Septième BÉATITUDE [1]

    Heureux les artisans de paix, car ils seront appelés Fils de Dieu.

l.      Dans la construction de la tente sacrée du Témoignage, que le Législateur fabriqua pour les Israélites d'après le modèle que Dieu lui avait montré sur la montagne (cf. Exode 25, 9), tout ce qui se trouvait compris à l'intérieur du périmètre de cordes était saint et sacré. Mais, pour la partie la plus intérieure, on n'y entrait pas, l'accès en était interdit ; on l'appelait le Saint des Saints ; on indiquait, je pense, en fabriquant cette expression intensive, que cet endroit participait à la sainteté d'une manière différente des autres : autant que le consacré, le saint, l'emportaient sur le commun, le profane ; cet endroit interdit était plus sacré et plus pur que le lieu saint qui l'entourait (cf. Ex. 25-40).

 Le Saint des Saints du mystère de Dieu

De la même façon, je pense, dans les Béatitudes qui nous ont été précédemment présentées sur la montagne, tout ce qu'a déjà établi la Parole divine est sacré et saint ; mais ce qui se propose maintenant à notre commentaire est véritablement l'inaccessible et le Saint des Saints. Car si « voir Dieu » est un bien qui ne peut être surpassé, devenir « Fils de Dieu » est absolument au-dessus de toute félicité. Quels mots concevoir ? Quels noms, dont le sens puisse rendre compte d'une telle promesse, d'un tel don ? Tout ce que pourrait concevoir la pensée est absolument dépassé par ce que veut montrer notre texte : nommerait-on « bon », « précieux » ou « élevé » ce qui nous est promis par cette Béatitude, ce qu'elle veut montrer est plus grand que ce que disent ces mots : le succès surpasse le souhait, le don surpasse l'espérance, la grâce surpasse la nature.

 L'homme devant Dieu

Qu'est-ce que l'homme, quand on le compare à la nature divine ? Auquel des saints pourrais-je emprunter ses paroles de mépris pour le genre humain ? Selon Abraham, « terre et cendre » (Ge. 18, 27), selon Isaïe, « herbe » (Is. 40, 6) ; selon David, pas même une herbe, mais « comme l'herbe » (Ps. 36, 2) (car le premier dit « toute chair est une herbe », mais le second « l'homme est comme l'herbe ») ; selon l'Ecclésiaste, « vanité » (Qo. 1, 2), selon Paul, « misère » (1 Co. 15, 19) (les mots dont l'Apôtre s'est désigné lui-même, il les emploie pour montrer la misère de l'ensemble du genre humain) [2].

 Qui est Dieu ?

Voilà donc ce qu'est l'homme ; mais Dieu, qu'est-il donc ? Ah ! comment le dirais-je, ce qu'on ne peut voir, ce que l'oreille ne peut percevoir, ni le cœur comprendre ? Quel langage me permettrait d'énoncer sa nature ? De ce bien, quel exemple pourrais-je trouver dans le domaine du connu ? Quel nouveau langage inventerais-je, pour signifier l'indicible et l'inexprimable [3] ?

J'ai entendu l'Écriture inspirée et ses exposés grandioses sur la nature d'En-haut ; mais qu'est-ce que cela à l'égard de cette nature elle-même ? Car la Parole en a dit autant que j'en pouvais comprendre, mais elle n'a pas épuisé l'immensité de son sujet.

Ceux qui respirent aspirent l'air chacun selon ses propres capacités, l'un davantage, l'autre moins ; pourtant, celui qui a une plus grande capacité respiratoire n'a pas absorbé la totalité de cet élément : de tout l'air, il a aspiré ce que lui permettaient ses capacités, et le tout demeure. De la même manière, quand la Sainte Écriture parle de Dieu, dans les exposés que nous donnent ceux qui sont inspirés par l'Esprit Saint, c'est, à la mesure de notre intelligence, avec un caractère sublime et grandiose, et en surpassant toute grandeur ; mais la véritable grandeur, elle n'y atteint point. « Qui a mesuré les cieux à l'empan, et dans sa main l'eau de la mer, et toute la terre à la poignée ? » (Is. 40, 12) Voit-on la noblesse de cette description de la puissance indicible ? Mais qu'est-ce que cela, à l'égard de la réalité ? C'est une partie, assurément, de l'action divine, que de telles allégories grandioses expriment dans le texte du Prophète ; quant à la puissance elle-même dont est issue cette action, — pour ne pas parler de la nature dont est issue cette puissance ! — il ne l'a pas exprimée, il n'était pas en situation de la faire.

Mais il adresse aussi sa parole à ceux qui, par certaines conjectures, représentent le divin à partir d'autre chose, quand il écrit, comme sortant de la bouche de Dieu, ce que voici : « A qui pourriez-vous me comparer ? dit le Seigneur. » (Is. 40, 18) C'est le même conseil que l'Ecclésiaste renferme aussi, dans les termes qui lui sont propres : « Ne te presse pas d'exprimer une parole devant la face de Dieu, parce que Dieu est au ciel, en haut, et toi sur la terre, en bas » (Qo 5, 1) ; il montre ainsi, je pense, à travers la distance dont ces éléments sont éloignés l'un de l'autre, dans quelle mesure la nature divine surpasse les pensées terrestres.

 Le fils de Dieu

A cette chose si belle et si grande, qui n'est accessible ni à la vue, ni à l'oreille, ni à la pensée, l'homme, qui est réputé sans valeur parmi les êtres, lui, la cendre, l'herbe, la vanité, est uni intimement : il est pris comme fils par le Dieu de l'univers. Que peut-on trouver de convenable pour rendre grâce de ce bienfait ? Quel langage, quelle pensée, quel mouvement de réflexion, pour célébrer cette surabondance de la grâce ? L'homme sort de sa propre nature, de mortel il devient immortel, de périssable impérissable, d'éphémère éternel, et en somme, d'homme il devient Dieu. Car l'homme, qui a été jugé digne de devenir fils de Dieu, aura assurément en lui la dignité de son Père, et devient l'héritier de tous les biens paternels. O munificence de la richesse du Maître ! O paume largement ouverte ! O grande main ! De quelle grandeur, ce don des trésors secrets ! C'est à une condition presque aussi glorieuse que la sienne propre que l'amour de Dieu pour l'homme conduit notre nature déshonorée par le péché. Si, en effet, c'est à sa propre nature que Dieu donne aux hommes d'être unis intimement : qu'y a-t-il là sinon la promesse, grâce à cette relation de parenté, d'une gloire semblable à la sienne ?

 A quel prix ?

2.     Voilà donc quel est le prix; mais quelle est l'épreuve ? L'artisan de paix, dit-il, sera couronné de la grâce de l'adoption. Il me semble que la tâche pour laquelle on promet un si grand salaire constitue elle-même un autre cadeau. En effet, parmi les choses dont on s'efforce d'obtenir la jouissance pendant la vie, qu'y a-t-il de plus doux pour les hommes qu'une existence paisible ? Tous les agréments de l'existence que l'on pourrait citer, pour être agréables, ont besoin de la paix. Si l'on avait tout ce qui a du prix dans la vie : richesse, santé, épouse, enfants, maison, parents, serviteurs, amis ; terre, mer, toutes deux prodiguant leurs richesses propres ; jardins, chasses, bains, palestres, gymnases ; lieux d'agrément pour tous et lieux de divertissement pour les jeunes ; et tout ce que l'on invente pour le plaisir ; ajoutons-y le plaisir des spectacles, et les concerts de musique ; et les autres divertissements grâce auxquels les gens délicats peuvent se faire une vie agréable. Eh bien, si l'on avait tout cela, mais non ce bien qu'est la paix, quel en serait le gain, la guerre empêchant de jouir de ces biens ? Donc, cette paix est agréable à ceux qui l'ont en partage, et elle donne de la douceur à tout ce qui a du prix dans la vie.

 Le bienfait de la paix

Bien plus, même si quelque malheur humain nous atteint alors que nous sommes dans la paix, le mélange du malheur avec un bien le rend plus facile à supporter ; mais si la guerre pèse sur notre vie, nous sommes en quelque sorte insensibilisés à ce genre d'occasions de chagrin. Car le malheur commun surpasse en douleur les ennuis personnels.

Les médecins, à propos des affections corporelles, disent que, si deux maladies atteignent simultanément le même corps, seule la plus grave est ressentie ; on est pour ainsi dire insensible à la douleur causée par le mal le moins important, car elle est cachée par la douleur dominante qui la recouvre. De même, les maux de la guerre, où surabondent les souffrances, disposent les individus à l'insensibilité envers leurs propres malheurs.

 Maux de la guerre [4]

Mais si l'âme est saisie d'une sorte d'engourdissement qui l'insensibilise aux malheurs individuels, frappée par les atteintes du malheur commun de la guerre, comment conservera-t-elle la sensibilité au plaisir ? Voici les armes et les chevaux, le fer aiguisé, la trompette qui résonne ; les phalanges hérissées de lances, les boucliers serrés les uns contre les autres, les casques dont le panache s'agite de façon terrifiante, les chocs, les bousculades, les mêlées, les combats, les carnages, les fuites, les poursuites, les gémissements, les cris de guerre, la terre arrosée de flots de sang, les morts foulés aux pieds, les blessés abandonnés à terre, et toutes les cruautés dont s'accompagne la guerre. Dans de telles conditions, pourra-t-on jamais incliner la pensée vers un souvenir de bonheur ? Mais si jamais un souvenir heureux se présentait à l'esprit : au malheur du danger présent, ne viendrait-il pas s'ajouter le souvenir de ceux qu'on aime, qui se présenterait à l'esprit ?

Donc, celui qui donne la récompense, si l'on se tient à l'écart de ce mal qu'est la guerre, offre deux cadeaux. Le premier don, c'est le prix ; le second, c'est l'épreuve elle-même.

 Le prix de la paix

En conséquence, même si rien n'avait été promis par l'espérance à une telle attitude, c'est en elle-même et à cause d'elle-même que la paix serait préférable à tout, et digne d'être recherchée avec grande ardeur — du moins par les gens sensés ! Or, on peut reconnaître la surabondance de l'amour divin pour les hommes à ce qu'il donne les bonnes récompenses, non pas à la souffrance et à la sueur, mais à la sensation de bien-être, en quelque sorte, et à la satisfaction ; s'il est vrai que la principale cause de joie est la paix, dont Dieu veut en tous une présence si grande que chacun ne la garde pas pour lui seul, mais en partage aussi le superflu avec ceux qui en sont dépourvus.

3.     « Heureux », dit-il, « les artisans de paix ». L'artisan de Paix, c'est celui qui donne la paix à autrui ; et l'on ne saurait offrir à un autre ce que l'on ne possède pas soi-même. Il faut donc d'abord être soi-même rempli des biens de la paix, et l'offrir ensuite à ceux qui sont privés d'un tel trésor.

 Qu'est-ce que la paix ?

N'imposons pas à notre discours la peine superflue d'un examen approfondi : il nous suffit, pour arriver à la possession du bien, d'une intelligence immédiate du texte. « Heureux les artisans de paix. » Nombreuses sont les maladies contre lesquelles cette Parole, de façon concise, nous offre un remède, car, par ce terme global, ce mot général, elle englobe tous les cas particuliers. Qu'est-ce donc que la paix ? Voilà ce qu'il nous faut d'abord concevoir.

Et qu'est-ce d'autre qu'une sorte de disposition d'amour envers son semblable? Que peut-on donc concevoir d'opposé à la paix ? Haine, colère, irritation, jalousie, rancune, dissimulation, le malheur de la guerre : voit-on combien de maladies, et lesquelles, trouvent leur antidote dans ce seul mot ?

La paix, en effet, combat également chacun des maux que nous avons énumérés, et elle fait disparaître le mal par sa seule présence. Quand la santé la remplace, la maladie disparaît, et quand paraît la lumière, il ne reste plus de ténèbres ; de même, quand se manifeste la paix, c'est la dissolution du bloc de toutes les affections qui lui sont contraires.

Quant à la grandeur de ce bien, il ne sert à rien, je pense, que je l'expose moi-même dans ce discours. Que l'on réfléchisse personnellement à ce qu'est la vie de ceux qui entretiennent des relations réciproques de suspicion et de haine : les hasards de l'existence leur sont funestes, et tout ce qui les concerne réciproquement haïssable ; leur bouche est muette, leur regard hostile ; et ils ont fermé leur oreille à la voix de celui qui les hait et qu'ils haïssent. Chacun des deux aime ce que l'autre n'aime pas ; et, inversement, tient pour adversaire ou ennemi ce que son ennemi trouve à son goût.

 La colère trouble la paix

4.     Comme les plantes aromatiques emplissent l'air avoisinant du même parfum suave, Dieu veut qu'à profusion abonde en toi la grâce de la paix, en sorte que ta vie soit un remède pour la maladie d'autrui. De la grandeur d'un tel bien on peut se faire une idée plus exacte, si l'on fait le compte des malheurs dus à chacune des affections que la malveillance fait naître dans l'âme [5]. Qui saurait exposer convenablement cette affection qu'est la colère ? Quelles paroles décriront la laideur d'une telle maladie ? Ce sont les affections des démoniaques que l'on voit se manifester chez ceux qui sont sous l'empire de la colère. Qu'on réfléchisse parallèlement aux affections dont sont responsables le démon et la colère : quelle différence ?  L'oeil du démoniaque, hagard, est injecté de sang, la langue pendante, la voix perçante et hurlante, avec des sons rauques. Ce sont manifestations communes à la colère et à la possession démoniaque, que les mouvements violents de la tête, la folle agitation des mains, le tremblement de tout le corps, le pied mal assuré ; ces deux maladies font l'objet d'une seule description, dans les termes que nous avons employés.

La seule différence de l'une à l'autre se constate dans la mesure où la première est un mal auquel on se soumet de son plein gré, tandis que l'autre s'abat contre leur volonté sur ceux en qui elle se déclare. Or, combien il est plus pitoyable d'être dans un malheur où l'on s'est élancé de soi-même, que de souffrir de quelque chose contrairement à son attente ! Et le spectacle qu'offre la maladie démoniaque ne peut qu'émouvoir de compassion ; mais à peine a-t-on vu la colère furieuse qu'on l'imite, car on s'en voudrait de ne pas surpasser par sa propre affection celui qui a été atteint de cette maladie le premier. Et quand le démon torture le corps de son patient, le mal se borne à l'agitation désordonnée des mains du possédé ; mais quelle violence dans les mouvements que le démon de la colère donne au corps ! L'affection a-t-elle imposé sa domination, le sang qui entoure le coeur s'est-il mis à bouillir, pendant que la bile noire, comme on dit, conséquence de l'état colérique, se répand partout dans le corps, alors, la compression des vapeurs internes resserre tous les organes sensoriels de la tête ; les yeux sont exorbités ; ils dardent sur l'objet de la colère un regard injecté de sang, semblable à celui du dragon ; l'essoufflement serre la poitrine ; les veines du cou se gonflent, et la langue s'épaissit ; comme la trachée se resserre, la voix devient facilement perçante ; les lèvres, sous l'action de cette bile froide qui se répand, deviennent rigides et noircissent ; il leur devient difficile de se mouvoir pour s'écarter et se fermer naturellement, en sorte qu'il ne leur est pas possible de conserver dans la bouche même l'excédent de la salive, qu'elles laissent échapper en même temps que les mots, car le débit de la parole, rendu violent, fait écumer le malheureux. On peut alors voir les mains agitées par la maladie et les pieds de même ; et l'agitation qui s'empare de ces membres ne reste pas stérile comme chez les démoniaques, mais fait le malheur des colériques qui en viennent aux mains à cause de la maladie. Car c'est immédiatement contre les organes sensoriels importants que se portent les attaques des adversaires. Et si dans la mêlée le corps vient à se trouver à portée de la bouche, même les dents ne restent pas inactives, mais, comme on le voit chez la bête sauvage, elles s'enfoncent dans les chairs de l'adversaire. Et qui ferait le détail de tous les maux qui naissent de la colère ?

Celui donc qui empêche une telle horreur, il serait fort juste de l'appeler heureux et honorable, à cause de l'importance du service rendu. Si en effet celui qui a délivré l'homme de quelque désagrément physique est honorable à cause de cette bonne action, combien plus celui qui a libéré l'âme de cette maladie sera-t-il considéré par les gens sensés comme un bienfaiteur de la vie ! Car autant que l'âme est supérieure au corps, celui qui guérit les âmes est plus honorable que ceux qui soignent les corps.

 Les autres maux

5.     Que personne n'aille s'imaginer que, parmi les maux que produit la haine, l'odieuse colère soit pour moi le plus grave : il me semble que la jalousie, la dissimulation, est une affection bien plus grave que celle que je viens de mentionner, dans la mesure où ce qui est caché est plus redoutable que ce qui est apparent. Nous nous méfions davantage des chiens dont l'agressivité n'est indiquée ni par des aboiements, ni par une attaque de front, mais qui, l'air doux et apprivoisé, guettent le moment où notre attention se distraira. Telle est la jalousie, la dissimulation, chez les gens dont l'intérieur, le fond du coeur, nourrit la haine, comme un feu caché, tandis que, par dissimulation, ils conforment leurs apparences à l'amitié.

 La jalousie

Si le feu est caché sous la paille, il brûle d'abord en consumant tout ce qui le touche à l'intérieur du tas : aucune flamme visible ne s'élève, mais il sort une âcre fumée, violemment comprimée de l'intérieur ; mais que quelque souffle vienne l'attiser, alors, brillante et claire, se ranime la flamme. De la même façon, la jalousie dévore le cœur intérieurement, comme le feu dévore un tas compact de paille ; et, par honte, elle cache la maladie, sans être capable de la cacher complètement ; mais, comme une sorte d'âcre fumée, l'amertume de la jalousie apparaît dans les attitudes qui accompagnent l'apparence extérieure. Si un malheur atteint celui que l'on jalouse, alors, on manifeste sa maladie en accueillant avec joie, avec plaisir, les ennuis de l'ennemi. Ce qui trahit le sentiment caché, aussi longtemps qu'il semble inaperçu, ce sont des indices apparents, sur le visage, Car les signes mortels du découragement deviennent souvent ceux de la brûlure de la jalousie : yeux secs, enfoncés sous les paupières desséchées ; le sourcil froncé ; à la place des chairs, on voit les os... Et la cause de cette maladie, quelle est-elle ? La vie insouciante d'un frère, d'un familier, d'un voisin. Voilà des torts d'un nouveau genre ! Faire grief de son manque de malchance à un homme dont la réussite vous fait souffrir ? Non que l'on ait subi de sa part un dommage que l'on tienne pour une injustice, mais parce que, sans commettre aucune injustice, il est dans la prospérité...

Quel sentiment est-ce là, malheureux ! pourrais-je lui dire ; qu'as-tu subi pour être consumé ainsi, jetant un œil amer sur la prospérité de ton voisin ? Quel grief peux-tu invoquer ? Il est beau ? Il est éloquent ? Il est d'une naissance supérieure? Il a accédé à une charge qui le fait voir tout brillant de dignité ? Il a, de plus, abondance de richesses ? Ses paroles sont vénérables à cause de sa Sagesse ? Il est au centre de tous les regards à cause de ses bonnes actions ? Ses enfants sont sa joie ? Son épouse, son bonheur ? Les gens qui fréquentent sa maison font sa célébrité ? Pourquoi cela te pénètre-t-il le cœur comme une pointe de javelot. Tu frappes des mains ; tes doigts se crispent ; tes réflexions te tourmentent ; tu pousses des soupirs profonds, douloureux ; le plaisir des réceptions te devient odieux ; amère, ta table ; morne ton foyer ; tu prêtes facilement l’oreille aux détracteurs de l’homme heureux ; mais si l’on vient à te dire une parole droite, ton oreille lui est fermée. Et ans un tel état d’âme, pourquoi caches-tu ta maladie sous le voile de la dissimulation ? Pourquoi prendre le masque de l'amitié dans une affectation de bienveillance ? Pourquoi l'accueilles-tu avec des mots aimables, en lui souhaitant joie et santé, tandis que dans le secret de ton âme tu formules des imprécations contraires ?

Tel était Caïn, qui devint furieux de voir Abel plaire à Dieu ; la jalousie, dans son cœur, l'encourageait au meurtre, mais c'est l'hypocrisie qui fut le bourreau : prenant un air affectueux et affable, il l'entraîna dans la campagne, loin de l'assistance qu'auraient pu lui porter ses parents (Gen. 4).

 Faire la paix

Celui donc qui délivre la vie humaine d'une telle maladie, et qui, par la bienveillance et la paix, resserre les liens entre semblables, et conduit les hommes vers l'amitié et la concorde, ne fait-il pas vraiment l'œuvre de la puissance divine, en chassant le mal de la nature humaine, pour introduire à sa place la communion dans le bien ? Voilà pourquoi l'artisan de paix est appelé fils de Dieu, parce qu'il imite le Dieu véritable, qui accorde ces grâces à la vie humaine.

6.     « Heureux », donc, « les artisans de paix, car ils seront appelés Fils de Dieu ». Qui sont-ils ? Ceux qui imitent l'amour de Dieu pour les hommes, ceux dont la vie montre le caractère propre de l'action divine. Le dispensateur et Seigneur de ces biens détruit et ramène au néant tout ce qui est extérieur et étranger au bien. Voilà les actions que sa loi t'impose à toi aussi : rejeter la haine, faire cesser la guerre, disparaître la jalousie, chasser le combat, détruire l'hypocrisie, éteindre en toi la rancune qui consume lentement ton cœur ; pour y faire entrer à leur place toutes les qualités qui s'y opposent, en supprimant successivement les défauts contraires.

 Les fruits de la paix

En effet, comme le départ des ténèbres marque la venue de la lumière, chacun de ces défauts cède la place au fruit de l'Esprit : amour, joie, paix, bonté, patience, tous les biens nombreux dont l'Apôtre (Ga. 5, 22-23) a dressé la liste. Comment donc ne serait-il pas heureux, celui qui distribue les dons divins ? Celui qui imite les largesses de Dieu ? Celui qui par ses propres bienfaits rejoint la munificence divine ?

Mais peut-être n'est-ce pas seulement le bien d'autrui qu'a en vue cette Béatitude ; le nom d'artisan de paix, à mon avis, convient particulièrement à celui qui ramène à la paix et à la concorde la lutte que poursuivent en lui la chair et l'esprit, cette guerre civile naturelle, quand la loi du corps, qui combat la loi de l'esprit, n'a plus de force, mais se soumet à une royauté supérieure et entre au service des commandements divins.

Mais surtout, n'allons pas penser que la Parole nous invite à considérer deux vies différentes chez ceux qui ont amendé leur conduite : une fois abattu le mur de méchanceté qui divisait l'intérieur de l'âme, les deux aspects de la vie, réunis par un mélange salutaire, se fondent en un seul. Ainsi, puisque le divin, croyons-nous, est pur, sans mélange et sans forme, quand l'homme, grâce à une telle production de paix, sort de sa disposition double et revient complètement au bien, il devient, lui aussi, simple, sans forme, et véritablement un, en sorte que le visible devient semblable au caché, et le caché au visible. C'est alors que cette Béatitude prend véritablement toute sa force, et que de tels hommes reçoivent au sens propre le nom de fils de Dieu, eux qui ont été déclarés heureux selon la promesse de notre Seigneur Jésus-Christ ; à lui la gloire dans les siècles des siècles ! Amen.


[1] Les homélies 7 et 8 sont traduites par J.-Y. Guillaumin.

[2] Tantôt Grégoire célèbre la grandeur de l'homme et tantôt sa misère. Dialectique qui lui permet de mieux cerner l'inouï de la grâce de participation et de communion au mystère de Dieu.

[3] Fidèle à la théologie apophatique (connaissance négative de Dieu) Grégoire définit Dieu par ce qu'il n'est pas. Il serait facile de trouver la même manière de présenter Dieu chez Grégoire de Nazianze.

[4] De nouveau une présentation oratoire et grandiloquente des méfaits de la guerre, où joue l'influence de la deuxième sophistique.

[5] Encore une page qui répond à l'éloquence du temps, où Grégoire sacrifie à une rhétorique qui n'est pas son génie propre. Il est plus à l'aise dans une présentation plus sobre. Cette éloquence nous pèse, mais n'oublions pas qu'elle enchantait son auditoire.

    

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