PREFACE
Grégoire, évêque de
Nysse, à son frère Pierre, serviteur de Dieu
Si nous devions par de l'argent
montrer notre vénération aux plus vertueux des hommes, toutes les fortunes du
monde ne suffiraient pas, comme dit Salomon à égaler votre vertu: car les égards
dus à votre Excellence ne s'estiment pas au poids de l'or.
La solennité de Pâques me rappelle
le don
que j'ai
l'habitude de faire à votre grandeur pour lui montrer mon affection: ce présent,
homme de Dieu, sera au-dessous de votre mérite, mais il est en rapport avec mes
moyens. C'est un traité que, dans l'indigence de mon esprit, j'ai eu bien du mal
à tisser comme un vêtement de pauvre. Son sujet paraîtra peut-être audacieux à
beaucoup; pourtant il ne m'a pas semblé hors de propos.
Sur la création de Dieu, en effet,
je ne connais pas de meilleure étude que celle de Basile
, cet homme
« réellement créé selon Dieu » et « dont l'âme fut formée à l'image de
son créateur ». Ces travaux de notre commun père et maître ont mis à la portée
de tous la magnifique ordonnance de l'univers; à ceux que sa science a poussés à
l'étude, ils ont fait connaître un monde qui trouve sa cohésion dans la vérité
de la sagesse divine. Or, bien qu'impuissant à l'admirer comme il faut, j'ai eu
l'idée de compléter ce qui manquait aux études de ce grand homme non que je
veuille, en lui attribuant mon ouvrage, contaminer le sien (ce serait une
impiété outrageante pour celui dont nous prétendons magnifier le sublime
enseignement), mais je voudrais que la gloire qui vient des disciples ne fasse
pas défaut au maître. Si en effet, son ouvrage sur les « Six Jours » laissant de
côté l'étude de l'homme, aucun de ses disciples n'avait à cœur d'achever ce qui
manque, la réputation de Basile encourrait peut-être le reproche de n'avoir pas
cherché à mettre dans ses auditeurs l'habitude de la réflexion. Aussi, selon mes
forces, j'ose entreprendre le commentaire de ce qui reste à traiter. Si, dans
ces pages, vous en trouvez qui ne soient pas indignes de l'enseignement de
Basile, toute la gloire en reviendra à notre maître; mais si je n'atteins pas à
la sublimité de sa doctrine, on ne lui reprochera pas d'avoir donné l'impression
de négliger la formation de ses disciples et, à bon droit, les critiques me
tiendront responsable de ne pas avoir eu un cœur à la mesure de la sagesse du
maître.
Ce n'est pas un petit objet que
j'entreprends d'étudier, quelque merveille du monde d'intérêt secondaire, mais
une réalité qui dépasse sans doute en grandeur tout ce que nous connaissons
puisque seule, parmi les êtres, l'humanité est semblable à Dieu. Aussi la
bienveillance de mes lecteurs sera disposée à l'indulgence pour ces pages même
si je reste très inférieur à mon sujet. En effet, en tout ce qui concerne
l'homme, on ne doit rien laisser sans examen de ce que la foi nous enseigne de
son passé, de la destinée que nous espérons pour lui dans l'avenir et de sa
condition présente. Je resterais évidemment en dessous de mes promesses si dans
cette considération de l'homme que j'entreprends, j'omettais l'un des points
essentiels à mon dessein. En particulier, à première vue, il y a, en l'homme,
des contradictions: les caractères présents de sa nature et ceux qu'il eut à
l'origine n'ont apparemment entre eux aucun lien nécessaire
. Ces
oppositions, il faudra les résoudre grâce au récit de l'Écriture et par ce que
nos raisonnements nous feront découvrir; ainsi nous mettrons en toute cette
matière un enchaînement et un ordre entre ce qui parait s'opposer, mais qui en
fait tend à un seul et même but, grâce à la puissance divine qui trouve une
espérance pour ce qui n'en offre plus et une issue à ce qui n'en a pas.
Pour plus de clarté, j'ai cru bon
de mettre le sujet en tête des chapitres: vous pourrez ainsi en peu de mots
savoir le sommaire de chacun des arguments de tout l'ouvrage.
* * * * *
CHAPITRE PREMIER
QUELQUES CONSIDÉRATIONS SUR LA
NATURE DE L'UNIVERS.
MERVEILLEUX RÉCIT DE CE QUI A PRÉCÉDÉ LA VENUE DE L'HOMME
« Voici le livre de la Genèse du
ciel et de la terre », dit l'Écriture, lorsque fut accompli l'ensemble du monde
visible et que chaque être mis à part eut pris la place qui lui revenait,
lorsque le cercle formé par le corps du ciel eut entouré l'univers, tandis qu'au
centre prenaient place les corps lourds et pesants, à savoir, la terre et l'eau,
se maintenant mutuellement l'un dans l'autre
.
Deux principes opposés:
mouvement et repos. Ciel et Terre.
Afin qu'il y eût entre les êtres
une liaison solide, la nature reçut en elle l'art et la puissance divine pour
conduire toutes choses par deux principes. C'est grâce au repos et au mouvement,
en effet, que se produisent la naissance de ce qui n'est pas comme la permanence
de ce qui est; car autour de cette partie de la nature que sa densité rend
immobile, Comme autour d'un axe fixe, les pôles sont entraînés, tels une roue,
dans un mouvement de rotation très rapide et l'un par l'autre, ces deux éléments
sont maintenus dans une union indissoluble. Ce qui se trouve emporté par la
circonférence, par la rapidité du mouvement, enserre de toutes parts la terre
compacte; de l'autre côté, la substance solide et cohérente, à cause de son
immuable fixité, donne au tournoiement des choses autour d'elle une intensité
sans cesse accrue
.
Une même tension poussée à
l'extrême a été déposée en ces deux substances séparées par leurs activités
propres, à savoir la nature immuable et la périphérie sans fixité: en effet, ni
la terre ne change de place ni le ciel n'abandonne jamais ou ne relâche la
rapidité de son mouvement.
Voici donc les premiers éléments
que la sagesse du Créateur a établis comme principes de tout le mécanisme du
monde, et le grand Moïse, en disant qu'à l'origine Dieu fit le ciel et la terre,
veut montrer, je pense, que le mouvement et le repos sont à l'origine de tout
cet univers visible que la volonté de Dieu a amené à l'existence.
Parenté de ces principes
par les substances intermédiaires: air, eau.
Entre le ciel et la terre,
diamétralement opposés l'un à l'autre par leurs activités propres, la création
qui les sépare participe à certaines propriétés des parties avoisinantes et
tient le milieu entre ces extrêmes, afin de rendre évidente l'intime union
qu'ont entre elles par cet intermédiaire les parties opposées. L'air, en effet,
imite à sa façon la mobilité incessante et la subtilité de la substance du feu
par la légèreté de sa nature et par son aptitude au mouvement. Ce qui ne
l'empêche pas de s'apparenter aux parties immobiles: car il n'est pas plus dans
le repos perpétuel que dans un écoulement ou une dispersion incessants, mais par
les propriétés qu'il a en commun avec l'une et l'autre partie de l'univers, il
constitue comme la limite entre deux activités opposées, mêlant et séparant
à la fois en
lui-même des éléments hétérogènes par nature.
De la même façon, la substance
humide, par ses doubles qualités, est en harmonie avec l'une et l'autre des
parties opposées. Par sa pesanteur et sa tendance vers le bas, elle a une
parenté marquée avec la terre. D'un autre côté, la puissance qu'elle a de
s'écouler ne la rend pas tout à fait étrangère à la nature en mouvement; mais
elle permet comme le mélange et la rencontre d'éléments opposés, à savoir de la
pesanteur se transformant en mouvement, et du mouvement ne rencontrant pas
d'obstacle dans un corps lourd, si bien que se rejoignent l'une l'autre des
substances de nature radicalement différente, grâce à l'union que mettent entre
elles les substances intermédiaires.
Union des parties
opposées par le mélange de leurs propriétés. Différence entre créature et
créateur.
Bien plus, pour parler avec
précision, la nature des parties opposées n'est pas en fait sans aucun mélange
des propriétés de l'autre, parce que, selon moi, tous les êtres de ce monde
visible ont les uns pour les autres une mutuelle inclination et que toutes les
créatures conspirent
entre elles,
même lorsqu'elles se font connaître par des caractères opposés. Le mouvement, en
effet, ne consiste pas seulement en un déplacement local, mais aussi dans
l'évolution et l'altération. Or, redisons-le, la nature parfaitement immobile ne
connaît pas ce mouvement qui consiste en l'altération. En dehors d'elle, la
sagesse de Dieu, ayant fait l'échange des propriétés, mit l'inaltérabilité dans
la substance toujours en mouvement et dans la substance en repos l'altérabilité:
sans doute faisait-elle ainsi dans le dessein que l'homme, voyant en quelqu'une
des créatures cette propriété de la nature divine, qui est d'être inaltérable et
immuable à la fois, n'en vînt pas à tenir la créature pour Dieu. Car on ne peut
prendre pour divin ce qui se meut ou s'altère. C'est pourquoi la terre est fixe,
mais connaît l'altération, et le ciel, qui ne s'altère pas comme la terre, n'a
pas de fixité. Ainsi la puissance divine, ayant mêlé à la substance en repos
l'altération et à l'inaltérable le mouvement, rapproche comme dans une même
famille les unes et les autres substances par l'échange de leurs caractères et
ne permet pas qu'on puisse leur attribuer la Divinité. Comme je l'ai dit, ni
l'une ni l'autre ne pourrait être tenue pour divine: ni celle qui n'est jamais
en repos, ni celle qui connaît l'altération.
La création dans sa
perfection.
C'est ainsi donc que l'ensemble des
êtres atteint son achèvement
. Ainsi parle
Moïse: Le ciel, la terre et toute substance située entre les deux furent
accomplis et chaque chose reçut la beauté qui lui revient: le ciel, l'éclat des
astres, la mer et l'air, les animaux qui y nagent ou qui volent, la terre, la
diversité des plantes et des troupeaux, tous ces êtres qui reçoivent ensemble
leur vitalité de la volonté divine et que la terre mit au monde dans le même
instant. La terre qui avait fait germer en même temps les fleurs et les fruits
était remplie de splendeurs; les prairies étaient couvertes de tout ce qui y
pousse. Les rochers et les sommets des montagnes, les versants des coteaux et
les plaines, tous les vallons se couronnaient d'herbe nouvelle et de la
magnifique variété des arbres; ceux-ci sortaient à peine de terre que déjà ils
avaient atteint leur parfaite beauté. Naturellement toutes choses étaient dans
la joie; les animaux des champs amenés à la vie par l'ordre de Dieu bondissaient
dans les taillis par troupes et espèces. Partout les couverts ombragés
retentissaient du chant harmonieux des oiseaux. L'on peut aussi imaginer la vue
qui s'offrait aux regards sur une mer encore paisible et tranquille dans le
rassemblement de ses flots; les ports et les abris, qui s'étaient creusés
d'eux-mêmes le long des côtes selon le vouloir divin, joignaient la mer au
continent. Les mouvements paisibles des vagues répondaient à la beauté des prés,
faisant légèrement onduler le sommet des flots sous des souffles doux et
bienfaisants
.
L'attente de l'homme
Et toute la création, dans sa
richesse, sur terre et sur mer, était prête; mais celui dont elle est le partage
n'était pas là
.
CHAPITRE II
POURQUOI L'HOMME VINT LE DERNIER
DANS LA CREATION
Cette grande et précieuse
chose qu'est
l'homme n'avait pas encore trouvé place dans la création. II n'était pas naturel
que le chef fît son apparition avant ses sujets, mais ce n'était qu'après la
préparation de son royaume que devait logiquement être révélé le roi, lorsque
le Créateur de l'univers eut pour ainsi dire préparé le trône de celui qui
devait régner
. Voici la
terre, les îles, la mer et sur eux, la voûte du ciel comme un toit. Des
richesses de toutes sortes avaient été placées dans ces palais: par richesses,
j'entends toute la création, tout ce que la terre produit et fait germer, tout
le monde sensible, vivant et animé et aussi (s'il faut compter dans ces
richesses ces matières que leur beauté rend précieuses aux yeux des hommes, tel
que l'or, l'argent et ces pierres tant convoitées) tous ces biens que Dieu cache
en abondance dans le sein de la terre comme en des celliers royaux. Alors Dieu
fait paraître l'homme en ce monde, pour être des merveilles de l'univers et le
contemplateur et le maître: il veut que leur jouissance lui donne l'intelligence
de celui qui les lui fournit, tandis que la grandiose beauté de ce qu'il voit le
met sur les traces de la puissance ineffable et inexprimable du Créateur
.
Voilà pourquoi l'homme est amené le
dernier dans la création, non qu'il soit relégué avec mépris au dernier rang,
mais parce que dès sa naissance, il convenait qu'il fût roi de son domaine. Un
bon maître de maison n'introduit son invité qu'après les préparatifs du repas,
lorsqu'il a tout rangé comme il faut et suffisamment décoré maison, literie et
table; alors, le dîner prêt, il fait asseoir son convive. De la même façon,
celui qui, dans son immense richesse, est l'hôte de notre nature, décore d'abord
la demeure de beautés de tout genre et prépare ce grand festin aux mets variés;
alors il introduit l'homme pour lui confier non l'acquisition de biens qu'il
n'aurait pas encore, mais la jouissance de ce qui s'offre à lui. C'est pourquoi,
en le créant, il jette un double fondement par le mélange du divin au
terrestre, afin que par l'un et l'autre caractère, l'homme ait naturellement la
double jouissance de Dieu par sa divine nature, des biens terrestres par la
sensation qui est du même ordre que ces biens
.
CHAPITRE III
LA NATURE HUMAINE EST CE QU'IL Y A
DE PLUS PRÉCIEUX DANS TOUTE LA CRÉATION VISIBLE
II nous faut aussi arrêter notre
attention sur ce fait qu'une fois jetés les fondements d'un pareil univers et
des parties qui le constituent dans sa totalité, la puissance divine improvise
pour ainsi dire la création, qui vient à l'existence aussitôt qu'ordonnée. Pour
la formation de l'homme, au contraire, une délibération précède et, selon la
description de l'Écriture
, un plan est
d'abord établi par le Créateur pour déterminer l'être à venir, sa nature,
l'archétype dont il portera la ressemblance, sa fin, son genre d'activité et
l'exercice de son pouvoir. L'Écriture examine tout soigneusement à l'avance,
pour montrer que l'homme va obtenir une dignité antérieure à sa naissance,
puisqu'il a obtenu le commandement du monde avant même de venir à l'être. En
effet « Dieu dit », selon les mots de Moïse, « Faisons l'homme à notre image et
ressemblance; qu'il commande aux poissons de la mer, aux bêtes de la terre, aux
oiseaux des cieux, aux animaux et à toute la terre »
. Chose
étonnante! Le soleil est créé et aucune délibération ne précède. Pour le ciel il
en est de même. Rien pourtant ne les égale dans la création. Or, de telles
merveilles, un mot suffit pour les constituer. L'Écriture n'indique ni d'où
elles viennent, ni comment, ni rien de tel. Ainsi chaque chose en particulier,
l'éther, les astres, l'air qui les sépare, la mer, la terre, les animaux, les
plantes, tous les êtres, d'un mot viennent à l'existence. Il n'y a que pour la
création de l'homme que l'auteur de l'univers s'avance avec circonspection: il
prépare d'abord la matière dont il le composera, il le conforme à la beauté d'un
archétype, puis, selon la fin pour laquelle il le fait, il, lui compose une
nature accordée à lui-même et en rapport avec les activités humaines, selon le
plan qu'il s'est proposé
.
CHAPITRE IV
LA FORMATION DE L'HOMME SIGNIFIE LE
POUVOIR DE DOMINATION QU'IL A SUR TOUTES CHOSES
Les artistes ici-bas donnent à
leurs instruments une forme en rapport avec l'usage qu'ils en feront. Ainsi le
meilleur des artistes fabrique notre nature comme une création adaptée à
l'exercice de la royauté. Par la supériorité qui vient de l'âme, par l'apparence
même du corps, il dispose les choses de telle sorte que l'homme soit apte au
pouvoir royal. Ce caractère royal, en effet, qui l'élève bien au-dessus des
conditions privées, l'âme spontanément le manifeste, par son autonomie et son
indépendance et par ce fait que, dans sa conduite, elle est maîtresse de son
propre vouloir
. De quoi
ceci est-il le propre, sinon d'un roi?
Ajoutez à cela que sa création à
l'image de la nature qui gouverne tout montre précisément qu'elle a dès le début
une nature royale. D'après l'usage commun, les auteurs des portraits de princes,
en plus de la représentation des traits, expriment la dignité royale par des
vêtements de pourpre et devant cette image, on a l'habitude de dire: « le roi ».
Ainsi la nature humaine, créée pour dominer le monde, à cause de sa ressemblance
avec le Roi Universel, a été faite comme une image vivante qui participe de
l'archétype par la dignité et par le nom: la pourpre ne l'entoure pas, un
sceptre ou un diadème ne signifient pas sa dignité (l'archétype, lui, n'en a
pas); mais, au lieu de pourpre, elle est revêtue de la vertu, le plus royal de
tous les vêtements; au lieu d'un sceptre, elle s'appuie sur la bienheureuse
immortalité; au lieu d'un diadème royal, elle porte la couronne de justice, en
sorte que tout, en elle, manifeste sa dignité royale, par son exacte
ressemblance avec la beauté de l'archétype.
CHAPITRE V
L'HOMME EST UNE IMAGE DE LA ROYAUTÉ
DE DIEU
La beauté divine n'est pas le
resplendissement extérieur d'une figure ou d'une belle apparence; elle
consiste dans la béatitude indicible d'une vie parfaite. Aussi de même que les
peintres, dans les couleurs qu'ils emploient pour représenter un personnage sur
un tableau, arrangent leurs teintes selon la nature de l'objet pour faire passer
dans le portrait la beauté du modèle, imaginez de même celui qui nous façonne:
les couleurs en rapport avec sa beauté sont ici les vertus qu'il dépose et fait
fleurir en son image pour manifester en nous le pouvoir qui est le sien. La
gamme variée des couleurs qui sont en cette image et qui représentent vraiment
Dieu n'a rien à voir avec le rouge, le blanc ou quelque mélange de couleurs,
avec le noir qui sert à farder les sourcils et les yeux et dont certain dosage
relève l'ombre creusée par les traits, ni en général avec ce que les peintres
peuvent encore inventer. Au lieu de tout cela, songez à la pureté
, à la
liberté spirituelle
, à la
béatitude, à l'éloignement de tout mal, et à tout le reste par quoi prend forme
en nous la ressemblance avec la Divinité. C'est avec de pareilles couleurs que
l'auteur de sa propre image a dessiné notre nature.
Si vous examinez les autres
caractères de la beauté divine, vous trouverez que sur ces points encore la
ressemblance est exactement gardée dans l'image que nous sommes. La Divinité est
Esprit et Verbe: « Au commencement » en effet, « était le Verbe »
. Et selon
Paul, les Prophètes « ont l'Esprit du Christ»
parlant en
eux. La nature humaine, non plus, n'est pas loin de ces attributs: en vous-même,
vous voyez la Raison et la Pensée, imitation de Celui qui est en vérité Esprit
et Verbe.
Dieu est encore Amour et source
d'amour. Jean le Sublime dit que: « L'amour vient de Dieu » et « Dieu est amour
»
. Le modeleur
de notre nature a mis aussi en nous ce caractère: « En ceci, dit-il, en effet,
tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous vous aimez les uns les
autres»
Donc, si
l'amour est absent, tous les traits de l'image en nous sont déformés.
Enfin la Divinité voit tout, entend
tout, scrute tout. Vous aussi, par la vue et l'ouïe, vous percevez les choses et
par la pensée, vous pouvez examiner et scruter l'univers
CHAPITRE VI
EXAMEN DE LA PARENTÉ DE L'ESPRIT
AVEC LA NATURE. EN PASSANT, RÉFUTATION D'UNE OPINION DES ANOMÉENS
De ce fait, n'allez pas me faire
dire que la Divinité atteint les êtres à notre manière humaine par des facultés
diverses: on ne peut mettre dans la simplicité divine la multiplicité de nos
perceptions. D'ailleurs peut-on dire que nous-mêmes, nous percevions les choses
par des facultés diverses, même si nous les atteignons par la variété des sens?
A proprement parler, il n'y a qu'une seule faculté, l'esprit qui est en nous et
qui se répand à travers les sens pour percevoir les choses. C'est lui qui par
les yeux contemple le monde visible, lui qui par l'ouïe entend ce qui se dit;
c'est lui qui aime ce qui le charme et écarte ce qui lui déplaît; c'est lui qui
utilise la main à sa volonté, prenant les objets ou les repoussant par elle
selon qu'il juge utile et s'en servant comme d'un instrument. Si donc, chez
l'homme, malgré la variété des organes que la nature lui a donnés pour la
sensation, l'esprit, communiquant à tous activité et mouvement et se servant
d'eux selon la fin propre de chacun, reste un et toujours le même, sans modifier
sa nature dans la diversité de ses actes, comment en Dieu imaginerait-on la
division de la substance en plusieurs facultés? « Celui qui a façonné l'œil »,
comme dit le Prophète, et qui « a planté l'oreille »
prend en
lui-même le modèle et il met ces activités-là dans la nature humaine comme des
caractères capables de le faire connaître: « Faisons, dit-il, l'homme à notre
image »
.
Où est l'hérésie des Anoméens?
Que
disent-ils contre cette parole? Comment en ce que nous avons dit défendront-ils
une opinion qui ne repose sur rien? Diront-ils qu'une image unique peut
ressembler à des formes variées? Si le Fils n'a pas une nature semblable à celle
du Père, comment fera-t-il une seule image de natures différentes? Celui qui
dit, en effet, « Faisons l'homme à notre image » et qui emploie le pluriel pour
désigner la Sainte Trinité, ne parlerait pas d'image au singulier, si
précisément les modèles n'étaient semblables les uns aux autres. Car il est
impossible de donner un portrait unique de personnes dissemblables. Si donc les
natures étaient différentes, les images aussi seraient différentes et pour
chaque personne il y aurait une image. Mais si l'image est unique sans que le
modèle le soit, on doit conclure, à moins d'avoir perdu la raison, que des êtres
semblables à un être unique le sont également entre eux
. Aussi
l'Écriture, sans doute pour couper court à cette hérésie, dit, à propos de la
création de la vie humaine: « Faisons l'homme à notre image et à notre
ressemblance.
CHAPITRE VII
POURQUOI L'HOMME EST SANS ARMES ET
SANS PROTECTIONS NATURELLES
Que signifie la stature droite de
l'homme? Pourquoi son corps n'a-t-il pas, pour protéger sa vie, des forces
naturelles?
En fait
l'homme vient au monde, dépouillé de protections naturelles, sans armes et dans
la pauvreté, manquant de tout pour satisfaire aux besoins de sa vie: apparemment
il mérite plus la pitié que l'envie. Comme armes, il n'a ni les défenses des
cornes, ni les pointes des ongles, ni sabots, ni dents, ni aiguillon empoisonné
pour donner la mort, tous ces organes enfin que la plupart des vivants ont sur
eux pour se défendre des blessures; son corps n'est pas non plus recouvert d'une
enveloppe de poils.
Il semblerait pourtant que l'être,
ordonné au gouvernement des autres, la nature devrait l'entourer d'armes
appropriées pour lui permettre de se défendre sans avoir besoin de secours
étranger. Le lion, le porc, le tigre, la panthère et autres animaux semblables
ont de quoi se sauver par eux-mêmes. Le taureau a des cornes, le lièvre la
rapidité, la gazelle le saut et la sûreté du regard, d'autres ont la taille,
d'autres une trompe; les oiseaux ont des ailes, l'abeille le dard; à tous sans
exception, la nature a donné un moyen de défense. L'homme, lui, est le moins
rapide des coureurs; parmi les animaux corpulents, il est le plus maigre; parmi
ceux qui ont des défenses naturelles, il est le plus aisé à prendre. Comment
donc, dira-t-on, un tel être a-t-il en partage le premier rang dans l'univers?
A mon avis, il n'est pas difficile
de montrer que ce qui paraît un déficit de notre nature est en fait un
encouragement à dominer ce qui est près de nous
. Supposons
l'homme doué d'une telle force que sa rapidité surpasse celle du cheval, que son
pied n'ait pas à souffrir de la dureté du sol, grâce aux défenses des sabots ou
des griffes, supposons qu'il ait des cornes, des aiguillons et des ongles; avec
de pareils organes, il ne serait qu'une bête féroce inabordable. Il ne
chercherait pas, en outre, à dominer les autres, n'ayant aucun besoin de l'aide
de ce qu'il a sous la main. Au contraire, pour la raison que je vais dire,
chacun des animaux qui nous sont unis a reçu en partage les biens dont nous
avons besoin: il nous devient alors nécessaire de les commander. C'est parce que
son corps est lent et difficile à mouvoir que l'homme a asservi et dompté le
cheval. Parce que son corps est nu, il a dû surveiller les brebis afin de
compléter par le port de leurs laines annuelles ce qui manque à notre nature.
Comme il, doit faire venir d'ailleurs de quoi vivre, il a attaché à son service
les animaux de charge. Ne pouvant, comme les bêtes des champs, se nourrir
d'herbe, il a domestiqué le bœuf qui, par ses travaux, nous rend la vie plus
facile. Nous avions besoin de dents et d'un organe pour mordre, afin de nous
défendre contre les autres animaux; le chien, par ses dents qui blessent et par
sa rapidité, met à notre disposition sa mâchoire qui devient comme une épée
vivante. Plus robuste que la défense des cornes, plus tranchant que la pointe
des dents, le fer a été utilisé par l'homme; il ne nous est pas toujours attaché
comme les défenses des bêtes féroces, mais il combat avec nous au moment voulu;
le reste du temps, on le met de côté. Au lieu d'avoir une écaille comme le
crocodile, l'homme peut de celle-ci se faire une arme, en s'en entourant le
corps suivant les besoins. Ou, à défaut d'écaille, à cette même fin, il
travaille le fer dont il use à la guerre, au moment utile, pour redevenir, lors
de la paix, libre d'un tel équipement. Il plie à son service l'aile des oiseaux,
en sorte que par son ingéniosité il a à sa portée la rapidité du vol. Parmi les
animaux, il apprivoise les uns qui servent aux chasseurs, et, grâce à eux,
parvient à soumettre les autres à ses besoins. En particulier l'ingéniosité de
son art donne des ailes aux flèches et, par l'arc, tourne à notre usage la
rapidité de l'oiseau. Enfin la sensibilité de nos pieds à la marche nous fait
chercher une aide dans les objets qui nous sont soumis. De là vient qu'à nos
pieds, nous ajustons des chaussures
.
CHAPITRE VIII
LA RAISON DE LA STATURE DROITE DE
L'HOMME. LES MAINS ONT POUR FIN LE LANGAGE.
CONSIDÉRATIONS PHILOSOPHIQUES SUR LA DIVERSITÉ DES ÂMES
La stature droite.
La stature de l'homme est droite,
tendue vers le ciel et regardant en haut. Cette attitude le rend apte au
commandement et signifie son pouvoir royal. Si seul parmi les êtres l'homme est
ainsi fait, tandis que le corps de tous les autres animaux est penché vers le
sol, c'est pour indiquer clairement la différence de dignité qu'il y a entre les
êtres courbés sous le pouvoir de l'homme et cette puissance placée au-dessus
d'eux. Chez les autres, en effet, les membres antérieurs du corps sont des
pieds, parce que l'inclination de leur corps demandait un appui en avant; dans
la constitution de l'homme, ces membres sont devenus des mains. Pour une stature
droite, un seul appui suffisait qui, grâce aux deux pieds, permet de se tenir
solidement
.
Les mains.
En particulier, les mains lui sont,
pour les besoins du langage, d'une aide particulière. Quelqu'un qui verrait dans
l'usage des mains le propre d'une nature rationnelle ne se tromperait pas du
tout, non seulement pour cette raison couramment admise et facile à comprendre
qu'elles nous permettent de représenter nos paroles par des lettres (c'est bien
en effet une des marques de la présence de la raison de s'exprimer par les
lettres et d'une certaine façon de converser avec les mains, en donnant par les
caractères écrits de la persistance aux sons), mais pour ma part j'ai en vue
autre chose lorsque je parle de l'utilité des mains pour la formation de la
parole.
L'ordre de création des
êtres.
Avant d'examiner ce sujet, revenons
à un point que nous avons laissé de côté et qui allait nous échapper bien que
logiquement il ait trait à ce qui précède, à savoir: pourquoi les produits du
sol germent d'abord, pourquoi viennent ensuite parmi les vivants les êtres sans
raison et enfin, après la formation de ces êtres, l'homme. Bien sûr, nous
apprenons par là, — ce qui est à la portée de tout le monde —, que le Créateur a
fait l'herbe en vue des vivants et les bêtes des champs en vue de l'homme: avant
les animaux, il crée leur nourriture; et, avant l'homme, tout ce qui doit servir
à sa vie. Mais je soupçonne Moïse d'avoir voulu donner à entendre par là une
doctrine mystérieuse et, sous des mots cachés, de livrer une philosophie de
l'âme que les « philosophes de l'extérieur » ont entrevue, sans la saisir
clairement.
Les degrés dans la vie
corporelle.
Par ces mots, l'Écriture nous
enseigne que la force qui est dans les vivants et les êtres animés est de trois
sortes
:
premièrement, celle qui permet aux êtres de s'accroître et de se nourrir, en
attirant à eux la nourriture nécessaire à leur développement. On l'appelle «
naturelle »: elle se trouve chez les plantes. Dans les produits du sol, en
effet, on peut voir une force vitale privée de sensation. Secondement, il y a
une autre forme de vie, qui possède la première et qui a en plus un organisme
sensoriel. C'est le cas des animaux sans raison: ils se nourrissent et se
développent, mais ont aussi une activité sensible et la perception. Enfin la
perfection de la vie corporelle se trouve dans la nature rationnelle,
c'est-à-dire la nature humaine: elle se nourrit, a des sens, participe de la
raison et se gouverne par l'esprit.
Les degrés de l'être en
général.
Donnons donc des êtres la division
suivante: d'un côté, la nature intellectuelle, de l'autre la nature corporelle.
Laissons pour le moment la question de savoir comment se divise la première: ce
n'est pas notre sujet. Disons seulement: parmi les natures corporelles, les unes
ne participent en aucune façon à la vie, les autres ont une énergie vitale. De
nouveau, parmi les corps vivants, les uns ont la sensation, les autres en sont
dépourvus. A son tour, la nature sensible se divise en rationnelle et en
irrationnelle.
L'ordre suivi par Moïse.
Aussi après la matière inanimée,
qui est comme le fondement sur lequel repose le genre des animés, Moïse parle de
la formation de cette vie « naturelle » qui existe dans les plantes; il place
ensuite la naissance des êtres qui ont une organisation sensible. Alors suivant
le même ordre logique, parmi les êtres qui reçoivent la vie à travers la chair,
il y a, d'un côté, les êtres sensibles qui existent sans posséder de nature
spirituelle, de l'autre, les êtres doués de raison, qui ne subsisteraient pas
dans un corps, s'ils ne se fondaient dans un organisme sensible. Aussi c'est en
dernier lieu, après les plantes et les animaux, que l'homme est créé; car la
nature avance vers la perfection par un ordre et un chemin régulier.
L'âme de l'homme «
récapitulation » des trois « âmes ».
Cet animal rationnel qu'est l'homme
est en effet formé de la fusion de tous les genres d'âmes: sa nourriture, il la
prend par la partie « naturelle » de son âme; à cette puissance d'accroissement,
il unit la puissance des sens, qui tient naturellement le milieu entre la
substance intellectuelle et la matérielle, mais plus elle participe de la
lourdeur de la matière, moins elle participe de l'intelligence. Ensuite se fait
l'intime fusion entre la substance spirituelle et ce qu'il y a de plus mince et
de plus lumineux dans la nature sensible, en sorte que l'homme se trouve composé
de ces trois substances.
Même division de l'âme
humaine dans l'Écriture: saint Paul, l'Évangile.
L'Apôtre nous apprend la même chose
par ses paroles aux Éphésiens: il prie pour eux, afin qu'ils gardent dans son
intégralité, pour la venue du Seigneur, la beauté du corps, de l'âme et de
l'esprit. Pour désigner la partie nutritive, il dit le « corps »; par « âme »,
il entend la partie sensitive; par « esprit », la partie intellectuelle
. De la même
manière, le Seigneur dans l'Évangile enseigne au scribe que l'amour de Dieu
vient avant tout commandement et qu'il doit s'exercer par tout le cœur, toute
l'âme et toute la pensée. Là aussi l'Écriture semble faire la même distinction
; elle parle
de « cœur » pour désigner l'ensemble corporel, d' « âme » pour ce qui est
intermédiaire entre le corps et l'esprit et d' « esprit » pour la nature
supérieure, la faculté de comprendre et d'agir. De là viennent les trois
distinctions que l'Apôtre établit dans les principes qui inspirent notre action:
il appelle l'un « charnel », celui qui ne voit que le ventre et le plaisir;
l'autre est 1' « animal », intermédiaire entre la vertu et le vice, supérieur au
second, sans appartenir tout à fait au premier; enfin le dernier est le «
spirituel », qui consiste en la perfection de la vie selon Dieu. C'est pourquoi
il dit aux Corinthiens, blâmant leur vie de pure jouissance et de soumission aux
passions: « Vous êtes charnels et incapables de saisir des doctrines plus
élevées »
. Ailleurs,
faisant une différence entre le degré du milieu et le degré plus parfait, il
dit: « L'homme animal ne comprend pas les choses de l'esprit; elles sont folie
pour lui; l'homme spirituel au contraire juge de tout et n'est lui-même jugé par
personne »
. Comme donc
« l'animal » est élevé au-dessus du « charnel », de la même façon le « spirituel
» est placé au-dessus de « l'animal ».
Sens de l'ordre suivi par
Moïse.
Si donc l'Écriture fait venir
l'homme en dernier après tout vivant, c'est que Moïse veut donner un
enseignement sur l'âme et, dans la suite nécessaire de l'ordre des êtres, il
voit la perfection dans les derniers venus. En effet dans l'être doué de raison
sont compris tous les autres; dans l'être doué de sens, tout l'ordre « naturel »
est présent et celui-ci n'est attribué qu'à la pure matière. Ainsi la nature,
par les propriétés de la vie qui sont comme des degrés, paraît faire sa route en
avant de l'inférieur au plus parfait
.
Finalité des mains: la
parole.
Puisque l'homme était un vivant
apte à la parole, il fallait que l'instrument de son corps fût construit en
rapport avec les besoins du langage. De même que les musiciens travaillent tel
genre de musique selon la nature des instruments et qu'ils ne jouent pas de la
flûte avec un luth ou de la cithare avec une flûte, ainsi la parole devait avoir
des organes appropriés, afin que, élaborée par les parties aptes à la voix, elle
puisse rendre un son répondant aux besoins du discours
.
A cette fin les mains ont été
articulées au corps. Sans doute peut-on dénombrer par milliers les besoins de la
vie où la finesse de ces instruments qui suffisent à tout a servi l'homme dans
la paix comme dans la guerre; pourtant c'est avant tout pour le langage que la
nature a ajouté les mains à notre corps. Si l'homme en était dépourvu, les
parties du visage auraient été formées chez lui, comme celles des quadrupèdes,
pour lui permettre de se nourrir: son visage aurait une forme allongée, amincie
dans la région des narines, avec des lèvres proéminentes, calleuses, dures et
épaisses, afin d'arracher l'herbe; il aurait entre les dents une langue toute
autre que celle qu'il a, forte en chair, résistante et rude, afin de malaxer en
même temps que les dents les aliments; elle serait humide, capable de faire
passer ces aliments sur les côtés, comme celle des chiens ou des autres
carnivores, qui font couler les leurs au milieu des interstices des dents. Si le
corps n'avait pas de mains, comment la voix articulée se formerait-elle en lui?
La constitution des parties entourant la bouche ne serait pas conforme aux
besoins du langage. L'homme, dans ce cas, aurait dû bêler, pousser des cris,
aboyer, hennir, crier comme les bœufs ou les ânes ou faire entendre des
mugissements comme les bêtes sauvages. Mais puisque la main a été donnée au
corps, la bouche peut sans difficultés s'occuper de servir à la parole. Aussi
les mains sont bien la caractéristique évidente de la nature rationnelle: le
modeleur de notre nature nous rend par elles le langage facile.
CHAPITRE IX
L'ORGANISME HUMAIN EST ADAPTÉ AUX
NÉCESSITÉS DU LANGAGE
La divine beauté, dont le Créateur
nous a fait don en mettant en son image la ressemblance des biens qu'il possède,
apporte avec elle les autres biens dont Dieu a libéralement doté notre nature
humaine. L'esprit et la réflexion, on ne peut les appeler proprement des dons,
mais plutôt une participation, car par eux, c'est la splendeur même de sa nature
que Dieu a déposée en son image. Or l'esprit, qui est du domaine de
l'intelligible et de l'incorporel, ne pouvait communiquer et unir sa beauté à
d'autres êtres, s'il n'inventait quelque moyen de manifester au dehors son
mouvement. C'est ce qui rendit nécessaire la création d'un organisme, afin que
l'esprit, touchant à la façon d'un plectre les parties aptes à la voix, traduise
par l'impression de sons variés le mouvement venu de l'intérieur. Un habile
musicien, qu'un accident a privé de sa voix, pour faire connaître ce qu'il a
dans l'esprit, se sert du chant de voix étrangères et livre son art au public
grâce à la flûte ou à la lyre. Ainsi l'esprit humain: il découvre des pensées de
toutes sortes, mais il ne peut montrer son mouvement intérieur à l'âme qui
entend par les sens du corps; aussi comme un habile accordeur, il touche ces
organes animés, pour manifester ses pensées secrètes par le bruit qu'il fait
dans les sens.
Quant à la musique qui se fait
entendre dans l'organisme humain, elle est comme un mélange de flûte et de lyre
qui s'unissent l'une à l'autre en une même harmonie. Le souffle, venant des
réservoirs qui le contiennent, est poussé vers le haut à travers la trachée.
Lorsque celui qui veut parler tend cet organe en vue de produire un son, le
souffle se heurte aux commissures intérieures qui entourent ce conduit pareil à
une flûte. Il imite d'une certaine façon le son de celle-ci par les vibrations
produites autour des saillies membraneuses. Puis le son venu d'en bas est reçu
dans la cavité pharyngienne, d'où il se divise dans le double conduit des
narines et dans les cartilages de l'ethmoïde pareils à des stries d'écaille, ce
qui donne à la voix plus de clarté. La joue, la langue, la structure des parties
entourant le pharynx qui donne à la mâchoire inférieure une forme creuse
terminée en pointe, toute cette organisation correspond de bien des manières au
mouvement des cordes du plectre, car elle permet de tendre rapidement l'ensemble
au moment voulu. Les lèvres, quand elles se relâchent et se resserrent, ont le
même effet que les doigts de ceux qui règlent l'air de la flûte et l'harmonie du
chant
.
CHAPITRE X
ACTIVITÉ DE L'ESPRIT A TRAVERS LES
SENS
Ainsi c'est grâce à cette
organisation que l'esprit, comme un musicien, produit en nous le langage et que
nous devenons capables de parler. Ce privilège, jamais sans doute nous ne
l'aurions, si nos lèvres devaient assurer, pour les besoins du corps, la charge
pesante et pénible de la nourriture. Mais les mains ont pris sur elles cette
charge et ont libéré la bouche pour le service de la parole.
Dans cet organisme il y a une
double activité, l'une pour l'émission du son, l'autre pour l'impression des
objets venus de l'extérieur. Entre les deux il n'y a pas mélange, mais chacune
demeure dans la fonction que lui a assignée la nature, sans venir troubler la
voisine: ainsi l'oreille n'a pas à parler ni la voix à entendre. Mais celle-ci
est toujours prête à émettre la parole et l'oreille toujours prête à la
recevoir; cependant elle ne se remplit pas, comme dit Salomon
: chose,
selon moi, la plus extraordinaire de toutes celles qui se passent en nous! Car
quelles sont les dimensions de l'intérieur de l'oreille, où s'écoule tout ce qui
entre en nous par son moyen? Où sont les secrétaires pour transcrire les paroles
qui y pénètrent? Où sont reçus les objets qui sont déposés? Comment, dans la
diversité des sons qui de partout s'y précipitent les uns sur les autres,
l'esprit n'est-il pas confondu et égaré pour discerner la place respective de
chacun d'eux?
Ce qui se passe dans les yeux
présente un caractère aussi étrange: comme par les oreilles, l'esprit, par les
yeux, saisit ce qui est à l'extérieur du corps; il tire à lui les images des
choses visibles et reproduit en lui-même les traits de ce qu'il voit.
Imaginez une grande ville recevant
par plusieurs entrées tous ceux qui y viennent en même temps: tous ne courent
pas ensemble vers le même quartier de la ville, mais les uns vont à l'agora, les
autres dans leurs demeures, d'autres aux assemblées, d'autres vers les grandes
rues, d'autres vers des ruelles, d'autres aux théâtres, chacun enfin va suivant
son idée
. Quelque
chose de pareil se passe en cette cité de l'esprit, bâtie en nous-mêmes: sur
chacun des objets dont les différentes entrées des sens l'ont rempli, l'esprit
opère un travail de vérification et de distinction pour les répartir ensuite
comme il convient aux endroits consacrés à la connaissance. Pour reprendre
l'exemple de la ville, des parents et des amis peuvent s'y trouver sans être
entrés par la même porte; mais, bien que l'un soit entré par hasard par l'une,
l'autre par une autre, lorsqu'ils sont dans l'enceinte de la ville, ils se
groupent à nouveau, étant d'une même famille. L'inverse pourrait se produire:
des étrangers, qui ne se connaissent pas, entrent dans la ville par la même
porte, mais cette rencontre à l'entrée ne leur crée pas pour cela des liens de
famille; car ils peuvent, une fois à l'intérieur, se séparer pour rejoindre
leurs parents. Quelque chose d'identique semble se passer sur le carrefour de
l'esprit. Souvent, à partir de différents sens, une seule connaissance est
formée en nous, le même objet étant divisé en plusieurs parties selon les sens.
Au contraire on peut, à partir d'un seul sens, connaître bien des objets variés
qui naturellement n'ont entre eux rien de commun. Ainsi (éclairons cela, comme
il vaut mieux, par un exemple), lorsque, en ce qui concerne les saveurs, on
cherche à reconnaître ce qui est doux à la sensation de ce qui a mauvais goût,
c'est l'expérience qui révèle l'amertume de la bile et la douceur du miel. Ici
nous avions affaire à des objets différents; mais un même objet peut produire
une connaissance unique, bien qu'il s'introduise dans la pensée à partir de sens
nombreux, par exemple, par le goût, l'odorat, l'ouïe et souvent par le toucher
et la vue. Ainsi quelqu'un voit du miel, l'entend nommer, le goûte, sent son
odeur par le nez le reconnaît au toucher: par chacun de ces sens, il n'a connu
qu'un même objet. Il y a aussi le cas où, par un seul sens, nous apprenons à
connaître une multitude d'objets divers: ainsi, l'oreille reçoit toutes sortes
de sons, les yeux peuvent recevoir sans distinction les choses les plus
hétérogènes. En effet ils tombent aussi bien sur du blanc ou du noir que sur
toutes les couleurs les plus opposées. Il en est de même pour le goût, l'odorat,
le toucher et pour chaque sens qui, percevant selon sa nature, communique à
l'esprit la connaissance d'objets de toutes sortes.
CHAPITRE XI
LA NATURE HUMAINE EST UN MYSTÈRE
Quelle est donc la nature de
l'esprit, qui se divise dans les facultés sensibles et qui tire de chacune
d'elles, d'une manière conforme à leur nature, la connaissance de l'univers?
Qu'il soit tout autre que les sens, sans doute, personne d'avisé n'en doutera.
S'il avait même nature qu'eux en effet, il n'aurait de rapports qu'avec une
seule de leurs activités, parce qu'il est sans composition et que ce qui est
sans composition ne connaît pas la diversité. Or, dans notre être composé, le
toucher est une chose, l'odorat une autre, et de même les autres sens n'ont
entre eux ni communauté ni mélange. Puisque l'esprit est présent également à
tous selon la nature de chacun, il faut bien supposer qu'il est tout autre que
la nature sensible, si l'on ne veut pas introduire la diversité dans une nature
spirituelle.
« Qui a connu l'esprit du Seigneur?
»
, dit
l'Apôtre. Pour ma part, je dis aussi: « Qui a connu son propre esprit? » Ceux
qui s'estiment capables de « saisir » la nature de Dieu, feraient bien de dire
s'ils se sont regardés eux-mêmes. Ont-ils connu la nature de leur propre esprit?
— II a plusieurs parties et est composé. Mais comment une substance spirituelle
est-elle dans la composition? Ou de quelle façon se fait l'union d'objets
hétérogènes? — Vous dites que l'esprit est simple et sans composition! Comment
alors se dissémine-t-il dans la multiplicité des parties sensibles? Comment
dans l'unité la diversité? Comment dans la diversité l'unité?
Pour ma part, je trouve la solution
de ces difficultés dans le recours à cette parole de Dieu: « Faisons l'homme à
notre image et ressemblance ». L'image n'est vraiment image que dans la mesure
où elle possède tous les attributs de son modèle; dans la mesure où elle
déchoit de la ressemblance avec son prototype, par ce côté-là elle n'est plus
image. Comme l'une des propriétés de la nature divine est son caractère
insaisissable, en cela aussi l'image doit ressembler à son modèle. Si la nature
de l'image pouvait être « saisie », tandis que le modèle est au-dessus de notre
« prise », cette diversité d'attributions prouverait l'échec de l'image. Mais
puisque nous n'arrivons pas à connaître la nature de notre esprit, qui est à
l'image de son Créateur, c'est qu'il possède en lui l'exacte ressemblance avec
Celui qui le domine et qu'il porte l'empreinte de la nature « insaisissable »
par le mystère qui est en lui
.
Dans ce chapitre et les trois suivants, Grégoire laisse de côté
Posidonius et développe son anthropologie spécifiquement biblique et
chrétienne. Il reprendra son auteur avec les développements
physiologiques qui commenceront en 143 B.
|