Nous ne pouvons pas
accorder notre admiration à toutes les actions de cette Sainte,
quoique nous ne puissions la refuser à sa vie considérée dans
son ensemble. La Providence sait conduire ses élus par
toutes sortes de voies, et s'il se présente de temps en temps
des choses que nous ne pouvons expliquer, nous devons nous en
prendre à l'état borné de notre intelligence et adorer les
décrets de Dieu en silence et avec un cœur plein de foi.
Hildegonde naquit,
avec sa sœur jumelle Agnès, de parents nobles, qui avaient leur
résidence à Neuss, sur le Rhin, dans l'archevêché de Cologne.
Par suite d'un vœu que leurs parents avaient formé à cause de
leur longue stérilité, elles furent toutes deux consacrées au
Seigneur, dans un couvent de femmes situé dans leur ville
natale. Leurs parents avaient promis en même temps de faire un
pèlerinage à Jérusalem ; mais leur mère mourut à Neuss, en odeur
de sainteté, avant de pouvoir accomplir son vœu, mais non
sans y avoir suppléé par de riches aumônes. Cependant les deux
filles étaient devenues grandes, et leur père se prépara à son
départ pour la Terre Sainte. Après avoir fait prendre le voile à
Agnès, il commença avec Hildegonde le pèlerinage qui faisait
parti de son vœu, et, afin de pouvoir voyager plus commodément,
il fit prendre à sa fille des habits d'homme avec le nom Joseph,
qu'elle devait garder tout le temps du voyage.
Ils traversèrent
heureusement la France ; ils s'embarquèrent sur les côtes de la
Provence avec les croisés ; mais le gentilhomme tomba malade sur
mer, et sentant sa fin prochaine, il donna à sa fille les
instructions nécessaires pour l'époque où elle serait de retour
dans sa patrie, lui recommanda de bien garder le secret de son
déguisement et invoqua sur elle la protection du Tout-Puissant.
Après avoir reçu tous les sacrements, il confia son prétendu
fils Joseph à la surveillance d'un serviteur, qu'il regardait
comme un homme d'honneur, lui remit tout son argent comptant, et
le pria fortement d'avoir toujours devant les yeux la mémoire de
son père.
Il mourut, et
Joseph continua son voyage avec son domestique, qui était à la
fois son intendant et son tuteur. La traversée fut heureuse, ils
se rendirent à Jérusalem, visitèrent le saint Sépulcre et tous
les autres lieux remarquables par quelque mystère relatif à
l'incarnation de Jésus-Christ, et retournèrent à Acre, où le
serviteur infidèle prit la fuite, emportant avec lui tout ce que
possédait le malheureux Joseph et ne lui laissant pas même un
cheval. Dans cette affreuse situation il aurait sans doute
succombé au désespoir, sans sa confiance dans la bonté divine et
dans le secours qu'il espérait en recevoir. Il reprit courage,
et avant la fin du jour Dieu, à qui il avait recommandé sa vie
et sa virginité, lui amena un étranger qui en eut compassion, le
consola, pourvut à ses besoins, et le ramena à Jérusalem.
Dans la ville de
Dieu, l'œil du Seigneur resta ouvert sur le pieux pèlerin, qui,
pour ne pas être à charge plus longtemps à son bienfaiteur, se
fit recevoir chez les Templiers ; il y trouva un asile assuré,
ainsi que les moyens de satisfaire sa piété en visitant sans
contrainte et sans obstacle les saints lieux.
Une année s'étant
passée de cette manière , on vit arriver dans le temple un
étranger, venant des bords du Rhin, pour prendre , disait-il,
des informations relativement à un gentilhomme de Neuss , dont
il se disait parent et ami. Comme on savait que Joseph était de
ce pays, on le lui présenta. Il s'ouvrit à lui, lui disant qu'il
était le fils de ce gentilhomme, qu'il avait perdu son père
pendant la traversée, et qu'à Acre l'infidélité de son
domestique l'avait privé de tout ce qu'il possédait. L'étranger,
qui se rappelait que son ami s'était fait accompagner d'un de
ses enfants, engagea Joseph à retourner en Allemagne avec lui.
Mais il tomba malade dans les contrées du Rhin, et mourut des
suites des fatigues de son voyage.
Hildegonde conserva
son déguisement même à Cologne, où, malgré le grand nombre de
visites qu'elle fut obligée de faire, elle eut le bonheur de ne
pas se voir découverte. Un chanoine lui offrit une demeure,
qu'elle accepta, et où elle se retira en 1185. La sœur de cet
ecclésiastique était religieuse dans le couvent des Bénédictines
de Ste. Ursule, qui fut appelé dans la suite couvent des SS.
Macchabées. Vers ce temps elle fut élue abbesse par les
suffrages unanimes de ses sœurs, à l'exception de ceux, qui
avaient donné leurs voix à la nièce de l'archevêque Philippe de
Heinsberg,
laquelle d'ailleurs n'avait pas l'âge requis pour cette dignité.
Ce prélat ayant confirmé la nomination illégale de sa nièce, le
chanoine crut devoir s'adresser au Saint-Siège, se prépara à
faire un voyage à Rome, et invita Joseph à l'accompagner, à
cause de la connaissance qu'il possédait des lieux, des hommes
et de leur langage. Ce dernier fit tout ce qu'il put pour ne pas
devoir se rendre à cette invitation ; car il craignait de
s'exposer h de nouveaux dangers et de tenter une seconde fois la
Providence ; mais il se vit forcé de céder aux instances de son
ami. Ils commencèrent leur voyage en 1186, suivant les bords du
Rhin, par Mayence et la Souabe. Gomme il y avait à Augsbourg
plusieurs vassaux de l'Empereur Frédéric I, qui était en guerre
avec la cour de Rome, ils firent un détour, et passèrent la nuit
dans le village de Zusamhausen ou Zusmershausen. Le lendemain
ils se remirent en route de grand matin. Comme ils n'avaient
qu'un cheval, et que c'était le tour du chanoine de le monter,
Joseph suivait à pied, un bâton à la main, dans lequel étaient
enfermés les papiers pour Rome. Dans une forêt, qui se trouvait
sur leur chemin, Joseph fut joint par un brigand que les archers
poursuivaient et qui mit à ses pieds un paquet en le priant de
le lui garder quelques instants. Joseph, qui ne connaissait pas
cet homme, et qui savait encore moins que le paquet renfermait
les objets volés pour lesquels il était poursuivi, lui rendit le
service qu'il demandait; mais les archers trouvèrent l'étranger
assis au milieu du chemin, le visitèrent, et, persuadés qu'ils
tenaient le voleur, le maltraitèrent et le Conduisirent à
Zusmershausen, pour y être puni selon les lois. Il est jugé et
condamné à la corde ; mais le prêtre, qu'il avait fait
venir, lui sauva la vie, en déclarant qu'il était innocent. Le
vrai coupable est arrêté, mais il nie tout et il est décidé
qu'on aura recours à l'épreuve du feu. Joseph la soutint avec
honneur, et le coupable fut pendu. Il est probable que pendant
ce temps le chanoine avait fait dans le voisinage des recherches
pour trouver son compagnon, car son histoire rapporte, que
Joseph, après sa mise en liberté, continua sa route pour le
rejoindre. Mais les parents du supplicié l'attaquèrent dans le
bois, le pendirent à un arbre et se sauvèrent en toute hâte,
pour échapper au glaive des lois. Quelques bergers,
heureusement, aperçurent l'infortuné, le détachèrent encore à
temps et lui donnèrent tous les secours que son état exigeait.
Il poursuivit son chemin, et rattrapa au bout de quelques jours
son compagnon qui avait déjà renoncé à tout espoir de le
retrouver.
Pleins de terreur
et d'étonnement, inspiré par cette singulière aventure, ils
rendirent des actions de grâces à l'Être qui les avait sauvés,
ils dirigèrent leurs pas vers Vérone , où le Pape Luce III
faisait alors sa résidence, comme ils l'avaient appris à
Cologne. Lorsqu'ils apprirent sa mort, arrivée déjà au mois de
Novembre
de l'année précédente, ils se rendirent à Rome, auprès du
nouveau Pape Urbain III, qui désigna Rabodon, évêque de Spire,
juge dans cette affaire.
Ils retournèrent en
Allemagne sans perdre de temps ; mais à leur arrivée à Spire ils
trouvèrent l'évêque absent : il assistait alors, à ce qu'il
paraît, à la diète convoquée à Nuremberg, vers la fin de
Décembre 1186. Le chanoine voyant que son affaire ne se
terminerait pas de sitôt, résolut d'attendre dans sa ville
natale le retour de Rabodon, et chargea Joseph de faire avec le
conseil épiscopal de Spire les arrangements nécessaires pour
terminer ce procès. Mais Hildegonde apprenant la mort de sa sœur
Agnès, qui, comme nous le savons, s'était faite religieuse à
Neuss, pensa sérieusement à déposer enfin le rôle dont elle
s'éfa1l chargée par l'ordre de son père, et à ne s'occuper que
du soin de son salut. Il fallait attendre cependant le retour du
chanoine et la décision de cette affaire.
Cependant Joseph
prit sa demeure chez une pieuse matrone, nommée Mathilde, qui ne
fit pas difficulté de le recevoir chez elle, soit qu'il lui eût
révélé son secret, soit qu'elle eût cru pouvoir se placer
au-dessus de tout soupçon. Joseph allait assidûment à l'église
de S. Maurice, et assistait régulièrement aux instructions qui
s'y donnaient. Il était bien fait, son maintien était plein de
noblesse et de dignité, il était doué d'une douceur sans
pareille et sa piété était sincère et sans affectation. Cela
n'empêcha pas que, dans la ville, on ne critiquât beaucoup
Mathilde, de loger chez elle cet étranger.
Un gentilhomme
nommé Berthold, qui venait de se convertir à la foi chrétienne,
et qui se proposait de prendre l'habit dans quelque couvent,
rechercha l'amitié de Joseph, et lui proposa de demander l'un et
l'autre à être reçus au couvent de Schônau, de l'ordre de
Cîteaux, non loin d'Heidelberg. Ce n'étaient pas les vœux qui
effrayaient Hildegonde, car depuis longtemps elle était morte au
monde, mais c'était la pensée de s'enfermer dans un couvent
d'hommes. D'un autre côté, il lui en coûtait, soit par pudeur,
soit par tout autre motif, de divulguer son secret. Elle eut à
supporter un long et vif combat, après lequel elle sentit en
elle-même une voix puissante, qui l'engageait à se rendre aux
désirs de Berthold, et, fermement résolue de garder son secret
toute sa vie, elle alla à Schônau, pour accomplir ses projets.
Joseph prit l'habit
en 1187 et retint son nom. La douceur de sa voix et la noblesse
de toutes ses manières décelaient quelque chose d'extraordinaire
; mais la force qu'elle montrait en s'acquittant de tous les
devoirs domestiques et dans les exercices de pénitence les plus
sévères, aurait suffi pour dissiper tous les soupçons, s'il
avait pu s'en élever. Elle faisait les ouvrages de main avec une
rare précision, et comme elle était d'une constitution un peu
faible, on ne pouvait assez admirer sa persévérance dans les
travaux les plus pénibles. Elle offrait en même temps le
spectacle de toutes les vertus monastiques, car elle sentait
dans son cœur un désir irrésistible pour s'élever au plus haut
degré de perfection. Malgré cela elle eut à combattre de fortes
tentations, qui firent souvent naître en elle la pensée de
déposer l'habit et de prendre secrètement la fuite. Un jour même
elle en forma la résolution, et elle l'eût exécutée, si elle
n'eut découvert la plaie de son cœur à son supérieur, ainsi qu'à
un novice, qui était prêtre du diocèse de Cologne, et qui, dans
la suite, écrivit son histoire. Cet aveu cependant, loin de
calmer l'orage, ne fit que l'accroître. Mais elle ne perdit pas
courage, le Tout-Puissant la soutint par l'effet de sa grâce
vivifiante, et elle marcha à grands pas dans la carrière pénible
de la vertu. Elle finit pourtant, dans son trouble, par ôter
l'habit, mais elle se vit arrêtée par une violente hémorragie,
qui fut le commencement de sa prochaine dissolution. Pendant
tout le carême elle se prépara à la mort, elle reçut tous les
sacrements et mourut le 20 Avril 1188.
Ce ne fut qu'après
sa mort qu'on découvrit son secret. On se procura les
renseignements nécessaires en envoyant des circulaires à tous
les couvents des provinces voisines, et on se convainquit que
Joseph n'était autre, qu'Hildegonde, qui avait quitté Neuss
quelques années auparavant.
SOURCE : Alban Butler : Vie
des Pères, Martyrs et autres principaux Saints… – Traduction :
Jean-François Godescard.
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