Le ciel de l'Église
s'assombrit. Tout nous annonce déjà les jours où l'Emmanuel
apparaîtra dans l'état lamentable où l'auront mis
nos
crimes. Bethléem appelait-elle donc si tôt le Calvaire ! Au pied de
la Croix comme en Ephrata, nous retrouverons la Mère de la divine
grâce ; alors Marie enfantera dans ses larmes les frères du
premier-né dont la naissance fut toute de douceur. Comme nous avons
goûté ses joies, nous saurons avec elle pleurer et souffrir.
Prenons modèle des
bienheureux honorés en ce jour. Leur vie se consuma dans la
contemplation des souffrances de Notre-Dame; l'Ordre qu'ils
établirent eut pour mission de propager le culte de ces inénarrables
douleurs. C'était le temps où saint François d'Assise venait
d'arborer comme à nouveau sur un monde refroidi le signe du divin
Crucifié ; dans cette reprise de l'œuvre du salut, pas plus qu'au
Vendredi de la grande semaine, Jésus ne pouvait se montrer à la
terre sans Marie: les Servîtes complétèrent par ce côté l'œuvre du
patriarche des Mineurs ; l'humanité désemparée retrouva confiance en
méditant sur la passion du Fils et la compassion de la Mère.
Quelle place occupent
dans l'économie de la rédemption les douleurs de la Vierge très
sainte, c'est ce que doivent nous dire en leur temps deux fêtes
diverses appelées à en consacrer le mystère. Les complaisances de la
souveraine des cieux pour l'Ordre qui s'en fit l'apôtre, apparurent
dans la multiple effusion de sainteté dont son origine fut marquée.
L'épanouissement simultané des sept lis que les Anges cueillent
aujourd'hui sur terre offre un spectacle inusité au ciel Pierre de
Vérone en eut la vision, au temps où leurs tiges implantaient sur la
cime du Senario leurs racines fécondes; et le futur Martyr vit la
Vierge bénie sourire à la montagne d'où d'autres fleurs sans nombre,
nées à l'entour, envoyaient aussi leurs parfums sur l'Église. Jamais
Florence, la ville des fleurs, n'avait encore à ce point fructifié
pour Dieu. Aussi l'enfer, qui à l'heure même multipliait ses
entreprises sur la noble cité, ne put prévaloir contre Marie dans
ses murs. Les fêtes de Julienne Falconiéri, de Philippe Benizi, qui
précédèrent au Cycle sacré celle de ce jour, nous ramèneront à ces
pensées. Mais dès maintenant, unissons notre gratitude à celle de
l'Église pour la famille religieuse des Servites ; le monde lui doit
d'avoir avancé dans la connaissance et l'amour de la Mère de Dieu,
devenue notre mère au prix de souffrances que nul autre enfantement
ne connut.
Le récit consacré par
l'Église à la mémoire des saints fondateurs nous dira leurs mérites,
et les bénédictions dont leur fidélité à Marie fut récompensée. Le
11 février, choisi pour la célébration de leur commune fête, ne
rappelle la mort d'aucun des sept bienheureux; mais c'est à pareil
jour qu'en 1304, après des vicissitudes infinies, l'Ordre sorti
d'eux obtint l'approbation définitive de l'Église.
Lorsque, au XIII°
siècle, le schisme funeste excité par Frédéric II et de sanglantes
factions divisaient les peuples les plus policés d'Italie, la
prévoyante miséricorde de Dieu, entre d'autres personnages illustres
par leur sainteté,suscita sept nobles Florentins dont l'union dans
la charité allait faire un mémorable exemple d'amour fraternel.
C'étaient Bonfils Monaldi, Buonagiunta Manetti,Manetto de l'Antella,
Amédée des Amidei, Uguccione des Uguccioni, Sostène des Sostegni et
Alexis Falconieri. Comme en l'année trente-trois de ce siècle, au
jour de l'Assomption de la bienheureuse Vierge, ils priaient avec
ferveur dans le lieu de réunion de la pieuse confrérie dite des
Laudesi, la Mère de Dieu apparut à chacun d'eux, les exhortant à
embrasser un genre de vie plus saint et plus parfait. En ayant donc
conféré d'abord avec l’évêque de Florence, ces sept hommes eurent
bientôt fait de dire adieu à leur noblesse et à leurs richesses ;
ils n'eurent plus pour vêtements que des habits vils et usés
recouvrant un cilice; le huit septembre, ils s'établissaient dans
une humble retraite en dehors de la ville, voulant placer les débuts
de leur nouvelle existence sous les auspices du jour où la Mère de
Dieu, naissant parmi les humains, avait elle-même commencé sa vie
très sainte.
Dieu montra par un
miracle combien leur résolution lui était agréable. Comme en effet,
peu après, tous les sept traversaient Florence en y mendiant de
porte en porte, il arriva que soudain la voix des enfants, parmi
lesquels saint Philippe Benizi âgé de cinq mois à peine, les acclama
comme Serviteurs de la Bienheureuse Vierge Marie ; c'était le nom
qu'ils devaient garder désormais. A la suite de ce prodige , l'amour
qu'ils avaient pour la solitude les portant à éviter le concours du
peuple, ils choisirent pour retraite le mont Senario. Là, s'adonnant
à une vie toute céleste, ils séjournaient dans les cavernes, se
contentaient d'eau et d'herbes pour nourriture, brisaient leur corps
par les veilles et d'autres macérations. La passion du Christ et les
douleurs de sa très affligée Mère étaient l'objet de leurs
continuelles méditations. Un jour de Vendredi saint qu'ils
s'absorbaient avec une ferveur plus grande en ces considérations, la
Bienheureuse Vierge, apparaissant à tous en personne une seconde
fois, leur montra l'habit de deuil qu'ils devaient revêtir, et leur
dit qu'il lui serait très agréable de les voir fonder dans l'Église
un nouvel Ordre régulier, dont la mission serait de pratiquer et de
promouvoir sans cesse le culte des douleurs endurées par elle au
pied de la croix du Seigneur. Dans l'établissement de cet Ordre sous
le titre de Servites de la Bienheureuse Vierge, ils eurent pour
conseil saint Pierre Martyr, l'illustre Frère Prêcheur , devenu
l'intime de ces saints personnages, et qu'une vision particulière de
la Mère de Dieu avait instruit de ses volontés L'Ordre fut ensuite
approuvé par le Souverain Pontife Innocent IV.
Nos saints s'étant
donc adjoint des compagnons, se mirent à parcourir les villes et
les bourgs de l'Italie, spécialement en Toscane, prêchant partout le
Christ crucifié, apaisant les discordes civiles, et ramenant au
sentier de la vertu un nombre presque infini d'égarés. Ce ne fut
pas seulement au reste l'Italie,mais aussi la France, l'Allemagne et
la Pologne qui profitèrent de leurs évangéliques labeurs. Enfin,
après avoir répandu au loin la bonne odeur du Christ et s'être vus
illustrés par la gloire des miracles, ils passèrent au Seigneur. Un
même amour de la vraie fraternité et de la religion les avait unis
dans la vie. un même tombeau couvrit leurs corps, une même
vénération du peuple les suivit dans la mort. C'est pourquoi les
Souverains Pontifes Clément XI et Benoît XIII confirmèrent le culte
indivis qui leur était rendu depuis plusieurs siècles ; et Léon XIII,
ayant premièrement approuvé la valeur en la cause, puis reconnu la
vérité des miracles opérés par Dieu sur leur invocation collective,
les éleva en l'année cinquantième de son sacerdoce aux honneurs
suprêmes des Saints, établissant que leur mémoire serait célébrée
tous les ans par l'Office et la Messe dans toute l'Église.
Comme vous avez fait
des douleurs de Marie vos propres douleurs, elle partage avec vous
maintenant ses joies éternelles. Cependant la vigne dont les
grappes, mûrissant avant l'heure, présageaient votre fécondité sur
une terre glacée, exhale encore ses suaves parfums dans le séjour de
notre exil. Le peuple fidèle apprécie grandement les fruits qu'elle
produit toujours ; depuis longtemps il honorait, à titre de rameaux
du cep béni, les Philippe, les Julienne; mais aujourd'hui ses
hommages remontent à la septuple racine d'où leur sève est tirée.
Vous vous complûtes dans l'obscurité où la Reine des Saints passa
elle-même sa vie mortelle. Mais en ce siècle où la gloire de Marie
perce tous les nuages, il n'est point d'ombre qui puisse soustraire
plus longtemps les serviteurs a l'éclat dont resplendit leur auguste
Maîtresse.
Que vos bienfaits vous
manifestent toujours plus! Ne cessez point de réchauffer le cœur du
monde vieilli au foyer où le vôtre puisa la vigueur d'amour qui le
fit triompher du siècle et s'immoler pour Dieu. Cœur de Marie, dont
le glaive de douleur a fait jaillir des flammes où les Séraphins
alimenteront éternellement leurs feux, soyez pour nous modèle,
refuge et réconfort, en attendant le moment fortuné qui terminera
l'exil de cette terre des souffrances et des larmes. |