LIVRE V

Préambule

L'évêque de l'Église des Romains, Soter, acheva donc sa vie au cours de sa huitième année d'épiscopat. Douzième à partir des apôtres, Éleuthère lui succéda : c'était la dix-septième année de l'empereur Antoninus Verus ; à ce moment, en certaines régions de la terre, la persécution se ralluma contre nous avec une plus grande violence. A la suite des violences populaires dans chaque cité, des milliers de martyrs se distinguèrent, à ce qu'il est permis de conjecturer d'après ce qui arriva dans une seule nation : ces faits ont eu la chance d'être transmis par l'écriture à la postérité, comme étant véritablement dignes d'un impérissable souvenir. Tout l'écrit qui contient le récit très complet de ces événements, nous l'avons donc inséré dans le "Recueil des martyrs" : il ne renferme pas seulement un récit historique, mais encore un exposé doctrinal. Autant du moins que le présent ouvrage le permet, j'en placerai ici les extraits que j'en aurai faits.

D'autres, qui ont fait des récits historiques, se sont contentés de transmettre par écrit les victoires guerrières, les trophées conquis sur les ennemis, la vaillance des généraux, le courage des soldats, qui se sont souillés de sang et de mille meurtres, à cause de leurs enfants, de leur patrie, de leurs autres intérêts. Quant à nous, nous exposons dans ce livre la manière de se conduire selon Dieu : les guerres très pacifiques pour la seule paix de l'âme et le nom des hommes qui ont eu le courage d'y combattre pour la vérité plutôt que pour la patrie, pour la religion plutôt que pour ceux qu'ils aimaient le mieux, y seront inscrits sur des tables éternelles ; de même, les résistances des athlètes de la religion, leur courage victorieux de tant d'épreuves, les trophées qu'ils ont conquis sur les démons, les victoires qu'ils ont remportées sur des ennemis invisibles, les couronnes qu'en définitive ils ont obtenues pour une éternelle mémoire.

I

COMBIEN, SOUS VÉRUS, MENÈRENT EN GAULE JUSQU'AU BOUT
LE COMBAT POUR LA RELIGION ET DE QUELLE MANIÈRE.

La Gaule fut donc le pays où fut installé le stade, où eurent lieu ces événements : elle a des métropoles illustres et qui l'emportent sur les autres de la contrée : celles-ci s'appellent Lyon et Vienne ; elles sont traversées l'une et l'autre par le fleuve du Rhône, qui coule d'un flot abondant à travers tout le pays.

Au sujet de leurs martyrs, les très illustres Églises de ces cités envoient donc un rapport écrit aux Églises d'Asie et de Phrygie, et elles racontent tout ce qui s'est passé chez elles de la manière suivante. Je reproduirai leurs propres paroles.

"Les serviteurs du Christ, qui pérégrinent à Vienne et à Lyon en Gaule aux frères de l'Asie et de la Phrygie qui ont la même foi et la même espérance que nous en la rédemption, paix, grâce et gloire, de la part de Dieu le Père et du Christ Jésus, Notre Seigneur. "

Ensuite, après ces mots, ils disent d'autres choses par manière d'introduction et ils commencent ainsi leur récit :

" La grandeur de la tribulation qui s'est produite ici, la violente colère des païens contre les saints, tout ce qu'ont supporté les bienheureux martyrs, nous ne sommes pas capables de le dire exactement et il n'est même pas possible de l'exprimer par écrit. Car c'est de toutes ses forces qu'a attaqué l'adversaire, préludant déjà à ce que sera son inévitable avènement. Il a passé partout, préparant les siens et les exerçant d'avance contre les serviteurs de Dieu. De la sorte, on ne nous a pas seulement chassés des maisons, des bains, de la place publique, mais encore on nous a interdit absolument de paraître en quelque lieu que ce fût.

" Cependant la grâce de Dieu nous menait au combat : elle écartait d'abord les faibles, puis elle dressait en face de l'ennemi des piliers solides, capables par leur persévérance de détourner sur eux toute la colère du méchant. Ils allèrent donc à sa rencontre, supportant toute sorte d'outrages et de châtiments. Regardant tout cela pour peu de chose, ils se hâtaient vers le Christ, montrant véritablement que " les souffrances du temps présent ne comptent pas au regard de la gloire qui doit être révélée en nous ".

" Et d'abord les sévices innombrables que leur infligeait la foule entière, ils les supportèrent généreusement : ils furent insultés, frappés, traînés par terre, pillés, lapidés, emprisonnés ensemble ; on leur fit subir tout ce qu'une multitude déchaînée a coutume de faire contre des adversaires et des ennemis.

" Ensuite, ils furent amenés au forum par le tribun et les magistrats préposés à la ville ; interrogés devant tout le peuple, ils firent leur confession (de foi) ; puis ils furent enfermés dans la prison jusqu'à l'arrivée du légat.

" Plus tard, ils furent conduits devant le légat et celui-ci employa toute la cruauté en usage contre nous. Vettius Epagathus, un des frères, possédait la plénitude de l'amour envers Dieu et envers le prochain, et sa conduite était si parfaite que, malgré sa jeunesse, il était digne du témoignage rendu au vieux prêtre Zacharie, car il avait marché dans tous les commandements et dans tous les préceptes du Seigneur d'une manière irréprochable, toujours prêt à rendre service au prochain, ayant un grand zèle de Dieu, et bouillonnant de l'Esprit. Étant tel, il ne supporta pas la procédure si déraisonnablement conduite contre nous, mais il en fut vivement exaspéré et il réclama d'être lui aussi entendu en faveur des frères, pour montrer qu'il n'y avait chez nous ni athéisme ni impiété.

" Ceux qui entouraient le tribunal criaient contre lui, car il était un homme distingué, et le légat ne supporta pas la juste défense qu'il présentait ainsi ; il se contenta de lui demander si lui aussi était chrétien. Ayant confessé sa foi d'une voix éclatante, Vettius fut aussi élevé au rang des martyrs : on l'appela le paraclet des chrétiens, et il avait en lui le Paraclet, l'Esprit plus que Zacharie; il le manifesta par la plénitude de son amour, en se complaisant à prendre la défense de ses frères et à risquer sa propre vie. Il était en effet et il est encore un authentique disciple du Christ, et il accompagne l'Agneau partout où il va. "

" A partir de ce moment apparurent des différences parmi les autres : les uns étaient manifestement prêts à rendre témoignage, ceux qui accomplirent en tout empressement la confession du martyre. Mais il en parut d'autres qui n'étaient pas prêts ni exercés, qui étaient encore faibles et incapables de supporter la tension d'une grande lutte. De ces derniers, dix environ avortèrent. Ils nous causèrent une grande douleur et une tristesse immense. Ils brisèrent aussi le courage des autres qui n'avaient pas encore été arrêtés et qui, malgré de terribles craintes, assistaient cependant les martyrs et ne les abandonnaient pas.

" Alors, nous étions tous frappés d'épouvanté à cause de l'incertitude de leur confession : nous ne redoutions pas les châtiments qu'on infligeait, mais, en considérant l'issue (de la lutte), nous craignions que quelqu'un ne succombât.

" Cependant chaque jour on arrêtait ceux qui en étaient dignes, pour compléter le nombre des martyrs. Ainsi furent emprisonnés tous les croyants zélés des deux Églises, ceux sur qui principalement reposaient les affaires de nos pays.

" On arrêta même quelques païens, serviteurs des nôtres, car le gouverneur avait officiellement ordonné de nous rechercher tous. Ces gens, par une ruse de Satan, furent effrayés par les supplices qu'ils voyaient souffrir aux saints ; et poussés à cela par les soldats, ils nous accusèrent faussement de nous livrer à des festins de Thyeste et à des incestes semblables à ceux d'Œdipe, et de faire ce qu'il ne nous est pas permis de dire ni même d'imaginer, ce que nous ne pouvons pas croire que des hommes aient jamais fait. Ces bruits se répandirent pourtant et tous entrèrent contre nous dans une colère de fauves, si bien que quelques-uns, qui tout d'abord avaient été modérés à cause de nos relations familières avec eux, se montraient alors violemment hostiles et grinçaient des dents contre nous : ils accomplissaient ce qui a été dit par notre Seigneur : " Un temps viendra où quiconque vous tuera, pensera rendre un culte à Dieu ".

" Dès lors, il ne resta plus aux saints martyrs qu'à supporter des châtiments au-delà de toute description, tandis que Satan ambitionnait de leur faire dire à eux aussi quelque blasphème.

" Toute la colère de la foule, aussi bien que celle du gouverneur et des soldats, se concentra sans mesure sur Sanctus, le diacre de Vienne, et sur Maturus, tout nouvellement baptisé mais généreux athlète ; sur Attale, originaire de Pergame, qui avait toujours été la colonne et le soutien de ceux d'ici; et enfin sur Blandine : par cette dernière, le Christ montra que ce qui est simple, sans apparence, facilement méprisable aux yeux des hommes, est jugé digne d'une grande gloire auprès de Dieu à cause de l'amour qu'on a pour lui, amour qui se montre dans la force et ne se glorifie pas dans l'apparence.

" Nous tous en effet, nous redoutions, et sa maîtresse selon la chair, qui était elle aussi une combattante parmi les martyrs, redoutait, anxieuse avec nous, que Blandine ne pût avec assurance faire sa confession (de foi) à cause de la faiblesse de son corps. Mais Blandine fut remplie d'une telle force qu'elle lassa et découragea ceux qui, se relayant les uns les autres, l'avaient torturée de toute manière depuis le matin jusqu'au soir : ils avouèrent eux-mêmes qu'ils étaient vaincus et n'avaient plus rien à lui faire ; ils s'étonnaient de la voir respirer encore, alors que son corps entier était déchiré et ouvert par les coups, et ils attestaient qu'une seule espèce de ces supplices était suffisante pour faire rendre l'âme, sans qu'il fût besoin de tant et de si grandes tortures. Mais la bienheureuse, comme un généreux athlète, se renouvelait dans sa confession ; c'était pour elle un réconfort, un repos, un arrêt dans la souffrance que de dire : " Je suis chrétienne ; chez nous, il ne se fait rien de mal ".

" Quant à Sanctus, lui aussi se montrait supérieur à tout et supportait plus généreusement que personne tous les mauvais traitements qui lui venaient des hommes. Les méchants espéraient que, grâce à la durée et à la grandeur des tourments, ils entendraient de lui des paroles défendues ; mais il s'opposa à eux avec une telle constance qu'il ne leur dit ni son propre nom, ni celui de son pays, ni celui de la cité d'où il était, ni s'il était esclave ou libre, mais à tout ce qu'on lui demandait, il répondait en latin : " Je suis chrétien ". C'était là ce qu'il confessait, successivement à la place de son nom, de sa cité, de sa race, à la place de tout, et les païens n'entendirent pas de lui d'autre parole. Aussi y eut-il une grande émulation du gouverneur et des bourreaux contre lui, si bien que, ne sachant plus que lui faire, ils finirent par appliquer des lames de cuivre rougies au feu aux parties les plus délicates de son corps. Celles-ci brûlaient, mais lui demeurait inflexible, inébranlable, ferme dans la confession, rafraîchi et fortifié par la source céleste de l'eau vivifiante qui sort du côté du Christ. Son pauvre corps était le témoin de ce qui était arrivé : tout entier blessure et meurtrissure, contracté, privé de l'apparence d'une forme humaine. Le Christ qui souffrait en lui accomplissait de grands prodiges ; il écrasait l'adversaire et, pour l'exemple des autres, il montrait qu'il n'y a rien de redoutable là où est l'amour du Père, rien de douloureux là où est la gloire du Christ.

" Quelques jours après, en effet, les méchants recommencèrent à torturer le martyr : ils pensaient qu'ayant les chairs enflées et enflammées, il serait finalement vaincu par eux s'ils renouvelaient les mêmes tortures, car il ne supportait même pas le contact des mains, ou bien que, s'il expirait dans les supplices, sa mort effrayerait les autres. Non seulement rien de pareil ne se produisit à son sujet; mais, contre toute prévision humaine, le pauvre corps de Sanctus se remit et se redressa dans les supplices qui suivirent ; il reprit sa première forme et l'usage de ses membres, de sorte que la seconde torture, par la grâce du Christ, ne fut pas pour lui un châtiment, mais une guérison.

" Quant à Biblis, une de celles qui avaient renié, le diable paraissait déjà l'avoir engloutie ; mais il voulut encore la condamner pour blasphème ; il la conduisit à la torture pour la forcer de dire les impiétés à notre sujet, car elle avait été faible et sans courage.

" Mais dans les tortures elle sortit de son enivrement et s'éveilla pour ainsi dire d'un profond sommeil, la douleur passagère la fit souvenir du tourment éternel dans la géhenne et répliquer aux calomniateurs : " Comment, disait-elle, ces gens-là mangeraient-ils de petits enfants, alors qu'il ne leur est même pas permis de manger le sang des animaux sans raison?" Et désormais, elle se déclara chrétienne et fut ajoutée au rang des martyrs.

" Les châtiments tyranniques ayant été rendus vains par le Christ, grâce à la courageuse patience des bienheureux, le diable imagina d'autres moyens : les internements collectifs dans les ténèbres d'un très dur cachot, la mise aux ceps avec l'écartèlement des pieds jusqu'au cinquième trou et tous les autres tourments que des subalternes furieux et remplis du diable ont coutume d'infliger aux prisonniers. De la sorte, le plus grand nombre furent asphyxiés dans la prison, tous ceux du moins dont le Seigneur voulut qu'ils s'en allassent de la sorte pour manifester sa gloire. Quelques-uns en effet, qui avaient été cruellement torturés, au point qu'ils paraissaient ne plus pouvoir vivre en dépit de tous les soins, tinrent bon dans la prison ; dépourvus de tout secours humain, mais fortifiés par le Seigneur, ils retrouvèrent la vigueur de leurs corps et de leurs âmes et se firent les consolateurs et les soutiens des autres. Les autres au contraire, jeunes et récemment arrêtés, dont les corps n'avaient pas été préalablement endurcis, ne supportèrent pas le fardeau de l'emprisonnement collectif et ils moururent dans la geôle.

" Le bienheureux Pothin, à qui avait été confié à Lyon le ministère de l'épiscopat, était alors âgé de plus de quatre-vingt-dix ans; il était très faible de corps et pouvait à peine respirer à cause de la faiblesse physique qu'on vient de dire, mais il était fortifié par l'élan de l'Esprit à cause du grand désir qu'il avait du martyre. Il fut lui aussi traîné devant le tribunal : son corps s'en allait de vieillesse et de maladie, mais il gardait son âme en lui, afin que par elle le Christ triomphât. Il fut porté au tribunal par les soldats, tandis que les magistrats de la cité et toute la foule l'accompagnaient en poussant des cris variés, comme s'il était lui-même le Christ. Il y rendit un beau témoignage. Au gouverneur qui lui demandait qui était le Dieu des chrétiens, il répondit : Si tu en es digne, tu le connaîtras. Il fut alors emmené et traîné sans pitié ; il souffrit toutes sortes de coups : ceux qui étaient près de lui l'outrageaient de toute manière, des mains et des pieds, sans aucun respect pour son âge ; ceux qui étaient loin lançaient sur lui tout ce que chacun avait sous la main ; et tous auraient pensé être grandement criminels et impies s'ils avaient manqué de grossièreté à son égard : ils croyaient en effet venger leurs dieux de cette façon. Il respirait à peine quand il fut jeté dans la prison et, après deux jours, il rendit l'âme.

" Ici se produisit une grande intervention de Dieu et se manifesta une miséricorde sans mesure de Jésus, telle qu'elle arriva rarement dans notre fraternité, mais bien conforme à l'art du Christ.

" En effet, ceux qui, lors de la première arrestation, avaient renié, se trouvaient enfermés eux aussi et avaient part aux terribles épreuves des autres, car, en cette occasion, l'apostasie ne leur avait servi de rien. Ceux qui avaient confessé ce qu'ils étaient, étaient enfermés comme chrétiens sans qu'aucune autre accusation fût portée contre eux. Les autres au contraire étaient retenus comme homicides et impudiques, et ils étaient châtiés deux fois plus que les fidèles. Ceux-ci en effet étaient allégés par la joie du témoignage, par l'espérance des récompenses promises, par l'amour du Christ et l'Esprit du Père. Ceux-là au contraire étaient grandement tourmentés par leur conscience, si bien qu'entre tous les autres, leur aspect les faisait reconnaître quand ils passaient.

" Les uns en effet s'avançaient souriants ; beaucoup de gloire et de grâce se mêlaient sur leur visage, de sorte que même leurs liens les enveloppaient d'une parure seyante, comme pour une mariée dans ses ornements frangés et brodés d'or; en même temps, ils répandaient la bonne odeur du Christ et quelques-uns croyaient qu'ils s'étaient oints d'un parfum mondain. Les autres au contraire passaient les yeux baissés, humiliés, laids à voir, remplis de toute confusion ; bien plus, les païens eux-mêmes les insultaient, les traitaient de lâches, de peureux ; ils étaient accusés d'homicide et avaient perdu l'appellation pleine d'honneur, glorieuse, vivifiante. Voyant cela, les autres furent affermis et ceux qu'on arrêta n'hésitaient pas à confesser, sans même avoir la pensée d'un raisonnement diabolique."

Ayant ajouté là-dessus d'autres choses, la lettre continue : "Après cela du reste, le témoignage de leur mort présenta les formes les plus variées. Car c'est avec des fleurs de toute couleur et de toute espèce qu'ils tressèrent la couronne qu'ils présentèrent au Père. Il fallait bien que ces athlètes généreux soutinssent des combats variés, et, après avoir remporté la grande victoire, reçussent la grande couronne de l'incorruptibilité.

" Maturus, Sanctus, Blandine et Attale furent donc conduits aux bêtes dans l'édifice public, pour être un commun spectacle de l'inhumanité des païens : c'était précisément le jour où les combats de bêtes furent donnés par le moyen des nôtres.

" Maturus et Sanctus passèrent de nouveau, dans l'amphithéâtre, par toutes sortes de tourments, comme s'ils n'avaient absolument rien souffert auparavant, ou plutôt comme des athlètes qui ont déjà vaincu l'adversaire à plusieurs reprises et n'ont plus qu'à lutter pour la couronne elle-même. Une fois de plus, ils furent passés par les verges selon les usages du pays, traînés par les bêtes, soumis à tout ce qu'ordonnait un peuple en délire par ses clameurs, chacun hurlant de son côté. On finit par la chaise de fer, sur laquelle les corps grillés exhalaient une odeur de graisse. Mais les païens, même ainsi, n'étaient pas assouvis ; ils devenaient de plus en plus furieux, voulant vaincre la constance des martyrs. De Sanctus, ils n'entendirent pas d'autre parole que celle qu'il avait pris l'habitude de répéter pour confesser sa foi, depuis le commencement. Les martyrs donc, comme leur vie se prolongeait encore après un long combat, furent finalement égorgés : ce jour-là, pour tenir lieu des combats variés (qu'on offre d'ordinaire), ils avaient été en spectacle au monde.

 " Quant à Blandine, elle fut suspendue à un poteau et exposée pour être la pâture des bêtes lâchées contre elle : à la voir pendue sur une sorte de croix, à l'entendre prier continuellement, les lutteurs fortifiaient leur courage. Dans ce combat, ils voyaient des yeux du corps, par le moyen de leur sœur, celui qui avait été crucifié pour eux, afin de persuader à ceux qui croient en lui que tous ceux qui souffrent pour la gloire du Christ ont part éternellement avec le Dieu vivant. Et ce jour-là aucune des bêtes ne la toucha ; elle fut détachée du poteau, ramenée dans la prison et gardée pour un autre combat afin que, victorieuse dans des luttes répétées, elle rendît irrévocable la condamnation du serpent tortueux et qu'elle fût pour ses frères une exhortation, elle, la petite, la faible, la méprisée, qui avait revêtu le grand et invincible athlète, le Christ, qui avait triomphé de l'adversaire en maintes rencontres et qui, par la lutte, avait remporté la couronne de l'incorruptibilité.

" Attale, lui aussi, fut réclamé à grands cris par la foule, car il était bien connu. Il entra dans l'arène, en lutteur préparé au combat par sa bonne conscience ; en effet, il s'était sincèrement exercé dans la discipline chrétienne et avait toujours été parmi nous le témoin de la vérité.

" On lui fit faire le tour de l'amphithéâtre, précédé d'une tablette sur laquelle était écrit en latin : Celui-ci est Attale le chrétien. Le peuple était enragé contre lui. Mais le gouverneur, ayant appris qu'il était Romain, ordonna qu'on le ramenât avec les autres qui étaient encore en prison ; et il écrivit à leur sujet à César, puis il attendit sa réponse.

" Le délai ne fut pour eux ni inutile ni stérile ; mais par la patience des prisonniers se manifesta l'incommensurable miséricorde du Christ : par les vivants en effet étaient vivifiés les morts et les martyrs donnaient la grâce à ceux qui n'étaient pas martyrs : ce fut une grande joie pour la vierge mère de recevoir vivants ceux qu'elle avait rejetés morts de son sein. Par eux en effet la plupart des apostats se mesurèrent à nouveau ; ils furent une seconde fois conçus et ranimés ; ils apprirent à confesser leur foi : et ce fut vivants désormais et affermis qu'ils se présentèrent au tribunal, pour y être de nouveau interrogés par le gouverneur : Dieu qui ne veut pas la mort du pécheur mais qui se montre indulgent pour le repentir adoucit cette démarche.

" César répondit qu'il fallait mettre les uns à la torture, mais libérer ceux qui renieraient. La fête solennelle du pays - elle est très fréquentée et l'on y vient de toutes les nations - ayant commencé de se tenir, le gouverneur fit avancer les bienheureux au tribunal d'une manière théâtrale, pour les donner en spectacle aux foules.

Il les interrogea donc à nouveau. A ceux qui lui semblèrent posséder le droit de cité romaine, il fit couper la tête; les autres, il les envoya aux bêtes.

" Le Christ était magnifiquement glorifié par ceux qui avaient d'abord renié : alors, contre l'attente des païens, ils confessaient la foi. En effet, ils étaient interrogés à part comme s'ils devaient être remis en liberté. Et lorsqu'ils confessaient la foi, ils étaient ajoutés au lot des martyrs. Restèrent en dehors ceux qui n'avaient jamais eu ni une trace de foi ni la conscience de posséder la robe nuptiale, ni la pensée de la crainte de Dieu, mais qui, par leur volte-face, faisaient blasphémer la voie, c'est-à-dire les fils de la perdition.

" Tous les autres furent réunis à l'Église. Pendant qu'on les interrogeait, un certain Alexandre, Phrygien de race, médecin de profession, établi depuis plusieurs années dans les Gaules, connu de presque tous à cause de son amour pour Dieu et de la hardiesse de son langage- car il n'était pas étranger au charisme apostolique, - se tenait debout auprès du tribunal et par signes les exhortait à la confession : il paraissait à ceux qui entouraient le tribunal éprouver les douleurs de l'enfantement.

" La populace, furieuse d'entendre ceux qui avaient d'abord apostasie confesser la foi, se mit à crier contre Alexandre, comme si c'était lui qui avait agi de la sorte. Le gouverneur le fit comparaître et lui demanda qui il était : "Chrétien", répondit-il. Irrité, le gouverneur le condamna aux bêtes ; et le lendemain le fit entrer dans l'arène avec Attale ; en effet, pour être agréable à la multitude, le gouverneur avait de nouveau livré Attale aux bêtes.

" Tous deux, en passant par tous les instruments imaginés pour donner la torture dans l'amphithéâtre, soutinrent un très grand combat et finalement ils furent aussi sacrifiés. Alexandre ne laissa échapper ni un gémissement ni un soupir, mais, en son cœur, il s'entretenait avec Dieu. Quant à Attale, lorsqu'il était assis sur la chaise de fer et qu'il brûlait, tandis que se répandait l'odeur de son corps brûlé, il dit à la multitude en latin : "Voyez, ce que vous faites, c'est manger des hommes. Pour nous, nous ne mangeons pas des hommes et nous ne faisons rien d'autre de mauvais ". Interrogé encore sur le nom qu'a Dieu, il répondit : " Dieu n'a pas de nom comme un homme ".

" Après tout cela, le dernier jour des combats singuliers, Blandine fut de nouveau amenée avec Ponticus, un garçon d'une quinzaine d'années. Chaque jour, ils avaient déjà été conduits pour voir les supplices des autres, et on avait essayé de les faire jurer par les idoles des païens ; mais, comme ils étaient restés fermes et qu'ils avaient tenu pour rien leurs instances, la foule devint furieuse contre eux au point de n'avoir aucune pitié de l'âge de l'enfant ni aucun respect du sexe de la femme. On les fit passer par toutes les tortures, parcourir tout le cycle des supplices ; on essaya de les forcer l'un et l'autre à jurer, mais on ne put y parvenir. Ponticus en effet était exhorté par sa sœur, de sorte que les païens voyaient que c'était elle qui l'encourageait et l'affermissait : après avoir généreusement supporté tous les supplices, il rendit l'âme.

" Restait la bienheureuse Blandine, la dernière de toutes, comme une noble mère qui a exhorté ses enfants et les a envoyés victorieux avant elle auprès du roi : elle parcourut elle aussi tous les combats de ses enfants et se hâta vers eux, pleine de joie et d'allégresse de son départ, comme si elle était invitée à un festin de noces et non pas jetée aux bêtes. Après les fouets, après les fauves, après le gril, elle fut finalement jetée dans un filet et livrée à un taureau. Longtemps, elle fut projetée par l'animal, mais elle ne sentait rien de ce qui lui arrivait, à cause de l'espérance et de l'attente de ce en quoi elle avait cru et de sa conversation avec le Christ : elle fut sacrifiée elle aussi; et les païens eux-mêmes avouaient que jamais chez eux une femme n'avait souffert d'aussi grandes et d'aussi nombreuses tortures.

" Mais pas même ainsi la fureur et la cruauté des païens contre les saints ne trouvèrent leur satiété. Surexcitées par la bête féroce, ces tribus sauvages et barbares étaient en effet difficiles à apaiser et leur démesure prit un autre tour particulier contre les cadavres. Car leur défaite ne leur faisait pas baisser les yeux - ils n'avaient plus de raison humaine, - mais elle enflammait davantage leur colère, comme celle d'un fauve ; le gouverneur et le peuple manifestaient contre nous la même haine injuste, afin que l'Écriture fût accomplie : " Que l'impie devienne encore plus impie et le juste encore plus juste ". En effet, ils jetèrent aux chiens ceux qui avaient été asphyxiés dans la prison et ils gardèrent soigneusement leurs cadavres, nuit et jour, pour qu'aucun ne fût enseveli par nous. Alors aussi, ils exposèrent les restes qu'avaient laissés les bêtes et le feu, tantôt déchirés, tantôt carbonisés ; les têtes et les troncs des autres, laissés également sans sépulture, étaient gardés avec soin par des soldats pendant bien des jours. Et les uns frémissaient de rage et grinçaient des dents devant ces restes en cherchant quel supplice plus grand leur infliger ; les autres riaient et se moquaient, exaltant en même temps leurs idoles à qui ils attribuaient les châtiments de ces gens-là ; d'autres, plus modérés et paraissant compatir dans une certaine mesure, multipliaient les reproches en disant : " Où est leur dieu et à quoi leur a servi le culte qu'ils ont préféré à leur propre vie ? " Telles étaient les diverses attitudes des païens. Quant à nous, nous étions dans une grande douleur de ne pouvoir ensevelir leurs corps dans la terre ; car la nuit ne nous servait à rien pour cela ; l'argent ne séduisait pas, la prière ne troublait pas les gardiens ; ils veillaient de toute manière, comme s'ils avaient eu beaucoup à gagner de ce que les corps n'eussent pas de tombeau. "

Plus loin, après d'autres choses, ils disent : " Les corps des martyrs furent donc exposés de toute manière et laissés en plein air durant six jours ; ensuite, ils furent brûlés et réduits en cendres par les pervers qui les jetèrent dans le fleuve du Rhône, - ce fleuve coule tout près de là - afin qu'il n'y eût plus aucun reste d'eux sur la terre. Ils faisaient cela comme s'ils pouvaient vaincre Dieu et priver les morts d'une nouvelle naissance, afin que, comme ils le disaient, les martyrs "n'eussent plus d'espoir de résurrection ; car c'est en croyant à la résurrection qu'ils introduisent chez nous un culte étranger et nouveau et qu'ils méprisent les supplices, prêts à aller avec joie jusqu'à la mort. Maintenant, voyons s'ils ressusciteront et si leur Dieu pourra les secourir et les arracher de nos mains. "

II

QUE LES MARTYRS AIMÉS DE DIEU RECEVAIENT CEUX QUI AVAIENT FAILLI
DANS LA PERSÉCUTION ET LES GUÉRISSAIENT.

Voilà ce qui arriva aussi, sous l'empereur dont on a parlé, aux Églises du Christ ; d'après cela, il est permis de conjecturer par un raisonnement vraisemblable, ce qui a été accompli dans les autres provinces. Il est convenable d'ajouter encore d'autres extraits du même écrit, où la modération et l'humanité desdits martyrs sont décrites en ces termes mêmes :

" Ceux-ci devinrent tellement les émules et les imitateurs du Christ " qui, subsistant en forme de Dieu, n'a pas regardé comme une proie l'égalité avec Dieu ", que, bien qu'ils fussent dans une telle gloire et qu'ils eussent rendu le témoignage non une seule fois ou deux, mais souvent, et eussent été ramenés d'auprès des bêtes couverts de brûlures, de meurtrissures, de plaies, non seulement ils ne se proclamaient pas eux-mêmes martyrs, mais ils ne nous permettaient même pas de les appeler de ce nom, et si parfois l'un de nous, par lettre ou verbalement, les appelait martyrs, ils le reprenaient amèrement. Ils aimaient en effet à réserver le titre de martyr au Christ, le martyr fidèle et véritable, le premier-né d'entre les morts, " le Prince de la vie " de Dieu. Ils se souvenaient aussi des martyrs qui étaient déjà sortis de ce monde et ils disaient : " Ceux-là sont déjà des martyrs que le Christ a daigné prendre dans leur confession, après avoir gravé en eux, par le trépas, le sceau du martyre; pour nous, nous ne sommes que de petits et humbles confesseurs ". Et avec larmes, ils exhortaient leurs frères en leur demandant de prier avec persévérance pour leur consommation. Et ils manifestaient en actes la puissance du martyre, en ayant à l'égard des païens une complète liberté de langage et en rendant manifeste par leur patience leur noblesse d'âme, leur intrépidité, leur fermeté. Par contre, ils refusaient de la part des frères l'appellation de martyrs, car ils étaient remplis de la crainte de Dieu. "

Et un peu plus loin, ils disent encore : " Ils s'humiliaient eux-mêmes sous la main puissante par laquelle ils sont maintenant élevés bien haut. Alors, ils défendaient tout le monde et n'accusaient personne ; ils déliaient tout le monde et ne liaient personne ; ils priaient pour ceux qui leur infligeaient des supplices, comme Etienne, le martyr parfait : " Seigneur, ne leur impute pas ce péché". Si celui-ci a prié pour ceux qui le lapidaient, combien plus pour les frères. "

Ils disent encore, après d'autres choses : " Voici en effet quel fut le plus grand combat qu'ils menèrent contre lui par la véritable charité, ils luttèrent afin que la bête, serrée à la gorge, rejetât vivants ceux qu'elle croyait d'abord avoir engloutis. Ils ne montrèrent donc pas d'arrogance à l'égard des faillis; mais, par les biens dont ils abondaient eux-mêmes, ils vinrent au secours des plus nécessiteux, ayant pour eux des entrailles de mère, et, versant pour eux des larmes nombreuses vers le Père, ils lui demandèrent la vie et lui la leur donna; et eux distribuèrent cette vie à leurs proches ; vainqueurs en tout, ils retournèrent ainsi vers Dieu. Ils avaient toujours aimé la paix et ils nous transmirent la paix ; c'est avec la paix qu'ils partirent auprès de Dieu, sans laisser de douleur à leur mère, de trouble ni de combat à leurs frères, mais en laissant la joie, la paix, la concorde, la charité. "

Il était utile de citer encore ce passage au sujet de l'amour de ces bienheureux pour ceux de leurs frères qui avaient failli, parce que des dispositions inhumaines et impitoyables furent ensuite apportées sans merci à l'égard des membres du Christ.

III

QUELLE APPARITION EUT EN SONGE LE MARTYR ATTALE

Le même écrit des martyrs dont on vient de parler contient encore un autre récit digne de mémoire, qu'il n'y a aucun risque à présenter à la connaissance des lecteurs à venir. Le voici :

Un certain Alcibiade qui se trouvait parmi eux menait une vie tout à fait misérable, et tout d'abord il ne prenait sa part d'absolument rien : il n'usait que de pain et d'eau pour nourriture ; même en prison, il essaya de vivre de la sorte. Attale, après le premier combat qu'il livra dans l'amphithéâtre, apprit par révélation qu'Alcibiade ne faisait pas bien de ne pas se servir des créatures de Dieu et qu'il donnait aux autres un exemple de scandale.

Alcibiade fut convaincu ; il prit sans scrupule de toute nourriture et il rendit grâces à Dieu. En effet, les martyrs n'étaient pas sans être visités par la grâce de Dieu, mais l'Esprit Saint était pour eux un conseiller.

Cela suffit sur ce point.

Les disciples de Montan, d'Alcibiade et de Théodote commençaient précisément alors, en Phrygie, à répandre auprès de beaucoup leur conception de la prophétie. En effet, les très nombreuses autres merveilles du charisme divin qui s'accomplissaient jusqu'à cette époque en différentes Églises faisaient croire à beaucoup de gens que ces hommes aussi prophétisaient. Gomme une dissension existait à leur sujet, les frères de Gaule à leur tour soumettent leur propre jugement sur eux, jugement prudent et tout à fait orthodoxe, et ils produisent différentes lettres des martyrs qui avaient achevé leur course parmi eux : ces derniers les avaient écrites, alors qu'ils étaient encore dans les fers, aux frères d'Asie et de Phrygie, et également à Éleuthère, qui était alors évêque des Romains, et ils négociaient en faveur de la paix des Églises.

IV

COMMENT LES MARTYRS RECOMMANDAIENT IRÉNÉE PAR LETTRE

Les mêmes martyrs recommandèrent aussi Irénée, qui alors était déjà prêtre de la chrétienté de Lyon, à l'évêque de Rome dont il vient d'être question, en rendant sur cet homme de nombreux témoignages, ainsi que le montrent leurs propres paroles, dont voici le texte :

" Nous prions pour que, encore et toujours, tu te réjouisses en Dieu, père Éleuthère. Nous avons chargé de te remettre ces lettres notre frère et compagnon, Irénée, et nous te demandons de le prendre en considération, comme un zélateur du testament du Christ. Si nous savions que la situation procure la justice à quelqu'un, nous te l'aurions d'abord présenté comme un prêtre de l'Église, ce qu'il est en effet. "

A quoi bon donner la liste des martyrs qui se trouve dans l'écrit que nous avons cité ? de ceux qui sont morts par la décapitation, de ceux qui ont été exposés aux bêtes en nourriture, de ceux qui se sont endormis (dans la mort) en prison? puis le nombre des confesseurs qui ont alors survécu? A quiconque le désire, il sera facile de connaître ces listes très complètes, en prenant en mains la lettre qui a été insérée par nous dans le "Recueil des martyrs", ainsi que je l'ai dit.

Mais ces faits se passaient sous Antonin.

V

QUE DIEU EXAUÇA LES PRIÈRES DES NÔTRES POUR MARC-AURÈLE
CÉSAR ET ENVOYA LE PLUIE DU CIEL

On raconte que le frère de celui-ci, Marc-Aurèle César, alors qu'il rangeait ses soldats en bataille contre les Germains et les Sarmates, se vit réduit à l'impuissance par suite de la soif qui étreignait ses soldats. Or les hommes de la légion appelée Mélitène, selon la foi qui les a soutenus depuis ce temps-là jusqu'à présent dans les combats livrés contre les ennemis, mirent le genou en terre, conformément à notre manière familière de prier, et adressèrent à Dieu des supplications. Un tel spectacle parut étonnant aux ennemis ; on raconte qu'un autre encore plus étonnant les surprit aussitôt : un orage violent mit en fuite et perdit les ennemis, tandis que la pluie ranimait l'armée de ceux qui avaient invoqué la divinité et qui, tout entière, avait été sur le point de périr de soif.

Ce récit est rapporté même par les historiens qui sont éloignés de notre doctrine et qui se sont occupés d'écrire sur les empereurs dont il s'agit ; il est aussi connu par les nôtres. Mais chez les historiens du dehors, en tant qu'étrangers à notre croyance, on trouve le fait merveilleux, mais on n'avoue pas qu'il est arrivé à la suite des prières des nôtres. Chez les nôtres, qui sont amis de la vérité, l'événement est raconté d'une manière simple et ingénue. Parmi ces derniers figure Apollinaire : il dit que, depuis ce temps, la légion qui, par sa prière, a accompli le prodige, a obtenu de l'empereur un nom en rapport avec l'événement; elle s'appelle en langue latine Fulminante.

Tertullien peut être aussi pour ces événements un témoin digne de confiance : dans une apologie en faveur de la foi qu'il adresse en latin au Sénat, et dont nous avons fait mention auparavant, il confirme ce récit par une démonstration plus forte et plus probante. Il écrit donc lui-même que de son temps on avait encore une lettre de Marc, l'empereur le plus intelligent, dans laquelle celui-ci témoigne en personne que son armée, sur le point de périr en Germanie par suite du manque d'eau, fut sauvée par les prières des chrétiens ; et il ajoute que l'empereur menaça même de mort ceux qui essayaient de nous accuser. A cela, le même écrivain ajoute encore ceci :

" De quelle espèce sont donc ces lois, que l'on suit contre nous seuls, impies, injustes, cruelles, que Vespasien n'a pas observées, bien qu'il ait vaincu les Juifs, que Trajan a partiellement réduites à rien, en interdisant de rechercher les chrétiens, que ni Hadrien, qui s'occupait de tous les détails, ni celui qu'on a surnommé le Pieux n'ont appliquées ? "

Mais qu'on place cela où l'on voudra.

Pour nous, passons au récit des événements suivants. Pothin ayant consommé sa vie à quatre-vingt-dix ans révolus avec les martyrs de Gaule, Irénée reçut la succession de l'épiscopat de la chrétienté de Lyon que dirigeait Pothin. Nous avons appris qu'il avait été dans son jeune âge un auditeur de Polycarpe. Irénée, dans le troisième livre de l'ouvrage "Contre les hérésies", établit la succession des évêques de Rome, jusqu'à Éleuthère dont nous étudions ce qui se passa de son temps : comme il composa son ouvrage sous l'épiscopat de ce dernier, voici la liste qu'il donne :

VI

LISTE DE CEUX QUI FURENT ÉVÊQUES A ROME

" Après avoir fondé et édifié l'Église, les bienheureux apôtres remirent à Lin la charge de l'épiscopat : c'est de ce Lin que Paul fait mention dans les Epîtres à Timothée. Anaclet lui succède. Après lui, en troisième lieu depuis les apôtres, Clément obtient l'épiscopat : lui aussi avait vu les bienheureux apôtres et s'était entretenu avec eux ; la prédication des apôtres retentissait encore à son oreille, et il avait leur tradition sous les yeux. Il n'était pas le seul, car beaucoup de ceux qui avaient été instruits par les apôtres vivaient encore en ce temps-là. Sous ce Clément, donc, un grave dissentiment s'étant élevé chez les frères de Corinthe, l'Église de Rome envoya aux Corinthiens une très importante lettre pour les réconcilier dans la paix et pour renouveler leur foi ainsi que la tradition qu'elle avait récemment reçue des apôtres. "

Et peu après, Irénée dit :

" A ce Clément succède Evariste ; à Evariste, Alexandre; puis, le sixième à partir des apôtres, est installé Xyste; après lui, Télesphore, qui a glorieusement rendu témoignage ; ensuite Hygin ; ensuite Pie, et après lui, Anicet, Soter ayant succédé à Anicet, c'est maintenant Éleuthère qui détient la fonction de l'épiscopat, au douzième rang depuis les apôtres. C'est dans le même ordre et le même enseignement que la tradition venue des apôtres dans l'Église et la prédication de la vérité sont arrivées jusqu'à nous. "

VII

QUE, JUSQU'A CES TEMPS-LA, DES PRODIGES ÉTONNANTS
ÉTAIENT ENCORE ACCOMPLIS PAR LES FIDÈLES

Voilà ce que, d'accord avec les récits que nous avons faits précédemment, rapporte Irénée, dans les livres au nombre de cinq, intitulés par lui : "Réfutation et destruction de la fausse gnose". Dans le second livre du même ouvrage, il signale qu'il existait encore, jusqu'à lui, dans certaines Églises, des preuves de l'étonnante puissance divine, en disant :

" Il s'en faut de beaucoup qu'ils ressuscitent un mort, comme l'ont fait le Seigneur et les apôtres par la prière et comme il est arrivé souvent dans la fraternité : en cas de nécessité, toute l'Église locale le demandait avec beaucoup de jeûnes et de supplications ; et l'âme du défunt revenait et l'homme était accordé aux prières des saints . "

Et il dit encore après d'autres choses :

" S'ils disent aussi que le Seigneur a fait de semblables choses en apparence, nous les amènerons aux livres des prophètes ; et d'après ces livres nous leur montrerons que tout a été ainsi prédit à son sujet et a été fortement réalisé et que Lui seul est le Fils de Dieu : c'est pourquoi c'est aussi en son nom que ses véritables disciples, ayant reçu de lui la grâce, en usent avec bienfaisance pour les autres hommes selon le don que chacun a reçu de lui.

" Les uns en effet chassent les démons avec fermeté et en vérité, de telle sorte que souvent ceux-là mêmes qui ont été purifiés des esprits mauvais, croient et demeurent dans l'Église. D'autres ont la prescience de l'avenir, des visions, des paroles prophétiques ; d'autres guérissent les malades par l'imposition des mains et les rendent bien portants ; maintenant même, comme nous l'avons dit, des morts ont été ressuscites et sont demeurés avec nous un bon nombre d'années. Et quoi donc ? Il n'est pas possible de dire le nombre des charismes que, dans le monde entier, l'Église reçoit de Dieu, au nom de Jésus-Christ, qui a été crucifié sous Ponce-Pilate, et dont elle use tous les jours pour faire du bien aux gentils, ne trompant personne, ne réclamant pas d'argent ; comme elle a reçu gratuitement de la part de Dieu, elle distribue gratuitement. "

Et, en un autre endroit, le même (Irénée) écrit :

" Comme nous l'avons entendu dire, beaucoup de frères ont, dans l'Église, des charismes prophétiques et parlent, par l'Esprit, toutes sortes de langues ; ils rendent manifestes les secrets des hommes si cela est utile et ils expliquent les mystères de Dieu. "

Voilà encore ce qui regarde la permanence des différents charismes chez ceux qui en étaient dignes jusqu'à l'époque dont il s'agit.

 VIII

 COMMENT IRÉNÉE FAIT MENTION DES ÉCRITURES DIVINES

Puisque, en commençant cet ouvrage, nous avons fait la promesse1 de rapporter, au moment opportun, les paroles des anciens presbytres et écrivains ecclésiastiques, par lesquelles ils ont transmis par écrit les traditions venues jusqu'à eux au sujet des Écritures canoniques, et comme Irénée est l'un d'eux, nous allons donc citer ses expressions, et tout d'abord celles qui concernent les saints Évangiles, et qui sont les suivantes :

" Matthieu donc publia chez les Hébreux et dans leur propre langue un Évangile écrit, alors que Pierre et Paul annonçaient la bonne nouvelle à Rome et posaient les fondements de l'Église. Ensuite, après leur départ (de ce monde), Marc, disciple et interprète de Pierre, nous a transmis lui aussi par écrit ce qui avait été prêché par Pierre. Quant à Luc, le compagnon de Paul, il a mis dans un livre l'Évangile prêché par celui-ci. Enfin Jean, le disciple du Seigneur, celui qui a même reposé sur sa poitrine, a publié lui aussi l'Évangile, tandis qu'il vivait à Éphèse, en Asie. "

Ces choses sont donc rapportées, au troisième livre de l'ouvrage cité, par l'auteur dont il s'agit ; au cinquième livre, il s'explique ainsi au sujet de l'Apocalypse de Jean et du chiffre du nom de l'Antéchrist : " Les choses étant ainsi et dans toutes les copies soignées et anciennes ce nombre étant indiqué, comme en témoignent également ceux même qui ont vu Jean de leurs yeux, la raison nous apprend que le chiffre du nom de la bête apparaît selon la manière de compter des Grecs, d'après les lettres que contient ce nom. "

Et un peu plus loin, il dit à propos du même nom :

" Nous ne courrons donc pas le risque de nous prononcer d'une manière ferme sur le nom de l'Antéchrist : car s'il avait fallu proclamer clairement son nom dans les circonstances présentes, il aurait été dit par celui qui a aussi vu la révélation : car il n'y a pas très longtemps que cette révélation a été vue, mais presque au temps de notre génération, vers la fin du règne de Domitien. "

Voilà ce qu'Irénée rapporte encore au sujet de l'Apocalypse ; il fait aussi mention de la première Epître de Jean et apporte d'elle de très nombreux témoignages ; semblablement, de la première Epître de Pierre. Non seulement il connaît, mais encore il reçoit l'écrit du "Pasteur", en disant : " C'est donc d'une belle manière que l'Écriture dit : Tout d'abord, crois qu'il y a un seul Dieu, qui a tout créé et tout ordonné " ; et la suite.

Il utilise encore certaines paroles tirées de la Sagesse de Salomon, en disant presque textuellement : " La vision de Dieu est productrice de l'incorruption, et l'incorruption fait être proche de Dieu. "

Il mentionne encore les "Mémoires" d'un presbytre apostolique, dont il a passé le nom sous silence, et il cite de lui des "Exégèses des Écritures divines". Il fait également mémoire de Justin le martyr et d'Ignace, et il utilise les témoignages tirés de leurs écrits. Il promet aussi de réfuter Marcion d'après ses propres ouvrages, dans un travail particulier.

En ce qui concerne la traduction selon les Septante, des Écritures inspirées, écoute ce qu'il écrit textuellement :

" Dieu donc devint homme et le Seigneur lui-même nous sauva, en donnant le signe de la Vierge, mais non pas comme le disent quelques-uns de ceux qui maintenant osent changer la traduction de l'Écriture : Voici que la jeune femme portera dans son sein et enfantera un fils, ainsi que traduisent Théodotion d'Éphèse et Aquila du Pont, l'un et l'autre prosélytes juifs, à la suite desquels les Ébonites disent que le Christ est né de Joseph. "

Peu après, il ajoute à cela :

" Avant que les Romains n'eussent établi leur empire, alors que les Macédoniens tenaient encore l'Asie, Ptolémée, fils de Lagus, très désireux d'orner des meilleurs écrits de tous les hommes la bibliothèque qu'il avait organisée à Alexandrie, demanda aux habitants de Jérusalem leurs Écritures traduites en langue grecque. Ceux-ci qui, en ce temps-là, obéissaient encore aux Macédoniens, envoyèrent à Ptolémée les hommes de chez eux les plus habiles dans les Écritures et dans la science des deux langues, soixante-dix vieillards : Dieu faisait ce qu'il voulait. Ptolémée, voulant éprouver en particulier leur habileté, prit ses précautions pour qu'ils ne dissimulassent point, s'ils étaient réunis, par leur traduction, la vérité contenue dans les Écritures ; il les sépara donc l'un de l'autre et leur ordonna à tous d'écrire la même traduction ; il fit cela pour tous les Livres.

"Mais lorsqu'ils se réunirent ensemble auprès de Ptolémée et qu'ils comparèrent les unes aux autres leurs traductions, Dieu fut glorifié et les Écritures furent reconnues pour être réellement divines, car tous avaient exprimé les mêmes idées dans les mêmes mots avec les mêmes noms, depuis le commencement jusqu'à la fin. De la sorte, même les païens qui étaient là connurent que les Écritures avaient été traduites sous l'inspiration de Dieu. Et il n'y a rien d'étonnant à ce que Dieu ait opéré ce (prodige), lui qui, alors que les Écritures avaient été détruites au temps de la captivité du peuple sous Nabuchodonosor, et que, après soixante-dix ans, les Juifs étaient revenus dans leur pays, inspira plus tard, au temps d'Artaxerxès, roi des Perses, le prêtre Esdras de la tribu de Lévi, pour restituer toutes les paroles des prophètes antérieurs et rétablir pour le peuple la législation donnée par Moïse. "

Voilà ce que dit Irénée.

 IX

 CEUX QUI FURENT ÉVÊQUES SOUS COMMODE

Antonin ayant possédé l'empire pendant dix-neuf ans, Commode reçoit le pouvoir. La première année de son règne, Julien obtient l'épiscopat des églises d'Alexandrie, après qu'Agrippinus eût rempli ses fonctions pendant douze ans.

X

PANTÈNE LE PHILOSOPHE

Alors, un homme très célèbre par sa culture dirigeait l'école des fidèles de ce pays : il s'appelait Pantène. D'après une ancienne coutume, il y avait chez eux un didascalée des lettres sacrées : ce didascalée se prolonge jusqu'à nous, et nous avons appris qu'il est entre les mains d'hommes puissants en paroles et en zèle pour les choses de Dieu. On raconte que celui dont nous parlons était dans ce temps-là parmi les plus brillants, car il était issu de l'école philosophique de ceux qu'on appelle stoïciens. On dit donc qu'il montra une telle ardeur et des dispositions si courageuses à l'égard de la parole divine qu'il fut également signalé comme héraut de l'Évangile du Christ dans les nations de l'Orient et qu'il alla même jusqu'au pays des Indes. Il y avait en effet, oui, il y avait encore en ce temps-là un grand nombre d'évangélistes de la parole qui avaient à cœur d'apporter un zèle divin dans l'imitation des apôtres pour accroître et édifier la parole divine. De ces hommes, Pantène fut aussi ; et l'on dit qu'il alla dans les Indes ; on dit encore qu'il trouva sa venue devancée par l'Évangile de Matthieu, chez certains indigènes du pays qui connaissaient le Christ : à ces gens-là, Barthélémy, l'un des apôtres, aurait prêché et il leur aurait laissé, en caractères hébreux, l'ouvrage de Matthieu, qu'ils avaient conservé jusqu'au temps dont nous parlons. Cependant, après de nombreuses réformes, Pantène dirigea finalement le didascalée d'Alexandrie, exposant oralement et par des écrits les trésors des dogmes divins.

 XI

 CLÉMENT D'ALEXANDRIE

A cette époque s'exerçait aux divines Écritures à Alexandrie et y était en réputation, Clément, homonyme de l'ancien disciple des Apôtres qui avait dirigé l'Église des Romains. Il fait nominativement mention, dans les "Hypotyposes" qu'il a composées, de Pantène, comme de son maître, et il me semble qu'il fait encore allusion à lui dans le premier livre des "Stromates", lorsque, désignant les représentants les plus célèbres de la succession apostolique qu'il a reçue, il dit ceci :

" Cet ouvrage n'est pas un écrit composé dans les règles de l'art pour l'ostentation. Ce sont des notes, un trésor pour ma vieillesse, un remède contre l'oubli ; simple reflet, simple esquisse des propos éclatants et pleins de vie que j'ai été jugé digne d'entendre de la bouche des maîtres bienheureux et de mérite vraiment éminent. L'un, Ionien, vivait en Grèce, d'autres en Grande Grèce, - l'un de ceux-ci était de la Coelé-Syrie, le second d'Egypte -, d'autres en Orient : l'un était d'Assyrie, l'autre de Palestine, Juif de naissance ; j'en rencontrai un dernier - mais il était le premier par son rayonnement ! - et quand je l'eus découvert à la trace en Egypte où il se cachait, je m'en tins là ... Ces maîtres, qui conservent la vraie tradition du bienheureux enseignement, issu tout droit des saints Apôtres Pierre, Jacques, Jean et Paul, transmis de père en fils - mais peu de fils sont à l'image des pères -, sont arrivés jusqu'à nous, grâce à Dieu, pour déposer en nous ces belles semences de leurs ancêtres et des Apôtres. "

 XII

 LES ÉVÊQUES DE JÉRUSALEM

En ces temps-là, était en réputation comme évêque de l'Église de Jérusalem, Narcisse qui, jusqu'à présent encore, est bien connu d'un grand nombre. Il était le quinzième dans la succession depuis l'investissement des Juifs au temps d'Hadrien ; et nous avons montré que, depuis ce temps-là, l'Église de ce pays a été composée de gentils, après l'avoir été de ceux de la circoncision ; et que le premier évêque pris parmi les gentils pour la diriger fut Marc. Après lui, les listes de succession des évêques de ce pays nomment Cassien ; et après celui-ci Publius, puis Maxime ; et après eux Julien, puis Gaïus ; après lui Symmaque, un second Gaïus, et encore un Julien, puis Capiton, ensuite Valens et Dolichianus ; et après tous Narcisse, le trentième depuis les apôtres selon la succession régulière des évêques.

XIII

RHODON ET LES DISSENSIONS QU'lL SIGNALE CHEZ LES MARCIONITES

 

A cette époque, il y eut aussi Rhodon, asiatique de naissance, disciple à Rome, à ce qu'il rapporte lui-même, de Tatien, que nous connaissons par ce qui précède. Il composa différents livres et s'opposa entre autres à l'hérésie de Marcion. Il raconte que, de son temps, elle était divisée entre diverses sectes ; il cite ceux qui ont accompli cette division et il réfute avec soin les fausses doctrines imaginées par chacun d'eux. Ecoute donc ce qu'il a écrit : " Voici pourquoi ils sont en désaccord les uns avec les autres : ils s'opposent des doctrines sans consistance. En effet, un homme de leur troupe, Apelle, vanté pour son genre de vie et pour sa vieillesse, confesse un seul principe, mais dit que les prophéties viennent d'un esprit adverse, persuadé par les déclarations d'une vierge possédée du démon, et nommée Philomène. Mais d'autres, comme Marcion lui-même, le navigateur, introduisent deux principes : parmi ces derniers sont Potitus et Basilicus, qui suivant aussi le loup du Pont et ne trouvant pas plus que lui d'ailleurs la division des choses, recoururent à la facilité et proclamèrent deux principes purement et simplement, sans démonstration. D'autres encore se sont écartés de ces maîtres pour aller à une solution pire : ce ne sont pas seulement deux mais trois natures qu'ils supposent : leur chef et président est Synérôs, selon ce que disent ceux qui représentent son didascalée. "

Le même (Rhodon) écrit comment il entra en relations avec Apelle, en disant :

" Le vieil Apelle, quand il nous fréquentait, fut convaincu de dire beaucoup de bêtises ; par suite il se mit à dire qu'il n'était pas du tout nécessaire d'examiner à fond les paroles, mais que chacun devait rester dans sa propre croyance. Il affirmait en effet que ceux qui avaient mis leur espérance dans le crucifié seraient sauvés, pourvu seulement qu'ils fussent trouvés faisant le bien. Il proclamait du reste que pour lui l'affaire la plus obscure de toutes était, comme nous l'avons dit tout à l'heure, celle qui se rapporte à Dieu. Il disait en effet qu'il n'y a qu'un seul principe, comme nous le disons nous-mêmes. "

Ensuite Rhodon, après avoir exposé toute la pensée d'Apelle, ajoute ceci :

" Comme je lui disais : " D'où te vient la preuve même, ou comment peux-tu parler d'un seul principe ? Dis-le-nous ", il répondit que les prophéties se réfutent elles-mêmes, parce qu'elles n'ont absolument rien dit de vrai : elles sont en effet discordantes, mensongères et opposées les unes aux autres. Quant à savoir comment il n'y a qu'un seul principe, il disait ne pas le savoir, mais le croire instinctivement ainsi. Comme ensuite, je l'adjurai de me dire la vérité, il jura qu'il disait vrai, qu'il ne savait pas comment il n'y avait qu'un seul Dieu incréé, mais qu'il le croyait. Pour moi, je me mis à rire et l'accusai, alors qu'il prétendait être un didascale, de ne pas savoir dominer ce qu'il enseignait. "

Dans le même écrit, le même (Rhodon) s'adresse à Callistion et confesse que lui-même a été à Rome le disciple de Tatien ; il dit qu'un livre de "Problèmes" a été composé par Tatien ; dans ce livre, Tatien promettait d'exposer ce qui, dans les Écritures divines, est obscur et caché. Lui-même, Rhodon, promet qu'il exposera dans un ouvrage spécial les solutions aux problèmes de Tatien. On signale encore de lui un commentaire sur l'Hexaméron".

Quant à Apelle, il a prononcé mille impiétés contre la loi de Moïse, ayant blasphémé en de très nombreux ouvrages les paroles divines et ayant, à ce qu'il semblait du moins, fait de ces paroles une "Critique et Réfutation" très étendue. Voilà donc ce qui concerne ce sujet.

XIV

LES FAUX PROPHÈTES CATAPHRYGIENS

Étant au plus haut point l'adversaire du bien et l'ami du mal et n'ayant jamais omis aucune sorte de machinations contre les hommes, l'ennemi de l'Église de Dieu travaillait à produire encore des hérésies étrangères contre l'Église. Parmi les hérétiques, les uns, à la manière des serpents venimeux, se glissaient en Asie et en Phrygie, en se glorifiant de Montan comme du Paraclet, et des femmes de sa suite, Priscilla et Maximilla, comme si elles étaient prophétesses de Montan.

XV

LE SCHISME QUI SE PRODUISIT A ROME A LA SUITE DE BLASTUS

Les autres florissaient à Rome : ils étaient conduits par Florinus, déchu du sacerdoce de l'Église, et par Blastus qui, avec lui, avait été précipité dans une semblable chute ; ceux-ci, arrachant beaucoup de fidèles à l'Église, les amenaient à leur dessein, chacun d'eux s'efforçant, à sa manière propre, d'innover au sujet de la vérité.

XVI

CE DONT ON FAIT MENTION AU SUJET DE MONTAN
ET DES FAUX PROPHÈTES QUI ÉTAIENT AVEC LUI

Contre l'hérésie appelée Cataphrygienne, la puissance protectrice de la vérité suscita à Hiérapolis, comme une arme forte et invincible, Apollinaire dont il a déjà été fait mention précédemment, et avec lui beaucoup d'autres parmi les habiles de ce temps : ils nous ont laissé une matière très ample pour notre récit. Un des hommes susdits, au début d'un ouvrage écrit contre ces hérétiques, montre qu'il a eu aussi avec eux des discussions orales pour les réfuter. Il commence donc de cette manière :

" Depuis un temps fort long et fort considérable, cher Avircius Marcellus, tu m'as ordonné d'écrire un ouvrage contre l'hérésie de ceux qu'on appelle les partisans de Miltiade. Je suis resté indécis jusqu'à présent, non que je fusse embarrassé pour réfuter le mensonge et pour rendre témoignage à la vérité, mais parce que je craignais et me gardais avec soin de paraître en quelque manière faire des additions ou des surcharges à la parole du Nouveau Testament de l'Évangile, à laquelle il n'est pas possible d'ajouter ni de retrancher pour celui qui a choisi de se conduire selon l'Évangile même.

" Récemment j'étais à Ancyre de Galatie et je trouvai l'Église de ce lieu tout assourdie par la nouvelle, non pas prophétie comme ils l'appellent, mais plus exactement pseudo-prophétie, comme il sera démontré. Autant que je le pus, avec l'aide du Seigneur, nous discutâmes en toute occasion sur ces gens-là et sur les arguments qu'ils allèguent, pendant plusieurs jours, dans l'Église : de la sorte, l'Église fut réjouie et fortifiée dans la vérité ; ceux du parti adverse furent pour l'instant battus et nos ennemis attristés. Les presbytres du lieu nous demandèrent donc, en présence de notre co-presbytre Zotique d'Otrous, de leur laisser un mémorial de ce qui avait été dit contre les ennemis de la parole de vérité. Nous ne le fîmes pas, mais nous promîmes d'écrire depuis ici, avec la permission du Seigneur, et de leur envoyer au plus vite notre travail. "

Ayant dit ces choses et d'autres encore au commencement de son livre, il rapporte de cette manière la cause de l'hérésie susdite :

" Leur opposition actuelle et l'hérésie récente qui les sépare de l'Église eurent la cause que voici. Il y a, dit-on, en Mysie, sur la frontière de Phrygie, un bourg appelé Ardabau : c'est là, à ce qu'on raconte, que tout d'abord un des nouveaux fidèles, nommé Montan, alors que Gratus était proconsul d'Asie, ouvrit à l'ennemi l'accès de son âme par suite d'une ambition démesurée des premières places. Agité par l'esprit (du mal), il devint soudain comme possédé et pris de fausse extase et il se mit, dans ses transports, à parler, à prononcer des mots étranges et à prophétiser d'une manière tout à fait contraire à l'usage traditionnel que garde la succession ancienne de l'Église. Parmi ceux qui furent alors les auditeurs de ces discours illégitimes, les uns, importunés par lui comme par un énergumène, un démoniaque, un possédé de l'esprit d'erreur, qui troublait les foules, le blâmaient et l'empêchaient de parler, se souvenant de l'explication du Seigneur et de sa menace touchant la vigilance avec laquelle il faut se garder de la venue des faux prophètes. Les autres au contraire, comme exaltés par l'Esprit Saint et le charisme prophétique, et surtout enflés d'orgueil et oublieux de l'explication du Seigneur, provoquaient l'esprit insensé, flatteur et séducteur de peuple, charmés et trompés par lui au point qu'on ne pouvait plus les obliger à se taire. " Par quelque artifice, ou plutôt par ces détestables procédés, le diable machinait la perte des indociles et se faisait honorer par eux contre toute raison. Il excitait et échauffait leur esprit endormi déjà loin de la vraie foi. Il suscita encore deux femmes qu'il remplit d'un esprit bâtard, en sorte qu'elles se mirent à parler à contresens et à contretemps, d'une façon étrange, semblablement à l'homme. Et cet esprit proclamait bienheureux ceux qui se réjouissaient et se glorifiaient en lui et il les exaltait par la grandeur de ses promesses ; mais quelquefois aussi, il leur adressait en face des reproches très justes et très dignes de créance, afin de paraître capable de reprendre; mais peu nombreux étaient parmi les Phrygiens les dupes de cette feinte. L'esprit d'arrogance enseignait encore à blasphémer l'Église catholique tout entière, qui est répandue sous le ciel, parce que sa fausse prophétie ne recevait auprès d'elle ni honneur ni accès.

" En effet, les fidèles d'Asie se réunirent souvent à cette fin en de nombreux endroits de l'Asie ; ils examinèrent les discours récents et montrèrent qu'ils étaient profanes ; et, après avoir condamné l'hérésie, ils chassèrent ainsi de l'Église ses sectateurs et les retranchèrent de la communion. "

Voilà ce qu'il raconte pour commencer ; et tout le long de l'ouvrage il poursuit la réfutation de leur erreur. Au second livre, au sujet de la mort des personnages cités plus haut, il dit ceci :

" Puisqu'ils nous appelaient assassins des prophètes, parce que nous n'avons pas reçu leurs prophètes bavards, - car ce sont ceux-là, disent-ils, que le Seigneur avait promis d'envoyer au peuple -, qu'ils nous répondent devant Dieu : Y en a-t-il un seul, mes amis, parmi ceux qui ont commencé à parler à la suite de Montan et des femmes, qui ait été persécuté par les Juifs ou tué par les méchants ? Pas un. Y en a-t-il un seul parmi eux qui ait été pris et crucifié pour le Nom ? Pas davantage. De même une des femmes a-t-elle été fouettée dans les synagogues des Juifs ou lapidée ? Absolument pas. C'est par une autre mort que, dit-on, Montan et Maximilla ont péri. En effet, on raconte que, poussés par l'esprit d'erreur, ils se pendirent l'un et l'autre, mais non pas ensemble, et une rumeur persistante relative aux circonstances de leur fin rapporte qu'ils finirent ainsi et terminèrent leur vie comme le traître Judas. De même c'est un récit fréquent que cet admirable Théodote, quelque chose comme le premier intendant de ce qu'ils appellent la prophétie, fut un jour soulevé de terre et emporté vers les cieux : il était entré en extase et s'était confié lui-même à l'esprit d'erreur, mais il fut projeté à terre et périt misérablement. On dit tout au moins que les choses se passèrent ainsi.

" Mais faute d'avoir rien vu nous-mêmes, ne pensons pas, mon très cher, le savoir : peut-être est-ce ainsi, peut-être est-ce autrement que moururent Montan et Théodote et la femme déjà citée. "

Il dit encore, dans le même livre, que les saints évêques d'alors avaient essayé de réfuter l'esprit qui était en Maximilla, mais qu'ils en avaient été empêchés par d'autres, évidemment complices de cet esprit. Il écrit ceci : " Et que l'esprit qui parle par Maximilla ne dise pas dans le même ouvrage - celui selon Astérius Urbanus : " Je suis poursuivi loin des moutons comme un loup : je ne suis pas un loup; je suis parole, esprit, puissance." Mais qu'il montre clairement la force qui est dans l'esprit ; qu'il la prouve ; que par l'esprit il oblige à le confesser ceux qui étaient alors présents pour éprouver l'esprit qui parle et pour discuter avec lui : hommes éprouvés et évêques, Zotique du bourg de Coumane et Julien d'Apamée, à qui les compagnons de Thémison fermèrent la bouche, sans leur permettre de réfuter l'esprit menteur et trompeur du peuple. "

Dans ce même livre, il dit encore d'autres choses pour réfuter les fausses prophéties de Maximilla et en même temps il indique le temps où il écrivait, et il fait mention des prédictions où la voyante annonçait d'avance qu'il y aurait des guerres et des bouleversements. Il montre le mensonge de ces annonces en disant ainsi :

 " Et comment tout cela ne paraîtrait-il pas dès maintenant mensonger? Car il y a plus de treize ans aujourd'hui que cette femme est morte, et aucune guerre ni partielle ni générale n'a eu lieu dans le monde, mais par la miséricorde de Dieu les chrétiens eux-mêmes ont joui d'une paix continuelle. "

Tout cela provient du deuxième livre. Et du troisième livre, je donnerai de courts extraits, dans lesquels il riposte ainsi à ceux qui se glorifiaient de ce qu'un plus grand nombre d'entre eux avaient été martyrs :

" Lors donc que, confondus dans tout ce qu'ils disent, ils sont ainsi réduits au silence, ils essaient de se rabattre sur les martyrs ; ils affirment qu'ils en ont beaucoup et que c'est là une preuve fidèle du pouvoir de l'esprit qu'ils appellent prophétique. Mais rien, à ce qu'il paraît, n'est moins vrai. Car il y a d'autres hérésies qui ont des martyrs en très grand nombre ; et certes nous ne serons pas d'accord avec elles pour cela et nous ne confesserons pas qu'elles ont la vérité. Et d'abord, les partisans de l'hérésie de Marcion, qu'on appelle Marcionistes, disent qu'ils ont un très grand nombre de martyrs du Christ, mais ils ne confessent pas le Christ lui-même selon la vérité. "

Et un peu plus loin, il ajoute ceci :

" C'est pourquoi d'ailleurs, lorsque ceux de l'Église sont appelés au témoignage de la foi selon la vérité et qu'ils se trouvent avec quelques-uns de ceux qu'on appelle les martyrs de l'hérésie phrygienne, ils s'écartent d'eux et meurent sans communiquer avec eux, parce qu'ils ne veulent pas donner leur assentiment à l'esprit de Montan et de ses femmes. Cela est vrai, comme le montre avec évidence ce qui s'est passé encore de notre temps à Apamée du Méandre à propos de ceux qui ont rendu témoignage avec Caïus et Alexandre d'Euménie. "

XVII

MILTIADE ET LES LIVRES QU'IL A COMPOSÉS

Dans cet ouvrage, il fait encore mention d'un écrivain, Miltiade, qui aurait composé lui aussi un traité contre l'hérésie susdite. Après avoir cité quelques paroles de ces hérétiques, il continue en disant :

" J'ai trouvé cela dans un ouvrage où ils attaquent l'ouvrage de Miltiade notre frère, qui y démontre qu'il ne faut pas qu'un prophète parle en extase, et je l'ai résumé. "

Un peu plus loin, dans le même écrit, il énumère ceux qui ont prophétisé selon le Nouveau Testament ; et parmi eux, il compte une certaine Ammia et Quadratus ; il dit ceci :

" Mais le faux prophète dans la fausse extase, qu'accompagnent l'impudence et la témérité, commence par une déraison volontaire, puis il en arrive, comme il a été dit, à un délire involontaire de l'âme. Ils ne pourront montrer aucun prophète, ni dans l'Ancien, ni dans le Nouveau Testament, qui ait été rempli par l'Esprit de cette manière. Ils ne revendiqueront ni Agabus, ni Judas, ni Silas, ni les filles de Philippe, ni Ammia de Philadelphie, ni Quadratus, ni les autres quels qu'ils soient, parce qu'ils n'ont aucun rapport avec eux. "

Un peu plus loin, il dit encore ceci :

" Si en effet, comme ils le prétendent, après Quadratus et Ammia de Philadelphie, les femmes qui entouraient Montan ont reçu par succession le charisme prophétique, qu'ils montrent ceux qui, parmi les disciples de Montan et de ses femmes, en a hérité. Car l'Apôtre estime qu'il faut que le charisme prophétique existe dans toute l'Église jusqu'à la parousie finale. Mais ils n'auraient personne à montrer depuis déjà quatorze ans que Maximilla est morte. "

Voilà ce que dit cet écrivain. Quant à ce Miltiade dont il parle, il nous a laissé d'autres souvenirs de son zèle personnel à l'égard des oracles divins, dans les livres qu'il a composés "Contre les Grecs" et "Contre les Juifs" : il a traité séparément chaque sujet en deux livres. Il a fait aussi une "apologie" en faveur de la philosophie qu'il suivait, pour les princes de ce monde.

XVIII

CE QU'APOLLONIUS A RÉPONDU LUI AUSSI
AUX CATAPHRYGIENS ET CEUX DONT IL A FAIT MENTION

Lui aussi Apollonius, écrivain ecclésiastique, a entrepris une réfutation de l'hérésie appelée cataphrygienne qui florissait encore à cette époque en Phrygie. Il écrivit contre eux un ouvrage particulier où il corrige mot par mot les prophéties fausses qu'ils allèguent et où il révèle la vie des chefs de l'hérésie. Ecoute-le, qui dit en propres termes sur Montan :

" Mais quel est ce nouveau docteur, ses œuvres et son enseignement le montrent. C'est lui qui a enseigné à rompre les mariages ; qui a légiféré sur le jeûne ; qui a donné à Pépuze et à Tymion - ce sont là de petites villes de Phrygie - le nom de Jérusalem, en voulant y rassembler les gens de partout ; qui a établi des percepteurs d'argent, qui a imaginé la captation des présents sous le nom d'offrandes, qui a assigné des salaires à ceux qui prêchent sa doctrine afin que, par le moyen de la gloutonnerie, prévalût l'enseignement de sa doctrine. "

Voilà ce qu'il dit sur Montan. Quant à ses prophétesses à qui il passe ensuite, il écrit :

" Nous montrons donc que ces premières prophétesses elles-mêmes, depuis qu'elles furent remplies de l'esprit, abandonnèrent leurs maris. Comment donc ne mentaient-ils pas en traitant Priscilla de vierge ? "

Puis il continue :

" Ne te semble-t-il pas que toute Ecriture interdit au prophète de recevoir des dons et des richesses? Lors donc que je vois la prophétesse accepter de l'or, de l'argent et de riches vêtements, comment ne la repousserais-je pas ? "

Plus loin, il dit au sujet d'un de leurs confesseurs :

" Voici également Thémison qui a revêtu sa cupidité de dehors avantageux et qui, n'ayant pu porter le signe de la confession, a déposé les fers au moyen d'une grande somme d'argent. Pour cela même il aurait dû s'humilier ; mais il a osé se glorifier comme martyr, il a singé l'apôtre, et, composant une lettre catholique, catéchiser les gens qui ont une foi meilleure que la sienne, entrer dans le combat par des discours vides de sens, et blasphémer contre le Seigneur, les apôtres et la sainte Église. "

De même, à propos d'un autre de ceux qui sont honorés parmi eux comme des martyrs, il écrit :

" Pour ne pas parler d'un plus grand nombre, que la prophétesse elle-même nous dise ce qui concerne Alexandre, qui se prétend lui-même martyr, avec qui elle fait bonne chère et que même beaucoup de gens vénèrent. Il n'est pas nécessaire que nous disions ses brigandages et les autres méfaits pour lesquels il a été puni : l'opisthodome en possède (la preuve). Qui des deux pardonne à l'autre ses fautes ? Est-ce le prophète qui remet au martyr ses larcins ? Est-ce le martyr qui remet au prophète sa cupidité ? Le Seigneur a dit en effet : "Ne possédez ni or, ni argent, ni deux tuniques". Ceux-ci au contraire prévariquent pour la possession de ces choses défendues. Car nous montrerons que ceux qui sont chez eux appelés prophètes et martyrs se font donner de l'argent non seulement par les riches, mais encore par les pauvres, les orphelins et les veuves. Et s'ils ont confiance (en eux-mêmes), qu'ils se dressent en ce lieu, et qu'ils apportent là-dessus des précisions, afin que, s'ils sont confondus, du moins ils cessent désormais de prévariquer. Il faut en effet éprouver les fruits du prophète : c'est par les fruits qu'on reconnaît l'arbre. Afin que ceux qui le veulent puissent savoir ce qui concerne Alexandre, il a été jugé par AEmilius Frontinus, proconsul d'Éphèse, non pas à cause du nom (du Christ), mais à cause des vols qu'il a osé commettre, étant déjà délinquant. Ensuite, grâce aux mensonges qu'il a faits au nom du Seigneur, il a trompé les fidèles de cet endroit et a été relâché ; mais la propre chrétienté, d'où il était, ne l'a pas reçu parce qu'il était un voleur. Ceux qui veulent apprendre ce qui le concerne ont les archives publiques de l'Asie. Le prophète ne connaît pas un homme qui vit avec lui depuis de nombreuses années ! En le démasquant, nous confondons par là aussi la nature du prophète. Et nous pouvons démontrer de semblables choses à propos de beaucoup : s'ils ont du courage, qu'ils se soumettent à l'épreuve ! "

Et encore, dans un autre endroit de son ouvrage, il ajoute ceci au sujet des prophètes dont ils se vantent :

" S'ils nient que leurs prophètes ont reçu des présents, qu'ils fassent cet aveu : s'ils sont convaincus d'en avoir reçu, ils ne sont pas des prophètes, et nous apporterons mille preuves du fait. Car il est nécessaire d'éprouver tous les fruits d'un prophète. Dis-moi, un prophète va-t-il aux bains ? Un prophète se teint-il à l'antimoine ? Un prophète aime-t-il la parure ? Un prophète joue-t-il aux tablettes et aux dés ? Un prophète prête-t-il à intérêt ? Qu'ils déclarent si cela est permis ou non ; et moi je montrerai que cela arrive chez eux. "

Ce même Apollonius rapporte dans le même ouvrage que, au moment où il écrivait son ouvrage, c'était la quarantième année depuis que Montan avait entrepris sa prophétie simulée. Il dit encore que Zotique, dont le précédent écrivain a fait mention, étant survenu alors que Maximilla faisait semblant de prophétiser à Pépuze, essaya de confondre l'esprit qui agissait en elle, mais qu'il en fut empêché par les partisans de cette femme.

Il fait aussi mention d'un certain Thraséas, un des martyrs d'alors. Il dit encore, comme d'après une tradition, que le Seigneur ordonna à ses apôtres de ne pas s'éloigner de Jérusalem pendant douze ans. Il se sert de témoignages tirés de l'Apocalypse de Jean et raconte qu'un mort fut ressuscité à Ephèse par Jean lui-même grâce à une puissance divine. Il dit encore d'autres choses par lesquelles il réfutait convenablement et d'une manière très complète l'hérésie dont nous venons de parler. Voilà ce que dit aussi Apollonius.

XIX

SÉRAPION, AU SUJET DE L'HÉRÉSIE DES PHRYGIENS

Sérapion, dont on rapporte qu'il fut, dans les temps dont nous parlons, évêque de l'Église d'Antioche après Maximin, fait mention des ouvrages d'Apollinaire contre l'hérésie susdite. Il fait mention de lui dans une lettre particulière adressée à Garicus et à Pontius où, réfutant lui aussi la même hérésie, il ajoute ceci :

" Afin que vous sachiez encore que l'action de cette organisation trompeuse, nommée la Nouvelle Prophétie, est en horreur à toute la fraternité dans le Christ qui est répandue sur toute la terre, je vous envoie aussi les ouvrages de Claudius Apollinaire, le bienheureux évêque d'Hiérapolis d'Asie, "

Dans cette lettre de Sérapion sont rapportées aussi les signatures de différents évêques : l'un d'eux signe ainsi :

" (Moi) Aurélius Quirinus, martyr, je souhaite que vous vous portiez bien. "

Un autre de cette façon :

" Aelius Publius Julius, évêque de Débelte, colonie de Thrace. Aussi vrai que Dieu est dans les cieux, le bienheureux Sotas d'Anchiale a voulu chasser le démon de Priscilla, et les hypocrites ne l'ont pas permis. "

Il y a encore dans les écrits que nous citons les signatures autographes d'un grand nombre d'autres évêques en accord avec ceux-ci. Voilà ce qui se passait en ce qui concerne ces (hérétiques).

XX

CE QU'IRÉNÉE EXPLIQUE PAR ÉCRIT AUX SCHISMATIQUES DE ROME

A l'encontre de ceux qui, à Rome, falsifiaient la saine constitution de l'Église, Irénée composa différentes lettres. Il intitula l'une d'elles : "A Blastus, au sujet du schisme"; une autre : "A Florinus, au sujet de la monarchie, ou que Dieu n'est pas l'auteur des maux". Ce dernier paraissait en effet soutenir cette doctrine, et parce qu'il était encore entraîné dans l'erreur de Valentin, un traité "Sur l'Ogdoade" fut aussi composé par Irénée, qui s'y montre comme ayant reçu lui-même la première succession des apôtres. Là, vers la fin de l'ouvrage, nous avons trouvé une annotation très jolie, que nous ne pouvons pas nous empêcher de rapporter aussi dans cet écrit : elle est ainsi conçue :

" Je te conjure, toi qui copieras ce livre, au nom de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ et de sa glorieuse parousie, dans laquelle il viendra juger les vivants et les morts, collationne ce que tu auras copié et corrige-le d'après cet exemplaire où tu l'auras pris, avec grand soin. Tu copieras aussi cette adjuration et tu la mettras dans ta copie. "

Cela aussi a été utile à dire pour lui et l'est à raconter pour nous, afin que nous ayons ces hommes antiques et réellement sacrés comme un excellent exemple d'exactitude très diligente.

Dans la lettre à Florinus, dont nous avons parlé tout à l'heure, Irénée fait mention de ses relations avec Polycarpe, en disant :

" Ces opinions, Florinus, pour parler avec modération, ne sont pas d'une doctrine saine ; ces opinions ne sont pas d'accord avec (celles de) l'Église et jettent ceux qui en sont persuadés dans la plus grande impiété ; ces opinions, jamais les hérétiques mêmes qui sont hors de l'Église n'ont osé les mettre à découvert ; ces opinions, les presbytres qui ont été avant nous et qui ont vécu avec les apôtres, ne te les ont pas transmises. Je t'ai vu en effet, quand j'étais encore enfant, dans l'Asie inférieure, auprès de Polycarpe ; tu brillais à la cour impériale et tu t'efforçais d'avoir bonne réputation auprès de lui. Car je me souviens mieux des choses de ce temps-là que des événements récents. En effet les connaissances acquises dès l'enfance grandissent avec l'âme et s'unissent à elle, de telle sorte que je puis dire l'endroit où s'asseyait le bienheureux Polycarpe pour parler, comment il entrait et sortait, sa façon de vivre, son aspect physique, les entretiens qu'il tenait devant la foule, comment il rapportait ses relations avec Jean et avec les autres qui avaient vu le Seigneur, comment il rappelait leurs paroles et les choses qu'il leur avait entendu dire au sujet du Seigneur, de ses miracles, de son enseignement; comment Polycarpe, après avoir reçu tout cela des témoins oculaires de la vie du Verbe, le rapportait conformément aux Ecritures. Ces choses, alors aussi, par la miséricorde de Dieu qui est venue sur moi, je les ai écoutées avec soin et je les ai notées non pas sur du papier, mais dans mon cœur ; et toujours, par la grâce de Dieu, je les ai ruminées avec fidélité, et je puis témoigner en face de Dieu que si ce presbytre bienheureux et apostolique avait entendu quelque chose de semblable (à ce que tu dis, Florinus), il aurait poussé des cris et se serait bouché les oreilles, en disant, selon qu'il était accoutumé : " O Dieu bon, pour quel temps m'as-tu réservé, pour que je supporte cela ? " Et il se serait enfui du lieu dans lequel, assis ou debout, il aurait entendu de telles paroles. Et par les lettres qu'il envoyait, soit aux Églises voisines pour les affermir, soit à certains frères pour les avertir et les exhorter, on peut montrer que cela est vrai. " Voilà ce que dit Irénée.

XXI

COMMENT APOLLONIUS RENDIT TÉMOIGNAGE A ROME

Dans ce même temps du règne de Commode, nos affaires se transformèrent dans le sens de la douceur ; la paix, avec la grâce de Dieu, s'étendit aux Églises dans toute la terre habitée. Alors aussi, la parole du salut amenait les âmes d'hommes de toute race au culte pieux du Dieu de l'univers ; au point que déjà, parmi les Romains les plus distingués par leur richesse et par leur naissance, un grand nombre allaient en même temps à leur salut avec toute leur maison et toute leur famille.

Mais assurément, cela ne fut pas supportable au démon qui, par nature, déteste le bien et se montre jaloux : celui-ci se mit donc en tenue de lutteur pour machiner à nouveau contre nous des embûches variées. Dans la ville des Romains par exemple, il fait conduire devant le tribunal Apollonius, homme renommé parmi les fidèles d'alors par son éducation et sa philosophie, et il suscite, pour accuser un pareil homme, quelqu'un de ses auxiliaires accoutumé à ces besognes. Mais ce misérable introduisit cette cause à contretemps, parce que, selon un décret impérial, il n'était pas permis de laisser vivre les dénonciateurs d'hommes de cette sorte : on lui rompit donc aussitôt les jambes, et ce fut le juge Perennius qui porta cette sentence contre lui.

Quant au martyr très aimé de Dieu, le juge le supplia beaucoup avec insistance et lui demanda de rendre raison devant l'assemblée du Sénat. Il présenta donc devant tous une apologie très éloquente de la foi pour laquelle il rendait témoignage ; et il fut consommé par la décapitation comme s'il y avait un décret du Sénat ; car chez eux, une loi ancienne ordonnait de ne pas pardonner à ceux qui comparaissaient une fois devant le tribunal et qui ne rétractaient pas leur affirmation. Les paroles donc de cet homme devant le juge, et les réponses qu'il fit à l'interrogatoire de Perennius, et l'apologie entière qu'il prononça devant le Sénat, celui qui désirera les lire, les verra dans la relation écrite des anciens martyrs que nous avons réunie.

XXII

QUELS ÉVÊQUES ÉTAIENT CÉLÈBRES EN CES TEMPS-LA

La dixième année du règne de Commode, à Éleuthère qui avait exercé l'épiscopat pendant treize ans, succède Victor. En même temps, Julien lui aussi ayant accompli la dixième année (de sa charge), Démétrius prend en mains le ministère des chrétientés d'Alexandrie. Dans ces mêmes temps, Sérapion, dont nous avons déjà parlé précédemment, était encore connu comme le huitième évêque de l'Église d'Antioche depuis les apôtres. Césarée de Palestine était gouvernée par Théophile ; et semblablement Narcisse, dont notre ouvrage a fait mention précédemment, avait encore alors le ministère de l'Église de Jérusalem. A Corinthe en Grèce, dans les mêmes temps, Bacchylle était évêque, et Polycrate l'était de la chrétienté d'Éphèse. Et en plus de ces hommes, du moins selon les vraisemblances, un très grand nombre d'autres étaient remarquables en ces temps-là. Ceux dont l'orthodoxie de la foi est venue jusqu'à nous par écrit, ce sont naturellement ceux que nous avons mentionnés par leurs noms.

XXIII

LA QUESTION RELATIVE A PAQUES QUI FUT ALORS SOULEVÉE

Dans ces temps-là, une question assurément non sans importance fut soulevée, parce que les chrétientés de toute l'Asie, suivant une tradition très antique, pensaient qu'il fallait garder le quatorzième jour de la lune pour la fête de la Pâque du Sauveur. C'était le jour auquel il était ordonné aux Juifs d'immoler l'agneau et, d'après eux, il était absolument nécessaire, en quelque jour de la semaine que se rencontrât cette date, de mettre alors fin aux jeûnes. Mais les Églises de tout le reste de la terre n'avaient pas l'habitude d'observer cette manière de faire, et d'après la tradition apostolique elles gardaient l'usage qui est en vigueur jusqu'à présent, pensant qu'il n'était pas convenable de mettre fin au jeûne en un autre jour (de la semaine) que celui de la résurrection de notre Sauveur.

Des synodes et des assemblées d'évêques se réunirent donc à ce sujet ; et tous, d'un seul accord, portèrent par lettres un décret ecclésiastique pour les fidèles de partout, décidant que le mystère de la résurrection du Seigneur d'entre les morts ne serait jamais célébré un autre jour que le dimanche et que ce jour-là seulement, nous observerions la fin des jeûnes de Pâques.

On possède encore jusqu'à présent la lettre de ceux qui s'assemblèrent alors en Palestine et que présidaient Théophile, évêque de la chrétienté de Césarée, et Narcisse, évêque de celle de Jérusalem. De même, on a une autre lettre sur la même question, de ceux qui étaient réunis à Rome : elle montre que Victor y était évêque ; une autre des évêques du Pont, que présidait Palmas, comme étant le plus ancien ; une autre encore des chrétientés de Gaule, dont Irénée était l'évêque ; et encore des évêques de l'Osroène et des villes de ce pays ; et spécialement de Bacchylle, évêque de l'Église de Corinthe, et d'un très grand nombre d'autres : ils exposent la même et unique opinion et décision et établissent le même décret. Et leur unique règle de conduite était celle qui a été dite.

XXIV

LE DÉSACCORD QUI SURVINT EN ASIE

Mais les évêques de l'Asie affirmaient avec force qu'il fallait conserver l'ancienne et primitive coutume qui leur avait été transmise ; ils étaient dirigés par Polycrate : lui-même aussi, dans la lettre qu'il écrivit à Victor et à l'Église des Romains, expose en ces termes la tradition venue jusqu'à lui :

" Nous célébrons donc scrupuleusement le jour, sans rien retrancher, sans rien ajouter. En effet, c'est en Asie que reposent de grands astres, qui ressusciteront au jour de la parousie du Seigneur, quand il viendra des cieux avec gloire et recherchera tous les saints : Philippe, un des douze apôtres, qui repose à Hiérapolis avec ses deux filles qui ont vieilli dans la virginité, et son autre fille, qui a vécu dans le Saint-Esprit, repose à Ephèse ; et encore Jean, qui a reposé sur la poitrine du Seigneur, qui a été prêtre et a porté la lame d'or, martyr et didascale : celui-ci repose à Ephèse; aussi Polycarpe de Smyrne, évêque et martyr ; et Thraséas d'Euménie, évêque et martyr, qui repose à Smyrne. Faut-il parler de Sagaris, évêque et martyr, qui repose à Laodicée, et du bienheureux Papirius et de l'eunuque Méliton, qui a vécu entièrement dans le Saint-Esprit, qui repose à Sardes en attendant la visite à venir des deux, dans laquelle il ressuscitera des morts ?

" Tous ceux-là ont gardé le quatorzième jour (de la lune) de Pâques, selon l'Évangile, ne faisant aucune transgression, mais se conformant à la règle de la foi.

" Et moi-même aussi, le plus petit de vous tous, Polycrate, (je vis) selon la tradition de ceux de ma famille, dont j'ai suivi certains. Sept de mes parents ont été évêques et moi, je suis le huitième ; et toujours mes parents ont gardé le jour ou le peuple s'abstenait du pain fermenté. Pour moi donc, frères, j'ai soixante-cinq ans dans le Seigneur; j'ai été en relations avec les frères du monde entier ; j'ai parcouru toute la Sainte Ecriture ; je ne suis pas effrayé par ceux qui cherchent à m'émouvoir, car de plus grands que moi ont dit : " Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. "

Il ajoute à cela, à propos des évêques qui étaient avec lui quand il écrivait et qui pensaient comme lui, en disant :

" Je pourrais faire mention des évêques qui sont avec moi, que vous avez trouvé bon de me faire inviter, et je les ai invités. Leurs noms, si je les écrivais, seraient très nombreux. Ils connaissent le petit homme que je suis et ils ont approuvé ma lettre, sachant que je ne porte pas en vain des cheveux blancs, mais que j'ai toujours vécu dans le Christ Jésus. "

Là-dessus, le chef de l'Église des Romains, Victor, entreprend de retrancher en masse de l'unité commune les chrétientés de toute l'Asie en même temps que les Églises voisines, comme étant hétérodoxes; il publie par lettres (sa condamnation) et proclame que tous les frères de ces pays-là, sans exception, sont excommuniés. Mais cela ne plaît pas à tous les évêques. A leur tour, ils lui conseillent au contraire d'avoir souci de la paix, de l'union avec le prochain, de la charité ; et l'on a encore leurs paroles : ils s'adressent à Victor d'une façon fort tranchante.

Parmi eux se trouvait aussi Irénée, écrivant au nom des frères qu'il dirigeait en Gaule : il établit d'abord qu'il faut célébrer seulement au jour du dimanche le mystère de la résurrection du Seigneur ; puis il exhorte Victor, de manière très convenable, à ne pas retrancher des Églises de Dieu tout entières, qui gardent la tradition d'une ancienne coutume; et, à beaucoup d'autres choses, il ajoute ceci en propres termes :

" La discussion n'est pas seulement sur le jour, mais aussi sur la manière même de jeûner. Les uns en effet pensent qu'ils doivent jeûner un seul jour ; d'autres deux, d'autres encore davantage ; certains comptent quarante heures du jour et de la nuit pour leur jour. Et une telle diversité d'observances ne s'est pas produite maintenant, de notre temps ; mais longtemps auparavant, sous nos devanciers qui, sans tenir à l'exactitude, comme il semble, ont conservé cette coutume dans sa simplicité et ses caractères particuliers, et l'ont transmise après eux. Tous ceux-là n'en gardaient pas moins la paix, et nous gardons aussi la paix les uns envers les autres : la différence du jeûne confirme l'accord de la foi. "

A cela, Irénée ajoute encore un récit que je puis bien rapporter. Il se présente ainsi :

" Parmi ces hommes, les presbytres antérieurs à Soter qui ont dirigé l'Église que tu gouvernes aujourd'hui, c'est-à-dire Anicet, Pie, Hygin, Télesphore, Xyste, n'ont pas non plus gardé eux-mêmes (le quatorzième jour) et ils n'ont pas imposé (leur usage) à ceux qui étaient avec eux ; et bien que ne gardant pas eux-mêmes (le quatorzième jour), ils n'en étaient pas moins en paix avec ceux qui venaient des chrétientés dans lesquelles il était gardé, lorsqu'ils arrivaient chez eux. Pourtant, le scandale était plus grand, pour ceux qui ne l'observaient pas, de voir observer par d'autres (le quatorzième jour). Personne cependant ne fut jamais rejeté à cause de cette conduite. Mais ceux-là même qui n'observaient pas (le quatorzième jour), (c'est-à-dire) les presbytres qui t'ont précédé, envoyaient l'Eucharistie à ceux des chrétientés qui l'observaient.

" Le bienheureux Polycarpe ayant fait un séjour à Rome sous Anicet, ils eurent l'un avec l'autre d'autres divergences sans importance, mais ils firent aussitôt la paix et sur ce chapitre ils ne se disputèrent pas entre eux. En effet Anicet ne pouvait pas persuader à Polycarpe de ne pas observer ce que, avec Jean, le disciple de Nôtre-Seigneur, et les autres apôtres avec qui il avait vécu, il avait toujours observé ; et Polycarpe de son côté ne persuada pas à Anicet de garder l'observance ; car il disait qu'il fallait retenir la coutume des presbytres antérieurs à lui. Et les choses étant ainsi, ils communièrent l'un avec l'autre, et à l'église Anicet céda l'Eucharistie à Polycarpe, évidemment par déférence ; ils se séparèrent l'un de l'autre dans la paix ; et dans toute l'Église on avait la paix, qu'on observât ou non le quatorzième jour. "

Et Irénée portait bien son nom, car il était pacificateur par son nom comme par sa conduite : c'est ainsi qu'il exhortait et négociait pour la paix des Églises. Il s'entretenait par lettres non seulement avec Victor, mais encore avec un très grand nombre de différents chefs d'Église, de choses analogues au sujet de la question agitée entre eux.

XXV

COMMENT TOUS, UNANIMEMENT, S'ACCORDÈRENT AU SUJET DE PAQUES

Cependant, ceux de Palestine, que nous avons mentionnés tout à l'heure, Narcisse et Théophile, et avec eux Cassius, évêque de l'Église de Tyr, et Clarus, évêque de celle de Ptolémaïs, ainsi que ceux qui s'étaient assemblés avec eux donnèrent des explications très détaillées sur la tradition qui était venue jusqu'à eux par la succession des apôtres au sujet de la fête de Pâques et, à la fin de leur lettre, ils ajoutent ceci en propres termes :

" Efforcez-vous d'envoyer des copies de notre lettre dans chaque chrétienté, afin que nous ne soyons pas responsables de ceux qui égarent facilement leurs âmes. Nous vous déclarons que ceux d'Alexandrie aussi célèbrent (Pâques) le même jour que nous : ils reçoivent en effet des lettres de nous et nous en recevons d'eux, de manière à célébrer d'accord et ensemble le saint jour. "

XXVI

CE QUI EST VENU JUSQU'A NOUS DU BEAU TRAVAIL D'IRÉNÉE

Mais en plus des ouvrages d'Irénée qui ont été mentionnés et de ses lettres, on possède encore de lui un livre "Contre les Grecs", très concis et des plus nécessaires, intitulé "De la science", et un autre livre qu'il a dédié à un frère nommé Marcianus : "Pour la démonstration de la prédication apostolique" ; et un petit livre d'"Entretiens divers", dans lequel il fait mention de l'Epître aux Hébreux et de la Sagesse dite de Salomon, en citant certaines paroles de l'une et de l'autre. Voilà ce qui est venu à notre connaissance des ouvrages d'Irénée.

Commode ayant terminé son règne après treize ans, l'empereur Sévère règne, moins de six mois après la fin de Commode, Pertinax ayant passé dans l'intervalle.

XXVII

CE QUI EST AUSSI VENU JUSQU'A NOUS DES AUTRES QUI FLORISSAIENT ALORS

Un très grand nombre d'ouvrages écrits par des hommes anciens et orthodoxes de zèle vertueux, qui vivaient alors, sont donc conservés jusqu'à présent par beaucoup de gens. De ces ouvrages voici ceux que nous avons connus : les livres d'Héraclite sur l'Apôtre, ceux de Maxime sur la question maintes fois agitée chez les hérétiques : "D'où vient le mal et que la matière est créée", ceux de Candidus "Sur l'Hexaeméron", ceux d'Apion sur le même sujet, semblablement ceux de Sextus "Sur la résurrection", et un autre traité d'Arabianus, et (des livres) d'une multitude d'autres, dont il ne nous est pas possible d'indiquer la date par écrit ni de fixer le souvenir historique parce qu'il n'existe aucun moyen pour cela. Et d'un très grand

nombre d'autres dont il ne nous est pas possible de citer les noms, les ouvrages sont aussi venus jusqu'à nous : ces auteurs étaient orthodoxes et ecclésiastiques, comme le démontre l'interprétation que chacun donne de l'Écriture divine, mais pourtant ils nous sont inconnus parce que leurs ouvrages ne portent pas les noms des auteurs.

XXVIII

CEUX QUI ONT RÉPANDU L'HÉRÉSIE D'ARTÉMON DÈS SES DÉBUTS ; QUELLE A ÉTÉ LEUR CONDUITE ET COMMENT ILS ONT OSÉ CORROMPRE LES SAINTES ÉCRITURES.

Un de ces écrivains, dans un ouvrage composé contre l'hérésie d'Artémon que, de notre temps, Paul de Samosate a encore essayé de renouveler, a fait un récit qui se rapporte aux faits dont nous rappelons l'histoire. Il y réfute en effet la susdite hérésie selon laquelle le Sauveur est un pur homme, ce qui est une nouveauté toute récente, bien que ses introducteurs aient voulu la rendre vénérable comme si elle était antique, et il apporte beaucoup de raisons pour réfuter leur mensonge blasphématoire. Entre autres choses, il rapporte ceci en propres termes :

 " Ils disent en effet que tous les anciens et les apôtres eux-mêmes ont reçu par tradition et enseigné ce qu'ils disent maintenant, et que la vérité de la prédication a été conservée jusqu'aux temps de Victor, qui était le treizième évêque de Rome à partir de Pierre ; mais que, à partir de son successeur Zéphyrin, la vérité a été altérée. Leur affirmation serait peut-être vraisemblable si d'abord les Ecritures divines ne la contredisaient pas ; et d'autre part, il existe des écrits de certains frères, plus anciens que Victor, (écrits) que ceux-ci ont rédigés en faveur de la vérité contre les païens et contre les hérésies de leur temps, je veux dire ceux de Justin, de Miltiade, de Tatien, de Clément et de beaucoup d'autres, et dans tous ces écrits le Christ est traité comme Dieu. Quant aux livres d'Irénée, de Méliton et des autres, qui donc les ignore ? Tous proclament le Christ Dieu et homme. Et tant de psaumes et de cantiques, écrits par des frères dans la foi depuis les premiers temps, qui chantent le Verbe de Dieu, le Christ, en le traitant comme un Dieu ?

 " Comment donc, alors que le sentiment de l'Église a été déclaré depuis un si grand nombre d'années, peut-on admettre que ceux qui ont vécu jusqu'à Victor aient prêché comme ils le disent ? Comment n'ont-ils pas honte d'attribuer mensongèrement ces doctrines à Victor, alors qu'ils savent pertinemment que Victor a exclu de la communion Théodote le corroyeur, le chef et père de cette apostasie négatrice de Dieu, qui, le premier, a dit que le Christ est un pur homme ? Si en effet, comme ils l'affirment, Victor a pensé ainsi que l'enseigne leur blasphème, comment aurait-il expulsé Théodote, l'inventeur de cette hérésie ? "

Voilà ce qui concerne Victor. Celui-ci ayant présidé au ministère pendant dix ans, Zéphyrin est établi pour lui succéder vers la neuvième année du règne de Sévère. L'auteur de l'ouvrage que nous citons ajoute, au sujet du fondateur de la susdite hérésie, un autre fait qui s'est produit sous Zéphyrin. Voici ce qu'il écrit en propres termes :

" Je rappellerai du moins à beaucoup de nos frères une chose qui est arrivée de notre temps, qui, à mon avis, si elle était arrivée à Sodome aurait sans doute fait réfléchir même les gens de cette ville. Natalios était un confesseur, non d'autrefois, mais de notre temps. Cet homme avait été naguère trompé par Asclépiodote et par un autre Théodote, un banquier : ces deux hommes étaient des disciples de Théodote le Corroyeur, le premier qui pour cette opinion, ou plutôt pour cette insanité, avait été, comme je l'ai dit, séparé de la communion par Victor, l'évêque d'alors. Natalios fut persuadé par eux de prendre, moyennant salaire, le titre d'évêque de cette hérésie, de sorte qu'il recevait d'eux cent cinquante deniers par mois. Comme il était donc avec eux, il recevait en visions de fréquents avertissements du Seigneur, car notre Dieu miséricordieux et Seigneur, Jésus-Christ, ne voulait pas qu'un témoin de ses propres souffrances pérît après être sorti de l'Église. Comme il se montrait peu attentif à ces visions, étant séduit par la première place qu'il avait chez eux et par l'amour honteux du gain qui fait périr un si grand nombre d'hommes, il fut finalement fouetté par de saints anges pendant toute une nuit et ne fut pas peu maltraité, si bien qu'à l'aurore il se leva, revêtit un sac, se couvrit de cendres et se jeta avec grande hâte, tout en pleurs, devant l'évêque Zéphyrin ; il se prosternait aux pieds non seulement de ceux du clergé, mais encore des laïcs ; il troublait de ses larmes l'Église miséricordieuse du Christ pitoyable ; mais, quoiqu'il employât bien des supplications en montrant les meurtrissures des coups qu'il avait reçus, il ne fut qu'avec peine admis à la communion. "

A cela, nous ajouterons encore d'autres paroles du même écrivain à propos des mêmes (hérétiques) : il s'exprime de cette manière :

" Sans aucune crainte, ils ont corrompu les Ecritures divines ; ils ont rejeté la règle de l'ancienne foi ; ils ont d'autre part ignoré le Christ, ne recherchant pas ce que disent les divines Ecritures, mais s'exerçant laborieusement à découvrir une figure de syllogisme pour établir leur athéisme. Et si on leur objecte une parole de l'Écriture divine, ils demandent si l'on peut faire un syllogisme conjonctif ou disjonctif. Abandonnant les saintes Ecritures de Dieu, ils fréquentent la géométrie, sous prétexte qu'ils sont de la terre, parlent de la terre et ignorent celui qui vient d'en haut. Euclide en vérité géométrise laborieusement chez quelques-uns d'entre eux. Aristote et Théophraste sont les objets de leur admiration; Galien est même presque adoré par quelques-uns d'entre eux. Abusant des arts des infidèles en faveur de la doctrine de leur hérésie, altérant avec la fourberie des athées la simple foi des Ecritures divines, faut-il dire encore qu'ils ne sont même pas près de la foi ? A cause de cela, ils portent sans crainte les mains sur les saintes Ecritures, en disant qu'ils les corrigent. Et quiconque le veut peut apprendre qu'en parlant ainsi, je ne les calomnie pas. Si en effet on veut prendre les exemplaires de chacun d'entre eux et les comparer l'un à l'autre, on trouve qu'ils diffèrent beaucoup entre eux. Ceux d'Asclépiade ne sont pas d'accord avec ceux de Théodote. Il est d'ailleurs possible de s'en procurer beaucoup parce que leurs disciples copient avec ardeur ceux qui ont été, disent-ils, corrigés par chacun d'entre eux, c'est-à-dire corrompus. Les exemplaires d'Hermophile ne sont pas davantage d'accord avec les précédents. Quant à ceux d'Apolloniade, ils ne sont même pas d'accord entre eux. On peut en effet comparer les copies qu'ils ont retouchées les premières à celles qu'ils ont retravaillées dans la suite ; on y trouvera de nombreuses divergences. De quelle audace est cette faute, il est vraisemblable qu'ils ne l'ignorent pas eux-mêmes. Ou bien en effet ils ne croient pas que les Ecritures divines ont été dites par le Saint-Esprit, et ils sont infidèles ; ou bien ils s'estiment eux-mêmes plus sages que le Saint-Esprit, et que sont-ils d'autre que des démoniaques ? Ils ne peuvent pas en effet nier que telle est leur audace, alors que les exemplaires sont écrits de leur propre main, qu'ils n'ont pas reçu en cet état les Ecritures de ceux par qui ils ont été catéchisés, et qu'ils ne peuvent pas montrer les exemplaires d'après lesquels ils auraient fait leurs copies.

" Quelques-uns d'entre eux n'ont même pas daigné corrompre les Ecritures : mais ils ont renié simplement la Loi et les Prophètes et se sont eux-mêmes précipités, sous le couvert d'un enseignement sans loi et sans Dieu, jusqu'au dernier abîme de perdition. "

Voilà de quelle manière est rapportée cette histoire.

   

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