Chapitre 19

La prophétesse Mariam elle aussi nous permet les mêmes conjectures quand, aussitôt après le passage de la mer, elle prend en main, sec et sonore, le tambourin, et marche en tête du choeur des femmes. (cf. Ex 15,20). Peut-être en effet par ce tambourin, l'Écriture, à ce qu'il semble, fait-elle allusion à cette virginité que Mariam fut la première à pratiquer, préfigurant au sens typique, je pense, Marie, la Mère de Dieu. Car de même que le tambourin rend un son retentissant lorsqu'on l'a tenu à l'écart de toute humidité et rendu extrêmement sec, ainsi la virginité devient brillante et fameuse, parce qu'elle n'admet rien en elle de cette humeur qui donne la vie d'ici-bas. Si donc c'est un corps mort le tambourin que Mariam tenait en main, et si la virginité est une mortification du corps, peut-être ne s'écarte-t-on pas beaucoup de la vraisemblance en pensant que la prophétesse était vierge. Mais c'est affaire de conjectures et de suppositions, non de démonstration évidente, si nous soupçonnons qu'il en est ainsi du fait que la prophétesse Mariam conduisait le choeur des vierges, encore que beaucoup de ceux qui ont examiné ce problème aient démontré clairement qu'elle n'était pas mariée, pour ce motif que nulle part dans le récit il n'est fait mention à son sujet de mariage ou d'enfantement. C'est en effet non d'après son frère Aaron, mais d'après son mari, s'il existait, qu'elle serait nommée et connue, car ce n'est pas le frère mais le mari qui est appelé chef de la femme. Pourtant, si, aux yeux de ceux qui recherchaient légitimement la procréation comme part de bénédiction, la grâce de la virginité vient à paraître précieuse, faisons nôtre d'une manière bien supérieure ce zèle, nous qui entendons les paroles divines non pas selon la chair mais spirituellement. Ces paroles divines nous ont révélé en effet pourquoi enfin la gestation et la mise au monde d'un enfant sont choses bonnes et quelle espèce de fécondité était recherchée par les saints de Dieu. Le prophète Isaïe et le divin Apôtre l'ont signalé clairement et de façon manifeste, l'un disant: "De ta crainte, Seigneur, nous avons conçu", (Is 26,17-18) l'autre se glorifiant d'être devenu le plus fécond de tous pour avoir porté des villes et des nations entières, non seulement en mettant au jour par ses propres douleurs et en formant dans le Seigneur Corinthiens et Galates, mais en remplissant aussi l'univers, "depuis Jérusalem et les pays d'alentour jusqu'à l'Illyrie", (Rom 15,19) de ses propres fils "qu'il a engendrés dans le Christ par l'Évangile". (1 Cor 4,15). Ainsi sont dites bienheureuses, dans l'Évangile, les entrailles de la Vierge sainte qui ont servi à l'enfantement sans souillure, parce que ni cet enfantement n'a détruit sa virginité, ni sa virginité ne l'a empêchée de porter en son sein. Là en effet où est engendré un esprit de salut, comme dit Isaïe, sont absolument inutiles les vouloirs de la chair.

Chapitre 20

1. On trouve aussi une telle doctrine chez l'Apôtre affirmant, on le sait, qu'il y a deux hommes en chacun de nous: l'un vu du dehors, destiné par nature à se corrompre, l'autre connu dans le secret du coeur et susceptible de renouvellement. Si donc cette doctrine est véridique - et elle est assurément véridique, à cause de la Vérité qui parle en lui - il n'y a aucune invraisemblance à concevoir deux mariages qui correspondent respectivement à chacun de ces deux hommes qui sont en nous. Et si un audacieux affirme que la virginité corporelle est une collaboratrice et une pourvoyeuse du mariage intérieur et spirituel, peut-être, dans son audace, ne s'écartera-t-il pas beaucoup de la vraisemblance.

2. De même en effet qu'il est impossible de mettre simultanément au service de deux techniques l'activité de ses mains, comme de cultiver la terre et de naviguer, ou de forger et de charpenter, mais que, si on a l'intention de bien s'attacher à l'une, il faut s'abstenir de l'autre; ainsi, pour nous, en va-t-il des deux mariages proposés, dont l'un se réalise par la chair et l'autre par l'esprit: le soin de l'un entraîne nécessairement la séparation d'avec l'autre. L'oeil en effet n'a pas la capacité de voir simultanément deux choses, à moins de s'appliquer tour à tour et séparément à chacun des objets visibles; la langue non plus ne pourra être au service d'idiomes différents, en prononçant au même instant des mots hébreux et grecs; l'ouïe n'écoutera pas simultanément un récit d'événements et un enseignement didactique: des sons différents en effet, s'ils se font entendre tour à tour, exprimeront l'idée à l'auditeur; mais s'ils retentissent aux oreilles, mêlés simultanément, une confusion rebelle à tout discernement s'emparera de la pensée, et les idées exprimées se confondront les unes avec les autres.

3. Pour la même raison, notre puissance de désir n'est pas de nature telle qu'elle puisse en même temps servir les voluptés corporelles et rechercher le mariage spirituel. Car il est impossible d'atteindre par des pratiques semblables l'un et l'autre de ces buts: pour le mariage spirituel en effet, les pourvoyeurs sont la continence, la mortification du corps et le mépris de toutes les choses charnelles, pour l'union corporelle, tout l'opposé. De même donc qu'entre deux maîtres proposés au choix, comme il est impossible de se soumettre simultanément à l'un et à l'autre -"nul ne peut servir deux maîtres" (Mt 6,24) - l'homme sensé choisira le plus avantageux; ainsi en face des deux mariages qui nous sont proposés, comme il est impossible d'avoir part à l'un et à l'autre - "celui qui n'est pas marié se soucie des choses du Seigneur; celui qui est marié se soucie des choses du monde" (1 Cor 7,32,33) – ce serait le fait de gens sensés et de ne pas se tromper dans le choix du mariage profitable et de ne pas ignorer la route qui y mène: on ne peut d'ailleurs l'apprendre que par une comparaison de ce genre.

4. De même en effet que, dans le cas du mariage corporel, celui qui s'applique à ne pas être repoussé fera grand cas, dans ses prévisions, de la santé du corps, de la justesse de la parure, de l'opulence de la richesse, et veillera à ne s'attirer aucun reproche ni en raison de sa vie ni en raison de sa naissance - c'est à cette condition qu'il pourra le mieux réaliser son propos -; de la même manière, celui qui recherche pour lui-même le mariage spirituel montrera d'abord qu'il est jeune et séparé de toute vétusté par le renouvellement de son intelligence; il montrera ensuite qu'il est riche, de ce genre de richesses qui sont très enviables, non point glorieux des biens de la terre, mais fier des trésors célestes. Quant à la noblesse de naissance, ce n'est pas celle qui échoit toute seule, par rencontre fortuite, à beaucoup de gens même médiocres, qu'il mettra son point d'honneur à posséder lui aussi, mais celle qui s'acquiert à force de peine et de soin par des actes personnels de vertu, et dont seuls se glorifient les fils de la lumière, les enfants de Dieu, et ceux qui portent en Orient le titre de nobles pour leurs actions lumineuses. La force et la santé, il se les procurera non pas en s'exerçant le corps ni même en engraissant sa chair; mais tout au contraire en déployant la puissance de l'esprit dans la faiblesse du corps. Je sais aussi que les présents de ce mariage ne consistent point en des biens corruptibles, mais qu'ils sont prélevés sur la richesse propre de l'âme. Veux-tu apprendre les noms de ces cadeaux? Écoute Paul, l'excellent paranymphe, nous dire quels biens constituent la richesse de ceux qui font leurs preuves en tout point: après en avoir cité beaucoup d'autres, et de grand prix, il ajoute: "et aussi la pureté" (2 Cor 6,6). Et tous les bienfaits qu'il compte ailleurs parmi les fruits de l'Esprit sont encore tous des cadeaux de ce mariage. Si quelqu'un veut croire Salomon et prendre pour compagne et associée de sa vie la véritable sagesse dont il dit: "Éprends-toi d'elle, et elle te gardera; honore-la, afin qu'elle t'entoure de sa protection",( Pro 4,6-8) celui-ci, d'une manière digne de ce désir, se préparera dans une robe sans tache à festoyer avec ceux qui se réjouissent de ce mariage, afin de n'être pas repoussé, malgré sa volonté de partager la fête, pour n'être point revêtu de la robe nuptiale. Il est clair que ce discours vise pareillement hommes et femmes en ce qui concerne le zèle pour un tel mariage. Lorsqu'en effet, selon les expressions de l'Apôtre, "il n'y a plus d'homme et de femme", (Gal 3,28) et que "le Christ est tout et en tous", (Col 3,11) c'est avec raison que l'amant de la sagesse possède le but divin de son désir, qui est la véritable sagesse, et que l'âme attachée à l'époux incorruptible, possède l'amour de la vraie sagesse qui est Dieu. Mais la nature du mariage spirituel et le but vers lequel regarde l'amour pur et céleste, cela vient d'être suffisamment révélé par nos paroles.

Chapitre 21

1. Puisqu'il est apparu qu'on ne peut s'approcher de la pureté de Dieu, si on n'est d'abord devenu tel soi-même, il serait nécessaire de se séparer des voluptés par un grand et fort rempart, afin que l'approche de celles-ci ne souillât en rien la pureté du coeur. Or c'est un rempart solide que de se montrer parfaitement étranger à tout acte passionné. Bien qu'il constitue en effet un genre unique, ainsi qu'on peut l'entendre dire aux sages, le plaisir, comme l'eau qui se divise à partir d'une source unique en différents canaux, entre dans les voluptueux par chacun de leurs sens, pour se mêler à eux. L'homme donc qui a été vaincu par le plaisir qui est entré en lui à la faveur d'une des sensations, cet homme en a reçu une blessure au coeur, comme l'enseigne la sentence du Seigneur: quiconque assouvit le désir de ses yeux subit le dommage dans son coeur. A mon avis, le Seigneur a fait là, à l'occasion d'un cas particulier, une prédiction valant pour n'importe lequel sens, si bien que nous pouvons très bien ajouter, en enchaînant avec sa formule: celui qui écoute et touche avec convoitise, celui qui rabaisse au service du plaisir une quelconque des facultés qui sont en nous, celui-là pèche dans son coeur.

2. Afin donc que cela n'arrive point, l'homme tempérant doit user de cette règle pour sa propre vie: e jamais appliquer son âme à un objet où quelque amorce de plaisir de la jouissance se trouve mêlée, et surtout se garder particulièrement du plaisir du goût, parce que cette jouissance-là semble être en quelque manière plus proche et comme la mère de la volupté défendue. En effet, les plaisirs de la nourriture et de la boisson qui se gorgent d'aliments produisent nécessairement dans le corps, par ce manque de mesure, des maux indépendants de notre volonté, car la satiété engendre le plus souvent chez les hommes de telles passions. Afin donc que notre corps demeure souverainement calme et ne soit troublé par aucun des mouvements passionnels qui naissent du rassasiement, il faut veiller à ce que ce soit non pas le plaisir mais l'utilité qui définisse en chaque cas la mesure de la conduite tempérante et la limite de la jouissance. Et si l'agrément lui-même se trouve souvent intimement mêlé à l'utilité - le besoin sait agrémenter toutes choses, lui qui rend délicieux, par la violence du désir qu'il suscite, tout ce qu'on trouve en plus de l'utilité - il ne faut pas repousser l'utilité à cause de la jouissance qui l'accompagne, ni non plus, bien sûr, poursuivre en premier lieu le plaisir, mais il convient, tout en choisissant ce qu'il y a d'utile en toute chose, de mépriser ce qui charme les sens.

3. Nous voyons aussi les cultivateurs séparer avec habileté la balle mêlée au froment, afin d'employer l'un et l'autre selon leur utilité propre: l'un pour la subsistance des hommes, l'autre pour l'entretien du feu et la nourriture des bêtes sans raison. Ainsi donc celui qui pratique la tempérance, distinguant l'utilité d'avec le plaisir, comme le froment d'avec la balle, abandonnera le plaisir aux bêtes sans raison qui "finiront dans le feu", (Hb 6,8) au dire de l'Apôtre, mais l'utilité elle-même, il en prendra sa part avec action de grâces, selon qu'il en a besoin.

Chapitre 22

1. Mais puisque beaucoup, par leur rigueur excessive, ont glissé à leur insu dans l'autre espèce de démesure, en se souciant de choses contraires à leur propre but, et, qu'en écartant d'une autre manière leur âme préoccupations terre-à-terre, inclinant leur pensée vers les observances corporelles, au point que leur intelligence ne chemine plus librement dans les hauteurs, ni ne regarde plus les réalités d'en haut, mais incline vers ce qu'il y a de souffrant et de broyé dans leur chair, il serait bon de se soucier aussi de ce problème et de se garder également des manques de mesure de part et d'autre, en veillant à ce que la prospérité excessive de la chair n'ensevelisse pas l'intelligence et qu'inversement son exténuation gratuite ne la rende pas débile, terre-à-terre, absorbée dans les souffrances corporelles. Il serait bon aussi de se souvenir de la sage prescription interdisant également de s'écarter à droite et dans la direction contraire. J'ai entendu dire à un homme; habile médecin, qui exposait les secrets de son art, que notre corps est un mélange de quatre éléments non point entièrement semblables mais disposés de façon contraire: de chaud et de froid, d'humide et de sec. Il y a en effet un mélange inattendu de chaud avec du froid, et d'humide avec du sec, car ces éléments sont unis à leur contraire par une affinité qui s'exerce par l'intermédiaire des couples. Et dissertant avec une certaine subtilité sur les principes de la nature, il donnait cette explication: chacun de ces éléments, diamétralement opposé de par sa nature à l'élément antithétique, est uni à son contraire par leur parenté (commune) avec les qualités voisines. En effet, comme le froid et le chaud se trouvent à un égal degré dans les éléments humides et secs, et qu'à l'inverse l'humide et le sec entrent pareillement en composition dans les éléments chauds et froids, l'identité des qualités qui apparaît également dans les contraires produit d'elle-même la réunion des éléments antithétiques. Mais à quoi bon exposer minutieusement, pour chacun de ces éléments pris en particulier, comment ils sont coupés les uns des autres par l'opposition de leur nature et comment au contraire ils s'unissent pour former un tout, en se mêlant les uns aux autres par la parenté de leurs qualités. Si nous avons rappelé ces faits, c'est parce que le médecin, qui avait compris la nature du corps grâce à cette spéculation, conseillait de veiller autant que possible à l'égalité des forces entre ces qualités, car en cela consiste la santé qu'aucun élément ne l'emporte en nous sur l'autre. Nous devons donc prendre soin d'une telle constitution pour demeurer en bonne santé...

2. Il faut donc veiller à l'égalité des forces entre ces qualités pour demeurer en bonne santé - si toutefois il y a du vrai dans nos propos - et n'introduire dans aucune des parties qui nous constituent ni accroissement, ni amoindrissement, par une rupture d'équilibre en notre régime de vie. De même en effet que le conducteur de char, s'il conduit des poulains qui ne vont pas du même train, ne presse pas du fouet le plus rapide, ne serre pas les rênes du plus lent, et ne laisse pas non plus le poulain vicieux ou rétif libre de se porter au désordre selon ses propres impulsions, mais dirige celui-ci, retient celui-là, touche l'autre du fouet jusqu'à ce qu'il obtienne la conspiration de tous en vue d'un effort unique pour la course; de la même manière, notre intelligence, qui tient en mains les rênes du corps, n'aura pas idée d'ajouter du feu à l'ardeur exubérante de la jeunesse, et ne prodiguera pas les glaces et les flétrissures à un être refroidi par la passion ou le temps. Pour le reste des qualités, il écoutera pareillement l'Écriture "afin que l'abondance n'ait rien de trop, et que l'indigence ne manque de rien;" (2 Cor 8,15) mais retranchant ce qui passe la mesure en l'un et l'autre sens, il aura soin d'ajouter ce qui manque, et se gardera avec un zèle égal de ce qui rend le corps inutilisable en l'un et l'autre cas: ne poussant point sa chair, par un bien-être excessif, à l'indiscipline et à l'indocilité, ne la rendant non plus, par un accablement sans mesure, maladive, relâchée et sans vigueur pour le services qu'elle doit rendre. Le but suprême de l'abstinence c'est de viser non point à accabler le corps, mais à faciliter les fonctions de l'âme.

Chapitre 23

1. Quant à chaque chose en particuliers, comment organiser son existence quand on a choisi de vivre en cette philosophie, quelles choses éviter, à quelles occupations s'exercer, la mesure d'abstinence à garder, la manière de se diriger et tout ce dans ce mode d'existence, contribue à un tel but, qu'un désire-t-il l'apprendre avec exactitude, il y a pour lui des instructions écrites qui enseignent ces détails, mais la direction donnée par les actions exemplaires est autrement plus efficace que l'enseignement des discours: aucune difficulté ne s'attache à cette affaire, comme la nécessité d'entreprendre un grand voyage ou une longue traversée pour atteindre le maître, mais "c'est près de toi qu'est la parole", (Rm 10,8) dit l'Apôtre, c'est de ton foyer où ce mode d'existence s'est complètement purifié, à force de progresser vers le sommet de l'exacte discipline. Il y a grande possibilité, qu'on se taise alors ou qu'on parle, de s'instruire par les actes sur ce mode de vie céleste, car tout discours considéré indépendamment des actes, fût-il le plus orné du monde, ressemble à une image sans vie, reproduisant avec du fard et des couleurs une physionomie au teint florissant; mais "celui qui pratique et enseigne", (Mt 5,19) comme dit quelque part l'Évangile, celui-là est un homme véritablement vivant, et dans la fleur de la beauté, et agissant et se mouvant.

2. C'est donc ce maître que doit fréquenter celui qui va s'attacher à la virginité, comme la raison l'en convainc. Celui en effet qui souhaite vivement d'apprendre la langue d'un peuple n'est pas pour lui-même un maître qui se suffise, mais il s'instruit près des gens qui la connaissent, et arrive ainsi à faire sienne la langue de ceux qui s'expriment en un autre idiome. Ainsi, je pense, de ce mode d'existence: puisqu'il ne progresse pas suivant l'ordre de la nature, mais qu'il nous est étranger par la nouveauté du genre de vie, on ne peut apprendre son exacte discipline qu'en se laissant conduire, comme par la main, par celui qui l'a pratiquée avec succès. Et tout le reste, à quoi nous nous occupons en ce mode d'existence, serait pratiqué avec plus de rectitude par celui qui cherche si, pour chacun des objets de son zèle, on demandait la science à des maîtres, plutôt d'entreprendre l'affaire de soi-même. On n'y voit assez clair en ce genre d'occupation pour s'en remettre nécessairement à soi-même du jugement des décisions, lorsque par ailleurs il n'est pas sans danger de faire hardiment l'expérience de l'inconnu. De même que les hommes ont trouvé par l'expérience la médecine autrefois ignorée, et qu'ils l'ont vue se révéler progressivement à la faveur de certaines observations, si bien que l'utile et le nuisible, reconnus par le témoignage de l'expérience, sont entrés ainsi dans la doctrine de cet art, et que les observations des devanciers servent de précepte pour l'avenir; de même que maintenant celui qui s'applique à cet art n'est pas obligé de juger par sa propre expérience de l'efficacité des drogues, si c'est chose pernicieuse ou un remède, mais, qu'après avoir reçu d'autrui ses connaissances, il a lui-même pratiqué son art avec succès; ainsi a-t-il de l'art de guérir les âmes, je veux dire la philosophie, par laquelle nous apprenons la thérapeutique de toute passion qui atteint l'âme: ce n'est point par des structures et des suppositions qu'il faut chercher cette science, mais par une grande capacité d'apprendre, près de celui qui s'est acquis cette disposition par une longue et riche expérience. En effet, la jeunesse est, le plus souvent et pour toute entreprise, une conseillère peu sûre et l'on ne trouverait pas facilement, dans les actions dignes de zèle, une réussite parfaite pour laquelle on n'ait point associé la vieillesse à la délibération; d'autre part, plus le but proposé à ceux qui cherchent dépasse en grandeur le reste des occupations, plus il nous faut pourvoir d'avance à la sécurité. Pour ce reste en effet, la jeunesse, faute de se gouverner selon la raison, cause sans nul doute du dommage à ses biens, ou se prépare à déchoir d'une situation en vue dans le monde, ou même d'une dignité; mais, dans le cas de ce désir noble et sublime, ce qui court danger, ce ne sont point des richesses, ni une gloire mondaine et éphémère, ni aucun autre des biens qui s'attachent à nous du dehors - peu importe aux gens sensés qu'ils les gouvernent soit à leur gré, soit autrement - mais c'est l'âme même qui est atteinte par son irréflexion, et le dommage qui menace, ce n'est point d'être lésé en un bien autre que soi dont le recouvrement paraît peut-être possible, mais de périr soi-même et d'être lésé dans son âme propre. Celui en effet qui a dilapidé son patrimoine ne désespère peut-être pas de revenir encore par quelque industrie à l'aisance ancienne tant qu'il compte parmi les vivants; mais celui qui est déchu de cette vie a perdu du même coup tout espoir de changer dans le sens du mieux.

3. Et donc, puisque la plupart embrassent l'état de virginité encore jeunes et sans que leur intelligence soit parfaitement formée, ils devaient avant tout s'occuper pour cette route un guide et un maître excellent, de peur que l'ignorance qu'ils ont ne leur fasse se frayer des sentiers impraticables, <qui les égarent hors du droit chemin. "Deux valent mieux qu'un", (Ec 4,9) dit l'Ecclésiaste, et l'homme seul est facile à vaincre pour l'ennemi qui dresse des embuscades sur les routes divines. Et c'est bien vrai, "malheur à celui qui est seul lorsqu'il tombe", (Ec 4,10) parce qu'il n'a personne pour le redresser. Déjà en effet certains se sont abandonnés à l'élan heureux qui les porte vers le désir de cette vie noble, mais, s'imaginant toucher à la perfection dès l'instant qu'ils l'ont choisie, ils ont, du fait de leur fol orgueil, trébuché dans une autre erreur, s'abusant en leur démence sur cette beauté vers laquelle inclinait leur pensée. On compte parmi eux ces gens que la Sagesse nomme oisifs, qui jonchent d'épines leurs propres routes, qui estiment nuisible à leur âme l'ardeur pour les oeuvres des commandements, qui annulent les exhortations apostoliques, et qui, au lieu de manger honnêtement un pain qui leur appartienne, guignent celui d'autrui, érigeant l'oisiveté en art de vivre; de là viennent ces rêveurs qui accordent aux tromperies de leurs songes plus de crédit qu'aux enseignements de l'Évangile et qui appellent révélations leurs imaginations; "ils en sont, ceux qui s'introduisent dans les familles", (2 Tm 3,6) et ces autres encore qui prennent pour de la vertu leur vie insociable et sauvage ignorant le commandement de la charité et ne connaissant même pas le fruit de la longanimité et de l'humilité.

4. Et qui peut exposer en détail toutes les chutes de ce genre, où l'on est entraîné par le refus de frayer avec ceux qui sont dignes d'estime selon Dieu? Car nous en avons connu de ces gens: et ceux qui endurent la faim jusqu'à en mourir, comme si Dieu se complaisait en de tels sacrifices; et d'autres encore faisant défection dans une direction diamétralement opposée qui, tout en professant le célibat de façon nominale, ne se distinguent en rien de la vie commune: non seulement ils accordent à leur ventre les plaisirs de la bonne chère, mais ils cohabitent ouvertement avec des femmes, et nomment fraternité cette communauté de vie, pour la bonne raison qu'ils dissimulent sous un nom respectable la perversité de leurs desseins secrets: c'est à cause d'eux surtout que cette profession respectable et pure est diffamée par les gens du dehors.

5. Les jeunes gens auraient donc avantage à ne pas se prescrire à eux-mêmes la route de ce mode d'existence: les bons exemples n'ont pas manqué à notre vie, mais c'est en ce moment surtout que ce noble idéal s'est épanoui comme il le fit jamais, et qu'il s'implante en notre vie, pratiqué de progrès en progrès jusqu'au sommet de la perfection; il peut y participer celui qui marche sur de telles traces, et, suivant l'odeur de ce parfum, se pénétrer de "la bonne odeur du Christ ". (2 Cor 2,14). De même en effet qu'à partir d'un seul flambeau allumé, la flamme se propage à toutes les lampes qui l'approchent, tandis que la lumière initiale n'en est point diminuée et qu'elle se communique au même degré à tout ce qui participe à sa lumière, ainsi ce noble idéal de vie se propage-t-il de celui qui l'a parfaitement pratiqué à ceux qui l'approchent, car elle est vraie la parole du prophète, "celui qui vit avec un homme saint, innocent et choisi, devient tel". (Ps 17,26)

6. Si tu cherches les signes distinctifs qui permettent de ne pas se méprendre sur le bon modèle, facile est la description.

Si tu vois un homme qui, par sa conduite, se montre au milieu de la mort et de la vie, qui ne soit ni totalement tourné vers la mort, ni non plus engagé à fond dans la vie, mais qui, dans les oeuvres où la vie de la chair fait ses preuves, compte au nombre des morts, tandis que, dans les oeuvres de la vertu où se font connaître ceux qui vivent par l'esprit, tu le vois véritablement vivant, actif et vigoureux, regarde vers cette règle de conduite: Dieu a proposé cet homme comme modèle a notre vie. Et tu verras non pas une personne unique, mais un choeurs de saints, rangés sous la direction de ce coryphée, appliqués à imiter celui qui a pratiqué avec succès la vertu.

Si tu vois un homme, qui, par sa conduite, se tient au milieu de la mort et de la vie, si tu le vois choisir de part et d'autre ce qui est utile pour philosopher, sans accueillir dans son ardeur pour les commandements l'inertie de la mort, ni s'engager à fond dans la vie parce qu'il est étranger aux convoitises mondaines; mais si, dans les oeuvres où la vie de la chair fait ses preuves, tu le vois demeurer plus inerte que les morts, et si, dans les oeuvres de la vertu où se font connaître ceux qui vivent par l'esprit, tu le vois véritablement vivant, actif et vigoureux, regarde vers cette règle de conduite. Qu'il soit pour toi un modèle de la vie divine, comme pour les pilotes celles des étoiles qui demeurent toujours visibles. Imite de celui-ci et la vieillesse chenue et la jeunesse; imite plutôt ce qu'il montre de la vieillesse en l'adolescence et de la jeunesse en la vieillesse. Le temps en effet n'a point affaibli la robustesse de son âme ni son efficacité, quand son âge inclinait déjà vers la vieillesse; sa jeunesse ne se montrait point non plus active dans les choses où la jeunesse se signale par son activité; mais il y avait un mélange merveilleux de ce que l'un et l'autre âge offrent d'éléments contraires, ou plutôt un échange de leurs propriétés: dans la vieillesse, la force se montrant jeune pour le bien, dans l'adolescence, la jeunesse devenant inerte pour le mal. Et si tu recherches aussi les amours de cet âge, imite la violence et la flamme du divin amour de la sagesse, avec lequel il a grandi depuis l'enfance et tenu bon jusqu'à la vieillesse. Si tu ne peux regarder vers lui, comme ne peuvent regarder vers le soleil ceux qui souffrent des yeux, fixe tes regards sur le choeur des saints rangés sous son autorité, eux dont la vie brille pour être imitée de chaque âge. Dieu a proposé cet homme comme modèle à notre vie.

Il s'en trouve beaucoup parmi eux qui, malgré la jeunesse de leur âge, sont devenus tout chenus par la pureté de leur chasteté, devançant la vieillesse par leur raison et en quelque manière transcendant le temps: ils ont fait preuve d'un amour plus violent et plus véhément pour la sagesse que pour les plaisirs corporels, non qu'ils fussent d'une autre nature — en tous "la chair a des désirs contraires à ceux de l'esprit" (Gal 5,17) — mais parce qu'ils ont parfaitement écouté celui qui a dit: la chasteté est "un arbre de vie pour tous ceux qui s'y attachent". (Pro 3,18). Sur cet arbre, traversant comme sur un radeau la houle de jeunesse, ils ont abordé au port de la volonté divine; ils tiennent maintenant leur âme tranquille dans calme et la sérénité, bienheureux de leur excellente navigation: eux qui ont affermi leurs intérêts sur la bonne espérance comme sur une ancre solide et qui se retiennent impavides loin du trouble des flots, ils ont proposés à ceux qui les suivent l'éclat de leur propre vie, comme des signaux de feu lancés par un fanal situé sur une hauteur. Ainsi donc nous avons un point de mire sur lequel fixer nos yeux pour traverser avec sécurité la houle des tentations.

7. Pourquoi me demander avec indiscrétion si certains de ceux qui ont conçu de tels projets ont été vaincus, et abandonner pour autant cette affaire comme impossible? Regarde vers celui qui a réussi et affronté hardiment cette bonne navigation sous le souffle de l'Esprit saint, avec pour te diriger le Christ comme pilote. "Ceux en effet qui descendent sur la mer dans des navires et qui trafiquent sur de grandes eaux" (Ps 106,23) ne regardent pas l'éventualité d'un naufrage comme un obstacle à leurs espoirs, mais, rejetant devant eux leur bon espoir, ils poursuivent avec zèle jusqu'au terme de leur entreprise. Ne serait-il pas souverainement absurde de juger mauvais le comportement d'un homme qui a trébuché dans cette vie de perfection rigoureuse, et de décider qu'ils est meilleur d'avoir passé sa vie entière jusqu'à la vieillesse dans des chutes? S'il est en effet dangereux d'approcher ne fût-ce qu'une seule fois du péché, et si tu en conclus qu'il est plus sûr de ne pas même entreprendre la poursuite de ce but sublime, combien est-il plus funeste d'avoir fait du péché l'occupation de son existence et de demeurer ainsi absolument étranger à la vie pure? Comment écoutes-tu le Crucifié, toi qui es vivant? Comment écoutes-tu celui qui est mort au péché, toi qui te portes bien du péché? Comment écoutes-tu celui qui t'ordonne de le suivre, alors qu'il porte la croix sur son corps comme un trophée pris à l'ennemi, toi qui n'es pas crucifié au monde et qui n'admets pas la mortification de la chair? Comment obéis-tu à Paul, qui t'exhorte à offrir ton corps en victime vivante, sainte, agréable à Dieu, toi qui te modèles sur ce siècle et ne te transformes point par le renouvellement de ton intelligence, toi qui ne marches point dans la nouveauté de cette vie, mais qui es encore attentif à suivre la vie du vieil homme? Comment exerces-tu ton sacerdoce pour Dieu, alors que tu n'as été oint que pour offrir un don à Dieu, non point un don absolument étranger, prélevé sur des biens qui s'attachent à toi du dehors et que tu introduirais par substitution, mais le don véritablement tient, l'homme intérieur, qui doit être parfait et immaculé conformément à la loi au sujet de l'agneau, indemne de toute tâche et de toute infirmité? Comment donc offriras-tu ces choses à Dieu, toi qui n'écoutes pas la loi qui interdit de consacrer ce qui est impur? Si tu désires aussi que Dieu se manifeste à toi, pourquoi n'écoutes-tu pas Moïse ordonnant au peuple de se garder pur des relations conjugales, pour recevoir la manifestation de Dieu? Si cela te semble insignifiant d'être crucifié avec le Christ, de t'offrir toi-même en victime à Dieu, de devenir prêtre du Dieu très haut, d'être jugé digne de la grande manifestation de Dieu, qu'imaginer pour toi de plus sublime que tout cela, si même les conséquences de ces choses te semblent insignifiantes? Par la crucifixion avec lui en effet, on obtient d'être associé à sa vie, à sa gloire, à son règne; et par l'offrande de soi-même à Dieu, on peut être promu de la nature et dignité humaines à celle des anges: ainsi que le dit lui-même Daniel, "milliers de milliers étaient présents près de lui". (Dn 7,10). Celui qui a reçu le véritable sacerdoce et s'est joint au grand Prêtre, sans aucun doute il demeure prêtre lui aussi pour l'éternité, sans être plus jamais empêché par la mort de demeurer à jamais. Le profit d'avoir été jugé digne de voir Dieu consiste en cela même d'avoir été jugé digne de le voir, car la cime de toute espérance, l'accomplissement de tout désir, le terme et le résumé de toute bénédiction, promesse divine et biens ineffables dont nous croyons qu'ils dépassent la connaissance sensible et intellectuelle, c'est ce que Moïse a passionnément désiré de voir, ainsi que beaucoup de prophètes et de rois; seuls en sont dignes les coeurs purs, qui sont réellement bienheureux et appelés tels parce qu'ils verront Dieu. Nous voulons que tu deviennes aussi un de ceux-là, toi qui as été crucifié avec le Christ, qui t'es offert à Dieu en prêtre chaste, qui es devenu une victime pure et qui t'es préparé en toute pureté, par ta virginité, à l'avènement de Dieu, afin de voir Dieu toi aussi avec un coeur pur, selon la promesse de notre Dieu et Sauveur Jésus Christ: à Lui, la gloire et la puissance dans les siècles des siècles. Amen.

Fin de l'ouvrage

    

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