
Gaston de
Renty
(1611-1649)
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La spiritualité de Gaston de Renty
La spiritualité du XVIIe
siècle, généralement appelée École Française de spiritualité, s’appuie en grande
partie sur celle de Charles de Condren, successeur de Bérulle. Elle est
essentiellement érigée sur le thème du sacrifice. Gaston de Renty qui bénéficia
de la direction de Charles de Condren, pendant au moins deux ans, avait le même
attrait: les obligations des chrétiens envers Dieu devaient d’abord être
offrande de soi et sacrifice, plus qu’adoration et élan d’amour.
Ce qui domine dans la spiritualité
de ce siècle, c’est son aspect victimal: les créatures ne sont que néant; et,
qui plus est, elles sont pécheresses. Pour être sauvées, elles doivent donc
s’associer au sacrifice du Christ.
En 1640, Gaston de Renty écrivait:
“Dieu m’a tiré du néant, m’a fait naître de rien, et tout ce que j’ai qui est
contenu en moi-même, je le tiens de Lui et n’ai point d’autre propre que Lui.”
Gaston de Renty avait véritablement intégré l’enseignement de son directeur
spirituel et il n’hésitait pas à reprendre les thèses de Charles de Condren, en
les affinant peut-être.
Le sacrifice
En effet, remontant au culte de
l’Ancienne Alliance, Renty tente un parallèle entre le sacrifice des victimes
animales, et le sacrifice du Christ qui prépare le nôtre: présentation des
victimes, immolation, consommation et communion, par la participation à la
Sainte Eucharistie, laquelle nous fait participer à la vie divine du Christ.
Concrètement, ce sont tous les actes de notre vie terrestre qui doivent être
offerts à Dieu pour être sanctifiés et purifiés: c’est la mort à soi-même en
offrande à Dieu.
L’humilité
Pour Gaston de Renty, seule
l’humilité, mesure de notre néant, nous permet d’entrer dans le sacrifice du
Christ. Il expose cette thèse dans une lettre au Carmel de Beaune : “... Il
est bien vrai, ma très chère sœur, que Notre Seigneur me fait connaître et
sentir que c’est là le commencement et la fin de toute perfection.”
Cependant, de Renty nous met en
garde: au découragement qui vient de l’humiliation s’oppose l’humilité. C’est
l’humilité qui permet de se laisser façonner par Dieu comme il veut. Gaston de
Renty écrit à la prieure du Carmel de Beaune :
“Soyez en effet comme de
l’argile dans les mains de Dieu. Ha ! il vous a faite et refaite, ne doutez
nullement qu’il ne vous conserve et cultive pour être, hors de cet hiver, une
fleur de sa complaisance... Il gouverne son œuvre comme il lui plaît. Il la met
au feu comme le maréchal le fer, il la retire un peu mais pour la forger sans
qu’elle sache la forme qu’on veut lui donner... Honorez donc la bonté de Notre
Seigneur Jésus-Christ qui est descendu en terre pour communier avec vous, et il
le fait, se donnant en sacrifice pour vous, sacrifice de douleur et
d’anéantissement mais dont la fin est gloire et gloire consommée.”
L’essentiel est de se laisser
faire par Jésus-Christ.
L’anéantissement est très présent
dans la spiritualité de l’École Française. Pour Gaston de Renty,
l’anéantissement n’est que le commencement absolu de la vie spirituelle; il n’a
pas sa fin en lui-même: l’objectif est de s’ouvrir à Jésus-Christ de façon à
devenir un jour, ensemble, un seul Jésus-Christ, le Corps mystique du Christ.
De Renty conseille à une de ses
dirigées, le Mère Élisabeth de la Trinité : “... vous vous regarderez comme
un point, anéantie au milieu d’un si grand nombre de créatures, de l’univers et
de l’immensité de Dieu, et ceci, vous pourrez le faire partout où vous
voudrez... Il faut toujours revenir au commencement, même lorsqu’on est avancé
dans les voies de Dieu. Et ce commencement, c’est l’anéantissement.”
S’anéantir ce n’est pas se
mépriser, et encore moins se détruire. S’anéantir, c’est s’ouvrir à la grâce et
s’abandonner à l’action de Dieu. Ainsi le chrétien s’anéantit comme Jésus l’a
fait par son incarnation: “En effet, le Fils de Dieu s’est merveilleusement
anéanti en se faisant enfant des hommes, mais cet anéantissement a été une
étrange source d’honneur et de gloire pour la nature humaine... glorieux
anéantissement pour l’homme, qui sanctifie tous nos anéantissements en sorte que
tant plus nous sommes anéantis, tant plus nous avons de grâce et de Jésus-Christ
en nous.”
Qui dit sacrifice, dit
obligatoirement souffrance. Participer au sacrifice du Christ, c’est donc
souffrir. Gaston de Renty écrit à un ecclésiastique: “Ha! que la
participation que Jésus donne à sa croix est précieuse puisqu’elle éclaire tant
de nuits passées, et nous fait dès à présent entrer dans le jour éternel! Ha!
que cette âme alors véritablement consacrée par ce moyen cruellement amoureux,
mais cruel pour un instant, ou pour mieux dire tout miséricordieux et amoureux
pour toujours et à jamais. Ha ! que souhaite-t-elle plus ardemment que de
s’immoler avec son Jésus-Christ!...”
À son directeur de conscience, le
Père Saint-Jure, Gaston de Renty déclare : “La souffrance est le plus grand
gage et la preuve la plus assurée de notre amour.” Et Gaston de Renty savait
de quoi il parlait. En 1645, il tombe malade et la communauté de Beaune se met
en prière devant Notre-Dame de grâce pour obtenir sa guérison. Gaston guérit, le
19 décembre, mais pour un répit probablement provisoire. En effet, il était
atteint d’un rhumatisme paralysant extrêmement douloureux, ce qui faisait dire
au docteur Jeantot, médecin du Carmel : “Ce bon Seigneur est plus malade
qu’il ne le croit ; je doute fort qu’il guérisse jamais.”
Gaston voulait vivre “comme une
hostie avec le Saint Enfant Jésus pour en Lui, être tout consommé pour Dieu.”
À une religieuse tourmentée, Gaston de Renty écrivait :
“Pourquoi souffrir puisque
Jésus-Christ Dieu a satisfait infiniment? Parce que pour avoir l’application et
la communion aux mérites de Jésus-Christ, il faut une âme nette et une
conscience épurée, et pour nous disposer et nous faire arriver à cette pureté et
netteté, il faut de grandes controverses en notre esprit, en nos sens et en tout
ce que nous sommes; en sorte qu’il faut prendre à l’envers ou à rebrousse-poil,
pour ainsi dire, tout ce que nous sommes...”
Au président de Castille il
n’hésitera pas à préciser :
“Si Dieu donne des maux, ce sont
véritablement des biens, par la grâce très grande qu’il nous donne pour en bien
user... ce n‘est qu’en ces usages et ces épreuves que nous faisons paraître
notre foi.” Car, écrit-il aussi à l’une de ses dirigées, “la grâce de la
souffrance consiste à ne s’arrêter pas à la souffrance, mais à la volonté de
Dieu qu’il faut suivre, qu’il faut aimer et choisir quand on la connaît... Nous
sommes au monde pour penser à Dieu, et c’est penser à Dieu que de faire la
volonté de Dieu.”
Dans ces conditions Gaston de Renty
peut s’abandonner totalement entre les mains de Dieu : “Ayant confiance, foi et
amour, je ne crains ni diable ni enfer, ni toutes les inventions des hommes, et
je ne pense ni au ciel ni à la terre, mais à faire en tout et par tout, la
volonté de Dieu.”
Seule, en effet, compte, pour de
Renty, la volonté de Dieu. Dans une lettre adressée à Melle de la Chevalerie,
le 27 janvier 1647, il écrivait :
“Ce que je ne vous mande pas
dans l’autre lettre est le don de confirmation en grâce; la personne à qui il
fut dit lui-même a ressenti et porté depuis une conformité à la volonté de Dieu
(telle) qu’il ne peut vouloir et ne sait comme on peut vouloir autre chose. Cela
porte d’instinct d’aller tout droit et tout court.”
Une telle grâce était probablement
nécessaire pour le soutenir, alors que Gaston de Renty allait être la cible
d’une incroyable campagne de calomnies...
L’Enfance du Christ appartient au
mystère de l’Incarnation. Ceux qui adoptent cette dévotion à l’Enfance du Christ
la considèrent essentiellement comme une source de grâces d’innocence, de pureté
et de joie. C’est Bérulle qui semble en avoir été le premier théoricien, après
avoir visité, en Espagne, plusieurs carmels fondés par Thérèse d’Avila. Chez
Bérulle, l’Enfance du Christ est un état parmi les autres, comme le désert, la
vie publique, la Passion, l’Eucharistie. L’état d’enfance, c’est, pour Jésus, la
première étape de sa vie terrestre, donc état d’abaissement et d’impuissance,
mais aussi d’innocence.
C’est en 1642 que Gaston de Renty
découvrira la dévotion à l’Enfance du Christ au cours de ses rencontres avec
Sœur Marguerite du Saint-Sacrement, du Carmel de Beaune. Il écrira à la prieure,
le 19 août 1643: “La sœur Marguerite me marque dans le Saint Enfant Jésus un
dénuement de ce siècle si parfait qu’il me semble que c’est là mon rendez-vous
pour me vider de tout et, de plus, une société si sainte et si admirable que je
me sens obligé souvent de l’offrir à Dieu pour suppléer à mes faiblesses.”
Gaston de Renty eut Charles de
Condren pour directeur spirituel ; or de Condren était très marqué par cette
dévotion, et de Renty en subira également l’empreinte. Il écrira bien plus
tard :
”Le Saint Enfant Jésus me veut
faire la miséricorde de m’appliquer particulièrement à l’honorer et à me donner
à lui pour entrer dans ses dispositions saintes.”
Au Père Parisot, supérieur de
l’Oratoire de Beaune, il témoignera en octobre 1644 : “... mon établissement
ni mon fond ne se trouvaient pas là. Je m’y mettais de temps en temps, mais ce
n’était pas ma nourriture; maintenant, et depuis que je vous ai quitté, le Saint
Enfant Jésus m’a fait la très grande grâce de se donner à connaître à moi, de
s’ouvrir, et en lui, je trouve tout et y suis renvoyé par tout; c’est une
miséricorde de laquelle je crois que vous le voudrez bien remercier puisque vous
m’avez tant aidé à me le procurer; l’innocence, la pureté et la simplicité
divines me montrent de grandes choses, lesquelles me tirent à y entrer.”
Plus tard, Gaston de Renty
précisera : “Cette innocence tient l’âme dans une union amoureuse avec son
Dieu, en son Fils et par son Fils, en une vie de pureté d’esprit et de vérité,
et en une grande simplicité.”
La vocation de Gaston de Renty est
de vivre l’enfance de Jésus, en se dépouillant de lui-même pour laisser
subsister en lui l’innocence, la pureté et la simplicité de Jésus. N’est-ce pas
là la véritable ascèse? Aux carmélites de Dijon, il n’hésitera pas à écrire vers
Noël 1644 :
“Pour être crucifié, je dis de
la croix des saints qui accomplissent celle de Jésus-Christ, il faut être
innocent avec Jésus-Christ.... Il nous faudrait être configurés à lui en tous
ses états, mais celui de l’enfance est le fondement de tous les autres, c’est
l’état permanent où il faut faire notre résidence... Certainement, nous sommes
toujours petits, parce que nous ne sommes pas petits.”
Vivre l’enfance du Christ, c’est
vraiment une ascèse, car dit de Renty: “J’adore le saint Enfant Jésus afin
qu’il daigne entrer en possession de ces petites victimes qui ne veulent
respirer que pour lui, et ne se mouvoir que par lui.”
L’état d’enfance spirituelle est un
véritable état de mort à soi-même, car, “la sainte enfance oublie ce qu’elle
savait et elle s’oublie soi-même tant elle va simplement à Dieu.” Et
n’oublions pas que le Verbe de Dieu qui s’est fait petit, impuissant, est devenu
source de grâces dans cet abaissement. L’état d’enfance spirituelle n’est donc
rien d’autre que la condition préalable pour se mettre en route vers la Croix du
Christ, c’est le commencement de notre chemin de croix. C’est “la porte et
l’adresse” des autres états et l’indication du chemin pour y parvenir.
L’état d’enfance nous plonge dans
la dépendance vis-à-vis de Dieu. “Il nous établit dans l’abandon d’un enfant
de grâce et d’un enfant de l’Enfant Jésus... L’enfance donc, de Notre Seigneur,
est un état où il faut mourir à tout et où l’âme en soi, en silence, en respect,
en innocence, pureté et simplicité, attend et reçoit les ordres de Dieu et vit
au jour la journée en abandon, ne regardant d’une certaine manière ni devant
soi, ni derrière soi, mais s’unissant au Saint Enfant Jésus, qui, anéanti à
soi-même, reçoit tous les ordres de son Père pour être visité des pasteurs et
des mages, pour être circoncis, pour être porté à Jérusalem, pour aller demeurer
en Égypte, pour en revenir, pour se transporter au Jourdain à être baptisé, au
désert à être tenté, pour prêcher, pour après mourir en croix, et puis, être
relevé et consommé dans la gloire.”
Gaston de Renty écrit à l’une de
ses dirigée :
“Pour ce grand délaissement, ne
vous mettez pas en peine; encore que le Maître soit présent, il ne parle pas
toujours... Il est plus important d’attendre que Dieu se manifeste plutôt que de
se mettre à agir par soi-même et de risquer ainsi de ne faire que sa volonté
propre. Que Dieu nous console ou nous délaisse, ce qui compte c’est de suivre sa
volonté... Dieu veut soumission en son fils, sacrifice et abandon en son Fils,
et que l’on se fasse péché au milieu des péchés comme son Fils.” (se faire
péché, c’est-à-dire, porter, avec Jésus, les péchés du monde.)
C’est seulement quand elle se place
dans un grand abandon vis-à-vis de Dieu, que l’âme qui souffre trouve un peu de
joie, mais cet abandon vient de la présence de l’Esprit-Saint en nous. Donc :
“Disposons-nous à recevoir cet Esprit puissant afin qu’au milieu des tempêtes
nous ne soyons pas sans pilote; cette puissance que vous sentez en vous au
milieu de vos peines vient de là.”
Il convient de prendre garde à deux
tentations qui peuvent survenir quand une âme cherche loyalement à s’abandonner
à Dieu :
– d’abord, se décourager quand on
ne comprend pas les voies de Dieu.
– ensuite vouloir modeler soi-même
sa vie.
De Renty met en garde la Mère
Élisabeth de la Trinité : “Vous ne saurez souvent où sera Dieu, ni votre
volonté ; vous porterez souvent de grandes froideurs et égarements ; quelquefois
et bien longtemps on croit que tout est perdu. Mais ma très chère sœur, c’est là
le chemin royal de la croix, et c’est suivre Jésus-Christ crucifié; c’est là
l’état de l’abandon sensible des enfants, lesquels doivent crier: Dieu, mon
Dieu, pourquoi m’avez-vous abandonné ?”
Pour Gaston de Renty, “le chemin
royal, c’est le chemin de la Croix”, c’est suivre Jésus-Christ crucifié ;
c’est là l’état de l’abandon sensible des enfants, lesquels doivent crier : mon
Dieu, pourquoi m’avez-vous délaissé ? “Quand nous sommes liés à Jésus-Christ,
nous devons boire son calice “autant qu’il lui plaira, en patience, silence et
esprit de mort, en s’élevant à Dieu par le Saint Enfant Jésus qui nous appelle
sans cesse...” La Croix nous renvoie au mystère de l’enfance. Ce mystère de
l’Enfance du Christ, est en quelque sorte, intérieur au mystère de la Croix.
En août 1631, Sœur Marguerite du
Saint Sacrement, du Carmel de Beaune, reçoit une parole. Jésus lui dit d’abord :
“Ma fille et mon épouse, Je me montre à toi pour conserver en toi
l’innocence, la pureté et la simplicité.” Curieusement ce sont ces trois
morts : innocence, pureté et simplicité que Gaston de Renty utilisera quand il
parlera de la triple grâce attachée à l’Enfance de Jésus.
Bérulle considérait plutôt dans
l’Enfance du Christ, son anéantissement. Marguerite privilégie l’innocence.
Quant à Gaston de Renty, adorateur et serviteur de l’Enfant Jésus, il semble
concilier les deux approches précédentes, car pour lui, l’état d’enfance est une
voie d’humilité. L’esprit d’enfance, toujours selon Gaston de Renty est un
engagement à la séparation du monde et à la docilité envers le Saint-Esprit.
Dans une lettre adressée au Père
Saint Juré, Gaston écrit : “Cet adorable Seigneur m’a renouvelé ce matin deux
connaissances qu’il m’en avait données depuis un mois. Je me trouvais
intérieurement inquiété sur la dévotion de l’Enfance de Notre-Seigneur, parce
que mon esprit fut frappé de cette pensée que le chrétien doit regarder
Jésus-Christ tout entier depuis son Incarnation jusqu’à l’état de sa gloire...
On me fit connaître comme ce mystère est notre porte et notre adresse pour notre
consommation jusqu’à la gloire.” Demander d’autres états : la Croix,
l’Agonie, etc, serait grande imprudence. Seul l’état de l’Enfance du Christ peut
être désiré sans témérité, car “il nous met dans l’ignorance, dans la
séparation et l’inapplication des choses de cette vie...nous tient dans un grand
silence et, enfin, produit une vie de mort pour l’extérieur.” Cette attitude
spirituelle s’acquiert par l’ouverture du cœur et de l’esprit et l’accueil de la
grâce.
Pour Gaston de Renty, il ne s’agit
pas d’imiter les gestes et les attitudes de Jésus, mais de le suivre dans sa
filiation à l’égard du Père. Ce qui importe c’est de vivre dans la sainteté du
Christ, telle qu’il l’a vécue dans toutes les étapes de sa vie. En bon fils
spirituel de Charles de Condren, Gaston de Renty peut écrire :
“Nous adorons son extrême
abaissement, sa soumission et nous nous donnons à Lui pour entrer dans son
esprit de sacrifice, où il s’offre sans cesse en s’y laissant conduire, avec son
accroissement jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la mort, et la mort en croix.”
Les fruits de l’esprit d’enfance sont l’abandon, la soumission et l’humilité.
Incontestablement Gaston de Renty
croit à la possibilité de vivre, selon le conseil de Jésus : vivre dans le monde
comme n’y étant pas. Gaston de Renty vit dans le monde. C’est un laïc consacré
qui ne renie pas les obligations de son milieu, mais il vit en ascète. Adhérent
de la Compagnie du Saint-Sacrement, il se considère en mission dans le monde
qu’il habite. C’est un actif, toujours prêt à servir le prochain, mais sa vie
d’oraison est intense, et sa vie mystique réelle et exceptionnelle: Gaston de
Renty bénéficia souvent de grâces extraordinaires.
Ce laïc, comme d’ailleurs Jean de
Bernières, directeur spirituel, lui aussi de laïcs et de religieuses, témoigne
de la vitalité de l’Église du XVIIe, Église trop souvent connue
uniquement de l’extérieur, à cause de la confrontation entre les jésuites et les
jansénistes, Église méconnue en France, ou dont on se méfie, à cause de ses
nombreux mystiques, mais Église exceptionnellement féconde en sainteté et en
richesses spirituelles de toute sortes.
Gaston de Renty vit dans le monde
comme n’y étant pas. Il ne fut pas toujours compris, même par les siens très
proches, sa mère, notamment. mais il vivait de l’Évangile, et seulement de
l’Évangile comme il le conseille lui-même à la Mère Élisabeth de la Trinité :
“L’Évangile et la vie de
Jésus-Christ, voilà notre viatique; travaillez là et croissez... en la vue de
Dieu.”
Quoiqu’il fut laïc, des prêtres
éminents confieront à Gaston de Renty la direction spirituelle de plusieurs
âmes, et, dans cet tâche, il se révélera un véritable maître. Il s’efforçait
d’abord de connaître les âmes qui lui étaient confiées, et de détecter l’action
de Dieu en elles. Il écrivit à l’une d’elles :
”J’ai pesé tout ce que vous
m’avez mandé, afin de mieux posséder la connaissance de ce que vous êtes et de
l’œuvre que Dieu fait en vous, pour suivre ce qu’il fait en votre âme et vous
aider à ôter les empêchements et retardements de la Rédemption et de la
perfection de votre état.”
Connaître les âmes : c’est
l’essentiel de la doctrine de l’école française sur la direction spirituelle.
Gaston de Renty avait d’ailleurs été à bonne école avec Charles de Condren et le
Père de Saint-Jure. Diriger quelqu’un, c’est se soumettre au travail de l’Esprit
dans une âme, et c’est obéir à ce même Esprit. Le vrai rôle d’un directeur,
selon la théorie de l’École Française, c’est d’abord comprendre l’orientation de
Dieu, puis conseiller: “Notre Seigneur fait son ouvrage tout seul par sa
puissance en vous... ce que je dois faire, c’est le suivre, et vous dire:
suivez-le, laissez-le faire.”
Ainsi peut s’établir entre deux
âmes une véritable communion mystique: “Quoique tous les chrétiens ne soient
qu’un, toutefois il y en a que Notre Seigneur avoisine et auxquels il donne une
liaison particulière outre la commune: ce Seigneur a voulu faire cela entre vous
et moi.”
Le but de cette union mystique,
c’est l’accomplissement du Royaume de Dieu en chacune des deux personnes: le
directeur et le dirigé, afin qu’ils deviennent victimes et prêtres pour
l’accomplissement du Royaume de Dieu. Il faut voir Dieu et se lier sans cesse à
Jésus-Christ. Gaston de Renty confie à la Mère Élisabeth :
“Nous ne sommes frère et sœur
que pour cela: produire les fruits vers l’autre de la très chère unité
qu’exprime le mot de charité, laquelle Jésus-Christ a diffusée dans nos cœurs.”
Et de Renty poursuit: “Soyons donc à présent des victimes dans cet esprit
de foi; soyons anéantis en obéissance et en prière continuelle, c’est-à-dire en
gémissement de notre cœur, pour croître dans les qualités de l’anéantissement,
de l’obéissance et de l’intérieur de Jésus-Christ, jusqu’à la dernière période
de notre immolation .”
Mais ne nous y trompons pas, l’union mystique
entre Gaston de Renty et ses dirigées, et plus particulièrement la Mère
Élisabeth de la Trinité, n’est qu’une grâce particulière fondée sur la grâce
commune du Corps mystique, c’est une communion spirituelle fondée sur la
communion des saints.
“... Dieu et Notre Seigneur ne nous forment pas
pour être tout seuls et séparés, mais pour être unis à d’autres et composer avec
eux par notre union un Tout divin.
” L’union
spirituelle avec une personne, ouvre sur la communion des saints.
La communion entre deux âmes permet
une connaissance plus profonde et dans l’Esprit, et une aide mutuelle. Gaston
constate: “c’est mon soutien dans notre unité que je sens me redonner force
et me renouveler vivement en mon Dieu.”
Un autre jour Gaston écrit à
Élisabeth de la Trinité :
“Il semble que nos fautes
doivent donner une aversion et une horreur de nous, et au contraire l’effet de
la charité fait que l’on embrasse les besoins d’une âme... Notre Seigneur ne
donne une liaison très étroite aux instruments qu’il a choisis que pour cette
réconciliation, en sorte qu’il se fait un même intérêt dans la prétention d’une
même fin et par le mouvement de ce même esprit qui tire tout à l’unité.”
Toutefois, Gaston de Renty n’hésite
pas à affirmer que c’est dans l’Eucharistie qu’ils devront se retrouver. Gaston
lui écrit :
“Rencontrons-nous tous les jours à
la Sainte Messe et à toutes nos communions aux pieds de notre Jésus élevé dans
le trône de sa puissance.”
C’est le Père Gibieuf, supérieur
ecclésiastique du Carmel, qui demanda à Gaston de Renty de prendre en charge la
direction spirituelle de la Mère Élisabeth de la Trinité, du Carmel de Beaune.
C’était une âme particulièrement douloureuse et tourmentée et Gaston de Renty
lui écrivit très souvent. À partir de cette correspondance abondante: 120
lettres destinées à la Mère Élisabeth, (le quart de sa correspondance connue)
étalées sur six ans, nous sont parvenues, nous pourrons affiner les axes
principaux de la spiritualité de cet homme d’exception.
Mais d’abord, et pour bien
comprendre les orientations de cette direction, voyons qui était la Mère
Élisabeth de la Trinité?
5-3-2-Qui était la Mère Élisabeth de la Trinité ?
Septième enfant d’une famille qui
en comptera huit, Élisabeth, fille du sieur Lancelot de Quatre Barbes naquit à
Château-Gontier, en Mayenne, en 1598. Elle prit l’habit au Carmel de Tours le 14
août 1618. Elle fut rapidement remarquée par son humilité, son égalité d’humeur
et sa charité. En 1625, elle fut élue prieure du Carmel de Lyon, puis, en 1626,
au Carmel de Beaune qu’elle ne quittera plus.
Cependant, sur le plan personnel,
elle était envahie de peines intérieures, de scrupules et d’angoisses terribles.
En 1643 elle décrit ses angoisses à Gaston de Renty. Elle dit, entre autres :
“... Je me confessais comme je l’entendais à des confesseurs qui ne savaient
rien de mon état, me mettaient souvent au désespoir... Dieu me retira tellement
de choses qu’il ne me permettait rien du tout que de demeurer au chœur comme une
bête apportée et souffrir ma peine devant lui... Je ressentais une puissance
secrète qui me retirait de tout et me tenait captive et attachée au Très Saint
Sacrement en la présence duquel j’étais quasi continuellement... Notre Seigneur
permit par une miséricorde extraordinaire que Mr de Renty fût obligé de venir en
ce pays.”
Mère Élisabeth est une religieuse
gravement perturbée, qui subit des tentations graves, et qui est dominée par des
scrupules morbides. Cependant, et quoiqu’elle vive véritablement en Enfer, elle
ne fuit pas Dieu, au contraire.
La prieure du Carmel de Beaune a
connu de multiples épreuves: des problèmes matériels dans son carmel, et surtout
de nombreuses difficultés et des incompréhensions des supérieurs, en raison de
la vocation très spéciale de Marguerite du Saint-Sacrement entraînant multiples
enquêtes, visites, etc...
La Mère Élisabeth vécut aussi des
épreuves intérieures véritablement accablantes: aridité spirituelle, nuit de la
foi, crises de scrupules, assauts de fantasmes de haine qui annihilaient sa
volonté, dégoût pour tout ce qui est saint. Aujourd’hui on dirait que Mère
Élisabeth faisait de la dépression nerveuse. Ce cas était relativement rare à
cette époque, et les directeurs spirituels qui s’étaient succédés avant Gaston
de Renty s’étaient trouvés bien démunis.
Gaston de Renty sera donc très seul
face à ce cas difficile, mais grâce à sa finesse psychologique, son bon sens et
son discernement, il saura aider la prieure en s’efforçant de la déculpabiliser,
en lui faisant comprendre, notamment, que ses difficultés étaient des épreuves
permises par Dieu.
La mère de Gaston de Renty, blessée
dans son amour propre de voir son fils s’abaisser à des tâches indignes d’un
gentilhomme, chercha à le déshériter. Afin de sauvegarder l’avenir de ses
enfants, Gaston dut entrer en procès contre elle. C’est en allant plaider à
Dijon où l’affaire avait été renvoyée, que Gaston de Renty, entré en contact
avec le Carmel de Dijon, rencontra Mère Thérèse de Jésus Languet. Il se rendit
également au Carmel de Beaune où il rencontra Marguerite du Saint-Sacrement et
la Mère Élisabeth de la Trinité. Il y aura dorénavant entre lui et Mère
Élisabeth, une communion spirituelle très forte, ayant la Croix pour centre. Le
19 août 1643, Gaston de Renty écrivit pour la première fois à la Mère Élisabeth;
il ne la plaint pas, au contraire, il bénit Dieu pour les croix qu’Il lui
envoie.
Gaston a une grande conscience de
ses limites personnelles. Il se considère comme un pauvre homme, un abîme de
misère, indigne de la tâche qui lui est confiée, comme un pécheur qui a
confiance en la Miséricorde divine. Avec ses dirigés il gardera le souci
constant de s’effacer, de n’être que celui qui conduit au Christ. Il n’hésitera
pas, le cas échéant, à conseiller le choix d’un autre directeur. Et il conseille
d’abord et surtout le choix de quelqu’un d’intelligent, car “si une personne
n’est (pas) intelligent, (sic) comment sera-t-il juge?...
Certainement comme dit Sainte thérèse, la piété ne suffit point, mais
l’intelligence et la doctrine est nécessaire, et vous y trouverez mieux votre
compte.”
Aussi remplira-t-il sa mission
envers Mère Élisabeth avec fermeté et liberté, et avec un exceptionnel
discernement. Mais ce discernement lui est donné par Dieu. Il lui écrit :
“J’ai eu depuis huit jours une particulière connaissance de votre état et je
crois que cela me fut donné pour vous.” Et il la met en garde contre une
subtile recherche d’elle-même dans la relation: “Tout ce que vous cherchez et
désirez, que ce soit seulement pour appartenir à Jésus-Christ et être toute à
Dieu, quand même vous devriez souffrir incroyablement davantage.” Car “il
y a souvent un grand amusement d’avoir toujours recours au conseil plutôt qu’à
pratiquer le conseil.”
Il n’y a pas de vraie vie
chrétienne sans la souffrance. Si nous souffrons, c’est d’abord en vertu de
notre baptême. Puisque le Fils de Dieu a souffert, les chrétiens doivent
souffrir à leur tour, la croix est le passage obligé pour la vie. Gaston de
Renty écrit à Mère Élisabeth: “Ce monde ici n’est pas un enfer pour les
souffrants, il l’est bien plutôt pour les contents du siècle... la grâce
chrétienne est une grâce d’abnégation et de renoncement qui porte peine et
travail...”
La grâce du Christ a remis l’homme
dans un état supérieur du point de vue de la grâce, mais c’est toujours un état
de combat: “De même que le Christ a lutté contre le mal en passant par la
souffrance et la mort, ainsi le chrétien doit combattre à son tour et ne peut
pas s’étonner d’être affronté au mal sous toutes ses forme, et en particulier la
forme de la souffrance physique ou morale. C’est même le contraire qui serait
inquiétant.”
En conséquence, il faut accepter
les épreuves: “Je vous supplie, insiste Gaston de Renty, de laisser
faire l’œuvre de Dieu en paix, et de supporter les travaux qui vous sont donnés
comme peines que vous voulez bien porter, mais non comme crimes qui vous doivent
épouvanter... Votre voie est de porter le feu de la tribulation, et... Notre
Seigneur veut vous enrichir par cette pauvreté et fatigue... qui n’opéreront
qu’à la condition de vous y soumettre et abandonner sans discernement.”
La chose à craindre, c’est de ne
pas souffrir quand on est enfant d’un crucifié. Il convient donc de soutenir
pour le Christ la charge du péché qu’il a lui-même portée pour faire de ce
fardeau, non une malédiction, mais une bénédiction. Dieu nous donnera les forces
en conséquence... Il faut donc vivre sa souffrance comme ne la vivant pas. Et la
joie sera là. Gaston de Renty écrit à la Mère Élisabeth:
“Jésus vous tend les bras, il
vous attire par ses clartés et les secours qu’il vous donne au milieu des épines
et des ronces qui voudraient vous suffoquer; mais votre cime étant une croix,
elle aura sans doute assez d’air pour s’élever en haut, gagner de dessus de ses
broussailles rampantes, et vous faire jouir, en les étouffant, un jour la clarté
du ciel.”
Gaston de Renty sait bien que nous
sommes en pèlerinage sur cette terre, et l’épreuve est la loi commune de tous
les chrétiens. Notre pérégrination doit être acceptée comme le font tous les
vrais pélerins, fortifiés par l’espérance de la Résurrection, espérance qui nous
donne force, patience et courage: “Espérer, ce n’est point rêverie, mais
vérité.”
Les épreuves de la terre sont le
temps des fiançailles qui permettent d’accéder à la joie des noces: “Il faut
passer par des conduites dont les mouvements impénétrables font quelquefois
porter un enfer si vivant que l’âme se croit souvent s’y être perdue, et le
croirait tout à fait si ce n’est un certain respir (sic) de son Dieu qui
toutefois l’élève toujours à lui, et lui fait tout accepter selon son bon
plaisir, s’abandonnant à sa miséricorde qui est tout son appui, et où elle met
sa confiance.”
Porter la Croix, c’est aimer. C’est
dans la communion à la Croix du Christ que se trouve le secret de l’abandon à la
volonté de Dieu, puisque c’est en portant sa Croix que le Christ a fait lui-même
la volonté de son Père.
Le véritable amour consiste à
renoncer au mal dans le mal, de le condamner en soi et partout, mais d’en
vouloir bien porter la peine pour son amour. L’âme qui accepte d’entrer dans
cette communion au Christ, devient victime à son tour. Gaston de Renty écrit à
la Mère Élisabeth: “Ma très chère sœur, c’est tout de bon qu’il faut
commencer à faire les fonctions de victime et porter sans retour les effets du
grand-prêtre jusqu’à l’égorgement final, nous abandonnant à l’ordre divin dans
le zèle de son accomplissement tout pur, et dans la confiance de la paternité
d’un Dieu... Vous devez vous laisser mener comme une hostie qui n’a plus de
droit sur soi, mais qui se laisse conduire à son immolation avec toute
acceptation et abandon à Dieu son créateur...”
Nous avons évoqué plus haut les
peines spirituelles de la Mère Élisabeth et ses angoisses quasi constantes. À
côté de ces angoisses la prieure ressentait le sentiment d’être envahie par le
péché et comme plongée en enfer. L’obscurité est la marque la plus évidente de
son état. Gaston de Renty lui écrira: “Une de vos grâces est de ne rien
connaître; Dieu est votre connaissance en espérance, c’est assez.” À cela
s’ajoute une étrange tristesse que de Renty détecte: “Une partie de votre
souffrance est de ne pas sentir l’union d’esprit avec Jésus-Christ... Votre
angoisse est de n’être pas sienne, ce vous semble... il y a donc en vous un
respir puissant, qui du milieu de vous cherche sa délivrance.”
Comme Mère Élisabeth ne trouve ni
repos, ni consolation, Gaston de Renty l’oriente vers Gethsémani, quand Jésus
s’exclamait: ”Mon âme est triste à en mourir!” et vers la Croix, quand
Jésus s’écriait: “Mon Dieu! Pourquoi m’as-Tu abandonné?” Et Gaston de
Renty comprend que Mère Élisabeth est une âme privilégiée: “Le Seigneur vous
a élue pour être un des apanages de sa miséricorde... Notre Seigneur veut que
vous portiez avec Lui la pesanteur et la malignité du péché... “ Il s’agit
naturellement ici du péché du monde...
La Mère Élisabeth de la Trinité
est, incontestablement crucifiée; c’est dans le mystère de la Passion et de la
Croix qu’elle doit voir l’origine de ses angoisses et de ses scrupules. Gaston
de Renty a parfaitement réalisé que pour elle, la participation à
l’anéantissement du Christ, passe pas le Golgotha. Ses épreuves sont
l’expression de l’amour de Dieu pour elle. Cela est dur à comprendre, “mais
ce qui est cause que nous ne comprenons pas les choses de Dieu, c’est que nous
les considérons par nos bassesses, et elles vont d’un air qui va au-dessus de
toutes nos pensées?”
Gaston de Renty suggère :
“Écoutons ce que Jésus dira : ‘Mon amour, sur toi, veut te configurer à moi, et
comme je n’ai été sur la terre que pour souffrir, mon très grand et infini amour
qui te regarde dans ta fin te fait suivre ma vie voyagère, toujours dans la
croix’...” Tout cela, c’est la miséricorde de Dieu qui nous fait comprendre
le pourquoi de la souffrance : “... et tant plus j’y vois de surcharge,
c’est-à-dire d’effets d’abomination et de toute malignité multipliée, tant plus
j’entre en référence de la grandeur de son ouvrage en sa fin.” Sans oublier
pour autant la conscience du péché et la nécessité de la contrition où s’exerce
la miséricorde divine: “La miséricorde de Dieu c’est d’abord le pardon qu’il
accorde au pécheur, et ce pardon n’est donné que dans l’horreur du péché qu’il
suscite.”
Quoi qu’il en soit, il ne faut pas
oublier que Dieu est présent dans la souffrance: “Le bon Jésus est Roi de la
Croix, soyez à son imitation prieure en icelle, mais prieure de douceur, de
cordialité, de charité comme notre bon Roi nous est exemple de toutes vertus
dans la violence et la rage de ses meurtriers. Combien plus vous le devez être
avec vos agneaux.” Car nous, nous ne sommes pas appelés à faire souffrir
ceux qui nous sont confiés. Dieu seul peut envoyer les croix que chacun sera
capable de porter.
Il existe une grâce initiale à
toute vie spirituelle: la connaissance de son péché, et cette grâce de la
connaissance de son état de pécheur est très importante pour Gaston de Renty qui
écrit à la Mère Élisabeth de la Trinité: “Une des grandes miséricordes que je
considère sur vous, c’est celle qui vous fait ressentir si misérable; c’est la
vue de ce que vous êtes, c’est la vue de vos péchés et de l’abomination des
désolations, mais sachez que c’est un privilège spécial qui n’est donné qu’à
peu; c’est bien tard de l’avoir à la mort, mais c’est une grande grâce de
l’avoir dans la vie et pour y consommer sa vie.”
Quand cette grâce est donnée à
quelqu’un, il faut d’abord s’en réjouir, car le Christ, pour nous sauver, nous
associe à la peine qu’il a pour nous: “Quelle douceur, quelle justice, quelle
miséricorde que, coupable, vous soyez compagne de l’innocent Jésus, et que par
amour il vous appelle à porter une partie de votre croix.” Mais attention!
“Il n’y a pas de péché où il n’y a ni liberté ni volonté.”
Il ne faut donc pas revenir sans
cesse sur le passé. Les crises sont inévitables, mais après, conseille de Renty,
“rentrez dans cette même offrande et vous tenez toujours liée aux saintes
plaies de Jésus-Christ qui vous guériront en la résurrection et vous affligeront
et pénétreront de douleurs en votre passion; voilà l’ordre tracé en Jésus-Christ
qui s’accomplit en ses plus chers membres, lesquels parachèvent par ces pas les
suppléments de sa croix pour l’accomplissement de son Corps mystique... Ce que
je peux vous dire : suivez-le, laissez-le faire, tout va bien, prenez courage,
abandonnez-vous.”
Il faut éviter de revenir sur le
passé: “Souvent, en pensant se guérir, on se blesse et ces espèces sont si
puissantes par leur conformité à notre malignité que nous n’en ressentions
quelques mauvais effets en nous, c’est pourquoi tous les spirituels défendent
ces recherches. Ces retours sur le passé sont finalement dangereux, car ils nous
remettent en présence du mal.” Et surtout, il ne faut jamais succomber au
désespoir.
Pour Mère Élisabeth, la tentation
du désespoir est là; aussi Gaston de Renty l’invite-t-il fortement à faire
confiance à l’Amour : “Confiance, confiance, avec humilité et non terreur...
C’est l’infinie charité qui donne ces voiles et ces persécutions pour, par foi
et espérance, nous consommer plus héroïquement dans cet abîme de charité... Tout
ce que l’on peut vous donner est de vous assurer que vous êtes à Dieu, dans sa
dilection et protection, et vous soutenir autant que l’on le peut en la patience
et sacrifice d’abandon...” Et encore: “Prenez surtout confiance dans
l’ordonnance de Dieu sur vous qui protège même, la conduit et la gouverne
par-dessus tous les moyens humains.
La tentation du désespoir est la
tentation suprême qui peut advenir à des âmes accablées de souffrance. C’est
l’orgueil qui engendre la tentation du désespoir si l’on ne veut pas
s’abandonner entre les mains de Dieu, c’est à cause des traces d’orgueil qui
subsistent en elles. Ce sont les résistances à leurs épreuves ou à leurs peines.
C’est souvent un désir de perfection qui devient le plus grand obstacle à leur
relation à Dieu, car elles ne suppportent pas leurs misères qui ternissent
l’image qu’elles ont de la vie chrétienne. Le risque, alors, est de tomber dans
le désespoir, ce qui est le secret désir du tentateur.
De Renty écrit encore à la Mère
Élisabeth de la Trinité :
“La fin du diable est de vous faire
tomber dans le désespoir... Il vous conduit pas à pas au désespoir, vous ne
seriez pas la première... surtout rompez ce désespoir, car l’espoir est pour les
rédimés
,
et vous l’êtes, et en grand prix,... Il faut aller à Dieu tout droit sans
regarder derrière soi, ni à côté... Un Judas à la vérité, s’est perdu parce
qu’il s’est désespéré.”
Quel remède à ce mal ? Avoir
recours à Jésus-Christ. De Renty conseille :
“Si vous avez recours à
Jésus-Christ, il se servira du péché contre le péché lui-même... Servir Dieu
dans les consolations, c’est recevoir des récompenses et peut-être temporelles;
mais le servir dans les contradictions du péché sans s’abattre mais tendant
toujours à lui, à sa miséricorde et bonté, c’est mériter récompenses pour
l’éternité...” Comme l’apôtre Paul, nous sommes souvent contrariés dans
notre désir sincère de servir Dieu, “mais cela est bon pour nous qui risquons
toujours de nous attribuer à nous-mêmes nos bonnes actions, au lieu de
reconnaître qu’elles sont l’œuvre de Dieu en nous.”
Et de Renty a cette phrase
sublime : “Il faut retourner le désespoir en espérance.”
Et en humilité, pourrions-nous
ajouter. En effet, Gaston de Renty a compris que, si la Mère Élisabeth de la
Trinité risque de tomber dans le désespoir, c’est à cause de ce qui
subsiste encore d’orgueil en elle: l’image qu’elle a d’elle-même n’est pas
conforme à la haute idée qu’elle se fait de la perfection. Il faut coûte que
coûte qu’elle renonce à l’image qu’elle se fait de la perfection chrétienne et
qu’elle avance sur le chemin de l’humilité. “Il vaut mieux se soumettre et
s’abandonner que de vouloir juger de son état.”
Gaston de Renty lui dira un peu
plus tard :
“Le vrai renoncement de soi
consiste à ne se servir plus de sa propre prudence, prévoyance, ni de la
capacité de notre esprit, mais met l’âme nue et dépouillée de tout dans
l’abandon et la tutelle de l’esprit de son Dieu qui lui suggère en chaque temps
et action ce qui est à faire et est son mouvement et sa vie.” Car la
perfection ne consiste pas à présenter une image impeccable, mais à accueillir
la réalité incontournable de ce que nous sommes, avec nos limites et nos
fragilités.
Il faut tout abandonner à Jésus
souffrant qui veut que nous soyons à lui tels que nous sommes; il ne demande que
notre abandon et le consentement de notre liberté: “Il ne faut point de
raisonnement... mais commettre notre âme et tout ce qui nous regarde entre les
mains de Dieu et aller simplement ainsi sans s’étonner de toutes les bourrasques
de l’air, de la terre, ni des enfers. Le meilleur moyen d’y parvenir n’est-il
pas, d’ailleurs, d’éviter de penser à ce qui engendre les inquiétudes, et
d’essayer de regarder Dieu, dans le silence et l’humilité qui doivent s’emparer
de l’âme quand elle est en face de son Seigneur. ”
Le Christ est notre modèle. Il a
connu beaucoup d’humiliations et frôlé le désespoir: “Le Fils de Dieu a-t-il
été connu des siens ? Lui a-t-on rendu le bien pour le bien et bonne volonté
pour bonne volonté ? Qui l’a injurié ? Qui l’a livré ? Qui a crié “tolle, volle,”
sinon les siens et les prêtres ?”
Gaston de Renty n’a pas écrit
d’ouvrage doctrinal. Seules ses lettres de direction laissent deviner la
profondeur de son jugement et de son amour de Dieu. Ce fut, en effet, un
exceptionnel directeur spirituel dont le souci permanent était de s’adapter à
l’Esprit qui agissait dans les âmes. Mais le souci psychologique du directeur
sait s’effacer devant les réalités doctrinales et spirituelles profondément
vécues par l’École française de spiritualité et ses grands fondateurs et
représentants qui, pour la plupart, furent de très grands saints.
Gaston de Renty fut
incontestablement un très grand saint. Mais que dire de son épouse qui est si
rarement nommée ? Que dire de celle qui, sans jamais paraître, lui permit de
devenir le saint que nous admirons aujourd’hui? Cette question nous servira de
dernière conclusion.
Paulette Leblanc



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