PREFACE

Grégoire, évêque de Nysse, à son frère Pierre, serviteur de Dieu [1]

Si nous devions par de l'argent montrer notre vénération aux plus vertueux des hommes, toutes les fortunes du monde ne suffiraient pas, comme dit Salomon à égaler votre vertu: car les égards dus à votre Excellence ne s'estiment pas au poids de l'or.

La solennité de Pâques me rappelle le don [2] que j'ai l'habitude de faire à votre grandeur pour lui montrer mon affection: ce présent, homme de Dieu, sera au-dessous de votre mérite, mais il est en rapport avec mes moyens. C'est un traité que, dans l'indigence de mon esprit, j'ai eu bien du mal à tisser comme un vêtement de pauvre. Son sujet paraîtra peut-être audacieux à beaucoup; pourtant il ne m'a pas semblé hors de propos.

Sur la création de Dieu, en effet, je ne connais pas de meilleure étude que celle de Basile [3], cet homme « réellement créé selon Dieu » et « dont l'âme fut formée à l'image de son créateur ». Ces travaux de notre commun père et maître ont mis à la portée de tous la magnifique ordonnance de l'univers; à ceux que sa science a poussés à l'étude, ils ont fait connaître un monde qui trouve sa cohésion dans la vérité de la sagesse divine. Or, bien qu'impuissant à l'admirer comme il faut, j'ai eu l'idée de compléter ce qui manquait aux études de ce grand homme non que je veuille, en lui attribuant mon ouvrage, contaminer le sien (ce serait une impiété outrageante pour celui dont nous prétendons magnifier le sublime enseignement), mais je voudrais que la gloire qui vient des disciples ne fasse pas défaut au maître. Si en effet, son ouvrage sur les « Six Jours » laissant de côté l'étude de l'homme, aucun de ses disciples n'avait à cœur d'achever ce qui manque, la réputation de Basile encourrait peut-être le reproche de n'avoir pas cherché à mettre dans ses auditeurs l'habitude de la réflexion. Aussi, selon mes forces, j'ose entreprendre le commentaire de ce qui reste à traiter. Si, dans ces pages, vous en trouvez qui ne soient pas indignes de l'enseignement de Basile, toute la gloire en reviendra à notre maître; mais si je n'atteins pas à la sublimité de sa doctrine, on ne lui reprochera pas d'avoir donné l'impression de négliger la formation de ses disciples et, à bon droit, les critiques me tiendront responsable de ne pas avoir eu un cœur à la mesure de la sagesse du maître.

Ce n'est pas un petit objet que j'entreprends d'étudier, quelque merveille du monde d'intérêt secondaire, mais une réalité qui dépasse sans doute en grandeur tout ce que nous connaissons puisque seule, parmi les êtres, l'humanité est semblable à Dieu. Aussi la bienveillance de mes lecteurs sera disposée à l'indulgence pour ces pages même si je reste très inférieur à mon sujet. En effet, en tout ce qui concerne l'homme, on ne doit rien laisser sans examen de ce que la foi nous enseigne de son passé, de la destinée que nous espérons pour lui dans l'avenir et de sa condition présente. Je resterais évidemment en dessous de mes promesses si dans cette considération de l'homme que j'entreprends, j'omettais l'un des points essentiels à mon dessein. En particulier, à première vue, il y a, en l'homme, des contradictions: les caractères présents de sa nature et ceux qu'il eut à l'origine n'ont apparemment entre eux aucun lien nécessaire [4]. Ces oppositions, il faudra les résoudre grâce au récit de l'Écriture et par ce que nos raisonnements nous feront découvrir; ainsi nous mettrons en toute cette matière un enchaînement et un ordre entre ce qui parait s'opposer, mais qui en fait tend à un seul et même but, grâce à la puissance divine qui trouve une espérance pour ce qui n'en offre plus et une issue à ce qui n'en a pas.

Pour plus de clarté, j'ai cru bon de mettre le sujet en tête des chapitres: vous pourrez ainsi en peu de mots savoir le sommaire de chacun des arguments de tout l'ouvrage.

* * * * *

CHAPITRE PREMIER

QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LA NATURE DE L'UNIVERS.
MERVEILLEUX RÉCIT DE CE QUI A PRÉCÉDÉ LA VENUE DE L'HOMME

« Voici le livre de la Genèse du ciel et de la terre », dit l'Écriture, lorsque fut accompli l'ensemble du monde visible et que chaque être mis à part eut pris la place qui lui revenait, lorsque le cercle formé par le corps du ciel eut entouré l'univers, tandis qu'au centre prenaient place les corps lourds et pesants, à savoir, la terre et l'eau, se maintenant mutuellement l'un dans l'autre [5].

Deux principes opposés: mouvement et repos. Ciel et Terre.

Afin qu'il y eût entre les êtres une liaison solide, la nature reçut en elle l'art et la puissance divine pour conduire toutes choses par deux principes. C'est grâce au repos et au mouvement, en effet, que se produisent la naissance de ce qui n'est pas comme la permanence de ce qui est; car autour de cette partie de la nature que sa densité rend immobile, Comme autour d'un axe fixe, les pôles sont entraînés, tels une roue, dans un mouvement de rotation très rapide et l'un par l'autre, ces deux éléments sont maintenus dans une union indissoluble. Ce qui se trouve emporté par la circonférence, par la rapidité du mouvement, enserre de toutes parts la terre com­pacte; de l'autre côté, la substance solide et cohérente, à cause de son immuable fixité, donne au tournoie­ment des choses autour d'elle une intensité sans cesse accrue [6].

Une même tension poussée à l'extrême a été dépo­sée en ces deux substances séparées par leurs activités propres, à savoir la nature immuable et la périphérie sans fixité: en effet, ni la terre ne change de place ni le ciel n'abandonne jamais ou ne relâche la rapidité de son mouvement.

Voici donc les premiers éléments que la sagesse du Créateur a établis comme principes de tout le méca­nisme du monde, et le grand Moïse, en disant qu'à l'origine Dieu fit le ciel et la terre, veut montrer, je pense, que le mouvement et le repos sont à l'origine de tout cet univers visible que la volonté de Dieu a amené à l'existence.

Parenté de ces principes par les substances intermédiaires: air, eau.

Entre le ciel et la terre, diamé­tralement opposés l'un à l'autre par leurs activités propres, la création qui les sépare participe à certaines propriétés des parties avoisinantes et tient le milieu entre ces extrêmes, afin de rendre évidente l'intime union qu'ont entre elles par cet intermédiaire les parties opposées. L'air, en effet, imite à sa façon la mobilité incessante et la subtilité de la substance du feu par la légèreté de sa nature et par son aptitude au mouvement. Ce qui ne l'empêche pas de s'apparenter aux parties immobiles: car il n'est pas plus dans le repos perpétuel que dans un écoulement ou une dispersion incessants, mais par les propriétés qu'il a en commun avec l'une et l'autre partie de l'univers, il constitue comme la limite entre deux activités opposées, mêlant et séparant [7] à la fois en lui-même des éléments hété­rogènes par nature.

De la même façon, la substance humide, par ses doubles qualités, est en harmonie avec l'une et l'autre des parties opposées. Par sa pesanteur et sa tendance vers le bas, elle a une parenté marquée avec la terre. D'un autre côté, la puissance qu'elle a de s'écouler ne la rend pas tout à fait étrangère à la nature en mouvement; mais elle permet comme le mélange et la rencontre d'éléments opposés, à savoir de la pesanteur se transformant en mouvement, et du mouvement ne rencontrant pas d'obstacle dans un corps lourd, si bien que se rejoignent l'une l'autre des substances de nature radicalement différente, grâce à l'union que mettent entre elles les substances intermédiaires.

Union des parties opposées par le mélange de leurs propriétés. Différence entre créature et créateur.

Bien plus, pour parler avec précision, la nature des parties opposées n'est pas en fait sans aucun mélange des propriétés de l'autre, parce que, selon moi, tous les êtres de ce monde visible ont les uns pour les autres une mutuelle inclination et que toutes les créatures conspirent [8] entre elles, même lorsqu'elles se font connaître par des caractères opposés. Le mouvement, en effet, ne consiste pas seulement en un déplacement local, mais aussi dans l'évolution et l'altération. Or, redisons-le, la nature parfaitement immobile ne connaît pas ce mouvement qui consiste en l'altération. En dehors d'elle, la sagesse de Dieu, ayant fait l'échange des propriétés, mit l'inaltérabilité dans la substance toujours en mouvement et dans la substance en repos l'altérabilité: sans doute faisait-elle ainsi dans le dessein que l'homme, voyant en quelqu'une des créatures cette propriété de la nature divine, qui est d'être inaltérable et immuable à la fois, n'en vînt pas à tenir la créature pour Dieu. Car on ne peut prendre pour divin ce qui se meut ou s'altère. C'est pourquoi la terre est fixe, mais connaît l'altération, et le ciel, qui ne s'altère pas comme la terre, n'a pas de fixité. Ainsi la puissance divine, ayant mêlé à la substance en repos l'altéra­tion et à l'inaltérable le mouvement, rapproche comme dans une même famille les unes et les autres substances par l'échange de leurs caractères et ne permet pas qu'on puisse leur attribuer la Divinité. Comme je l'ai dit, ni l'une ni l'autre ne pourrait être tenue pour divine: ni celle qui n'est jamais en repos, ni celle qui connaît l'altération.

La création dans sa perfection.

C'est ainsi donc que l'ensemble des êtres atteint son achèvement [9]. Ainsi parle Moïse: Le ciel, la terre et toute substance située entre les deux furent accomplis et chaque chose reçut la beauté qui lui revient: le ciel, l'éclat des astres, la mer et l'air, les animaux qui y nagent ou qui volent, la terre, la diversité des plantes et des troupeaux, tous ces êtres qui reçoivent ensemble leur vitalité de la volonté divine et que la terre mit au monde dans le même instant. La terre qui avait fait germer en même temps les fleurs et les fruits était remplie de splendeurs; les prairies étaient couvertes de tout ce qui y pousse. Les rochers et les sommets des montagnes, les versants des coteaux et les plaines, tous les vallons se couronnaient d'herbe nouvelle et de la magni­fique variété des arbres; ceux-ci sortaient à peine de terre que déjà ils avaient atteint leur parfaite beauté. Naturellement toutes choses étaient dans la joie; les animaux des champs amenés à la vie par l'ordre de Dieu bondissaient dans les taillis par troupes et espèces. Partout les couverts ombragés retentissaient du chant harmonieux des oiseaux. L'on peut aussi imaginer la vue qui s'offrait aux regards sur une mer encore paisible et tranquille dans le rassemblement de ses flots; les ports et les abris, qui s'étaient creusés d'eux-mêmes le long des côtes selon le vouloir divin, joignaient la mer au continent. Les mouvements paisibles des vagues répondaient à la beauté des prés, faisant légèrement onduler le sommet des flots sous des souffles doux et bienfaisants [10].

L'attente de l'homme

Et toute la création, dans sa richesse, sur terre et sur mer, était prête; mais celui dont elle est le partage n'était pas là [11].

CHAPITRE II

POURQUOI L'HOMME VINT LE DERNIER DANS LA CREATION

Cette grande et précieuse [12] chose qu'est l'homme n'avait pas encore trouvé place dans la création. II n'était pas naturel que le chef fît son apparition avant ses sujets, mais ce n'était qu'après la prépa­ration de son royaume que devait logiquement être révélé le roi, lorsque le Créateur de l'univers eut pour ainsi dire préparé le trône de celui qui devait régner [13]. Voici la terre, les îles, la mer et sur eux, la voûte du ciel comme un toit. Des richesses de toutes sortes avaient été placées dans ces palais: par richesses, j'entends toute la création, tout ce que la terre produit et fait germer, tout le monde sensible, vivant et animé et aussi (s'il faut compter dans ces richesses ces matières que leur beauté rend précieuses aux yeux des hommes, tel que l'or, l'argent et ces pierres tant convoitées) tous ces biens que Dieu cache en abondance dans le sein de la terre comme en des celliers royaux. Alors Dieu fait paraître l'homme en ce monde, pour être des merveilles de l'univers et le contemplateur et le maître: il veut que leur jouissance lui donne l'intelligence de celui qui les lui fournit, tandis que la grandiose beauté de ce qu'il voit le met sur les traces de la puissance ineffable et inexprimable du Créateur [14].

Voilà pourquoi l'homme est amené le dernier dans la création, non qu'il soit relégué avec mépris au dernier rang, mais parce que dès sa naissance, il convenait qu'il fût roi de son domaine. Un bon maître de maison n'introduit son invité qu'après les préparatifs du repas, lorsqu'il a tout rangé comme il faut et suffisamment décoré maison, literie et table; alors, le dîner prêt, il fait asseoir son convive. De la même façon, celui qui, dans son immense richesse, est l'hôte de notre nature, décore d'abord la demeure de beautés de tout genre et prépare ce grand festin aux mets variés; alors il introduit l'homme pour lui confier non l'acquisition de biens qu'il n'aurait pas encore, mais la jouissance de ce qui s'offre à lui. C'est pourquoi, en le créant, il jette un double fon­dement par le mélange du divin au terrestre, afin que par l'un et l'autre caractère, l'homme ait naturellement la double jouissance de Dieu par sa divine nature, des biens terrestres par la sensation qui est du même ordre que ces biens [15].

CHAPITRE III

LA NATURE HUMAINE EST CE QU'IL Y A DE PLUS PRÉCIEUX DANS TOUTE LA CRÉATION VISIBLE

II nous faut aussi arrêter notre attention sur ce fait qu'une fois jetés les fondements d'un pareil univers et des parties qui le constituent dans sa totalité, la puissance divine improvise pour ainsi dire la création, qui vient à l'existence aussitôt qu'ordonnée. Pour la formation de l'homme, au contraire, une délibération précède et, selon la description de l'Écriture [16], un plan est d'abord établi par le Créateur pour déterminer l'être à venir, sa nature, l'archétype dont il portera la ressemblance, sa fin, son genre d'activité et l'exercice de son pouvoir. L'Écriture examine tout soigneusement à l'avance, pour montrer que l'homme va obtenir une dignité antérieure à sa naissance, puisqu'il a obtenu le com­mandement du monde avant même de venir à l'être. En effet « Dieu dit », selon les mots de Moïse, « Faisons l'homme à notre image et ressemblance; qu'il commande aux poissons de la mer, aux bêtes de la terre, aux oiseaux des cieux, aux animaux et à toute la terre » [17]. Chose étonnante! Le soleil est créé et aucune délibération ne précède. Pour le ciel il en est de même. Rien pourtant ne les égale dans la création. Or, de telles merveilles, un mot suffit pour les constituer. L'Écriture n'indique ni d'où elles viennent, ni comment, ni rien de tel. Ainsi chaque chose en particulier, l'éther, les astres, l'air qui les sépare, la mer, la terre, les animaux, les plantes, tous les êtres, d'un mot viennent à l'existence. Il n'y a que pour la création de l'homme que l'auteur de l'univers s'avance avec circonspection: il prépare d'abord la matière dont il le composera, il le conforme à la beauté d'un archétype, puis, selon la fin pour laquelle il le fait, il, lui compose une nature accordée à lui-même et en rapport avec les activités humaines, selon le plan qu'il s'est proposé [18].

CHAPITRE IV

LA FORMATION DE L'HOMME SIGNIFIE LE POUVOIR DE DOMINATION QU'IL A SUR TOUTES CHOSES

Les artistes ici-bas donnent à leurs instruments une forme en rapport avec l'usage qu'ils en feront. Ainsi le meilleur des artistes fabrique notre nature comme une création adaptée à l'exercice de la royauté. Par la supériorité qui vient de l'âme, par l'apparence même du corps, il dispose les choses de telle sorte que l'homme soit apte au pouvoir royal. Ce caractère royal, en effet, qui l'élève bien au-dessus des conditions privées, l'âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son propre vouloir [19]. De quoi ceci est-il le propre, sinon d'un roi?

Ajoutez à cela que sa création à l'image de la nature qui gouverne tout montre précisément qu'elle a dès le début une nature royale. D'après l'usage commun, les auteurs des portraits de princes, en plus de la représentation des traits, expriment la dignité royale par des vêtements de pourpre et devant cette image, on a l'habitude de dire: « le roi ». Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance avec le Roi Universel, a été faite comme une image vivante qui participe de l'archétype par la dignité et par le nom: la pourpre ne l'entoure pas, un sceptre ou un diadème ne signifient pas sa dignité (l'archétype, lui, n'en a pas); mais, au lieu de pourpre, elle est revêtue de la vertu, le plus royal de tous les vêtements; au lieu d'un sceptre, elle s'appuie sur la bienheureuse immortalité; au lieu d'un diadème royal, elle porte la couronne de justice, en sorte que tout, en elle, manifeste sa dignité royale, par son exacte ressemblance avec la beauté de l'archétype.

CHAPITRE V

L'HOMME EST UNE IMAGE DE LA ROYAUTÉ DE DIEU

La beauté divine n'est pas le resplendissement extérieur d'une figure ou d'une belle   apparence; elle consiste dans la béatitude indicible d'une vie parfaite. Aussi de même que les peintres, dans les cou­leurs qu'ils emploient pour représenter un personnage sur un tableau, arrangent leurs teintes selon la nature de l'objet pour faire passer dans le portrait la beauté du modèle, imaginez de même celui qui nous façonne: les couleurs en rapport avec sa beauté sont ici les vertus qu'il dépose et fait fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien. La gamme variée des couleurs qui sont en cette image et qui représentent vraiment Dieu n'a rien à voir avec le rouge, le blanc ou quelque mélange de couleurs, avec le noir qui sert à farder les sour­cils et les yeux et dont certain dosage relève l'ombre creusée par les traits, ni en général avec ce que les peintres peuvent encore inventer. Au lieu de tout cela, songez à la pureté [20], à la liberté spirituelle [21], à la béatitude, à l'éloignement de tout mal, et à tout le reste par quoi prend forme en nous la ressemblance avec la Divinité. C'est avec de pareilles couleurs que l'auteur de sa propre image a dessiné notre nature.

Si vous examinez les autres caractères de la beauté divine, vous trouverez que sur ces points encore la ressemblance est exactement gardée dans l'image que nous sommes. La Divinité est Esprit et Verbe: « Au commencement » en effet, « était le Verbe » [22]. Et selon Paul, les Prophètes « ont l'Esprit du Christ» [23] parlant en eux. La nature humaine, non plus, n'est pas loin de ces attributs: en vous-même, vous voyez la Raison et la Pensée, imitation de Celui qui est en vérité Esprit et Verbe.

Dieu est encore Amour et source d'amour. Jean le Sublime dit que: « L'amour vient de Dieu » et « Dieu est amour » [24]. Le modeleur de notre nature a mis aussi en nous ce caractère: « En ceci, dit-il, en effet, tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les autres» [25] Donc, si l'amour est absent, tous les traits de l'image en nous sont déformés.

Enfin la Divinité voit tout, entend tout, scrute tout. Vous aussi, par la vue et l'ouïe, vous percevez les choses et par la pensée, vous pouvez examiner et scruter l'univers

CHAPITRE VI

EXAMEN DE LA PARENTÉ DE L'ESPRIT AVEC LA NATURE. EN PASSANT, RÉFUTATION D'UNE OPINION DES ANOMÉENS

De ce fait, n'allez pas me faire dire que la Divinité atteint les êtres à notre manière humaine par des facultés diverses: on ne peut mettre dans la simplicité divine la multiplicité de nos perceptions. D'ailleurs peut-on dire que nous-mêmes, nous percevions les choses par des facultés diverses, même si nous les atteignons par la variété des sens? A proprement parler, il n'y a qu'une seule faculté, l'esprit qui est en nous et qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C'est lui qui par les yeux contemple le monde visible, lui qui par l'ouïe entend ce qui se dit; c'est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît; c'est lui qui utilise la main à sa volonté, prenant les objets ou les repoussant par elle selon qu'il juge utile et s'en servant comme d'un instrument. Si donc, chez l'homme, malgré la variété des organes que la nature lui a donnés pour la sensation, l'esprit, communiquant à tous activité et mouvement et se servant d'eux selon la fin propre de chacun, reste un et toujours le même, sans modifier sa nature dans la diversité de ses actes, comment en Dieu imaginerait-on la division de la substance en plusieurs facultés? « Celui qui a façonné l'œil », comme dit le Prophète, et qui « a planté l'oreille »  [26]prend en lui-même le modèle et il met ces activités-là dans la nature humaine comme des caractères capables de le faire connaître: « Faisons, dit-il, l'homme à notre image » [27].

Où est l'hérésie des Anoméens? [28] Que disent-ils contre cette parole? Comment en ce que nous avons dit défendront-ils une opinion qui ne repose sur rien? Diront-ils qu'une image unique peut ressembler à des formes variées? Si le Fils n'a pas une nature semblable à celle du Père, comment fera-t-il une seule image de natures différentes? Celui qui dit, en effet, « Faisons l'homme à notre image » et qui emploie le pluriel pour désigner la Sainte Trinité, ne parlerait pas d'image au singulier, si précisément les modèles n'étaient semblables les uns aux autres. Car il est impossible de donner un portrait unique de personnes dissemblables. Si donc les natures étaient différentes, les images aussi seraient différentes et pour chaque personne il y aurait une image. Mais si l'image est unique sans que le modèle le soit, on doit conclure, à moins d'avoir perdu la raison, que des êtres semblables à un être unique le sont également entre eux [29]. Aussi l'Écriture, sans doute pour couper court à cette hérésie, dit, à propos de la création de la vie humaine: « Faisons l'homme à notre image et à notre ressemblance.

CHAPITRE VII

POURQUOI L'HOMME EST SANS ARMES ET SANS PROTECTIONS NATURELLES

Que signifie la stature droite de l'homme? Pourquoi son corps n'a-t-il pas, pour protéger sa vie, des forces naturelles? [30] En fait l'homme vient au monde, dépouillé de protections naturelles, sans armes et dans la pauvreté, manquant de tout pour satisfaire aux besoins de sa vie: apparemment il mérite plus la pitié que l'envie. Comme armes, il n'a ni les défenses des cornes, ni les pointes des ongles, ni sabots, ni dents, ni aiguillon empoisonné pour donner la mort, tous ces organes enfin que la plupart des vivants ont sur eux pour se défendre des blessures; son corps n'est pas non plus recouvert d'une enveloppe de poils.

Il semblerait pourtant que l'être, ordonné au gouvernement des autres, la nature devrait l'entourer d'armes appropriées pour lui permettre de se défendre sans avoir besoin de secours étranger. Le lion, le porc, le tigre, la panthère et autres animaux semblables ont de quoi se sauver par eux-mêmes. Le taureau a des cornes, le lièvre la rapidité, la gazelle le saut et la sûreté du regard, d'autres ont la taille, d'autres une trompe; les oiseaux ont des ailes, l'abeille le dard; à tous sans exception, la nature a donné un moyen de défense. L'homme, lui, est le moins rapide des coureurs; parmi les animaux corpulents, il est le plus maigre; parmi ceux qui ont des défenses naturelles, il est le plus aisé à prendre. Comment donc, dira-t-on, un tel être a-t-il en partage le premier rang dans l'univers?

A mon avis, il n'est pas difficile de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un encouragement à dominer ce qui est près de nous [31]. Supposons l'homme doué d'une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son pied n'ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou des griffes, supposons qu'il ait des cornes, des aiguillons et des ongles; avec de pareils organes, il ne serait qu'une bête féroce inabordable. Il ne chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n'ayant aucun besoin de l'aide de ce qu'il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire, chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous avons besoin: il nous devient alors nécessaire de les commander. C'est parce que son corps est lent et difficile à mou­voir que l'homme a asservi et dompté le cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les bre­bis afin de compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature. Comme il, doit faire venir d'ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir d'herbe, il a domestiqué le bœuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus facile. Nous avions besoin de dents et d'un organe pour mordre, afin de nous défendre contre les autres animaux; le chien, par ses dents qui blessent et par sa rapidité, met à notre dispo­sition sa mâchoire qui devient comme une épée vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe des dents, le fer a été utilisé par l'homme; il ne nous est pas toujours attaché comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu; le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d'avoir une écaille comme le crocodile, l'homme peut de celle-ci se faire une arme, en s'en entourant le corps suivant les besoins. Ou, à défaut d'écaille, à cette même fin, il travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors de la paix, libre d'un tel équipement. Il plie à son service l'aile des oiseaux, en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux, parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l'ingéniosité de son art donne des ailes aux flèches et, par l'arc, tourne à notre usage la rapidité de l'oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu'à nos pieds, nous ajustons des chaussures [32].

CHAPITRE VIII

LA RAISON DE LA STATURE DROITE DE L'HOMME. LES MAINS ONT POUR FIN LE LANGAGE.
CONSIDÉRATIONS PHILOSOPHIQUES SUR LA DIVERSITÉ DES ÂMES

La stature droite.

La stature de l'homme est droite, tendue vers le ciel et regar­dant en haut. Cette attitude le rend apte au commandement et signifie son pouvoir royal. Si seul parmi les êtres l'homme est ainsi fait, tandis que le corps de tous les autres animaux est penché vers le sol, c'est pour indiquer clairement la différence de dignité qu'il y a entre les êtres courbés sous le pouvoir de l'homme et cette puissance placée au-dessus d'eux. Chez les autres, en effet, les membres antérieurs du corps sont des pieds, parce que l'incli­nation de leur corps demandait un appui en avant; dans la constitution de l'homme, ces membres sont devenus des mains. Pour une stature droite, un seul appui suffisait qui, grâce aux deux pieds, permet de se tenir solidement [33].

Les mains.

En particulier, les mains lui sont, pour les besoins du langage, d'une aide particulière. Quelqu'un qui verrait dans l'usage des mains le propre d'une nature rationnelle ne se tromperait pas du tout, non seulement pour cette raison couramment admise et facile à comprendre qu'elles nous permettent de représenter nos paroles par des lettres (c'est bien en effet une des marques de la présence de la raison de s'exprimer par les lettres et d'une certaine façon de converser avec les mains, en donnant par les caractères écrits de la persistance aux sons), mais pour ma part j'ai en vue autre chose lorsque je parle de l'utilité des mains pour la formation de la parole.

L'ordre de création des êtres.

Avant d'examiner ce sujet, revenons à un point que nous avons laissé de côté et qui allait nous échapper bien que logiquement il ait trait à ce qui précède, à savoir: pourquoi les produits du sol germent d'abord, pourquoi viennent ensuite parmi les vivants les êtres sans raison et enfin, après la formation de ces êtres, l'homme. Bien sûr, nous apprenons par là, — ce qui est à la portée de tout le monde —, que le Créateur a fait l'herbe en vue des vivants et les bêtes des champs en vue de l'homme: avant les animaux, il crée leur nourriture; et, avant l'homme, tout ce qui doit servir à sa vie. Mais je soupçonne Moïse d'avoir voulu donner à entendre par là une doctrine mystérieuse et, sous des mots cachés, de livrer une philosophie de l'âme que les  « philosophes de l'extérieur » ont entrevue, sans la saisir clairement.

Les degrés dans la vie corporelle.

Par ces mots, l'Écriture nous enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois sortes [34]: premièrement, celle qui permet aux êtres de s'accroître et de se nourrir, en attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l'appelle « naturelle »: elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme sensoriel. C'est le cas des animaux sans raison: ils se nourrissent et se développent, mais ont aussi une activité sensible et la perception. Enfin la perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle, c'est-à-dire la nature humaine: elle se nourrit, a des sens, participe de la raison et se gouverne par l'esprit.

Les degrés de l'être en général.

Donnons donc des êtres la divi­sion suivante: d'un côté, la nature intellectuelle, de l'autre la nature corporelle. Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première: ce n'est pas notre sujet. Disons seulement: parmi les natures corporelles, les unes ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De nou­veau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensa­tion, les autres en sont dépourvus. A son tour, la nature sensible se divise en rationnelle et en irrationnelle.

L'ordre suivi par Moïse.

Aussi après la matière inanimée, qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de la formation de cette vie « naturelle » qui existe dans les plantes; il place ensuite la nais­sance des êtres qui ont une organisation sensible. Alors suivant le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair, il y a, d'un côté, les êtres sensibles qui existent sans posséder de nature spirituelle, de l'autre, les êtres doués de rai­son, qui ne subsisteraient pas dans un corps, s'ils ne se fondaient dans un organisme sensible. Aussi c'est en dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l'homme est créé; car la nature avance vers la per­fection par un ordre et un chemin régulier.

L'âme de l'homme « récapitulation » des trois « âmes ».

Cet animal rationnel qu'est l'homme est en effet formé de la fusion de tous les genres d'âmes: sa nourriture, il la prend par la partie « naturelle » de son âme; à cette puissance d'accroissement, il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la lourdeur de la matière, moins elle par­ticipe de l'intelligence. Ensuite se fait l'intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu'il y a de plus mince et de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l'homme se trouve composé de ces trois substances.

Même division de l'âme humaine dans l'Écriture: saint Paul, l'Évangile.

L'Apôtre nous apprend la même chose par ses paroles aux Éphésiens: il prie pour eux, afin qu'ils gardent dans son intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l'âme et de l'esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps »; par « âme », il entend la partie sensitive; par « esprit », la partie intellectuelle [35]. De la même manière, le Seigneur dans l'Évangile enseigne au scribe que l'amour de Dieu vient avant tout commandement et qu'il doit s'exercer par tout le cœur, toute l'âme et toute la pensée. Là aussi l'Écriture semble faire la même distinction [36]; elle parle de « cœur » pour désigner l'ensemble corporel, d' « âme » pour ce qui est intermédiaire entre le corps et l'esprit et d' « esprit » pour la nature supérieure, la faculté de comprendre et d'agir. De là viennent les trois distinctions que l'Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action: il appelle l'un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir; l'autre est 1' « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au second, sans appartenir tout à fait au premier; enfin le dernier est le « spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C'est pourquoi il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux passions: « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus élevées » [37]. Ailleurs, faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il dit: « L'homme animal ne comprend pas les choses de l'esprit; elles sont folie pour lui; l'homme spirituel au contraire juge de tout et n'est lui-même jugé par personne » [38]. Comme donc « l'animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel » est placé au-dessus de « l'animal ».

Sens de l'ordre suivi par Moïse.

Si donc l'Écriture fait venir l'homme en dernier après tout vivant, c'est que Moïse veut donner un enseignement sur l'âme et, dans la suite néces­saire de l'ordre des êtres, il voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l'être doué de raison sont compris tous les autres; dans l'être doué de sens, tout l'ordre « naturel » est présent et celui-ci n'est attribué qu'à la pure matière. Ainsi la nature, par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en avant de l'inférieur au plus parfait [39].

Finalité des mains: la parole.

Puisque l'homme était un vivant apte à la parole, il fallait que l'instrument de son corps fût construit en rapport avec les besoins du langage. De même que les musiciens travaillent tel genre de musique selon la nature des instruments et qu'ils ne jouent pas de la flûte avec un luth ou de la cithare avec une flûte, ainsi la parole devait avoir des organes appropriés, afin que, élaborée par les parties aptes à la voix, elle puisse rendre un son répondant aux besoins du discours [40].

A cette fin les mains ont été articulées au corps. Sans doute peut-on dénombrer par milliers les besoins de la vie où la finesse de ces instruments qui suffisent à tout a servi l'homme dans la paix comme dans la guerre; pourtant c'est avant tout pour le langage que la nature a ajouté les mains à notre corps. Si l'homme en était dépourvu, les parties du visage auraient été formées chez lui, comme celles des quadrupèdes, pour lui permettre de se nourrir: son visage aurait une forme allongée, amincie dans la région des narines, avec des lèvres proéminentes, calleuses, dures et épaisses, afin d'arracher l'herbe; il aurait entre les dents une langue toute autre que celle qu'il a, forte en chair, résistante et rude, afin de malaxer en même temps que les dents les aliments; elle serait humide, capable de faire passer ces aliments sur les côtés, comme celle des chiens ou des autres carnivores, qui font couler les leurs au milieu des interstices des dents. Si le corps n'avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui? La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux besoins du langage. L'homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris, aboyer, hennir, crier comme les bœufs ou les ânes ou faire entendre des mugissements comme les bêtes sauvages. Mais puisque la main a été donnée au corps, la bouche peut sans difficultés s'occuper de servir à la parole. Aussi les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle: le modeleur de notre nature nous rend par elles le langage facile.

CHAPITRE IX

L'ORGANISME HUMAIN EST ADAPTÉ AUX NÉCESSITÉS DU LANGAGE

La divine beauté, dont le Créateur nous a fait don en mettant en son image la ressemblance des biens qu'il possède, apporte avec elle les autres biens dont Dieu a libéralement doté notre nature humaine. L'esprit et la réflexion, on ne peut les appeler proprement des dons, mais plutôt une participation, car par eux, c'est la splendeur même de sa nature que Dieu a déposée en son image. Or l'esprit, qui est du domaine de l'intelligible et de l'incorporel, ne pouvait communiquer et unir sa beauté à d'autres êtres, s'il n'inventait quelque moyen de manifester au dehors son mouvement. C'est ce qui rendit nécessaire la création d'un organisme, afin que l'esprit, touchant à la façon d'un plectre les parties aptes à la voix, traduise par l'impression de sons variés le mouvement venu de l'intérieur. Un habile musicien, qu'un accident a privé de sa voix, pour faire connaître ce qu'il a dans l'esprit, se sert du chant de voix étrangères et livre son art au public grâce à la flûte ou à la lyre. Ainsi l'esprit humain: il découvre des pensées de toutes sortes, mais il ne peut montrer son mouvement intérieur à l'âme qui entend par les sens du corps; aussi comme un habile accordeur, il touche ces organes animés, pour manifester ses pen­sées secrètes par le bruit qu'il fait dans les sens.

Quant à la musique qui se fait entendre dans l'organisme humain, elle est comme un mélange de flûte et de lyre qui s'unissent l'une à l'autre en une même harmonie. Le souffle, venant des réservoirs qui le contiennent, est poussé vers le haut à travers la trachée. Lorsque celui qui veut parler tend cet organe en vue de produire un son, le souffle se heurte aux commissures intérieures qui entourent ce conduit pareil à une flûte. Il imite d'une certaine façon le son de celle-ci par les vibrations produites autour des saillies membraneuses. Puis le son venu d'en bas est reçu dans la cavité pharyngienne, d'où il se divise dans le double conduit des narines et dans les cartilages de l'ethmoïde pareils à des stries d'écaille, ce qui donne à la voix plus de clarté. La joue, la langue, la structure des parties entourant le pharynx qui donne à la mâchoire inférieure une forme creuse terminée en pointe, toute cette organisation corres­pond de bien des manières au mouvement des cordes du plectre, car elle permet de tendre rapidement l'ensemble au moment voulu. Les lèvres, quand elles se relâchent et se resserrent, ont le même effet que les doigts de ceux qui règlent l'air de la flûte et l'harmonie du chant 41.

CHAPITRE X

ACTIVITÉ DE L'ESPRIT A TRAVERS LES SENS

Ainsi c'est grâce à cette organisation que l'esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne l'aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole.

Dans cet organisme il y a une double activité, l'une pour l'émission du son, l'autre pour l'impres­sion des objets venus de l'extérieur. Entre les deux il n'y a pas mélange, mais chacune demeure dans la fonction que lui a assignée la nature, sans venir trou­bler la voisine: ainsi l'oreille n'a pas à parler ni la voix à entendre. Mais celle-ci est toujours prête à émettre la parole et l'oreille toujours prête à la recevoir; cependant elle ne se remplit pas, comme dit Salomon [42]: chose, selon moi, la plus extraordinaire de toutes celles qui se passent en nous! Car quelles sont les dimensions de l'intérieur de l'oreille, où s'écoule tout ce qui entre en nous par son moyen? Où sont les secrétaires pour transcrire les paroles qui y pénètrent? Où sont reçus les objets qui sont déposés? Comment, dans la diversité des sons qui de partout s'y précipitent les uns sur les autres, l'esprit n'est-il pas confondu et égaré pour discerner la place respective de chacun d'eux?

Ce qui se passe dans les yeux présente un caractère aussi étrange: comme par les oreilles, l'esprit, par les yeux, saisit ce qui est à l'extérieur du corps; il tire à lui les images des choses visibles et reproduit en lui-même les traits de ce qu'il voit.

Imaginez une grande ville recevant par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps: tous ne courent pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l'agora, les autres dans leurs demeures, d'autres aux assemblées, d'autres vers les grandes rues, d'autres vers des ruelles, d'autres aux théâtres, chacun enfin va suivant son idée [43]. Quelque chose de pareil se passe en cette cité de l'esprit, bâtie en nous-mêmes: sur chacun des objets dont les différentes entrées des sens l'ont rempli, l'esprit opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre l'exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s'y trouver sans être entrés par la même porte; mais, bien que l'un soit entré par hasard par l'une, l'autre par une autre, lorsqu'ils sont dans l'enceinte de la ville, ils se groupent à nouveau, étant d'une même famille. L'inverse pourrait se produire: des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même porte, mais cette rencontre à l'entrée ne leur crée pas pour cela des liens de famille; car ils peuvent, une fois à l'intérieur, se séparer pour rejoindre leurs parents. Quelque chose d'identique semble se passer sur le carrefour de l'esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens. Au contraire on peut, à partir d'un seul sens, connaître bien des objets variés qui naturellement n'ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût, c'est l'expérience qui révèle l'amertume de la bile et la douceur du miel. Ici nous avions affaire à des objets différents; mais un même objet peut produire une connaissance unique, bien qu'il s'introduise dans la pensée à partir de sens nombreux, par exemple, par le goût, l'odorat, l'ouïe et souvent par le toucher et la vue. Ainsi quelqu'un voit du miel, l'entend nommer, le goûte, sent son odeur par le nez le reconnaît au toucher: par chacun de ces sens, il n'a connu qu'un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à connaître une multitude d'objets divers: ainsi, l'oreille reçoit toutes sortes de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l'odorat, le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à l'esprit la connaissance d'objets de toutes sortes.

CHAPITRE XI

LA NATURE HUMAINE EST UN MYSTÈRE

Quelle est donc la nature de l'esprit, qui se divise dans les facultés sensibles et qui tire de chacune d'elles, d'une manière conforme à leur nature, la connaissance de l'univers? Qu'il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d'avisé n'en doutera. S'il avait même nature qu'eux en effet, il n'aurait de rapports qu'avec une seule de leurs activités, parce qu'il est sans composition et que ce qui est sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le toucher est une chose, l'odorat une autre, et de même les autres sens n'ont entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l'esprit est présent également à tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu'il est tout autre que la nature sensible, si l'on ne veut pas introduire la diver­sité dans une nature spirituelle.

« Qui a connu l'esprit du Seigneur? » [44], dit l'Apôtre. Pour ma part, je dis aussi: « Qui a connu son propre esprit? » Ceux qui s'estiment capables de « saisir » la nature de Dieu, feraient bien de dire s'ils se sont regardés eux-mêmes. Ont-ils connu la nature de leur propre esprit? — II a plusieurs parties et est composé. Mais comment une substance spirituelle est-elle dans la composition? Ou de quelle façon se fait l'union d'objets hétérogènes? — Vous dites que l'esprit est simple et sans composition! Comment alors se dissé­mine-t-il dans la multiplicité des parties sensibles? Comment dans l'unité la diversité? Comment dans la diversité l'unité?

Pour ma part, je trouve la solution de ces difficultés dans le recours à cette parole de Dieu: « Faisons l'homme à notre image et ressemblance ». L'image n'est vraiment image que dans la mesure où elle pos­sède tous les attributs de son modèle; dans la mesure où elle déchoit de la ressemblance avec son prototype, par ce côté-là elle n'est plus image. Comme l'une des propriétés de la nature divine est son caractère insaisissable, en cela aussi l'image doit ressembler à son modèle. Si la nature de l'image pouvait être « saisie », tandis que le modèle est au-dessus de notre « prise », cette diversité d'attributions prouverait l'échec de l'image. Mais puisque nous n'arrivons pas à connaître la nature de notre esprit, qui est à l'image de son Créateur, c'est qu'il possède en lui l'exacte ressemblance avec Celui qui le domine et qu'il porte l'empreinte de la nature « insaisissable » par le mys­tère qui est en lui [45].


[1] Pierre était le plus jeune frère de Basile et de Grégoire de Nysse. Grégoire raconte dans la Vie de Macrine, sa sœur aînée, comment celle-ci l’éleva dans la piété et dans la connaissance de l’Écriture (P.G. XLIV, 972 A-B). Nous avons aussi une lettre à lui adressée par Grégoire (P.G. XLV, 241A) quand il était évêque de Sébaste.

[2] Sur l’usage de ces présents, voir Dict. Arch. Lit., art. Eulogies et P.G. XLVI, 1025 B.

[3] Grégoire présente son ouvrage comme une suite du Traité de Basile sur les six jours. Mais en réalité, l’esprit en est différent et il s’adresse à un public plus intellectuel. Grégoire reprendra plus tard le commentaire des Six Jours à l’usage de ce public. Selon E. von Ivanka (Byz. Zeit., 1936, p. 465), la véritable suite des homélies de Basile sur les Six Jours serait les deux homélies sur la création de l’homme (P.G. XLIV, 257-298), souvent considérées comme apocryphes et qui seraient alors authentiques. Grégoire aurait ainsi d’une part complété l’œuvre de Basile pour le peuple de Césarée et de l’autre composé un traité de la création de l’homme pour le public savant. Mais notre introduction semble bien faire du De Opificio lui-même la suite du Traité sur les Six Jours de Basile.

[4] Sur cette contradiction, voir Gr. Cat., V, 8.

[5] Les conceptions cosmologiques très déterminées que nous rencontrons à partir d'ici et que Grégoire reprendra dans le Traité des Six Jours se retrouvent chez les écrivains païens de la même époque, chez Macrobe, chez Chalcidius (voir Duhem, Le système du monde, II, p. 483). Elles sont d'origine stoïcienne. Mais peut-on leur assigner une source plus précise? Dans deux articles remarquables, M. E. von Ivanka a montré que les développements de Grégoire, dans le Traité de la création de l'homme, de 128 C à 161 A, se retrouvaient parfois littéralement dans le De Natura Deorum de Cicéron. Or, pour celui-ci, nous avons des raisons de croire qu'ils ont pour source Posidonius d'Apamée. Il est donc probable que Grégoire a utilisé pour son Traité les ouvrages perdus de Posidonius et en particulier le peri théôn (E. von Ivanka, "Die Quelle von Ciceros De Natura Deorum", II, 45-60, Archivum Philologicum, 1935, p. 1-12; "Die Autorschaft der Homilien Eis to poièsômen anthrôpon", Byz. Zeit., 1936, p.46 sqq.)

[6] Cicéron, De Natura Deorum, II, 45, 115-116: les éléments se situent dans le tout selon la légèreté et la pesanteur, la mobilité et la stabilité. Voir Boyancé, Le songe de Scipion, Bordeaux, 1936, p. 70.

[7] Le rôle de l'air comme servant à la fois de séparation et de trait d'union (sunapheia) entre les éléments extrêmes; apparaît chez Cicéron, De Nat. Deor. 117 et chez Sénèque, Naturales Quaestiones, II, 4. Jaeger (Nemesios von Emesa, Quellenforschungen zum Neuplatonismus und seinen Anfängen bei Poseidonios, p. 74) retrouve aussi cette idée chez Nemesius et la rapporte à Posidonius.

[8] Nous trouvons là l'expression de la sumpatheia qui est l'idée centrale de la cosmologie posidonienne (Reinhardt, Kosmos und Sympathie, 1926). Elle apparaît chez Grégoire de Nysse et chez Cicéron en conclusion du même développement, ce qui prouve bien que l'un et l'autre suivaient le même texte. Cicéron écrit en effet (De Nat. Deor., II, 46, 119): « Quae copulatio rerum et quasi consentiens ad mundi incolumitatem coagmentatio naturae quem non mouet? » L'expression de sumpnoia, conspiratio, qui se trouve chez Grégoire, se retrouve ailleurs dans Cicéron (De Nat. Deor., III, 11). Cette doctrine de la sumpatheia apparaît dans d'autres passages de Grégoire: « Le mélange total dans l'Univers des êtres variés s'accordant les uns aux autres selon un rythme impeccable et opérant l'accord harmonieux des parties avec le tout, compose comme une symphonie l'harmonie totale de l'univers » (XLIV, 440 D). La même vision exprimée avec les mêmes mots (harmozein, sumphonia, sumpatheia) se retrouve chez Philon (De migr. Abr., 3:2), qui dépend lui aussi de Posidonius.

[9] Dans le morceau qui suit, Grégoire résume les considérations théologiques que Cicéron développe davantage; De Natur.Deor., 11, 47, 120-53, 132.

[10] Ces lignes sur la beauté de la nature paraissent à M. Meridier, L'influence de la seconde sophistique sur l'œuvre de Grégoire de Nysse, p. 140, le type des thèmes familiers aux rhéteurs. Mais à côté de l'influence de la rhétorique, il ne faut pas oublier celle de la Bible, dont Grégoire est pénétré, comme l'a bien vu A. Hauvette (cité par B. Latzarus dans Vie spirituelle, 1er oct. 1941, p. 344).

[11] L'orientation de la création du monde visible vers l'homme est exprimée dans les mêmes termes en cet endroit par Cicéron: Quorum igitur causa quis dixerit eflectum esse mundum? Eorum scilicet animantium quae ratione utuntur (53, 133). C'est une thèse stoïcienne. Voir la thèse contraire des Épicuriens chez Lucrèce, De Nat. rer., V, 155, Grégoire s'inspire sans doute ici de Méthode d'Olympe (ou de Philippes): « Lorsque Dieu eut disposé l'univers dans un ordre parfait, il y introduisit l'homme ». (De Res. I, 34). Voir aussi Grégoire de Nazianze, XXXVI, 612 B.

[12] L'expression timion ti appliquée à l'homme vient de Platon.

[13] Sur l'évolutionnisme de Grégoire et son anthropocentrisme, voir l'Introduction, p. 36.

[14] La connaissance de Dieu par la contemplation du monde visible est un lieu commun de la pensée stoïcienne (Voir Philon, De monarch., 1, p. 216 M.; Cic., De Nat. Deor., 11,6, 17). Elle tient une grande place chez Basile, dont l'influence sur Grégoire est grande (P. G. XXIX, 329 c). Voir aussi Philon, De op., 25, où l'on trouve l'image du maître de maison.

[15] « L'âme humaine est aux confins de deux mondes », (XLIV, 1009 A). Même expression chez Philon. De op., 46.

[16] Dans ce chapitre et les trois suivants, Grégoire laisse de côté Posidonius et développe son anthropologie spécifiquement biblique et chrétienne. Il reprendra son auteur avec les développements physiologiques qui commenceront en 143 B.

[17] Genèse. I, 26.

[18] Grégoire ne tarit pas d'éloges quand il décrit la beauté de la nature humaine. Elle est sans prix (XLIV, 665 A), parce qu'elle est image de Dieu. C'est au nom de cette dignité éminente de la personne humaine qu'il condamne l'esclavage (XLIV, 664 B) et qu'il exhorte à soulager les misères (XLVI, 480 D).

[19] La ressemblance de l'homme avec Dieu consiste essentiellement pour Grégoire dans la liberté. C'est là une différence notable avec saint Augustin pour qui elle consiste avant tout dans l'intelligence. La pensée de Grégoire sera sur ce point l'origine d'une tradition particulière de la théologie occidentale, parallèle à l'augustinienne, qui par Scot Erigène et saint Bernard ira jusqu'à Descartes et à la philosophie moderne. Voir à ce sujet Gilson, La liberté chez Descartes et la théologie. Paris, p. 193; Déchanet, Aux sources de la spiritualité de Guillaume de Saint-Thierry, 1940, p. 43.

[20] Le mot apatheia ne doit pas s'entendre chez Grégoire d'une simple tranquillité de l'âme délivrée des passions, mais d'une participation à la vie incorruptible de Dieu lui-même. Voir Lot-Borodine, "La doctrine de la déification dans l'Église grecque", Rev. hist. rel., 1932, p. 135 sqq.

[21] Nous traduisons apatheia par liberté spirituelle. C'est la prérogative perdue par Adam après le péché et que le Christ restitue avec l'amitié divine. Elle joue un rôle essentiel dans la spiritualité de Grégoire.

[22] Jean. I, 1.

[23] 1 Corinthiens. VII, 40.

[24] 1 Jean. IV, 7, 8.

[25] Jean. XIII, 35.

[26] Psaume. XCIII, 9.

[27] La tradition des Pères voit dans l'emploi de ce pluriel la manifestation de la Trinité: « Par ce pluriel, écrit saint Justin, Dieu ne s'adresse ni simplement à lui-même, ni à la terre, ni aux anges, mais à son Fils » (Dialogue, 62). « II y a toujours avec le Père, écrit saint Irénée, le Verbe et la Sagesse, le Fils et l'Esprit. C'est à eux qu'il s'adresse en disant: Faisons l'homme à notre image » (Adv. Haer., IV, 35; cf. IV, 20, 1; V, 6, 1). Dans le Sermon sur les paroles Faciamus hominem, dont l'attribution à Grégoire de Nysse est discutée, nous lisons: « Le prélude de notre création contient un véritable enseignement sur Dieu... Le pluriel est employé pour nous faire honorer le Père dans le Fils et le Fils dans le Saint-Esprit... Vous êtes une œuvre commune afin que vous adoriez l'un et l'autre, sans les séparer dans l'adoration, mais en les unissant dans la divinité » (XLIV, 260 C-D). Philon avait donné de ce pluriel l'explication suivante: « Avec raison Dieu entreprend la création de l'homme en compagnie de ses aides par ces mots: « Faisons l'homme », afin que les bonnes actions du nous soient seulement rapportées à lui comme aux actes de l'homme les fautes » (De conf. ling., I, 432). Le point de vue philonien, repris par les gnostiques, s'inspire de la doctrine du Timée (29 c-30 a). La tradition chrétienne ignore ce dualisme.

[28] Les Anoméens attribuaient au Fils une nature diffé­rente (anomoios) de celle du Père. Grégoire les réfute par cet argument, que Dieu ne pouvait créer une image unique de lui-même s'il y avait en lui plusieurs substances. On retrouve le même argument chez saint Jean Chrysostome. « Ce mot porte aux Ariens une plaie mortelle, car Dieu ne s'adresse pas un ordre: Fais! comme à un sujet ou à un être d'une essence moindre, mais avec une égalité totale, il dit: Faisons! » (P. G. LVI, 72).

[29] Grégoire, s'il fait de nous l’œuvre de la Trinité, ne dit pas comme Augustin que nous en soyons l'image. Selon lui, la ressemblance s'établit dans l'ordre de la nature (de la phusis, des idiomata), non dans l'ordre de l'existence (upostasis, to upokeimenon) (XLIV, 184 A-D). Or le mode d'existence de Dieu est la Trinité des Personnes. Donc, si nous sommes « images de Dieu », il ne s'agit pas de ressemblance trinitaire. Nous possédons d'une manière finie ces mêmes attributs que Dieu possède dans la Trinité des personnes. Images de Dieu par nature, nous en sommes à jamais distincts par ce qui nous appelle à l'existence. Ce n'est pas que Grégoire ne découvre dans notre activité spirituelle, comme le fera Augustin, quelques traces de la Divinité. Par notre verbe intérieur et par notre esprit nous nous faisons quelque idée du Verbe et de l'Esprit. Mais ce ne sont là que des semeia, des skiai tines (Gr. Catéch., I, 11; II, 1). A ce propos, il ne saurait s'agir strictement d'image, ce mot étant réservé à la sungeneia que nous avons avec Dieu et à la possession des biens divins.

[30] Avec ce chapitre, nous retrouvons le parallélisme avec Cicéron et par conséquent la dépendance de Posidonius (comparer De Natura Deorum, II, 151 et notre auteur 140 B à 144 A). Ainsi Cicéron écrit: « Quadrupedum celeritas atque uis nobis ipsis affert uim et celeritatem. » Même développement de saint Basile (In Is. Prooem., P. G. XXX, 128 B), dont on sait d'ailleurs (Gronau, "Poseidonios und die jüdisch-christliche" Genesisexegese, 1914) la dépendance à l'égard de Posidonius dans son Commentaire des Six Jours et dans le De opificio Dei de Lactance (P. L. VII 14 c), qui, par Cicéron (id., 13 A), dépend lui aussi de Posidonius.

[31] La même idée avait déjà été développée par Origène: l'homme a été créé dans la nudité et l'indigence (endeès) à la différence des animaux, parce qu'il est logikos: il doit conquérir sa nourriture et le monde grâce à son intelligence (Contr. Cels., IV 76; P. G. XI, 1148 B). C'est un signe de sa grandeur. Cette vue optimiste, d'origine stoïcienne, s'oppose au pessimisme des Épicuriens, plaignant la misère de la condition humaine (par ex. Lucrèce, De Nat. Rer., V, 220). On trouve la controverse développée explicitement dans Lactance, De Op. Dei, 16 A-B et 17 A.

[32] L'idéal de l'humanité n'est pas seulement un état de repos et de contemplation. L'homme a un rôle à jouer en ce monde.

[33] La signification de la stature droite a un sens un peu différent chez Cicéron (De Nat. Deor., 140) et signifie l'apti­tude à connaître Dieu. Ce développement remonte à Platon (Timée, 90 A-B) et se retrouve chez Aristote (De partibus animalium, II, 10) et chez Ovide (Met., I, 84). On le trouve chez saint Basile (Hom., IX, 2. Voir Courtonne, Saint Basile et l'hellénisme, 1934, p. 120), qui pouvait lui aussi le tenir de Posidonius. Chez Lactance nous avons la même, interprétation que chez Cicéron: « [Deus hominem] ad caeli contemplationem rigidum erexit » (34 A).

[34] La distinction des trois degrés de la vie, végétative, sensitive, intellective, est courante chez les anciens. Voir Augustin, De lib. arbit., VIII, 18.

[35] Éphésiens. IV, 23 et V, 18. Cf. plutôt I Thess. V, 23. Sur l'interprétation de ce passage de saint Paul, voir Festugière, L'idéal religieux des Grecs et l'Évangile, p. 196.

[36] Matthieu. XXII, 37; Marc, XII, 30; Luc, X, 27.

[37] I Corinthiens. III, 1.

[38] I Corinthiens. II, 14-16.

[39] Formule frappante de l'évolutionnisme de Grégoire.

[40] L'éloge des mains se trouve dans Cicéron, De Nat. Deor., 151.

[41] Grégoire donne la même description plus brièvement dans un autre passage: « Ne vois-tu pas que la gorge est une flûte, le palais un résonateur, la langue, les joues et la bouche comme les cordes et l'archet... » (XLIV, 414 A). La source ici est encore évidemment Posidonius, si l'on compare Cicéron, De Nat. Deor., 149: « II y a premièrement depuis les poumons jusqu'au fond de la gorge une artère par où sort la voix. Ensuite dans la bouche se trouve la langue suivie par les dents. En poussant la voix contre la langue et les autres parties de la bouche, la langue produit des sons dis­tincts. Aussi les stoïciens comparent la langue à l'archet, les dents aux cordes et les narines au corps des instruments. » Grégoire continue en disant que le « microcosme, c'est-à-dire la nature humaine, manifeste ainsi la même musique que l'univers et qu'ainsi la partie correspond au tout « (XLIV, 414 A). Sur ce problème de la correspondance de la lyre humaine et de la lyre cosmique, où convergent les thèmes pythagoriciens (de la musique) et stoïciens (de la sympathie cosmique), voir Boyancé, Études sur le songe de Scipion, Bordeaux, 1936, p. 99.

[42] Ecclésiastique. I, 8.

[43] L'étude des organes des sens a son parallèle chez Cicéron. De Nat., 140-145. La conception de l'âme comme une cité se rattache à Platon, Rsp., 560 C, mais a été reprise par Posidonius (Reinhardt, Kosmos und Sympathie, 287-289).

[44] Romains. XI, 34.

[45] Nous avons dans ce chapitre un bon exemple de la manière dont Grégoire utilise ses sources. Il accepte la des­cription posidonienne de l'activité des sens, mais il rejette le matérialisme qui en est corrélatif et fait une digression sur la spiritualité et l'incompréhensibilité de l'âme, qui est d'inspiration platonicienne (Norden, Agnostos Theos, p. 24; cf. Philon, De leg., I, 29). Le caractère polémique de ce développement apparaît bien avec la phrase qui commence le chapitre suivant et qui est une condamnation de toute localisation matérielle de l'esprit: « Ce que nous avons dit doit faire cesser les vaines conjectures (mataiologia) de ceux qui enferment dans des organes corporels l'activité de l'esprit » (156 C).

    

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