Hildegonde de Heidelberg
Cistercienne, Sainte
† 1188

Nous ne pouvons pas accorder notre admiration à toutes les actions de cette Sainte, quoique nous ne puissions la refuser à sa vie considérée dans son ensemble. La Providence sait conduire ses élus par toutes sortes de voies, et s'il se présente de temps en temps des choses que nous ne pouvons expliquer, nous devons nous en prendre à l'état borné de notre intelligence et adorer les décrets de Dieu en silence et avec un cœur plein de foi.

Hildegonde naquit, avec sa sœur jumelle Agnès, de parents nobles, qui avaient leur résidence à Neuss, sur le Rhin, dans l'archevêché de Cologne. Par suite d'un vœu que leurs parents avaient formé à cause de leur longue stérilité, elles furent toutes deux consacrées au Seigneur, dans un couvent de femmes situé dans leur ville natale. Leurs parents avaient promis en même temps de faire un pèlerinage à Jérusalem ; mais leur mère mourut à Neuss, en odeur de sainteté, avant de pouvoir accomplir son vœu, mais non sans y avoir suppléé par de riches aumônes. Cependant les deux filles étaient devenues grandes, et leur père se prépara à son départ pour la Terre Sainte. Après avoir fait prendre le voile à Agnès, il commença avec Hildegonde le pèlerinage qui faisait parti de son vœu, et, afin de pouvoir voyager plus commodément, il fit prendre à sa fille des habits d'homme avec le nom Joseph, qu'elle devait garder tout le temps du voyage.

Ils traversèrent heureusement la France ; ils s'embarquèrent sur les côtes de la Provence avec les croisés ; mais le gentilhomme tomba malade sur mer, et sentant sa fin prochaine, il donna à sa fille les instructions nécessaires pour l'époque où elle serait de retour dans sa patrie, lui recommanda de bien garder le secret de son déguisement et invoqua sur elle la protection du Tout-Puissant. Après avoir reçu tous les sacrements, il confia son prétendu fils Joseph à la surveillance d'un serviteur, qu'il regardait comme un homme d'honneur, lui remit tout son argent comptant, et le pria fortement d'avoir toujours devant les yeux la mémoire de son père.

Il mourut, et Joseph continua son voyage avec son domestique, qui était à la fois son intendant et son tuteur. La traversée fut heureuse, ils se rendirent à Jérusalem, visitèrent le saint Sépulcre et tous les autres lieux remarquables par quelque mystère relatif à l'incarnation de Jésus-Christ, et retournèrent à Acre, où le serviteur infidèle prit la fuite, emportant avec lui tout ce que possédait le malheureux Joseph et ne lui laissant pas même un cheval. Dans cette affreuse situation il aurait sans doute succombé au désespoir, sans sa confiance dans la bonté divine et dans le secours qu'il espérait en recevoir. Il reprit courage, et avant la fin du jour Dieu, à qui il avait recommandé sa vie et sa virginité, lui amena un étranger qui en eut compassion, le consola, pourvut à ses besoins, et le ramena à Jérusalem.

Dans la ville de Dieu, l'œil du Seigneur resta ouvert sur le pieux pèlerin, qui, pour ne pas être à charge plus longtemps à son bienfaiteur, se fit recevoir chez les Templiers ; il y trouva un asile assuré, ainsi que les moyens de satisfaire sa piété en visitant sans contrainte et sans obstacle les saints lieux.

Une année s'étant passée de cette manière , on vit arriver dans le temple un étranger, venant des bords du Rhin, pour prendre , disait-il, des informations relativement à un gentilhomme de Neuss , dont il se disait parent et ami. Comme on savait que Joseph était de ce pays, on le lui présenta. Il s'ouvrit à lui, lui disant qu'il était le fils de ce gentilhomme, qu'il avait perdu son père pendant la traversée, et qu'à Acre l'infidélité de son domestique l'avait privé de tout ce qu'il possédait. L'étranger, qui se rappelait que son ami s'était fait accompagner d'un de ses enfants, engagea Joseph à retourner en Allemagne avec lui. Mais il tomba malade dans les contrées du Rhin, et mourut des suites des fatigues de son voyage.

Hildegonde conserva son déguisement même à Cologne, où, malgré le grand nombre de visites qu'elle fut obligée de faire, elle eut le bonheur de ne pas se voir découverte. Un chanoine lui offrit une demeure, qu'elle accepta, et où elle se retira en 1185. La sœur de cet ecclésiastique était religieuse dans le couvent des Bénédictines de Ste. Ursule, qui fut appelé dans la suite couvent des SS. Macchabées. Vers ce temps elle fut élue abbesse par les suffrages unanimes de ses sœurs, à l'exception de ceux, qui avaient donné leurs voix à la nièce de l'archevêque Philippe de Heinsberg[1], laquelle d'ailleurs n'avait pas l'âge requis pour cette dignité. Ce prélat ayant confirmé la nomination illégale de sa nièce, le chanoine crut devoir s'adresser au Saint-Siège, se prépara à faire un voyage à Rome, et invita Joseph à l'accompagner, à cause de la connaissance qu'il possédait des lieux, des hommes et de leur langage. Ce dernier fit tout ce qu'il put pour ne pas devoir se rendre à cette invitation ; car il craignait de s'exposer h de nouveaux dangers et de tenter une seconde fois la Providence ; mais il se vit forcé de céder aux instances de son ami. Ils commencèrent leur voyage en 1186, suivant les bords du Rhin, par Mayence et la Souabe. Gomme il y avait à Augsbourg plusieurs vassaux de l'Empereur Frédéric I, qui était en guerre avec la cour de Rome, ils firent un détour, et passèrent la nuit dans le village de Zusamhausen ou Zusmershausen. Le lendemain ils se remirent en route de grand matin. Comme ils n'avaient qu'un cheval, et que c'était le tour du chanoine de le monter, Joseph suivait à pied, un bâton à la main, dans lequel étaient enfermés les papiers pour Rome. Dans une forêt, qui se trouvait sur leur chemin, Joseph fut joint par un brigand que les archers poursuivaient et qui mit à ses pieds un paquet en le priant de le lui garder quelques instants. Joseph, qui ne connaissait pas cet homme, et qui savait encore moins que le paquet renfermait les objets volés pour lesquels il était poursuivi, lui rendit le service qu'il demandait; mais les archers trouvèrent l'étranger assis au milieu du chemin, le visitèrent, et, persuadés qu'ils tenaient le voleur, le maltraitèrent et le Conduisirent à Zusmershausen, pour y être puni selon les lois. Il est jugé et condamné à la corde ; mais le prêtre, qu'il avait fait venir, lui sauva la vie, en déclarant qu'il était innocent. Le vrai coupable est arrêté, mais il nie tout et il est décidé qu'on aura recours à l'épreuve du feu. Joseph la soutint avec honneur, et le coupable fut pendu. Il est probable que pendant ce temps le chanoine avait fait dans le voisinage des recherches pour trouver son compagnon, car son histoire rapporte, que Joseph, après sa mise en liberté, continua sa route pour le rejoindre. Mais les parents du supplicié l'attaquèrent dans le bois, le pendirent à un arbre et se sauvèrent en toute hâte, pour échapper au glaive des lois. Quelques bergers, heureusement, aperçurent l'infortuné, le détachèrent encore à temps et lui donnèrent tous les secours que son état exigeait. Il poursuivit son chemin, et rattrapa au bout de quelques jours son compagnon qui avait déjà renoncé à tout espoir de le retrouver.

Pleins de terreur et d'étonnement, inspiré par cette singulière aventure, ils rendirent des actions de grâces à l'Être qui les avait sauvés, ils dirigèrent leurs pas vers Vérone , où le Pape Luce III faisait alors sa résidence, comme ils l'avaient appris à Cologne. Lorsqu'ils apprirent sa mort, arrivée déjà au mois de Novembre [2] de l'année précédente, ils se rendirent à Rome, auprès du nouveau Pape Urbain III, qui désigna Rabodon, évêque de Spire, juge dans cette affaire.

Ils retournèrent en Allemagne sans perdre de temps ; mais à leur arrivée à Spire ils trouvèrent l'évêque absent : il assistait alors, à ce qu'il paraît, à la diète convoquée à Nuremberg, vers la fin de Décembre 1186. Le chanoine voyant que son affaire ne se terminerait pas de sitôt, résolut d'attendre dans sa ville natale le retour de Rabodon, et chargea Joseph de faire avec le conseil épiscopal de Spire les arrangements nécessaires pour terminer ce procès. Mais Hildegonde apprenant la mort de sa sœur Agnès, qui, comme nous le savons, s'était faite religieuse à Neuss, pensa sérieusement à déposer enfin le rôle dont elle s'éfa1l chargée par l'ordre de son père, et à ne s'occuper que du soin de son salut. Il fallait attendre cependant le retour du chanoine et la décision de cette affaire.

Cependant Joseph prit sa demeure chez une pieuse matrone, nommée Mathilde, qui ne fit pas difficulté de le recevoir chez elle, soit qu'il lui eût révélé son secret, soit qu'elle eût cru pouvoir se placer au-dessus de tout soupçon. Joseph allait assidûment à l'église de S. Maurice, et assistait régulièrement aux instructions qui s'y donnaient. Il était bien fait, son maintien était plein de noblesse et de dignité, il était doué d'une douceur sans pareille et sa piété était sincère et sans affectation. Cela n'empêcha pas que, dans la ville, on ne critiquât beaucoup Mathilde, de loger chez elle cet étranger.

Un gentilhomme nommé Berthold, qui venait de se convertir à la foi chrétienne, et qui se proposait de prendre l'habit dans quelque couvent, rechercha l'amitié de Joseph, et lui proposa de demander l'un et l'autre à être reçus au couvent de Schônau, de l'ordre de Cîteaux, non loin d'Heidelberg. Ce n'étaient pas les vœux qui effrayaient Hildegonde, car depuis longtemps elle était morte au monde, mais c'était la pensée de s'enfermer dans un couvent d'hommes. D'un autre côté, il lui en coûtait, soit par pudeur, soit par tout autre motif, de divulguer son secret. Elle eut à supporter un long et vif combat, après lequel elle sentit en elle-même une voix puissante, qui l'engageait à se rendre aux désirs de Berthold, et, fermement résolue de garder son secret toute sa vie, elle alla à Schônau, pour accomplir ses projets.

Joseph prit l'habit en 1187 et retint son nom. La douceur de sa voix et la noblesse de toutes ses manières décelaient quelque chose d'extraordinaire ; mais la force qu'elle montrait en s'acquittant de tous les devoirs domestiques et dans les exercices de pénitence les plus sévères, aurait suffi pour dissiper tous les soupçons, s'il avait pu s'en élever. Elle faisait les ouvrages de main avec une rare précision, et comme elle était d'une constitution un peu faible, on ne pouvait assez admirer sa persévérance dans les travaux les plus pénibles. Elle offrait en même temps le spectacle de toutes les vertus monastiques, car elle sentait dans son cœur un désir irrésistible pour s'élever au plus haut degré de perfection. Malgré cela elle eut à combattre de fortes tentations, qui firent souvent naître en elle la pensée de déposer l'habit et de prendre secrètement la fuite. Un jour même elle en forma la résolution, et elle l'eût exécutée, si elle n'eut découvert la plaie de son cœur à son supérieur, ainsi qu'à un novice, qui était prêtre du diocèse de Cologne, et qui, dans la suite, écrivit son histoire. Cet aveu cependant, loin de calmer l'orage, ne fit que l'accroître. Mais elle ne perdit pas courage, le Tout-Puissant la soutint par l'effet de sa grâce vivifiante, et elle marcha à grands pas dans la carrière pénible de la vertu. Elle finit pourtant, dans son trouble, par ôter l'habit, mais elle se vit arrêtée par une violente hémorragie, qui fut le commencement de sa prochaine dissolution. Pendant tout le carême elle se prépara à la mort, elle reçut tous les sacrements et mourut le 20 Avril 1188.

Ce ne fut qu'après sa mort qu'on découvrit son secret. On se procura les renseignements nécessaires en envoyant des circulaires à tous les couvents des provinces voisines, et on se convainquit que Joseph n'était autre, qu'Hildegonde, qui avait quitté Neuss quelques années auparavant.

SOURCE : Alban Butler : Vie des Pères, Martyrs et autres principaux Saints… – Traduction : Jean-François Godescard.


[1] Il siégea à Cologne depuis 1167 jusqu'en 1151.
[2] Le 25 Novembre 1185.

 

 

pour toute suggestion ou demande d'informations