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Chapitre septième
Peu après son arrivée à Salamanque,
comme il faisait oraison dans une église, une dévote le reconnut pour un membre
Le Pèlerin avait pour confesseur à Salamanque un religieux dominicain de Saint Étienne. Dix ou douze jours après son arrivée le confesseur lui dit : « Des Pères de la maison voudraient vous parler. » Il répondit : « Au nom de Dieu, j'irai. ‹ Eh bien, dit le confesseur, il serait bon que vous veniez déjeuner ici dimanche. Mais, je vous en avertis, ils voudront savoir sur vous beaucoup de choses. » Il y alla donc le dimanche avec Calixto. Après le repas, le Sous-Prieur, en l'absence du Père Prieur, s'en fut, en compagnie du confesseur et, je crois, d'un autre Père, dans une chapelle, avec les deux invités. Le Sous-Prieur se mit à leur dire, avec beaucoup d'affabilité, combien les informations qu’ils avaient sur leur vie et sur leurs mœurs étaient bonnes (ainsi donc ils allaient prêchant, à la façon des Apôtres !), mais qu'ils seraient fort aise d'être renseignés sur toutes ces choses de façon plus particulière [1]. Et il commença par demander quelles avaient été leurs études. Le Pèlerin répondit : « De nous tous, c'est moi qui ai étudié le plus », et il leur rendit compte clairement du peu de choses qu'il avait appris et sur quelle médiocre base. « Eh bien, dites-moi maintenant ce que vous prêchez ! ‹ Nous autres, répondit le Pèlerin, nous ne prêchons pas, sauf que nous parlons familièrement, avec quelques personnes, des choses de Dieu, ainsi après le repas, avec certaines gens qui nous invitent. Mais, demanda le Père, de quelles choses de Dieu parlez-vous ? Voilà ce que nous voudrions savoir ! Nous parlons, dit le Pèlerin, tantôt d'une vertu, tantôt d'une autre, et en la louant ; tantôt d'un vice, tantôt d'un autre, et en le réprouvant. ‹ Vous n'êtes pas instruits, sa houppelande à un pauvre prêtre. Le Père dit alors entre ses dents, en signe de désapprobation : « Charitas incipit a seipso [2]. » Mais il faut revenir à l'affaire. Donc, le Sous-Prieur ne pouvant tirer du Pèlerin d'autres paroles que celles-là, lui dit : « Eh bien ! vous resterez ici. Nous saurons faire en sorte que vous nous disiez tout. » Et, sur-le-champ, les Pères se retirent, non sans quelque hâte. Auparavant le Pèlerin avait demandé si son compagnon et lui devaient rester dans cette chapelle, ou, sinon, qu'on leur indiquât où il leur fallait rester. Le Sous-Prieur répondit qu'ils resteraient dans la chapelle. Immédiatement les moines firent fermer toutes les portes et conférèrent, à ce qu'il semble, avec les juges. Cependant les deux compagnons restèrent dans le couvent trois jours sans que rien ne leur fût transmis de la part de la justice. Ils mangeaient au réfectoire avec les moines. Leur chambre était presque toujours pleine de moines qui venaient les voir. Le Pèlerin tenait sans cesse les propos qu'il avait coutume de tenir, si bien qu’entre les visiteurs il se fit comme une répartition ; il y en avait beaucoup qui se montraient affectés par son sort. Au bout des trois jours vint un greffier aussi les emmena en prison. On ne les mit pas avec les malfaiteurs, en bas, mais dans un logement du haut, lequel, étant vétuste et inhabité, se trouvait très sale. On les attacha tous les deux à la même chaîne, chacun par un pied et la chaîne était attachée elle-même à un poteau qui se trouvait au milieu du logis. Elle avait pour longueur de dix à treize palmez [3]. Chaque fois que l'un d'eux voulait faire quelque chose, il fallait que l'autre l'accompagnât. Toute cette nuit-là ils la passèrent à veiller. Le lendemain, quand on apprit dans la ville leur incarcération, on leur fit parvenir à la prison de la literie et tout ce qu'il fallait, en abondance. Et sans cesse beaucoup de gens venaient les visiter et le Pèlerin continuait son ministère en parlant de Dieu, etc. La bachelier Frias vint les interroger chacun à part et le Pèlerin lui donna tous ses papiers c'étaient les Exercices spirituels pour qu'il les examinât. Comme on leur demandait s'ils avaient des compagnons, ils répondirent que oui et dirent où ils étaient. Tout de suite on y alla sur l'ordre du bachelier et l'on amena à la prison Caceres et Arteaga, mais on laissa Juanico lequel, ensuite, se fit moine. Cependant on ne les mit pas en haut comme les autres, mais en bas, où se trouvaient les prisonniers de droit commun. Cette fois le Pèlerin voulut encore moins prendre avocat ni assistant judiciaire. Quelques jours plus tard il fut convoqué devant quatre juges, les trois docteurs Sanctisidoro, Paravinhas et Frias. Le quatrième était le bachelier Frias. Tous avaient déjà vu les Exercies. Ils lui posèrent de nombreuses questions non seulement à propos des Exercices mais sur la théologie, sur les articles, par exemple, de la Trinité, et du Saint Sacrement, pour savoir comment il les comprenait. Il s'excusa d'abord par sa déclaration préliminaire[4]. Cependant, sur l'ordre des juges, il parla, et de telle manière qu’ils ne trouvèrent rien à lui reprocher. Le bachelier Frias qui, en ces sortes de choses, s’était montré toujours plus sévère que les autres lui soumit encore un cas de droit canon. À toutes les questions posées il fut obligé de répondre mais chaque fois il déclarait d’abord qu'il ne savait pas ce que disaient les docteurs sur ces problèmes. Ensuite ils lui enjoignirent d’expliquer le premier commandement comme il avait l'habitude de l'expliquer. Il se mit à le faire et s’y arrêta tellement, dit tant de choses sur le premier commandement qu'ils n'eurent guère envie de lui en demander plus. Auparavant, quand ils lui avaient parlé des Exercices ils avaient beaucoup insisté sur un point, un seul et qui se trouve au début : « Quand une pensée est-elle péché véniel et quand péché mortel ? » Ils s’inquiétaient de le voir, n’étant pas instruit, décider sur ce point. Il leur avait répondu : « Si j’ai dit la vérité ou non, c’est votre affaire de le déterminer. Et si ce n’est pas la vérité, condamnez ce que je dis. » À la fin, sans rien condamner, ils s'en allèrent. Parmi les nombreuses personnes qui vinrent lui parler dans la prison il se trouva un jour don Francisco de Mendoza, maintenant cardinal de Burgos, accompagné du bachelier Frias. Il lui demanda familièrement comment il se trouvait dans cette prison et s’il lui pesait d’être captif. Il répondit : « Je vous dirai ce que j’ai dit aujourd'hui à une dame qui m’adressait des paroles de pitié à me voir détenu : en cela vous montrez que vous ne désirez pas être incarcérée pour l’amour de Dieu. Et puis est-ce que la prison vous paraît être un si grand mal ? Eh bien, moi, je vous assure qu’il n’y a pas à Salamanque d’anneaux de fer et de chaînes en quantité telle que je n’en désire davantage pour l’amour de Dieu. » Il arriva, en ce temps-là, que les internés de la prison s’enfuirent tous et que les deux Compagnons qui se trouvaient avec eux ne s’enfuirent pas. Quand, au matin, ils furent trouvés fuirent pas. Quand, au matin, ils furent trouvés devant les portes ouvertes, eux seuls, sans personne d'autre, cela donna beaucoup d’édification à tout le monde et fit beaucoup de rumeur par la ville. Immédiatement on leur donna tout un palais, qui était proche de là, pour prison. Il y avait vingt-deux jours qu'ils étaient détenus quand on les appela pour entendre la sentence : on n’avait trouvé aucune erreur ni dans leur vie ni dans leur doctrine. Ils pourraient donc faire comme ils faisaient auparavant, enseignant le catéchisme et parlant des choses de Dieu, à condition de ne jamais définir : « cela est péché mortel » ou : « cela est péché véniel », à moins que quatre années ne se soient écoulées, pendant lesquelles ils auraient encore étudié. Cette sentence une fois lue, les juges leur montrèrent beaucoup d’affection, comme s’ils désiraient qu’elle fût acceptée. Le Pèlerin déclara qu’il ne l’accepterait pas, étant donné que, sans le condamner en aucune chose, on lui fermait la bouche afin qu’il n’aidât plus son prochain dans la mesure où il le pouvait. Le docteur Frias qui se montrait très affecté, eut beau insister, le Pèlerin se contenta de dire qu’il ferait ce qu’on lui commandait, tant qu’il se trouverait dans la juridiction de Salamanque. Immédiatement après ils furent tirés de prison et lui, se mit à recommander à Dieu et à méditer la décision qu’il devait prendre. Il trouvait de grandes difficultés à rester à Salamanque. En effet il lui semblait que s’il voulait se rendre utile aux âmes la porte lui était fermée par cette interdiction de définir ce qui relevait du péché mortel ou du péché véniel. Et c’est ainsi qu’il résolut d'aller à Paris pour étudier. Quand le Pèlerin, à Barcelone, se demandait s’il étudierait et combien de temps, tout le problème pour lui était de savoir si, après avoir étudié, il entrerait en religion ou s’en irait à travers le monde. Quand l’idée lui venait d’entrer dans un Ordre, il pensait tout de suite à en choisir un corrompu et peu réformé, voulant y entrer pour en souffrir davantage. Il pensait également que Dieu, sans doute, porterait secours aux moines. Et Dieu aussi lui donnait grande confiance : il supporterait toutes les avanies et injures qu’on lui ferait subir. Au temps de son incarcération à Salamanque, il n’avait pas manqué d’éprouver ces mêmes désirs d’aider les âmes et, dans ce dessein, de poursuivre d'abord ses études, de grouper aussi quelques Compagnon animés de la même intention, tout en conservant ceux qu’il avait. Il convint avec ces derniers, après avoir résolu d’aller à Paris, qu’ils l’attendraient sur place et qu’il partirait seul pour voir s’il trouverait là-bas quelque moyen de leur permettre d’étudier. Beaucoup de personnes importantes insistèrent auprès de lui pour qu’il ne partît pas mais elles ne purent le convaincre. À peine quinze ou vingt jours après sa sortie de prison, il s’en alla, tout seul, en emportant quelques livres sur un petit âne. Quand il fut arrivé à Barcelone, tous ceux qui le connaissaient le dissuadèrent de passer en France à cause des grandes guerres qui s’y livraient. On lui racontait des exemples très précis et on allait même jusqu'à lui dire que l’on embrochait là-bas les Espagnols. Mais jamais il n’éprouva aucune sorte de crainte. Chapitre huitième Et ainsi il partit pour Paris, seul et à pied. Il arriva au mois de février, environ, et, selon ce qu’il me raconta, ce fut en l’année 1528 ou 1527*. [*Tandis qu’il était prisonnier à Alcalà naquit le prince d’Espagne, par là on peut situer dans le temps tous ces évènements, même ceux du passé[5].]. Il s'installa dans une maison où se trouvaient des Espagnols et il alla étudier les Humanités à Montaigu, voici pourquoi : on l'avait fait avancer dans ses études avec tant de hâte qu’il se trouvait fort dépourvu de bases. Il se mit à étudier avec les jeunes enfants selon la méthode et le programme en usage à Paris. En échange d’une lettre de crédit qu'on lui avait donnée à Barcelone, un marchand lui paya, dès son arrivée à Paris, vingt-cinq écus. Il les confia à l'un des Espagnols de l’auberge où il était descendu, lequel, en peu de temps, les dépensa et fut incapable de les rembourser. Aussi le Carême passé, le Pèlerin n’avait plus rien de son pécule, à la fois parce qu’il l’avait entamé un peu lui-même et pour la raison qui vient d'être dite. Il fut contraint de mendier et même de quitter la maison où il habitait. Il fut recueilli à l’hôpital Saint-Jacques au-delà des Innocents[6]. Il en éprouvait une grande incommodité pour ses études parce que l’hôpital était à une bonne distance du collège Montaigu et qu’il lui fallait, pour trouver la porte ouverte, arriver le soir au premier coup de l'Angélus et ne sortir, le matin, qu’au jour. Dans ces conditions il ne pouvait pas fréquenter les cours aussi bien qu’il aurait dû. Il éprouvait aussi une autre gêne du fait qu'il devait demander l’aumône pour substituer. Comme depuis près de cinq ans ses douleurs d’estomac avaient cessé, il s’était remis à pratiquer de plus grandes pénitences et abstinences. Ayant mené quelque temps cette vie d’hôpital et de mendicité et voyant qu’il ne faisait guère de progrès dans ses études, il se mit à réfléchir sur ce qu’il devait faire. Voyant que certains étudiants servaient, dans les collèges, de domestiques à certains régents et avaient le temps d'étudier, il résolut de chercher un maître. Il se livrait en soi-même à une considération et à un projet ‹ où il trouvait consolation ‹ qui étaient d'imaginer que son maître serait le Christ. Et à l’un des écoliers en pension chez ce maître il donnerait le nom de saint Pierre et à un autre celui de saint Jean et ainsi de suite pour chacun des Apôtres. « Quand le maître me donnera un ordre, je penserai que c’est le Christ qui me le donne et quand ce sera un autre je penserai que c’est saint Pierre. » Il mit beaucoup de diligence à trouver un poste de serviteur, il en parla d’une part au bachelier Castro et aussi à un moine du couvent des Chartreux qui connaissait beaucoup de régents, et à d’autres personnes également. Jamais il ne leur fut possible de lui trouver un maître. À la fin, comme il n’avait pas obtenu de solution, un moine espagnol lui suggéra qu’il serait préférable pour lui d’aller chaque année dans les Flandres, d’y perdre deux mois, peut-être moins, afin d'en rapporter de quoi pouvoir étudier tout le reste de l’année[7]. Cette solution, après qu’il l’eut recommandée à Dieu, lui parut bonne. Mettant à profit ce conseil, il rapportait chaque année des Flandres de quoi subsister médiocrement. Une fois il passa en Angleterre et il y recueillit plus d’aumônes que d’habitude ailleurs, les autres années. Revenu pour la première fois des Flandres, il se mit, avec plus d'intensité que de coutume, à se livrer à des entretiens spirituels : il donnait en même temps les Exercices à trois disciples, à savoir à Peralta, au bachelier Castro, qui était en Sorbonne, et à un Biscayen qui était à Sainte-Barbe et qui s’appelait Amador. Tous trois firent de grands changements dans leur vie et tout de suite ils donnèrent tout ce qu’ils avaient à des pauvres, même leurs livres. Ils se mirent à demander l’aumône à travers Paris et ils s’en allèrent loger à l’hôpital Saint-Jacques où le Pèlerin avait habité auparavant et qu’il avait quitté pour les raisons indiquées ci-dessus. Cela fit grand tapage dans l’Université parce que les deux premiers étaient des personnes en vue et très connues. Tout de suite, les Espagnols se mirent à livrer bataille aux deux maîtres et, ne pouvant les convaincre de revenir à l’Université, en dépit de leurs raisonnements et arguments nombreux, ils se rendirent un jour, en force et l’arme à la main, à Saint-Jacques, et ils les tirèrent de l’hôpital. Les ayant ramenés à l’Université ils conclurent avec eux l’arrangement que voici : après qu’ils auront achevé leurs études ils pousseront plus avant la réalisation de leurs projets. Le bachelier Castro se rendit dans la suite en Espagne, prêcha quelque temps à Burgos et se fit moine chartreux à Valence. Peralta partit pour Jérusalem à pied, par un capitaine, un de ses parents ; lequel trouva le moyen de le conduire au pape et fit en sorte qu’on lui ordonnât de retourner en Espagne. Ces faits se passèrent non pas tout de suite mais quelques années plus tard. De grands murmures s’élevèrent dans Paris, surtout parmi les Espagnols, contre le Pèlerin. Notre Maître de Gouvea, disant qu’il avait rendu fou Amador, étudiant de son collège, annonça qu’il prenait la décision suivante : la première fois que le Pèlerin viendrait à Sainte-Barbe, il lui ferait donner une salle en tant que séducteur des écoliers[8]. L’Espagnol en compagnie duquel il avait vécu au début de son séjour et qui avait dépensé son argent sans le rembourser, partit pour l’Espagne, via Rouen. Comme il attendait à Rouen le passage sur un bateau, il tomba malade. Le Pèlerin sut la chose par une lettre que l’autre lui envoya et le désir lui vint d'aller rendre visite au malheureux et de l'aider. Il pensait aussi que dans cette circonstance il pourrait le gagner afin que, laissant le monde, il se livrât tout à fait au service de Dieu. Et pour pouvoir réussir, il eut le désir de faire les 28 lieues qu’il y a de Paris à Rouen, à pied déchaussé, sans manger ni boire. Faisant oraison à ce propos, il se sentait très craintif. À la fin il se rendit à Saint-Dominique et là il résolut d’aller à Rouen de la manière susdite. Déjà s'était dissipée la grande peur qu’il avait eue de tenter Dieu. Le jour suivant, au matin, jour où il devait partir, il se leva de bonne heure et, tandis qu’il commençait de s’habiller, il lui vint une frayeur si grande qu’il avait presque l’impression de ne pouvoir s’habiller jusqu’au bout. En dépit de cette répugnance, il sortit de la maison, et de la ville également, avant qu’il ne fît bien jour. Cependant sa peur durait sans cesse. Elle le poursuivit jusqu'à Argenteuil qui est un bourg à trois lieues de Paris en direction de Rouen et où se trouve, dit-on, la tunique de Notre Seigneur[9]. Ayant traversé ce bourg dans ce tourment spirituel, il monta sur une hauteur et là son angoisse commença de se dissiper. Il lui vint une grande consolation et une énergie spirituelle accompagnées de tant d’allégresse qu’il se mit à crier au milieu des champs et à parler avec Dieu, etc. Il fut hébergé ce soir-là, avec un pauvre mendiant, dans un hôpital, ayant parcouru durant le jour quatorze lieues. Le lendemain il logea dans un hangar à paille. Le troisième jour il arriva à Rouen. Pendant tout ce temps il resta sans manger ni boire et pieds nus, comme il avait décidé. À Rouen, il réconforta le malade et l’aida à s’embarquer pour l’Espagne. Il lui donna des lettres, l’adressant aux compagnons qui étaient à Salamanque, c’est-à-dire Clixto, Cacérès et Arteaga. Pour ne plus avoir à parler de ces compagnons, disons quel fut leur sort : tandis que le Pèlerin était à Paris, il leur écrivait souvent, selon l’accord qu’ils avaient conclu, et il leur avait signalé le peu de commodité qu’il trouvait de les faire venir à Paris pour leurs études. Cependant il imagina d’écrire à Doña Leonor de Mascarenhas [10] d’aider Calixto en lui donnant des lettres pour la Cour du roi de Portugal des lettres pour la Cour du roi de Portugal afin qu'il pût obtenir une des bourses que ce roi donnait pour Paris. Doña Leonor fournit ces lettres à Calixto, lui offrit une mule sur laquelle il pût voyager et une peite somme pour ses dépenses. Calixto alla à la Cour du roi de Portugal mais à la fin il ne se rendit pas à Paris. Il préféra retourner en Espagne et partir ensuite pour les Indes de l’Empereur [11] en compagnie d’une béate. Puis, rentré en Espagne, il repartit pour ces mêmes Indes et revint riche en Espagne, émerveillant, à Salamanque, tous ceux qui l'avaient autrefois connu. Cacérès retourna à Ségovie, qui était sa ville natale, et là, il se mit à vivre de telle façon qu'il semblait avoir oublié son premier projet. Arteaga fut nommé commandeur. Puis, à une époque où la Compagnie de Jésus était déjà fondée à Rome, on lui donna un évêché aux Indes. Il écrivit au Pèlerin qu’il abandonnait cet évêché à un membre de la compagnie. Il lui fut répondu qu’on déclinait son offre. Il partit alors pour les Indes de l’Empereur, devint évêque et mourut là-bas dans des conditions étranges : il était malade, il y avait là deux flacons d’eau tenus au frais, l'un plein d’une eau que le médecin avait prescrite, l’autre plein d'eau de Soliman, un poison. On lui donna par erreur le second, qui le tua. Le Pèlerin revint de Rouen à Paris et apprit que les aventures de Castro et de Peraltra avaient suscité de grandes rumeurs contre lui et que l’Inquisiteur l’avait fait demander. Mais il ne voulut pas attendre. Il s’en alla chez l’Inquisiteur, lui dit qu’il avait su qu’on voudrait, (cet Inquisiteur, lui dit qu’il avait su qu’on le cherchait et qu’il était prêt à tout ce qu’on voudrait, (cet Inquisiteur s’appelait Notre Maître Ori, religieux de Saint-Dominique), mais qu’il le priait d’expédier vite son affaire parce qu’il avait l’intention d’entrer à la Saint-Remi au Cours des Arts. Il désirait que ces choses fussent déjà passées, de manière à pouvoir mieux s'appliquer à ses études. Mais l’Inquisiteur ne le convoqua plus. Il lui dit simplement, ce jour-là, qu'il était vrai qu'on lui avait parlé de ses faits et gestes, etc. À quelque temps de là, vint la Saint-Remi, qui est au début d’octobre, et il entra au Cours des Arts sous un professeur appelé Maître Juan Peña. Il y entra avec l’intention de conserver comme disciples ceux qui s'étaient proposé de servir le Seigneur mais de ne pas chercher à en recruter d'autres, cela afin de pouvoir étudier plus commodément. Comme il avait commencé de suivre les leçons du Cours, les mêmes tentations lui vinrent qui l’avaient assailli à Barcelone quand il étudiait la grammaire : toutes les fois qu’il écoutait la leçon des nombreuses pensées spirituelles qui se présentaient à lui. Voyant que de cette manière-là il faisait peu de progrès dans ses études, il alla trouver son maître et lui promit de ne jamais manquer d’écouter tout son cours tant qu’il pourrait trouver du pain et de l’eau pour subsister. Cette promesse une fois faite, toutes les dévotions qui lui venaient à contre temps l’abandonnèrent et il alla de l’avant dans ses études, tranquillement. À cette époque, il fréquentait Maître Pierre Favre et Maître François Xavier, qu'il gagna ensuite au service de Dieu par le moyen des Exercices. Pendant cette période du Cours on ne le persécutait plus comme auparavant. À ce sujet, le docteur Frago lui dit une fois qu’il s’étonnait de le voir mener une vie si tranquille, sans que personne ne l’importunât. Il lui répondit : « La cause en est que je ne parle à personne des choses de Dieu, mais, le Cours fini, nous retournerons à nos habitudes. » Comme ils s’entretenaient tous les deux, un moine vint demander au Docteur Frago qu’il consentît à lui trouver une maison parce que, dans celle où il avait sa chambre, beaucoup de gens étaient morts, de la peste pensait-il. À cette époque, en effet, la peste avait commencé à Paris. Le Docteur Frago et le Pèlerin voulurent aller voir cette maison et ils emmenèrent avec eux une dame qui s’y connaissait et qui, à peine entrée, affirma que c’était bien la peste. Le Pèlerin voulut entrer aussi et, trouvant là un malade il le réconforta, lui touchant de la main sa plaie. Quand il l’eut consolé et revigoré quelque peu, il s’en alla tout seul. Sa main se mit à lui faire mal, au point qu’il se figurait avoir la peste et cette imagination était si violente qu’il ne put la vaincre, sauf à partir du moment où, avec une grande impétuosité, il mit sa main dans sa bouche, la tournant et la retournant à l’intérieur en disant : « Si tu as la peste à la main, tu l’auras aussi à la bouche. » Et quand il eut fini ce geste son imagination se dissipa ainsi que la douleur à sa main. Mais quand il revint au collège Sainte-Barbe, où il avait sa chambre à cette époque et où il suivait les cours, les gens du collège, qui savaient qu’il était entré dans la maison pestiférée, se mirent à le fuir et ne voulurent pas le laisser entrer. Et de la sorte il fut contraint de vivre quelques jours au-dehors. La coutume veut, à Paris, que les étudiants des Arts, la troisième année, prennent, pour devenir bacheliers, une «pierre», comme ils disent[12]. Et comme il en coûte un écu, beaucoup d’entre eux qui sont pauvres ne peuvent le faire. Le Pèlerin se mit à se demander, plein de doute, s’il serait bon qu'il la prît. Se trouvant très hésitant et sans résolution, il décida de mettre l’affaire entre les mains de son maître lequel lui conseilla de prendre la « pierre » et il la prit. Cependant il ne manqua pas de gens pour murmurer et il y eut au moins un Espagnol qui fit une remarque. À Paris il se trouvait, déjà en ce temps-là, très malade de l’estomac de sorte que tous les quinze jours il avait une douleur qui durait une bonne heure et qui lui faisait venir de la fièvre. Une fois cette douleur dura seize ou dix-sept heures. Il avait terminé le cours des Arts, étudié quelques années en théologie [13] et recruté des compagnons, à cette époque, et la maladie allait toujours de l’avant sans qu’il pût trouver aucun remède, bien qu'il essayât beaucoup. Les médecins lui disaient seulement qu’il ne restait rien d'autre que l’air natal qui pût lui être utile. Les Compagnons [14] eux aussi lui conseillaient la même chose et ils insistèrent vivement. Déjà, à cette époque-là, ils avaient tous délibéré sur ce qu’ils avaient à faire, savoir : aller à Venise et à Jérusalem et dépenser leur vie pour l’utilité des âmes. S’il ne leur était pas donné licence de rester à Jérusalem, ils reviendraient à Rome et se présenteraient au Vicaire du Christ afin qu’il les employât là où il jugerait que ce serait le plus favorable à la gloire de Dieu et utile aux âmes. Ils s’étaient aussi proposés d’attendre un an, à Venise, une occasion d’embarquement. S’il n’y en avait aucune pour le Levant cette année-là, ils seraient délivrés de leur vœu relatif à Jérusalem et ils iraient trouver le Pape, etc. À la fin, le Pèlerin se laissa persuader par les Compagnons, d’autant plus que ceux d’entre eux qui étaient espagnols avaient quelques affaires à régler et qu’il pourrait s’en occuper là-bas. Ils tombèrent d’accord sur ce plan : une fois bien rétabli, il s’en irait régler leurs affaires, ensuite il passerait à Venise et là, il attendrait ses Compagnons. On était alors en 1535 et les Compagnons devaient partir, selon leur pacte, en 1537, le jour de la conversion de saint Paul. Cependant, à cause des guerres qui survinrent, ils s'en allèrent en 1536, en novembre. Le Pèlerin était sur le point de quitter Paris quand il sut par ouï-dire qu'on l'avait dénoncé à l’Inquisiteur et qu'on avait engagé un procès contre lui. En apprenant cela et en voyant qu’on ne le convoquait pas, il s'en alla trouver l'Inquisiteur. Il lui dit ce qu’il avait appris, lui annonça qu’il était sur le point de partir pour l'Espagne et qu’il avait des Compagnons. Il le pria de bien vouloir rendre sa sentence. L'Inquisiteur lui répondit, au sujet de l’accusation, que c’était vrai, ‹ mais qu’il ne lui semblait pas qu'il y eût là quelque chose d’important. Seulement, il voulait voir le manuscrit des Exercices. L'ayant lu, il le loua beaucoup et il pria le Pèlerin de lui en laisser la copie, ‹ ce qui fut fait. Néanmoins le Pèlerin insista de nouveau pour que l'Inquisiteur voulût bien continuer le procès, jusqu'à la sentence. Et comme l'autre s'en excusait, il revint chez lui, en compagnie d'un greffier public et de témoins, et prit acte de tout cela. [1] À cette époque, en Espagne, les « érasmisans » étaient suspects d’hérésie ‹ bien qu’Erasme fût resté toujours dans l’orthodoxie (le Pape voulut même faire de lui un Cardinal) et on les tenait pour aussi dangereux que les Alumbrados, les « illuminés », gens pseudo mystiques qui alliaient parfois à leur souci d’un christianisme intérieur et épuré, non seulement un dédain des prescriptions de l'Église et des rites ‹ ce qui les faisait taxer de luthéranisme ‹ mais encore certains dérèglements d'ordre moral. [2] En latin dans le texte : « La charité commence par soi-même » [3] Le palmo mesurait 21 cm. Donc la chaîne avait entre deux mètres dix et deux mètres soixante-treize de longueur. [4] Celle dont il a été parlé plus haut : il reconnaissait d'emblée qu'il avait peu étudié et qu'il manquait de bases. [5] Le prince d'Espagne, le futur Philippe II, était né le 21 mai 1527. Ignace de Loyola arrive donc à Paris en février 1528. Le collège Montaigu où il s'inscrit se trouvait sur la colline Sainte-Geneviève à peu près à l'emplacement actuel du collège Sainte-Barbe. Calvin y avait étudié. La vieille maison était réputée pour le caractère à la fois sévère et rétrograde du régime de vie et d'étude qui y régnait. [6] Cet hôpital se trouvait près de l’ancien cimetière des Innocents, au nord des Halles de Paris, non loin de la porte Saint-Denis. [7] Il y avait alors beaucoup de riches marchands espagnols installés dans les Flandres. Ignace de Loyola a notamment visité Bruges et Anvers. [8] Ce Diego de Gouvea, principal du collège Sainte-Barbe, appelé « Notre Maître » selon l’usage du temps, étaient très hostile à Ignace de Loyola à cette époque. Plus tard il devint son ami. La « salle » dont il le menace est un châtiment pénible aussi bien pour les omoplates que pour l’amour-propre. Le puni devait traverser le réfectoire entre deux files de régents devait traverser le réfectoire entre deux files de régents armés de badines et qui le frappaient sur les épaules. [9] Cette relique se trouve aujourd’hui encore dans l’église d’Argenteuil. [10] Dame d’honneur de l’impératrice Isabelle. Elle était portugaise. [11] On appelait ainsi les pays d’Amérique conquis par les Espagnols. Les Indes orientales appartenaient aux Portugais. La Mujer spirituel, « la femme spirituelle », à la piété quelque peu illuminée dont parle le texte était la « béate » Catalina Hernandez. Arrivé à Mexico avec elle, Calixto reçut bientôt l’ordre de la quitter et de se vouer à l’apostolat auprès des païens. Il préféra rentrer en Espagne. [12] On ne connaît pas bien le sens de cette formule pigliano una piedra, « ils prennent une pierre ». Il s’agit très probablement d’une sorte de festin que les nouveaux bacheliers devaient offrir à leurs maîtres et à leurs condisciples pour célébrer leur succès. Mais la tradition n’était sans doute pas contraignante puisque saint Ignace se demande à cause de la dépense s’il prendra ou non cette « pierre ». Aucune explication vraiment satisfaisante n’ayant été donnée, il est permis de risquer une hypothèse : cette « pierre » ne devrait-elle pas son nom à un jeu de mots avec pier qui signifiait « boire » dans l’ancienne langue ? Il s'agirait d'un « pot » comme on dit aujourd'hui en argot des Écoles. [13] Saint Ignace obtint un grade universitaire qui correspondait à peu près à notre licence ès lettres. Il commença de préparer son doctorat de théologie au couvent des Dominicains installé alors en haut de l’actuelle rue Saint-Jacques mais il dut s’interrompre, comme il l’expliques mais il dut s’interrompre, comme il l’explique, pour des raisons de santé. Il ne fut jamais docteur. Ses études furent sans éclat mais non sans mérite. [14] Les Compagnons étaient alors au nombre de six. Ils s'appelaient Pierre Favre, François Xavier, Lainez, Salmeron, Rodrigues, Bobadilla. Ils avaient prononcé, avec saint Ignace, leur aîné qu’ils reconnaissaient comme leur maître, un serment dans une petite chapelle sise au flanc de la colline Montmartre, le 15 août 1534. Cette chapelle se trouvait à peu près à l'emplacement où s’élève aujourd'hui le couvent des religieuses auxiliatrices du Purgatoire, rue Antoinette. Le serment dit « vœu de Montmartre » a été l’acte de fondation de la Compagnie. Il est curieux que nulle allusion n’y soit faite dans l’Autographie. Cette omission s'explique : Ignace de Loyola n’a pas éprouvé le besoin de revenir sur cet événement dont les détails étaient encore présents dans toutes les mémoires.
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