Eucharistie Et grâces mystiques
D’après le P. J. J. SURIN

H. de GENSAC, s j

Loin d'être un pur théoricien désintéressé, le P. Surin livre toujours, sur un registre réflexif plus ou moins élaboré, une expérience vécue à la fois personnelle et apostolique. A cet égard, quelques brefs rappels ne seront pas superflus avant d'aborder le sujet proprement dit de cette étude [1].

Il semble établi par des historiens dignes de foi qu'une vertu très réelle et même sublime en certaines périodes, a unifié au plan surnaturel l'existence tourmentée du P. Surin. Que cette vertu se soit exercée dans des conditions qui — sans préjudice de la sincérité consciente du héros, — furent parfois l'occasion d'un funeste refoulement plutôt que d'une saine maîtrise, la chose est bien probable [2]. Dieu, dont les vues sont patientes, n'aura pas dédaigné d'engager sa grâce en des efforts qui hâtèrent le déclenchement d'un déséquilibre congénital. Les diverses périodes de troubles mentaux qu'il traversa ont constitué pour le spirituel Aquitain, à la fois une vigoureuse cure psychique et une profonde purification intérieure, même si son comportement apparut souvent encore excentrique après sa « guérison » (vers la fin de 1655). Dans les lettres de ses dernières années du moins, comme aussi dans les ultimes chapitres de son Autobiographie, il parle souvent du « train commun » de la vie chrétienne, lieu d'une rencontre avec Dieu plus pure et plus sûre que certaines expériences stupéfiantes dont il avait fait jadis grand cas.

Sa « vie mystique » — entendue dans le sens préconisé par le P. J. de Guibert, à savoir la simplification et la passivité qui accompagnent toujours de notables progrès spirituels [3], — a-t-elle été couronnée par les grâces de la « contemplation infuse » — entendue comme conscience directe, sinon réflexivement discernante, du surnaturel dans les actes et dans la divinisation de l'âme par la grâce sanctifiante ? [4] Le P. Surin en a été persuadé non moins que de son obsession diabolique ; mais le même P. de Guibert réserve ici son jugement [5]. Tous les auteurs s'accordent par ailleurs à regarder comme assez ambiguës nombre de « grâces mystiques » mentionnées par Surin dans l'Autobiographie ou dans plusieurs pièces de sa correspondance. Certaines expériences liées à l'eucharistie, précisément, sont décrites en des termes inquiétants qui, peut-être, traduisent en la trahissant une réalité divine inaccessible à nos regards [6].

Quoi qu'il en soit, lorsque Surin, dans ses œuvres d'édification ou dans ses lettres, met originalement à profit sa vaste culture théologique, il dispense, avec une ferveur parfois lyrique un enseignement reconnu pour valable et entraînant. Sans doute prétendrait-il qu'une expérience inouïe justifie subjectivement ses assertions ; peu importe en définitive : la double garantie de son authentique piété et de son accord général avec une saine tradition permet de commencer du moins à l'étudier avec confiance.

Le relevé que nous allons faire ne prétend pas être parfaitement exhaustif, et son plan n'obéit pas à une ordonnance systématique des textes retenus. Les rubriques sous lesquelles nous les regroupons et que nous indiquons par un sous-titre, sont simplement des « catégories » assez obvies, ou reprennent une expression de l’auteur lui-même : elles constituent le schéma de la première partie. Dans la seconde, nous donnerons une appréciation un peu plus circonstanciée de la doctrine préalablement inventoriée.

Eucharistie et Mystère pascal.

La connexion que nous mentionnons en premier lieu n'a certes jamais été perdue de vue par les auteurs spirituels, mais l'insistance à envisager la fonction d'aliment ou de remède dévolue au sacrement dans sa réception a pu, en certains cas, laisser moins apercevoir son aspect de participation au rite qui actualise le sacrifice de Notre-Seigneur [7]. On est heureux que Surin s'attache explicitement à ce point de vue, dans deux lettres de 1664 en particulier.

La première, prenant occasion d'une image où figure le Christ blessé par la lance; explique à Jeanne des Anges que les cinq plaies offrent autant de refuges apaisants et que dans l'eucharistie le Seigneur, « victime » en sa « chair vivante et vivifiante », se donne comme nourriture de la vie spirituelle et surtout comme celui avec qui l'on peut instituer une « conversation familière » : « Il se met près du cœur pour traiter avec nous cœur à cœur ». Ensuite Surin discerne dans le charbon qui toucha les lèvres d'Isaïe une annonce du corps eucharistique « lequel, tout pénétré de la personne du Verbe, comme d'un feu consumant, est pris sur l'autel et nous est donné pour nous purifier et nous embraser des saintes ardeurs de l'amour divin » [8]. S'adressant peu de jours après à la même correspondante, Surin développe plus longuement, mais de façon assez lâche et sinueuse, les relations entre eucharistie, et Passion. La méditation de celle-ci nous introduit en Jésus qui vient en nous par celle-là, de sorte que se vérifie sa parole : « Demeurez en moi et moi en vous » (Jn. 15, 4). On peut alors accéder au « goût universel de Dieu dans une simplicité parfaite » ; à l'« unité invariable » où « on ne dit qu'un mot… ce mot savoureux et pénétrant dans lequel tout se retrouve ». En effet, Notre-Seigneur se donne ici « comme mort ou mourant en la croix, et comme vivant de la vie de gloire »; il s'en suit que la vie même du communiant devient « une participation de celle de la sainte humanité, et de celle de sa divinité, la source des grâces et de tous les êtres ! »[9].

Ces réflexions situent bien l'eucharistie dans le mystère pascal synthétiquement perçu et constituent pour les considérations suivantes une sérieuse base dogmatique.

Figures tirées de la vie courante, à la lumière de l'Écriture et de la Tradition.

Parmi les comparaisons propres à illustrer son enseignement sur l'eucharistie, notre auteur utilise souvent celle de la nourriture signifiée par le pain et le vin ; il emprunte parfois la métaphore de la médecine ; il affectionne aussi celle du festin et recourt volontiers à la typologie de la manne.

En la Fête-Dieu 1661, Surin unit ses louanges à celles de l'Église pour honorer le Christ qui « se plaît d'être ici avec nous et se déclare à nous comme notre pain, pour nous donner la vie [10].


[1] Nous citerons les œuvres de Surin en nous référant aux éditions suivantes :

1. Bouix : Catéchisme spirituel contenant les principaux moyens d'arriver à la perfection, 2 tomes, Paris, 1882.

2. CAVALLERA : Les fondements de la vie spirituelle, Paris, 1930.

3. POTTIER-MARIES : Questions importantes sur l'amour de Dieu, Paris, 1930,

4. Michel CAVALLERA : Lettres Spirituelles du P. Jean-Joseph Surin, de la Compagnie de Jésus. Édition critique, 2 tomes, Toulouse, 1926 et 1928. D'après les sigles et abréviations adoptés dans cette publication, nous donnerons aussi la référence de plusieurs lettres que les éditeurs n'ont pas mises au jour et dont nous avons utilisé des copies (cf. tome I, p. XI-XLIX). On trouve l'Autobiographie du P. Surin aux pages 1-151 du tome II.

Pour ce qui est des emprunts à ces quatre ouvrages, nous nous bornerons donc à donner le nom de l'éditeur suivi de la page, en précisant le tome par un chiffre romain.

Devant citer plusieurs fois un article du R. P. E. LONGPRE o. f. m., publié dans RAM 25 (1949) 306-333, L'Eucharistie et l'union mystique selon la spiritualité franciscaine, nous signalerons le numéro de la page venant après le sigle RAM 1949. Les références à la contribution du même auteur au Dictionnaire de Spiritualité (t. IV, col, 1586-1621) seront indiquées par le sigle DS, IV, suivi du numéro de la colonne.

[2] Cette sainteté de vie n'exclut évidemment pas certaines faiblesses ; il semble que Surin ait été longtemps d’un caractère assez obstiné. Le 27 février 1659, le P. Anginot confiait à Jeanne des Anges, à propos du désaccord survenu entre les Pères Surin et Bastide sur le sujet des « grâces extraordinaires : « je ne sais si je me trompe, mais il me semble qu'il (Surin) avancerait grandement l'usage de sa liberté, s'il se soumettait dans leur différend (quoi qu'il en soit du fond) au sentiment d'autrui en ce qui le regarde ; ce que (pour vous le dire ingénument) je ne lui ai jamais vu bien faire ; et j'ai peur que l'enclouure soit là » (MICHEL-CAVALLERA, II, 309.310). Ses contemporains ont porté sur le P. Surin les plus divers jugements (cf. M. OLPHE-GALLIARD s. j., Le Père Surin et les jésuites de son temps, Études Carmélitaines, octobre 1938, p. 177-182), Du point de vue précisément moral et spirituel, on lui rend généralement hommage aujourd'hui (cf. T. L. PENIDO, Grâce et folie. A propos du P. Surin, Études Carmélitaines, 1939  vol. I, p. 172-179).

[3] Cf. J. de GUIBERT s j, Études de théologie mystique, Toulouse, 1930. p. 20-21; 174-181.

[4] Ibidem, p. 81,89.

[5] J. de GUIBERT, Le cas du P. Surin ; question théologique, Études Carmélitaines, octobre 1938, p. 183.184.

[6] Autobiographie. IIe partie : Les grâces ; c. 5, Les grâces que le Père reçut par la sainte eucharistie (MICHEL-CAVALLERA, II, 95-99).

[7] Cf. J. DUHR sj, article Communion (fréquente), DS, II aux colonnes 1258-1259.

[8] Lettre du 7 décembre 1664 (C III, 26).

[9] Lettre du 27 décembre 1664 (C III, 27), Cf. J. J. OLIER, La journée chrétienne, part. l, Exercice pour la visite du très Saint-Sacrement : « Heureuse l'âme qui s'unit à l'étendue de la lumière de Jésus-Christ, et qui voit par lui tout ce que Dieu est.

Heureuse l'âme qui entre dans l'amour et dans la consommation de Jésus-Christ, et qui se revêt ainsi de sa sainteté même ! » (Œuvres complètes, édit. Migne, Paris, 1856, col. 210).

Le même auteur insiste particulièrement sur le caractère sacrificiel de l'eucharistie dans son Explication des cérémonies de la grand-messe de paroisse, livre VIII, c. 3, De la sainte communion (ibid., col. 432-438).

[10] Revue d’Ascétique et de Mystique N° 148 – Janvier-Mars 1962 – Toulouse.

 

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