Manuscrit A

II

Oh ! véritablement tout me souriait sur la terre : je trouvais des fleurs sous chacun de mes pas et mon heureux caractère contribuait aussi à rendre ma vie agréable, mais une nouvelle période allait commencer pour mon âme, je devais passer par le creuset de l’épreuve et souffrir dès mon enfance afin de pouvoir être plus tôt offerte Jésus. De même que les fleurs du printemps commencent à germer sous la neige et s’épanouissent aux premiers rayons du Soleil, ainsi la petite fleur dont j’écris les souvenirs a-t-elle dû passer par l’hiver de l’épreuve... Tous les détails de la maladie de notre mère chérie sont encore présents à mon coeur, je me souviens surtout des dernières semaines qu’elle a passées sur la terre ; nous étions, Céline et moi, comme de pauvres petites exilées, tous les matins. Madame Leriche (NHA 201) venait nous chercher et nous passions la journée chez elle. Un jour, nous n’avions pas eu le temps de faire notre prière avant de partir et pendant le trajet Céline m’a dit tout bas : " Faut-il le dire que nous n’avons pas fait notre prière ? ... " " Oh ! oui " lui ai-je répondu ; alors bien timidement elle l’a dit à Madame Leriche, celle-ci nous a répondu " Eh bien, mes petites filles, vous allez la faire " et puis nous mettant toutes les deux dans une grande chambre elle est partie... Alors Céline m’a regardée et nous avons dit : " Ah ! ce n’est pas comme Maman... toujours elle nous faisait faire notre prière !... " En jouant avec les enfants, toujours la pensée de notre Mère chérie nous poursuivait ; une fois Céline ayant reçu un bel abricot se pencha et me dit tout bas : " Nous n’allons pas le manger, je vais le donner à Maman. " Hélas ! cette pauvre petite Mère était déjà trop malade pour manger les fruits de la terre, elle ne devait plus se rassasier qu’au Ciel de la gloire de Dieu et boire avec Jésus le vin mystérieux dont Il parla dans sa dernière Cène, disant qu’Il le partagerait avec nous dans le royaume de son Père. (NHA 202) (Mt 26,29) La cérémonie touchante de l’extrême-onction s’est aussi imprimée en mon âme ; je vois encore la place où j’étais à côté de Céline, toutes les cinq nous étions par rang d’âge et ce pauvre petit Père était là aussi qui sanglotait... Le jour ou le lendemain du départ de Maman, (NHA 203) il me prit dans ses bras en me disant : " Viens embrasser une dernière fois ta pauvre petite Mère. " Et moi sans rien dire, j’approchai mes lèvres du front de ma Mère chérie... Je ne me souviens pas d’avoir beaucoup pleuré, je ne parlais à personne des sentiments profonds que je ressentais... Je regardais et j’écoutais en silence... personne n’avait le temps de s’occuper de moi aussi je voyais bien des choses qu’on aurait voulu me cacher ; une fois, je me trouvai en face du couvercle du cercueil... je m’arrêtai longtemps à le considérer, jamais je n’en avais vu, cependant je comprenais... j’étais si petite que malgré la taille peu élevée de Maman, j’étais obligée de lever la tête pour voir le haut et il me paraissait bien grand... bien triste.. . Quinze ans plus tard, je me trouvai devant un autre cercueil, celui de Mère Geneviève (NHA 204) il était de la même grandeur que celui de maman et je me crus encore aux jours de mon enfance !... Tous mes souvenirs revinrent en foule, c’était bien la même petite Thérèse qui regardait, mais elle avait grandi et le cercueil lui paraissait petit, elle n’avait plus besoin de lever Ia tête pour le voir ; elle ne la levait plus que pour contempler le Ciel qui lui paraissait bien joyeux, car toutes ses épreuves avaient pris fin et l’hiver de son âme était passé pour toujours... (Ct 2,10-11) Le jour où l’Eglise bénit la dépouille mortelle de notre petite Mère du Ciel, le bon Dieu voulut m’en donner une autre sur la terre et il voulut que je la choisisse librement. Nous étions ensemble toutes les cinq, nous regardant avec tristesse, Louise était là aussi et voyant Céline et moi, elle dit : " Pauvres petites, vous n’avez plus de Mère !... Alors Céline se jeta dans les bras de Marie disant " Eh bien ! c’est toi qui seras Maman. " Moi, j’étais habituée à faire comme elle, cependant je me tournai vers vous, ma Mère, et comme si déjà l’avenir avait déchiré son voile, je me jetai dans vos bras en m’écriant : " Eh bien ! moi, c’est Pauline qui sera Maman ! " Comme je l’ai dit plus haut, c’est à partir de cette époque de ma vie qu’il me fallut entrer dans la seconde période de mon existence, la plus douloureuse des trois, surtout depuis l’entrée au Carmel de celle que j’avais choisie pour ma seconde " Maman. " Cette période s’étend depuis l’age de quatre ans et demi jusqu’à celui de ma quatorzième année, époque où je retrouvai mon caractère d’enfant tout en entrant dans le sérieux de la vie. Il faut vous dire, ma Mère, qu’à partir de la mort de Maman, mon heureux caractère changea complètement ; moi si vive, si expansive, je devins timide et douce, sensible à l’excès. Un regard suffisait pour me faire fondre en larmes, il fallait que personne ne s’occupât de moi pour que je sois contente, je ne pouvais pas souffrir la compagnie de personnes étrangères et ne retrouvais ma gaieté que dans l’intimité de la famille... Cependant je continuais à être entourée de la tendresse la plus délicate. Le coeur si tendre de Papa avait joint à l’amour qu’il possédait déjà un amour vraiment maternel !... Vous, ma Mère, et Marie n’étiez-vous pas pour moi les mères les plus tendres, les plus désintéressées ? Ah ! si le Bon Dieu n’avait pas prodigué ses bienfaisants rayons à sa petite fleur, jamais elle n’aurait pu s’acclimater à la terre, elle était encore trop faible pour supporter les pluies et les orages, il lui fallait de la chaleur, une douce rosée et des brises printanières ; jamais elle ne manqua de tous ces bienfaits, Jésus les lui fit trouver, même sous la neige de l’épreuve ! Je ne ressentis aucun chagrin en quittant Alençon. Les enfants aiment le changement et ce fut avec plaisir que je vins à Lisieux. (NHA 205) (NHA 206) Je me souviens du voyage, de l’arrivée le soir chez ma tante, je vois encore Jeanne et Marie nous attendant à la porte... J’étais bien heureuse d’avoir des petites cousines si gentilles, je les aimais beaucoup ainsi que ma tante et surtout mon oncle, seulement il me faisait peur et je n’étais pas mon aise chez lui comme aux Buissonnets, c’est là que ma vie était véritablement heureuse... Dès le matin vous veniez auprès de moi, me demandant si j’avais donné mon coeur au bon Dieu, ensuite vous m’habilliez en me parlant de Lui et puis, à vos côtés, je faisais ma prière. Après venait la leçon de lecture, le premier mot que je pus lire seule fut celui-ci : " Cieux. " Ma chère marraine se chargea des leçons d’écriture et vous, ma Mère, de toutes les autres ; je n’avais pas une très grande facilité pour apprendre mais j’avais beaucoup de mémoire. Le catéchisme et surtout l’histoire sainte avaient mes préférences, je les étudiais avec joie, mais la grammaire a fait souvent couler mes larmes... Rappelez-vous le masculin et le féminin ! Aussitôt que ma classe était finie, je montais au belvédère portant ma rosette et ma note à papa. Que j’étais heureuse quand je pouvais lui dire : J’ai cinq sans exception, c’est Pauline qui l’a dit la première... " Car lorsque je vous demandais si j’avais cinq sans exception et que vous me disiez oui, c’était à mes yeux un degré de moins ; vous me donniez aussi des bons points, quand j’en avais amassé un certain nombre, j’avais une récompense et un jour de congé. Je me rappelle que ces jours-là me semblaient bien plus longs que les autres, ce qui vous faisait plaisir puisque cela montrait que je n’aimais pas à rester sans rien faire. Toutes les après-midi, j’allais faire une petite promenade avec papa ; nous faisions ensemble notre visite au Saint-Sacrement, visitant chaque jour une nouvelle église, c’est ainsi que j’entrai pour la première fois dans la chapelle du Carmel, papa me montra la grille du choeur, me disant que derrière étaient des religieuses. J’étais bien loin de me douter que neuf ans plus tard je serais parmi elles !... Après la promenade (pendant laquelle papa m’achetait toujours un petit cadeau d’un ou deux sous) je rentrais à la maison ; alors je faisais mes devoirs, puis tout le reste du temps, je restais à sautiller dans le jardin autour de papa, car je ne savais pas jouer à la poupée. C’était une grande joie pour moi de préparer des tisanes avec des petites graines et des écorces d’arbres que je trouvais par terre, je les portais ensuite à papa dans une jolie petite tasse, ce pauvre petit père quittait son ouvrage et puis en souriant il faisait semblant de boire. Avant de me rendre la tasse il me demandait (comme à la dérobée) s’il fallait en jeter le contenu ; quelquefois je disais oui, mais plus souvent je remportais ma précieuse tisane, voulant la faire servir plusieurs fois... j’aimais à cultiver mes petites fleurs dans le jardin que Papa m’avait donné ; je m’amusais à dresser de petits autels dans l’enfoncement qui se trouvait au milieu dans le mur ; quand j’avais fini, Je courais vers Papa et l’entraînant je lui disais de bien fermer les yeux et de ne les ouvrir qu’au moment où je lui dirais de le faire, il faisait tout ce que je voulais et se laissait conduire devant mon petit jardin, alors je criais : " Papa ouvre les yeux : " Il les ouvrait et s’extasiait pour me faire plaisir, admirant ce que je croyais être un chef d’oeuvre !... Je ne finirais pas si je voulais raconter mille petits traits de ce genre qui se pressent en foule dans ma mémoire... Ah ! comment pourrai-je redire toutes les tendresses que " Papa " prodiguait à sa petite reine ? Il est des choses que le coeur sent, mais que la parole et même la pensée ne peuvent arriver à rendre... Ils étaient pour moi de beaux jours, ceux où mon " roi chéri " m’emmenait à la pêche avec lui, j’aimais tant la campagne, les fleurs et les oiseaux ! Quelquefois j’essayais de pêcher avec ma petite ligne, mais je préférais aller m’asseoir seule sur l’herbe fleurie, alors mes pensées étaient bien profondes et sans savoir ce que c’était (que) de méditer, mon âme se plongeait dans une réelle oraison... J’écoutais les bruits lointains... Le murmure du vent et même la musique indécise des soldats dont le son arrivait jusqu’à moi mélancolisaient doucement mon coeur... La terre me semblait un lieu d’exil et je rêvais le Ciel... L’après-midi passait vite, bientôt il fallait rentrer aux Buissonnets, mais avant de partir je prenais la collation que j’avais apportée dans mon petit panier ; la belle tartine de confitures que vous m’aviez préparée avait changé d’aspect et au lieu de sa vive couleur je ne voyais plus qu’une légère teinte rose, toute vieillie et rentrée... alors la terre me semblait encore plus triste et je comprenais qu’au Ciel seulement la joie serait sans nuages... A propos de nuages, je me souviens qu’un jour le beau Ciel bleu de la campagne s’en couvrit et que bientôt l’orage se mit à gronder, les éclairs sillonnaient les nuages sombres et je vis à quelque distance tomber le tonnerre ; loin d’en être effrayée, j’étais ravie, il me semblait que le Bon Dieu était si près de moi !... Papa n’était pas tout à fait aussi content que sa petite reine, non que l’orage lui fît peur, mais l’herbe et les grandes pâquerettes (qui étaient plus hautes que moi) étincelaient de pierres précieuses, il nous fallait traverser plusieurs prairies avant de trouver une route et mon petit père chéri, craignant que les diamants mouillent sa petite fille, la prit malgré son bagage de lignes et l’emporta sur son dos. Pendant les promenades que je faisais avec papa, il aimait à me faire porter l’aumône aux pauvres que nous rencontrions ; un jour nous en vîmes un qui se traînait péniblement sur des béquilles, je m’approchai pour lui donner un sou, mais ne se trouvant pas assez pauvre pour recevoir l’aumône, il me regarda en souriant tristement et refusa de prendre ce que je lui offrais. Je ne puis dire ce qui se passa dans mon coeur, j’aurais voulu le consoler, le soulager ; au lieu de cela je pensais lui avoir fait de la peine, sans doute le pauvre malade devina ma pensée, car je le vis se détourner et me sourire. Papa venait de m’acheter un gâteau, j’avais bien envie de le lui donner mais je n’osai pas, cependant je voulais lui donner quelque chose qu’il ne puisse me refuser, car je sentais pour lui une sympathie très grande, alors je me rappelai avoir entendu dire que le jour de la première communion on obtenait tout ce qu’on demandait cette pensée me consola et bien que je n’eusse encore que six ans, je me dis : " Je prierai pour mon pauvre le jour de ma première communion. " Je tins ma promesse cinq ans plus tard et j’espère que le bon Dieu exauça la prière qu’Il m’avait inspirée de Lui adresser pour un de ses membres souffrants...

J’aimais beaucoup le Bon Dieu et je lui donnais bien souvent mon coeur en me servant de la petite formule que maman m’avait apprise, cependant un jour ou plutôt un soir du beau mois de Mai je fis une faute qui vaut bien la peine d’être rapportée, elle me donna un grand sujet de m’humilier et je crois en avoir eu la contrition parfaite. Etant trop petite pour aller au mois de Marie je restais avec Victoire (NHA 207) et faisais avec elle mes dévotions devant mon petit mois de Marie que j’arrangeais à ma façon ; tout était si petit : chandeliers et pots de fleurs que deux allumettes-bougies l’éclairaient parfaitement ; quelquefois Victoire me faisait la surprise de me donner deux petits bouts de rat-de-cave mais c’était rare. Un soir tout était prêt pour nous mettre en prière, je lui dis " Victoire, voulez-vous commencer le souvenez-vous je vais allumer. "Elle fit semblant de commencer, mais elle ne dit rien et me regarda en riant ; moi qui voyais mes précieuses allumettes se consumer rapidement, je la suppliai de faire la prière, elle continua de se taire ; alors me levant, je me mis à lui dire bien haut qu’elle était méchante, et sortant de ma douceur habituelle, je frappai du pied de toutes mes forces... Cette pauvre Victoire n’avait plus envie de rire, elle me regarda avec étonnement et me montra du rat-de-cave qu’elle m’avait apporté... après avoir répandu des larmes de colère, je versai des larmes d’un sincère repentir ayant le ferme propos de ne plus jamais recommencer !... Une autre fois il m’arriva une autre aventure avec Victoire mais de celle-ci je n’eus aucun repentir, car je gardai parfaitement mon calme. Je voulais avoir un encrier qui se trouvait sur la cheminée de la cuisine ; étant trop petite pour le prendre, je demandai bien gentiment à Victoire de me le donner, mais elle refusa me disant de monter sur une chaise. Je pris une chaise sans rien dire, mais en pensant qu’elle n’était pas aimable ; voulant le lui faire sentir, je cherchai dans ma petite tête ce qui m’offensait le plus, elle m’appelait souvent quand elle était ennuyée de moi : " petite mioche ", ce qui m’amusait beaucoup. Alors avant de sauter au bas de ma chaise, je me détournai avec dignité et je lui dis : " Victoire, vous êtes une mioche " Puis je me sauvai, la laissant méditer la profonde parole que je venais de lui adresser... Le résultat ne se fit pas attendre, bientôt je l’entendis qui criait : " M’amzelle Mari... Thérasse vient d’me dire que j’suis une mioche ! " Marie vint et me fit demander pardon, mais je le fis sans contrition, trouvant que puisque Victoire n’avait pas voulu allonger son grand bras me rendre un petit service elle, méritait le titre de mioche. Cependant elle m’aimait beaucoup et je l’aimais bien aussi ; un jour elle me tira d’un grand péril où j’étais tombée par ma faute. Victoire repassait ayant à côté d’elle un seau avec de l’eau dedans, moi je la regardais en me balançant (comme à mon habitude) sur une chaise, tout à coup la chaise me manque et je tombe, non pas par terre, mais dans le fond du seau !... Mes pieds touchaient ma tête et je remplissais le seau comme un petit poulet remplit son oeuf !... Cette pauvre Victoire me regardait avec une surprise extrême, n’ayant jamais vu pareille chose. J’avais bien envie de sortir au plus tôt de mon seau, mais impossible, ma prison était si juste que je ne pouvais pas faire un mouvement. Avec un peu de peine elle me sauva de mon grand péril, mais non pas ma robe et tout le reste qu’elle fut obligée de me changer, car j’étais trempée comme une soupe. Une autre fois je tombai dans la cheminée, heureusement le feu n’était pas allumé. Victoire n’eut que le mal de me relever et de secouer la cendre dont j’étais remplie. C’était le mercredi, alors que vous étiez au chant avec Marie, que toutes ces aventures m’arrivaient. Ce fut aussi un mercredi que Monsieur Ducellier (NHA 208) vint pour faire une visite. Victoire lui ayant dit qu’il n’y avait personne à la maison que la petite Thérèse, il entra dans la cuisine pour me voir et regarda mes devoirs ; j’étais bien fière de recevoir mon confesseur, car peu de temps avant je m’étais confessée pour la première fois. Quel doux souvenir pour moi !... O ma Mère chérie ! avec quel soin ne m’aviez-vous pas préparée me disant que ce n’était pas à un homme, mais au Bon Dieu, que j’allais dire mes péchés ; j’en étais vraiment bien convaincue aussi je fis ma confession avec un grand esprit de foi et même je vous demandai s’il ne fallait pas dire à Monsieur Ducellier que je l’aimais de tout mon coeur puisque c’était au Bon Dieu que j’allais parler en sa personne... Bien instruite de tout ce que je devais dire et faire, j’entrai dans le confessionnal et me mis à genoux, mais en ouvrant le guichet Monsieur Ducellier ne vit personne, j’étais si petite que ma tête se trouvait sous la banquette où l’on s’appuie les mains, alors il me dit de rester debout ; obéissant aussitôt, je me levai et me tournant juste en face de lui pour bien le voir, je fis ma confession comme une grande fille et je reçus sa bénédiction avec une grande dévotion, car vous m’aviez dit qu’à ce moment les larmes du Petit Jésus allaient purifier mon âme. Je me souviens que la première exhortation qui me fut adressée m’invita surtout à la dévotion envers la Sainte Vierge et je me promis de redoubler de tendresse pour elle. (NHA 209) En sortant du confessionnal, j’étais si contente et si légère que jamais je n’avais senti autant de joie dans mon âme. Depuis je retournai me confesser à toutes les grandes fêtes et c’était une vraie joie pour moi à chaque fois que j’y allais. Les fêtes !... ah ! que ce mot rappelle de souvenirs !... Les fêtes, je les aimais tant !... Vous saviez si bien m’expliquer ma Mère chérie, tous les mystères cachés sous chacune d’elles que c’étaient vraiment pour moi des jours du Ciel. J’aimais surtout les processions du Saint-Sacrement, quelle joie de semer des fleurs sous les pas du Bon Dieu... mais avant de les y laisser tomber je les lançais le plus haut que je pouvais et je n’étais jamais aussi heureuse qu’en voyant mes roses effeuillées toucher l’ostensoir sacré... Les fêtes ! ah ! si les grandes étaient rares, chaque semaine en ramenait une bien chère à mon coeur : " Le Dimanche ! Quelle journée que celle du Dimanche !... C’était la fête du Bon Dieu, la fête du repos. D’abord je restais dans le dodo plus longtemps que les autres jours et puis maman Pauline gâtait sa petite fille, lui apportant son chocolat dans son dodo, ensuite elle l’habillait comme une petite reine... Marraine venait friser filleule qui n’était pas toujours gentille quand on lui tirait les cheveux, mais ensuite elle était bien contente d’aller prendre la main de son Roi qui, ce jour-là, l’embrassait encore plus tendrement qu’à l’ordinaire, puis toute la famille partait à la Messe. Tout le long du chemin et même dans l’église, la petite " Reine à Papa " lui donnait la main, sa place était à côté de lui et quand nous étions obligés de descendre pour le sermon il fallait trouver encore deux chaises l’une auprès de l’autre. Ce n’était pas bien difficile, tout le monde avait l’air de trouver cela si gentil de voir un si beau vieillard avec une si petite fille que les personnes se dérangeaient pour donner leurs places. Mon oncle qui se trouvait dans les bancs des marguilliers se réjouissait de nous voir arriver, il disait que j’étais son petit rayon de Soleil... Moi je ne m’inquiétais guère d’être regardée, écoutant bien attentivement les sermons auxquels cependant je ne comprenais pas grand’chose ; le premier que je compris et qui me toucha profondément fut un sermon sur la Passion prêché par Monsieur Ducellier et depuis je compris tous les autres sermons. Quand le prédicateur parlait de Sainte Thérèse, papa se penchait et me disait tout bas : " Écoute bien, ma petite reine, on parle de ta Sainte Patronne " J’écoutais bien en effet, mais je regardais papa plus souvent que le prédicateur, sa belle figure me disait tant de choses !. .. Parfois ses yeux se remplissaient de larmes qu’il s’efforçait en vain de retenir, il semblait déjà ne plus tenir à la terre, tant son âme aimait à se plonger dans les vérités éternelles... Cependant sa course était bien loin d’être achevée, de longues années devaient s’écouler avant que le beau Ciel s’ouvrît à ses yeux ravis et que le Seigneur essuyât les larmes de son bon et fidèle serviteur !... (Ap 21,4 Mt 25,21) Mais je reviens à ma journée du Dimanche. Cette joyeuse journée qui passait si rapidement avait bien sa teinte de mélancolie. Je me souviens que mon bonheur était sans mélange jusqu’a complies, pendant cet office, je pensais que le jour du repos allait finir... que le lendemain il faudrait recommencer la vie, travailler, apprendre des leçons, et mon coeur sentait l’exil de la terre... je soupirais après le repos éternel du Ciel, le Dimanche sans couchant de la Patrie !... Il n’est pas jusqu’aux promenades que nous faisions avant de rentrer aux Buissonnets qui ne laissaient un sentiment de tristesse dans mon âme ; alors la famille n’était plus au complet puisque pour faire plaisir à mon Oncle, Papa lui laissait le soir de chaque Dimanche Marie ou Pauline ; seulement j’étais bien contente quand je restais aussi. J’aimais mieux cela que d’être invitée toute seule parce qu’on faisait moins attention à moi. Mon plus grand plaisir était d’écouter tout ce que mon Oncle disait, mais je n’aimais pas qu’il m’interroge et j’avais bien peur quand il me mettait sur un seul de ses genoux en chantant Barbe-bleue d’une voix formidable... C’était avec plaisir que je voyais Papa venir nous chercher. En revenant je regardais les étoiles qui scintillaient doucement et cette vue me ravissait... Il y avait surtout un groupe de perles d’or que je remarquais avec joie trouvant qu’il avait la forme d’un T (voici à peu près sa forme : *I ) je le faisais voir à Papa en lui disant que mon nom était écrit dans le Ciel (Lc 10,20) et puis ne voulant rien voir de la vilaine terre, je lui demandais de me conduire ; alors sans regarder où je posais les pieds, je mettais ma petite tête bien en l’air ne me lassant pas de contempler l’azur étoilé !... Que pourrai-je dire des veillées d’hiver, surtout de celles du Dimanche ? Ah ! qu’il m’était doux après la partie de damier de m’asseoir avec Céline sur les genoux de Papa... (NHA 210) De sa belle voix, il chantait des airs remplissant l’âme de pensées profondes... ou bien, nous berçant doucement, il récitait des poésies empreintes des vérités éternelles... Ensuite nous montions pour faire la prière en commun et la petite reine était toute seule auprès de son Roi, n’ayant qu’à le regarder pour savoir comment prient les Saints... A la fin, nous venions toutes par rang d’âge dire bonsoir à papa et recevoir un baiser ; la reine venait naturellement la dernière, le roi, pour l’embrasser, la prenait par les coudes et celle-ci s’écriait bien haut : " Bonsoir Papa, bonne nuit, dors bien ", c’était tous les soirs la même répétition... Ensuite ma petite maman me prenait entre ses bras et m’emportait dans le lit de Céline, alors je disais : " Pauline, est-ce que j’ai été bien mignonne aujourd’hui ?... Est-ce que les petits anges vont voler autour de moi ? " Toujours la réponse était oui, autrement j’aurais passé la nuit tout entière à pleurer... Après m’avoir embrassée ainsi que ma chère marraine, Pauline redescendait et la pauvre petite Thérèse restait toute seule dans l’obscurité ; elle avait beau se représenter les petits anges volant autour d’elle, la frayeur la gagnait bientôt, les ténèbres lui faisaient peur, car elle ne voyait pas de son lit les étoiles qui scintillaient doucement... Je regarde comme une vraie grâce d’avoir été habituée par vous, ma Mère chérie, à surmonter mes frayeurs ; parfois vous m’envoyiez seule, le soir, chercher un objet dans une chambre éloignée ; si je n’avais pas été si bien dirigée je serais devenue très peureuse, au lieu que maintenant je suis vraiment difficile à effrayer... Je me demande parfois comment vous avez pu m’élever avec tant d’amour et de délicatesse sans me gâter, car il est vrai que vous ne me passiez pas une seule imperfection, jamais vous ne me faisiez de reproche sans sujet, mais jamais vous ne reveniez sur une chose que vous aviez décidée ; je le savais si bien que je n’aurais pas pu ni voulu faire un pas si vous me l’aviez défendu. Papa lui-même était obligé de se conformer à votre volonté, sans le consentement de Pauline je n’allais pas me promener et quand Papa me disait de venir je répondais : " Pauline ne veut pas ; " alors il venait demander ma grâce, quelquefois pour lui faire plaisir Pauline disait oui, mais la petite Thérèse voyait bien à son air que ce n’était pas de bon coeur, elle se mettait à pleurer sans accepter de consolations jusqu’à ce que Pauline dise oui et l’embrasse de bon coeur ! Lorsque la petite Thérèse était malade, ce qui lui arrivait tous les hivers, (NHA 211) il n’est pas possible de dire avec quelle tendresse maternelle elle était soignée. Pauline la faisait coucher dans son lit (faveur incomparable) et puis elle lui donnait tout ce dont elle avait envie. Un jour Pauline tira de dessous le traversin un joli petit couteau à elle et le donnant à sa petite fille la laissa plongée dans un ravissement qui ne peut se décrire : " Ah ! Pauline, s’écria-t-elle, tu m’aimes donc bien que tu te prives pour moi de ton joli petit couteau qui a une étoile en nacre ? Mais puisque tu m’aimes tant, ferais-tu bien le sacrifice de ta montre pour m’empêcher de mourir ?... " " Non seulement pour t’empêcher de mourir, je donnerais ma montre, mais seulement pour te voir bientôt guérie j’en ferais tout de suite le sacrifice. " En écoutant ces paroles de Pauline, mon étonnement et ma reconnaissance étaient si grands que je ne puis les exprimer... En été j’avais quelquefois mal au coeur. Pauline me soignait encore avec tendresse ; pour m’amuser, ce qui était le meilleur des remèdes, elle me promenait en brouette tout autour du jardin et puis, me faisant descendre, elle mettait ma place un joli petit pied de pâquerettes qu’elle promenait avec bien de la précaution jusqu’à mon jardin où il prenait place en grande pompe... C’était Pauline qui recevait toutes mes confidences intimes, qui éclaircissait tous mes doutes... Une fois je m’étonnais de ce que le Bon Dieu ne donne pas une gloire égale dans le Ciel à tous les élus, et j’avais peur que tous ne soient pas heureux ; alors Pauline me dit d’aller chercher le grand " verre à Papa " et de le mettre à côté de mon tout petit dé, puis de les remplir d’eau, ensuite elle me demanda lequel était le plus plein. Je lui dis qu’ils étaient aussi pleins l’un que l’autre et qu’il était impossible de mettre plus d’eau qu’ils n’en pouvaient contenir. Ma Mère chérie me fit alors comprendre qu’au Ciel le Bon Dieu donnerait à ses élus autant de gloire qu’ils en pourraient porter et qu’ainsi le dernier n’aurait rien à envier au premier. C’était ainsi que mettant à ma portée les plus sublimes secrets, Vous saviez, ma Mère, donner à mon âme la nourriture qui lui était nécessaire... Avec quelle joie je voyais chaque année arriver la distribution des prix !... Là comme toujours, la justice était gardée et je n’avais que les récompenses méritées ; toute seule, debout au milieu de la noble assemblée, j’écoutais ma sentence lue par " le Roi de France et de Navarre " le coeur me battait bien fort en recevant les prix et la couronne... c’était pour moi comme une image du jugement... Aussitôt après la distribution, la petite Reine quittait sa robe blanche, puis on se dépêchait de la déguiser afin qu’elle prenne part à la grande représentation !... Ah ! comme elles étaient joyeuses ces fêtes de famille... Comme j’étais loin alors en voyant mon Roi chéri si radieux, de prévoir les épreuves qui devaient le visiter !... Un jour cependant, le Bon Dieu me montra dans une vision vraiment extraordinaire, l’image vivante de l’épreuve qu’Il se plaisait à nous préparer d’avance, son calice se remplissant déjà. (NHA 212) Papa était en voyage depuis plusieurs jours, il devait encore s’en écouler deux avant son retour. Il pouvait être deux ou trois heures de l’après-midi, le soleil brillait d’un vif éclat et toute la nature semblait en fête. Je me trouvais seule à la fenêtre d’une mansarde donnant sur le grand jardin ; je regardais devant moi, l’esprit occupé de pensées riantes, quand je vis, devant la buanderie qui se trouvait juste en face, un homme vêtu absolument comme Papa, ayant la même taille et la même démarche, seulement il était beaucoup plus courbé... Sa tête était couverte d’une espèce de tablier de couleur indécise en sorte que je ne pus voir son visage. Il portait un chapeau semblable à ceux de Papa. Je le vis s’avancer d’un pas régulier, longeant mon petit jardin... Aussitôt un sentiment de frayeur surnaturelle envahit mon âme, mais en un instant je réfléchis que sans doute Papa était de retour et qu’il se cachait afin de me surprendre ; alors j’appelai bien haut d’une voix tremblante d’émotion : " Papa, Papa !... " Mais le mystérieux personnage ne paraissant pas m’entendre, continua sa marche régulière sans même se détourner ; le suivant des yeux, je le vis se diriger vers le bosquet qui coupait la grande allée en deux, je m’attendais à le voir reparaître de l’autre côté des grands arbres, mais la vision prophétique s’était évanouie !.. . Tout ceci ne dura qu’un instant, mais se grava si profondément en mon coeur qu’aujourd’hui, après onze ans... le souvenir m’en est aussi présent que si la vision était encore devant mes yeux... Marie était avec vous, ma Mère, dans une chambre communiquant avec celle où je me trouvais ; m’entendant appeler Papa, elle ressentit une impression de frayeur,... sentant, m’a-t-elle dit depuis, qu’il devait se passer quelque chose d’extraordinaire ; sans me laisser voir son émotion elle accourut auprès de moi, me demandant ce qui me prenait d’appeler Papa qui était à Alençon ; je racontai alors ce que je venais de voir. Pour me rassurer, Marie me dit que c’était sans doute Victoire qui pour me faire peur s’était caché la tête avec son tablier, mais interrogée, Victoire assura n’avoir pas quitté sa cuisine ; d’ailleurs, j’étais bien sûre d’avoir vu un homme et que cet homme avait la tournure de Papa, alors nous allâmes toutes les trois derrière le massif d’arbres, mais n’ayant trouvé aucune marque indiquant le passage de quelqu’un, vous m’avez dit de ne plus penser à cela... Ne plus y penser n’était pas en mon pouvoir, bien souvent mon imagination me représenta la scène mystérieuse que j’avais vue... bien souvent j’ai cherché à lever le voile qui m’en dérobait le sens, car j’en gardai au fond du coeur la conviction intime, cette vision avait un sens qui devait m’être révélé un jour... Ce jour s’est fait longtemps attendre mais après quatorze ans le Bon Dieu a lui-même déchiré le voile mystérieux. Etant en licence avec Soeur Marie du Sacré-Coeur (NHA 213) nous parlions comme toujours des choses de l’autre vie et de nos souvenirs d’enfance, quand je lui rappelai la vision que j’avais eue à l’age de six à sept ans ; tout à coup, en rapportant les détails de cette scène étrange, nous comprîmes en même temps ce qu’elle signifiait... C’était bien Papa que j’avais vu, s’avançant courbé par l’âge... C’était bien lui, portant sur son visage vénérable, sur sa tête blanchie, le signe de sa glorieuse épreuve... (NHA 214) Comme la Face Adorable de Jésus qui fut voilée pendant sa passion, (Lc 22,64 Mt 25,21) ainsi la face de son fidèle serviteur devait être voilée aux jours de ses douleurs, afin de pouvoir rayonner dans la Céleste Patrie auprès de son Seigneur, le Verbe Eternel... (Jn 1,1) C’est du sein de cette gloire ineffable, alors qu’il régnait dans le Ciel, que notre Père chéri nous a obtenu la grâce de comprendre la vision que sa petite reine avait eue à un âge où l’illusion n’est pas à craindre. C’est du sein de la gloire qu’il nous a obtenu cette douce consolation de comprendre que dix avant notre grande épreuve le Bon Dieu nous la montrait déjà, comme un Père fait entrevoir à ses enfants l’avenir glorieux qu’il leur prépare et se complaît à considérer d’avance les richesses sans prix qui doivent être leur partage... Ah ! pourquoi est-ce à moi que le Bon Dieu a donné cette lumière ? Pourquoi a-t-il montré à une enfant si petite une chose qu’elle ne pouvait comprendre, une chose qui, si elle l’avait comprise, l’aurait fait mourir de douleur, pourquoi ?... C’est là un de ces mystères que sans doute nous comprendrons dans le Ciel et qui fera notre éternelle admiration !... Que le Bon Dieu est bon !... comme il proportionne les épreuves aux forces qu’Il nous donne. Jamais, comme je viens de le dire, je n’aurais pu supporter même la pensée des peines amères que l’avenir me réservait... Je ne pouvais pas même penser sans frémir que Papa pouvait mourir... Une fois il était monté sur le haut d’une échelle et comme je restais juste dessous il me cria : " Eloigne-toi paup’tit, si je tombe je vais t’écraser. " En entendant cela, je ressentis une révolte intérieure, au lieu de m’éloigner je me collai contre l’échelle en pensant : " Au moins si Papa tombe, je ne vais pas avoir la douleur de le voir mourir, puisque je vais mourir avec lui ! " Je ne puis dire ce que j’aimais Papa, tout en lui me causait de l’admiration ; quand il m’expliquait ses pensées (comme si j’avais été une grande fille) je lui disais naïvement que, bien sûr, s’il disait tout cela aux grands hommes du gouvernement, ils le prendraient pour le faire Roi et qu’alors la France serait heureuse comme elle ne l’avait jamais été... Mais dans le fond j’étais contente (et me le reprochais comme pensée d’égoïsme) qu’il n’y ait que moi à bien connaître Papa, car s’il était devenu Roi de France et de Navarre je savais qu’il aurait été malheureux puisque c’est le sort de tous les monarques et surtout il n’aurait plus été mon Roi à moi toute seule !.. . J’avais six ou sept ans lorsque Papa nous conduisit à Trouville. (NHA 215) Jamais je n’oublierai l’impression que me fit la mer, je ne pouvais m’empêcher de la regarder sans cesse ; sa majesté, le mugissement de ses flots, tout parlait à mon âme de la Grandeur et de la Puissance du Bon Dieu. Je me rappelle que pendant la promenade que nous faisions sur la plage, un Monsieurr et une Dame me regardèrent courant joyeusement autour de Papa et s’approchant, ils lui demandèrent si j’étais à lui, et dirent que j’étais une bien gentille petite fille. Papa Peur répondit que oui, mais je m’aperçus qu’il leur fit signe de ne pas me faire de compliments... C’était la première fois que j’entendais dire que j’étais gentille, cela me fit bien plaisir, car je ne le croyais pas ; vous faisiez une si grande attention, ma Mère chérie, à ne laisser auprès de moi aucune chose qui pût ternir mon innocence, à ne me laisser surtout entendre aucune parole capable de faire glisser la vanité dans mon coeur. Comme je ne faisais attention qu’à vos paroles et à celles de Marie (et jamais vous ne m’aviez adressé un seul compliment), je n’attachai pas beaucoup d’importance aux paroles et aux regards admiratifs de la dame.

Le soir, à l’heure où le soleil semble se baigner dans l’immensité des flots laissant devant lui un rayon lumineux, j’allai m’asseoir toute seule sur un rocher avec Pauline... Alors je me rappelai la touchante histoire " Du sillon d’or !... " (NHA 216) Je contemplai longtemps ce sillon lumineux, image de la grâce illuminant le chemin que doit parcourir le petit vaisseau à la gracieuse voile blanche... Près de Pauline, je pris la résolution de ne jamais éloigner mon âme du regard de Jésus, afin qu’elle vogue en paix vers la Patrie des Cieux !... Ma vie s’écoulait tranquille et heureuse, l’affection dont j’étais entourée aux Buissonnets me faisait pour ainsi dire grandir, mais j’étais sans doute assez grande pour commencer à lutter, pour commencer à connaître le monde et les misères dont il est rempli... J’avais huit ans et demi lorsque Léonie sortit de pension et je la remplaçai à l’Abbaye. (NHA 301) J’ai souvent entendu dire que le temps passé au pensionnat est le meilleur et le plus doux de la vie, il n’en fut pas ainsi pour moi, les cinq années que j’y passai furent les plus tristes de ma vie ; si je n’avais pas eu avec moi ma Céline chérie, je n’aurais pas pu y rester un seul mois sans tomber malade... La pauvre petite fleur avait été habituée à plonger ses fragiles racines dans une terre choisie, faite exprès pour elle, aussi lui sembla-t-il bien dur de se voir au milieu de fleurs de toute espèce, aux racines souvent bien peu délicates, et d’être obligée de trouver dans une terre commune le suc nécessaire à sa subsistance !... Vous m’aviez si bien instruite, ma Mère chérie, u’en arrivant en pension j’étais la plus avancée des enfants de mon âge ; je fus placée dans une classe d’élèves toutes plus grandes que moi, l’une d’elles âgée de treize à quatorze ans était peu intelligente, mais savait cependant en imposer aux élèves et même aux maîtresses. Me voyant si jeune, presque toujours la première de ma classe et chérie de toutes les religieuses, elle en éprouva sans doute une jalousie bien pardonnable à une pensionnaire et me fit payer de mille manières mes petits succès... Avec ma nature timide et délicate, je ne savais pas me défendre et me contentais de pleurer sans rien dire, ne me plaignant pas même à vous de ce que je souffrais, mais je n’avais pas assez de vertu pour m’élever au-dessus de ces misères de la vie et mon pauvre petit coeur souffrit beaucoup... Heureusement chaque soir je retrouvais le foyer paternel, alors mon coeur s’épanouissait, je sautais sur les genoux de mon Roi, lui disant les notes qui m’avaient été données et son baiser me faisait oublier toutes mes peines... Avec quelle joie j’annonçai le résultat de ma première composition (une composition d’Histoire Sainte), un seul point me manquait pour avoir le maximum, n’ayant pas su le nom du père de Moïse. J’étais donc la première et j’apportais une belle décoration d’argent. Pour me récompenser Papa me donna une jolie petite pièce de quatre sous que je plaçai dans une boîte et qui fut destinée à recevoir presque chaque Jeudi une nouvelle pièce, toujours de même grandeur... (c’était dans cette boîte que j’allais puiser quand à certaines grandes fêtes je voulais faire une aumône de ma bourse à la quête, soit pour la propagation de la Foi ou autres oeuvres semblables). Pauline, ravie du succès de sa petite élève, Iui fit cadeau d’un joli cerceau pour l’encourager à continuer d’être bien studieuse. La pauvre petite avait un réel besoin de ces joies de la famille, sans elles, la vie de pension lui aurait été trop dure. L’après-midi de chaque Jeudi c’était congé, mais ce n’était pas comme les congés de Pauline, je n’étais pas dans le belvédère avec Papa... Il fallait jouer non pas avec ma Céline, ce qui me plaisait quand j’étais toute seule avec elle, mais avec mes petites cousines et les petites Maudelonde, (NHA 302) c’était pour moi une vraie peine, ne sachant pas jouer comme les autres enfants, je n’étais pas une compagne agréable, cependant je faisais de mon mieux pour imiter les autres sans y réussir et je m’ennuyais beaucoup, surtout quand il fallait passer toute une après-midi à danser des quadrilles. La seule chose qui me plaisait c’était d’aller au jardin de l’étoile, alors j’étais la première partout, cueillant les fleurs à profusion et sachant trouver les plus jolies j’excitais l’envie de mes petites compagnes... Ce qui me plaisait encore c’était lorsque par hasard j’étais seule avec la petite Marie, n’ayant plus Céline Maudelonde pour l’entraîner à des jeux ordinaires, elle me laissait libre de choisir et je choisissais un jeu tout à fait nouveau. Marie et Thérèse devenaient deux solitaires n’ayant qu’une pauvre cabane, un petit champ de blé et quelques légumes à cultiver. Leur vie se passait dans une contemplation continuelle, c’est-à-dire que l’un des solitaires remplaçait l’autre à l’oraison lorsqu’il fallait s’occuper de la vie active. Tout se faisait avec une entente, un silence et des manières si religieuses que c’était parfait. Lorsque ma Tante venait nous chercher pour la promenade, notre jeu continuait même dans la rue. Les deux solitaires récitaient ensemble le chapelet, se servant de leurs doigts afin de ne pas montrer leur dévotion à l’indiscret public, cependant un jour le plus jeune solitaire s’oublia : ayant reçu un gâteau pour sa collation, il fit avant de le manger, un grand signe de croix, ce qui fit rire tous les profanes du siècle... Marie et moi étions toujours du même avis, nous avions si bien les mêmes goûts qu’une fois notre union de volonté passa les bornes. Revenant un soir de l’Abbaye, je dis à Marie : " Conduis-moi, je vais fermer les yeux. " " Je veux les fermer aussi, me répondit-elle. " Aussitôt dit, aussitôt fait, sans discuter chacune fit sa volonté... Nous étions sur un trottoir, il n’y avait pas à craindre les voitures ; après une agréable promenade de quelques minutes, ayant savouré les délices de marcher sans y voir, les deux petites étourdies tombèrent ensemble sur des caisses posées à la porte d’un magasin, ou plutôt elles les firent tomber, le marchand sortit tout en colère pour relever sa marchandise, les deux aveugles volontaires s’étaient bien relevées toutes seules et marchaient à grands pas, les yeux grands ouverts, écoutant les justes reproches de Jeanne qui était aussi fâchée que le marchand !... Aussi pour nous punir, elle résolut de nous séparer et depuis ce jour Marie et Céline allèrent ensemble pendant que je fis route avec Jeanne. Cela mit fin à notre trop grande union de volonté et ce ne fut pas un mal pour les aînées qui au contraire n’étaient jamais du même avis et se disputaient tout au long du chemin. La paix fut ainsi complète. Je n’ai rien dit encore de mes rapports intimes avec Céline, ah ! s’il me fallait tout raconter, je ne pourrais finir... A Lisieux les rôles avaient changé, c’était Céline qui était devenue un malin petit lutin et Thérèse n’était plus qu’une petite fille bien douce mais peureuse à l’excès,.. Cela n’empêchait pas que Céline et Thérèse s’aimaient de plus en plus ; parfois il y avait quelques petites discussions mais ce n’était pas grave et dans le fond elles étaient toujours du même avis. Je puis dire que jamais ma petite soeur chérie ne m’a fait de peine, mais qu’elle a été pour moi comme un rayon de soleil, me réjouissant et me consolant toujours... Elle prenait tant de soin de ma santé que cela m’ennuyait quelquefois. Ce qui ne m’ennuyait pas c’était de la regarder s’amuser ; elle rangeait toute la troupe de nos petites poupées et leur faisait la classe comme une habile maîtresse, seulement elle avait le soin que ses filles soient toujours sages au lieu que les miennes étaient souvent mises à la porte à cause de leur mauvaise conduite... Elle me disait toutes les choses nouvelles qu’elle venait d’apprendre dans sa classe, ce qui m’amusait beaucoup, et je la regardais comme un puits de science, j’avais reçu le titre de " petite fille à Céline ", aussi quand elle était fâchée contre moi, sa plus grande marque de mécontentement était de me dire : " Tu n’es plus ma petite fille, c’est fini, je m’en rappellerai toujours... " Alors je n’avais plus qu’à pleurer comme une Madeleine, la suppliant de me regarder encore comme sa petite fille, bientôt elle m’embrassait et me promettait de ne plus se rappeler de rien !... Pour me consoler elle prenait une de ses poupées et lui disait : " Ma chérie, embrasse ta tante. " Une fois la poupée fut si empressée de m’embrasser tendrement qu’elle me passa ses deux petits bras dans le nez... Céline qui ne l’avait pas fait exprès me regardait stupéfaite, la poupée pendue au nez ; la tante ne fut pas longtemps à repousser les étreintes trop tendres de sa nièce et se mit à rire de tout son coeur d’une aussi singulière aventure. Le plus amusant était de nous voir acheter nos étrennes, ensemble au bazar, nous nous cachions soigneusement l’une de l’autre. Ayant dix sous dépenser il nous fallait au moins cinq ou six objets différents, c’était à laquelle achèterait les plus belles choses. Ravies de nos emplettes, nous attendions avec impatience le premier jour de l’an afin de pouvoir nous offrir nos magnifiques cadeaux. Celle qui se réveillait avant l’autre s’empressait de lui souhaiter la bonne année, ensuite on se donnait les trésors : et chacune s’extasiait sur les trésors donnés pour dix sous !... Ces petits cadeaux nous faisaient presque autant de plaisir que les belles étrennes de mon oncle, d’ailleurs ce n’était que le commencement des joies. Ce jour-là nous étions vite habillées et chacune se tenait au guet pour sauter au cou de Papa ; dès qu’il sortait de sa chambre, c’étaient des cris de joie dans toute la maison et ce pauvre petit père paraissait heureux de nous voir si contentes... les étrennes que Marie et Pauline donnaient à leur petites filles n’avaient pas une grande valeur mais elles leur donnaient aussi une grande joie... Ah ! qu’à cet âge nous n’étions pas blasées, notre âme dans toute sa fraîcheur s’épanouissait comme une fleur heureuse de recevoir la rosée du matin... le même souffle faisait balancer nos corolles et ce qui faisait de la joie à l’une en faisait en même temps à l’autre. Oui nos joies étaient communes, je l’ai bien senti au beau jour de la première Communion de ma Céline chérie. Je n’allais pas encore à l’Abbaye n’ayant que sept ans mais j’ai conservé en mon coeur le très doux souvenir de la préparation que vous, ma Mère chérie avez fait faire à Céline ; chaque soir vous la preniez sur vos genoux et lui parliez de la grande action qu’elle allait faire ; moi j’écoutais avide de me préparer aussi, mais bien souvent vous me disiez de m’en aller parce que j’étais trop petite, alors mon coeur était bien gros et je pensais que ce n’était pas trop de quatre années pour se préparer recevoir le Bon Dieu... Un soir, je vous entendis qui disiez qu’à partir de la première Communion, il fallait commencer une nouvelle vie, aussitôt je résolus de ne pas attendre ce jour-là mais d’en commencer une en même temps que Céline... Jamais je n’avais autant senti que je l’aimais comme je le sentis pendant sa retraite de trois jours ; pour la première fois de ma vie, j’étais loin d’elle, e ne couchais pas dans son lit... Le premier jour, ayant oublié qu’elle n’allait pas revenir, j’avais gardé un petit bouquet de cerises que Papa m’avait acheté pour le manger avec elle, ne la voyant pas arriver j’eus bien du chagrin. Papa me consola en me disant qu’il me conduirait à l’Abbaye le lendemain pour voir ma Céline et que je lui donnerais un autre bouquet de cerises !... Le jour de la première communion de Céline me laissa une impression semblable à celle de la mienne ; en me réveillant le matin toute seule dans le grand lit, je me sentis inondée de joie. " C’est aujourd’hui !... Le grand jour est arrivé... " je ne me lassais pas de répéter ces paroles. Il me semblait que c’était moi qui allais faire ma première Communion. Je crois que j’ai reçu de grandes grâces ce jour-là et je le considère comme un des plus beaux de ma vie... Je suis retournée un peu en arrière pour rappeler ce délicieux et doux souvenir, maintenant je dois parler de la douloureuse épreuve qui vint briser le coeur de la petite Thérèse, lorsque Jésus lui ravit sa chère maman, sa Pauline si tendrement aimée !... Un jour, j’avais dit à Pauline que je voudrais être solitaire, m’en aller avec elle dans un désert lointain, elle m’avait répondu que mon désir était le sien et qu’elle attendrait que je sois assez grande pour partir. Sans doute ceci n’était pas dit sérieusement, mais la petite Thérèse l’avait pris au sérieux ; aussi quelle ne fut pas sa douleur d’entendre un jour sa chère Pauline parler avec Marie de son entrée prochaine au Carmel... je ne savais pas ce qu’était le Carmel, mais je comprenais que Pauline allait me quitter pour entrer dans un couvent, je comprenais qu’elle ne m’attendrait pas et que j’allais perdre ma seconde Mère... Ah ! Comment pourrais-je dire l’angoisse de mon coeur ? En un instant je compris ce qu’était la vie ; jusqu’alors je ne l’avais pas vue si triste mais elle m’apparut dans toute sa réalité, je vis qu’elle n’était qu’une souffrance et qu’une séparation continuelle. Je versais des larmes bien amères, car je ne comprenais pas encore la joie du sacrifice, j’étais faible, si faible que je regarde comme une grande grâce d’avoir pu supporter une épreuve qui semblait être bien au dessus de mes forces !... Si j’avais appris tout doucement le départ de ma Pauline chérie, je n’aurais peut-être pas autant souffert mais l’ayant appris par surprise, ce fut comme si un glaive s’était enfoncé dans mon coeur... (Lc 2,35) Je me souviendrai ma Mère chérie, avec quelle tendresse vous m’avez consolée... Puis vous m’avez expliqué la vie du Carmel qui me sembla bien belle ! En repassant dans mon esprit tout ce que vous m’avez dit, je sentis que le Carmel était le désert où le Bon Dieu voulait que j’aille aussi me cacher... je le sentis avec tant de force qu’il n’y eut pas le moindre doute dans mon coeur ; ce n’était pas un rêve d’enfant qui se laisse entraîner, mais la certitude d’un appel Divin ; je voulais aller au Carmel non pour Pauline mais pour Jésus seul... Je pensais beaucoup de choses que les paroles ne peuvent rendre, mais qui laissèrent une grande paix dans mon âme. Le lendemain je confiai mon secret à Pauline qui regardant mes désirs comme la volonté du Ciel, me dit que bientôt j’irais avec elle voir la Mère Prieure du Carmel et qu’il faudrait lui dire ce que le Bon Dieu me faisait sentir... Un Dimanche fut choisi pour cette solennelle visite, mon embarras fut grand quand j’appris que Marie G. (NHA 203) devait rester avec moi, étant encore assez petite pour voir les carmélites ; il fallait cependant que je trouve le moyen de rester seule, voici ce qui me vint à la pensée : je dis à Marie qu’ayant le privilège de voir la Mère Prieure, il fallait être bien gentilles et très polies, pour cela nous devions lui confier nos secrets, donc chacune à notre tour il fallait sortir un moment et laisser l’autre toute seule. Marie me crut sur parole et malgré sa répugnance à confier des secrets qu’elle n’avait pas, nous restâmes seules, l’une après l’autre, auprès de notre Mère.

Ayant entendu mes grandes confidences Mère Marie de Gonzague crut à ma vocation, mais elle me dit qu’on ne recevait pas de postulantes de neuf ans et qu’il faudrait attendre mes seize ans... Je me résignai malgré mon vif désir d’entrer le plus tôt possible et de faire ma première Communion le jour de la prise d’Habit de Pauline... Ce fut ce jour-là que je reçus des compliments pour la seconde fois. Soeur Thérèse de Saint Augustin étant venue me voir, ne se lassait pas de dire que j’étais gentille... je ne comptais pas venir au Carmel pour recevoir des louanges, aussi après le parloir, je ne cessai de répéter au Bon Dieu que c’était pour Lui tout seul que je voulais être carmélite. Je tâchai de bien profiter de ma Pauline chérie pendant les quelques semaines qu’elle resta encore dans le monde ; chaque jour, Céline et moi lui achetions un gâteau et des bonbons, pensant que bientôt elle n’en mangerait plus ; nous étions toujours à ses côtés ne lui laissant pas une minute de repos. Enfin le 2 Octobre arriva, jour de larmes et de bénédictions où Jésus cueillit la première de ses fleurs, qui devait être la mère de celles qui viendraient la rejoindre peu d’années après. Je vois encore la place où je reçus le dernier baiser de Pauline, ensuite ma Tante nous emmena toutes à la messe pendant que Papa allait sur la montagne du Carmel offrir son premier sacrifice... Toute la famille était en larmes en sorte que nous voyant entrer dans l’église les personnes nous regardaient avec étonnement, mais cela m’était bien égal et ne m’empêchait pas de pleurer, je crois que si tout avait croulé autour de moi je n’y aurais fait aucune attention, je regardais le beau Ciel bleu et je m’étonnais que le Soleil puisse luire avec autant d’éclat, alors que mon âme était inondée de tristesse !... Peut-être, ma Mère chérie, trouvez-vous que j’exagère la peine que j’ai ressentie ?... Je me rends bien compte qu’elle n’aurait pas dû être aussi grande, puisque j’avais l’espoir de vous retrouver au Carmel ; mais mon âme était loin d’être mûrie, je devais passer par bien des creusets avant d’atteindre le terme tant désiré... Le 2 Octobre était le jour fixé pour la rentrée de l’Abbaye, il me fallut donc y aller malgré ma tristesse... L’après-midi ma Tante vint nous chercher pour aller au Carmel et je vis ma Pauline chérie derrière les grilles... Ah ! que j’ai souffert à ce parloir du Carmel ! Puisque j’écris l’histoire de mon âme, je dois tout dire à ma Mère chérie, et j’avoue que les souffrances qui avaient précédé son entrée ne furent rien en comparaison de celles qui suivirent... Tous les Jeudis nous allions en famille au Carmel et moi, habituée à m’entretenir coeur à coeur avec Pauline, j’obtenais à grand’peine deux ou trois minutes à la fin du parloir, bien entendu je les passais à pleurer et m’en allais le coeur déchiré,.. Je ne comprenais pas que c’était par délicatesse pour ma Tante que vous adressiez de préférence la parole à Jeanne et à Marie au Iieu de parler à vos petites filles..., je ne comprenais pas et je disais au fond de mon coeur : " Pauline est perdue pour moi !... " Il est surprenant de voir combien mon esprit se développa au sein de la souffrance ; il se développa à tel point que je ne tardai pas à tomber malade. La maladie ont je fus atteinte venait certainement du démon, furieux de votre entrée au Carmel, il voulut se venger sur moi du tort que notre famille devait lui faire dans l’avenir, mais il ne savait pas que la douce Reine du Ciel veillait sur sa fragile petite fleur, qu’elle lui souriait du haut de son trône et s’apprêtait à faire cesser la tempête au moment où sa fleur devait se briser sans retour... Vers la fin de l’année je fus prise d’un mal de tête continuel mais qui ne me faisait presque pas souffrir, je pouvais poursuivre mes études et personne ne s’inquiétait de moi, ceci dura jusqu’à la fête de Pâques de I883. Papa étant allé à Paris avec Marie et Léonie, ma Tante me prit chez elle avec Céline. Un soir mon Oncle m’ayant emmenée avec lui, il me parla de Maman, des souvenirs passés, avec une bonté qui me toucha profondément et me fit pleurer ; alors il dit que j’avais trop de coeur, qu’il me fallait beaucoup de distraction et résolut avec ma tante de nous procurer du plaisir pendant les vacances de Pâques. Ce soir-là nous devions aller au cercle catholique, mais trouvant que j’étais trop fatiguée, ma Tante me fit coucher ; en me déshabillant, je fus prise d’un tremblement étrange, croyant que j’avais froid ma Tante m’entoura de couvertures et de bouteilles chaudes, mais rien ne put diminuer mon agitation qui dura presque toute la nuit. Mon Oncle, en revenant du cercle catholique avec mes cousines et Céline, fut bien surpris de me trouver en cet état qu’il jugea très grave, mais il ne voulut pas le dire afin de ne pas effrayer ma Tante. Le lendemain il alla trouver le docteur Notta qui jugea comme mon Oncle que j’avais une maladie très grave et dont jamais une enfant si jeune n’avait été atteinte. Tout le monde était consterné, ma Tante fut obligée de me garder chez elle et me soigna avec une sollicitude vraiment maternelle. Lorsque Papa revint de Paris avec mes grandes soeurs, Aimée (NHA 304) les reçut avec une figure si triste que Marie crut que j’étais morte... Mais cette maladie n’était pas pour que je meure, elle était plutôt comme celle de Lazare afin que Dieu soit glorifié... (NHA 305) (Jn 11,4) Il le fut en effet, par la résignation admirable de mon pauvre petit Père qui crut que " sa petite fille allait devenir folle ou qu’elle allait mourir. " Il le fut aussi par celle de Marie... Ah ! qu’elle a souffert à cause de moi. .. combien je lui suis reconnaissante des soins qu’elle m’a prodigués avec tant de désintéressement... Son coeur lui dictait ce qui m’était nécessaire et vraiment un coeur de Mère est bien plus savant que celui d’un médecin, il sait deviner ce qui convient à la maladie de son enfant... Cette pauvre Marie fut obligée de venir s’installer chez mon Oncle car il était impossible de me transporter alors aux Buissonnets. Cependant la prise d’habit de Pauline approchait ; (NHA 306) on évitait d’en parler devant moi sachant la peine que je ressentais de n’y pouvoir aller, Mais moi j’en parlais souvent disant que je serais assez bien pour aller voir ma Pauiine chérie. En effet le Bon Dieu ne voulut pas me refuser cette consolation ou plutôt Il voulut consoler sa Fiancée chérie qui avait tant souffert de la maladie de sa petite fille... J’ai remarqué que Jésus ne veut pas éprouver ses enfants le jour de leurs fiançailles, cette fête doit être sans nuages, un avant-goût des joies du Paradis, ne l’a-t-Il pas montré déjà cinq fois... (NHA 307) Je pus donc embrasser ma Mère chérie, m’asseoir sur ses genoux et la combler de caresses... Je pus la contempler si ravissante, sous la blanche parure de Fiancée... Ah ! ce fut un beau jour, au milieu de ma sombre épreuve, mais ce jour passa vite... Bientôt il me fallut monter dans la voiture qui m’emporta bien loin de Pauline... bien loin de mon Carmel chéri. (NHA 308) En arrivant aux Buissonnets, on me fit coucher, malgré moi car j’assurais être parfaitement guérie et n’avoir plus besoin de soins. Hélas, je n’étais encore qu’au début de mon épreuve... Le lendemain je fus reprise comme je l’avais été et la maladie devint si grave que je ne devais pas en guérir suivant les calculs humains... Je ne sais comment décrire une si étrange maladie, je suis persuadée maintenant qu’elle était l’oeuvre du démon, mais longtemps après ma guérison j’ai cru que j’avais fait exprès d’être malade et ce fut là un vrai martyre pour mon âme... Je le dis à Marie qui me rassura de son mieux avec sa bonté ordinaire, je le dis à confesse et là encore mon confesseur essaya de me tranquilliser, disant que ce n’était pas possible d’avoir fait semblant d’être malade au point où je l’avais été. Le Bon Dieu qui voulait sans doute me purifier et surtout m’humilier me laissa ce martyre intime jusqu’à mon entrée au Carmel où le Père de nos âmes (NHA 309) m’enleva tous mes doutes comme avec la main et depuis je suis parfaitement tranquille. Il n’est pas surprenant que j’aie craint d’avoir paru malade sans l’être en effet, car je disais et je faisais des choses que je ne pensais pas, presque toujours je paraissais en délire, disant des paroles qui n’avaient pas de sens et cependant je suis sûre de n’avoir pas été privée un seul instant de l’usage de ma raison... je paraissais souvent évanouie, ne faisant pas le plus léger mouvement, alors je me serais laissé faire tout ce qu’on aurait voulu, même tuer, pourtant j’entendais tout ce qui se disait autour de moi et je me rappelle encore de tout... Il m’est arrivé une fois d’être longtemps sans pouvoir ouvrir les yeux et de les ouvrir un instant pendant que je me trouvais seule... Je crois que le démon avait reçu un pouvoir extérieur sur moi mais qu’il ne pouvait approcher de mon âme ni de mon esprit, si ce n’est pour m’inspirer des frayeurs très grandes de certaines choses (NHA 310) par exemple pour des remèdes très simples qu’on essayait en vain de me faire accepter. Mais si le Bon Dieu permettait au démon de s’approcher de moi il m’envoyait aussi des anges visibles. .. Marie était toujours auprès de mon lit me soignant et me consolant avec la tendresse d’une Mère, jamais elle ne témoigna le plus petit ennui et cependant je lui donnais beaucoup de mal, ne souffrant pas qu’elle s’éloigne de moi. Il fallait bien cependant qu’elle aille au repas avec Papa, mais je ne cessais de l’appeler tout le temps qu’elle était partie, Victoire qui me gardait était parfois obligée d’aller chercher ma chère " Mama " comme je l’appelais... Lorsque Marie voulait sortir il fallait que ce soit pour aller à la messe ou bien pour voir Pauline, alors je ne disais rien... Mon Oncle et ma Tante étaient aussi bien bons pour moi ; ma chère petite Tante venait tous les jours me voir et m’apportait mille gâteries. D’autres personnes amies de la famille vinrent aussi me visiter, mais je suppliai Marie de leur dire que je ne voulais pas recevoir de visites cela me déplaisait de " voir des personnes assises autour de mon lit en RANG d’OIGNONS et me regardant comme une bête curieuse. " La seule visite que j’aimais était celle de mon Oncle et ma Tante. Depuis cette maladie je ne saurais dire combien mon affection pour eux augmenta, je compris mieux que jamais qu’ils n’étaient pas pour nous des parents ordinaires. Ah ! ce pauvre petit Père avait bien raison quand il nous répétait souvent les paroles que je viens d’écrire. Plus tard il expérimenta qu’il ne s’était pas trompé et maintenant il doit protéger et bénir ceux qui lui prodiguèrent des soins si dévoués. .. Moi je suis encore exilée et ne sachant pas montrer ma reconnaissance, je n’ai qu’un seul moyen pour soulager mon coeur : Prier pour les parents que j’aime, qui furent et qui sont encore si bons pour moi ! Léonie était aussi bien bonne pour moi, essayant de m’amuser de son mieux, moi je lui faisais quelquefois de la peine car elle voyait bien que Marie ne pouvait être remplacée auprès de moi... Et ma Céline chérie, que n’a-t-elle pas fait pour sa Thérèse ?... Le Dimanche au lieu d’aller se promener elle venait s’enfermer des heures entières avec une pauvre petite fille qui ressemblait à une idiote ; vraiment il fallait de l’amour pour ne pas me fuir... Ah ! mes chères petites Soeurs, que je vous ai fait souffrir !... personne ne vous avait fait autant de peine que moi et personne n’avait reçu autant d’amour que vous m’en avez prodigué... Heureusement, j’aurai le Ciel pour me venger, mon Epoux est très riche et je puiserai dans ses trésors d’amour afin de vous rendre au centuple tout ce que vous avez souffert à cause de moi... Ma plus grande consolation pendant que j’étais malade, c’était de recevoir une lettre de Pauline... Je la lisais, la relisais jusqu’à la savoir par coeur... Une fois, ma Mère chérie, vous m’avez envoyé un sablier et une de mes poupées habillée en carmélite, dire ma joie est chose impossible... Mon Oncle n’était pas content, il disait qu’au lieu de me faire penser au Carmel il faudrait l’éloigner de mon esprit, mais je sentais au contraire que c’était l’espérance d’être un jour carmélite qui me faisait vivre... Mon plaisir était de travailler pour Pauline, je lui faisais des petits ouvrages en papier bristol et ma plus grande occupation était de faire des couronnes de pâquerettes et de myosotis pour la Sainte Vierge, nous étions au beau mois de mai, toute la nature se parait de fleurs et respirait la gaîté, seule la " petite fleur " languissait et semblait à jamais flétrie... Cependant elle avait un Soleil auprès d’elle, ce Soleil était la Statue miraculeuse de la Sainte Vierge qui avait parlé deux fois à Maman (NHA 311) et souvent, bien souvent, la petite fleur tournait sa corolle vers cet Astre béni... Un jour je vis Papa entrer dans la chambre de Marie où j’étais couchée ; il lui donna plusieurs pièces d’or avec une expression de grande tristesse et lui dit d’écrire à Paris et de faire dire des messes à Notre-Dame des Victoires pour qu’elle guérisse sa pauvre petite fille. Ah ! que je fus touchée en voyant la Foi et l’Amour de mon Roi chéri J’aurais voulu pouvoir lui dire que j’étais guérie mais je lui avais déjà fait assez de fausses joies, ce n’était pas mes désirs qui pouvaient faire un miracle, car il en fallait un pour me guérir... il fallait un miracle et ce fut Notre-Dame des Victoires qui le fit. Un Dimanche (NHA 312) (pendant la neuvaine de messes), Marie sortit dans le jardin me laissant avec Léonie qui lisait auprès de ma fenêtre, au bout de quelques minutes je me mis à appeler presque tout bas : " Mama... Mama. " Léonie étant habituée à m’entendre toujours appeler ainsi, ne fit pas attention à moi. Ceci dura longtemps, alors j’appelai plus fort et enfin Marie revint, je la vis parfaitement entrer, mais je ne pouvais dire que je la reconnaissais et je continuais d’appeler toujours plus fort : " Mama... ". Je souffrais beaucoup de cette lutte forcée et inexplicable et Marie en souffrait peut-être encore plus que moi ; après de vains efforts pour me montrer qu’elle était auprès de moi, (NHA 313) elle se mit à genoux auprès de mon lit avec Léonie et Céline puis se tournant vers la Sainte Vierge et la priant avec la ferveur d’une Mère qui demande la vie de son enfant, Marie obtint ce qu’elle désirait... Ne trouvant aucun secours sur la terre, la pauvre petite Thérèse s’était aussi tournée vers sa Mère du Ciel, elle la priait de tout son coeur d’avoir enfin pitié d’elle... Tout à coup la Sainte Vierge me parut belle, si belle que jamais je n’avais vu rien de si beau, son visage respirait une bonté et une tendresse ineffable, mais ce qui me pénétra jusqu’au fond de l’âme ce fut le " ravissant sourire de la Sainte Vierge. " Alors toutes mes peines s’évanouirent, deux grosses larmes jaillirent de mes paupières et coulèrent silencieusement sur mes joues, mais c’était des larmes d’une joie sans mélange... Ah ! pensai-je, la Sainte Vierge m’a souri, que je suis heureuse...

   

pour toute suggestion ou demande d'informations