Hugues de Cluny
Abbé, Saint
1024-1109

Comme Mayeul, « il était beau, et de haute stature, atteste l’un des biographes de saint Hugues, l’évêque du Mans, Hildebert de Lavardin, qui l’avait bien connu et le vénérait. Il cumulait les prestiges du corps et les titres des vertus. » Plus tardive, la Chronologie des abbés de Cluny renchérit : «Ce n’est pas seulement par la noblesse de la chair qu’il resplendissait, mais par celle de l’esprit. Plus que ses prédécesseurs, il enrichit Hugues de ClunyCluny, par sa foi et son zèle inlassables, d’édifices et d’ornements, de possessions, de moutiers et de dépendances au-delà de toute imagination.» Après quatre siècles, la majesté dont avaient rayonné sa figure et son œuvre impressionnait encore le rédacteur du Chronicon cluniacense : « Son âme adhérait tellement à Dieu que le Seigneur Jésus-Christ daigna venir en Sa personne jusqu’à lui pour le visiter. » L’éclat de sa personnalité, son envergure et ce qu’il n’est pas excessif d’appeler son génie dominent l’histoire clunisienne; ce sont eux qui ont permis de conduire sûrement et fermement la maison et l’institution qu’il avait reçues en charge à cet apogée dont il demeure inséparable dans la mémoire des générations; d’où qu’on les aborde, ils resplendissent de richesse et de force. « Prince des abbés », colonne de l’Église, il fut l’indéfectible ami de l’un des papes les plus illustres, lui aussi, qui aient siégé sur le trône de Pierre : tant il est vrai que la grandeur appelle la grandeur, et que les âmes les plus hautes ne se rencontrent et ne communient qu’à partir de leur propre niveau.

Par-delà les destins foudroyés de l’abbaye et de la congrégation clunisienne, un reflet de cette âme exceptionnelle vient baigner encore les pierres sacrifiées de la grande église qui fut, devant la face de Dieu, son témoignage, dans le même temps qu’elle traduisait, outre la splendeur de l’ordre, cette noblesse impériale dont chacun des gestes de l’abbé était imbu. Pour les clunisiens, il possédait cet avantage d’être presque un homme du pays. Sa famille était, à ce qu’il semble, originaire de Chamilly en Chalonnais, ainsi que l’a excellemment démontré l’érudit général Henry de Chizelle. A une époque indéterminée, cédant à l’appel des pays de la Loire, elle avait passé la montagne tapissée de ses «joux». Le père d’Hugues, Damas, était seigneur de Semur, ce nid d’aigle étroitement serré entre deux ravins des terrasses du calcaire brionnais; de là-haut, la vue règne sans limites sur la plaine et, dans le bleu des lointains azurs ou turquoises selon les heures, sur le défilement des monts de la Madeleine, où s’allument, le soir, les feux des prieurés d’Ambierle et de Châtel-Montagne. Descendant par sa mère des vicomtes de Brioude, Damas avait épousé Arembourg, nièce du comte Hugues de Chalon, qui était, quant à lui, l’un des personnages les plus considérables de la Bourgogne, et cette alliance donne la mesure de son rang. Il avait eu d’elle une fille, Hélie, qui épousa le duc de Bourgogne, Robert Ier. Son fils Hugues, né en 1024, avait seize ans lorsque le père mourut de mort tragique dans des circonstances mal connues, assassiné en 1040 par son gendre.

Damas, songeant sans doute à sa succession, s’était en tout cas préoccupé de donner au petit Hugues une éducation toute militaire et mondaine. Il l’obligeait, dit-on, «à monter à cheval, à pratiquer les courses du manège, à manier la lance, à se défendre au bouclier : et, qui pis est, à se faire la main aux rapines et prises de guerre». Les anciens biographes ont relevé que l’élève ne manifestait que peu de goûts et d’aptitude à ces techniques et exercices. Il semble que Damas l’ait assez vite compris, et ait préféré le confier à son oncle et parrain, Hugues Ier, comte de Chalon et futur évêque d’Auxerre, que le filleul considéra toujours comme son bienfaiteur. Il fréquenta les écoles du prieuré clunisien de Saint-Marcel, où il apprit la grammaire. Il ne semble pas qu’en ce milieu monastique, il eût d’emblée senti se préciser sa vocation religieuse. Certains biographes assurent que, dès son plus jeune âge, il avait «la mollesse et les délices» en horreur. Plus nuancé, Hildebert de Lavardin admet pudiquement que, «dans les plaisirs, il ignora les plaisirs».

Longtemps après, à l’heure cruciale où l’homme sent venir la mort et récapitule en un éclair le bilan de sa vie, Hugues lui-même confessait en toute humilité que, «pécheur entre les pécheurs, coupable et enchaîné, il avait gaspillé sa jeunesse dans le mal, par toutes sortes d’impuretés». S’agissait-il d’une exagération dans l’aveu, fréquente chez les spirituels de sa trempe? Ou bien de la mémoire et du remords, plantés comme une écharde dans sa chair, d’une adolescence à laquelle n’avaient été épargnés ni les troubles, ni les angoisses, ni les tentations de ce moment inévitable de la vie humaine, et qui ne s’en libéra qu’au prix d’une exigeante ascèse? Le conseil pris, semble-t-il, de l’oncle évêque, le jeune Hugues s’en vint à Cluny, demanda d’y être admis comme novice. Damas, de plus ou moins bon gré, se résigna; il ne pouvait alors deviner que, par ce fils, qui se vouait au service de Dieu, son prestige et sa gloire rejailliraient sur toute sa famille et traverseraient les temps. L’abbé Odilon, lui, eut tôt fait de discerner l’exceptionnelle qualité de la recrue. On raconte d’ailleurs que, dès l’entrée d’Hugues au monastère, l’un des moines, saisi d’une inspiration prophétique, s’était écrié : «O bienheureux Cluny, tu as aujourd’hui reçu un trésor plus précieux que tous les trésors!» Cinq ans après son accession au monastère, il fut ordonné prêtre selon le vœu d’Odilon; puis, devant toute la communauté consentante, l’abbé l’établit grand-prieur, «afin qu’il servît au temporel par sa prévoyance, et à l’ordre par sa discipline». Hugues avait tout juste vingt ans (1044?). Cinq années durant, il s’acquitta de cet office, lourd pour un garçon à peine sorti de l’adolescence, avec une efficience qui le préparait à la charge abbatiale.

Saint Odilon, lors de son dernier voyage à Rome en 1046, lui avait même confié son intérim. C’est alors qu’Hugues accueillit à Cluny le moine romain Hildebrand, que l’histoire allait connaître sous le nom de Grégoire VII, et qui était alors âgé de vingt-huit ans. Animés de la même ferveur, ils se lièrent aussitôt d’une amitié qui résisterait à toutes les épreuves de leurs vies, et dont la chrétienté, bientôt engagée dans le conflit du Sacerdoce et de l’Empire, allait être la première à bénéficier. Dès le retour d’Odilon, le jeune prieur fut à son tour dépêché en Allemagne, afin de rétablir entre l’empereur Henri IV et le prieuré clunisien de Payerne les bonnes relations qu’une affaire de droits régaliens avait altérées. Il réussit parfaitement dans sa mission, que vint endeuiller soudain, aux tout premiers jours de 1049, l’annonce que l’abbé venait de mourir à Souvigny. Hugues regagna Cluny en hâte. S’il n’est pas exact, comme on l’écrit quelquefois, que saint Odilon, adoptant à son tour l’usage établi par ses devanciers Bernon, Aimard et Mayeul, l’eût expressément désigné comme son successeur, les moines de Cluny crurent probablement obéir à un choix secret en élevant leur grand-prieur, son disciple et son élu de cœur, alors âgé de vingt-cinq ans seulement, à la charge suprême de la congrégation.

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L’abbatiat d’Hugues de Semur ne se confond pas seulement avec l’apogée spirituel et temporel de Cluny, comme de cette civilisation romane dans laquelle l’abbaye et sa congrégation se trouvaient engagées à plein, mais avec la vie politique et religieuse de la chrétienté d’Occident tout entière, à laquelle il fut constamment mêlé, et que, plus d’une fois même, il lui fut donné d’animer de son autorité devenue écrasante. La lutte entreprise par le Siège apostolique, en premier, pour se dégager de l’emprise impériale et assurer l’indépendance politique de l’Église, prit un tour aigu dès l’accession d’Hildebrand au trône de saint Pierre, en 1073. On était loin de l’étroite association de l’an mille, où le pape Sylvestre II encourageait de tout son poids le rêve d’un «sacerdoce impérial» ébauché par Otton III, son ami et son fils spirituel. Légat en Allemagne, Hildebrand s’était persuadé que seul un affranchissement résolu de toute servitude ou sujétion temporelles pouvait permettre la réforme indispensable de l’Église. C’est lui qui avait inspiré le fameux décret de 1059 par lequel le concile de Latran, réuni à l’initiative du nouveau pape Nicolas II, édictait, non sans courage, que l’élection papale devrait dorénavant échapper complètement au droit de regard impérial. Sa haute, énergique et ombrageuse figure s’identifiait tellement à l’idéal d’une Église épurée de la corruption financière et des intrigues politiques qu’il fut, malgré lui, porté à la succession du pape Alexandre II par un mouvement populaire que les cardinaux n’eurent qu’à ratifier.

Aussitôt, il croise le fer, condamne les simoniaques, acquéreurs et distributeurs à prix d’argent des bénéfices d’Église, jusque dans l’entourage du roi des Germains. Henri IV riposte en faisant déposer le pape par un concile d’évêques à sa dévotion. La réplique à cette insolence est foudroyante : du palais de Latran, Grégoire VII délie tous les chrétiens de la fidélité due au roi, qu’il excommunie solennellement. La terrible sentence est exécutée dans toute sa rigueur; les princes et les évêques allemands proclament à leur tour la déposition d’Henri IV. L’empereur, délaissé de tous, doit se résoudre à prendre en plein hiver le chemin d’Italie pour implorer son pardon. Il se présente devant la forteresse de Canossa en Romagne, où Grégoire VII s’était enfermé. Pieds nus dans la neige, s’étant dépouillé de tout insigne royal et revêtu de la bure de pénitent, il supplie qu’on lui ouvre, en criant son repentir. Trois longs jours durant, le pape, inflexible, interdit qu’on ouvrît les portes. Il se laissa enfin toucher, fit entrer le malheureux qui se jeta en larmes à ses genoux, le releva et, seulement alors, daigna l’absoudre.

A tout ce drame et à l’interminable attente, l’abbé Hugues avait participé. Sa position n’était guère tenable. Il était le parrain de l’empereur, et avait su utiliser sa paternité spirituelle pour tenter de diriger et, quand il le pouvait, d’infléchir un caractère apparu de bonne heure indomptable et violent. Au château de Canossa, il avait pleuré de cœur avec lui, intercédé en sa faveur. Mais c’est au côté du pape impitoyable que, certainement contre son gré intime, et déchiré d’inquiétude, il était irréductiblement demeuré, quitte à partager avec lui la responsabilité de la vie, ou de la mort que le froid quasi sibérien des monts de Calabre rendait malheureusement possible. A ce moment crucial de l’histoire de l’Église et de la papauté, que les historiens les plus objectifs sont autorisés à juger avec quelque sévérité, il rendait d’un coup au Siège apostolique tout le dû dont Cluny avait été par lui comblé. Il est vain de supputer ce qui serait advenu si la puissance clunisienne, arguant de la fidélité à ses amis, et de la simple pitié humaine, qui est tout de même une vertu chrétienne, attestée par l’épisode du bon Samaritain, avait mis dans la balance tout le poids de la reconnaissance qu’elle devait d’autre part aux rois de Germanie, l’amitié que dès l’origine, ses abbés n’avaient cessé de leur porter, et qu’entre tous, Hugues de Semur avait tenu à perpétuer. Il savait cependant, et de longue date, tout ce qui était alors en jeu. L’année même de son avènement, Grégoire VII lui avait adressé un message où il le suppliait de ne pas lui ménager son assistance : «Ne manquez pas de lui répéter, recommandait-il à son légat en France, que Nous avons plus que jamais besoin de son affection et de son dévouement. Nous lui demandons ses prières et celles de tout son monastère avec d’autant plus d’insistance que Nous Nous voyons écrasé sous une masse de soucis, dont il connaît certainement le poids.» «Du plus profond de notre affection, lui écrivait-il encore en mars 1074, Nous réclamons votre visite, qui guérira Nos angoisses : elles sont aussi cruelles qu’en sont nombreux les sujets. Chaque jour, Nous croyons succomber sous la charge qui Nous est imposée, et ne pouvons trouver nulle part de secours en ces tristes temps. Au nom du Seigneur Tout-Puissant, dites à vos frères de prier pour Nous sans cesse…» Et une nouvelle fois, en janvier 1075 : «Je voudrais, s’il était possible, vous faire connaître toute l’étendue de mes tribulations, toute l’horreur de mes angoisses, tout le poids d’un labeur incessant qui chaque jour s’augmente et me terrifie […]. Une douleur immense m’environne, une tristesse universelle.»

Parfaitement éclairé, et convaincu que l’abbaye de Cluny, drapée dans son titre de «Seconde Rome», ne pouvait à cet instant unique de sa longue histoire se désolidariser de ce Siège apostolique dont la volonté du fondateur l’avait constituée la vassale, avec toutes les obligations découlant d’un pareil statut, l’abbé opta pour la seule solution qui, à ses yeux, garantissait non seulement la survie et l’indépendance de l’Église romaine, mais celle de l’œuvre essentielle à laquelle ses prédécesseurs et lui-même n’avaient cessé de vouer le meilleur d’eux-mêmes et de leur action.

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On ne sait si l’abbé Hugues fut toujours payé pleinement de son abnégation héroïque, et de l’indéfectible attachement qu’il portait au pape de Canossa. Deux ans après cette douloureuse affaire, c’est peu de dire qu’une suite d’orages vint assombrir, heureusement pour un temps, l’intimité de leurs relations. Hugues fut accusé par le pape d’avoir favorisé successivement la retraite à Cluny du duc de Bourgogne et du comte de Mâcon, et, par là, laissé dangereusement exposées et dégarnies les provinces où s’enracinait le plus profondément l’œuvre clunisienne. Non sans une rudesse tout à fait injuste, Grégoire VII le morigéna en des termes inattendus de la part d’un pape : «Tu as reçu ou entraîné un duc dans le paisible asile de Cluny, et voilà par ta faute cent mille chrétiens sans défense!» Et il le conviait à se montrer plus circonspect à l’avenir.

Beaucoup plus grave fut la douloureuse affaire de la liturgie hispanique. Elle ne parvint pas vraiment à séparer les deux hommes, mais donne la mesure de l’inflexible autoritarisme du pape et de sa conception de l’amitié, dont il entendait bien se servir dans ce qu’il pensait être l’intérêt suprême de l’Église, beaucoup plus encore qu’il n’en espéra jamais, fort peu doué quant à l’affectivité, soutien ou consolation dans la suite d’épreuves et de tribulations dont son pontificat devait être assailli; certaines d’ailleurs, au prix d’un peu moins d’intransigeance, auraient pu sans doute être évitées. La crise rend, à cet égard, un ton étrangement moderne, et laisse une impression finale de malaise. Il est douloureux que sa leçon n’ait pas été retenue davantage lorsque l’Église issue du concile Vatican II fut secouée par un drame d’origine assez voisine, et dont les fâcheuses conséquences risquent d’être durables, mais dont beaucoup pensent maintenant qu’avec un peu plus de charité, l’on aurait pu se les épargner.

Quant au fond, ce n’est pas à mauvais escient que Grégoire VII pouvait se fonder sur Cluny pour tenter de résoudre le problème particulier que posait à l’Église hispanique l’introduction du rite romain de la messe, tel que la papauté s’employait à le généraliser dans toute la chrétienté d’Occident. La position que les abbés de Cluny Odilon, et Hugues surtout, s’étaient acquise auprès des rois chrétiens de la péninsule était en effet privilégiée. Odilon, sans doute, ne s’était encore avancé qu’avec prudence dans le difficile secteur chrétien d’outre les Pyrénées. Plus mordant, plus fort aussi de la puissance spirituelle atteinte entre-temps par son ordre, Hugues s’y engagea tout entier, et avec, d’emblée, un succès assez retentissant. Le roi de Castille, Ferdinand (1033-1065), réclama «d’être associé aux frères qui militent en l’abbaye de Cluny pour le service de Dieu et de saint Pierre». Il demandait à saint Hugues d’introduire l’observance clunisienne en l’abbaye de Sahagun, dans le royaume de León. En témoignage de sa reconnaissance, il décida de verser chaque année la somme de mille pièces d’or à Cluny. Un événement fortuit vint resserrer encore cette amitié. A la mort de Ferdinand, une guerre éclatait entre ses deux fils, Sanche, roi de Castille, et Alphonse, roi de León. Alphonse fait prisonnier par son frère, Hugues prit position en sa faveur, et lui offrit les prières de l’ordre. De fait, Sanche libéra son captif, dans des conditions que Pierre le Vénérable n’hésite pas à proclamer miraculeuses, puis mourut au combat en 1072. La même année, à l’invitation du roi Alphonse VI, l’abbé Hugues se rendait en Espagne, qu’il trouva secouée par la résistance menée de bon train, mais avec une acuité différente selon les régions, contre la volonté romaine d’abolir le vieux rite wisigothique toujours en usage.

Dès 1063, un concile d’évêques réuni à Jaca, en présence du roi d’Aragon Ramire Ier, avait décrété la suppression de la liturgie mozarabe au profit, précisément, du rite romain. Favorisée sans réserve par Cluny, l’adoption de la liturgie nouvelle ne rencontra en Aragon qu’une opposition sporadique, mais celle-ci, en 1074, n’avait pas encore cessé tout à fait. En Catalogne, malgré l’action décisive de la comtesse Aumode de la Marche, épouse de Raymond Bérenger, les évêques la refusèrent bonnement en 1064, et il fallut trois ans pour l’imposer. En Castille, ce fut bien pis encore, et les moyens employés par la papauté pour parvenir à ses fins relèveraient davantage de la chronique scandaleuse que de la pure spiritualité. Au concile tenu à Mantoue en 1064, l’évêque d’Avila avait, avec ceux de Calahorra et d’Huesca, défendu vigoureusement la liturgie espagnole traditionnelle, protestant contre l’insinuation qu’elle était teintée d’hétérodoxie, et d’adoptianisme en particulier. La résistance castillane était animée notamment par la deuxième épouse du roi Alphonse, Inès, fille du duc d’Aquitaine Guillaume VI (alias VIII), qu’encourageait non moins ouvertement le prieur clunisien de Saint-Isidore de Dueña, Robert, ancien chambrier de l’abbaye. En 1080, le concile de Burgos rejeta purement et simplement la réforme romaine.

L’abbé Hugues, par tempérament, et selon ce qu’on discerne de l’esprit clunisien, semble avoir été partisan de la temporisation. Le pape Grégoire VII lui donna l’ordre de destituer le prieur indocile et de lui infliger la pénitence qu’à ses yeux il méritait; le roi de Castille devait être averti que s’il persistait dans son opposition, il encourrait l’excommunication. Assez laidement, le pape n’hésitait pas à insinuer qu’en cour de Rome, l’abbé de Cluny ne comptait pas que des amis, et que lui, le pape, en savait plus là-dessus que, par charité, il ne consentait à en dire : «Sans vouloir vous dire tout, je puis vous avouer que tous les frères dont Nous sommes entouré deviendraient vos pires ennemis, n’étaient les bonnes raisons que Nous leur alléguons à votre propos.»

L’insinuation dut retentir douloureusement au cœur de saint Hugues : on ne pouvait plus crûment laisser entendre que la prodigieuse expansion de Cluny, le prestige personnel dont son chef était auréolé, l’indéfectible soutien que l’ordre apportait à la papauté provoquaient chez certains membres de la cour romaine des sentiments tout autres que l’admiration, la déférence et l’amour. En évoquant ainsi les ragots et les jalousies dont l’abbé, jusqu’en si haut lieu, avait à pâtir, Grégoire VII savait frapper au point sensible. S’il ne s’agissait d’un sujet aussi grave, on pourrait assurer que c’était de méchante, mais bonne politique. Exploitant son avantage, le pape menaçait de «passer lui-même en Espagne pour prendre en personne les mesures sévères et impitoyables contre le prieur Robert», au cas où le supérieur hiérarchique direct de celui-ci persisterait à atermoyer. Quant à la reine Inès, on découvrit un artifice ingénieux pour l’éloigner de son royal époux. Elle était mariée depuis six ans lorsqu’on s’aperçut qu’elle était parente de la première femme d’Alphonse VI, Agathe, fille de Guillaume le Conquérant : motif suffisant, aux yeux du pontife, pour la qualifier de «femme incestueuse», capable au surplus de «faire apostasier même les sages», et exiger sa répudiation. Comme, après six années, elle n’avait donné au roi aucun héritier, ce dernier se prêta de bonne grâce à la combinaison, et l’on croit savoir que, sur requête du douteux abbé clunisien Bernard de Sahagun, saint Hugues ne fut pas étranger au remariage d’Alphonse VI avec la propre nièce de l’abbé de Cluny, Constance, fille du duc de Bourgogne, Robert, et d’Elvis de Semur. Les choses purent dès lors être menées rondement. Bernard de Sahagun obtint en récompense de ses interventions le nouvel archevêché de Tolède (1085), et le roi, incité par Constance, ordonna l’entrée en vigueur du rite romain dans tout le royaume, à l’exception de quelques églises de Tolède, précisément, où la liturgie «gothique» demeurait, par bienveillance, autorisée.

En 1090, c’est dans une ambiance tout apaisée que saint Hugues retournait en Espagne. A l’occasion de ce voyage, Alphonse VI, enrichi par les progrès de la Reconquista, le récompensa de ses bons services en doublant le tribut que son père Ferdinand s’était engagé à verser à l’abbaye de Cluny. De cet apport inespéré, le chantier de la grande église abbatiale, entrepris deux ans auparavant, reçut évidemment une impulsion nouvelle. Bien qu’il soit impossible d’en chiffrer l’énorme financement, il apparaît qu’aussi longtemps que le tribut fut versé, les travaux purent être poursuivis. Quand le petit-fils d’Alphonse VI, Alphonse VIII, qui fut fait roi de Castille en 1126, décida de le supprimer, force fut de les abandonner, et il n’y a sans doute pas d’autre explication à l’interminable stagnation de l’entreprise du narthex, qui ne fut terminé qu’au XIVe siècle. La crise financière qui, dès l’avènement de Pierre le Vénérable, commence de secouer l’ordre de Cluny, n’en fut pas diminuée, et c’est pour tenter d’obtenir le rétablissement de l’aide espagnole qu’en 1141, le grand abbé s’était rendu auprès d’Alphonse VIII, dont il n’obtint d’ailleurs que de bonnes paroles et une donation de monastère, compensation tout à fait insuffisante.

Que durant toute cette longue crise, les moyens adoptés n’eussent pas été vraiment à la hauteur des objectifs assignés, nul aujourd’hui n’en saurait douter. Mais qu’il y ait eu aussi une part de diplomatie active dans la conduite, difficilement défendable selon l’apparence, du pape Grégoire VII, c’est ce que prouve une autre lettre, par laquelle, en ce même temps, il assurait le roi de Castille qu’Hugues et lui-même marchaient «dans la même voie, les mêmes sentiments, le même esprit»! Il n’empêche que Grégoire VII accueillait encore, dans un tout autre secteur, une plainte émanée de l’évêque de Mâcon, à propos d’empiétements dont l’abbaye se serait rendue coupable sur certains droits épiscopaux. Il enjoignit vivement à l’abbé de «terminer selon la justice une querelle dont il ne voulait plus voir rien subsister». Cette position ambiguë du Pontife suprême en l’affaire, loin d’améliorer la situation, ne pouvait que l’aggraver. Il advint en effet qu’une bande armée à la solde des chanoines mâconnais, trop empressés, on l’imagine, à soutenir la cause de leur évêque, attaqua et molesta le légat pontifical dépêché pour résoudre le conflit. La mesure était comble. Un concile présidé par le légat condamna l’évêque de Mâcon et ses clercs. Il n’en fallut pas moins pour ouvrir enfin les yeux du pape; ses préventions tombèrent d’un coup : non seulement il intervint en personne pour que l’évêque se pliât à la sentence, mais au concile tenu à Rome, l’année suivante, pour confirmer l’excommunication portée contre l’empereur Henri IV, il tint à rendre le plus solennel hommage qu’un pape eût jamais décerné à Cluny et à son œuvre spirituelle. Les pères du concile approuvèrent à l’unanimité le chef de l’Église, et saint Hugues, présent à la session, en fut réconforté.

Cet éloge public balayait l’amertume d’hier, et l’abbé recueillait le bénéfice de son comportement exemplaire; durant toutes ces crises répétées, où déferlaient dans l’entourage pontifical calomnies, injustices, commérages et incompréhensions, sa bouche ni sa plume n’avaient pas exhalé la moindre plainte. Dans l’intérêt supérieur de l’Église, il acceptait de courber la tête, donnant aux siens et au monde l’exemple insigne de l’abnégation, du renoncement et de l’humilité. Sa récompense fut qu’aux dernières années, le pape Grégoire VII, plus étroitement que jamais, allait s’appuyer sur lui comme sur le plus sûr et le plus constant des soutiens; il le qualifiait de «vénérable abbé», d’«homme grave et illustre». Lorsqu’en 1083, Henri IV, qui n’avait pas oublié Canossa, vint assiéger Rome et bloquer le Souverain Pontife au château Saint-Ange, Hugues une fois de plus accourut, tenta de s’interposer en faisant entendre au roi la nécessité d’une soumission sincère. Le pape refusant tout accommodement, il s’inclina, et participa même au concile que, sous la menace allemande, Grégoire VII tenait au Latran pour proclamer son droit. Ce fut leur adieu. Le 25 mai 1085, le grand pape s’éteignait à Salerne, exilé mais invaincu, en murmurant : «J’ai aimé la justice et haï l’iniquité.»

L’union ainsi scellée, dans la lutte, le sacrifice et le renoncement, fut confirmée par l’élection à la papauté de l’abbé Didier du Mont-Cassin, qui prit le nom de Victor III. Aucun choix ne pouvait être plus agréable à Cluny. Hugues, en 1083, avait voulu visiter le Mont-Cassin, où Didier l’avait reçu avec effusion. Durant plus de cinquante années, le Saint-Siège et l’ordre clunisien allaient demeurer liés par une intimité cordiale, une unité d’esprit et d’action qui permit d’assurer la continuité de l’œuvre de réforme entreprise avec tant d’énergie par Grégoire VII, puis, lorsque survint le schisme d’Anaclet, de concourir puissamment à la victoire du pape déclaré légitime, Innocent II. Ce fut à Cluny une heure grandiose lorsque le deuxième successeur de Grégoire VII, le clunisien Urbain II, s’en vint solennellement, le 25 octobre 1095, consacrer le maître-autel de la nouvelle église abbatiale que saint Hugues, sept années auparavant, avait fait entreprendre. Il en profita pour décerner à Cluny un vibrant éloge, affirmant en particulier qu’entre les nombreux motifs qui l’avaient incité à visiter les Gaules, «le premier et le principal avait été le désir de réjouir de Sa présence ce lieu et cette congrégation qui lui étaient tout spécialement fraternels, de les assister par Sa venue et Ses paroles, de travailler à leur utilité et leur bien-être».

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L’évocation des liens particuliers qui unissaient le Saint-Siège à la congrégation de Cluny et l’attestation que l’abbaye fondée par le duc Guillaume avait pleinement accompli les objectifs qui lui avaient été assignés ne pouvaient qu’impressionner et réjouir l’une et l’autre partie. L’expansion de l’ordre, sous l’abbatiat de saint Hugues, peut être à bon droit qualifiée de foudroyante, et il faut bien reconnaître que les raisons d’un tel essor demeurent, humainement et historiquement parlant, assez mystérieuses. A la mort de saint Odilon, la congrégation clunisienne est encore de dimensions tout à fait moyennes, avec ses soixante-cinq «celles», qui, par rapport au début de son abbatiat (trente-sept), ne représentent qu’un accroissement relativement modéré; quelques-unes de ces affiliations étaient, il est vrai, de première importance. Mais qu’en quelque cinquante années, l’abbaye de la Grosne se trouvât à la tête d’un «empire» d’environ deux mille prieurés, dont plusieurs anciennes abbayes, et, selon les estimations les moins aventureuses, d’une vingtaine de milliers de moines répartis à travers toute la chrétienté, il y bien là de quoi déconcerter l’histoire.

Il n’est pas moins certain non plus qu’une pareille puissance portait en soi les germes de la faiblesse. Une organisation aussi étroitement centralisée, qui ne tolère à la tête de cette machine énorme qu’un unique abbé, celui de Cluny, n’était pas seulement lourde de périls politiques et institutionnels; en soi, elle constituait, il faut le redire, une entorse au principe même de la Règle de saint Benoît, et l’on peut à bon droit s’étonner que le génie de saint Hugues, qui en fut le principal auteur (ou la victime!), n’en ait pas mieux perçu le danger. La Règle bénédictine n’est pas stricto sensu, on le sait, le manuel de gestion d’une communauté monastique, mais, selon son rédacteur lui-même, un «petit précepte de début» d’élévation spirituelle. L’abbé-père est comptable et responsable du salut individuel de chacune des âmes qui lui sont confiées, et dont il aura à répondre devant Dieu; ce qui revient à dire qu’il doit les connaître une par une. Cette paternité absolue ne peut donc être efficace que si l’abbé a en charge une communauté d’effectif modique (celle qu’avait en vue le fondateur ne dépassait pas les douze membres); elle le demeurait si l’effectif restait contenu dans les limites de la centaine environ, groupé en un seul lieu. Si l’effectif atteignait plusieurs milliers disséminés en une quantité de maisons, il saute aux yeux que l’autorité directe de l’abbé sur chacun des membres devenait radicalement impossible.

La seule solution eût été que chaque fondation prît à sa tête un nouvel abbé doté de la plénitude des pouvoirs spirituels, c’est-à-dire, en un mot, qu’elle s’émancipât de l’abbaye mère, quitte à conserver avec elle des liens justifiés de reconnaissance et d’affection, comme feront les abbayes cisterciennes. Mais Cluny — et saint Hugues en particulier — ne l’entendait aucunement de cette oreille, et ne confia jamais ses fondations qu’à des «prieurs», dont les fonctions, le prestige et l’autorité spirituels n’avaient rien de comparable à ceux d’un abbé. D’où ce paradoxe que l’abbaye de Cluny, foyer resplendissant, non seulement du «réchauffement» du monachisme occidental, mais de la réforme bénédictine en particulier, ne fonda ses destins, au bref instant de l’apogée, que sur une interprétation abusive de la Règle qu’elle entendait appliquer et propager! Les cisterciens Etienne Harding et Bernard de Clairvaux ne se firent pas faute de le mettre en évidence, et la Charte de Charité par laquelle ils s’unirent organisa leur congrégation naissante sur d’autres bases. Il est certain que le déclin de Cluny procède avant tout de cette cause capitale, même si elle a échappé le plus souvent aux historiens.

Ceux-ci ont bien davantage reproché à l’abbé Hugues, comme une manifestation de démesure et d’orgueil, l’expression monumentale de cette centralisation que représente la grande église entreprise sur son ordre en 1088. L’abbé, de fait, avait voulu qu’elle s’imposât comme la preuve et le symbole majestueux de la congrégation qu’il avait tant contribué, pour sa part, à réunir autour d’elle. Avec les bâtiments du monastère, tels qu’Odilon les avait laissés, et même avec l’église de 948-981, où, jusqu’à elle, s’était entassée une communauté forte de plusieurs centaines d’hommes, religieux de chœur, novices, convers et serviteurs, sans compter les hôtes, la disproportion est certes écrasante. Il semble que l’abbé constructeur ait été le premier à pressentir les critiques futures, et à se prémunir contre elles. On expliqua que, pour le décider, il n’avait rien fallu de moins qu’une intervention de saint Pierre en personne. Apparaissant à l’ancien abbé de Baume, Gauzon, qui terminait ses jours à Cluny dans une demi-retraite, l’apôtre lui fit voir l’incommodité des offices liturgiques et le désordre qui en résultait. Ce fut lui qui, déroulant et croisant des cordeaux, indiqua au vieux moine les dimensions qu’il avait prévues; il lui recommanda «de bien se les graver en mémoire ainsi que le schéma». Il alla jusqu’à user d’une manière non dénuée d’humour, en promettant à l’abbé Hugues, si celui-ci différait d’obéir, de transférer sur lui les infirmités dont Gauzon était pour lors accablé. Résister ou seulement tarder, c’était contrevenir à l’ordre formel du saint patron de l’abbaye, et l’abbé n’en eut garde : tel est du moins le raisonnement de son premier biographe, Gilon.

Il faut cependant relever que, s’il prit soin que la nouvelle église fût la plus magnifique et la plus vaste de toute la chrétienté (dessein d’émulation tout à fait conforme à la psychologie religieuse de l’époque romane, et même à celle des évêques commanditaires des premières cathédrales gothiques), la longueur de l’édifice n’excéda que d’assez peu les dimensions couramment appliquées. Peu avant 1080, les clunisiens avaient été introduits, pour un temps, à Saint-Sernin de Toulouse; ils avaient pu y constater l’ampleur du chantier de la nouvelle basilique, qui venait de s’ouvrir : trois cent cinquante-neuf pieds, soit cent quinze mètres environ de long, une hauteur sous voûte prévue de vingt-deux mètres cinquante. Cluny ne dépassa que de peu cette longueur avec ses cent vingt-cinq mètres en œuvre; le chiffre fut, il est vrai, porté à plus de cent quatre-vingt-sept mètres par la construction du narthex, qui, elle, s’éternisa. Il n’est pas possible de préciser si l’adjonction de ce porche, grand à lui seul comme une église, résultait du programme primitif, mais elle complétait trop bellement le plan général pour qu’il soit interdit de le penser.

Les deux innovations les plus audacieuses étaient, d’une part l’adoption d’un plan en croix archiépiscopale, soit à double transept, d’autre part l’élévation inusitée de la nef. Comme à Saint-Sernin, un double collatéral encadrait le vaisseau principal, que concluait un admirable sanctuaire délimité par huit colonnes hautes et minces, à chapiteaux magnifiquement historiés, et entouré par un déambulatoire semi-circulaire sur lequel étaient greffées cinq absidioles rayonnantes; deux chapelles de même plan s’élevaient sur chacun des croisillons des transepts, à l’Est. Quatre forts clochers devaient conférer à la silhouette extérieure une imposante majesté. Quant à la voûte, l’adoption de l’arc et du berceau brisés, toute nouvelle à pareille échelle, permit de la lancer à une hauteur qui jamais n’avait été atteinte : trente mètres; et sous les clochers, les coupoles montaient à trente-trois mètres. Par une meilleure accommodation de la hauteur à la longueur, les architectes avaient su éviter l’allure de boyau trop allongé que l’église eût risqué de présenter; et pour remédier à l’effet disgracieux qu’aurait offert une trop large surface de mur nu au-dessus des grandes arcades du rez-de-chaussée, ils appliquèrent sur la paroi une galerie d’arcatures inspirées de l’antique, et qui l’animaient en y réfléchissant la lumière, comme les murs d’une cathédrale multiplient et répercutent de travée en travée les accords du grand orgue.

Chef-d’œuvre de tectonique, l’église de saint Hugues n’était pourtant pas cette débauche de luxuriance ornementale qu’on a trop souvent laissé croire. Le moignon du grand transept Sud encore en place, les rares documents figurés antérieurs à l’abominable destruction, les reconstitutions stupéfiantes du professeur américain Conant montrent bien clairement que ses décors se trouvaient comme noyés et aspirés dans la structure générale qu’ils avaient mission de souligner, aux emplacements sensibles, d’un chaud et discret contrepoint. Si hasardeux qu’il soit d’imaginer aujourd’hui cette superbe figure abolie, on peut sans témérité penser que les dix chapiteaux du sanctuaire, sauvegardés par miracle, étaient à la fois les plus beaux et, semble-t-il, les seuls historiés. Ceux du transept subsistant, les rares débris exhumés de la nef et, tout récemment encore, du narthex montrent de superbes réseaux de feuillages, des rosaces et des médaillons, des thèmes zoomorphiques purement décoratifs. Le grand portail de la façade lui-même, flanqué de deux petites portes fort simples, valait plus encore par la sobriété de sa composition que par sa richesse iconographique. Tel quel, le portail demeurait très en-deçà des beaux portails ouvragés de Toulouse, de Moissac, et même de Compostelle, qui lui sont à peu de chose près contemporains; à plus forte raison, des façades entièrement sculptées du Poitou et de l’Aquitaine. Les vides et les champs nus l’emportaient, en fin de compte, largement sur les surfaces décorées, et ce n’est pas, il faut bien l’admettre à moins d’injustice ou de parti pris, cette église, dans sa perfection rationnelle, qui pouvait prêter le flanc aux attaques qu’un saint Bernard s’apprêtait à porter contre le luxe excessif des cloîtres.

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Une entreprise aussi considérable, menée avec une célérité qui frappa d’admiration tous les contemporains, n’était en tout cas possible qu’au prix d’énormes dépenses. La congrégation clunisienne ne manquait certes pas de ressources, mais le financement ne fut assuré, en définitive, que par l’or espagnol, régulièrement versé dans les caisses de l’abbaye, puis par les apports anglais qu’évoque Pierre le Vénérable. Cependant, les éloges que font de la grande œuvre les biographes de saint Hugues sont, à proprement parler, accidentels et marginaux. La leçon générale que tous retiennent de son abbatiat est, pour ainsi dire, strictement inverse. Les termes qui reviennent le plus souvent sous leur calame ne sont pas ceux de «grandeur», de «majesté» ou d’«éclat»; au contraire, le portrait spirituel et moral qu’ils s’ingénient à brosser glisse insensiblement de la stature physique, qui, c’est un fait, en imposait, à des traits de caractère qui sont exactement aux antipodes, et que le testament spirituel de saint Hugues, trop méconnu, a pourtant gravés dans l’airain.

Il est bien évident qu’il émanait de la personnalité du grand abbé un rayonnement tel que ceux qui l’approchaient en étaient comme soulevés au-dessus d’eux-mêmes. Ce prestige, cependant, n’était pas le fait de la seule présentation extérieure. Il ne paraît pas, en particulier, que saint Hugues se fût imposé jamais par l’éloquence de sa parole; un sermon conservé de lui sur saint Marcel, évêque de Chalon, est d’une extrême banalité. Mais il apparaissait à tous que la présence de Dieu vivait en lui et rayonnait de ses gestes. En 1055, lors d’un séjour d’Hildebrand à Cluny, le futur pape avait soudain vu le Christ en personne se tenir debout auprès de l’abbé, comme pour l’assister dans sa conduite et ses dires. Dix ans plus tard, en plein concile d’Autun, plusieurs des prélats réunis purent observer une colombe blanche, signe de l’Esprit-Saint, qui se posait sur sa tête. Le prodige est à rapprocher du miracle fameux de saint Grégoire, qu’une colombe blanche avait pareillement visité tandis qu’il célébrait la messe.

Cette présence spirituelle, que maints indices plus discrets manifestèrent au long d’un abbatiat de soixante années, suffit à expliquer que l’abbé de Cluny ait traversé tant d’honneurs sans en être grisé, y trouvant au contraire le motif d’une humilité plus ardente encore. On aurait dit qu’il renchérissait sur la tendresse d’Odilon de Mercœur. Le mouvement de son cœur lui suggéra de fonder dès les débuts de son abbatiat le premier monastère féminin de la congrégation. Il avait été frappé, en effet, de constater combien il était malaisé, pour les femmes «désireuses de servir Dieu en renonçant à la vie du monde, de rencontrer ce séjour convenable. Et il lui apparut qu’il ne déplairait pas à Dieu, mais obéirait au contraire à Sa volonté», en leur offrant «la même faculté que des hommes et des pécheurs avaient pu s’acquérir». Dès 1055, il fondait, sur les terres de son patrimoine, le prieuré de moniales de Marcigny en Brionnais, auquel il voua ses meilleurs soins. Au spirituel, il dosa judicieusement la souplesse et la sévérité des observances; il n’accepta pas que les religieuses eussent le droit de sortir de la clôture, de manière qu’à leur retour, disait-il plaisamment, «elles ne se retrouvent pas semblables de cœur à la femme de Loth»! Elles observèrent tellement le précepte à la lettre que, lors d’un incendie qui se déclara quelques années plus tard dans les locaux du monastère et prit vite une tournure menaçante, elles se refusèrent obstinément à les quitter; mais il ne négligea rien pour leur assurer la plus digne demeure, non pas tant pour leur confort personnel que pour manifester la gloire de Dieu par les formes extérieures du culte.

A Cluny même, il entendit que l’ensemble des bâtiments hospitaliers s’ordonnât autour d’une église dont Kenneth Conant a reconstitué les plans, et qu’il dédia à Sainte Marie, Mère de Dieu. Il avait en effet pour Elle le même culte filial et admiratif que ses prédécesseurs. On exposa longtemps près de l’autel matutinal de la grande abbatiale une statuette mariale en ivoire, que les flots lui avaient miraculeusement apportée tandis qu’il s’en revenait de Rome par la voie maritime. Mais de ces sommets, tous les biographes ont noté que sa charité s’étendait comme d’instinct aux plus faibles : «Il se penchait, écrit l’un d’eux, avec d’autant plus d’humilité sur les plus indigents.» Un prêtre dont Hugues venait de guérir le frère lui fit un jour, en termes presque identiques, ce splendide hommage, qui a la concision d’une inscription lapidaire : «Je vois, très saint père, que l’amour de Dieu dilaté en vous a tant augmenté le sein de votre miséricorde, que les plus petits y trouvent place avec les plus grands.» Et l’épitaphe qui fut gravée sur son tombeau lui décerne les beaux titres d’«espérance des pauvres» et de «port des malheureux». Ayant remarqué que pour les novices de l’ordre, la nourriture était mesurée plus chichement qu’aux profès, il fit abolir cette discrimination mesquine et injuste : le travail ne leur manque pas plus qu’aux autres, déclara-t-il; il est normal qu’ils soient nourris de même!

Il avait la miséricorde spontanée. L’intendant de l’abbaye, inquiet de ses largesses, qui compromettaient l’équilibre de la maison, s’entendit rappeler à l’ordre : «Nous n’entrerons pas dans la cité avant que le champ que nous semons n’ait porté ses fruits, et ne rende plus qu’il n’aura reçu.» «Il étincelait de charité», observe le moine Gilon. Chaque dimanche, il lavait lui-même les pieds des pauvres qui affluaient à l’abbaye. Et il eut, lui aussi, son miracle du lépreux. En Gascogne, ayant rencontré sur sa route l’un de ces misérables «exclus», il l’étreignit de ses mains et le consola. Comme le lépreux grelottait de froid, le saint abbé se débarrassa de sa pelisse et l’en vêtit. Aussitôt, rapporte le biographe, le lépreux fut guéri.

Sa générosité n’avait cependant rien de formaliste, de théorique, de purement verbal (celle-là est facile), ni, à plus forte raison, de «publicitaire». Tout cas d’espèce la trouvait attentive. Ainsi, l’un de ses moines étant tombé lépreux, l’abbé eut-il la délicatesse de lui faire aménager une petite cellule spéciale à l’angle de l’infirmerie. La leçon première de cette vie, qui éclabousse toutes les autres, transparaît des consignes privées qu’il donnait à l’abbé du monastère clunisien de Sahagun, lorsque celui-ci fut promu à l’archevêché de Tolède : «Souvenez-vous de fonder votre vie et votre conduite sur la piété, l’humilité, la compassion, la largesse : bref, sur la pratique de toutes les bonnes œuvres, et de vous y confier.» On la trouve, plus développée encore, dans le triple message qu’avant de mourir, il tint à adresser à ses chères moniales de Marcigny, à ses successeurs et à l’ensemble de la congrégation clunisienne sous la forme d’un testament, le seul après celui de Bernon, et beaucoup plus explicite encore, qu’ait conservé l’histoire des grands abbés de Cluny. Aimer Dieu, s’aimer les uns les autres, pratiquer la bienveillance mutuelle et l’amour, comme, toute sa vie, il s’était appliqué à le faire, telles furent ses ultimes consignes.

Il faudrait citer tout au long ce document exceptionnel, révélateur de la psychologie et de la spiritualité les plus profondes du bâtisseur de la merveille clunisienne, comme il l’est aussi, incidemment, de ce qu’il faut bien appeler l’ambiguïté statutaire de la congrégation, dont il semble, parvenu au terme de sa course, avoir eu la conscience aiguë. En peu de lignes, mais d’une densité extrême, tout y est dit, à commencer par un exemplaire aveu de culpabilité, comme seuls les plus grands saints sont capables de le formuler, devant la face de Dieu qui les attend : «Moi, pécheur entre les pécheurs, coupable et enchaîné durant ma jeunesse que j’ai gaspillée dans le mal, par toutes sortes d’impuretés, Il a daigné me revêtir de l’habit de la sainte religion et m’agréger au troupeau de ce monastère, où nos pères et nos frères m’ont, par une disposition de Dieu, élu comme berger de ces ouailles. En étais-je pourtant indigne, et vivais-je dans les lâchetés de l’irréligion! Ai-je assez protesté! Pour tout dire, ils ont imposé ce fardeau à mon col.» Mais, dans cet exercice redoutable, il trouve encore à s’accuser : «Plus s’accroît le chiffre de nos maisons et de nos religieux, plus m’envahit une lourde crainte, moi pécheur, à considérer leurs défaillances, à moins que par l’intercession de vos aumônes et de vos prières, la grande pitié de Dieu ne daigne concéder merci à mon âme. L’étendue de ma culpabilité se définit en quelques mots : lié par mes propres fautes, qui sont nombreuses et lourdes, devrai-je donc, en présence de Dieu, rendre compte des négligences de tant de ceux qui me furent confiés?» Sans doute, le reproche principal qu’il s’adresse, et qu’il considère comme une «défaillance», est de «les avoir tenus sans fermeté». Ce n’était pas défaut d’autorité; quelques lignes plus loin, l’explication suprême est donnée en toutes lettres, et elle est, à proprement parler, confondante : «Selon que Dieu m’en avait confié le mandat, je me suis appliqué moi-même à vous aimer : je vous ai traités avec mesure, je vous ai embrassés comme mes fils chers. Si j’ai, dans l’ordre de cette tendresse, péché en quelque manière, que Dieu me pardonne.»

«Par le même Dieu et Notre Seigneur», il adressait aux abbés ses successeurs une adjuration comparable, leur demandant de traiter «avec bienveillance et charité paternelles ceux qui leur seraient soumis, de les aimer». Il leur confiait trois des fondations de l’ordre, parmi les plus fragiles ou vulnérables, auxquelles ils le savaient particulièrement attaché : Berzé, Saint-Hippolyte, et surtout le prieuré des moniales de Marcigny, qui avait un besoin spécial de leurs attentions. A celles qu’il n’hésite pas à dénommer, avec «une affection paternelle», «ses très douces filles et sœurs très aimantes», il avait d’ailleurs adressé préalablement un émouvant message, où il les assurait que «du jour où, prévenu et assisté par la clémence divine, il avait fondé ce lieu, il avait ressenti et éprouvé avec la plus extrême évidence que la propitiation et une pieuse ferveur régnaient là». Il se réjouissait de l’accroissement des effectifs, «venus de partout comme un beau troupeau de brebis, ou comme un essaim de colombes blanches». Il leur enjoignait de n’accomplir jamais que sous le regard de Dieu les vertus «de charité, d’humilité, de patience, d’obéissance et de sainte componction». Une seconde lettre de ton analogue était, outre la clause testamentaire elle-même, destinée aux abbés qui viendraient après lui. «Autant qu’il a été en mon pouvoir, reconnaissait-il, ma sollicitude paternelle et ma bienveillance ne leur ont pas manqué.» A vous, maintenant, «de vous faire les suppléants du père et du procureur qu’elles auront perdu […]. C’est à votre miséricorde que j’en appelle à la place de la nôtre, et c’est votre miséricorde que j’invoque au lieu de la nôtre […]. Que leur vie soit religieuse, ordonnée, riche toujours de cette discipline qui n’est pas nécessaire aux femmes seulement, mais aux hommes» aussi : rappel nécessaire, à la veille de la première crise grave qui allait secouer la congrégation sous l’abbatiat du successeur immédiat d’Hugues de Semur.

Et c’est par une solennelle bénédiction que se concluait cette véritable «Charte de la Charité clunisienne» constituée par le testament lui-même. «Que le Dieu Tout-Puissant vous absolve comme nous-même, de tous vos péchés passés, présents et à venir. Qu’Il vous absolve, le Père Tout-Puissant, le Fils Tout-Puissant, l’Esprit-Saint Tout-Puissant, Dieu seul en trois Personnes […]. Par les mérites et les prières de la Très Bienheureuse Marie Mère de Dieu, des saints apôtres Pierre et Paul, à qui le pouvoir de lier et de délier a été concédé, par l’intercession de tous les saints, qu’Il vous conduise, et nous conduise à la vie éternelle, où nous puissions, vous et moi, les uns pour les autres, mériter de jouir à jamais de la béatitude. Par la grâce de Celui qui, étant Dieu, vit et règne dans la perfection de la Trinité, pour l’infinité des siècles.»

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La nuit de la Nativité 1108, le dernier Noël qu’Hugues de Semur célébra sur la terre, il eut une vision de la «Mère de miséricorde». Le dimanche des Rameaux suivant, Elle revint lui annoncer que sa mort était proche. Le Jeudi Saint encore, il tenait chapitre; il présida, le Samedi, à la bénédiction du cierge pascal. Le mardi de Pâques, il eut une défaillance, et mourut le mercredi, après avoir reçu le viatique en pleine lucidité. Son dernier mot fut : Bénédicte. A l’instant de sa mort, toute l’abbaye fut ébranlée d’un tel fracas, par les gémissements de douleur des moines, qu’on aurait cru qu’elle s’effondrait. On exposa son corps «devant l’autel de la douce Médiatrice : lui, son dévot émérite, tout comme s’il dormait dans le sein de sa mère». «Notre seule consolation, dit son biographe, était de savoir que, jamais plus, nous ne manquerions du suffrage de ses prières.» Et le prieur clunisien de Saint-Denis de Nogent déclara, peu après, qu’il avait eu la vision de l’abbé Hugues donnant à son successeur cette dernière recommandation, qui le résume tout entier : «Gardez les trésors de l’humilité et de l’innocence; avec miséricorde, pourvoyez aux nécessités de tous comme si elles étaient les vôtres.»

Humilité, innocence, miséricorde : «Ce qui est grand, observe encore Gilon, ce n’est pas de ne point posséder de richesses, mais de les mépriser au nom du Christ.» Grégoire VII aimait à appeler son ami «le doux tyran», car il le voyait «comme un lion pour les cruels et comme un agneau pour les doux, sachant épargner les humbles et châtier les superbes». Un tel témoignage, de la part de celui qui n’avait pas hésité à le malmener, parfois si cruellement, ne vaudrait-il plus pour le temps d’aujourd’hui? Car à ce point, la grandeur n’échappe pas seulement aux contingences du monde, elle en résout l’amertume dans un miroitement de lumière et inonde de joie tous ceux qu’elle touche de son aile. «Maintenant, proclamait Gilon, qui avait eu le privilège de vivre dans la familiarité de saint Hugues et en demeurait ébloui, je sais ce que c’est que d’avoir habité sur cette terre le royaume des cieux.» Par là-même, il n’est plus du tout excessif de le constater, le Cluny de saint Hugues avait comblé, bien avant la lettre, l’une des revendications fondamentales de la génération d’aujourd’hui, si acharnée à les émettre et les défendre : on veut dire les droits de l’homme, les vrais, ceux qui ont pour fondement les droits de Dieu sur la terre, et les devoirs que l’homme est convié à Lui rendre, afin d’y retrouver, s’il est encore permis de l’espérer, le trésor perdu de sa paix.

Raymond Oursel : Vie des saints abbés de Cluny, de Bernon à Pierre le Vénérable – 910-1156.

 

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