Comme Mayeul, « il était beau, et de haute stature, atteste l’un
des biographes de saint Hugues, l’évêque du Mans, Hildebert de
Lavardin, qui l’avait bien connu et le vénérait. Il cumulait les
prestiges du corps et les titres des vertus. » Plus tardive, la
Chronologie des abbés de Cluny renchérit : «Ce n’est pas
seulement par la noblesse de la chair qu’il resplendissait, mais
par celle de l’esprit. Plus que ses prédécesseurs, il enrichit
Cluny,
par sa foi et son zèle inlassables, d’édifices et d’ornements,
de possessions, de moutiers et de dépendances au-delà de toute
imagination.» Après quatre siècles, la majesté dont avaient
rayonné sa figure et son œuvre impressionnait encore le
rédacteur du Chronicon cluniacense : « Son âme adhérait
tellement à Dieu que le Seigneur Jésus-Christ daigna venir en Sa
personne jusqu’à lui pour le visiter. » L’éclat de sa
personnalité, son envergure et ce qu’il n’est pas excessif
d’appeler son génie dominent l’histoire clunisienne; ce sont eux
qui ont permis de conduire sûrement et fermement la maison et
l’institution qu’il avait reçues en charge à cet apogée dont il
demeure inséparable dans la mémoire des générations; d’où qu’on
les aborde, ils resplendissent de richesse et de force. « Prince
des abbés », colonne de l’Église, il fut l’indéfectible ami de
l’un des papes les plus illustres, lui aussi, qui aient siégé
sur le trône de Pierre : tant il est vrai que la grandeur
appelle la grandeur, et que les âmes les plus hautes ne se
rencontrent et ne communient qu’à partir de leur propre niveau.
Par-delà les destins foudroyés de l’abbaye et de la congrégation
clunisienne, un reflet de cette âme exceptionnelle vient baigner
encore les pierres sacrifiées de la grande église qui fut,
devant la face de Dieu, son témoignage, dans le même temps
qu’elle traduisait, outre la splendeur de l’ordre, cette
noblesse impériale dont chacun des gestes de l’abbé était imbu.
Pour les clunisiens, il possédait cet avantage d’être presque un
homme du pays. Sa famille était, à ce qu’il semble, originaire
de Chamilly en Chalonnais, ainsi que l’a excellemment démontré
l’érudit général Henry de Chizelle. A une époque indéterminée,
cédant à l’appel des pays de la Loire, elle avait passé la
montagne tapissée de ses «joux». Le père d’Hugues, Damas, était
seigneur de Semur, ce nid d’aigle étroitement serré entre deux
ravins des terrasses du calcaire brionnais; de là-haut, la vue
règne sans limites sur la plaine et, dans le bleu des lointains
azurs ou turquoises selon les heures, sur le défilement des
monts de la Madeleine, où s’allument, le soir, les feux des
prieurés d’Ambierle et de Châtel-Montagne. Descendant par sa
mère des vicomtes de Brioude, Damas avait épousé Arembourg,
nièce du comte Hugues de Chalon, qui était, quant à lui, l’un
des personnages les plus considérables de la Bourgogne, et cette
alliance donne la mesure de son rang. Il avait eu d’elle une
fille, Hélie, qui épousa le duc de Bourgogne, Robert Ier.
Son fils Hugues, né en 1024, avait seize ans lorsque le père
mourut de mort tragique dans des circonstances mal connues,
assassiné en 1040 par son gendre.
Damas, songeant sans doute à sa succession, s’était en tout cas
préoccupé de donner au petit Hugues une éducation toute
militaire et mondaine. Il l’obligeait, dit-on, «à monter à
cheval, à pratiquer les courses du manège, à manier la lance, à
se défendre au bouclier : et, qui pis est, à se faire la main
aux rapines et prises de guerre». Les anciens biographes ont
relevé que l’élève ne manifestait que peu de goûts et d’aptitude
à ces techniques et exercices. Il semble que Damas l’ait assez
vite compris, et ait préféré le confier à son oncle et parrain,
Hugues Ier, comte de Chalon et futur évêque
d’Auxerre, que le filleul considéra toujours comme son
bienfaiteur. Il fréquenta les écoles du prieuré clunisien de
Saint-Marcel, où il apprit la grammaire. Il ne semble pas qu’en
ce milieu monastique, il eût d’emblée senti se préciser sa
vocation religieuse. Certains biographes assurent que, dès son
plus jeune âge, il avait «la mollesse et les délices» en
horreur. Plus nuancé, Hildebert de Lavardin admet pudiquement
que, «dans les plaisirs, il ignora les plaisirs».
Longtemps après, à l’heure cruciale où l’homme sent venir la
mort et récapitule en un éclair le bilan de sa vie, Hugues
lui-même confessait en toute humilité que, «pécheur entre les
pécheurs, coupable et enchaîné, il avait gaspillé sa jeunesse
dans le mal, par toutes sortes d’impuretés». S’agissait-il d’une
exagération dans l’aveu, fréquente chez les spirituels de sa
trempe? Ou bien de la mémoire et du remords, plantés comme une
écharde dans sa chair, d’une adolescence à laquelle n’avaient
été épargnés ni les troubles, ni les angoisses, ni les
tentations de ce moment inévitable de la vie humaine, et qui ne
s’en libéra qu’au prix d’une exigeante ascèse? Le conseil pris,
semble-t-il, de l’oncle évêque, le jeune Hugues s’en vint à
Cluny, demanda d’y être admis comme novice. Damas, de plus ou
moins bon gré, se résigna; il ne pouvait alors deviner que, par
ce fils, qui se vouait au service de Dieu, son prestige et sa
gloire rejailliraient sur toute sa famille et traverseraient les
temps. L’abbé Odilon, lui, eut tôt fait de discerner
l’exceptionnelle qualité de la recrue. On raconte d’ailleurs
que, dès l’entrée d’Hugues au monastère, l’un des moines, saisi
d’une inspiration prophétique, s’était écrié : «O bienheureux
Cluny, tu as aujourd’hui reçu un trésor plus précieux que tous
les trésors!» Cinq ans après son accession au monastère, il fut
ordonné prêtre selon le vœu d’Odilon; puis, devant toute la
communauté consentante, l’abbé l’établit grand-prieur, «afin
qu’il servît au temporel par sa prévoyance, et à l’ordre par sa
discipline». Hugues avait tout juste vingt ans (1044?). Cinq
années durant, il s’acquitta de cet office, lourd pour un garçon
à peine sorti de l’adolescence, avec une efficience qui le
préparait à la charge abbatiale.
Saint Odilon, lors de son dernier voyage à Rome en 1046, lui
avait même confié son intérim. C’est alors qu’Hugues accueillit
à Cluny le moine romain Hildebrand, que l’histoire allait
connaître sous le nom de Grégoire VII, et qui était alors âgé de
vingt-huit ans. Animés de la même ferveur, ils se lièrent
aussitôt d’une amitié qui résisterait à toutes les épreuves de
leurs vies, et dont la chrétienté, bientôt engagée dans le
conflit du Sacerdoce et de l’Empire, allait être la première à
bénéficier. Dès le retour d’Odilon, le jeune prieur fut à son
tour dépêché en Allemagne, afin de rétablir entre l’empereur
Henri IV et le prieuré clunisien de Payerne les bonnes relations
qu’une affaire de droits régaliens avait altérées. Il réussit
parfaitement dans sa mission, que vint endeuiller soudain, aux
tout premiers jours de 1049, l’annonce que l’abbé venait de
mourir à Souvigny. Hugues regagna Cluny en hâte. S’il n’est pas
exact, comme on l’écrit quelquefois, que saint Odilon, adoptant
à son tour l’usage établi par ses devanciers Bernon, Aimard et
Mayeul, l’eût expressément désigné comme son successeur, les
moines de Cluny crurent probablement obéir à un choix secret en
élevant leur grand-prieur, son disciple et son élu de cœur,
alors âgé de vingt-cinq ans seulement, à la charge suprême de la
congrégation.
*
* *
L’abbatiat d’Hugues de Semur ne se confond pas seulement avec
l’apogée spirituel et temporel de Cluny, comme de cette
civilisation romane dans laquelle l’abbaye et sa congrégation se
trouvaient engagées à plein, mais avec la vie politique et
religieuse de la chrétienté d’Occident tout entière, à laquelle
il fut constamment mêlé, et que, plus d’une fois même, il lui
fut donné d’animer de son autorité devenue écrasante. La lutte
entreprise par le Siège apostolique, en premier, pour se dégager
de l’emprise impériale et assurer l’indépendance politique de
l’Église, prit un tour aigu dès l’accession d’Hildebrand au
trône de saint Pierre, en 1073. On était loin de l’étroite
association de l’an mille, où le pape Sylvestre II encourageait
de tout son poids le rêve d’un «sacerdoce impérial» ébauché par
Otton III, son ami et son fils spirituel. Légat en Allemagne,
Hildebrand s’était persuadé que seul un affranchissement résolu
de toute servitude ou sujétion temporelles pouvait permettre la
réforme indispensable de l’Église. C’est lui qui avait inspiré
le fameux décret de 1059 par lequel le concile de Latran, réuni
à l’initiative du nouveau pape Nicolas II, édictait, non sans
courage, que l’élection papale devrait dorénavant échapper
complètement au droit de regard impérial. Sa haute, énergique et
ombrageuse figure s’identifiait tellement à l’idéal d’une Église
épurée de la corruption financière et des intrigues politiques
qu’il fut, malgré lui, porté à la succession du pape Alexandre
II par un mouvement populaire que les cardinaux n’eurent qu’à
ratifier.
Aussitôt, il croise le fer, condamne les simoniaques, acquéreurs
et distributeurs à prix d’argent des bénéfices d’Église, jusque
dans l’entourage du roi des Germains. Henri IV riposte en
faisant déposer le pape par un concile d’évêques à sa dévotion.
La réplique à cette insolence est foudroyante : du palais de
Latran, Grégoire VII délie tous les chrétiens de la fidélité due
au roi, qu’il excommunie solennellement. La terrible sentence
est exécutée dans toute sa rigueur; les princes et les évêques
allemands proclament à leur tour la déposition d’Henri IV.
L’empereur, délaissé de tous, doit se résoudre à prendre en
plein hiver le chemin d’Italie pour implorer son pardon. Il se
présente devant la forteresse de Canossa en Romagne, où Grégoire
VII s’était enfermé. Pieds nus dans la neige, s’étant dépouillé
de tout insigne royal et revêtu de la bure de pénitent, il
supplie qu’on lui ouvre, en criant son repentir. Trois longs
jours durant, le pape, inflexible, interdit qu’on ouvrît les
portes. Il se laissa enfin toucher, fit entrer le malheureux qui
se jeta en larmes à ses genoux, le releva et, seulement alors,
daigna l’absoudre.
A tout ce drame et à l’interminable attente, l’abbé Hugues avait
participé. Sa position n’était guère tenable. Il était le
parrain de l’empereur, et avait su utiliser sa paternité
spirituelle pour tenter de diriger et, quand il le pouvait,
d’infléchir un caractère apparu de bonne heure indomptable et
violent. Au château de Canossa, il avait pleuré de cœur avec
lui, intercédé en sa faveur. Mais c’est au côté du pape
impitoyable que, certainement contre son gré intime, et déchiré
d’inquiétude, il était irréductiblement demeuré, quitte à
partager avec lui la responsabilité de la vie, ou de la mort que
le froid quasi sibérien des monts de Calabre rendait
malheureusement possible. A ce moment crucial de l’histoire de
l’Église et de la papauté, que les historiens les plus objectifs
sont autorisés à juger avec quelque sévérité, il rendait d’un
coup au Siège apostolique tout le dû dont Cluny avait été par
lui comblé. Il est vain de supputer ce qui serait advenu si la
puissance clunisienne, arguant de la fidélité à ses amis, et de
la simple pitié humaine, qui est tout de même une vertu
chrétienne, attestée par l’épisode du bon Samaritain, avait mis
dans la balance tout le poids de la reconnaissance qu’elle
devait d’autre part aux rois de Germanie, l’amitié que dès
l’origine, ses abbés n’avaient cessé de leur porter, et qu’entre
tous, Hugues de Semur avait tenu à perpétuer. Il savait
cependant, et de longue date, tout ce qui était alors en jeu.
L’année même de son avènement, Grégoire VII lui avait adressé un
message où il le suppliait de ne pas lui ménager son assistance
: «Ne manquez pas de lui répéter, recommandait-il à son légat en
France, que Nous avons plus que jamais besoin de son affection
et de son dévouement. Nous lui demandons ses prières et celles
de tout son monastère avec d’autant plus d’insistance que Nous
Nous voyons écrasé sous une masse de soucis, dont il connaît
certainement le poids.» «Du plus profond de notre affection, lui
écrivait-il encore en mars 1074, Nous réclamons votre visite,
qui guérira Nos angoisses : elles sont aussi cruelles qu’en sont
nombreux les sujets. Chaque jour, Nous croyons succomber sous la
charge qui Nous est imposée, et ne pouvons trouver nulle part de
secours en ces tristes temps. Au nom du Seigneur Tout-Puissant,
dites à vos frères de prier pour Nous sans cesse…» Et une
nouvelle fois, en janvier 1075 : «Je voudrais, s’il était
possible, vous faire connaître toute l’étendue de mes
tribulations, toute l’horreur de mes angoisses, tout le poids
d’un labeur incessant qui chaque jour s’augmente et me terrifie
[…]. Une douleur immense m’environne, une tristesse
universelle.»
Parfaitement éclairé, et convaincu que l’abbaye de Cluny, drapée
dans son titre de «Seconde Rome», ne pouvait à cet instant
unique de sa longue histoire se désolidariser de ce Siège
apostolique dont la volonté du fondateur l’avait constituée la
vassale, avec toutes les obligations découlant d’un pareil
statut, l’abbé opta pour la seule solution qui, à ses yeux,
garantissait non seulement la survie et l’indépendance de
l’Église romaine, mais celle de l’œuvre essentielle à laquelle
ses prédécesseurs et lui-même n’avaient cessé de vouer le
meilleur d’eux-mêmes et de leur action.
*
* *
On ne sait si l’abbé Hugues fut toujours payé pleinement de son
abnégation héroïque, et de l’indéfectible attachement qu’il
portait au pape de Canossa. Deux ans après cette douloureuse
affaire, c’est peu de dire qu’une suite d’orages vint assombrir,
heureusement pour un temps, l’intimité de leurs relations.
Hugues fut accusé par le pape d’avoir favorisé successivement la
retraite à Cluny du duc de Bourgogne et du comte de Mâcon, et,
par là, laissé dangereusement exposées et dégarnies les
provinces où s’enracinait le plus profondément l’œuvre
clunisienne. Non sans une rudesse tout à fait injuste, Grégoire
VII le morigéna en des termes inattendus de la part d’un pape :
«Tu as reçu ou entraîné un duc dans le paisible asile de Cluny,
et voilà par ta faute cent mille chrétiens sans défense!» Et il
le conviait à se montrer plus circonspect à l’avenir.
Beaucoup plus grave fut la douloureuse affaire de la liturgie
hispanique. Elle ne parvint pas vraiment à séparer les deux
hommes, mais donne la mesure de l’inflexible autoritarisme du
pape et de sa conception de l’amitié, dont il entendait bien se
servir dans ce qu’il pensait être l’intérêt suprême de l’Église,
beaucoup plus encore qu’il n’en espéra jamais, fort peu doué
quant à l’affectivité, soutien ou consolation dans la suite
d’épreuves et de tribulations dont son pontificat devait être
assailli; certaines d’ailleurs, au prix d’un peu moins
d’intransigeance, auraient pu sans doute être évitées. La crise
rend, à cet égard, un ton étrangement moderne, et laisse une
impression finale de malaise. Il est douloureux que sa leçon
n’ait pas été retenue davantage lorsque l’Église issue du
concile Vatican II fut secouée par un drame d’origine assez
voisine, et dont les fâcheuses conséquences risquent d’être
durables, mais dont beaucoup pensent maintenant qu’avec un peu
plus de charité, l’on aurait pu se les épargner.
Quant au fond, ce n’est pas à mauvais escient que Grégoire VII
pouvait se fonder sur Cluny pour tenter de résoudre le problème
particulier que posait à l’Église hispanique l’introduction du
rite romain de la messe, tel que la papauté s’employait à le
généraliser dans toute la chrétienté d’Occident. La position que
les abbés de Cluny Odilon, et Hugues surtout, s’étaient acquise
auprès des rois chrétiens de la péninsule était en effet
privilégiée. Odilon, sans doute, ne s’était encore avancé
qu’avec prudence dans le difficile secteur chrétien d’outre les
Pyrénées. Plus mordant, plus fort aussi de la puissance
spirituelle atteinte entre-temps par son ordre, Hugues s’y
engagea tout entier, et avec, d’emblée, un succès assez
retentissant. Le roi de Castille, Ferdinand (1033-1065), réclama
«d’être associé aux frères qui militent en l’abbaye de Cluny
pour le service de Dieu et de saint Pierre». Il demandait à
saint Hugues d’introduire l’observance clunisienne en l’abbaye
de Sahagun, dans le royaume de León. En témoignage de sa
reconnaissance, il décida de verser chaque année la somme de
mille pièces d’or à Cluny. Un événement fortuit vint resserrer
encore cette amitié. A la mort de Ferdinand, une guerre éclatait
entre ses deux fils, Sanche, roi de Castille, et Alphonse, roi
de León. Alphonse fait prisonnier par son frère, Hugues prit
position en sa faveur, et lui offrit les prières de l’ordre. De
fait, Sanche libéra son captif, dans des conditions que Pierre
le Vénérable n’hésite pas à proclamer miraculeuses, puis mourut
au combat en 1072. La même année, à l’invitation du roi Alphonse
VI, l’abbé Hugues se rendait en Espagne, qu’il trouva secouée
par la résistance menée de bon train, mais avec une acuité
différente selon les régions, contre la volonté romaine d’abolir
le vieux rite wisigothique toujours en usage.
Dès 1063, un concile d’évêques réuni à Jaca, en présence du roi
d’Aragon Ramire Ier, avait décrété la suppression de
la liturgie mozarabe au profit, précisément, du rite romain.
Favorisée sans réserve par Cluny, l’adoption de la liturgie
nouvelle ne rencontra en Aragon qu’une opposition sporadique,
mais celle-ci, en 1074, n’avait pas encore cessé tout à fait. En
Catalogne, malgré l’action décisive de la comtesse Aumode de la
Marche, épouse de Raymond Bérenger, les évêques la refusèrent
bonnement en 1064, et il fallut trois ans pour l’imposer. En
Castille, ce fut bien pis encore, et les moyens employés par la
papauté pour parvenir à ses fins relèveraient davantage de la
chronique scandaleuse que de la pure spiritualité. Au concile
tenu à Mantoue en 1064, l’évêque d’Avila avait, avec ceux de
Calahorra et d’Huesca, défendu vigoureusement la liturgie
espagnole traditionnelle, protestant contre l’insinuation
qu’elle était teintée d’hétérodoxie, et d’adoptianisme en
particulier. La résistance castillane était animée notamment par
la deuxième épouse du roi Alphonse, Inès, fille du duc
d’Aquitaine Guillaume VI (alias VIII), qu’encourageait non moins
ouvertement le prieur clunisien de Saint-Isidore de Dueña,
Robert, ancien chambrier de l’abbaye. En 1080, le concile de
Burgos rejeta purement et simplement la réforme romaine.
L’abbé Hugues, par tempérament, et selon ce qu’on discerne de
l’esprit clunisien, semble avoir été partisan de la
temporisation. Le pape Grégoire VII lui donna l’ordre de
destituer le prieur indocile et de lui infliger la pénitence
qu’à ses yeux il méritait; le roi de Castille devait être averti
que s’il persistait dans son opposition, il encourrait
l’excommunication. Assez laidement, le pape n’hésitait pas à
insinuer qu’en cour de Rome, l’abbé de Cluny ne comptait pas que
des amis, et que lui, le pape, en savait plus là-dessus que, par
charité, il ne consentait à en dire : «Sans vouloir vous dire
tout, je puis vous avouer que tous les frères dont Nous sommes
entouré deviendraient vos pires ennemis, n’étaient les bonnes
raisons que Nous leur alléguons à votre propos.»
L’insinuation dut retentir douloureusement au cœur de saint
Hugues : on ne pouvait plus crûment laisser entendre que la
prodigieuse expansion de Cluny, le prestige personnel dont son
chef était auréolé, l’indéfectible soutien que l’ordre apportait
à la papauté provoquaient chez certains membres de la cour
romaine des sentiments tout autres que l’admiration, la
déférence et l’amour. En évoquant ainsi les ragots et les
jalousies dont l’abbé, jusqu’en si haut lieu, avait à pâtir,
Grégoire VII savait frapper au point sensible. S’il ne
s’agissait d’un sujet aussi grave, on pourrait assurer que
c’était de méchante, mais bonne politique. Exploitant son
avantage, le pape menaçait de «passer lui-même en Espagne pour
prendre en personne les mesures sévères et impitoyables contre
le prieur Robert», au cas où le supérieur hiérarchique direct de
celui-ci persisterait à atermoyer. Quant à la reine Inès, on
découvrit un artifice ingénieux pour l’éloigner de son royal
époux. Elle était mariée depuis six ans lorsqu’on s’aperçut
qu’elle était parente de la première femme d’Alphonse VI,
Agathe, fille de Guillaume le Conquérant : motif suffisant, aux
yeux du pontife, pour la qualifier de «femme incestueuse»,
capable au surplus de «faire apostasier même les sages», et
exiger sa répudiation. Comme, après six années, elle n’avait
donné au roi aucun héritier, ce dernier se prêta de bonne grâce
à la combinaison, et l’on croit savoir que, sur requête du
douteux abbé clunisien Bernard de Sahagun, saint Hugues ne fut
pas étranger au remariage d’Alphonse VI avec la propre nièce de
l’abbé de Cluny, Constance, fille du duc de Bourgogne, Robert,
et d’Elvis de Semur. Les choses purent dès lors être menées
rondement. Bernard de Sahagun obtint en récompense de ses
interventions le nouvel archevêché de Tolède (1085), et le roi,
incité par Constance, ordonna l’entrée en vigueur du rite romain
dans tout le royaume, à l’exception de quelques églises de
Tolède, précisément, où la liturgie «gothique» demeurait, par
bienveillance, autorisée.
En 1090, c’est dans une ambiance tout apaisée que saint Hugues
retournait en Espagne. A l’occasion de ce voyage, Alphonse VI,
enrichi par les progrès de la Reconquista, le récompensa de ses
bons services en doublant le tribut que son père Ferdinand
s’était engagé à verser à l’abbaye de Cluny. De cet apport
inespéré, le chantier de la grande église abbatiale, entrepris
deux ans auparavant, reçut évidemment une impulsion nouvelle.
Bien qu’il soit impossible d’en chiffrer l’énorme financement,
il apparaît qu’aussi longtemps que le tribut fut versé, les
travaux purent être poursuivis. Quand le petit-fils d’Alphonse
VI, Alphonse VIII, qui fut fait roi de Castille en 1126, décida
de le supprimer, force fut de les abandonner, et il n’y a sans
doute pas d’autre explication à l’interminable stagnation de
l’entreprise du narthex, qui ne fut terminé qu’au XIVe siècle.
La crise financière qui, dès l’avènement de Pierre le Vénérable,
commence de secouer l’ordre de Cluny, n’en fut pas diminuée, et
c’est pour tenter d’obtenir le rétablissement de l’aide
espagnole qu’en 1141, le grand abbé s’était rendu auprès
d’Alphonse VIII, dont il n’obtint d’ailleurs que de bonnes
paroles et une donation de monastère, compensation tout à fait
insuffisante.
Que durant toute cette longue crise, les moyens adoptés
n’eussent pas été vraiment à la hauteur des objectifs assignés,
nul aujourd’hui n’en saurait douter. Mais qu’il y ait eu aussi
une part de diplomatie active dans la conduite, difficilement
défendable selon l’apparence, du pape Grégoire VII, c’est ce que
prouve une autre lettre, par laquelle, en ce même temps, il
assurait le roi de Castille qu’Hugues et lui-même marchaient
«dans la même voie, les mêmes sentiments, le même esprit»! Il
n’empêche que Grégoire VII accueillait encore, dans un tout
autre secteur, une plainte émanée de l’évêque de Mâcon, à propos
d’empiétements dont l’abbaye se serait rendue coupable sur
certains droits épiscopaux. Il enjoignit vivement à l’abbé de
«terminer selon la justice une querelle dont il ne voulait plus
voir rien subsister». Cette position ambiguë du Pontife suprême
en l’affaire, loin d’améliorer la situation, ne pouvait que
l’aggraver. Il advint en effet qu’une bande armée à la solde des
chanoines mâconnais, trop empressés, on l’imagine, à soutenir la
cause de leur évêque, attaqua et molesta le légat pontifical
dépêché pour résoudre le conflit. La mesure était comble. Un
concile présidé par le légat condamna l’évêque de Mâcon et ses
clercs. Il n’en fallut pas moins pour ouvrir enfin les yeux du
pape; ses préventions tombèrent d’un coup : non seulement il
intervint en personne pour que l’évêque se pliât à la sentence,
mais au concile tenu à Rome, l’année suivante, pour confirmer
l’excommunication portée contre l’empereur Henri IV, il tint à
rendre le plus solennel hommage qu’un pape eût jamais décerné à
Cluny et à son œuvre spirituelle. Les pères du concile
approuvèrent à l’unanimité le chef de l’Église, et saint Hugues,
présent à la session, en fut réconforté.
Cet éloge public balayait l’amertume d’hier, et l’abbé
recueillait le bénéfice de son comportement exemplaire; durant
toutes ces crises répétées, où déferlaient dans l’entourage
pontifical calomnies, injustices, commérages et
incompréhensions, sa bouche ni sa plume n’avaient pas exhalé la
moindre plainte. Dans l’intérêt supérieur de l’Église, il
acceptait de courber la tête, donnant aux siens et au monde
l’exemple insigne de l’abnégation, du renoncement et de
l’humilité. Sa récompense fut qu’aux dernières années, le pape
Grégoire VII, plus étroitement que jamais, allait s’appuyer sur
lui comme sur le plus sûr et le plus constant des soutiens; il
le qualifiait de «vénérable abbé», d’«homme grave et illustre».
Lorsqu’en 1083, Henri IV, qui n’avait pas oublié Canossa, vint
assiéger Rome et bloquer le Souverain Pontife au château
Saint-Ange, Hugues une fois de plus accourut, tenta de
s’interposer en faisant entendre au roi la nécessité d’une
soumission sincère. Le pape refusant tout accommodement, il
s’inclina, et participa même au concile que, sous la menace
allemande, Grégoire VII tenait au Latran pour proclamer son
droit. Ce fut leur adieu. Le 25 mai 1085, le grand pape
s’éteignait à Salerne, exilé mais invaincu, en murmurant : «J’ai
aimé la justice et haï l’iniquité.»
L’union ainsi scellée, dans la lutte, le sacrifice et le
renoncement, fut confirmée par l’élection à la papauté de l’abbé
Didier du Mont-Cassin, qui prit le nom de Victor III. Aucun
choix ne pouvait être plus agréable à Cluny. Hugues, en 1083,
avait voulu visiter le Mont-Cassin, où Didier l’avait reçu avec
effusion. Durant plus de cinquante années, le Saint-Siège et
l’ordre clunisien allaient demeurer liés par une intimité
cordiale, une unité d’esprit et d’action qui permit d’assurer la
continuité de l’œuvre de réforme entreprise avec tant d’énergie
par Grégoire VII, puis, lorsque survint le schisme d’Anaclet, de
concourir puissamment à la victoire du pape déclaré légitime,
Innocent II. Ce fut à Cluny une heure grandiose lorsque le
deuxième successeur de Grégoire VII, le clunisien Urbain II,
s’en vint solennellement, le 25 octobre 1095, consacrer le
maître-autel de la nouvelle église abbatiale que saint Hugues,
sept années auparavant, avait fait entreprendre. Il en profita
pour décerner à Cluny un vibrant éloge, affirmant en particulier
qu’entre les nombreux motifs qui l’avaient incité à visiter les
Gaules, «le premier et le principal avait été le désir de
réjouir de Sa présence ce lieu et cette congrégation qui lui
étaient tout spécialement fraternels, de les assister par Sa
venue et Ses paroles, de travailler à leur utilité et leur
bien-être».
*
* *
L’évocation des liens particuliers qui unissaient le Saint-Siège
à la congrégation de Cluny et l’attestation que l’abbaye fondée
par le duc Guillaume avait pleinement accompli les objectifs qui
lui avaient été assignés ne pouvaient qu’impressionner et
réjouir l’une et l’autre partie. L’expansion de l’ordre, sous
l’abbatiat de saint Hugues, peut être à bon droit qualifiée de
foudroyante, et il faut bien reconnaître que les raisons d’un
tel essor demeurent, humainement et historiquement parlant,
assez mystérieuses. A la mort de saint Odilon, la congrégation
clunisienne est encore de dimensions tout à fait moyennes, avec
ses soixante-cinq «celles», qui, par rapport au début de son
abbatiat (trente-sept), ne représentent qu’un accroissement
relativement modéré; quelques-unes de ces affiliations étaient,
il est vrai, de première importance. Mais qu’en quelque
cinquante années, l’abbaye de la Grosne se trouvât à la tête
d’un «empire» d’environ deux mille prieurés, dont plusieurs
anciennes abbayes, et, selon les estimations les moins
aventureuses, d’une vingtaine de milliers de moines répartis à
travers toute la chrétienté, il y bien là de quoi déconcerter
l’histoire.
Il n’est pas moins certain non plus qu’une pareille puissance
portait en soi les germes de la faiblesse. Une organisation
aussi étroitement centralisée, qui ne tolère à la tête de cette
machine énorme qu’un unique abbé, celui de Cluny, n’était pas
seulement lourde de périls politiques et institutionnels; en
soi, elle constituait, il faut le redire, une entorse au
principe même de la Règle de saint Benoît, et l’on peut à bon
droit s’étonner que le génie de saint Hugues, qui en fut le
principal auteur (ou la victime!), n’en ait pas mieux perçu le
danger. La Règle bénédictine n’est pas stricto sensu, on le
sait, le manuel de gestion d’une communauté monastique, mais,
selon son rédacteur lui-même, un «petit précepte de début»
d’élévation spirituelle. L’abbé-père est comptable et
responsable du salut individuel de chacune des âmes qui lui sont
confiées, et dont il aura à répondre devant Dieu; ce qui revient
à dire qu’il doit les connaître une par une. Cette paternité
absolue ne peut donc être efficace que si l’abbé a en charge une
communauté d’effectif modique (celle qu’avait en vue le
fondateur ne dépassait pas les douze membres); elle le demeurait
si l’effectif restait contenu dans les limites de la centaine
environ, groupé en un seul lieu. Si l’effectif atteignait
plusieurs milliers disséminés en une quantité de maisons, il
saute aux yeux que l’autorité directe de l’abbé sur chacun des
membres devenait radicalement impossible.
La seule solution eût été que chaque fondation prît à sa tête un
nouvel abbé doté de la plénitude des pouvoirs spirituels,
c’est-à-dire, en un mot, qu’elle s’émancipât de l’abbaye mère,
quitte à conserver avec elle des liens justifiés de
reconnaissance et d’affection, comme feront les abbayes
cisterciennes. Mais Cluny — et saint Hugues en particulier — ne
l’entendait aucunement de cette oreille, et ne confia jamais ses
fondations qu’à des «prieurs», dont les fonctions, le prestige
et l’autorité spirituels n’avaient rien de comparable à ceux
d’un abbé. D’où ce paradoxe que l’abbaye de Cluny, foyer
resplendissant, non seulement du «réchauffement» du monachisme
occidental, mais de la réforme bénédictine en particulier, ne
fonda ses destins, au bref instant de l’apogée, que sur une
interprétation abusive de la Règle qu’elle entendait appliquer
et propager! Les cisterciens Etienne Harding et Bernard de
Clairvaux ne se firent pas faute de le mettre en évidence, et la
Charte de Charité par laquelle ils s’unirent organisa leur
congrégation naissante sur d’autres bases. Il est certain que le
déclin de Cluny procède avant tout de cette cause capitale, même
si elle a échappé le plus souvent aux historiens.
Ceux-ci ont bien davantage reproché à l’abbé Hugues, comme une
manifestation de démesure et d’orgueil, l’expression monumentale
de cette centralisation que représente la grande église
entreprise sur son ordre en 1088. L’abbé, de fait, avait voulu
qu’elle s’imposât comme la preuve et le symbole majestueux de la
congrégation qu’il avait tant contribué, pour sa part, à réunir
autour d’elle. Avec les bâtiments du monastère, tels qu’Odilon
les avait laissés, et même avec l’église de 948-981, où, jusqu’à
elle, s’était entassée une communauté forte de plusieurs
centaines d’hommes, religieux de chœur, novices, convers et
serviteurs, sans compter les hôtes, la disproportion est certes
écrasante. Il semble que l’abbé constructeur ait été le premier
à pressentir les critiques futures, et à se prémunir contre
elles. On expliqua que, pour le décider, il n’avait rien fallu
de moins qu’une intervention de saint Pierre en personne.
Apparaissant à l’ancien abbé de Baume, Gauzon, qui terminait ses
jours à Cluny dans une demi-retraite, l’apôtre lui fit voir
l’incommodité des offices liturgiques et le désordre qui en
résultait. Ce fut lui qui, déroulant et croisant des cordeaux,
indiqua au vieux moine les dimensions qu’il avait prévues; il
lui recommanda «de bien se les graver en mémoire ainsi que le
schéma». Il alla jusqu’à user d’une manière non dénuée d’humour,
en promettant à l’abbé Hugues, si celui-ci différait d’obéir, de
transférer sur lui les infirmités dont Gauzon était pour lors
accablé. Résister ou seulement tarder, c’était contrevenir à
l’ordre formel du saint patron de l’abbaye, et l’abbé n’en eut
garde : tel est du moins le raisonnement de son premier
biographe, Gilon.
Il faut cependant relever que, s’il prit soin que la nouvelle
église fût la plus magnifique et la plus vaste de toute la
chrétienté (dessein d’émulation tout à fait conforme à la
psychologie religieuse de l’époque romane, et même à celle des
évêques commanditaires des premières cathédrales gothiques), la
longueur de l’édifice n’excéda que d’assez peu les dimensions
couramment appliquées. Peu avant 1080, les clunisiens avaient
été introduits, pour un temps, à Saint-Sernin de Toulouse; ils
avaient pu y constater l’ampleur du chantier de la nouvelle
basilique, qui venait de s’ouvrir : trois cent cinquante-neuf
pieds, soit cent quinze mètres environ de long, une hauteur sous
voûte prévue de vingt-deux mètres cinquante. Cluny ne dépassa
que de peu cette longueur avec ses cent vingt-cinq mètres en
œuvre; le chiffre fut, il est vrai, porté à plus de cent
quatre-vingt-sept mètres par la construction du narthex, qui,
elle, s’éternisa. Il n’est pas possible de préciser si
l’adjonction de ce porche, grand à lui seul comme une église,
résultait du programme primitif, mais elle complétait trop
bellement le plan général pour qu’il soit interdit de le penser.
Les deux innovations les plus audacieuses étaient, d’une part
l’adoption d’un plan en croix archiépiscopale, soit à double
transept, d’autre part l’élévation inusitée de la nef. Comme à
Saint-Sernin, un double collatéral encadrait le vaisseau
principal, que concluait un admirable sanctuaire délimité par
huit colonnes hautes et minces, à chapiteaux magnifiquement
historiés, et entouré par un déambulatoire semi-circulaire sur
lequel étaient greffées cinq absidioles rayonnantes; deux
chapelles de même plan s’élevaient sur chacun des croisillons
des transepts, à l’Est. Quatre forts clochers devaient conférer
à la silhouette extérieure une imposante majesté. Quant à la
voûte, l’adoption de l’arc et du berceau brisés, toute nouvelle
à pareille échelle, permit de la lancer à une hauteur qui jamais
n’avait été atteinte : trente mètres; et sous les clochers, les
coupoles montaient à trente-trois mètres. Par une meilleure
accommodation de la hauteur à la longueur, les architectes
avaient su éviter l’allure de boyau trop allongé que l’église
eût risqué de présenter; et pour remédier à l’effet disgracieux
qu’aurait offert une trop large surface de mur nu au-dessus des
grandes arcades du rez-de-chaussée, ils appliquèrent sur la
paroi une galerie d’arcatures inspirées de l’antique, et qui
l’animaient en y réfléchissant la lumière, comme les murs d’une
cathédrale multiplient et répercutent de travée en travée les
accords du grand orgue.
Chef-d’œuvre de tectonique, l’église de saint Hugues n’était
pourtant pas cette débauche de luxuriance ornementale qu’on a
trop souvent laissé croire. Le moignon du grand transept Sud
encore en place, les rares documents figurés antérieurs à
l’abominable destruction, les reconstitutions stupéfiantes du
professeur américain Conant montrent bien clairement que ses
décors se trouvaient comme noyés et aspirés dans la structure
générale qu’ils avaient mission de souligner, aux emplacements
sensibles, d’un chaud et discret contrepoint. Si hasardeux qu’il
soit d’imaginer aujourd’hui cette superbe figure abolie, on peut
sans témérité penser que les dix chapiteaux du sanctuaire,
sauvegardés par miracle, étaient à la fois les plus beaux et,
semble-t-il, les seuls historiés. Ceux du transept subsistant,
les rares débris exhumés de la nef et, tout récemment encore, du
narthex montrent de superbes réseaux de feuillages, des rosaces
et des médaillons, des thèmes zoomorphiques purement décoratifs.
Le grand portail de la façade lui-même, flanqué de deux petites
portes fort simples, valait plus encore par la sobriété de sa
composition que par sa richesse iconographique. Tel quel, le
portail demeurait très en-deçà des beaux portails ouvragés de
Toulouse, de Moissac, et même de Compostelle, qui lui sont à peu
de chose près contemporains; à plus forte raison, des façades
entièrement sculptées du Poitou et de l’Aquitaine. Les vides et
les champs nus l’emportaient, en fin de compte, largement sur
les surfaces décorées, et ce n’est pas, il faut bien l’admettre
à moins d’injustice ou de parti pris, cette église, dans sa
perfection rationnelle, qui pouvait prêter le flanc aux attaques
qu’un saint Bernard s’apprêtait à porter contre le luxe excessif
des cloîtres.
*
* *
Une entreprise aussi considérable, menée avec une célérité qui
frappa d’admiration tous les contemporains, n’était en tout cas
possible qu’au prix d’énormes dépenses. La congrégation
clunisienne ne manquait certes pas de ressources, mais le
financement ne fut assuré, en définitive, que par l’or espagnol,
régulièrement versé dans les caisses de l’abbaye, puis par les
apports anglais qu’évoque Pierre le Vénérable. Cependant, les
éloges que font de la grande œuvre les biographes de saint
Hugues sont, à proprement parler, accidentels et marginaux. La
leçon générale que tous retiennent de son abbatiat est, pour
ainsi dire, strictement inverse. Les termes qui reviennent le
plus souvent sous leur calame ne sont pas ceux de «grandeur», de
«majesté» ou d’«éclat»; au contraire, le portrait spirituel et
moral qu’ils s’ingénient à brosser glisse insensiblement de la
stature physique, qui, c’est un fait, en imposait, à des traits
de caractère qui sont exactement aux antipodes, et que le
testament spirituel de saint Hugues, trop méconnu, a pourtant
gravés dans l’airain.
Il est bien évident qu’il émanait de la personnalité du grand
abbé un rayonnement tel que ceux qui l’approchaient en étaient
comme soulevés au-dessus d’eux-mêmes. Ce prestige, cependant,
n’était pas le fait de la seule présentation extérieure. Il ne
paraît pas, en particulier, que saint Hugues se fût imposé
jamais par l’éloquence de sa parole; un sermon conservé de lui
sur saint Marcel, évêque de Chalon, est d’une extrême banalité.
Mais il apparaissait à tous que la présence de Dieu vivait en
lui et rayonnait de ses gestes. En 1055, lors d’un séjour
d’Hildebrand à Cluny, le futur pape avait soudain vu le Christ
en personne se tenir debout auprès de l’abbé, comme pour
l’assister dans sa conduite et ses dires. Dix ans plus tard, en
plein concile d’Autun, plusieurs des prélats réunis purent
observer une colombe blanche, signe de l’Esprit-Saint, qui se
posait sur sa tête. Le prodige est à rapprocher du miracle
fameux de saint Grégoire, qu’une colombe blanche avait
pareillement visité tandis qu’il célébrait la messe.
Cette présence spirituelle, que maints indices plus discrets
manifestèrent au long d’un abbatiat de soixante années, suffit à
expliquer que l’abbé de Cluny ait traversé tant d’honneurs sans
en être grisé, y trouvant au contraire le motif d’une humilité
plus ardente encore. On aurait dit qu’il renchérissait sur la
tendresse d’Odilon de Mercœur. Le mouvement de son cœur lui
suggéra de fonder dès les débuts de son abbatiat le premier
monastère féminin de la congrégation. Il avait été frappé, en
effet, de constater combien il était malaisé, pour les femmes
«désireuses de servir Dieu en renonçant à la vie du monde, de
rencontrer ce séjour convenable. Et il lui apparut qu’il ne
déplairait pas à Dieu, mais obéirait au contraire à Sa volonté»,
en leur offrant «la même faculté que des hommes et des pécheurs
avaient pu s’acquérir». Dès 1055, il fondait, sur les terres de
son patrimoine, le prieuré de moniales de Marcigny en Brionnais,
auquel il voua ses meilleurs soins. Au spirituel, il dosa
judicieusement la souplesse et la sévérité des observances; il
n’accepta pas que les religieuses eussent le droit de sortir de
la clôture, de manière qu’à leur retour, disait-il plaisamment,
«elles ne se retrouvent pas semblables de cœur à la femme de
Loth»! Elles observèrent tellement le précepte à la lettre que,
lors d’un incendie qui se déclara quelques années plus tard dans
les locaux du monastère et prit vite une tournure menaçante,
elles se refusèrent obstinément à les quitter; mais il ne
négligea rien pour leur assurer la plus digne demeure, non pas
tant pour leur confort personnel que pour manifester la gloire
de Dieu par les formes extérieures du culte.
A Cluny même, il entendit que l’ensemble des bâtiments
hospitaliers s’ordonnât autour d’une église dont Kenneth Conant
a reconstitué les plans, et qu’il dédia à Sainte Marie, Mère de
Dieu. Il avait en effet pour Elle le même culte filial et
admiratif que ses prédécesseurs. On exposa longtemps près de
l’autel matutinal de la grande abbatiale une statuette mariale
en ivoire, que les flots lui avaient miraculeusement apportée
tandis qu’il s’en revenait de Rome par la voie maritime. Mais de
ces sommets, tous les biographes ont noté que sa charité
s’étendait comme d’instinct aux plus faibles : «Il se penchait,
écrit l’un d’eux, avec d’autant plus d’humilité sur les plus
indigents.» Un prêtre dont Hugues venait de guérir le frère lui
fit un jour, en termes presque identiques, ce splendide hommage,
qui a la concision d’une inscription lapidaire : «Je vois, très
saint père, que l’amour de Dieu dilaté en vous a tant augmenté
le sein de votre miséricorde, que les plus petits y trouvent
place avec les plus grands.» Et l’épitaphe qui fut gravée sur
son tombeau lui décerne les beaux titres d’«espérance des
pauvres» et de «port des malheureux». Ayant remarqué que pour
les novices de l’ordre, la nourriture était mesurée plus
chichement qu’aux profès, il fit abolir cette discrimination
mesquine et injuste : le travail ne leur manque pas plus qu’aux
autres, déclara-t-il; il est normal qu’ils soient nourris de
même!
Il avait la miséricorde spontanée. L’intendant de l’abbaye,
inquiet de ses largesses, qui compromettaient l’équilibre de la
maison, s’entendit rappeler à l’ordre : «Nous n’entrerons pas
dans la cité avant que le champ que nous semons n’ait porté ses
fruits, et ne rende plus qu’il n’aura reçu.» «Il étincelait de
charité», observe le moine Gilon. Chaque dimanche, il lavait
lui-même les pieds des pauvres qui affluaient à l’abbaye. Et il
eut, lui aussi, son miracle du lépreux. En Gascogne, ayant
rencontré sur sa route l’un de ces misérables «exclus», il
l’étreignit de ses mains et le consola. Comme le lépreux
grelottait de froid, le saint abbé se débarrassa de sa pelisse
et l’en vêtit. Aussitôt, rapporte le biographe, le lépreux fut
guéri.
Sa générosité n’avait cependant rien de formaliste, de
théorique, de purement verbal (celle-là est facile), ni, à plus
forte raison, de «publicitaire». Tout cas d’espèce la trouvait
attentive. Ainsi, l’un de ses moines étant tombé lépreux, l’abbé
eut-il la délicatesse de lui faire aménager une petite cellule
spéciale à l’angle de l’infirmerie. La leçon première de cette
vie, qui éclabousse toutes les autres, transparaît des consignes
privées qu’il donnait à l’abbé du monastère clunisien de
Sahagun, lorsque celui-ci fut promu à l’archevêché de Tolède :
«Souvenez-vous de fonder votre vie et votre conduite sur la
piété, l’humilité, la compassion, la largesse : bref, sur la
pratique de toutes les bonnes œuvres, et de vous y confier.» On
la trouve, plus développée encore, dans le triple message
qu’avant de mourir, il tint à adresser à ses chères moniales de
Marcigny, à ses successeurs et à l’ensemble de la congrégation
clunisienne sous la forme d’un testament, le seul après celui de
Bernon, et beaucoup plus explicite encore, qu’ait conservé
l’histoire des grands abbés de Cluny. Aimer Dieu, s’aimer les
uns les autres, pratiquer la bienveillance mutuelle et l’amour,
comme, toute sa vie, il s’était appliqué à le faire, telles
furent ses ultimes consignes.
Il faudrait citer tout au long ce document exceptionnel,
révélateur de la psychologie et de la spiritualité les plus
profondes du bâtisseur de la merveille clunisienne, comme il
l’est aussi, incidemment, de ce qu’il faut bien appeler
l’ambiguïté statutaire de la congrégation, dont il semble,
parvenu au terme de sa course, avoir eu la conscience aiguë. En
peu de lignes, mais d’une densité extrême, tout y est dit, à
commencer par un exemplaire aveu de culpabilité, comme seuls les
plus grands saints sont capables de le formuler, devant la face
de Dieu qui les attend : «Moi, pécheur entre les pécheurs,
coupable et enchaîné durant ma jeunesse que j’ai gaspillée dans
le mal, par toutes sortes d’impuretés, Il a daigné me revêtir de
l’habit de la sainte religion et m’agréger au troupeau de ce
monastère, où nos pères et nos frères m’ont, par une disposition
de Dieu, élu comme berger de ces ouailles. En étais-je pourtant
indigne, et vivais-je dans les lâchetés de l’irréligion! Ai-je
assez protesté! Pour tout dire, ils ont imposé ce fardeau à mon
col.» Mais, dans cet exercice redoutable, il trouve encore à
s’accuser : «Plus s’accroît le chiffre de nos maisons et de nos
religieux, plus m’envahit une lourde crainte, moi pécheur, à
considérer leurs défaillances, à moins que par l’intercession de
vos aumônes et de vos prières, la grande pitié de Dieu ne daigne
concéder merci à mon âme. L’étendue de ma culpabilité se définit
en quelques mots : lié par mes propres fautes, qui sont
nombreuses et lourdes, devrai-je donc, en présence de Dieu,
rendre compte des négligences de tant de ceux qui me furent
confiés?» Sans doute, le reproche principal qu’il s’adresse, et
qu’il considère comme une «défaillance», est de «les avoir tenus
sans fermeté». Ce n’était pas défaut d’autorité; quelques lignes
plus loin, l’explication suprême est donnée en toutes lettres,
et elle est, à proprement parler, confondante : «Selon que Dieu
m’en avait confié le mandat, je me suis appliqué moi-même à vous
aimer : je vous ai traités avec mesure, je vous ai embrassés
comme mes fils chers. Si j’ai, dans l’ordre de cette tendresse,
péché en quelque manière, que Dieu me pardonne.»
«Par le même Dieu et Notre Seigneur», il adressait aux abbés ses
successeurs une adjuration comparable, leur demandant de traiter
«avec bienveillance et charité paternelles ceux qui leur
seraient soumis, de les aimer». Il leur confiait trois des
fondations de l’ordre, parmi les plus fragiles ou vulnérables,
auxquelles ils le savaient particulièrement attaché : Berzé,
Saint-Hippolyte, et surtout le prieuré des moniales de Marcigny,
qui avait un besoin spécial de leurs attentions. A celles qu’il
n’hésite pas à dénommer, avec «une affection paternelle», «ses
très douces filles et sœurs très aimantes», il avait d’ailleurs
adressé préalablement un émouvant message, où il les assurait
que «du jour où, prévenu et assisté par la clémence divine, il
avait fondé ce lieu, il avait ressenti et éprouvé avec la plus
extrême évidence que la propitiation et une pieuse ferveur
régnaient là». Il se réjouissait de l’accroissement des
effectifs, «venus de partout comme un beau troupeau de brebis,
ou comme un essaim de colombes blanches». Il leur enjoignait de
n’accomplir jamais que sous le regard de Dieu les vertus «de
charité, d’humilité, de patience, d’obéissance et de sainte
componction». Une seconde lettre de ton analogue était, outre la
clause testamentaire elle-même, destinée aux abbés qui
viendraient après lui. «Autant qu’il a été en mon pouvoir,
reconnaissait-il, ma sollicitude paternelle et ma bienveillance
ne leur ont pas manqué.» A vous, maintenant, «de vous faire les
suppléants du père et du procureur qu’elles auront perdu […].
C’est à votre miséricorde que j’en appelle à la place de la
nôtre, et c’est votre miséricorde que j’invoque au lieu de la
nôtre […]. Que leur vie soit religieuse, ordonnée, riche
toujours de cette discipline qui n’est pas nécessaire aux femmes
seulement, mais aux hommes» aussi : rappel nécessaire, à la
veille de la première crise grave qui allait secouer la
congrégation sous l’abbatiat du successeur immédiat d’Hugues de
Semur.
Et c’est par une solennelle bénédiction que se concluait cette
véritable «Charte de la Charité clunisienne» constituée par le
testament lui-même. «Que le Dieu Tout-Puissant vous absolve
comme nous-même, de tous vos péchés passés, présents et à venir.
Qu’Il vous absolve, le Père Tout-Puissant, le Fils Tout-Puissant,
l’Esprit-Saint Tout-Puissant, Dieu seul en trois Personnes […].
Par les mérites et les prières de la Très Bienheureuse Marie
Mère de Dieu, des saints apôtres Pierre et Paul, à qui le
pouvoir de lier et de délier a été concédé, par l’intercession
de tous les saints, qu’Il vous conduise, et nous conduise à la
vie éternelle, où nous puissions, vous et moi, les uns pour les
autres, mériter de jouir à jamais de la béatitude. Par la grâce
de Celui qui, étant Dieu, vit et règne dans la perfection de la
Trinité, pour l’infinité des siècles.»
*
* *
La nuit de la Nativité 1108, le dernier Noël qu’Hugues de Semur
célébra sur la terre, il eut une vision de la «Mère de
miséricorde». Le dimanche des Rameaux suivant, Elle revint lui
annoncer que sa mort était proche. Le Jeudi Saint encore, il
tenait chapitre; il présida, le Samedi, à la bénédiction du
cierge pascal. Le mardi de Pâques, il eut une défaillance, et
mourut le mercredi, après avoir reçu le viatique en pleine
lucidité. Son dernier mot fut : Bénédicte. A l’instant de sa
mort, toute l’abbaye fut ébranlée d’un tel fracas, par les
gémissements de douleur des moines, qu’on aurait cru qu’elle
s’effondrait. On exposa son corps «devant l’autel de la douce
Médiatrice : lui, son dévot émérite, tout comme s’il dormait
dans le sein de sa mère». «Notre seule consolation, dit son
biographe, était de savoir que, jamais plus, nous ne manquerions
du suffrage de ses prières.» Et le prieur clunisien de
Saint-Denis de Nogent déclara, peu après, qu’il avait eu la
vision de l’abbé Hugues donnant à son successeur cette dernière
recommandation, qui le résume tout entier : «Gardez les trésors
de l’humilité et de l’innocence; avec miséricorde, pourvoyez aux
nécessités de tous comme si elles étaient les vôtres.»
Humilité, innocence, miséricorde : «Ce qui est grand, observe
encore Gilon, ce n’est pas de ne point posséder de richesses,
mais de les mépriser au nom du Christ.» Grégoire VII aimait à
appeler son ami «le doux tyran», car il le voyait «comme un lion
pour les cruels et comme un agneau pour les doux, sachant
épargner les humbles et châtier les superbes». Un tel
témoignage, de la part de celui qui n’avait pas hésité à le
malmener, parfois si cruellement, ne vaudrait-il plus pour le
temps d’aujourd’hui? Car à ce point, la grandeur n’échappe pas
seulement aux contingences du monde, elle en résout l’amertume
dans un miroitement de lumière et inonde de joie tous ceux
qu’elle touche de son aile. «Maintenant, proclamait Gilon, qui
avait eu le privilège de vivre dans la familiarité de saint
Hugues et en demeurait ébloui, je sais ce que c’est que d’avoir
habité sur cette terre le royaume des cieux.» Par là-même, il
n’est plus du tout excessif de le constater, le Cluny de saint
Hugues avait comblé, bien avant la lettre, l’une des
revendications fondamentales de la génération d’aujourd’hui, si
acharnée à les émettre et les défendre : on veut dire les droits
de l’homme, les vrais, ceux qui ont pour fondement les droits de
Dieu sur la terre, et les devoirs que l’homme est convié à Lui
rendre, afin d’y retrouver, s’il est encore permis de l’espérer,
le trésor perdu de sa paix.
Raymond Oursel :
Vie des saints abbés de Cluny, de Bernon à Pierre le
Vénérable – 910-1156. |