INTRODUCTION

Lettre indiquant le contenu des vingt-trois chapitres: ceux-ci sont une exhortation à la vie vertueuse.

1. Ce traité a pour but d'inspirer aux lecteurs le désir de la vie vertueuse; mais comme la vie commune implique, selon le mot du divin apôtre, bien des tiraillements, il doit suggérer la vie dans la virginité comme une porte pour introduire à cette noble manière de se conduire. On sait en effet combien ceux qui sont embarrassés dans la vie commune s'appliquent difficilement à la vie divine pour méditer sur elle en toute quiétude, et qu'au contraire ceux qui ont entièrement renoncé à la vie troublée jouissent d'une grande aisance pour se consacrer sans tiraillements aux tâches sublimes. Mais le conseil, par lui-même, manque trop de force persuasive, et le simple discours n'entraînerait pas facilement quelqu'un à faire oeuvre profitable, si l'on n'avait d'abord montré la noblesse de l'action à laquelle on excite l'auditeur. C'est pourquoi le traité commence par les éloges de la virginité avant d'aboutir à un conseil. De plus, comme la beauté de chaque objet s'éclaire en quelque manière par comparaison avec ses contraires, on a dû rappeler aussi les embarras de la vie commune. Puis, en bonne méthode, on a glissé une description de la vie "philosophique", et prouvé que l'homme engagé dans les soucis du monde ne pouvait y atteindre. Mais les désirs du corps s'atrophient chez ceux qui ont renoncé: il était donc dans la logique de rechercher l'objet véritablement désirable dont l'auteur de notre nature nous a rendus capables. Cela découvert, dans la mesure où c'était possible, il a encore paru logique d'inventer une méthode pour atteindre ce bien suprême.

2. Ainsi donc, c'est la vraie virginité, celle qui est pure de toute souillure de péché, qui a été trouvée conforme à un tel dessein, si bien que le milieu du traité, malgré des apparences de digressions, tend tout entier à l'éloge de la virginité. Quant aux règles particulières d'un tel genre de vie, pratiquées par ceux qui poursuivent avec application ce noble idéal, nous les avons omises en ce traité pour fuir les longueurs excessives, et c'est d'une manière universelle que les préceptes assez généraux de notre exhortation ont embrassé d'une certaine manière chaque chose en particulier, de façon à ne rien négliger du nécessaire et à fuir les longueurs. Mais les gens ont coutume de mettre plus d'empressement à prendre une profession quelconque, s'il y voient des hommes qui s'y sont déjà acquis du renom: il a donc fallu aussi faire mémoire des saints qui se sont illustrés dans le célibat. Et puisque, pour pratiquer avec succès la vertu, la voix d'un vivant et les bons exemples en acte ont un autre pouvoir que les récits exemplaires, nécessairement, vers la fin du traités, nous nous sommes souvenus de notre très pieux évêque et père, comme du seul maître capable de nous donner de tels enseignements. On ne l'a pas mentionné nommément, mais on a laissé entendre à certains indices que c'était lui qui était désigné. Discrétion voulue, afin que les lecteurs futurs qui se rendront ce traité familier ne jugent pas le conseil inutile, sous prétexte qu'il ordonnerait aux jeunes de fréquenter un homme déjà mort, mais afin qu'uniquement attentifs aux qualités qui se doivent rencontrer dans le guide d'une telle vie, ils se choisissent pour leur direction ceux que la grâce de Dieu désigne à chaque époque pour présider à la vie vertueuse: ainsi donc, ou ils trouveront celui qu'ils cherchent, ou ils n'ignoreront pas quel il doit être.

Voici l'enchaînement des idées:

1. La virginité dépasse les éloges.

2. La virginité est la perfection propre de la nature divine et incorporelle.

3. Rappel des embarras du mariage et indication donnée par l'auteur qu'il n'est pas célibataire.

4. Toutes les absurdités de la vie tirent leur origine du mariage. Portrait de l'homme qui a renoncé pour de bon à ce genre de vie.

5. Il faut faire plus de cas de l'impassibilité de l'âme que de la pureté du corps.

6. Élie et Jean ont pratiqué la stricte discipline de ce genre de vie.

7. Le mariage n'est pas au nombre des choses condamnées.

8. Il atteint difficilement le but, celui dont l'âme est partagée entre de nombreux soucis.

9. C'est chose difficile à changer, en tout domaine, que l'habitude.

10. Quel est l'objet véritablement désirable?

11. Comment parvenir à l'intelligence de la beauté véritable?

12. Celui qui s'est purifié verra en lui-même la beauté divine. On parlera aussi dans ce chapitre de la cause du mal.

13. Le soin de soi-même commence avec l'affranchissement du mariage.

14. La virginité l'emporte sur la puissance de la mort.

15. La vraie virginité s'observe en toute occupation.

16. De quelque manière qu'on sorte de la vertu, on court un égal danger.

17. Il est imparfait relativement au bien, celui qui manque ne fût-ce qu'à

une seule des choses intéressant la vertu.

18. Il faut que toutes les puissances de l'âme regardent vers la vertu.

19. Souvenir de Mariam, soeur d'Aaron, parce qu'elle fut la première en la pratique de cette perfection.

20. Il est impossible de servir les voluptés corporelles et de récolter en même temps la joie selon Dieu.

21. Celui qui a choisi de vivre selon cette stricte discipline doit être étranger à toute espèce de plaisir du corps.

22. Il ne faut pas pratiquer l'abstinence au delà du nécessaire: c'est d'une manière semblable que s'opposent au perfectionnement de l'âme la prospérité excessive du corps et son accablement sans mesure.

23. Quiconque veut apprendre l'exacte discipline de ce mode d'existence doit s'instruire près de celui qui l'a pratiquée avec succès.

Chapitre 1

La virginité dépasse les éloges.

Ce noble idéal de la virginité, précieux à tous ceux qui situent le beau dans la pureté, échoit à ceux-là seuls que la grâce bienveillante de Dieu assiste dans le combat pour réaliser leur bon désir. D'elle-même, elle s'attire la louange qui lui convient en raison du qualificatif ajouté à son nom, car l'usage communément admis de dire la virginité "exempte de corruption" rend témoignage de la pureté qui est en elle, au point que cette expression équivalente permet de reconnaître la supériorité de ce don précieux, s'il est vrai que, parmi tant d'oeuvres vertueuses, celle-là seule s'est vue honorée du surnom d'incorruptible. Mais s'il faut aussi par des éloges montrer la noblesse de ce grand don de Dieu, le divin Apôtre suffit à sa louange, lui qui a caché sous un petit nombre de mots toutes les hyperboles possibles des éloges en nommant "sainte et immaculée" celle qui est ornée de cette grâce. Si en effet la perfection de cette noble virginité est de rendre "immaculé" et "saint" - on emploi ces termes au sens propre et premiers pour la gloire du Dieu incorruptible - quelle plus grande louange faire de la virginité que de montrer par là qu'elle déifie d'une certaine manière ceux qui participent à ses purs mystères au point qu'ils communient à la Gloire de Dieu, seul véritablement saint et immaculé, admis dans sa familiarité par la pureté et l'incorruptibilité?

Pour beaucoup désormais, la virginité est devenue un thème de discours d'apparat, fournissant aux ambitieux d'innombrables occasions de faire ostensiblement parade de leur éloquence et de tirer vanité des grâces qui s'attachent à cette vie parfaite. Pour moi, qu'elle soit noble cette profession, et précieuse à tous ceux qui situent le beau dans la pureté, et supérieure à tout ce qui se distingue par la vertu, je ne le nierai pas, moi non plus, et, dans la mesure de mes capacités, à la manière de ceux qui, par leur proclamation, rendent illustres les vainqueurs couronnés dans les stades, ainsi moi-même je ne m'arrêterai pas de proclamer l'excellence de cette merveille. Mais la louange propre à la virginité, qui lui soit la plus adaptée, j'affirme qu'elle réside tout naturellement en ceux-là qui pratiquent la perfection et qu'elle se manifeste surtout par le nom même appliqué à leur entreprise: celle en effet qui ne connaît point le mariage, les hommes ont coutume de la nommer "exempte de corruption". La supériorité de ce don excellent est donc démontrée du seul fait que, malgré tant et de si grands actes de vertu, seul entre tous il est honoré du surnom d'incorruptible.

Mais ceux qui, dans des discours détaillés, s'étendent en longues louanges, comme pour ajouter ainsi à la merveille de la virginité, ceux-là ne se sont pas rendu compte, me semble-t-il, qu'ils vont à l'encontre de leur propre but et que l'exagération des éloges dans le dessein de magnifier rend suspecte leur louange. Les magnificences de la nature en effet entraînent d'elles-mêmes l'émerveillement, sans nul besoin de plaidoyers, tels le ciel, le soleil ou quelque autre des merveilles du monde; mais les occupations les plus humbles, le discours les exhausse et leur ajoute par l'habileté de ses louanges une apparence de grandeur: aussi les hommes soupçonnent-ils souvent une supercherie dans l'émerveillement provoqué à grand renfort d'éloges. La seule louange satisfaisante de la virginité consiste à montrer que cette vertu dépasse les louanges et à s'émerveiller devant la pureté par la vie que l'on mène plus que par ses discours. L'ambitieux qui prend celle-ci pour thème de ses éloges semble estimer qu'il vaut la peine d'ajouter cette goutte de ses sueurs à la mer infinie, s'il a cru pouvoir magnifier par la parole humaine une si grande grâce: ou il présume de ses propres forces, ou il ignore ce qu'il loue.

Chapitre 2

La virginité est la perfection propre de la Nature divine et incorporelle.

1. Il nous faut en effet beaucoup d'intelligence pour arriver à connaître l'excellence de cette grâce dont l'idée accompagne celle de père incorruptible, car c'est bien un paradoxe que la virginité soit trouvée chez un père, qui possède un fils et l'a engendré sans passion. Elle est comprise en même temps que le Dieu Fils unique, chorège de l'incorruptibilité, puisqu'elle a resplendi simultanément avec la pureté et l'impassibilité de sa génération: encore le même paradoxe, que la virginité achemine à la pensée d'un fils. Elle est contemplée également dans la pureté essentielle et incorruptible du saint Esprit, car en parlant de pureté et d'incorruptibilité, on désigne sous un autre nom la virginité. Elle est concitoyenne de la nature hypercosmiques tout entière, puisque son impassibilité lui donne rang parmi les puissances supérieures, inséparable d'aucune des réalités divines, sans la moindre attache avec les réalités adverses.

Ainsi, ce qui par nature aussi bien que par choix tend à la vertu tire toute sa parure du pur éclat de l'incorruptibilité, et les êtres relégués dans le rang adverse tiennent de leur déchéance hors de la pureté et leur mode d'être et leur nom Quelle force d'éloquence suffira donc pour égaler une si grande grâce? Comment ne pas craindre que, par ces louanges trop zélées, on n'insulte à la magnificence de cette dignité en inspirant à ses lecteurs une estime de la pureté inférieure à leur première intuition? Il convient donc de renoncer aux discours d'une rhétorique élogieuse en parlant de la virginité, puisqu'on ne peut élever le discours aux cimes d'un tel sujet, et il est bon, dans la mesure du possible, de rappeler toujours le souvenir de ce don divin et d'avoir à la bouche cet idéal excellent: encore que la virginité appartienne en propre et par privilège à la nature incorporelle, Dieu, dans son Amour pour l'homme, l'a donnée gracieusement même à ceux qu'Il destinait à recevoir la vie par la chair et le sang, afin que la nature humaine, dégradée par sa condition soumise aux passions, saisisse comme une main tendue, cette participation à la pureté, de nouveau se redresse et laisse ramener ses regards vers le haut. C'est pour cela, je pense, que la source de l'incorruptibilité, notre Seigneur Jésus Christ Lui-même, n'est pas entré dans le monde par un mariage, afin de montrer par le mode de son Incarnation ce grand mystère, que seule la pureté est capable d'accueillir Dieu quand Il se présente pour entrer. On ne peut réussir à la pratiquer avec une parfaite exactitude que si l'on s'est rendu complètement étranger aux passions de la chair. Ainsi ce qui s'est accompli corporellement dans Marie immaculée quand la plénitude de la Divinité a resplendi dans le Christ par la virginité, cela aussi s'accomplit en toute âme qui demeure vierge suivant la raison, non pas que le Seigneur se rende désormais présent corporellement, puisque nous ne connaissons plus le Christ selon la chair, mais il vient habiter spirituellement, et introduit avec lui le Père, comme dit quelque part l'Évangile.

3. Si grande est la puissance de la Virginité, qu'elle demeure les cieux près du Père des esprits, qu'elle danse en choeur avec les puissances hypercosmiques, et qu'elle s'applique au salut de l'homme: car elle amène Dieu par son entremise à partager ici-bas la vie humaine; elle donne des ailes à l'homme pour l'élever en elle-même jusqu'au désir des biens célestes, et, devenue comme un lien qui assure la familiarité de l'homme à Dieu, par sa médiation, elle conduit à un accord deux êtres de natures si distantes.

Quelles paroles pourrions-nous donc trouver qui s'élèvent à la hauteur de cette merveille? Mais il est tout à fait absurde de paraître semblable à des êtres muets ou insensibles, en prenant l'une de ces deux attitudes, ou de sembler ignorer les beautés de la virginité ou, les eût-on reconnues, de se montrer stupide et indifférent. Nous avons donc pris à coeur d'en traiter brièvement puisque nous devons obéir en tout à l'autorité de celui qui nous l'a ordonné. Mais que personne ne cherche à obtenir de nous des discours emphatiques: le voudrions-nous, que nous ne le pourrions pas, faute d'avoir l'habitude de ce genre de style; et même si nous savions parler avec emphase, nous ne préférerions pas à l'intérêt général l'avantage d'être estimé d'un petit nombre. Je pense en effet qu'un homme, s'il est du moins sensé, doit chercher entre tous les moyens non ceux qui le feront admirer plus que les autres, mais ceux qui lui vaudront d'être utile et à lui-même et aux autres.

Chapitre 3

Rappel des embarras du mariage et indication donnée par l'auteur qu'il n'est pas célibataire.

1. Que ne suis-je capable moi aussi regrets de l'auteur de tirer profit d'un tel zèle! Avant de s'être engagé, dans le mariage combien plus d'enthousiasme, j'aurais entrepris cette tâche laborieuse si je m'appliquais à mon discours dans l'espérance, comme dit l'Écriture, de partager les produits du labourage et du foulage. Mais en fait ma connaissance des beautés de la virginité est pour ainsi dire vaine et inutile, comme sont les épis pour le boeuf qui tourne sur l'aire avec une muselière, ou comme l'est pour un homme altéré l'eau inaccessible coulant au bas du précipice. Bienheureux ceux à qui le choix des biens supérieurs est encore possible, et qui n'en sont pas écartés comme par un mur, pour s'être laissés prendre d'abord de la vie commune; c'est notre cas à nous qui sommes séparés par une sorte d'abîme de ce titre de gloire de la virginité, à laquelle on ne peut plus revenir dès lors qu'on a mis le pied une fois dans la vie du monde. Nous en sommes donc réduits à contempler des beautés étrangères et rendre témoignage de la béatitude d'autrui. Même s'il nous arrive d'avoir une idée heureuse sur la virginité, il en va de nous comme des cuisiniers et des serviteurs qui assaisonnent, non pour eux mais pour d'autres, les plaisirs de table des riches, sans avoir part eux-mêmes à rien de ce qu'ils ont préparé. Quel bonheur assurément s'il n'en allait pas ainsi, et si nous n'avions pas le Beau avec des regrets tardifs. De fait, ceux-là sont réellement dignes d'envie et heureux au-delà de tout ce qu'on peut souhaiter et désirer, à qui la possibilité de jouir de ces biens n'est pas définitivement fermée; mais nous, à la manière de ceux qui, comparant leur indigence aux dépenses somptuaires des riches, n'en sont due plus affligés et contrariés de leur sort présent, plus nous reconnaissons la richesse de la virginité, plus nous prenons en pitié l'autre genre de vie, car c'est en le comparant aux biens supérieurs que nous comprenons la grandeur et le nombre des biens dont il est frustré. Je ne parle pas seulement de ce qui est réservé pour plus tard à ceux qui ont vécu vertueusement, mais aussi de tous les biens de la vie présente. Car si quelqu'un veut chercher avec exactitude en quoi ce genre de vie diffère de Ia virginité, il trouvera une différence presque aussi grande que la distance de la terre au ciel: on peut se rendre compte de la vérité de mon affirmation en examinant les faits eux-mêmes.

2. Par où commencer pour donner pour donner à ce genre de vie pénible le style tragique qui convient? Comment mettre sous les yeux les maux habituels de ce genre de vie, que tous les hommes connaissent d'expérience, mais qui, je ne sais par quel artifice de la nature, échappent à ceux-là mêmes qui savent, tant les hommes mettent de bonne volonté à ignorer leur situation? Veux-tu que nous commencions par le plus agréable? Ainsi donc ce qu'on cherche principalement dans le mariage, c'est de réaliser une communauté de vie délectable. Soit! Faisons du mariage l'image de tout point la plus heureuse: famille considérée, assez de fortune, âges assortis, la fleur même de la beauté, un très grand charme tel qu'on puisse soupçonner chacun d'en avoir plus que l'autre, et cette douce rivalité à se vouloir vaincre mutuellement en amour. Ajoutons à cela de la gloire, de la puissance, une situation en vue, et tout ce que tu veux. Mais vois la tristesse qui nécessairement accompagne et consume les biens que je viens d'énumérer. Je ne parle pas de l'envie qui s'attaque aux gens considérés, ni des embûches des hommes auxquelles expose un semblant de prospérité dans la vie; j'omets aussi ce fait que quiconque n'a pas sa part égale de biens, une pente naturelle l'entraîne à détester qui possède davantage: c'est pourquoi la vie de ceux qui semblent goûter la joie de vivre se passe dans la suspicion, et elle procure plus de peines que de plaisirs. Je laisse cela de côté, comme si l'envie était inopérante contre; encore qu'on ne trouve pas facilement un homme à qui il arrive simultanément de réussir mieux que le commun et d'échapper à l'envie. Mais d'ailleurs supposons, si tu veux, leur vie libre de toutes ces traverses et voyons s'ils peuvent goûter la joie de vivre, ceux qui passent leur existence dans une si grande prospérité.

3. Qu'est-ce qui pourra les attrister, hantise de la mort me diras-tu, si même l'envie ne mord pas sur les gens qui réussissent? Cela précisément, te dis-je, que la vie leur soit douce en toutes circonstances, est la matière qui nourrit le feu de leur tristesse. Car aussi longtemps qu'ils sont hommes, cette chose mortelle et périssable, aussi longtemps qu'ils voient les tombeaux de leurs ancêtres, la tristesse demeure inséparablement liée à leur vie, pour peu qu'ils aient en partage une lueur de raison. Car l'attente continue de la mort, dont la venue n'est discernable à aucun signe précis, mais que l'incertitude du futur fait craindre à tout moment comme imminente, cette attente ruine la joie de chaque instant, car la crainte de ce qu'on croit devoir arriver trouble la joie de vivre. Si l'on pouvait en effet, au lieu de faire soi-même cette expérience, recueillir les enseignements de ceux qui l'ont faite! S'il était possible, par quelque autre moyen ingénieux, de s'introduire en ce genre de vie et d'observer les faits, combien de transfuges courraient du mariage à l'état de virginité! Que de vigilance et de prudence prévoyante pour ne jamais se laisser emprisonner dans ces rets inextricables dont on ne peut apprendre avec exactitude les désagréments qu'une fois tombé dans les filets. Tu verrais en effet, s'il était possible de le voir sans danger, un grand mélange de contraires, rire mêlé à des larmes, tristesse confondue avec des joies, et partout, du fait des conjectures sur l'avenir, la mort présente dans les évènements, s'attachant à chacun des plaisirs. Toutes les fois que le jeune époux voit le visage aimé, aussitôt infailliblement la crainte de la séparation entre en lui avec cette image; et s'il entend cette voix très suave, il songera aussi qu'un jour il ne l'entendra plus; et quand il est charmé par la contemplation de cette beauté, il frissonne alors d'autant plus dans l'attente du deuil. Toutes les fois qu'il observe ces avantages appréciés de la jeunesse et recherchés des insensés, par exemple un oeil étincelant de la beauté des paupières, un sourcil enchâssant le regard, une joue brillante d'un sourire doux et délicat, une lèvre fleurie d'une pourpre naturelle, une chevelure épaisse nouée de fils d'or dont les tresses aux riches reflets rayonnants autour de la tête, et tout cet éclat éphémère, alors infailliblement il lui vient à l'esprit, pour peu qu'il ait d'intelligence, qu'une si grande beauté passera comme une onde pour aboutir au néant; réduite à des os fétides et hideux, au lieu de l'apparence actuelle, elle ne possédera plus aucune trace, aucun souvenir, aucun reste de sa fleur présente.

S'il réfléchit à ces choses et duperie à d'autres du même genre, vivra-t-il des apparences dans la joie? Mettra-t-il sa confiance dans les biens présents comme s'ils demeuraient toujours? Cela ne montre-t-il pas à l'évidence qu'il restera perplexe comme dans les tromperies des songes, qu'il regardera la vie avec défiance et traitera en étrangères ces apparences? En tout état de cause, il comprendra, s'il a quelque peu observé les réalités, que rien de ce qui paraît dans la vie ne paraît tel qu'il est, mais que, selon nos imaginations trompeuses, la vie nous montre des choses pour d'autres en se jouant des espoirs de ses admirateurs béats, en ce camouflant elle-même sous la duperie des apparences, jusqu'à ce que, soudain, les vicissitudes démontrent que la vie ne correspond pas à l'espoir humain que cette tromperie fait naître chez les insensés. De quelle volupté lui paraîtront chargées les douceurs de la vie, celui qui réfléchit à cela? Quand éprouvera-t-il un vrai plaisir celui qui pense à ces choses, et quand trouvera-t-il du charme aux biens qui semblent présents? Sans cesse troublé par la crainte du changement, n'est-il pas insensible à la jouissance des biens présents?

5. Je laisse les signes, les songes, dangers les présages et autres radotages de l'accouchement du même genre, toutes choses que la pression d'un vain usage fait observer avec superstition et appréhender dans le sens le plus défavorable. Mais voici qu'arrive pour la jeune femme l'heure critique de l'enfantement: on entrevoit dans cet événement non la nuisance d'un enfant mais l'arrivée de la mort, et l'on redoute que la parturiente ne meure dans l'accouchement trouvent même cette divination du malheur ne les a pas trompés, et avant de fêter la naissance, avant de goûter à aucun des biens espérés, tout de suite, ils ont changé leur joie en lamentation funèbre. Encore dans l'effervescence de l'amour, dans le paroxysme même des désirs, avant d'avoir éprouvé les suprêmes douceurs de ce genre de vie, comme dans les imaginations d'un rêve, ils ont été séparés d'un coup de tout ce qu'ils tenaient en mains. Et après cela, que se passera-t-il? La chambre nuptiale est saccagée par les familiers comme par des ennemis, et ce qui est paré, au lieu de la chambre nuptiale, c'est la mort, et par un tombeau! Là-dessus, appels inutiles et vains battements de mains, évocations de la vie passée, imprécations contre ceux qui ont conseillé le mariage; reproches aux amis qui ne l'ont pas empêché, graves imputations chargeant les parents encore vivants ou non, emportement contre la vie humaine, accusation contre la nature entière, nombreux reproches et griefs contre la Providence divine elle-même, lutte avec lui-même, guerre contre ceux qui le réprimandent, aucune hésitation devant les pires extravagances soit en paroles, soit en actes. Souvent chez ceux qui se sont laissés dominer par l'affliction et dont la tristesse a monstrueusement englouti la raison, la tragédie en est arrivée à une extrémité plus cruelle: le conjoint qui reste n'a même pas pu survivre au malheur.

6. N'en va-t-il pas ainsi? Mettons les choses au mieux, que la jeune femme ait même échappé aux dangers de l'accouchement, et qu'un enfant leur soit né, la copie même de la beauté de ses parents. Qu'arrive-t-il donc? Les sujets de tristesse ont-ils diminué pour autant, ou bien n'ont-ils pas reçu plutôt des accroissements? En effet tout en gardant leurs craintes antérieures, ils en ont conçu une nouvelle pour leur enfant: qu'il ne lui arrivât quelque désagrément dans sa formation, qu'une conjoncture malheureuse ou je ne sais quelle coïncidence fortuite n'attirât sur lui une maladie, une infirmité ou quelque péril. Et tout cela est commun aux deux, mais les soucis propres à l'épouse, qui pourrait les énumérer? Pour ne rien dire en effet de ces choses banales et à la portée de tous: le fardeau de la grossesse, le danger de l'accouchement, la peine pour élever l'enfant, le fait qu'une fibre de son coeur se détache avec celui qu'elle met au monde, et, qu'en devenant mère de plusieurs, son âme se divise en autant de parts qu'elle a d'enfants, au point de ressentir dans ses propres entrailles ce qui leur arrive.

7. Pourquoi parler de telles choses connues de tous? Mais puisque, selon la parole divine, la femme n'est pas sa propre maîtresse et qu'elle retourne à celui qui la domine par le mariage, même s'il arrive qu'elle soit isolée de lui pour peu de temps, disjointe en quelque sorte de sa tête, elle ne supporte pas son isolement, mais interprète comme un exercice de vie dans le veuvage cette brève séparation d'avec son mari. Aussitôt la crainte lui fait renoncer à l'espoir d'événements favorables: son oeil reste donc fiché sur la porte d'entrée, plein de trouble et d'épouvante; son oreille guette les chuchotements; son coeur s'arrête de battre sous le fouet de la crainte, et, avant qu'on ait annoncé du nouveau, il a suffi à la porte d'un bruit réel ou supposé pour ébranler subitement l'âme, comme s'il arrivait un messager de malheur. Peut-être qu'au-dehors les nouvelles sont favorables et ne méritent aucune crainte, mais le coeur lui manque avant même qu'elle reçoive le message, et cette défaillance détourne sa pensée d'éventualités agréables pour l'orienter tout à l'opposé. Telle est l'existence de ces gens qui goûtent la joie de vivre! Combien précieuse certes! Elle ne peut se comparer en effet à la liberté de la virginité.

Et encore notre discours a-t-il omis au passage des choses plus tristes. Car souvent l'épouse, encore adolescente, encore resplendissante de la beauté nuptiale, encore rougissante peut-être à l'approche de son époux et baissant les yeux avec pudeur quand se font parfois sentir plus brûlants ces désirs qu'une honte empêche de manifester, souvent l'épouse devenue subitement veuve, malheureuse, isolée, reçoit en échange tous ces noms abhorrés, et cette jeune femme jusque-là brillante, vêtue de blancheur, entourée d'admirateurs, voici que le malheur qui a fondu sur elle la plonge d'un coup dans les ténèbres et la revêt de deuil, après l'avoir dépouillée de la parure nuptiale. Dès lors voici l'obscurité au lieu de l'éclat de la chambre nuptiale, les pleureuses traînant en longueur leurs gémissements, l'aversion pour ceux qui essaient de calmer ses souffrances, le dégoût de la nourriture, le dépérissement du corps, l'abattement de l'âme, le désir de mourir entraînant même souvent jusqu'à la mort elle-même. Et si, à force de temps, elle a réussi pour ainsi dire à digérer son malheur, de nouveau un autre malheur se présente, qu'il existe des enfants ou non. Car s'il y en a, ils sont du moins orphelins, et donc dignes de pitié, et par eux la douleur se renouvelle; s'il n'y en a pas, le souvenir du défunt disparaît, arraché jusqu'à la racine, et le mal défie toute consolation.

8. Je laisse les autres maux propres au veuvage. Qui pourrait en faire le compte avec exactitude? Les ennemis et les familiers, ceux-ci insultant au malheur, ceux-là manifestant leur joie de cette désolation et regardant avec plaisir, d'un oeil cruel, la décadence de cette maison, et le mépris des serviteurs et tout le reste qu'on peut voir abonder en de telles infortunes: c'est pourquoi la plupart des veuves ont été fatalement entraînées à faire une seconde fois l'expérience de pareils maux, faute de supporter les propos aigres des moqueurs, comme si elles écartaient leurs persécuteurs par les maux qu'elles assument; mais beaucoup, au souvenir de ce qui leur est arrivé, ont tout supporté plutôt que de retomber une seconde fois dans de semblables malheurs. Et si tu veux apprendre les embarras de la vie commune, entends les propos des femmes qui l'ont connue par expérience, comment elles proclament bienheureuse la vie de celles qui d'emblée ont choisi de vivre dans la virginité, et qui ne sont pas venues à la connaissance de la beauté supérieure par la voie du malheur, puisque la virginité n'est pas susceptible de tels maux: elle ne se lamente pas sur des orphelins; elle ne se plaint pas d'un veuvage; sans cesse elle vit avec l'Époux incorruptible; sans cesse elle se glorifie des fruits de la piété; elle voit la maison qui est véritablement sienne toujours florissante de tous les biens excellents, à cause de la présence et de l'inhabitation permanente du maître de cette maison: dans son cas, la mort entraîne non point la séparation d'avec l'être aimé mais l'union avec lui, car "lorsqu'elle s'en va, c'est pour être avec le Christ", comme dit l'Apôtre.

9. Mais ce serait le moment, puisqu'on a passé sommairement en revue la condition des gens qui goûtent la joie de vivre, d'observer aussi dans ce traité les autres existences auxquelles toutes sortes de pauvretés, de malchances, et le reste des malheurs des souffrances humaines sont attachés: atrophies d'un membre, maladies et toutes choses du même genre, lot de la vie humaine. Le célibataire, vivant en lui-même, ou échappe à ces expériences ou triomphe plus aisément du malheur, car il tient sa pensée recueillie sur lui-même et n'a pas de soucis pour le distraire vers autre chose. Celui au contraire qui est partagé pour une femme et des enfants souvent n'a pas même le loisir de gémir sur ses propres maux, car le souci des êtres très chers retentit autour de son coeur. Peut-être est-il superflu de s'attarder dans ce traité à des faits sur lesquels tous tombent d'accord. Car si tant de peine et de misère se marie à des choses qui semblent belles, que ne peut-on conjecturer de leurs contraires! Certes toute ébauche de discours reste en dessous de la vérité, qui tente de mettre sous les yeux le genre de vie de ces êtres défavorisés, mais peut-être est-il possible de montrer brièvement les principaux désagréments qui accablent leur vie, puisque, s'ils ont reçu en partage un genre de vie contraire à ceux qui semblent jouir de la prospérité, leurs tristesses aussi leur viennent d'objets contraires. En effet chez les gens qui goûtent la joie de vivre, c'est la perspective de la mort ou son imminence qui jette le trouble dans la vie, mais chez les autres, le malheur vient de ce que la mort se fait attendre: leurs vies s'opposent diamétralement, mais l'inquiétude des uns et des autres se porte sur le même terme.

10. Ainsi qu'elle est multiple et bigarrée la profusion des maux issus du mariage!Car on s'attriste pareillement et d'avoir des enfants et de n'en pas avoir, et encore de ce qu'ils sont vivants et de ce qu'ils sont morts. En effet tel est prolifique sans avoir de quoi nourrir ses enfants, mais tel autre n'a pas de successeur pour recueillir son héritage après tant de peines, et range pour lui dans le lot des biens ce qui fait le malheur de l'autre, chacun des deux voulant que lui arrive ce dont il voit l'autre en peine: celui-ci en effet a perdu le fils de son coeur, celui-là voit survivre le fils libertin; l'un et l'autre sont dignes de pitié, en ce qu'ils déplorent celui-là la mort de son fils et celui-ci sa vie. Je laisse les jalousies, les querelles fondées sur des réalités ou des soupçons, à quelles souffrances et malheurs elles aboutissent. Qui en ferait en effet l'énumération exacte? Si tu veux apprendre comment la vie humaine se trouve remplie de tels maux, ne va pas me chercher ces vieux récits qui ont fourni aux poètes les sujets de leurs drames, car l'excès d'absurdité oblige à tenir pour des fables ces histoires où l'on voit des enfants tués et mangés, des assassinats de maris et de mères, et des meurtres de frères, et des unions illicites, et ce renversement de tout ordre naturel: les anciens narrateurs commençaient leur récit par des mariages et les achevaient avec de tels malheurs. Mais laisse tout cela. Considère sur la scène de la vie présente les tragédies qui s'y jouent: c'est le mariage qui en est le chorège pour les hommes. Viens aux tribunaux, étudie les lois qui les concernent: là tu verras tous les secrets inavouables du mariage. De même qu'à entendre les médecins exposer en détail les diverses maladies, tu apprends l'infortune du corps humain, renseigné sur la nature et le nombre des maux dont il est susceptible, ainsi par la lecture des lois et la connaissance des multiples violations du mariage contre lesquelles ces lois définissent des peines, tu apprends avec exactitude les particularités du mariage: car ni les médecins ne soignent des maladies qui n'existent pas, ni les lois ne sanctionnent des actions mauvaises qui ne se commettent pas.

Chapitre 4

Toutes les absurdités de la vie tirent leur origine du mariage. Portrait de l'homme qui a renoncé pour de bon à ce genre de vie.

1. D'ailleurs à quoi bon chicaner le célibat libère pour convaincre d'absurdité une telle de ces maux et soustrait à l'envi vie, en restreignant l'énumération des malheurs aux seuls adultères, divorces et embûches? Il me semble en effet, à considérer la réalité d'un point de vue plus élevé et plus vrai, que toute l'affliction de l'existence, observée en toutes sortes d'actions et d'occupations, ne commence à s'attaquer à la vie de l'homme que si l'on se soumet soi-même à la nécessité de ce genre de vie. Voici comment mettre en lumière cette affirmation: quand on a considéré de l'oeil pur de son âme la tromperie de cette vie, qu'on s'est élevé au-dessus de ses sollicitudes, que, selon la parole de l'Apôtre, on dédaigne toutes choses comme des déchets infects, et que d'une certaine manière on s'est complètement exilé de l'existence en se soustrayant au mariage, on n'a plus rien de commun avec les maux humains, la cupidité et l'envie veux-je dire, la colère, la haine et le désir de vaine gloire, et le reste du même genre. Exempts de tout cela, gardant sa liberté en toutes circonstances et vivant dans la paix, au sujet de quoi entrera-t-il en compétition pour obtenir davantage, en quoi excitera-t-il l'envie de ses voisins celui qui n'a pas le moindre contact avec ces biens auxquels l'envie s'attache étroitement en cette vie? Parce qu'il a élevé son âme au-dessus du monde entier et qu'il considère la vertu comme le seul bien qui ait pour lui du prix, il vivra une vie sans tristesse, paisible et sans combat. Car les biens de la vertu, même si tous les hommes en reçoivent une part, chacun dans la mesure de ses forces, ces biens restent toujours en plénitude pour ceux qui les désirent; dans le cas des biens terrestres au contraire, ceux qui sont chargés de les morceler retranchent à une part dans la mesure où ils ajoutent à l'autre, si bien que l'enrichissement de l'un entraîne l'appauvrissement de son associé dans le partage. C'est de là aussi que naissent les combats engagés entre hommes pour s'attribuer une part plus grande, tellement ils détestent être appauvris. De ce bien-là, par contre, le fait d'en avoir plus qu'autrui n'excite pas l'envie, et celui qui en a ravi davantage n'a causé aucun tort à qui prétend participer avec lui à égalité, mais il voit, dans la mesure de ses capacités, son bon désir comblé, cependant que la richesse des vertus n'est point épuisée par ceux qui se sont servi les premiers.

2. Celui donc qui fixe les yeux sur le mariage, cette vie et thésaurise pour lui cette principe d erreur et cause d'orgueil vertu que ne circonscrit aucune limite humaine, acceptera-t-il jamais que son âme incline vers l'une de ces choses basses que l'on foule aux pieds? S'émerveillera-t-il de la richesse terrestre, de la puissance humaine ou d'une des autres choses qui excitent le zèle des insensés? Si en effet quelqu'un se trouvait encore dans ces dispositions basses à leur égard, il se situerait hors d'un tel choeur et il n'entendra rien à notre discours; mais ce s'il pense aux réalités d'en haut et chemine avec Dieu dans les régions supérieures, il dépassera absolument tout cela, parce qu'il n'a pas ce principe d'erreurs, commun à tous en de telles matières, je veux dire le mariage. En effet, la volonté de surpasser les autres, cette insupportable passion de l'orgueil qu'on pourrait bien, sans pécher contre la vraisemblance, appeler graine ou racine de toute épine de péché, cette passion tire son origine d'une cause qui est avant tout le mariage.

3. La plupart du temps en effet épier de loin il n'est pas possible à l'homme les passions humaines cupides de ne pas alléguer ses enfants, ou à l'homme follement épris de gloire et ambitieux de ne pas reporter sur sa race la cause de son mal, afin de ne point paraître inférieur à ses prédécesseurs et de passer pour grand dans les générations futures, en laissant à ses descendants des récits; de même aussi le reste des infirmités de l'âme, envie, rancune, haine et quelque autre du même genre s'il s'en trouve, se rattachent à la même cause. Toutes en effet sont concitoyennes de ceux qui se passionnent pour cette vie; mais il échappe à leur servitude celui qui, tel un guetteur épiant de loin sur un observatoire élevé les passions humaines, plaint de leur aveuglement ceux qui se sont rendu esclaves d'une telle vanité et qui font grand cas de la prospérité charnelle. Car lorsqu'il voit un homme admiré pour un quelconque de ces biens mondains, orgueilleux pour des dignités, des richesses, de la puissance, il se moque de ces sots, boufus de telles vanités, et compte la durée maximal de la vie humaine selon la limité fixée d'avance par le psalmiste puis, mesurant ce très court intervalle à l'infinité des siècles, il prend en pitié pour son vain orgueil celui dont l'âme s'exalte sur des choses tellement sordides, basses et éphémères. En quoi mérite-t-il d'être vanté cet honneur d'ici-bas qui excite le zèle de tant de gens? Qu'ajoute-t-il à ceux qui sont honorés? Il demeure mortel en effet l'homme né mortel, qu'on l'honore ou non! Est-ce le fait d'avoir acquis de nombreux arpents de terre? Mais en définitive à quoi de bon cela mène-t-il les acquéreurs, sinon à ce que l'insensé puisse croire siens des biens qui ne lui appartiennent en rien; car il ignore, sous l'influence de son extrême voracité, semble-t-il, qu'au Seigneur appartient en réalité la terre et tout ce qu'elle renferme — Dieu règne sur la terre entière — mais que les hommes, dans leur cupidité passionnée, se donnent le nom mensonger de maîtres sur des biens qui ne leur appartiennent en rien. La terre en effet, comme dit le sage Ecclésiaste, demeure à jamais au service de chaque génération, pour nourrir successivement ceux qui naissent ici-bas; les hommes par contre, bien qu'ils ne soient pas leurs propres maîtres, mais qu'ils entrent dans la vie encore inconscients par la volonté de celui qui les mène, et qu'ils s'en éloignent contre leur gré, les hommes ont l'extrême vanité de se croire maîtres de la terre, alors qu'ils naissent et meurent chacun au temps marqué, tandis qu'elle demeure toujours.

4. Celui donc qui a observé ces les faux biens faits, qui méprise en conséquence tout ce qui passe pour précieux aux yeux des hommes et n'a d'amour que pour la vie divine, celui-là sachant que "toute chair est de l'herbe" (Is 40,6), quand estimera-t-il digne de recherche sérieuse cette herbe qui est aujourd'hui et demain ne sera plus? Car il sait, celui qui a bien observé les choses divines, que non seulement les choses humaines n'ont pas de solidité, mais qu'elles n'en auraient pas, même si le monde entier restait continuellement en repos. Aussi méprise-t-il cette vie comme étrangère et éphémère puisque le ciel et la terre passeront, selon la parole du Sauveur, et que toutes choses attendent nécessairement leur transformation. C'est pourquoi, aussi longtemps qu'il est dans cette tente, comme dit l'apôtre pour montrer le caractère éphémère de cette condition, accablé par la vie présente, il déplore que cet exil se prolonge pour lui, comme l'a fait aussi le psalmiste dans ses chants divins. Car ils végètent réellement dans les ténèbres ceux qui vivent en étrangers ici-bas, avec ces tentes. Aussi le prophète gémit-il sur la durée de son exil: "Malheur à moi, dito , parce que mon exil se prolonge." Or c'est aux ténèbres qu'il a attribué la cause de ce découragement. Nous avons appris en effet des savants qu'en hébreu les ténèbres se disent "karaïtes" (Ps 119,5). N'est-il pas vrai que, tels ces hommes frappés de berlue par la nuit, ils ont la vue trop faible pour reconnaître cette tromperie, puisqu'ils ne savent pas que toutes les choses appréciées en cette vie, ou au contraire dépréciées, ne sont telles que dans l'opinion des insensés? Mais d'elles-mêmes, elles n'ont absolument aucune consistance: il n'y a ni basse naissance, ni renom familial, ni gloire, ni situation en vue, ni récits anciens, ni morgue au sujet du présent, ni pouvoir sur autrui, ni condition servile. Pour les gens sans formation, richesses et bien-être, pauvreté, gêne et toutes les inconstances de la vie, semblent revêtir une importante extrême toutes les fois qu'ils prennent le plaisir comme critères de leur jugement; mais, pour l'homme aux pensées élevées, tout paraît de même valeur, aucune chose n'a plus de valeur qu'une autre, parce que, même dans des situations opposées, on termine pareillement la course de la vie, et qu'il se trouve des possibilités égales pour vivre bien ou mal dans l'un et l'autre des lots, "avec les armes offensives et défensives, dit l'Apôtre, dans l'honneur et l'ignominie". Au travers de ces vicissitudes, celui qui a purifié son intelligence et observé la réalité des êtres qui existent vraiment, celui-ci ira droit son chemin en parcourant, de sa naissance à son départ de ce monde, le laps de temps qui lui est assigné, sans se laisser amollir par les plaisirs ni déprimer par les rigueurs, mais, s'attachant selon la coutume des voyageurs a ce qui se situe en avant, il tient peu compte de ce qui se présente. Les voyageurs en effet ont coutume de se hâter ainsi d'un pas égal, vers le terme de leur route: qu'ils traversent soit des prairies et des bois épais, soit des lieux déserts et rocailleux, ni le plaisir ne les retient, ni le déplaisir ne les arrête. Ainsi, lui aussi, sans se retourner, il se hâtera vers le but proposé, et, sans se laisser détourner par aucun des à-côtés de la route, il traversera la vie en ne regardant que le ciel, tel un bon pilote qui dirige son embarcation droit vers le but qu'il s'est fixé là-haut.

5. L'homme à l'esprit épais, qui regarde en bas et dont l'âme se penche sur les plaisirs du corps, comme les bêtes sur leur fourrage, cet homme ne vivant que pour le ventre et ce qui fait suite au ventre, se trouve éloigné de la vie de Dieu, étranger aux alliances de la promesse, parce qu'à son avis il n'y a rien de bon, sinon prendre du plaisir avec son corps. Tel est celui-là, et tout autre de son espèce qui marche dans les ténèbres, comme dit l'Écriture, inventeur des maux en cette vie, car chez eux se trouvent cupidité, licence des passions, excès dans les plaisirs, tout amour du pouvoir et désir de vaine gloire, et le reste de cette foule de passions qui cohabitent avec les hommes. Ces maux en effet se tiennent pour ainsi dire l'un l'autre, si bien qu'en survient-il un à quelqu'un, le reste, entraîné par une certaine nécessité de nature, entre aussi inévitablement avec lui, comme il se produit dans une chaîne, quand on en a tiré l'extrémité: il n'est pas possible que le reste des maillons demeurent immobiles, mais celui qui se trouve à l'autre bout de la chaîne se meut avec le premier, puisque le mouvement se propage de proche en proche et de façon continue, à partir du début, par les maillons intermédiaires.

Ainsi les passions humaines se tiennent enlacées et unies les unes aux autres, et l'une a-t-elle pris le dessus, la traînée des autres maux entre à sa suite dans l'âme. Et s'il faut te décrire cette chaîne de malheur, suppose un homme qui s'est laissé vaincre par la passion de vaine gloire à cause d'un certain plaisir: eh bien, avec cette vaine gloires, la cupidité insatiable a marché de compagnie. On ne peut en effet devenir cupide sans que le désir de la vaine gloire ne conduise par la main à cette passion. Ensuite le désir d'avoir plus et de l'emporter déclenche ou la colère contre les pairs, ou le dédain des inférieurs, ou l'envie de ce qui nous dépasse: or l'envie s'accompagne de l'hypocrisie, celle-ci de l'aigreur, celle-ci de la misanthropie, et, au terme de tout cela, une condamnation qui aboutit à la géhenne, aux ténèbres et au feu. Tu vois cette traînée de maux, comment tous se rattachent à une passion unique, la passion du plaisir.

6. Lors donc, qu'une fois pour toutes, la vie est prise à l'engrenage de telles passions, nous ne voyons pas les passions qu'une seule issue pour leur échapper, celle que nous conseillent les Écritures inspirées: se séparer d'une telle vie qui traîne avec elle cette suite d'afflictions. Il est impossible en effet que celui qui se plaît dans Sodome échappe au déluge de feu, et que celui qui, après être sorti de Sodome, se retourne à nouveau vers sa destruction, ne soit pas figé sur place en statue de sel; il ne sera pas non plus délivré de la servitude des Égyptiens celui qui n'a pas abandonné l'Égypte, je veux dire cette vie submergée, et qui n'a pas traversé non point la Mer Rouge d'autrefois, mais cette mer sombre et ténébreuse de la vie. Si, comme dit le Seigneur, à moins que la vérité ne nous libère, nous stagnons dans le mal de la servitude, comment peut-il en venir à la vérité celui qui cherche le mensonge et se meut dans l'erreur de cette vie? Comment échappera-t-il à cette servitude celui qui livre sa propre vie en proie aux nécessités de la nature? Mais cet exposé deviendrait pour nous plus facile à comprendre par un exemple. De même qu'un fleuve rendu tumultueux par les crues d'hiver, emporté par l'impétuosité de sa nature, charriant dans son courant souches, pierres et tout ce qui se trouve à sa portée, constitue un danger et un péril pour ceux-là seuls qui s'y engagent, alors qu'il coule sans dommage pour ceux qui le surveillent de loin, ainsi, l'homme qui s'engage dans cette vie, est-il le seul à en affronter le trouble, le seul à subir l'assaut des passions que la nature, selon son cours inéluctable, suscite nécessairement à ceux qui la traversent, en les submergeant par les maux de la vie. Mais si quelqu'un délaisse ce torrent, comme dit l'Écriture, et l'eau sans consistance, il sera, d'après la suite de l'hymne, absolument hors de prise pour les morsures de la vie, s'évadant du filet, tel un passereau, sur l'aile de la vertu.

7. Puisqu'en effet, d'après notre exemple du torrent, la vie humaine débordant de toutes sortes de troubles et de vicissitudes, est sans cesse emportée roulant ses eaux, selon sa pente naturelle, et que rien ne tient de ce qu'on cherche en elle, ni ne dure jusqu'au rassasiement de ceux qui désirent, puisque toutes les choses qui surviennent s'évanouissent au toucher dans le moment même où elles se font proches, et que l'objet présent dans l'instant échappe aux sens en raison de la rapidité de son passage, les yeux étant déjà entraînés par la vague suivante à cause de cela, il serait utile de nous maintenir loin d'un tel courant, de peur qu'en nous attachant aux choses instables, nous ne négligions la stabilité de celles qui demeurent. Comment celui qui est passionnément attaché à l'une des choses de cette vie peut-il posséder jusqu'à la fin l'objet de son désir? Parmi les biens, qui suscitent le plus d'ardeur, lequel demeure à jamais tel qu'il est? Quelle vigueur juvénile? Quel don heureux de force et de beauté? Quelle richesse? Quelle gloire? Quelle puissance? Est-ce que toutes ces choses, après avoir fleuri un peu de temps, ne se sont pas écoulées, pour prendre dans leur ruine un surnom contraire? Qui a passé sa vie entière dans la jeunesse? À quoi la force a-t-elle été capable de résister jusqu'à la fin? La fleur de la beauté, est-ce que la nature ne l'a pas faite plus éphémère que les fleurs mêmes qui apparaissent au printemps? Celles-ci du moins ont poussé des rejetons à la saison suivante, et, après avoir perdu leurs fleurs pour un peu de temps, de nouveau ont retrouvé leur jeunesse, puis de nouveau s'en sont allées, puis de nouveau ont retrouvé leur somptuosité et montré pour une nouvelle année encore leur beauté de maintenant. Mais la fleur humaine, après l'avoir montrée une seule fois, au printemps de la jeunesse, la nature l'éteint ensuite, en la faisant disparaître dans l'hiver de la vieillesse. Ainsi en va-t-il de tout le reste qui, après avoir trompé pour un temps les sens de la chair, a couru ensuite s'ensevelir dans l'oubli. Puis donc que ces changements, conséquences d'une certaine nécessité de notre nature, attristent infailliblement l'homme passionnément attaché, il n'est qu'un seul moyen d'échapper à ces maux: c'est de n'approcher de son âme aucune de ces choses changeantes, mais de s'éloigner autant que possible du commerce de cette vie toute passionnée et charnelle; bien plus de se rendre étranger à toute sympathie pour son propre corps, de peur qu'en vivant selon la chair, on en vienne à dépendre des vicissitudes qui naissent de la chair. Cela, c'est vivre par l'âme seule et imiter, dans la mesure du possible, le mode de vie des puissances incorporelles qui ne prennent ni femme, ni mari et dont l'oeuvre, le soin, la perfection consistent à contempler le Père de l'incorruptibilité, et à embellir leur propre nature selon la beauté de l'archétypes, en l'imitant dans la mesure dont elles sont susceptibles.

C'est donc pour réaliser cette pensée et ce désir sublimes que, disons-nous, la virginité fut donnée à l'homme, selon l'avis de l'Écriture, comme collaboratrice et comme aide. Et de même que certains arts, dans les autres professions, ont été inventés pour mener à bien chacune des tâches poursuivies, ainsi, me semble-t-il, la profession de virginité est un arts et une science de vie divine, apprenant à ceux qui vivent dans la chair à devenir semblables à la nature incorporelle.

    

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