DONS DU SAINT-ESPRIT
ET VIE MYSTIQUE
Joseph de GUILBERT, s j
Tout le monde est d'accord, je crois, pour reconnaître que,
parmi les enseignements de la tradition catholique, ceux qui intéressent le plus
la mystique sont ceux qui ont trait aux dons du Saint-Esprit.
Malheureusement la théologie des dons est loin d'avoir encore
dans toutes ses parties la précision et la solidité qui seraient nécessaires
pour en faire le point de départ d'une théorie complète de la vie mystique.
Je me suis attaché ici même, à propos d'une expression de S.
Thomas, à montrer combien il restait encore à faire pour que nous puissions nous
flatter de posséder un état exact et complet des données traditionnelles
dogmatiques qui sont à la base de cette théologie
.
Il y a là un long travail qu'il faut avoir le courage et la patience
d'entreprendre et d'exécuter sans hâte, et en dehors duquel on ne sortira pas de
là peu prés.
Est-ce à dire qu'il faut jusque-là nous interdire toute vue
générale sur la théologie des dons ? Assurément non. Ce que nous devons éviter,
c'est de présenter comme l'interprétation définitive et intangible de ces
données traditionnelles, des vues d'ensemble qui en fait ne reposent que sur une
étude incomplète et trop peu méthodique de cette tradition. Mais il sera
toujours utile que chacun apporte, avec toute la clarté et la précision
possibles, sa conception générale des dons, de leurs rapports avec la vie
mystique et la contemplation, telle qu'elle lui semble se dégager des données
traditionnelles qu'il a pu lui-même étudier. Ces idées générales sont, en effet,
indispensables pour diriger le travail de recherche à travers les monuments de
la tradition, travail qui, faute d'être éclairé par elles, tournerait à la pure
et vaine recherche d'érudition et se noierait dans d'inutiles et fastidieux
détails.
Voilà pourquoi il m'a semblé qu'il ne serait peut-être pas
totalement inutile de présenter ici la conception des dons qui me paraît
répondre le mieux à ce que je connais de la tradition et d'en marquer les
rapports, aujourd'hui avec la vie mystique en général, dans un prochain article
avec la contemplation infuse en particulier
.
La théologie des dons du Saint-Esprit a ses racines dans les
plus anciens documents de la tradition catholique. Dés le deuxième siècle, S.
Irénée enseigne explicitement que l'Esprit septiforme qui, suivant la prophétie
d'Isaïe, s'est reposé sur le Christ, est communiqué par lui à ses membres, les
fidèles oints comme lui de l'onction divine
.
Depuis lors la série des témoignages, et plus tard celle des explications
théologiques, se suivent sans interruption jusqu'au moment où saint Thomas donne
de cette doctrine la formule qui semble devoir être définitive
.
Mais autant nous sommes riches en textes des docteurs,
relatifs aux dons, autant nous sommes pauvres en documents du magistère
authentique de l'Église. Le décret du Concile romain sous Damase, conservé par
le Gelasianum, ne parle que du Christ sur qui s'est reposé l'Esprit Septiforme ;
les textes cités à propos de chacun des sept dons semblent supposer qu'ils sont
communiqués aux fidèles, mais la doctrine n'est pas explicitement formulée
. Le Concile
de Trente parle bien de la justification per voluntariam susceptionem gratiæ
et donorum », mais rien ne vient préciser la nature de ces dons et leur
rapport avec les vertus théologales, dont ce même chapitre enseigne l'infusion
au moment de la justification
. Le seul
document explicite du magistère sur les dons est l'encyclique Divinum illud
sur le Saint-Esprit, adressée à l'Église catholique par Léon XIII, le 9 mai 1897
. Il n'y a
évidemment là aucune définition, mais néanmoins cette encyclique, trop peu
utilisée dans les écrits qui se multiplient sur le Saint-Esprit, constitue par
sa partie doctrinale un document du magistère ordinaire, document qui, appuyé
sur la tradition qu'il entend résumer, possède une autorité dogmatique
considérable
.
Ce document de Léon XIII, éclairé par la doctrine de saint
Thomas dont il s'est manifestement inspiré et paf toute la tradition précédente
que les formules du docteur Angélique résumaient déjà d'une façon plus pleine et
plus précise, tel doit être le point de départ actuel de toute étude théologique
sur les Dons et leur place dans là vie spirituelle. Le dernier paragraphe de la
partie doctrinale de l'Encyclique est consacré par Léon XIII à décrire l'œuvre
du Saint-Esprit dans l'âme des justes : après avoir rappelé que ceux-ci le
reçoivent dans le baptême et la confirmation, et exposé plus largement la
doctrine de l'inhabitation, il poursuit : « Inbabitantem in animis piis Spiritum
Sanctum ubertas munerum cælestium multis modis consequitur ». De ces multiples
bienfaits de l'Esprit-Saint, le Pape en développe deux surtout, les inspirations
et les dons, qu'il décrit ainsi :
In his autem muneribus sunt
arcanæ illæ admonitiones invitationesque, quæ instinctu Sancti Spiritus
identidem in mentibus animisque excitantur : quæ si desint, neque initium viæ
bonæ habetur neque progressiones, neque exitus salutis æternæ... Hoc amplius,
homini iusto, vitam scilicet viventi divinæ gratiæ et per congruas virtutes
tanquam facultates agenti, opus plane est septenis illis quæ proprie
dicunturspiritus Sancti donis. Horum enim beneficio instruitur animus et
munitur ut eius vocibus atque impulsioni facilius promptiusque obsequatur ; hæc
propterea dona tantæ sunt efficacitatis ut eum ad fastigium sanctimoniæ adducant,
tantæque excellentiæ ut in cælesti regno eaedem, quanquam perfectius,
perseverent.
Suivent deux phrases sur les béatitudes évangéliques au désir
et à l'acquisition desquelles «ipsorum opé charismatum provocatur animus et
effertur », et sur les fruits, produits dans les âmes par le Saint-Esprit et
énumérés par saint Paul, Gal. 5, 22.
La notion et le rôle des dons du Saint-Esprit sont, on le
voit, mis par Léon XIII en relation étroite avec la notion et le rôle des
inspirations du Saint-Esprit dans l'ensemble de la vie chrétienne ; S. Thomas en
avait fait autant et on peut dire que c'est là son apport décisif à la théologie
des dons. Nous devons par suite, pour arriver à préciser nos idées sur les
rapports entre dons et vie mystique, préciser d'abord notre manière de concevoir
ces inspirations et leur rôle.
Nous examinerons donc ce que sont ces inspirations dont nous
parlent si souvent les auteurs spirituels, pour étudier ensuite la place exacte
des dons entre elles et les œuvres méritoires qui en sont le fruit naturel. Il
nous sera facile alors de conclure en quel sens exact l'activité des dons est
caractéristique de la vie mystique, en quel sens au contraire elle ne suffit,
pas à établir une distinction spécifique entre vie commune et vie mystique.
Le terme inspiration du Saint-Esprit est employé plusieurs
fois par le Concile d'Orange pour désigner la grâce nécessaire à toute bonne
œuvre ; et en particulier aux premiers pas vers la foi et la justification
. Aujourd'hui
dans ce secours divin, affirmé ainsi d'une façon générale, nous distinguons, à
la suite du long travail de la théologie, plusieurs réalités et plusieurs
aspects. Non seulement nous distinguons de la grâce habituelle et des autres
dispositions permanentes surnaturelles (habitus), les grâces actuelles,
secours momentanés, passagers, accordés par Dieu à l'âme ; mais, parmi ces
grâces actuelles, nous distinguons encore une double catégorie, ou mieux une
double fonction : grâces élevantes et grâces médicinales. Aucun
acte humain ne peut avoir de valeur pour le salut éternel, comme tendance si
rudimentaire et inchoative soit-elle vers la fin surnaturelle, s'il n'est du
même ordre, donc surnaturel, donc accompli par un agent élevé lui-même à cet
ordre. C'est cette élévation que réalisent : dans le juste, d'une façon
permanente, grâce et vertu infuses ; dans je pécheur qui se prépare à la
justification, les secours transitoires qui constituent les grâces actuelles
élevantes. Dans le juste lui-même, ne faut-il pas, outre les « habitus », une
motion divine de même ordre pour mettre en branle tout l'organisme surnaturel,
pour le faire passer de l'état de repos à l'état d'activité ? Les théologiens
discutent sur la nécessité de ce secours surajouté aux dons permanents : en tout
cas, s'il est nécessaire, il est lui aussi une grâce actuelle élevante, réclamée
par le jeu physique de l'activité surnaturelle. Tous ces secours appartiennent,
dans l'ordre surnaturel, à la même catégorie que le concours nécessaire,
dans l'ordre naturel, à tout agent créé : ils ne sont pas destinés à augmenter
les forces de l'agent, à l'aider à vaincre les difficultés particulières de
telle action ; ils ne font que suppléer à l'insuffisance essentielle, de l'agent
créé vis-à-vis de toute action, de l'agent humain en face de l'œuvre
surnaturelle à accomplir.
Mais la tradition catholique nous enseigne l’existence et la
nécessité pour la vie chrétienne d'autres secours ou motions transitoires de
Dieu, grâces actuelles médicinales ou mieux « fortifiantes », destinées à
augmenter les forces de l'homme. Elle nous enseigne que le juste lui-même ne
peut, sans un secours particulier de Dieu, donc sans un secours distinct de la
grâce et autres dispositions surnaturelles qu'il possède déjà, persévérer
jusqu'au bout dans la justice qu'il possède.
Même justifié et devenu ami de Dieu, l'homme garde une
intelligence obscurcie vis-à-vis de la vérité surnaturelle, une volonté faible,
exposée aux assauts de la concupiscence ; il sera donc moralement incapable de
résister constamment à la tentation et de persévérer dans le bien, si Dieu ne
vient augmenter ses forces.
Comment le fait-il ? Lorsque l'homme se trouve en présence
d'un acte plus difficile à accomplir, d'une tentation plus forte à repousser,
Dieu (par son action immédiate ou bien en se servant des anges quand il ne veut
agir que sur l'imagination ou les sens) détermine dans l'âme la production
d'actes indélibérés de l'intelligence, de la volonté ou de l'imagination et de
l'appétit sensible, qui vont à la diriger vers le bien, en augmentant la lumière
et l'attrait qu'elle sent pour ce bien, en diminuant celui qu'elle éprouve pour
le mal. L'homme en face de la tentation comprendra mieux, plus vivement, plus
intimement, l'horreur de la damnation éternelle ou le mystère de la Croix ; la
répulsion que lui inspirait déjà la pensée de telle action honteuse est
augmentée ; l'affolement que produisait dans son imagination la pensée des
épreuves que lui attirera son devoir accompli se trouve calmé. Toutes ces
modifications psychologiques sont le résultat, non pas d'un travail accompli en
lui sous l'action de sa propre volonté libre, mais d'une intervention de Dieu.
Cette intervention, Dieu pourra la réaliser ou bien simplement en dirigeant par
sa Providence l'action des causes naturelles, ou en faisant agir un ange sur les
facultés sensibles de l'homme et sur son organisme, ou encore en agissant
lui-même directement sur l'intelligence ou la volonté. En tout cas, ces actes
vitaux des facultés sensibles ou spirituelles sont des actes indélibérés, qui en
eux-mêmes ne sont nullement méritoires, mais qui préparent les actes méritoires,
en facilitant à la volonté libre leur accomplissement.
Ce sont ces inspirations et ces motions, médiates ou
immédiates, de Dieu en l'âme qui constituent essentiellement les grâces
actuelles médicinales nécessaires à la persévérance des justes.
La motion divine qui produit ces actes indélibérés est-elle
distincte de celle qui constitue la grâce élevante et excitante ? Celle-ci
est-elle nécessaire aux justes pour tous les actes méritoires ? Quel élément
d'ordre physique ou moral distingue la motion efficace qui produira
infailliblement son effet, de la motion inefficace qui non moins infailliblement
restera stérile ? Autant de questions âprement discutées dont la solution n'est
pas nécessaire à celle du problème qui nous occupe, et que je me garderai donc
d'y mêler.
Quelles que soient les opinions qu'ils adoptent, tous les
théologiens admettent, me semble-t-il, l'existence de ces actes indélibérés de
connaissance ou de désir, produits en nous par Dieu pour augmenter les forces
qui poussent notre volonté libre à choisir le bien surnaturel. Mais ces grâces
médicinales ou fortifiantes ne sont pas seulement données aux justes pour
assurer leur persévérance. Le pécheur les reçoit déjà pour avoir la force de
poser les actes qui le prépareront à la justification. Chez le juste (et c'est
le point qui nous intéresse particulièrement ici), elles n'auront pas seulement
le but tout négatif de le préserver des chutes mortelles, mais elles lui seront
encore nécessaires et lui seront accordées, pour le pousser à augmenter sans
cesse en lui son union à Dieu par la charité, pour l'aider à tendre à la
perfection de la vie spirituelle.
Si de telles grâces étaient nécessaires à la volonté humaine
pour faire le strict minimum exigé de Dieu sous peine de faute mortelle, combien
plus le seront-elles pour accomplir la loi chrétienne dans toute sa perfection,
pour multiplier les œuvres difficiles qui dégageront l'âme de ses liens, pour
s'élever sans cesse dans la charité : plus l’âme avancera, plus elle sera, par
elle-même, au-dessous d'une tâche de plus en plus haute, plus les grâces
fortifiantes lui seront nécessaires pour l'aider, pour la pousser et l'attirer.
C'est alors surtout que vaudra la raison très profonde
développée par saint Thomas pour montrer la nécessité de ces inspirations et
motions (1a-2æ, q. 68, a.
2) :
Notre raison, dit-il, a reçu
de Dieu une double perfection : sa perfection naturelle, la lumière naturelle de
la raison, et en second lieu une perfection surnaturelle qu'elle tient des
vertus théologiques. Et, bien que cette seconde perfection soit en elle-même
plus grande que la première, celle-ci toutefois est possédée par l'homme d'une
manière plus parfaite, car l'homme en a comme la pleine possession, tandis que
la seconde n'est en lui que d'une façon imparfaite : c'est d'une façon
imparfaite que nous connaissons et aimons Dieu surnaturellement. Or, il est
évident que tout être qui possède parfaitement une nature, une forme, une vertu,
peut par lui-même agir selon ce principe d'action, qu'il possède parfaitement,
sans exclure bien entendu l’opération de Dieu qui agit par son concours en toute
nature créée et toute volonté. Mais celui qui ne possède que d'une façon
imparfaite une nature, forme ou vertu, ne peut par lui-même agir selon cette
nature ou vertu : il a besoin d'être mû par un autre... Et ainsi pour tout ce
qui est dans l'ordre de la fin naturelle de l'homme, celui-ci peut agir en
suivant les indications de sa raison... Mais dans l'ordre de la fin surnaturelle
vers laquelle la raison le dirige en tant qu'elle est en quelque manière et
imparfaitement informée par les vertus théologiques, les indications de la
raison ne suffisent : il faut en outre l'instinct et la motion du Saint-Esprit.
Dans l’ordre de la simple raison, l'homme est chez lui et
peut se conduire ; dans l'ordre surnaturel il est un étranger introduit en un
magnifique palais, où il ne saura se conduire, sauf peut-être pour quelques pas,
si un guide charitable ne vient le prendre par la main. Et plus il pénétrera
avant dans le palais, plus le guide lui sera nécessaire.
Ceci nous explique pourquoi, à mesure qu'une âme progresse
dans la vie spirituelle, que les grosses difficultés du début vont
disparaissant, la nécessité des inspirations divines, des grâces fortifiantes,
au lieu de diminuer, devient de plus en plus grande : l'inadéquation entre la
pauvre nature humaine et les œuvres qu'elle doit accomplir pour avancer toujours
vers sa perfection surnaturelle, devient de plus en plus grande.
Et par là nous soupçonnons déjà a priori ce que nous
constatons par l'expérience de la vie spirituelle, savoir l'infinie variété de
ces inspirations divines ou grâces fortifiantes.
Au début elles seront surtout d'ordre sensible, agissant sur
l'imagination, sur la partie sensible de l'homme et atteignant surtout par elle
l'intelligence et la volonté : il s'agit pour Dieu de venir prendre l'âme là où
elle est, toute plongée dans le sensible, pour la dégager peu à peu, du sensible
coupable d'abord, puis de tout sensible. Plus tard, au contraire, c'est surtout
sur l'intelligence et la volonté qu'agira la grâce fortifiante de Dieu.
De même, au début, ces motions de Dieu échapperont en général
complètement à la conscience de qui les recevra : on ne les distinguera pas du
train naturel de sa vie psychologique. Tout au plus notera-t-on quelques
consolations ou désolations sensibles plus accentuées.
Plus tard, l'âme aura pris l'habitude de se suivre davantage,
d'écouter davantage en elle-même, son regard se sera fait peu à peu à discerner
quelques objets dans la demi-obscurité de son intérieur. De plus,
corrélativement à sa fidélité à les suivre, les- inspirations se seront
multipliées et renforcées. Le nombre et la puissance des grâces fortifiantes
dont elle percevra l'action en elle, ira en augmentant. Elle en viendra même à
discerner plus ou moins confusément un travail subi par son intelligence et sa
volonté, consolations spirituelles, bien plus' profondes et puissantes que les
consolations sensibles de début.
Toutefois, au milieu de leur variété, ces grâces et
inspirations garderont le même caractère général d'actes indélibérés, produits
en nous par Dieu, donc non méritoires en eux-mêmes, mais source de mérite et de
sainteté si nous y coopérons : et voilà pourquoi tous les maîtres de la vie
intérieure vont nous répétant que les consolations, même les plus hautes, ne
sont que des moyens, que seuls les actes libres de charité sont le but ; que
l'essentiel de la sainteté n'est pas cet amour délicieux que nous sentons naître
au fond de nous-mêmes, in nobis sine nobis, mais le libre élan par lequel
nous répondons à ces avances.
Ces inspirations, Dieu tout-puissant est maître absolu de les
produire en qui et comme il veut, dans le terrain même le plus ingrat, où elles
ont le plus de résistances à vaincre, chez les pécheurs les plus endurcis ; et,
en fait, il les y produit quand il les appelle à la pénitence.
Il pourrait continuer à les produire ainsi, sans préparation
particulière, dans les âmes des justes, comme il eût pu aussi, absolument
parlant, au lieu de leur donner les vertus infuses comme principes permanents
d'actions surnaturelles, surnaturaliser leurs actes un à un, par de constantes
grâces actuelles élevantes.
Mais, de même que l'harmonie de la vie surnaturelle a demandé
que Dieu pourvût le juste entré dans la plénitude de cette vie, de « facultés
surnaturelles », principes permanents d'actions surnaturelles, qui sont les
vertus infuses théologiques et morales; de même convenait-il qu'il donnât à
l'âme sanctifiée une préparation permanente, une disposition habituelle à
recevoir ces grâces fortifiantes ou inspirations, nécessaires pour conserver la
vie surnaturelle et plus encore pour y progresser : et ce sont ces dispositions
habituelles qui constituent, selon saint Thomas et selon l'enseignement de Léon
XIII, les dons du Saint-Esprit, « habitus », dispositions infuses, par
lesquelles « homo disponitur ad hoc quod bene sequatur instinctum divinum ».
Avec une pression suffisante et une matrice assez résistante,
on arrive à emboutir des blocs d'acier : il n'y a pas d'âme si dure, de cœur si
pétrifié par le péché, que Dieu n'arrive à mouvoir : mais, dans la cire molle et
fluide, les détails les plus fins d'un sceau se reproduisent sans effort, et,
dans le cœur rendu carneum, dans l'âme tenue toujours prête par la grâce
et les dons du Saint-Esprit, la plus petite touche de Dieu aura son effet.
On voit par là quel est le rôle propre des dons du
Saint-Esprit : ils ne sont pas destinés à remplacer les vertus infuses, à se
substituer à elles dans tel ou tel stade de la vie spirituelle. Les vertus
infuses, théologales et morales, restent jusqu'au bout le principe immédiat de
nos actes surnaturels délibérés et méritoires ; les dons concourent bien eux
aussi à la production d'actes vitaux, mais d'actes indélibérés, produits et
déterminés en nous par l'action divine, des inspirations passivement reçues qui
constituent les grâces fortifiantes dont nous venons de parler.
Là question a été agitée de savoir s'ils interviennent dans
chacun de nos actes méritoires : je crois que le P. Froget et après lui le P.
Gardeil, ont eu raison de répondre que non
.
Là où il n'y a pas de spéciale difficulté, la raison et la volonté humaines,
surnaturalisées par les vertus infuses peuvent (bien entendu avec le concours
[surnaturel] de Dieu essentiel à toute action) accomplir des actes surnaturels
délibérés et méritoires, sans le secours d'aucune grâce fortifiante (quæ augeat
vires). Les dons auront leur rôle lorsque, pour des actions plus difficiles
,
intelligence et volonté ont besoin d'être aidées, préparées, par les lumières et
les délectations indélibérées, par les grâces qui les rendront capables de
triompher de ces difficultés : car ce sont alors les dons qui aident l'âme à
recevoir plus facilement, avec plus de plénitude ces motions divines.
Dans les actes méritoires des justes peuvent donc intervenir,
ou les vertus infuses seules, ou les vertus et les dons, celles-là comme
principe opératif immédiat de l'acte délibéré, ceux-ci comme principes réceptifs
des motions divines, grâce auxquelles l'acte délibéré pourra être produit et
mieux produit. Faut-il ajouter avec le Père Gardeil que parfois interviennent
les dons seuls ? Je ne le crois pas : une telle conclusion supposerait, en une
conception des dons toute différente, un principe, tout différent de distinction
entre dons et vertus, conception et principe qui me semblent avoir été admis par
S. Thomas jeune et beaucoup de ses contemporains — mais qui ont été remplacés
dans la Somme théologique par la conception que j'expose ici. Pour qu'un
acte méritoire pût être le fruit des seuls dons, à l'exclusion des vertus
infuses, même simplement morales, il faudrait concevoir les dons comme des
principes complets et immédiats d'opération délibérée, comme, en
définitive, des sortes de vertus infuses, d'ordre supérieur aux vertus
morales, bien que restant inférieures aux vertus théologiques ; vertus qui,
naturellement, devraient se distinguer des vertus morales par un objet formel
différent ; d'où la conclusion, tirée entre autres par le P. Schrijvers, après
Suarez contre Valentia (et semble-t-il aussi par le P. Garrigou-Lagrange), qu'un
même acte ne peut dépendre à la fois d'une vertu et du don correspondant : — ou
bien il sera fait modo humano, avec le motif spécifique de la vertu, et
il ne pourra être acte du don — ou il sera fait modo supra humano, avec
le motif spécifique du don et il ne sera plus un acte de la vertu
.
Sans entrer dans une discussion de détail, cette position
parait répondre moins bien à l'exposé ex professo fait par S. Thomas 1a
- 2æ q. 68, et se heurter à de grosses difficultés. Comment
expliquer l'enseignement du Saint Docteur sur la supériorité des dons vis-à-vis
des vertus morales, leur infériorité vis-à-vis des vertus théologiques, et en
même temps, le fait qu'il désigne divers dons comme correspondant aux vertus
théologiques, même à la charité ? Quel rôle jouent-ils vis-à-vis d'elles ? Ces
dons, dira-t-on, ne viennent pas substituer un mode d'agir plus parfait à celui
qui est essentiel aux vertus théologiques, mais seulement préparer l'âme
pour qu'elle exerce celles-ci plus parfaitement. Mais la préparer comment ? par
un acte délibéré ou indélibéré ? Si c'est un acte délibéré on sera amené à dire
que l'acte délibéré du don d'intelligence qui prépare l'acte de foi, est plus
parfait que lui, et je ne vois plus bien comment il ne serait pas lui-même un
acte de foi. — Acte indélibéré préparant un acte délibéré plus difficile et plus
parfait ? C'est ce que je dis ici même et on est ainsi amené à couper en deux la
notion des dons, suivant qu'on les considère dans leurs rapports avec les vertus
théologales ou les vertus morales.
De plus on sera conduit à dire que, dans les débuts de la vie
spirituelle, dans la vie simplement ascétique, l'exercice des dons, non
seulement est rare, latent, mais qu'il se fait « selon le mode des vertus » —
que plus tard les vertus morales infuses cessent de s'exercer et sont remplacées
par les dons, toutes choses qui me paraissent bien peu claires et bien peu
conciliables avec l'exposé de S. Thomas, surtout avec son insistance à affirmer
la place des dons dans toute vie chrétienne
.
Si, au contraire, les dons restent uniquement le principe des
actes indélibérés déterminés par Dieu dans l'intelligence et la volonté, aucune
difficulté, nous l'avons vu, à concilier leur rôle avec celui des vertus infuses
dont ces inspirations préparent les actes délibérés et méritoires. Mais tandis
que, en raison de leur objet formel, les actes des vertus théologiques ne
reçoivent de cette préparation par les inspirations divines et les dons, aucun
perfectionnement essentiel, il n'en est pas de même des actes des vertus morales
infuses. Celles-ci, tout en produisant des actes surnaturels gardent leurs
motifs propres d'ordre rationnel ; si donc à ce motif vient s'ajouter la
lumière, produite par Dieu dans l'âme, par exemple pour pénétrer plus pleinement
les principes révélés sur la mortification ou le courage chrétien, l'acte
deviendra plus parfait, parce que, grâce à cette lumière, l'homme jugera de ces
actes suivant une règle et des principes plus hauts qu'il ne ferait avec sa
simple raison aidée de la foi, mais sans supplément de lumière
.
Rien du reste n'empêche de dire que, dans les débuts de la
vie chrétienne, ce rôle des dons est souvent latent : j'ai rappelé plus haut
que, dans les âmes encore peu habituées à la vie intérieure, les inspirations du
Saint-Esprit, les grâces fortifiantes de diverses espèces, restent inaperçues de
la conscience, tout en étant fort réelles — et aussi que les premières actions
de Dieu en elle dont l'âme se rend compte, sont surtout les actions d'ordre
sensible, dans lesquelles les dons n'interviennent pas : mais cela n'exclut
nullement la réalité, même alors, de secours, de grâces, fortifiant intelligence
et volonté, grâces dans la réception desquelles interviennent déjà les dons.
Plus tard, quand les motions seront d'ordre plus spirituel, plus fréquentes,
mieux distinguées par la conscience, ce rôle latent des dons deviendra de plus
en plus manifeste, au point de donner leur physionomie à ces étapes plus
avancées de la vie spirituelle.
Nous pouvons, en effet, aborder maintenant la question posée
: en quel sens l'activité des dons du Saint-Esprit est-elle caractéristique de
la vie mystique ? Notons toutefois auparavant, avec le cardinal Billot,
que, par le fait même les dons disposent l'âme à recevoir les inspirations
divines, ils créent en elle un titre large, mais réel, ex congruo, à les
recevoir avec une particulière abondance. Ces inspirations seront donc plus
fréquentes et plus puissantes chez le juste que chez le pécheur. De plus les
dons croissent en même temps que la grâce sanctifiante ; les dispositions de
l'âme à recevoir les inspirations, sa sensibilité aux touches divines, sa
fidélité et sa souplesse à en suivre les mouvements, vont en augmentant avec la
croissance dans la grâce sanctifiante. Il s'ensuit donc que ces grâces, ces
inspirations, iront normalement s'intensifiant et se multipliant avec le progrès
de l'âme, en même temps que la difficulté et la perfection croissante des actes
à accomplir les rendra plus nécessaires
.
Si, a posteriori, nous interrogeons les maîtres de la
vie spirituelle, nous aurons vite constaté leur unanimité sur ce point : tous,
non seulement les « mystiques », mais aussi ceux que l'on est convenu de
regarder comme le plus « ascétiques », admettent que la condition de tout
progrès un peu considérable dans la perfection est une fidélité de plus en plus
grande, de plus en plus constante et délicate, de l'âme à ces inspirations de la
grâce ; fidélité dont la première conséquence sera une multiplication de ces
inspirations et une croissance constante de leurs exigences. Tous les directeurs
connaissent bien cette impression, par laquelle passent toutes les âmes un peu
généreuses, lorsqu'elles sentent cette emprise de plus en plus complète et
exigeante de Dieu sur leur vie, impression de frayeur qui leur fait se demander
: où va-t-il me mener ? — et à laquelle doit s'opposer l'acte de foi et
d'abandon total à la grâce, faute duquel tant d'âmes, n'osant pas se laisser
arracher du sol, resteront toute leur vie à se traîner.
Il arrive donc pour toutes les âmes saintes un moment où
cette emprise de la grâce et de ses inspirations sur leur vie devient générale
et constante : non pas que, même alors Dieu leur dicte, sous forme de
révélations ou simplement d'inspirations parfaitement nettes et conscientes, ce
qu'elles doivent faire dans chaque cas déterminé et se substitue en tout au
travail de leur raison propre ; mais par ses inspirations, Dieu reste là, les
assistant et les poussant sans cesse à des actes toujours plus parfaits de cette
charité qui en imprègne l'exercice de toutes les autres vertus.
C'est là cette « loi intérieure d'amour et de charité que le
Saint-Esprit a coutume d'écrire et d'imprimer dans les cœurs » dont S. Ignace
parle au début de ses Constitutions et sur laquelle il comptait, plus que
sur aucune prescription extérieure, pour assurer la conservation et la fécondité
de son œuvre.
C'est là cette onction habituelle du Saint-Esprit, cette
action continuelle de ses dons qui, si elle n'est pas, comme l'activité de la
charité, l'essence même de la perfection et de la sainteté, en est la condition
et un caractère distinctif.
Cette prédominance des inspirations, cette abondance de la
grâce fortifiante, cette activité générale des dons du Saint-Esprit nous
préparant à les recevoir, s'étendent dans les âmes saintes à toute la vie, donc
aussi bien à la vie active qu'à la vie de prière. Je consacrerai, en raison de
l'importance de ce point, un prochain article à rechercher quelles
transformations amène une telle emprise de la grâce dans l'oraison mentale de
ces âmes ; mais il ne faut pas oublier que cette emprise s'étend tout aussi
loin, tout aussi fortement sur leur vie active : elle n'est pas moins éclatante,
pour qui comprend les choses de Dieu, dans le dévouement inlassable et toujours
souriant d'une petite sœur des pauvres, que dans les oraisons brûlantes d'une
carmélite. Pas plus l'un que l'autre, ces deux triomphes de la charité divine
dans les âmes ne se peuvent expliquer en dehors de cette action constante de la
grâce fortifiante préparée par les dons. Chez l'un éclatera le don de sagesse,
chez un autre celui de conseil, de force ou de piété ; sous des formes diverses
ce sera toujours l'action du même Esprit, multiforme, mais aussi belle, aussi
profonde chez l'un que chez l'autre
.
Il faut aussi noter que cette action de la grâce fortifiante
est, d'une âme à l'autre, d'une période de la vie à l'autre dans la même âme,
très inégalement consciente, même et surtout s'il s'agit des grâces, des
consolations et désolations, d'ordre non plus sensible, mais intellectuel, de
celles donc auxquelles nous préparent les dons du Saint-Esprit. Il ne s'agit
point, en effet, ne l'oublions pas, de révélations, de connaissances. nouvelles
miraculeusement infuses, supposant des idées, des espèces intellectuelles
nouvelles, il s'agit avant tout d'une lumière plus grande pour pénétrer des
idées qui nous étaient déjà familières, d'une force plus grande donnée à telle
inclination de notre volonté. Il arrivera donc le plus souvent qu'il sera
impossible de distinguer, au moins avec certitude, cette action de Dieu, des
effets naturels produits dans l'âme par l'effet des lois psychologiques ; il
sera très facile de prendre pour une action immédiate de Dieu certains effets
moins fréquents, plus intenses, que l'âme n'avait pas constatés encore en
elle-même à ce degré, qu'il s'agisse de concentration plus profonde,
d'alternatives d'exaltation ou de dépression. En appliquant les règles si sages
que les auteurs donnent pour le discernement des esprits, l'âme et ses
directeurs verront généralement quels sont les bons mouvements, ceux auxquels
elle doit se livrer, qui donc viennent de Dieu et sont voulus par lui,
directement ou indirectement. Mais fort' souvent il sera impossible de dire si
ce bon mouvement a une cause immédiate naturelle ou surnaturelle — et cela, même
pour des mouvements d'ordre intellectuel.
Parfois cependant, surtout s'il s'agit de certaines lumières,
de certaines touches plus profondes, qui tranchent plus' vivement sur la trame
ordinaire de la vie psychologique, et dans des âmes assez habituées à suivre les
mouvements de leur vie intérieure, il ne restera guère de doute possible sur
leur origine ; ce sera alors une vraie expérience de Dieu ; de son action dans
l'âme, qu'il s'agisse ici encore d'une touche reçue dans l'oraison ou au
contraire d'une grâce de force ou de lumière reçue en pleine action.
Qu'il s'agisse aussi de touche consolante ou aride : Dieu
attirera les âmes à lui, suit<ant les cas, aussi bien en leur faisant éprouver
un attrait délicieux, en leur donnant une lumière éblouissante, qu'en les
détachant de tout, en leur faisant expérimenter leur néant, l'obscurité de leur
intelligence et la faiblesse de leur volonté, de façon à créer en elles cette
faim de lui-même qui est une de ses plus grandes faveurs.
Aussi cet état de l'âme toute livrée à l'action de la grâce
pourra-t-il revêtir les formes les plus diverses, pourra-t-il exister à un plus
haut degré chez des âmes toutes simples qui ne le soupçonnent même pas, tandis
que chez d'autres il sera beaucoup plus conscient, se distinguera très vivement
des étais précédents ou des périodes durant lesquelles un relâchement de
fidélité a fait retomber l'âme sur elle-même.
Et en ce sens, il est parfaitement vrai de dire que l'action
des dons du Saint-Esprit peut être suivant les âmes, ou manifeste ou latente ;
avec cette correction toutefois que l'action latente n'est pas nécessairement
une action moins intense, moins puissante, moins fréquente.
Cet état que nous trouvons réalisé dans tous les saints et
même, à un degré moins éclatant, dans toutes les âmes parfaites, est-il un état
mystique, constitue-t-il la vie mystique ?
Si par vie mystique on entend une vie d'union
amoureuse à Dieu, très intime et produite plus par l'action de la grâce en nous
que par nos propres efforts, fruit des initiatives de Dieu plus que des nôtres,
il est évident que cette définition convient à l'état que nous venons de décrire
et qu'il y a donc identité entre cet état et la vie mystique.
Mais alors, on le voit, il faut aller jusqu'au bout et dire,
comme le fait très logiquement Dom Louismet que les faits et grâces
mystiques ne sont pas réservés exclusivement à telle période de la vie
spirituelle, qu'ils apparaissent dès les débuts de cette vie — que vie
ascétique et vie mystique désignent en réalité deux aspects, l'un
plus actif, l'autre plus passif, d'une vie spirituelle essentiellement une, mais
dans laquelle peuvent dominer tantôt l'un, tantôt l'autre, de ces aspects. Si
par suite on veut réserver le nom de vie mystique à l'état intérieur dans
lequel domine nettement le second de ces aspects, tandis que le premier reste
prépondérant dans la vie ascétique, il faut conclure, comme nous l'avons
fait ailleurs, qu'il ne reste alors entre les deux vies, à les opposer comme se
succédant l'une à l'autre, qu'une simple différence de plus ou de moins. Le mode
d'agir ascétique, humain si on le veut, dans lequel n'interviennent pas les dons
du Saint-Esprit et les inspirations auxquelles ils nous rendent docile, et le
mode mystique, surhumain, dans lequel ces dons et ces inspirations prennent la
direction de l'âme, sont spécifiquement distincts entre eux : mais la vie
ascétique et la vie mystique, caractérisées, par la prédominance de
l'un d'eux, n'ont entre elles qu'une différence de degré, de plus
ou de moins.
On a proposé comme principe de distinction spécifique entre
ces deux vies le fait que, dans la vie mystique, le rôle des dons et des
inspirations cesse d'être latent comme dans la vie ascétique, pour
devenir manifeste et conscient.
C'est, à mon avis, faire dépendre cette distinction d'une
circonstance extrinsèque au rôle essentiel des dons et des inspirations, rôle
qui pourra être bien plus considérable et bien plus habituel dans une âme où il
reste latent, inconscient, que dans une autre où il est plus visible. Cette
visibilité, en effet, peut dépendre de circonstances personnelles, comme
l'habitude de s'analyser, absolument étrangères à l'intensité de l'action de
Dieu dans l'âme.
On peut donc dire très légitimement que cette docilité de
l'âme aux inspirations du Saint-Esprit, reçues grâce aux dons du Saint-Esprit
d'une façon de plus en plus abondante et de plus en plus parfaite, est en même
temps caractéristique de la vie mystique au sens large du mot, et
condition essentielle de toute vraie sainteté, et que par conséquent il n'y a ni
sainteté, ni même véritable perfection de la vie spirituelle, en dehors de la
vie 'mystique ainsi entendue.
Et c'est là ce que prouvent abondamment les textes réunis de
divers côtés pour établir l'appel de toutes les âmes à la vie mystique. C'est là
aussi ce qui n'est, au fond, nié par personne : les auteurs qui, comme le P.
Poulain, Mgr Lejeune ou Mgr Farges, nient le plus nettement l'appel général des
âmes aux grâces de contemplation infuse proprement dite, n'ont jamais nié
cela : il suffit, pour s'en rendre compte, de se donner la peine de les lire
attentivement et de les comprendre, et c'est perdre son temps que de recommencer
sans cesse à leur démontrer ce qu'ils n'ont jamais contesté.
Entre eux et leurs contradicteurs la vraie question est
différente : il s'agit de savoir quel effet a nécessairement cette emprise
générale de la grâce sur le mode d'oraison des âmes en qui elle se réalise : la
prière de ces âmes parfaitement dociles à l'action du Saint-Esprit en elles,
sera-t-elle nécessairement et toujours de forme proprement contemplative ? Cette
prédominance de la vie mystique en elles, au sens expliqué, comportera-t-elle
nécessairement des grâces plus ou moins hautes de contemplation infuse ?
Question beaucoup moins générale, que j'ai réservée pour un prochain article, en
raison de son importance et des multiples distinctions qu'elle appelle.
Je terminerai simplement celui-ci en posant une question
d'opportunité : convient-il dans l'usage courant d'employer sans plus le terme
de vie mystique pour désigner cet aspect général plus passif de la vie
spirituelle dont je viens de parler et dont les dons du Saint-Esprit sont
l'élément caractéristique?
Au moyen-âge, assurément, les mots vie mystique ont un
sens plus large puisqu'ils sont synonymes de vie spirituelle et englobent
des éléments que, maintenant, nous rattachons à la vie ascétique dans son
sens le plus strict. Mais aujourd'hui, étant donné que ce prestigieux mot de
mystique nous arrive tout chargé d'acceptions diverses, de résonances multiples,
pouvons-nous l'employer ainsi sans risquer de jeter dans les esprits une
dangereuse confusion et de nous exposer à de redoutables, équivoques ?
Non, si nous prétendons employer ce mot pour caractériser et
définir indifféremment des réalités d'ordre fort divers comme la conduite
habituelle de la grâce dont nous parlons ici, et des formes d'oraison spéciales
comme celles que décrit sainte Thérèse à la fin de son Château.
Oui, au contraire, si nous acceptons de prendre le mot de
mystique pour ce qu'il est devenu en fait à l'heure actuelle, c'est-à-dire
un de ces mots brillants et attirants (comme en politique ceux de démocratie ou
de libéralisme) qui expriment avant tout une tendance, un idéal, mettent en
relief un aspect des choses, plus qu'ils ne servent à caractériser ou à définir
des réalités précises : car alors il reste bien entendu que les écrivains, tout
en s'assurant le bénéfice de la vogue et du prestige attachés à ce mot, ne
négligeront pas de définir en termes plus fixes et plus précis les réalités dont
ils entendent nous parler.
Quant à espérer fixer ce mot dans les limites rigoureuses
d'un sens technique, la chose paraît aujourd'hui bien difficile : il vaut mieux,
je crois, que les théologiens fassent porter leurs efforts sur d'autres mots
qui, comme ceux de contemplation infuse ou d'inspirations du
Saint-Esprit, leur appartiennent davantage en propre et dont, par
conséquent, ils peuvent davantage espérer fixer un sens technique uniformément
reçu, comme ils l'ont fait avec tant de profit pour les principaux termes de la
théologie dogmatique.
On pourra donc, si l'on veut, appeler vie mystique,
l'état spirituel qui est caractérisé par ce rôle prédominant des inspirations et
des dons du Saint-Esprit, tel que j'ai essayé de le décrire et tel qu'on le
constate dans toutes les âmes saintes ; à une condition toutefois, c'est de
prendre le terme de mystique dans un sens large, qui implique bien les
idées d'union amoureuse avec Dieu et de plus grande passivité sous l'action de
sa grâce, mais qui ne comporte nécessairement ni une connaissance expérimentale
de Dieu, ni une forme d'oraison strictement contemplative
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