Chapitre premier

Jusqu'à la vingt-sixième année de sa vie, il fut un homme adonné aux vanités du monde et principalement il se délectait dans l'exercice des armes avec un grand et vain désir de gagner de l'honneur.

Et ainsi, se trouvant dans une forteresse que les Français attaquaient (10), et tous étant d'avis qu'ils devaient se rendre à condition d'avoir la vie sauve, parce qu'ils voyaient clairement qu'ils ne pouvaient pas se défendre, il donna tant de bonnes raisons à l'alcalde (11), qu'il le persuada tout de même de se défendre, en dépit de l'opinion contraire de tous les chevaliers, lesquels se réconfortaient à son courage et à son énergie.

Et le jour venu où l'attaque était attendue, il se confessa à l'un de ses compagnons d'armes (13). Après que la bataille eut duré un bon moment, une bombarde l'atteignit à une jambe, la brisant toute. Et comme le boulet passa entre ses deux jambes, l'autre aussi  durement blessée.

Mais quand il fut tombé, ceux de la forteresse se rendirent immédiatement aux Français, lesquels, après s'être emparés de la place, traitèrent fort bien le blessé en se conduisant avec lui courtoisement et amicalement. Et après qu'il fut resté douze ou quinze jours à Pampelune, ils l'emmenèrent dans une litière à son domaine. Là, comme il se trouvait très mal, et qu'on avait appelé tous les médecins et chirurgiens de beaucoup d'endroits, ceux-ci jugèrent que la jambe devait être une nouvelle fois démise et les os placés une nouvelle fois en leurs emplacements, disant qu'ils avaient été mal remis l'autre fois ou qu'ils s'étaient dérangés en cours de route et que pour cette raison il ne pouvait guérir. Et de nouveau se fit cette boucherie, au cours de laquelle, comme pendant toutes les autres qu'il avait traversées auparavant, et qu'il traversa ensuite, il ne prononça jamais un mot et ne montra aucun autre signe de douleur que de serrer beaucoup les poings.

Et son état allait toujours empirant, il ne pouvait plus manger et connaissait les autres défaillances qui ont l'habitude d'être signal de mort.

Le jour de Saint-Jean étant proche, comme les médecins avaient très peu de confiance en son salut, il lui fut conseillé de se confesser. Et alors, après qu'il eut reçu les Sacrements, la veille de Saint-Pierre et Saint-Paul, les médecins dirent que si avant minuit il ne sentait pas d'amélioration, on pouvait le compter pour mort. Le dit malade avait coutume d'être dévot de saint Pierre et ainsi il plut Notre Seigneur et ainsi il plut à Notre Seigneur qu'à minuit même il commençât de se trouver mieux; et l'amélioration fut tellement croissante qu'au-delà de quelques jours on jugea qu'il était hors du péril de mort.

Et tandis que les os commençaient à se souder les uns avec les autres, il lui resta, sous le genou, un os qui chevauchait sur l'autre, à cause de quoi sa jambe restait plus courte; Et l'os à cet endroit se soulevait tellement que c'était chose laide, ce qu'il ne pouvait supporter parce qu'il était décidé o suivre la vie du monde. Il jugeait que cela l'enlaidirait et il demanda aux chirurgiens si l'on pouvait trancher cet os. Eux lui dirent qu'on pouvait bien le trancher mais que les douleurs seraient plus grandes que toutes celles qu'il avait traversées parce que l'os était guéri maintenant et qu'il faudrait du temps pour le trancher. Et cependant il se décida à se martyriser pour son propre goût bien que son frère plus âgé s'épouvantât et déclarât qu'une telle douleur, lui-même n'oserait pas la souffrir; mais cette douleur, le blessé la souffrit avec sa patience habituelle.

Et la chair une fois taillée ainsi que l'os qui était de trop, on veilla à employer des remèdes pour que la jambe ne restât pas si courte, lui appliquant beaucoup d'onguents et l'étirant de façon continue, avec des instruments qui le martyrisèrent de nombreux jours. Mais Notre Seigneur lui redonna la santé et il se rétablit au point d'être en tout le reste en bon état, sauf qu'il ne pouvait guère se tenir sur sa jambe et qu'il était forcé de rester dans son lit. Comme il était vivement porté à lire des livres mondains et pleins de faussetés, qu'on a coutume d'appeler livres de chevalerie, il demanda, se sentant bien, qu'on lui en donnât quelques-uns afin de passer le temps. Mais dans cette maison il ne s'en trouva aucun de ceux qu'il avait l'habitude de lire et alors on lui donna une  Vie du Christ et un livre sur la vie des saints, en castillan (13). En lisant souvent ces ouvrages il s'attachait quelque peu à ce qui s'y trouvait écrit. Mais les laissant de côté, il s'arrêtait parfois pour penser aux choses qu'il avait lues et, d'autres fois, aux choses du monde auxquelles il avait l'habitude, auparavant, de penser. Et parmi les nombreuses vanités qui s'offraient à lui, l'une tenait à tel point son cœur en sa possession qu'il était absorbé, parfois, à y réfléchir deux et trois et quatre heures sans s'en rendre compte, imaginant ce qu'il avait à faire au service d'une certaine dame, les moyens qu'il prendrait pour pouvoir aller jusqu'à la terre où elle était, les pièces de vers, les paroles qu'il lui dirait, les faits d'armes qu'il accomplirait à son service. Et il était si vaniteux de ce projet qu'il ne voyait pas à quel point il lui était impossible de le mener à bien ; parce que cette dame n'était pas de vulgaire noblesse : ni comtesse, ni duchesse mais sa condition était plus haute encore.

Cependant Notre Seigneur le secourait, faisant en sorte que ces pensées fussent suivies d'autres qui naissaient des choses qu'il lisait. Ainsi, lisant la vie de Notre Seigneur et des saints, il s'arrêtait à réfléchir en raisonnant avec soi-même : « Que serait-ce si je faisais ce que fit saint François et ce que fit saint Dominique ? » Et ainsi il méditait sur beaucoup de choses qu'il trouvait bonnes, se proposant toujours des choses difficiles et dures, et, quand il se les proposait, il lui semblait qu'il trouvait, au fond de soi, de la facilité pour les mettre en oeuvre. Le plus souvent son propos intérieur consistait à se dire : « Saint Dominique a fait ceci, eh bien, moi, il faut que je le fasse. » Ces pensées-là duraient, elles aussi, un bon espace de temps, puis d'autres choses l'ayant occupé dans l'intervalle, les pensées relatives au monde prenaient la suite et il s'arrêtait à elles aussi pendant un grand moment. Et cette succession de pensées tellement diverses dura assez longtemps, son esprit s'attardant toujours sur la méditation nouvelle, que ce fût celle des exploits mondains qu'il désirait accomplir ou celle des autres exploits qui s'offraient à son imagination, lesquels étaient de Dieu, jusqu'à ce que, fatigué, il les laissât et fît attention à d'autres choses.
Il y avait toutefois cette différence : quand il pensait à ce qui était du monde il s'y complaisait beaucoup mais quand, lassé, il cessait d'y penser, il se trouvait aride et insatisfait ; en revanche aller à Jérusalem nu-pieds, ne plus manger que des herbes, se livrer à toutes les austérités auxquelles il voyait que les saints s'étaient livrés, non seulement il éprouvait de grands élans intérieurs quand il méditait sur des pensées de ce genre mais même après les avoir quittées il restait satisfait et allègre.

Cependant il ne réfléchissait pas à tout cela ni ne s'arrêtait à soupeser cette différence sauf à partir du moment où ses yeux s'ouvrirent un peu : il se mit alors à s'étonner de cette diversité et à faire réflexion sur elle, saisissant par expérience qu'après certaines pensées il restait triste et qu'après d'autres il restait joyeux, et peu à peu, il en vint à connaître la diversité des esprits qui s'agitaient en lui, l'un du démon, l'autre de Dieu*[*Ce fut le premier enchaînement de propos qu'il fit dans les choses de Dieu et ensuite quand il fit les Exercices c'est d'ici qu'il commença à prendre lumière en ce qui concerne la diversité des esprits ](15).

Ayant acquis de sa lecture une lumière qui était loin d'être faible, il se mit à penser plus franchement à sa vie écoulée et comprit en quelle nécessité il se trouvait de faire pénitence à cause d'elle.

Et alors se proposait à lui le désir d'imiter les saints, non qu'il considérât les circonstances de leur vie, mais il se promettait plutôt de faire, avec la grâce de Dieu, comme ils avaient fait. Ce qu'il désirait surtout c'était d'aller, sitôt guéri, à Jérusalem, comme il a été dit plus haut, en se livrant à autant de contraintes volontaires et d'abstinences qu'un esprit généreux, enflammé de Dieu, a coutume de souhaiter.

Et déjà s'en allaient à l'oubli ses imaginations passées, au profit des saints désirs qu'il avait, lesquels lui furent confirmés par une visitation spirituelle de la manière suivante : étant resté, une nuit, éveillé, il vit clairement une image de Notre-Dame avec le Saint Enfant Jésus et de cette vision, qui dura un notable moment, il reçut une très extraordinaire motion  intérieure et il resta avec un tel écoeurement de toute sa vie passée et spécialement des choses de la chair, qu'il lui sembla qu'on avait ôté de son âme toutes les sortes d'images qui s'y trouvaient peintes. Ainsi, depuis cette heure-là jusqu'en août 1553, où ceci est écrit, il n'eut jamais le plus petit consentement pour les choses de la chair.

Et par cet effet on peut juger que la vision a été chose de Dieu, bien qu'il n'osât pas lui-même le déterminer et qu'il ne fît rien de plus qu'affirmer ce qui est dit ci-dessus (16).[Cette phrase est très révélatrice du jugement prudent que saint Ignace prononce sur ses propres visions et de l'importance qu'il donne à leur «effet».] Mais son frère, comme tous les autres dans la maison, ne fut pas sans connaître par le dehors le changement qui s'était opéré dans son âme intérieurement.

Lui, sans se soucier de rien, persévérait dans sa lecture et dans ses projets. Et le temps qu'il passait avec les gens de la maison il l'employait à parler des choses de Dieu pour le profit de leurs âmes. Comme il avait beaucoup apprécié les livres qu'il avait lus, il lui vint à l'esprit d'en tirer quelques éléments, en résumé, qui lui sembleraient essentiels dans la vie du Christ et des saints. Il se mit de la sorte à écrire un livre avec beaucoup de soin* [*Ce livre compta bientôt trois cent feuilles environ, de format «in quarto».] (il commençait à se lever et à circuler un peu dans la maison), copiant les paroles du Christ à l'encre rouge, celles de Notre Dame à l'encre bleue. Le papier était luisant et rayé et les lettres bien écrites, car il était très bon calligraphe. Une partie de son temps il la passait à écrire, l'autre à faire oraison. Et la plus grande consolation qu'il recevait était de regarder le ciel et les étoiles, ce qu'il faisait souvent et pendant longtemps, parce qu'il éprouvait à cette vue une très grande énergie à servir Notre Seigneur. Il pensait bien des fois à son projet, désirant être déjà tout à fait guéri pour se mettre en chemin.

Et comme il formait des plans sur ce qu'il ferait, à son retour de Jérusalem, pour vivre toujours en pénitence, l'idée s'offrait à lui de se faire admettre dans la Chartreuse de Séville, sans dire qui il était, afin qu'on le traitât en moindre considération et là-bas de ne manger que des herbes. Mais quand, à un autre moment, il pensait de nouveau aux pénitences qu'il désirait accomplir en allant à travers le monde, le désir de la Chartreuse se refroidissait en lui car il craignait de ne pouvoir exercer la haine qu'il avait conçue contre soi-même. Cependant il demanda à un serviteur de la maison qui allait à Burgos, de s'informer sur la règle de la Chartreuse et l'information qu'il reçut à ce sujet lui agréa.

Mais pour la raison dite plus haut et comme il était tout entier absorbé par le voyage qu'il pensait entreprendre sous peu et qu'il ne devait s'occuper de cette affaire qu'après son retour, il n'y prêta pas tellement d'attention. Bien mieux, sentant qu'il avait repris déjà quelques forces, il estima qu'il était temps de partir et il dit à son frère : «Messire, le duc de Najera, comme vous le savez, a appris que je vais bien. Il serait bon que j'aille à Navarrete.» (Le Duc s'y trouvait alors) * [*Son frère se doutait, ainsi que plusieurs, dans la maison, qu'il voulait se livrer à quelque grand changement.] Son frère l'emmena dans une chambre, puis dans une autre et, tout en lui témoignant beaucoup d'admiration, il se mit à le prier de ne pas se jeter à sa perte : qu'il considérât quelle espérance les gens mettaient en lui et à quelle valeur il pouvait atteindre, ajoutant d'autres paroles semblables, toutes l'intention de le détourner du bon désir qu'il avait. Mais la réponse fut de celle sorte que sans s'écarter de la vérité, au sujet de laquelle il avait déjà grand scrupule, ‹ il put, en s'esquivant, prendre congé de son frère.

Chapitre second

Et ainsi, monté sur une mule, il gagna Oñate en compagnie d'un autre de ses frères, et il le persuada en cours de route, d'aller accomplir une veillée à Notre Dame-d'Aranzazu (17). Puis, ayant fait oraison, cette nuit-là, afin d'acquérir des forces neuves pour son chemin, il laissa son frère à Oñate, dans la maison d'une de ses sœurs à qui ce frère voulait rendre visite et lui-même partit pour Navarrete-* [* Depuis le jour où il avait quitté sa terre, il se connaît chaque nuit la discipline.] Et comme il lui revint en mémoire qu'on lui devait un petit nombre de ducats, dans la maison du Duc, il lui parut qu'il serait bien de les percevoir et à cette fin il écrivit un billet au Trésorier. Et le Trésorier lui fit savoir qu'il n'avait pas d'argent. Le Duc ayant appris la chose, lui dit que l'argent pouvait manquer pour n'importe qui mais qu'il n'en manquerait pas pour un Loyola, auquel il désirait donner une bonne lieutenance, s'il voulait l'accepter, à cause du crédit qu'il avait gagné dans le passé. Et il perçut l'argent, en fit parvenir une partie à certaines personnes envers qui il se sentait obligé et consacra l'autre partie à une statue de Notre-Dame qui était détériorée pour qu'on la réparât et l'ornât très bien. Puis, congédiant les deux serviteurs venus avec lui, il partit seul, sur sa mule, de Navarrete, pour Montserrat.

Et dans ce trajet il lui arriva une chose qu'il sera bon d'écrire pour que l'on comprenne comment Notre Seigneur se conduisait avec cette âme, qui était encore aveugle bien qu'elle eût de grands désirs de le servir en toute chose dont la connaissance lui serait donnée : c'est ainsi qu'il était déterminé à faire de grandes pénitences n'ayant plus tellement en vue d'expier ses péchés que d'être agréable à Dieu et lui plaire * [*Il avait une si grande horreur pour ses péchés passés et le désir si vif de faire de grandes choses pour l'amour de Dieu que sans préjuger que ses péchés fussent pardonnés, il ne s'attardait pas beaucoup à s'en souvenir dans les pénitences qu'il entreprenait de faire.] Et alors, quand il se souvenait d'avoir à faire quelque pénitence qu'avaient faite les saints, il projetait de son sentir à la même et, mieux, à davantage. Et, au coeur de ces pensées, il trouvait toute sa consolation non en considérant aucune chose intérieure ni en sachant ce qu'est l'humilité, la charité, la patience, ni en sachant ce qu'est l'humilité, la charité, la patience, ni la discrétion propre à régler et modérer ces vertus, mais toute son intention était d'accomplir de ces grandes oeuvres extérieures parce que les saints en avaient accompli de pareilles pour la gloire de Dieu et il ne considérait aucune des circonstances particulières propres à ces oeuvres des saints.

Donc tandis qu'il allait son chemin, un Maure le rattrapa, monté sur un mulet. Et, se mettant à parler ensemble, ils en arrivèrent à discourir au sujet de Notre-Dame. Le Maure disait qu'il lui semblait en effet que la Vierge avait conçu sans homme ; mais qu'elle ait enfanté en restant vierge, cela il ne pouvait pas le croire et il en donnait pour cause les explications naturelles qui s'offraient à lui. De cette opinion, le Pèlerin, en dépit des nombreux arguments qu'il lui donna, ne put le faire démordre.

Alors le Maure s'élança avec tant de hâte que le Pèlerin le perdit de vue et resta là, à réfléchir sur ce qui s'était passé avec le Maure. Il lui vint alors quelques motions intérieures qui faisaient naître en son âme du mécontentement, car il lui semblait qu'il n'avait pas fait son devoir et qui excitaient aussi son indignation contre le Maure, car il lui semblait qu'il avait mal agi à consentir qu'un Maure eût dit de telles choses sur Notre-Dame, pour l'honneur de laquelle il était obligé de rétablir les choses.

Et ainsi il lui venait des désirs d'aller chercher le Maure et de lui donner des coups de poignard o cause de ce qu'il avait dit. Et, demeurant longtemps dans le combat pour ou contre ces désirs, il resta en fin de compte hésitant, sans savoir ce qu'il était obligé de faire. Le Maure qui s'était élancé lui avait dit qu'il allait dans une localité qui se trouvait un peu plus loin sur le même chemin que le sien, très près du chemin royal (18) mais que le chemin royal ne passait pas par cette localité.

Et alors, lassé d'examiner ce qu'il serait bon de faire et ne trouvant aucune résolution certaine à quoi se déterminer, il décida ceci, à savoir laisser aller sa mule avec les rênes lâches, jusqu'à l'endroit où les chemins se séparaient. Si la mule choisissait le chemin du bourg, il chercherait le Maure et lui donnerait des coups de poignard. Si elle n'allait pas vers le bourg mais prenait le chemin royal, il le laisserait tranquille. Et, tandis qu'il faisait comme il avait décidé, Notre Seigneur bien que le bourg fût à peine à un peu plus de trente ou quarante pas et que à un peu plus de trente ou quarante pas et que le chemin qui y conduisait fût plus large et meilleur, voulut que la mule prît le chemin royal et laissât de côté celui du bourg.

Et arrivant à un grand village, avant Montserrat, il décida d'y acheter le vêtement qu'il avait résolu de porter et avec lequel il irait à Jérusalem. Il acheta donc de la toile, de celle avec laquelle on fait d'habitude les sacs et d'une qualité qui n'est pas de trame serrée et qui a beaucoup de piquants et il en fit faire un vêtement long qui lui tombait jusqu'aux pieds. Il acheta aussi un bâton de pèlerin et une petite gourde et plaça le tout sur l'arçon de sa mule* [*Il acheta également des espadrilles mais il  n'en chaussa qu'une : et cela non pour faire des manières mais parce qu'une de ses jambes était entourée de bandages et se trouvait en assez mauvais état de telle sorte que chaque soir, bien qu'il allât à cheval, il la trouvait enflée. Ce pied-là, il lui parut nécessaire de le garder chaussé.]

Et il s'en fut sur son chemin de Montserrat, songeant, comme il en avait toujours l'habitude, aux exploits qu'il devait accomplir pour l'amour de Dieu. Et comme il avait tout son esprit plein de ces choses qu'on lit dans Amadis de Gaule et dans les livres de ce genre (19), il eut l'idée de certaines choses semblables à celles-là et ainsi il prit la décision de veiller sous les armes toute une nuit, sans s'asseoir ni s'étendre, mais tantôt debout et tantôt à genoux, devant l'autel de Notre-Dame de Montserrat où il avait résolu de déposer ses habits et de revêtir les armes du Christ. Ensuite, parti de ce village, il s'en fut en pensant, selon son habitude, à ses projets. Et arrivé à Montserrat (20) après avoir fait oraison et s'être concerté avec le confesseur, il fit par écrit une confession générale et cette confession dura trois jours.

Et il se concerta également avec le confesseur pour que celui-ci fit recueillir sa mule par le couvent et pour que son épée et son poignard fussent suspendus dans l'église, sur l'autel de Notre-Dame. Et ce fut le premier homme auquel il découvrit sa détermination, car il ne l'avait découverte auparavant à aucun de ses confesseurs.

La veille de la fête de Notre-Dame de mars, la nuit, en l'année 1522, il s'en fut, le plus secrètement qu'il put, chercher un pauvre, en trouva un, se dépouilla de tous ses vêtements et les lui donna. Puis il revêtit son costume désiré et s'en fut s'agenouiller devant l'autel de Notre-Dame et, tour à tour à genoux et debout, son bâton à la main, il passa la nuit entière. Au point du jour il partit, afin de ne pas être repéré, et, non par le chemin direct de Barcelone où il aurait trouvé beaucoup de gens qui l'auraient reconnu et lui auraient rendu honneur, mais il gagna par un détour un village appelé Manrèse (21) où il avait décidé de rester dans un hôpital quelques jours et de noter aussi certaines choses dans son livre qu'il a avec beaucoup de soin et dont il ne se séparait pas, tirant de ce livre grand réconfort. Et s'étant éloigné de Montserrat à la distance d'une lieue il fut rattrapé par un homme qui arrivait avec beaucoup de hâte sur ses traces et qui lui demanda si c'était bien lui qui avait donné des vêtements à un pauvre ainsi que le disait ce pauvre. Il répondit que oui et les larmes lui vinrent aux yeux de compassion pour ce pauvre à qui il avait donné ses vêtements ; de compassion parce qu'il comprit que l'on tourmentait cet homme croyant qu'il les avait volés. Mais pour zélé qu'il se montrât à fuir l'estime, il ne put rester longtemps à Manrèse sans que les gens se missent à dire de grandes choses, leur opinion naissant de ce qu'il avait fait à Montserrat. Sa renommée aussitôt s'amplifia, et l'on disait bien plus qu'il n'y avait : il aurait abandonné tant et tant de rente, etc.

Chapitre troisième

Il demandait à Manrèse l'aumône chaque jour. Il ne mangeait pas de viande, ne buvait pas de vin, même si on lui en donnait. Les dimanches il ne jeûnait pas et si on lui donnait un peu de vin, il le buvait. Comme il avait été très préoccupé de soigner sa chevelure, selon la coutume de ce temps-là, et qu'elle était belle, il décida de la laisser à l'abandon, selon son état naturel,sans la peigner, ni la couper, ni la couvrir d'aucun objet, de nuit ou de jour. Et pour la même raison il laissait pousser les ongles de ses pieds et de ses mains parce qu'il leur avait donné, à eux aussi, autrefois, du soin. Comme il se trouvait dans cet hôpital, il lui arriva maintes fois en plein jour de voir une chose en l'air près de lui, qui lui donnait beaucoup de consolation parce qu'elle était très belle, considérablement belle. Il ne percevait pas bien quelle espèce de chose c'était mais d'un certain point de vue il lui semblait qu'elle avait la forme d'un serpent et que sur elle beaucoup de choses resplendissaient tels des yeux, bien que ce n'en fussent pas. Il se délectait beaucoup et se consolait à voir cette chose et, plus souvent il la voyait, plus grandissait la consolation et quand cette chose disparaissait à sa vue il en souffrait du déplaisir.

Jusqu'à cette époque il avait toujours persévéré comme dans un même état intérieur avec une grande égalité d'allégresse sans qu'il eût aucune connaissance des choses intérieures spirituelles. Pendant les jours que dura cette vision ou peu de temps avant qu'elle ne commençât (car elle dura beaucoup de jours), il lui vint une pensée d'une âpre violence et qui l'importuna : la difficulté de sa vie lui apparut, comme si on lui avait dit, au-dedans de son âme : «Et comment pourras-tu supporter cette vie, pendant les soixante-dix ans que tu as encore à vivre?» Mais à cela il répondait, intérieurement aussi, avec une grande force (comprenant que la question venait de l'ennemi) : « Oh misérable ! Peux-tu me promettre une heure de vie ? »Et ainsi il vainquit la tentation et demeura en paix. Ce fut la première tentation qui lui vint après ce qui a été dit ci-dessus.

Cela se passa tandis qu'il entrait dans une église où il entendait chaque jour la grand-messe et les vêpres et les complies, toutes cérémonies chantées, desquelles il recevait grande consolation, et ordinairement il lisait à la messe la Passion, continuant toujours d'avancer dans sa même égalité d'âme.

Mais peu après la tentation susdite, il se mit à connaître de grands changements dans son âme, se trouvant parfois dans un état de telle fadeur qu'il n'avait de goût ni à prier ni à entendre la messe ni à se livrer à aucune oraison.

Et, d'autres fois, il éprouvait à tel point le contraire et si subitement qu'il avait l'impression que la tristesse et la désolation lui étaient soudain enlevées comme l'on ôte une cape des épaules de quelqu'un.

Et il se mit alors à s'effrayer de ces alternances qu'il n'avait jamais éprouvées auparavant et à se dire en soi-même : « Quelle est cette nouvelle vie que nous commençons à présent ? » En ce temps-là il s'entretenait quelquefois avec des personnes spirituelles qui avaient confiance en lui et qui désiraient lui parler. En effet, bien qu'il n'eût pas connaissance des choses spirituelles, il montrait cependant beaucoup de ferveur dans sa conversation et une grande volonté d'aller de l'avant dans le service de Dieu. Il y avait à Manrèse, en ce temps-là, une femme très vieille par les jours et vieille aussi dans l'état de servante de Dieu. Elle était connue comme telle dans beaucoup de régions de l'Espagne, si bien que le Roi Catholique l'avait une fois appelée auprès de lui pour lui communiquer certaines choses. Cette femme, s'entretenant un jour avec le nouveau soldat du Christ, lui dit : « Oh ! Plaise à mon Seigneur Jésus-Christ qu'il veuille vous apparaître un jour.» Mais lui, effrayé de ce propos, répondit en prenant de  but en blanc la chose: « Pourquoi donc Jésus-Christ devrait-il m'apparaître à moi ?» Il persévérait toujours dans ses confessions et communions de chaque dimanche.

Mais dans fait de ses scrupules. En effet, quoique sa confession générale de Montserrat eût été faite avec beaucoup de diligence et tout entière par écrit, comme il a été dit, cependant il lui semblait parfois qu'il n'avait pas confessé certaines choses et cela lui donnait beaucoup d'affliction. Bien qu'il s'en confessât encore, il ne restait pas satisfait. Alors il se mit à chercher des hommes spirituels capables de lui donner quelque remède à ces scrupules. Mais aucune chose ne l'aidait. À la fin un docteur de la cathédrale, homme spirituel de valeur et qui prêchait dans cette cathédrale lui  dit un jour en confession qu'il devait écrire tout ce dont il pouvait se souvenir. Il fit ainsi et après s'être confessé il fut tout de même assailli de scrupules, chaque fois les choses gagnant en subtilité, de telle sorte qu'il se trouvait très affligé. Et bien qu'il se rendit compte que ces scrupules lui causaient grand dommage et qu'il eût été bon de s'en défaire, il ne pouvait y réussir. Quelquefois il pensait que le remède serait que son confesseur, au nom de Jésus-Christ, lui donnât l'ordre de ne plus avouer aucune des choses passées et il désirait que le confesseur lui donnât cet ordre mais il n'avait pas hardiesse de s'en ouvrir à lui.

Cependant, sans qu'il le lui demandât, le confesseur en vint à lui ordonner de n'avouer aucune des choses passées, sauf s'il y en avait quelqu'une de bien claire.

Mais comme il les tenait toutes pour très claires, il ne profita en rien de cet ordre et il resta ainsi toujours en peine.

En ce temps-là, il demeurait dans une petite chambre que lui avaient donnée les Dominicains dans leur monastère et il persévérait dans ses sept heures d'oraison à genoux, se levant régulièrement à minuit, et continuant tous les autres exercices déjà mentionnés. Mais en tout cela il ne trouvait aucun remède pour ses scrupules et beaucoup de mois avaient passé depuis qu'ils le tourmentaient. Une fois, très affligé par eux, il se mit en oraison et, dans la ferveur de cette oraison, il commença de pousser des cris vers Dieu, à pleine voix, lui disant : « Secours-moi, Seigneur, puisque je ne trouve pas le remède auprès des hommes ni auprès d'aucune créature. Si je pensais pouvoir le trouver, nulle peine ne me serait grande. Montre-moi, Seigneur, où le découvrir. Même s'il me faut suivre à la trace un petit chien pour qu'il me donne le remède, je le ferai.»

Comme il était dans ces pensées, il lui venait à maintes reprises des tentations de grande violence, qui le poussaient à vouloir se jeter dans un grand trou qu'il y avait dans sa chambre et qui était proche de l'endroit où il faisait oraison. Mais sachant que c'était péché que de se tuer il recommençait à crier : "Seigneur, je ne ferai pas de chose qui t'offense." Et il répétait ces paroles, de même que les précédentes, de nombreuses fois. Et il lui vint alors à l'esprit l'histoire d'un saint qui, pour obtenir de Dieu une chose qu'il désirait beaucoup, resta sans manger plusieurs jours jusqu'à ce qu'il l'eût obtenue (22). Il réfléchit à cette histoire un bon moment et à la fin, il résolut d'en faire autant, se disant à soi-même qu'il ne mangerait ni ne boirait tant que Dieu ne le secourrait pas ou tant qu'il ne se verrait pas dans la proximité de la mort. S'il lu arrivait de se voir in extremis, au point que, s'il ne mangeait pas, il lui faudrait mourir bientôt, alors il était résolu à demander du pain et à manger, se figurant que dans une telle extrémité il serait encore capable de demander du pain et d'en manger.

Cela se passa un dimanche après qu'il eut communié et toute la semaine il tint bon, sans mettre dans sa bouche aucune chose, ne cessant de faire ses exercices habituels et d'aller aussi aux offices divins et de faire son oraison à genoux, même à minuit, etc. L'autre dimanche arriva, jour où il devait aller se confesser, et comme il avait l'habitude de dire à son confesseur ce qu'il faisait, très en détail, il lui raconta aussi comment, cette semaine-là, il n'avait rien mangé. Le confesseur lui donna l'ordre de rompre cette abstinence.

Bien qu'il eût encore des forces, il obéit cependant et il se sentit ce jour-là et le jour suivant, libre de scrupules. Mais le troisième jour, qui était le mardi, étant en oraison, il se mit à se rappeler ses péchés, et, les traitant comme un objet qu'on enfile après un autre, il allait en pensée d'un péché du temps passé à un autre péché et il lui semblait qu'il était obligé de les confesser à nouveau. Mais au terme de ces réflexions il lui vint certains violents désirs de l'abandonner. Et c'est alors que le Seigneur voulut qu'il s'éveillât comme d'un rêve. Et comme il possédait déjà quelque expérience de la diversité des esprits, grâce aux leçons que Dieu lui avait données, il se mit à examiner par quels moyens cet esprit lui était venu et il se détermina ainsi avec une grande clarté à ne plus confesser aucune de ses fautes passées. À partir de ce jour-là, il demeura libéré de ces scrupules, tenant pour certain que Notre Seigneur avait voulu le délivrer par sa miséricorde.

En plus de ses sept heures d'oraison, il s'occupait à aider quelques âmes qui venaient le trouver, les entretenant dans les choses spirituelles. Tout le reste du jour dont il disposait, il le consacrait à penser aux choses de Dieu, revenant sur ce qu'il avait médité ou lu ce jour-là. Mais quand il allait se coucher il lui venait maintes fois de grandes connaissances, de grandes consolations spirituelles si bien qu'il avait réservé à dormir ‹ lequel n'était pas considérable. Et, réfléchissant certaines fois à cela, il en vint à penser en soi-même qu'il s'était fixé une certaine longueur de temps pour s'entretenir avec Dieu et qu'il avait, en outre, à sa disposition tout le reste du jour ; du coup il se mit à douter que ces connaissances spirituelles fussent du bon esprit et il en vint à conclure en soi-même qu'il valait mieux y renoncer et dormir pendant le temps destiné au sommeil. Et il le fit.

Il persévérait dans son abstention complète de viande, il s'y tenait ferme et ne pensait en aucune manière à changer, lorsqu'un jour, au matin, après son lever, un morceau de viande se présenta devant lui comme s'il le voyait avec les yeux du corps, sans qu'il eût éprouvé auparavant aucun désir de viande. Et en même temps il lui advint un grand assentiment de volonté pour que dorénavant il en mangeât. Et, bien qu'il se souvînt de son ferme propos d'autrefois, il ne pouvait douter du fait qu'il devait se décider à manger de la viande. Il raconta la chose, dans la suite, à son confesseur et celui-ci lui dit de voir si, par hasard, ce n'était pas là une tentation. Mais lui, après mûr examen, ne put jamais garder le moindre doute là-dessus.

En ce temps-là, Dieu le traitait de la même manière qu'un maître d'école traite un enfant, savoir : en l'enseignant. Était-ce à cause de sa rudesse et de son esprit grossier ou bien parce qu'il n'avait personne qui l'enseignât ou à cause de la ferme volonté que Dieu même lui avait donnée pour le servir, ‹ en tout cas il jugeait clairement, et toujours il a jugé, que Dieu le traitait en effet de cette manière-là et, bien mieux, s'il en doutait, il penserait offenser la Divine Majesté. On peut voir de tout cela un témoignage dans les cinq points qui vont suivre.

Premier point. Il avait beaucoup de dévotion envers la Très Sainte Trinité et chaque jour il faisait oraison aux trois Personnes, chacune prise à part. Et comme il priait aussi la Très Sainte Trinité dans son ensemble il lui venait une réflexion : comment ? Il faisait quatre oraisons à la Trinité? Mais cette réflexion lui donnait peu de souci ou même aucun, telle une chose de peu d'importance. Et comme un jour il priait sur les marches de ce même monastère (de Saint Dominique), récitant les heures de Notre-Dame, son entendement se mit à s'élever, comme s'il voyait la Sainte Trinité sous la figure de trois touches d'orgue ‹ et cela avec tant de larmes et tant de sanglots qu'il ne pouvait se mouvoir. Il prit part ce matin-là à une procession qui sortait du monastère et il ne put retenir ses larmes jusqu'au repas. Après avoir mangé, il ne pouvait plus parler d'autre chose que de la Sainte Trinité, à l'aide de comparaisons nombreuses et avec beaucoup de joie et de consolation. Si bien que pendant toute sa vie il lui est resté cette impression de sentir une grande dévotion toutes les fois qu'il faisait son oraison à la Très Sainte Trinité.

Second point. Une fois devint présente à son entendement, non sans une grande joie spirituelle, la manière dont Dieu avait créé le monde. Il lui sembla voir une chose blanche d'où sortaient des rayons et avec laquelle Dieu faisait de la lumière. Mais ces choses il ne savait pas les expliquer et il ne se souvenait pas non plus tout à fait bien des connaissances spirituelles qu'en ce temps-là Dieu imprimait dans son âme.

Troisième point. Toujours à Manrèse, où il se trouvait depuis une année environ, après avoir commencé d'être consolé par Dieu et après avoir vu le fruit qu'il produisait dans les âmes en s'en occupant, il abandonna les mesures excessives qu'il avait prises auparavant : il se coupa les ongles et les cheveux. Et alors, comme il se trouvait dans cette bourgade, à l'église du monastère, et qu'il entendait dire la messe, un jour, il vit avec les yeux intérieurs, à l'élévation du Corpus Domini, certains rayons blancs qui venaient d'en haut. Et quoiqu'il ne puisse bien expliquer, après tant de temps écoulé, cette vision, cependant, ce qu'il perçut avec clarté dans son entendement, ce fut la manière dont se trouvait, dans ce très saint Sacrement, Jésus-Christ, notre Seigneur.

Quatrième point. À de nombreuses reprises et chaque fois pendant longtemps, il vit avec les yeux intérieurs, tandis qu'il se tenait en oraison, l'humanité du Christ.

L'image qui lui apparaissait était comme un corps tout blanc ni très grand ni très petit mais dont il ne distinguait pas les membres. Cela, il le vit à Manrèse beaucoup de fois : s'il disait vingt ou quarante fois il le vit en étant à Jérusalem et une autre fois en allant à Padoue. Il vit également Notre-Dame sous une forme analogue mais sans distinguer non plus de parties dans cette forme. Toutes ces choses qu'il aperçut le raffermirent alors et lui donnèrent une si grande confirmation dans la foi que souvent il se dit, au fond de soi: même s'il n'y avait pas l'Écriture pour nous enseigner ces choses de la foi, il se déciderait s'il le fallait, à mourir pour elles, et seulement à cause de ce qu'il avait vu.

Cinquième point. Une fois il se rendait, pour sa dévotion, dans une église qui se trouvait à un peu plus d'un mille de Manrèse je crois qu'elle s'appelle Saint-Paul et le chemin longe la rivière. Il marchait donc, plongé dans ses dévotions, puis il s'assit pour un moment, le visage tourné vers la rivière qui coulait en contrebas.

Comme il était assis en cet endroit, les yeux de son entendement commencèrent à s'ouvrir et, sans percevoir aucune vision, il eut l'intelligence et la connaissance de choses nombreuses aussi bien spirituelles que relevant de la foi et de la culture profane (23) et cela avec une illumination si grande que toutes ces choses lui paraissaient nouvelles.

On ne peut exposer clairement les notions particulières qu'il entendit alors, bien qu'elles eussent été nombreuses, sauf qu'il reçut une grande clarté dans l'entendement, de telle sorte que dans tout le cours de sa vie jusqu'à soixante-deux ans passés, s'il récapitule en esprit toutes les aides qu'il a obtenues de Dieu et toutes les choses qu'il a sues, même s'il les réunit en un faisceau, il ne lui semble pas avoir acquis autant de connaissances que cette fois*.[*Et cela fut de telle sorte qu'il resta l'entendement illuminé au point qu'il eut le sentiment d'être comme un autre homme et d'avoir un autre intellect que celui qu'il avait auparavant.]

Après que cela eut duré un bon moment, il alla se mettre à genoux au pied d'une croix qui était toute proche, afin de rendre grâce à Dieu, et là il perçut cette vision qui de nombreuses fois lui était apparue et qu'il n'avait jamais élucidée, à savoir cette chose, décrite plus haut, qui lui semblait très belle, avec beaucoup d'yeux. Mais il vit bien, en étant devant la croix, que cette chose n'avait pas une aussi belle couleur que de coutume. Il eut très claire connaissance, avec un grand assentiment de la volonté, que c'était là le démon.

De nombreuses fois, ensuite, et de longs moments, cela continua d'apparaître, mais lui, en manière de mépris, il le chassait avec un bâton de pèlerin qu'il avait l'habitude de porter à la main.

Étant malade une fois, à Manrèse, il fut, à cause d'une fièvre très forte, sur le point de mourir. Il sentait clairement que son âme allait sortir bientôt de son corps. Il lui vint alors une pensée qui lui disait qu'il était un juste. Il en conçut tant de peine qu'il ne fit plus que la repousser et mettre en avant ses péchés. Et cette pensée l'éprouvait plus que la fièvre elle-même. Il ne pouvait la vaincre en dépit du mal qu'il se donnait. Un peu soulagé de sa fièvre et n'étant plus à toute extrémité, il se mit à pousser de grands cris à l'adresse de certaines dames qui étaient venues le visiter et il leur demanda pour l'amour de Dieu, si jamais elles le voyaient une autre fois à l'article de la mort, de bien vouloir lui clamer à très forte voix: «Pécheur!» afin qu'il pût se rappeler les offenses qu'il avait commises envers Dieu.

Une autre fois, comme il voyageait par mer de Valence en Italie, une forte tempête s'éleva, le gouvernail du navire se rompit et les choses  en vinrent au point qu'à son jugement et à celui de beaucoup de ceux qui voyageaient sur ce bateau, on ne pouvait sans miracle échapper à la mort. À ce moment-là, faisant son examen de conscience et se préparant à mourir, il ne pouvait pas redouter ses péchés ni craindre d'être condamné, mais il éprouvait une grand confusion et une grande douleur, jugeant qu'il n'avait pas bien employé les dons et les grâces que Dieu Notre Seigneur lui avait communiqués.

Une autre fois, en 1550, il se trouva fort mal en point à cause d'une très grave maladie qui, à son jugement et à celui de beaucoup, pouvait bien être la dernière. À ce moment-là, pensant à la mort, il reçut tant d'allégresse et de consolation spirituelle à l'idée d'avoir à mourir, qu'il fondit en larmes. Et cette effusion devint continuelle au point que souvent il cessait de penser à la mort afin de ne pas obtenir tellement de consolation de ce genre.

L'hiver arrivant, il tomba dans une maladie très grave et, pour le soigner, les autorités de la bourgade l'installèrent dans la maison du père d'un homme nommé Ferrera qui, depuis, fut serviteur chez Balthazar de Faria et là on le soigna avec beaucoup de diligence.

De nombreuses dames du premier rang vinrent, à cause de la dévotion qu'elles avaient déjà pour lui, le veiller la nuit. Rétabli de cette maladie il resta cependant très faible et en proie à de fréquentes douleurs d'estomac. C'est pour ces motifs et aussi parce que l'hiver était très froid qu'on le fit se vêtir et se chausser et se couvrir la tête. C'est ainsi qu'il dut prendre deux mantelets bruns de drap très grossier et un bonnet de même tissu en forme de petit béret. À cette époque-là depuis bien des jours il était très désireux de s'entretenir au sujet des choses spirituelles et de trouver des personnes capables d'avoir avec lui ces entretiens. Déjà approchait la date qu'il s'était fixée pour s'en aller à Jérusalem.

Et ainsi, au début de l'année 1523, il partit pour Barcelone afin de s'embarquer. Bien que certains se fussent offerts comme compagnons de route, il voulut aller seul. Tout son propos était de n'avoir que Dieu pour refuge. Un jour, certaines gens le pressaient beaucoup, puisqu'il ne savait ni la langue italienne ni la langue latine, d'emmener de la compagnie. On lui montrait quelle aide il en recevrait et on en célébrait les avantages. Il répondit que même si le fils ou le frère du duc de Cardona se proposaient, il ne partirait pas en leur compagnie. Il désirait s'exercer à trois vertus: la charité, la foi et l'espérance.

S'il emmenait un compagnon, quand il aurait faim, il attendrait de lui une aide et, quand il tomberait, c'est lui qui l'aiderait à se relever. Et de la sorte il se confierait aussi à lui et le prendrait en affection à cause de ces divers égards reçus. Cette confiance, cette affection et cette espérance, il voulait les mettre en Dieu seul. Et ce qu'il disait de cette façon-là, il le sentait dans son cœur. Ayant ces pensées, il désirait s'embarquer non seulement tout seul mais sans aucune provision. Il se mit à négocier son embarquement et il obtint du patron d'un navire qu'il le prît gratuitement, étant donné qu'il n'avait pas d'argent, mais l'autre posa cette quantité de biscuit pour sa subsistance, autrement on ne l'admettrait pour rien au monde.

Comme il cherchait à se procurer ce biscuit, de grands scrupules lui vinrent. « La voilà l'espérance et la foi que tu mettais en Dieu, certain quil ne te manquerait pas? » etc. Et cela avec tant d'efficacité qu'il en éprouvait grande peine. À la fin, ne sachant que faire et comme il voyait de part et d'autre des raisons dignes d'approbation, il décida de se mettre entre les mains de son confesseur. Il lui déclara combien il désirait suivre la perfection en accomplissant ce qui servirait le plus à la gloire de Dieu et quels étaient les motifs qui le faisaient hésiter: devait-il emporter ou non des subsistances? Le confesseur prit ce parti: il quêterait le nécessaire et l'emporterait avec lui. Comme il sollicitait une dame, celle-ci lui demanda pour quelle destination il voulait s'embarquer. Il hésita un peu à le lui dire et finalement il n'osa rien lui répondre sauf qu'il se rendait en Italie et à Rome. Elle, comme effrayée, s'écria: «C'est à Rome que vous voulez allez? Eh bien, ceux qui vont là-bas je ne sais pas comment ils en reviennent!» (Elle voulait dire qu'ils ne tiraient guère profit de leur séjour à Rome en fait de choses spirituelles.) La cause pour laquelle il n'avait pas osé lui dire qu'il allait à Jérusalem était la crainte de la vaine gloire. Cette crainte le tourmentait au point qu'il n'osait jamais dire de quelle terre ni de quelle maison il était. Enfin, ayant obtenu son biscuit, il s'embarqua. Comme il se trouvait sur la plage avec cinq ou six demi-maravédis qui lui restaient sur ceux qu'il avait reçus en quêtant de porte en porte, (parce qu'il avait pris l'habitude de vivre par ce moyen), il les laissa sur un banc qui se trouvait là, près du bord de mer.

Il s'embarqua après être resté à Barcelone un peu plus de vingt jours. Tandis qu'il séjournait encore à Barcelone, avant de s'embarquer, il cherchait à joindre, selon son habitude, toutes les personnes spirituelles qu'il pouvait, même si elles vivaient dans des retraites, loin de la ville, afin de s'entretenir avec elles. Mais ni à Barcelone ni à Manrèse, pendant tout le temps qu'il y resta, il ne put trouver de personnes capables de l'aider autant qu'il le désirait, sauf, à Manrèse, la femme dont il a été parlé plus haut et qui lui avait dit qu'elle priait Dieu pour que Jésus-Christ lui apparût. Celle-là seule lui avait semblé entrer assez avant dans les choses spirituelles. Mais après son départ de Barcelone, il perdit tout à fait cette avidité à chercher des personnes spirituelles.

* * * * *

   10. Ou, plus exactement, les Franco-Navarrais, sous la conduite d'André de Foix. Nous sommes en 1521. François Ier, voulant profiter des difficultés que le mouvement des Communeros suscite au nouveau roi d'Espagne, veut rendre aux d'Albret la partie de leur royaume située au sud des Pyrénées. La ville de Pampelune accueille favorablement les envahisseurs et leur ouvre ses portes. La garnison se retranche dans la citadelle où elle ne peut que se livrer, sur les instances d'Ignace de Loyola, à un « baroud d'honneur » : un duel d'artillerie qui durera une demi-journée.

   11. Il faut distinguer l'alcaide, chef militaire, gardien de forteresse ou de prison, de l'alcalde, juge ou magistrat municipal. L'Alcaide de Pampelune s'appelait Francisco de Herrera. Responsable des opérations militaires, il avait déjà commencé de négocier la reddition de la citadelle avec le général adverse, André de Foix. Ignace de Loyola, chargé de mission par le vice-roi de Navarre, Antonio Manrique de Lara, jouait plutôt le rôle de conseiller politique auprès des hommes d'armes. Il leur demande de résister parce qu'il sait qu'une colonne de secours s'est mise en route pour dégager la ville.

   12. Les chevaliers se confessaient les uns aux autres quand ils n'avaient pas d'aumônier auprès d'eux. C'était là une coutume qui datait du Moyen Âge. La démarche n'avait aucune valeur sacramentelle.

   13. Les deux ouvrages composaient à eux seuls toute la bibliothèque que possédaient les habitants de la ferme-château de Loyola. La Vie du Christ due à Ludolphe le Saxon, un moine chartreux mort en 1377, avait été traduite en castillan par le Franciscain Ambrosio Montesinos et imprimée à  Alcalà de Henares au début du XVIe siècle. Il s'agissait autre que la fameuse Légende dorée, appelée par Jacaques de Varazzo, ou de Voragine, moine dominicain, mort archevêque de Gênes en 1292.

   14. On s'est demandé qui pouvait être cette dame. L'hypothèse la plus vraisemblable est qu'il s'agissait de l'infante Catalina, sœur cadette de Charles Quint, Jeanne la Folle. Elle épousa plus tard Jean III de Portugal.

   15. La note est de Gonçalves da Camara, de même que toutes celles qui suivront en bas de page. On comprend pourquoi le secrétaire a jugé utile d'insérer ici une note : le « discernement des esprits » c'est-à-dire l'art de reconnaître au fond des mois les inspirations qui viennent de Dieu et celles qui viennent de Satan, est devenu en effet une des pièces maîtresses de l'enseignement ignatien, tel qu'on le trouve dans les Exercices spirituels. La meilleure traduction en français des Exercices spirituels a été publiée dans la collection Christus (Ed. Desclée De Brouwer, Paris 1960), avec Introduction et notes, par le R.P. François Courel, S. J.

   16. Cette phrase est très révélatrice du jugement prudent que saint Ignace prononce sur ses propres visions et de l'importance qu'il donne à leur « effet ».

   17. Aranzazu signifie en basque : « Vous êtes dans les épines ? » C'est le cri qu'aurait poussé un berger en apercevant dans un buisson une petite statue de la Sainte Vierge, statue qu'on vénéra bientôt sur place, dans une chapelle bâtie pour l'abriter. Aranzazu est aujourd'hui encore un important lieu de pèlerinage.

   18. El camion real, c'est-à-dire « la grande-route ». Tout l'épisode baigne dans une atmosphère médiévale. La Sainte Vierge est en somme la « dame » que le chevalier veut servir. Incertain sur son devoir, Ignace de Loyola se confie à sa mule : on croyait en effet, au  Moyen Âge, que Dieu guidait, en certaines circonstances, l'instinct des animaux.

   19. À la fin  du livre IV de ce roman de chevalerie espagnol composé par Montalvo en 1508, est décrite la cérémonie au cours de laquelle Esplandian, fils d'Amadis et d'Oriane, est sacré chevalier. Ignace de Loyola s'inspire de cet épisode pour organiser sa propre veillée, non pas d'armes mais de prières.

   20. Célèbre monastère bénédictin de Catalogne, fondé vers le IXe siècle et devenu un lieu de pèlerinage très fréquenté. On y vénérait une statue de la Vierge, toute noire, dite « la Virgen Morena ». Le confesseur auquel saint Ignace s'adressa était un religieux français. Il s'appelait Jean Chanon.

   21. Ce «village», Pueblo, comptait tout de même quatre mille habitants. Manrèse est aujourd'hui une ville industrielle de quarante mille habitants, au nord-ouest de Barcelone. On y trouve beaucoup de souvenirs ignaties, et, notamment, encastrée dans une chapelle de la résidence des Jésuites, la grotte où vécut le saint.

   22. La Légende dorée lui fournissait en effet l'exemple de saint André qui jeûna pour apprendre si l'un de ses pénitents allait être sauvé et de saint Jacques le Mineur qui promit de ne rien manger savant que le Christ ne fût ressuscité.

   23. Cette vision a reçu, dans le langage des biographes de saint Ignace, le titre d'«illumination du Cardoner». La croix au pied de laquelle il est allé s'agenouiller s'appelle la Cruz del Tort. On notera que ces diverses visions ont eu un contenu sensible, imaginatif, extrêmement séduit. Selon les théoriciens de l'expérience mystique, il s'est agi de lumières purement intellectuelles, infuses directement, et qui ont suscité par contre coup des schèmes très rudimentaires dans l'imagination du saint.

   

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