ÉLISABETH de Portugal
reine, religieuse
1271-1336

Comme il est difficile de trouver ensemble l’éclat d’une couronne royale avec la bassesse de l'humilité chrétienne, nous ne pouvons regarder qu'avec admiration les illustres personnes qui, par un amour inviolable pour Jésus-Christ, ont su allier ces deux choses incompatibles aux yeux du monde. Nous allons voir dans la vie de sainte Élisabeth qu'elle a trouvé le secret de cette divine alliance. Les .princesses et les dames du plus haut rang verront en elle un exemple qui les engagera fortement à là vertu, et qui les rendra inexcusables au jugement de Dieu ; puisque, n'étant pas moins obligées qu'elle à le servir, il ne leur est pas moins possible qu'à elle de le faire malgré les obstacles de la grandeur ; et les femmes de médiocre condition rougiront de voir qu'elles ont tant de peine â faire ce qu'une si grande princesse a pratiqué fidèlement durant tout le cours de sa vie.

Naissance d’Élisabeth

Sainte Élisabeth était fille de Pierre III, neuvième roi d'Aragon ; et de Constance, fille de Mainfroi, roi de Sicile, et petite-fille de l'empereur Frédéric II. Elle naquit l'an 1271, sous le règne de Jacques, son aïeul, surnommé le Saint, à cause de sa vertu, et le Conquérant, à cause de sa valeur. On lui donna le nom d'Élisabeth en considération de sainte Élisabeth de Hongrie, duchesse de Thuringe, sa tante, qui était nouvellement canonisée par le pape Grégoire IX. Sa naissance apporta tant de joie à toute la famille royale, qu'elle rétablit la bonne intelligence entre son grand-père et son père, qui avaient ensemble des différends très pernicieux à l’État : heureux présage qu’un jour elle serait une puissante médiatrice qui ménagerait la paix entre les rois et les royaumes.

Son enfance

Le roi Jacques (Tiago), qui prévit bien qu’elle surpasserait en piété toutes les princesses du sang d’Aragon, voulut l’avoir à sa cour et prendre lui-même le soin de son éducation, afin de lui inspirer de bonne heure le désir de la vertu et les solides maximes de la religion chrétienne. Élisabeth, qu’il laissa à sa mort dans la sixième année de son âge, étant retournée en la maison de son père, montra aussitôt, par sa modestie et par sa conduite,.combien elle avait profité auprès de son aïeul. À l’âge de huit ans, elle récitait chaque jour l’office divin ; ce qu’elle pratiqua depuis jusqu'à la mort. Elle avait tant de compassion pour les pauvres, qu’elle ne pouvait les voir sans les assister par tous les moyens que sa charité lui fournissait. Elle méprisait le luxe des habits, qui est si ordinaire aux princesses. Elle fuyait les plaisirs et les divertissements, qui sont si souvent presque toute leur occupation. Elle s'était prescrit des jeûnes qu’elle observait inviolablement. En un mot, elle menait une vie céleste, ce qui faisait dire au roi, son père, que la piété de sa fille était cause de l'heureux succès des affaires de son État. L'éclat de sa vertu s'étant répandu par toute l'Europe, elle fut demandée en mariage par plusieurs princes ; mais Denis, roi de Portugal, eut le bonheur de l'emporter sur tous les autres, au grand contentement de ses sujets, qui reçurent leur nouvelle reine comme une sainte que le Ciel leur donnait pour les combler de toutes sortes de félicités.

Ses exercices ordinaires

Les honneurs de la royauté avec tous leurs charmes ne touchèrent  nullement le cœur d'Élisabeth et ne l'empêchèrent pas de pratiquer ses exercices ordinaires. Par une prudence vraiment chrétienne elle tempérait, les unes par les autres, les diverses fonctions qu’elle remplissait à la cour. Son abstinence était la règle de ses délices ; sa joie était modérée par ses larme ; toutes ses actions étaient accompagnées de la prière, et, ne manquant à rien de ce qu'elle devait au roi son époux, elle faisait pour le service de Dieu ce tout ce que la piété exigeait d'elle dans sa condition. Pour cet effet, toutes les heures de son temps étaient saintement distribuées. Dès qu’elle était levée, elle récitait Matines et Prime, puis elle se rendait à sa chapelle où elle entendait la messe à genoux, durant laquelle elle faisait toujours son offrande, afin de ne pas paraître les mains vides devant la majesté de son Dieu. Elle avait aussi coutume de baiser par respect la main du prêtre. Elle s’approchait souvent de la sainte communion, à laquelle elle apportait une admirable pureté de conscience. À la fin de la messe, elle disait l’office de la Sainte Vierge avec celui des morts. Après le dîner, elle retournait à la chapelle pour y entendre Vêpres et y achever son office ; c’était là aussi qu'elle se retirait pour faire son oraison et les lectures spirituelles, et pour répandre son cœur en la présence du Seigneur : et toutes ses actions pieuses étaient accompagnées d’une grande abondance de larmes que la tendresse de son amour tirait de ses yeux. Quant au temps qui lui restait après ses exercices de dévotion, elle l’employait à faire elle-même de ses mains royales des ornements pour les autels, et toutes les dames de la cour, touchées de son exemple, faisaient la même chose.

Ses austérités

Comme elle était presque toujours appliquée à Dieu, elle faisait une très rigoureuse abstinence, de crainte que son corps étant trop bien nourri, son esprit ne fût pas si propre à la contemplation. C’est pourquoi, outre les jeûnes que l’Église prescrit durant l’année, elle jeûnait trois fois par semaine, l’Avent tout entier et depuis la saint Jean-Baptiste jusqu’à l’Assomption de Notre-Dame, après laquelle elle commençait en l’honneur des anges un carême qui ne finissait qu’au jour de saint Michel ; les vendredis et les samedis qui précédaient les fêtes de la Sainte Vierge, elle jeûnait au pain et à l’eau. Son zèle l’aurait poussée à faire d’autres austérités encore plus grandes ; mais la prudence les lui fit modérer, pour ne pas désobéir au roi son mari, qui lui défendait d’en faire davantage.

Sa charité

Sa charité envers les pauvres était incomparable. Son aumônier avait un ordre exprès de n’en renvoyer aucun : de sorte qu’il arrivait souvent que les fonds destinés à ses aumônes n’y pouvaient suffire. Elle envoyait du blé et des vivres aux monastères des religieux et des religieuses qu’elle savait être dans la nécessité. Sa libéralité n’était pas renfermée dans les limites du royaume de Portugal ; elle s’étendait encore jusques dans les pays éloignés, que les calamités publiques rendaient misérables. Elle avait particulièrement soin des personnes de qualité que les revers de fortune, ou plutôt la divine Providence, avaient réduites à la pauvreté. Non seulement elle faisait l’hospitalité aux pauvres pèlerins et aux étrangers, mais encore, après les avoir reçus avec toute la bonté imaginable, elle les faisait revêtir et leur donnait de quoi continuer leur voyage. Elle prenait les orphelins sous sa protection, elle secourait promptement les jeunes filles qui étaient dans l’indigence, afin de les tirer du péril auquel la misère exposait leur pureté ; elle envoyait des habits à celles qui en avaient besoin, et elle trouvait de bons partis à celles qui était portées au mariage. Elle ne se contentait point de faire donner aux malades des choses qui leur étaient nécessaires, mais elle voulait encore les servir elle-même. Tous les vendredis de carême elle lavait les pieds à treize pauvres ; et après les leur avoir baisés fort humblement, elle les faisait revêtir d’habits neufs. Elle pratiquait la même chose le Jeudi-Saint à l’égard de treize pauvres femmes. Dieu autorisa par des miracles ces dévotions d’Élisabeth. Un jour qu’elle lavait les pieds aux pauvres, il se trouva dans le nombre une femme qui avait au pied un ulcère dont la mauvaise odeur était insupportable : la reine, malgré toutes les répugnances de la nature, prit ce pied infect, en pensa l’ulcère, le lava, l’essuya, le baisa et le guérit. Ayant fait la même charité aux pauvres à Santarém, le jour du Vendredi-Saint, il en resta un dans le palais, estropié et couvert de lèpre, qui n’avait pu suivre les autres à cause de sa grande faiblesse : un garde de la porte l’ayant rencontré, se mit en colère contre lui, lui déchargea un coup de bâton et le blessa. Élisabeth en étant informée, fit d’abord venir le garde qu’elle réprimanda sévèrement de sa dureté envers les pauvres ; puis elle se fit apporter l’estropié, mit elle-même le premier appareil à sa plaie et ordonna qu’on eût grand soin de lui ; mais le lendemain, par les mérités de la Sainte, il se trouva parfaitement guéri, tant de sa blessure que de la lèpre dont il était affligé.

Les miracles

Portant un jour dans sa robe une grande somme d’argent pour le distribuer aux pauvres, elle rencontra son mari qui lui demanda ce qu’elle portait ; elle répondit : “ce sont des roses”. En effet, dépliant aussitôt sa robe, il se trouva, par une merveille de la divine Providence, que c’en était, quoique ce fût dans un temps où naturellement il n’y en pouvait avoir. C’est en mémoire de ce miracle qu’on la représente tenant des roses dans sa robe, et qu’une des portes du monastère de Sainte-Claire, qu’elle fit bâtir, fut appelée la Porte des roses, à cause des grands aumônes qu’elle y avait distribués aux pauvres.

Elle apaisait les brouilles

Une des principales fonctions de la charité, c’est de rétablir la paix entre les personnes qui sont en dissension : c’est en quoi l’ont peut dire que celle de sainte Élisabeth à triomphé : car si dès sa naissance elle a réuni son aïeul avec son père, dans le cours de sa vie elle fit des réconciliations qui, selon les apparences humaines, semblaient impossibles. Alphonse de Portalegre, son beau-frère, était en querelle avec son mari à cause de quelque domaine qu’il prétendait lui appartenir, et il était résolu de se faire lui-même justice par la force des armes. Mais notre Sainte étouffa cette guerre civile, en sacrifiant une partie de ses revenus et les cédant de grand cœur au roi pour le dédommager de ce qu’il relâchait au prince, son frère. Le principal devoir d’une reine est d’adoucir l’esprit du roi envers son peuple et ses sujets ; de lui remontrer dans les occasions les abus qui se glissent dans l’administration des affaires, et d’empêcher qu’il ne soit surpris ni trompé par des personnes malintentionnées, qui ne regardent l’intérêt de leur maître qu’autant que le leur propre y est lié. C’est à quoi Élisabeth travaillait incessamment. Elle donnait souvent des bons avis au roi ; elle le portait efficacement à bien gouverner ses états ; elle lui inspirait des sentiments de douceur et de compassion envers son peuple ; elle l’exhortait particulièrement à ne point prêter l’oreille aux vains discours des flatteurs, ni aux faux rapports des envieux ; elle le remit deux ou trois fois en bonne intelligence avec le prince Alphonse, son fils, lorsque l’état, se trouvant divisé pour eux en deux partis, l’on était sur le point d’en venir aux mains.

Elle rétablissait la bonne entente

Quand elle avait des familles en procès, elle faisait en sorte de les accommoder à l’amiable pour les empêcher de se consumer en frais. Si quelqu’une des parties manquait d’agent pour satisfaire l’autre, selon les conditions proposées, elle en donnait libéralement du sien, afin de ne pas retarder trop longtemps les liens de la paix, qu’elle préférait à tout l’or du monde. Mais sa charité ne parut jamais aussi héroïque que dans l’émeute populaire qui arriva à Lisbonne. Les citoyens, dons les uns tenait pour le roi, et les autres pour le prince Alphonse, son fils, étant déjà sous les armes, prêts à se battre les uns contre les autres, notre généreuse princesse monta sur une mule, et, allant de côté et d’autre au milieu des deux armées, pour les solliciter par ses larmes, aussi bien que par ses paroles, à mettre bas les armes et à traiter de paix, au lieu de penser à la guerre, elle réussit si heureusement en sa négociation, qu’elle obligea le fils à demander pardon à son père, et le père à pardonner son fils. Le Portugal ne fut pas le seul royaume où elle fit régner la paix ; elle travailla encore fortement à l’établir entre les autres rois des Espagnes, afin qu’étant unis ensemble ils pussent exterminer les Maures, qui en occupaient une partie assez considérable et ravageaient l’autre par leurs incursions continuelles. Elle réconcilia Pierre, roi d’Aragon, son père, avec Ferdinand, roi de Castille, son gendre : ce que quelques princes avaient plusieurs fois tenté de faire inutilement. Elle remit aussi en paix le roi, son mari, avec le même Ferdinand, lorsqu’ils se préparaient à se faire la guerre. Enfin, l’on peut dire qu’elle est morte des fatigues qu’elle prit pour éteindre une cruelle dissension entre Alphonse, roi de Portugal, son fils, et Alphonse, roi de Castille, son petit-fils.

Sa disgrâce

Cet amour d’Élisabeth pour la tranquillité publique méritait bien, ce semble, qu’elle jouit des douceurs d’une paix privée avec le roi, son mari ; mais Dieu, voulant éprouver sa vertu, permit que la discorde prit naissance de ce qui ne devait produire entre eux qu’une parfaite concorde. Le prince Alphonse, son fils, s’était soulevé contre le roi. La reine n’épargnait rien pour les remettre bien ensemble : outre ses prières et ses mortifications, pour apaiser la colère de Dieu et pour obtenir de sa miséricorde une paix solide dans la maison royale, elle faisait tout son possible pour persuader à Alphonse de quitter les armes, de se soumettre au roi, son père, et d’implorer sa clémence. Cependant quelques malintentionnés empoisonnèrent, auprès de sa majesté, des négociations si charitables, lui faisant entendre que la reine assistait secrètement le prince d’argent et de soldats, et qu’elle lui révélait le secret du conseil, ce qui avait plusieurs fois empêché, disaient-ils, qu’on ne l’arrêta. Ce rapport aigrit tellement le roi, que, sans s’informer de la vérité, il priva Élisabeth de tous ses revenus et la relégua à Alenquer, avec défense d’en sortir sans son ordre. Dès que cela fut su dans le royaume, plusieurs grands seigneurs, indignés d’un si mauvais traitement, la vinrent trouver pour lui offrir leurs services, afin que, par la force des armes, on obligeât le roi à révoquer cet exil et à la rétablir dans les honneurs dus à sa qualité. Mais bien loin de profiter de cette disposition de ses sujets, elle fit ce qu’elle put pour les apaiser et étouffer leur fureur. “Abandonnons nos intérêts — leur dit-elle — à la divine Providence, et n’ayons confiance qu’en Dieu seul, il saura bien montrer notre innocence et ôter de l’esprit du roi, mon seigneur, les méchantes impressions qu’on lui a données de notre conduite”. Elle passa donc tout le temps de son exil à verser des larmes, à macérer son corps, à jeûner des semaines entières au pain et à l’eau, et à prier presque sans relâche, jusqu’à ce qu’enfin le roi, entièrement désabusé, la rappela auprès de sa personne et conçut pour elle de nouveaux sentiments de tendresse et de vénération.

Infidélités du roi

Sa patience parut encore en d’autres occasions, particulièrement dans les amours illicites du roi. Bien que ce prince eût des enfants d’elle, savoir Constance, depuis mariée à Ferdinand IV, roi de Castille, et Alphonse, qui lui succéda, et que, d’ailleurs, il fût homme courageux, libéral, juste, père des pauvres et orné de toutes les qualités propres à faire un grand roi, il était néanmoins incontinent ; et, sans avoir égard à la fidélité qu’il devait à la reine, son épouse, ni au scandale qu’il donnait à son peuple, il se laissa gagner par plusieurs maîtresses qui lui donnèrent aussi des enfants. Élisabeth en conçut une douleur extrême, et ce lui était sans doute un grand sujet de mécontentement d’être obligée de voir tous les jours devant ses yeux des personnes qui partageaient avec elle le cœur de son mari. Cependant, plus touchée de l’offense de Dieu que de l’injure qu’on lui faisait, elle ne leur en témoigna jamais rien, et s’appliqua seulement à retirer le roi de ses débauches par la douleur. C’est dans cette vue qu’elle avait soin des enfants qui sortaient de ce commerce criminel, les faisant nourrir elle-même, et récompensant leurs nourrices et leurs gouvernantes avec la même libéralité qu’elle eût pu faire pour celles de ses propres enfants ; et, par ces actions héroïques, elle changea si bien le cœur de son mari, que, reconnaissant enfin qu’une femme si sage était pour lui un riche trésor, il renonça à toutes sortes de plaisirs illégitimes, et lui garda depuis la foi conjugale jusqu’à la mort. Mais, parce que les grands changements ne se font pas dans le cœur d’un prince, si Dieu, qui le tient entre ses mains, ne les ménage par sa Providence, un accident terrible acheva d’ouvrir les yeux au roi et de lui faire connaître la sainteté d’Élisabeth.

Histoire de pages…

Elle avait un page dont elle se servait ordinairement pour faire ses aumônes et pour d’autres œuvres de piété, parce qu’il était sage et vertueux, et qu’il s’acquittait prudemment de toutes les commissions qui lui étaient données. Il arriva qu’un autre page de la chambre du ri, jaloux de l’honneur que la reine faisait au premier, résolut de le perdre, et, pour en venir à bout, comme il avait l’oreille de son maître, il lui fit entendre que la reine avait plus d’affection pour ce jeune garçon que la loi de Dieu ne le permettait. Il n’en fallut pas dire davantage à ce prince pour l’aigrir, parce que le désordre où il vivait encore le rendait susceptible de toutes sortes de mauvaises impressions contre son épouse : il conçut donc aussitôt de dessein de faire mourir secrètement cet innocent, et, étant monté le jour même à cheval pour s’en aller se promener, comme il passait par un lieu où il y avait un four à chaux, il tira à part ceux qui entretenaient le feu et leur ordonna que, quand il viendrait un page leur demander s’ils avaient fait ce que le roi avait commandé, ils s’en saisissent sur-le-champ et le jetassent dans le fourneau ardent pour y être consumé. Le lendemain, le roi ne manqua pas d’y envoyer le page de la reine, afin que ces hommes exécutassent sur lui ce qu’il leur avait dit ; mais Dieu assiste ses serviteurs et prend le parti des innocents contre les impies : voici comment il disposa les choses par sa Providence. Le page de la reine passant devant une église, et entendant sonner la clochette à l’élévation de la sainte Hostie, y entra et y demeura jusqu’à ce que la messe fût achevée. Après cette messe, il en entendit encore une autre, et, celle-ci étant finie, il demeura encore à l’église jusqu’à la fin d’une troisième qui était commencée. Cependant le roi, impatient de savoir si le page de la reine était mort, appela un des siens, qui fut justement le calomniateur, et l’envoya en diligence au fourneau, pour savoir si l’on avait fait ce qu’il avait commandé. Les ouvriers croyant que celui-ci était le page dont le roi leur avait parlé, s’en saisirent à l’heure même, le lièrent et le jetèrent tout vif dans le feu, où il fut incontinent consumé. Le page, innocent et faussement accusé, ayant achevé d’entendre ses trois messes, arriva bientôt après et demanda si l’on avait exécuté les ordres de Sa Majesté. On lui dit que la chose était faite. Il revint sur ses pas rendre compte à son maître. Le roi fut bien surpris de le voir et d’apprendre que son dessein avait eu une issue toute contraire à ce qu’il s’était proposé. “Qu’avez-vous donc fait, et où avez-vous été si longtemps ?” lui dit-il en colère. “Sire — répondit le page — allant exécuter les ordres de votre majesté, j’ai passé près d’une église où l’on disait la messe, je l’ai entendue jusqu’à la fin ; et, avant qu’elle fut achevée, on en commença une autre que j’ai entendue aussi ; et ensuite encore une troisième, parce que mon père, me donnant sa bénédiction avant de mourir, me recommanda particulièrement cette dévotion d’entendre toutes les messes que je verrais commencer, et ainsi je suis demeuré à l’église jusqu’à la fin de la dernière, après quoi j’ai fait ce que votre majesté m’avait ordonné”. Alors le roi, admirant les jugements de Dieu, reconnut l’innocence de la reine, la vertu de son officier et la malice du calomniateur qui les avait accusé.

Bonnes œuvres d’Élisabeth

Élisabeth avait besoin d’une grande abondance de grâces pour résister à de si rudes tempêtes ; aussi faisait-elle de son côté tout ce qu’elle pouvait pour se disposer à les bien recevoir : outre les bonnes œuvres que nous avons rapportées, elle ne perdait point d’occasion d’en pratiquer toujours de nouvelles. On ne fit point d’édifices publics de son temps, soit églises ou hôpitaux, soit ports ou aqueducs, auxquels elle ne contribuât considérablement par une libéralité vraiment royale : et l’on était si persuadé de sa munificence, qu’une dame de rang illustre, qui avait commencé à fonder un monastère de Bernardines, près de Santarém, se voyant au lit de la mort, la pria, par son testament, d'achever ce pieux ouvrage, ce que la Sainte accepta volontiers ; et, non seulement elle fit achever cette maison religieuse, mais elle lui assigna encore de grands revenus pour sa subsistance, sans qu’elle voulût pour cela qu’on lui donnât le titre de fondatrice ; elle le laissa toujours à cette dame, qui en avait jeté les fondements. L’évêque de Santarém avait entrepris de construire un hôpital pour les enfants trouvés, et, voyant que par sa mort il laissait son dessein imparfait, il eut aussi recours à la piété de la reine ; il la supplia, par son testament, de vouloir bien être l'héritière de l'ouvrage qu'il avait commencé. Cette commission lui fut fort agréable ; elle fit même faire l’édifice plus spacieux, elle en augmenta les revenus, afin d’y entretenir plus de monde, et elle u prescrivit de bons règlements pour son administration. Son soin s’étendait jusqu’à choisir des nourrices aux enfants, et quelquefois elle leur donnait elle-même à manger, comme si elle eût été leur propre mère ; et, quand ils étaient en âge d’apprendre un métier, elle prenait la charge de les placer chez des maîtres, à qui elle les recommandait singulièrement. Une dame de Coimbra avait commencer à fonder dans cette ville un monastère pour les filles de Sainte-Claire, mais l’argent lui manquant, elle n’avait pu faire bâtir que la chapelle, et fort peu de logements. La reine, qui embrassait avec ardeur toutes les occasions qui pouvaient contribuer à la gloire de Dieu, résolut aussitôt d’achever cette entreprise. Pour cet effet, elle acheta des maisons voisines qu’elle unit à ce qui était déjà fait, et ainsi, elle rendit ce monastère capable de recevoir des religieuses, qu’elle y introduisit aussitôt : son humilité était si grande, qu’elle les servait quelquefois à table avec la princesse Béatrix, sa belle-fille. Elle fonda encore dans la même ville, près du palais, un hôpital pour l’entretien de trente pauvres, de l’un et de l’autre sexe ; elle en fit aussi bâtir un autre en un lieu appelé Torres Novas, pour servir d’asile aux femmes débauchées qui voudraient se retirer et faire pénitence de leur vie licencieuse.

Respect et tendresse pour son mari

Quelque dure que fut la conduite du roi son mari, à son égard, elle conserva néanmoins toujours pour lui un très profond respect et toute la tendresse d’une parfaite épouse, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer en plusieurs occasions, mais on peut dire que son amour conjugal ne parut jamais plus fort et plus pur tout ensemble, que dans la maladie dont il mourut et après sa mort. En effet, dés qu'elle le vit dangereusement malade, on ne peut dire combien elle en fut affligée, ni les soins qu’elle apporta pour l'assister en cet état : elle lui rendait elle-même toutes les assistances nécessaires ; quelque instance que lui fit le roi de se donner on peu de repos, elle ne ménageait pas pour cela davantage sa santé ; elle passait les nuits auprès de son lit pour lui faire prendre, aux heures précises, les remèdes ordonnés des médecins ; elle tâchait de le consoler dans ses douleurs, et de bannir de son esprit la mélancolie que lui causait la violence du mal. Elle étudiait de favorables moments pour lui parler de Dieu et de la rigueur de ses jugements, de la componction avec laquelle il faut détester ses péchés pour en obtenir le pardon, de la pureté de conscience que doit avoir une âme pour paraître aux yeux de la divine Majesté, devant qui les rois ne sont pas plus que les bergers ; enfin, elle n'épargnait rien, soit pour son soulagement, soit pour le disposer à mourir chrétiennement, si Dieu voulait l'appeler à lui. C'était aussi dans cette vue qu'elle faisait des prières extraordinaires, et qu'elle en faisait faire en beaucoup d'endroits, qu'elle distribuait de grandes sommes d'argent aux pauvres, et qu'elle pratiquait quantité d'autres bonnes œuvres.

Après la mort du roi…

Après la mort du roi, qui arriva à Alenquer, le 7 janvier 1325, quelque outrée de douleur qu'elle fût, elle ne s'abandonna point après aux larmes qui, bien loin de profiter aux défunts, empêchent souvent qu’on ne pense à leur rendre les secours dont ils ont besoin ; mais elle se retira dans sa chambre pour y recevoir de la consolation dans l'entretien avec son Dieu. Sa charité la porta plus loin : car, pour engager le Ciel à ouvrir ses trésors pour le soulagement de l’âme de son mari, elle mit bas ses vêtements royaux, se coupa elle-même les cheveux, et prit l’habit de Sainte-Claire ; puis, en ce saint appareil, retournant où était le corps du roi, elle dit généreusement aux grands du royaume qui étaient présents : “Sachez qu’en perdant votre roi, vous avez en même temps perdu votre reine ; la mort, d’un seul coup, vous a enlevé l’un et l’autre ; rendez au corps de votre souverain tous les honneurs que mérité sa dignité. Pour moi, j’y assisterai très convenablement avec ce pauvre habit, puisqu’il n’en faut point de plus riche pour des funérailles, et que, comme cette corde et cette vile tunique représenteront ma douleur, ainsi ce voile de ma tête rendra témoignage de la constante fidélité que j’ai eue pour mon époux”. Elle se mit ensuite proche du corps du roi, et ne le quitta plus qu’il ne fût inhumé. On le porta à un monastère de Bernardines, près d’Alenquer, qu’il avait fait bâtir de son vivant, et où il avait choisi sa sépulture. La reine y demeura encore quelques jours, non pas pour y recevoir de la consolation dans son veuvage, mais pour y continuer ses prières au tombeau du roi. Elle y fit dire aussi beaucoup de messes pour le repos de son âme ; et, à cette même intention, elle revêtit plusieurs pauvres et distribua des aumônes à un très grand nombre de personnes.

Élisabeth devient clarisse

Après lui avoir ainsi rendu les derniers devoirs, elle s’en alla à Coimbra, au monastère de Sainte-Claire, dans le dessein de s’y renfermer et d’y finir ses jours sous la règle de cette Sainte. Mais elle en fut détournée par quelques serviteurs de Dieu ; ils lui représentèrent que, si elle le faisait, cette multitude innombrable de pauvres, seraient réduits à la dernière extrémité ; elle préféra donc les avantages de son prochain aux mouvements de sa dévotion particulière et à sa propre satisfaction, et ne se renferma pas entièrement dans le cloître. Cependant, elle retint toujours l’habit de pénitence du Tiers-Ordre de Saint-François ; et, ayant fait construire auprès du monastère un appartement d’où elle y pouvait entrer, elle se retirait souvent avec les religieuses, qu’elle avait permission d’aller voir quand elle voulait.

À Saint-Jacques de Compostelle

Dans l’année de la mort du roi, son mari, son mari, elle alla, pour le repos de son âme, en pèlerinage au tombeau de saint Jacques, en la ville de Compostelle, en Galice. Dès qu’elle fut arrivée au lieu d’où l’on commence à découvrir les hautes tours de cette église, elle mit pied à terre et acheva en cet état le reste du chemin : ce qu’elle fit avec tant de ferveur, que personne n’osa s’opposer à sa dévotion. Durant son séjour dans ce saint lieu, on célébra la fête de ce saint Apôtre le 25 juillet, et elle choisit ce jour-là même pour lui offrir les riches présents qu’elle avait apportés. Elle lui présenta donc sa couronne d’or, garnie des plus belles pierreries du monde, ses habits royaux, tout éclatants en broderies et en perles, des vases d’or et d’argent d’un prix inestimable, un ornement complet pour servir aux messes pontificales, des tapisseries et des étoffes hérissées, pour ainsi dire, d’or et de pierres précieuses, une prodigieuse somme d’argent, et tant d’autres dons considérables, qu’on avoua que, par sa munificence, elle avait surpassé tout ce que les plus grands princes de la terre avaient jamais fait à l’honneur de saint Jacques.

Le monastère de Sainte-Claire

Ayant ainsi pleinement satisfait à sa dévotion, elle se rendit au monastère des Bernardines, près d’Alenquer, pour y célébrer, avec une pompe et une magnificence royales, l’anniversaire de la mort du roi, son mari, après quoi elle retourna à Coimbra. Et ce fut alors qu’elle fit achever le monastère de Sainte-Claire, auquel elle assigna de nouveau de très amples revenus. Comme elle avait encore beaucoup d’étoffes précieuses et quantité de lingots d’argent, elle fit venir des orfèvres et des brodeurs, et leur donna tous ces trésors pour en faire des ornements sacrés pour les autels : des calices, des croix, des encensoirs, des chandeliers, des lampes et d’autres vases destinés au culte divin ; elle en laissa une partie au monastère de Sainte-Claire, et le reste elle le distribua à diverses églises de Portugal.

Les vertus et la vie pieuse d’Élisabeth

Nous avons rapporté jusqu’ici les vertus que sainte Élisabeth a pratiquées du vivant du roi, son mari, et la première année de son décès ; il faut voir maintenant ce qu’elle a fait depuis ce temps-là jusqu’à sa mort.

On peu dire, qu’étant délivrée de la loi du mariage, comme parle saint Paul, et n’ayant plus de soin que de vivre en Jésus-Christ, elle a fait paraître les mêmes vertus avec un nouvel éclat. L’abstinence, la retraite, l’oraison et la charité envers le prochain, furent encore ses exercices ordinaires. Mais comme elle n’était plus obligée de se ménager pour obéir et complaire au roi, elle leur donna une étendue beaucoup plus grande. Son grand âge, qui était de près de soixante ans, ne l’empêcha point de faire des jeûnes très rigoureux ; et quoique, par ses anciennes mortifications, elle eût déjà parfaitement soumis la chair à l’esprit, elle ne laissait pas de la châtier toujours pour la contenir dans son devoir ; non seulement elle se privait des mets délicats, mais elle se refusait même les aliments nécessaires. Elle entrait souvent dans le monastère, selon le pouvoir que le Pape lui en avait donné, pour y faire sa prière avec les religieuses ; elle mangeait à leur communauté, et son plus grand plaisir était de converser avec elles ; elle les exhortait avec une sainte ferveur à observer leur règle et à se rendre les fidèles épouses de Jésus-Christ, à qui elles s’étaient consacrées. Elle avait cinq religieuses auprès de sa personne, avec lesquelles elle récitait tout l’office divin. Elle disait matines à minuit ; le matin, dès qu’elle était levée, elle assistait à une messe basse pour commencer saintement la journée. Quelque temps après, elle en entendait une grande qu’elle faisait célébrer chaque jour pour le repos de l’âme de son mari ; ensuite elle assistait à la messe solennelle du jour, et disait tierce, sexte et none avec ses saintes compagnes.

Et toujours la charité envers le prochain…

Après le dîner, au lieu de se divertir selon l’usage de la cour, elle donnait audience à toutes les personnes qui avaient recours à elle ; et c’est une chose admirable de voir avec quelle patience elle écoutait toutes les sortes de demandes qu’on lui faisait, et avec quelle présence d’esprit elle y répondait ; tantôt une pauvre femme lui demandait de quoi nourrir sa famille réduite à la dernière misère ; d’autres fois on la priait de secourir de pauvres orphelins ; là, une veuve implorait son assistance et sa protection dans ses affaires ; ici, un malade lui envoyait représenter qu’il était abandonné de tout le monde et n’avait rien pour se soulager. Quelquefois il s’agissait de pauvres monastères à secourir, de temples désolés à réparer. Enfin, on venait de tous les côtés la trouver d’autant plus librement qu’on était assuré d’être bien reçu chez elle. Ni les gens de la plus basse condition avec leurs habits sales et déchirés, ni les paysans tout couverts de poussière, ni les malades qui portaient déjà sur leur visage l’image de la mort, et les ulcérés qui exhalaient de leurs corps une odeur insupportable, n’étaient exclus de sa chambre : que dis-je ! ils étaient reçus comme de grands seigneurs, et l’on sortait toujours content d’auprès d’elle. Elle donnait des avis salutaires à tous ceux qui la consultaient ; elle portait efficacement à la pénitence ceux qu’elle savait être dans le désordre ; elle tâchait de donner quelque consolation à ceux qu’elle voyait dans la douleur ; elle envoyait distribuer des aumônes aux prisonniers et elle payait le prix du rachat du captif. Surtout elle montra bien, dans une famine qui arriva à Coimbra, que sa charité n’avait point de bornes, car, les habitants de cette ville, étant réduits à une extrême disette, jusqu’à être contraints de manger les rats et les souris, la vertueuses princesse n’épargna rien pour les secourir dans un si grand besoin ; elle fit acheter une grande quantité de blé et d’autres provisions qu’elle distribua libéralement à tous les nécessiteux : et comme la désolation était si étrange que les morts demeuraient sans sépulture, elle avait soin de les faire enterrer, envoyant pour cela, dans les rues et dans les maisons, des personnes auxquelles elle fournissait abondamment toutes les choses nécessaires pour les ensevelir. Les officiers de sa maison, appréhendant, par une prudence humaine, que la dépense excessive qu’elle faisait ne la réduisit elle-même à l’indigence, lui remontrèrent qu’il était à propos de la modérer pour ne pas s’exposer à cet inconvénient. Mais, bien loin de goûter leurs raisons : “Vous ne pouviez — leur dit-elle — me tenir un discours qui me fût plus désagréable ; est-ce que vous voulez borner mes charités, parce que vos cœurs sont rétrécis par une vaine crainte de manquer du nécessaire ? Êtes-vous si faibles de croire que Dieu nous abandonnera lorsque nous employons tout ce nous avons pour secourir notre prochain ? N’est-ce pas lui qui gouverne le monde, et qui, par sa providence, y cause les événements que nous voyons arriver ? Voilà une belle imagination de se persuader que nous périrons si nous continuons de faire la charité à nos frères qui meurent de faim, et, au contraire, que nous vivrons, si, par une cruauté impitoyable, nous les laissons périr de misère. Ne savez-vous que Jésus-Christ nous a défendu de nous occuper du lendemain ? Souvenez-vous qu’il nous a assuré qu’il aurait bien plus soin de nous que des lys de la campagne et des oiseaux du ciel, qui, cependant, ne manquent jamais de rien. Non, je ne puis entendre les gémissements de tant de pauvres mères de famille, et les voix des petits enfants, ni voir les larmes des vieillards et les corps morts de tant de personnes, sans employer les biens que Dieu m’a donnés à subvenir à tous ces besoins. Bannissez donc cette crainte de vos cœurs, ayez bon courage, mettez votre confiance en Dieu, et n’épargnez nullement mes trésors pour assister les misérables”. Peut-on ajouter quelque chose à une charité si pure, si éclatante, si constante et si universelle.

Sa contemplation et son amour pour le malades

Quand les fonctions de la charité lui donnaient quelques moments de relâche, elle les employait à la contemplation des choses célestes, se retirant dans un cabinet secret, où elle ne pouvait être vue ni entendue de personne ; et là, elle donnait toute liberté à son cœur de soupirer et à ses yeux de verser des larmes ; elle y passait souvent une bonne partie de la nuit. D’autres fois elle allait visiter l’hôpital qu’elle avait fait bâtir à l’honneur de sainte Élisabeth, reine de Hongrie, et y servait les pauvres elle-même. Elle s’entretenait familièrement avec eux, les exhortait à la patience dans leur misère, et, après avoir adouci leurs maux par ses paroles pleines de tendresse et d’une certaine onction céleste, elle les levait, faisait leurs lits, leur préparait des mets à la cuisine, et puis, comme une servante, les leur apportait. Les visages pâles des malades ne l’effrayaient point ; la puanteur des ulcères ne la rebutait point ; la crainte de gagner leurs maux ne l’inquiétait point ; enfin, sa dignité de reine ne l’empêchait point de se livrer aux plus vils ministères de l’hôpital. C’est dans ces saintes pratiques qu’Élisabeth coulait les reste de ses jours, en attendant qu’arrivât l’heure de paraître devant son Dieu.

Nouveau pèlerinage à Compostelle

Les grandes grâces qu’elle avait reçues dans son pèlerinage de Saint-Jacques lui firent entreprendre de faire encore une fois ce voyage, afin d’obtenir de ce grand Apôtre de nouvelles faveurs pour bien mourir ; ce fut une année avant sa mort, à l’occasion d’une indulgence plénière extraordinairement accordée aux pèlerins de ce saint lieu ; mais ce ne fut avec la suite et l’équipage d’une reine, comme la première fois : elle se revêtit d’un pauvre habit pour n’être pas reconnue, et se fit seulement accompagner de deux femmes. Elle le fit à pied, chargée de son petit bagage, comme les personnes de la plus vile condition, quoiqu’elle eût alors soixante-quatre ans, et que ce fût durant les plus grandes chaleurs de l’été ; et, enfin, elle ne fit point difficulté de demander l’aumône de porte en porte, pour recevoir la subsistance de la charité des fidèles. Humilité prodigieuse ! qui devrait confondre la délicatesse de certaines femmes qui reculent devant la moindre incommodité, et n’osent faire un pas sans être tout à fait à leur aise.

Les soucis que lui cause son fils Alphonse

À son retour de ce pèlerinage, on vint lui annoncer qu’Alphonse, roi de Portugal, son fils, et Alphonse, roi de Castille, fils de sa fille, étaient brouillés ensemble, et que leur querelle, si elle n’était promptement étouffée, menaçait de mettre ces deux royaumes en combustion. Cette nouvelle était capable de la faire mourir de douleur, mais, comme il ne fallait pas différer d’apporter remède à un mal si pressant, n’ayant point égard à la caducité de son âge, elle se rendit incessamment à Estremoz, où était alors le roi, son fils, prêt à se mettre en campagne contre son neveu. Elle voulait lui arracher des paroles de paix et aussitôt passer en Castille, pour y achever ce grand ouvrage auprès du roi, son petit-fils. Mais elle ne fut plutôt arrivée à Estremoz qu’elle tomba malade. Elle vit que cette fièvre la conduirait au tombeau. Comme le mal n’était pas fort violent, elle ne laissait pas d’assister tous les jours au service divin, selon la coutume ; mais lorsque le danger fut extrême, après avoir fait son testament en présence du roi et de la reine Béatrix, sa bru, elle ne voulut point différer de recevoir le Viatique. Pour cet effet, elle fit préparer un autel hors de sa chambre et y fit célébrer le sacrifice auguste de la messe, et, quand il fut temps de communier, elle se leva elle-même de son lit, sa ferveur lui donnant assez de force pour se soutenir, se revêtit de son habit de pénitente du Tiers-Ordre de Saint-François ; et, toute moribonde qu’elle était, sans l’aide de personne, mais fortifiée seulement de la grâce de Dieu, elle s’alla jeter à genoux au pied de l’autel. Là, fondant en larmes, et jetant soupirs de dévotion, qui touchèrent sensiblement tous les assistants, elle reçut la sainte Eucharistie. Elle en usa ainsi par le sentiment d’une profonde humilité et d’un singulier respect envers Jésus-Christ, ne croyant pas devoir souffrir qu’on le lui apportât dans sa chambre, tant qu’elle aurait la force de l’aller chercher elle-même au pied des autels. Ce qui est plus admirable, et fait voir la grandeur de son courage, c’est qu’elle fit ces pieux efforts le jour même qu’elle mourut.

Sa mort

Enfin, sur le soir, après avoir entretenu le roi, son fils, pour le porter à faire la paix avec le roi de Castille, elle rendit son âme à Dieu, en implorant le secours de la Sainte Vierge, qui lui était apparue, accompagnée de sainte Claire et d’autres saintes religieuses, et en récitant le symbole des Apôtres. Ce fut l’an de Notre-Seigneur 1336, qui était la 65e année de son âge.

Son corps fut porté depuis Estremoz jusqu’à Coimbra, pour y être inhumée dans le monastère de Sainte-Claire, où, par son testament, elle avait choisi sa sépulture. Il en sortait une espèce de parfum très agréable, qui dura jusqu’à ce qu’il fut mis en terre.

Le corps intacte…

L’an 1612, deux cent soixante-seize ans après, il fut trouvé encore tout entier. Alphonse, évêque de Coimbra, fit construire, en son honneur, une riche chapelle, avec une grande châsse d’argent d’un travail admirable, pour y mettre une si précieuse relique ; et la mort ne lui ayant pas permis d’en faire la translation, outre les douze mille écus d’or qu’il avait déjà employés à cet acte de religion, il en laissa encore trente mille pour faire travailler  au procès de la canonisation de notre Sainte, qui fut faite enfin par Urbain VIII, le 25 mai 1625, à l’instance du roi catholique Philippe IV, et de la reine Élisabeth de France, son épouse. Depuis l’an 1630, le même Pape permit d’en faire l’office semi-double.

Nous avons tiré cette vie de celle que le R. P. Hilarion de Coste, religieux de l’Ordre des Minimes, composa en latin, un an après qu’elle fut canonisée. On peut y avoir recours pour y voir les grands miracles qu’elle a faits durant sa vie et après sa mort.

Abbé Paul Guérin,
Les Petits Bollandistes – Vies des saints”, Paris, 1866.

 

 

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