force plus grande donnée à telle inclination de notre volonté. Il arrivera donc le plus souvent qu'il sera impossible de distinguer, au moins avec certitude, cette action de Dieu, des effets naturels produits dans l'âme par l'effet des lois psychologiques ; il sera très facile de prendre pour une action immédiate de Dieu certains effets moins fréquents, plus intenses, que l'âme n'avait pas constatés encore en elle-même à ce degré, qu'il s'agisse de concentration plus profonde, d'alternatives d'exaltation ou de dépression. En appliquant les règles si sages que les auteurs donnent pour le discernement des esprits, l'âme et ses directeurs verront généralement quels sont les bons mouvements, ceux auxquels elle doit se livrer, qui donc viennent de Dieu et sont voulus par lui, directement ou indirectement. Mais fort' souvent il sera impossible de dire si ce bon mouvement a une cause immédiate naturelle ou surnaturelle — et cela, même pour des mouvements d'ordre intellectuel.

Parfois cependant, surtout s'il s'agit de certaines lumières, de certaines touches plus profondes, qui tranchent plus' vivement sur la trame ordinaire de la vie psychologique, et dans des âmes assez habituées à suivre les mouvements de leur vie intérieure, il ne restera guère de doute possible sur leur origine ; ce sera alors une vraie expérience de Dieu ; de son action dans l'âme, qu'il s'agisse ici encore d'une touche reçue dans l'oraison ou au contraire d'une grâce de force ou de lumière reçue en pleine action.

Qu'il s'agisse aussi de touche consolante ou aride : Dieu attirera les âmes à lui, suit<ant les cas, aussi bien en leur faisant éprouver un attrait délicieux, en leur donnant une lumière éblouissante, qu'en les détachant de tout, en leur faisant expérimenter leur néant, l'obscurité de leur intelligence et la faiblesse de leur volonté, de façon à créer en elles cette faim de lui-même qui est une de ses plus grandes faveurs.

Aussi cet état de l'âme toute livrée à l'action de la grâce pourra-t-il revêtir les formes les plus diverses, pourra-t-il exister à un plus haut degré chez des âmes toutes simples qui ne le soupçonnent même pas, tandis que chez d'autres il sera beaucoup plus conscient, se distinguera très vivement des étais précédents ou des périodes durant lesquelles un relâchement de fidélité a fait retomber l'âme sur elle-même.

Et en ce sens, il est parfaitement vrai de dire que l'action des dons du Saint-Esprit peut être suivant les âmes, ou manifeste ou latente ; avec cette correction toutefois que l'action latente n'est pas nécessairement une action moins intense, moins puissante, moins fréquente.

Cet état que nous trouvons réalisé dans tous les saints et même, à un degré moins éclatant, dans toutes les âmes parfaites, est-il un état mystique, constitue-t-il la vie mystique ?

Si par vie mystique on entend une vie d'union amoureuse à Dieu, très intime et produite plus par l'action de la grâce en nous que par nos propres efforts, fruit des initiatives de Dieu plus que des nôtres, il est évident que cette définition convient à l'état que nous venons de décrire et qu'il y a donc identité entre cet état et la vie mystique.

Mais alors, on le voit, il faut aller jusqu'au bout et dire, comme le fait très logiquement Dom Louismet que les faits et grâces mystiques ne sont pas réservés exclusivement à telle période de la vie spirituelle, qu'ils apparaissent dès les débuts de cette vie — que vie ascétique et vie mystique désignent en réalité deux aspects, l'un plus actif, l'autre plus passif, d'une vie spirituelle essentiellement une, mais dans laquelle peuvent dominer tantôt l'un, tantôt l'autre, de ces aspects. Si par suite on veut réserver le nom de vie mystique à l'état intérieur dans lequel domine nettement le second de ces aspects, tandis que le premier reste prépondérant dans la vie ascétique, il faut conclure, comme nous l'avons fait ailleurs, qu'il ne reste alors entre les deux vies, à les opposer comme se succédant l'une à l'autre, qu'une simple différence de plus ou de moins. Le mode d'agir ascétique, humain si on le veut, dans lequel n'interviennent pas les dons du Saint-Esprit et les inspirations auxquelles ils nous rendent docile, et le mode mystique, surhumain, dans lequel ces dons et ces inspirations prennent la direction de l'âme, sont spécifiquement distincts entre eux : mais la vie ascétique et la vie mystique, caractérisées, par la prédominance de l'un d'eux, n'ont entre elles qu'une différence de degré, de plus ou de moins.

On a proposé comme principe de distinction spécifique entre ces deux vies le fait que, dans la vie mystique, le rôle des dons et des inspirations cesse d'être latent comme dans la vie ascétique, pour devenir manifeste et conscient.

C'est, à mon avis, faire dépendre cette distinction d'une circonstance extrinsèque au rôle essentiel des dons et des inspirations, rôle qui pourra être bien plus considérable et bien plus habituel dans une âme où il reste latent, inconscient, que dans une autre où il est plus visible. Cette visibilité, en effet, peut dépendre de circonstances personnelles, comme l'habitude de s'analyser, absolument étrangères à l'intensité de l'action de Dieu dans l'âme.

On peut donc dire très légitimement que cette docilité de l'âme aux inspirations du Saint-Esprit, reçues grâce aux dons du Saint-Esprit d'une façon de plus en plus abondante et de plus en plus parfaite, est en même temps caractéristique de la vie mystique au sens large du mot, et condition essentielle de toute vraie sainteté, et que par conséquent il n'y a ni sainteté, ni même véritable perfection de la vie spirituelle, en dehors de la vie 'mystique ainsi entendue.

Et c'est là ce que prouvent abondamment les textes réunis de divers côtés pour établir l'appel de toutes les âmes à la vie mystique. C'est là aussi ce qui n'est, au fond, nié par personne : les auteurs qui, comme le P. Poulain, Mgr Lejeune ou Mgr Farges, nient le plus nettement l'appel général des âmes aux grâces de contemplation infuse proprement dite, n'ont jamais nié cela : il suffit, pour s'en rendre compte, de se donner la peine de les lire attentivement et de les comprendre, et c'est perdre son temps que de recommencer sans cesse à leur démontrer ce qu'ils n'ont jamais contesté.

Entre eux et leurs contradicteurs la vraie question est différente : il s'agit de savoir quel effet a nécessairement cette emprise générale de la grâce sur le mode d'oraison des âmes en qui elle se réalise : la prière de ces âmes parfaitement dociles à l'action du Saint-Esprit en elles, sera-t-elle nécessairement et toujours de forme proprement contemplative ? Cette prédominance de la vie mystique en elles, au sens expliqué, comportera-t-elle nécessairement des grâces plus ou moins hautes de contemplation infuse ? Question beaucoup moins générale, que j'ai réservée pour un prochain article, en raison de son importance et des multiples distinctions qu'elle appelle.

Je terminerai simplement celui-ci en posant une question d'opportunité : convient-il dans l'usage courant d'employer sans plus le terme de vie mystique pour désigner cet aspect général plus passif de la vie spirituelle dont je viens de  parler et dont les dons du Saint-Esprit sont l'élément caractéristique?

Au moyen-âge, assurément, les mots vie mystique ont un sens plus large puisqu'ils sont synonymes de vie spirituelle et englobent des éléments que, maintenant, nous rattachons à la vie ascétique dans son sens le plus strict. Mais aujourd'hui, étant donné que ce prestigieux mot de mystique nous arrive tout chargé d'acceptions diverses, de résonances multiples, pouvons-nous l'employer ainsi sans risquer de jeter dans les esprits une dangereuse confusion et de nous exposer à de redoutables, équivoques ?

Non, si nous prétendons employer ce mot pour caractériser et définir indifféremment des réalités d'ordre fort divers comme la conduite habituelle de la grâce dont nous parlons ici, et des formes d'oraison spéciales comme celles que décrit sainte Thérèse à la fin de son Château.

Oui, au contraire, si nous acceptons de prendre le mot de mystique pour ce qu'il est devenu en fait à l'heure actuelle, c'est-à-dire un de ces mots brillants et attirants (comme en politique ceux de démocratie ou de libéralisme) qui expriment avant tout une tendance, un idéal, mettent en relief un aspect des choses, plus qu'ils ne servent à caractériser ou à définir des réalités précises : car alors il reste bien entendu que les écrivains, tout en s'assurant le bénéfice de la vogue et du prestige attachés à ce mot, ne négligeront pas de définir en termes plus fixes et plus précis les réalités dont ils entendent nous parler.

Quant à espérer fixer ce mot dans les limites rigoureuses d'un sens technique, la chose paraît aujourd'hui bien difficile : il vaut mieux, je crois, que les théologiens fassent porter leurs efforts sur d'autres mots qui, comme ceux de contemplation infuse ou d'inspirations du Saint-Esprit, leur appartiennent davantage en propre et dont, par conséquent, ils peuvent davantage espérer fixer un sens technique uniformément reçu, comme ils l'ont fait avec tant de profit pour les principaux termes de la théologie dogmatique.

On pourra donc, si l'on veut, appeler vie mystique, l'état spirituel qui est caractérisé par ce rôle prédominant des inspirations et des dons du Saint-Esprit, tel que j'ai essayé de le décrire et tel qu'on le constate dans toutes les âmes saintes ; à une condition toutefois, c'est de prendre le terme de mystique dans un sens large, qui implique bien les idées d'union amoureuse avec Dieu et de plus grande passivité sous l'action de sa grâce, mais qui ne comporte nécessairement ni une connaissance expérimentale de Dieu, ni une forme d'oraison strictement contemplative [18].


[1] Dons du Saint-Esprit et mode d'agir ultra-humain d'après S. Thomas, R.A.M., 3, 1922, p. 394-411. Le R. P. GARRIGOU-LAGRANGE a consacré un article de la VIE SPIRITUELLE (7.[124]-[136]) à discuter les conclusions, qui lui semblaient se dégager de cette note. Certaines conclusions qu'il combat fort justement, ne sont nullement les miennes : un passage lu trop vite et mal compris a seul pu lui faire croire que je prêtais à S. Thomas l'opinion qu'entre vertus et dons il n'y a qu'une différence de degré et non d'espèce : toute ma note va justement à prouver le contraire. Quant à la question historique d'une variation dans la pensée de S. Thomas, je laisse aux lecteurs de peser les arguments apportés en sens contraire par le R. P. et par moi ; je me bornerai à faire remarquer que l'expression modus humanus, supra humanus n'est-pas « plus rare », mais totalement absente dans la Somme. Quant aux considérations développées par le R. P. sur le caractère plus scolaire de la Somme s'opposant par là aux Sentences, elles laisseront rêveur, je crois, quiconque se rappellera ce qu'étaient les commentaires sur les Sentences des jeunes bacheliers.

[2] Les lecteurs remarqueront vite combien cet exposé est tributaire de celui qu'a fait S. E. le Cardinal BILLOT dans la th. VII de son de Virtutibus : c'est lui, en effet, qui me parait cadrer le mieux avec l'ensemble des données traditionnelles telles que je les connais. J'espère que les quelques remarques et précisions que j'y ajoute n’auront pas trahi la pensée de l'éminent théologien. — C'est à dessein que je m'abstiens, dans ces quelques pages, de toute démonstration ou discussion proprement dite : tout mon but serait, au risque de répéter des banalités, de contribuer à marquer sur quels points principaux doivent, pour être utiles et fécondes, se porter de préférence, les recherches de détail dans les documents de la tradition. C'est seulement lorsque ces recherches auront été faites et discutées avec soin et méthode, qu'on pourra essayer d’en tirer des arguments d'ensemble en faveur de telle ou telle manière de comprendre la théologie des dons.

[3] S. IRÉNÉE, Adv. Hær., III, 17, M, 7, 929 sq.

[4] On trouvera les inventaires actuellement les plus complets de ces témoignages dans les articles de M. Touzard (Revue biblique, 1899, 232 ss.)et du R. P. GARDEIL, O P. (DICT. TH. CATH., Dons du S. E., t. 4, 1748-1779°.

[5] DENZINGER-BANNWART, n. 83 ; CAVALLERA, Thesaurus. n. 539 et 532.

[6] VI, cap. 7 ; D.-B. n. 799 ; CAVALLERA, n. 879.

[7] Dans les Acta Leonis XIII, t.17, Romæ, 1898, p. 125-148 ; ACTA SANCTAE SEDIS, t. 29, 645 ss. La partie doctrinale de l'Encyclique est reproduite dans CAVALLERA, Thesaurus, n. 547, pour le paragraphe relatif aux dons ; DENZINGER-BANNWART ne donne malheureusement rien de cet exposé dogmatique si intéressant.

[8] Le but du pape est, nous dit-il, « alloqui vos... de præsentia et virtute mirifica eiusdem Spiritus ; quantopere nimirum et in tota Ecclesia et in singulorum animis ipse agat efficiatque præclara copia charismatum supernorum. Inde fiat... ut rides excitetur vigeatque... ac... pietas augeatur... » Actia Leonis XIII, p. 127 : l'intention doctrinale de l'Encyclique se porte donc tout particulièrement sur la partie relative au rôle sanctificateur du Saint-Esprit.

[9] Canon 5, D.-B., n.178; CAVALLERA, n. 853.

[10] Voir dans l'article cité du P. GARDEIL (D. T. Ç., 4, 1779-81) le résumé de la controverse à ce sujet entre Mgr Perriot et le P. Froget.

[11] Plus difficiles, non seulement en raison des obstacles à vaincre, mais aussi à cause de la perfection de l'acte à accomplir. C'est là ce que me parait contenir de vérité traditionnelle l'opinion selon laquelle les dons ont pour objet d'aider l'âme à accomplir les actions « héroïques ».

[12] On pourrait se demander aussi si chaque grâce ou motion d'ordre sensible, produite par Dieu ou un ange dans l'imagination, etc., pour nous faciliter le bien, est toujours accompagnée d'une, motion correspondante de Dieu sur l'intelligence et la volonté : je ne vois aucune raison de l'affirmer. Dans certains cas ces motions purement sensibles, suffiront pour aider indirectement la volonté. Il y aura donc, dans la vie spirituelle, des consolations sensibles, venant de Dieu ou voulues par lui, mais que n'accompagnera aucun exercice des dons.

[13] SCHRIJVERS, Principes de la  vie spirituelle, Bruxelles, 1912, p. 249. GARIGOU-LAGRANGE, dans VIE SPIRITUELLE, t. 7 (1923), p. (57°. — SUAREZ déjà défendait la même thèse (de Gratia, VI, c. 10, n. 2. Vives, t. 9, p. 69), contre VALENTIA (in I-II, D. 5, q. 8, p. l) soutenant comme nous que le même acte peut supposer à la fois l'exercice d'une vertu et du don correspondant.

[14] Si précisément, comme on le suppose, la différence essentielle entre dons et vertus tient au mode (humain ou supra humain) selon lequel s'exerce leur activité respective, que peut bien être un exercice des dons selon le mode des vertus ? — Et d'un autre côté je crois qu'on trouvera difficilement dans la tradition des points d'appui sérieux pour affirmer qu'à un certain degré de la vie spirituelle, l'exercice des Vertus morales (religion, justice, force...) cesse pour faire place à celui des dons correspondants.

[15] A vouloir esquisser une démonstration théologique de ce que je me borne ici à affirmer, il faudrait, je crois, avant tout, montrer comment cette manière de concevoir les dons conserve comme central le point de vue que S. Thomas dans la Somme met au premier rang — et en même temps conserve aussi ce qu'il y avait de vrai dans les théories ébauchées par les théologiens précédents, théories qui avaient surtout le tort d’être incomplètes et de présenter comme caractéristique essentielle des dons ce qui n'était que conséquence de leur vrai caractère essentiel (préparer l'âme à recevoir les inspirations divines).

[16] Il y aurait ici à signaler comme cause de cette intensification des inspirations divines, à côté de l'accroissement de la grâce sanctifiante et des dons, la réception fréquente des sacrements et l'effet produit par eux et étudié sous le nom de « grâce sacramentelle » : il semble bien que cette grâce propre à chaque sacrement soit, en tant qu'elle se distingue de la grâce sanctifiante, avant tout un titre à recevoir avec plus grande abondance tel ou tel ordre d'inspirations divines, de grâces actuelles fortifiantes ; ce qui la met en étroite relation avec les dons. Il serait fort intéressant d'étudier parallèlement à ce point de vue, certains dons et la grâce sacramentelle propre, par exemple, au sacrement de l'Eucharistie ou à celui de l'ordre.

[17] Ce point a été fort bien mis en relief par M. MARITAIN (Une question sur la vie mystique et la contemplation, VIE SPIRITUELLE, 7 (1923), 636-59) : « Il conviendrait de distinguer, avec plus de soin peut-être qu'on ne le fait quelquefois, le terme vie mystique entendu au sens général de régime habituel des Dons, et le terme contemplation entendu au sens propre. Si on glisse de l'un à l'autre, comme si dés l'instant qu'on dit Dons du Saint-Esprit on disait exercice prédominant des Dons d'Intelligence et de Sagesse, et donc contemplation proprement dite, on est conduit à faire violence au mot contemplation. En ce cas une âme qui ne peut prier que par Pater et Ave et qui manifeste le Don de Conseil ou le Don de Piété, ou le Don de Force, sera vite contemplative (et on confondra son cas avec celui de la nuit passive d'un contemplatif proprement dit). Alors le sens des mots se perd. Et l'erreur s'introduit que cette âme doit nécessairement parvenir, si elle fait tout ce qui est en elle, à l'union transformante, ce qui est inexact. » (p. 646).

[18] Revue d’Ascétique et de Mystique N° 16 – Octobre 1923 – Toulouse.

 

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