PREMIÈRE CONFÉRENCE
DE L’AbbÉ CHEREMON
De la
perfection
CHAPITRE 1
La ville de Thennesus
C'était au temps que nous vivions
en notre monastère de Syrie. Après, avoir reçu les premiers éléments de la foi
et fait quelque profit, nous ressentîmes le désir d'une perfection plus haute,
et résolûmes de gagner incontinent l'Égypte. Nous voulions pénétrer jusqu'au
lointain désert de la Thébaïde, afin d'y visiter le plus grand nombre des saints
dont la renommée par tout l'univers avait répandu la gloire, pressés, si nous ne
pouvions les imiter, d'apprendre au moins à les connaître.
La traversée nous mit à une ville
d'Égypte qui a nom Thennesus. Elle est baignée de toutes parts, soit par la mer,
soit par des lacs salés. N'ayant point de terre qu'ils puissent cultiver, les
habitants s'occupent exclusivement de trafic; toute leur richesse vient du
commerce sur la mer. Tellement, qu'ils sont obligés, lorsqu'ils veulent bâtir,
de faire apporter de loin par leurs vaisseaux la terre qui fait défaut chez eux.
CHAPITRE 2
L'évêque Archebius
Nous arrivions, lorsque la
Providence qui favorisait nos désirs, y fit venir en même temps l'évêque
Archebius.
C'était un homme d'une éminente
sainteté et remarquable entre tous. Après qu'on l’eut arraché du milieu des
anachorètes, pour le faire évêque de Panephysis, il ne laissa pas de demeurer
strictement fidèle, toute sa vie durant, à l'idéal de la vie solitaire. On ne le
vit jamais relâcher rien de sa première humilité, ni se complaire à la dignité
dont il avait été honoré. Si on l'avait appelé à cette charge, ce n'était pas, à
l'en croire, qu'il y fût propre mais plutôt il gémissait d'avoir été chassé du
désert, comme indigne de la vie que l'on y mène, parce que, en trente-sept
années qu'il y était demeuré, il n'avait pas su parvenir à la pureté d'âme que
réclame une profession si haute.
L'élection d'un évêque l'avait
amené ce jour-là à Thennesus. Il nous reçut avec toutes les marques de la plus
tendre charité. Puis, lorsqu'il connut notre désir d'aller, visiter les pères
jusque dans les provinces les plus reculées de l'Égypte. « Venez, nous dit-il,
venez en attendant voir les vieillards qui habitent non loin de notre monastère.
Leur grand âge paraît à leur taille déjà penchée, et la sainteté éclate rien que
dans leur aspect. Leur seule vue vaut pour ceux qui en jouissent de longs
enseignements. Le divin secret que j'ai laissé échapper, hélas ! et ne puis vous
communiquer maintenant qu'il est perdu pour moi, ils vous l'apprendront moins
par leurs paroles que par l'exemple de leur sainte vie. Puissé-je par ce soin
compenser de quelque manière mon indigence ! Si je n'ai pas la pierre précieuse
de l'Évangile, que vous cherchez, je veux du moins vous fournir le moyen de vous
la procurer plus aisément ».
CHAPITRE 3
Description du désert où
demeuraient Cheremon, Nesteros et Joseph
Il prit le bâton et la besace qui
sont coutumiers à tous les moines de ce pays, lors qu'ils entrent en chemin, et
nous conduisit lui-même à sa ville épiscopale.
Le territoire de Panephysis, ainsi
que la plus grande partie de la région avoisinante, si fertile autrefois,
qu'elle fournissait elle seule, à ce qu'on dit, la table du roi, se sont perdus
dans un tremblement de terre. La mer, agitée de violentes secousses, franchit
soudain ses limites, ruina presque tous les villages, et couvrit d'un marais
salé des campagnes jadis opulentes. Ce que chante le psaume en un sens
spirituel : « Il a changé les fleuves en désert et les sources d'eau en un sol
aride, la campagne fertile en plaine de sel, à cause de la malice de ses
habitants », (Ps 106,33-34) est regardé, selon le sens littéral, comme la
prophétie de ce qui arriva alors en ce lieu.
Mais il y avait dans le pays nombre
de bourgs, bâtis sur des éminences. L'inondation, chassant les habitants, en fit
autant d'îles désertes, qui offrent aux saints en quête d'une retraite, la
solitude désirée.
Trois anachorètes parvenus aux
dernières limites de la vie humaine y demeuraient, Cheremon, Nesteros et Joseph.
CHAPITRE 4
L'abbé Cheremon. Excuse qu'il
allègue, pour refuser la conférence que nous lui demandons
Le bienheureux Archebius préféra
nous conduire d'abord auprès de Cheremon, parce qu'il habitait plus proche de
son monastère, et qu'il était aussi plus avancé en âge que les deux autres.
Il avait passé la centième année de
sa vie, et l'esprit seul restait allègre en lui. La vieillesse et l'assiduité à
la prière l'avaient tellement courbé, que, ramené en quelque sorte à la première
enfance, il ne pouvait marcher que les mains pendantes et appuyées sur le sol.
Nous considérions en même temps
l'étonnante beauté de son visage et cette marche singulière, admirant que, tous
ses membres desséchés et comme déjà morts, il ne laissât pas de conserver
toujours la rigueur de sa première austérité.
Humblement, nous lui demandâmes de
nous accorder un entretien et de nous communiquer sa doctrine, protestant que le
désir de connaître les règles de la vie spirituelle faisait tout le sujet de
notre visite. Sur quoi, il poussa un profond soupir : « Quel enseignement,
dit-il, vous pourrais-je donner ? La faiblesse de l'âge, en me forçant de
relâcher la rigueur d'autrefois, m'ôte en même temps la hardiesse de parler.
Comment aurais-je la présomption d'enseigner ce que je ne fais pas moi-même, et
d'instruire les autres à des pratiques où je me vois si peu exact et si tiède ?
C'est pourquoi je n'ai point permis qu'aucun des jeunes solitaires demeurât avec
moi jusqu'à l'âge où je suis, de peur que mon exemple n'eût pour effet de
relâcher l'austérité d'autrui. La parole du maître n'a force et autorité, que si
la vertu de ses actions l'imprime au cœur de celui qui écoute ».
CHAPITRE 5
Notre réponse
Ces paroles nous donnèrent bien de
la confusion. Nous reprîmes : « Il devrait pleinement suffire, en effet, à notre
instruction de considérer le lieu où vous êtes, et la vie solitaire que vous
menez encore à cet âge, alors que la plus robuste jeunesse la peut à peine
supporter. Quand vous vous tairiez d'ailleurs, ces choses parlent assez
d'elles-mêmes. Elles nous touchent profondément. Cependant, nous vous prions de
rompre quelque peu votre silence. Veuillez être assez bon de nous dire ce qui
est nécessaire pour que nous puissions, je ne dis pas imiter, mais admirer du
moins comme elle le mérite, la vertu que nous voyons reluire en vous. Nous
l'avouons, notre tiédeur, qui peut-être vous a été révélée, ne mérite pas la
faveur que nous demandons. Mais vous la devez aux fatigues d'un si long voyage,
qui, du monastère de Bethléem, où l'on ne fait qu'étudier le rudiment, nous a
conduits jusqu'ici, pressés par le désir d'entendre vos leçons et l'amour de
notre progrès ».
CHAPITRE 6
Proposition de l'abbé Cheremon :
Que l'on triomphe des vices en trois manières
Il y a trois choses, dit alors le
bienheureux Cheremon, qui retiennent l'homme de s'abandonner au vice : la
crainte de l'enfer ou des lois terrestres, l'espérance et le désir du royaume
des cieux, l'affection du bien pour lui-même et l'amour des vertus. Nous lisons,
en effet, que la crainte exècre la souillure du mal : «La crainte du Seigneur
hait le mal.» (Pro 8,13). L'espérance aussi ferme l’entrée du cœur au vice, quel
qu'il soit : « Ceux qui espèrent en Lui ne pécheront point » (Ps 33,23). L'amour
enfin n'a pas à redouter la ruine du péché, parce que « la charité ne passe
point », (1 Cor 13,8) « elle couvre la multitude des péchés ». (1 Pi 4,8).
Aussi le bienheureux Apôtre a-t-il
renfermé toute la somme du salut dans la perfection de ces trois vertus :
« Maintenant, dit-il, ces trois choses demeurent, la foi, l'espérance et
l’amour » (1 Cor 13,13).
De vrai, c'est la foi qui fait
éviter la souillure du vice par crainte du jugement futur et des éternels
supplices ; c'est l'espérance qui rappelle notre esprit des choses présentes et,
dans l'attente des célestes récompenses, méprise tous les plaisirs du corps;
c'est la charité qui, nous enflammant d'une sainte ardeur à l'amour du Christ et
à cueillir le fruit des vertus spirituelles, nous inspire une aversion suprême
pour tout ce qui leur est contraire.
Mais, pour une que soit la fin où
tendent ces trois vertus, puisque toutes elles nous appellent à nous abstenir
des choses illicites, elles diffèrent beaucoup d’une de l'autre quant à leur
degré d'excellence. Les deux premières sont proprement humaines; elles se voient
en ceux qui cherchent le progrès, mais n'ont pas encore conçu une affection
véritable pour les vertus. La troisième est particulière à Dieu et à quiconque a
reçu en soi l'image et la ressemblance divine.
Dieu est, en effet, le seul qui
fasse le bien, sans y être invité par la crainte ou par l'espoir d'une
récompense, mais parle par amour de la bonté : « Le Seigneur a tout fait pour
soi-même », dit Salomon (Pro 16,4). Dans la vue de sa bonté, il prodigua
l'abondance de tous les biens aux dignes et aux indignes. Ni les injures ne le
lassent, ni les iniquités des hommes ne le peuvent émouvoir de douleur, bonté
indéfectible, immuable nature.
CHAPITRE 7
Les degrés par où l'on monte
jusqu’aux cimes de l’amour. Stabilité dans l’amour
Donnez-moi une âme qui veut tendre
à la perfection : elle doit laisser le premier degré, qui est celui de la
crainte ; état proprement servile, nous l'avons indiqué, et duquel il est
écrit : « Lorsque vous aurez fait tout ce qu'on vous aura commandé, dites :
Nous sommes des serviteurs inutiles » (Lc 17,10). Qu'elle s'élève par un
progrès continu jusqu'aux voies supérieures de l'espérance.
Celle-ci ne se compare plus à la
condition d'esclave, mais à celle de mercenaire. L'espérance, en effet, attend
la récompense. Certaine d'être pardonnée et sans crainte du châtiment consciente
d'ailleurs des bonnes œuvres accomplies, elle poursuit le prix auquel Dieu S'est
engagé. Mais elle n'est pas encore parvenue à ce sentiment du fils qui, se
confiant en l'indulgence et la libéralité paternelles, ne doute pas que tout ce
qui est à son père ne soit également sien.
Le prodigue de l'Évangile n'ose
plus même aspirer à cette intimité, après qu'il a perdu, avec le bien de son
père, jusqu'à son nom de fils : « Je ne suis plus digne, s'écrie-t-il, d'être
appelé votre fils » (Lc 15,19).
Voyez : il a envié les gousses que
mangeaient les pourceaux, c'est-à-dire le mets sordide du vice ; et on lui
refusait de s'en rassasier. Alors, il est rentré en soi-même. Touché d'une
crainte salutaire, il s'est pris d'horreur pour l'immondicité des pourceaux, il
a redouté les tourments cruels de la faim. Ces sentiments font de lui en quelque
sorte un esclave.
Mais, songeant au salaire dont on
paye les mercenaires, il convoite leur condition, et il dit : « Que de
mercenaires chez mon père ont le pain en abondance ; et moi, je meurs de faim
ici. Je retournerai vers mon père, et lui dirai : Père, j'ai péché contre le
ciel et devant vous; je ne suis plus digne d'être appelé votre fils ;
traitez-moi comme l’un de vos mercenaires » (Ibid. 17-19).
Cependant, le père a bondi à sa
rencontre. Cette parole d'humble repentir que dicte la tendresse, il l'accueille
avec plus de tendresse encore. Non, il ne veut pas accorder à son enfant des
biens d'une moindre valeur ; mais, lui faisant franchir immédiatement les deux
degrés inférieurs, il le restitue dans sa dignité de fils.
Et nous aussi, hâtons-nous de
monter, par la grâce d'une indissoluble charité, à ce troisième degré des fils,
qui regardent comme étant à soi tout ce qui appartient à leur père ; méritons de
recevoir en nous l'image et la ressemblance de notre Père des cieux. Alors, à
l'imitation du Fils véritable, nous pourrons proclamer : «Tout ce qu'a mon Père
est à moi » (Jn 16,15). Paroles dont le bienheureux Apôtre se faisait l'écho,
lorsqu'il disait : « Tout est à vous, et Paul, et Apollo, et Céphas, et le
monde, et la vie, et la mort, et les choses présentes, et les choses à venir :
tout est à vous » (1 Cor 3,22).
C'est le précepte même du Seigneur
qui nous invite à cette ressemblance avec le Père : « Soyez parfaits, dit-il,
comme votre Père céleste est parfait » (Mt 5,48). Dans les degrés inférieurs,
l'amour du bien s'interrompt quelquefois, lorsque la tiédeur, le contentement ou
le plaisir viennent détendre la vigueur de l'âme, et font perdre de vue, sur le
moment, la crainte de l'enfer ou le désir du bonheur futur. Ils constituent
néanmoins comme des échelons dans le progrès, un apprentissage. Après avoir
évité le vice, au commencement, par crainte du châtiment ou l'espoir de la
récompense, il nous devient possible de passer au degré de la charité, où la
crainte ne se trouve plus : « Il n'y a pas de crainte dans l'amour, mais l'amour
bannit la crainte : car la crainte suppose un châtiment, et celui qui craint
n'est pas parfait dans l'amour. Nous donc aimons Dieu, parce qu'il nous a aimés
le premier » (1 Jn 4,18-19). Nul autre chemin, pour nous élever à la perfection
véritable : comme Dieu nous a aimés le premier sans égard à rien d'autre que
notre salut, ainsi devons nous l'aimer uniquement pour son amour.
Efforçons-nous donc avec une ardeur
entière de monter de la crainte à l'espérance, de l'espérance à la charité de
Dieu et à l'amour des vertus. Allons nous établir dans l'affection du bien pour
lui-même, et demeurons-y attachés immuablement, autant qu'il est possible à
l'humaine nature.
CHAPITRE 8
Excellence de l'âme qui s'écarte
du vice par le mouvement de l’amour
Un homme n'éteint en soi les
flammes du vice que par peur de la géhenne ou l'espoir de la rétribution future.
Cet autre se détourne avec horreur du mal et de l'impureté mêmes dans le
sentiment de la divine charité. Il possède le bien de la pureté par le seul
amour et désir de la chasteté. Ses yeux ne cherchent pas dans l'avenir la
récompense promise, mais la conscience qu'il a du bien déjà présent lui est un
profond délice. Il n'a jamais égard au châtiment, et n'agit que pour le bonheur
qu'il trouve en la vertu. Entre les deux, la différence est grande. Le second,
quand bien même il serait sans témoin, n’abusera pas de l'occasion, non plus
qu'il ne laissera profaner son âme par les complaisances secrètes des pensées
mauvaises. L'amour de la vertu a pénétré ses moelles; et loin qu'il donne
accueil en son âme aux influences contraires, tout son être se soulève pour les
rejeter.
En vérité, c'est tout autre chose
d'avoir en haine la souillure des vices et de la chair, parce que l'on goûte le
bien déjà présent, ou, de refréner les convoitises illicites en vue de la
récompense future ; de craindre un dommage actuel, ou de redouter des tourments
à venir. C'est enfin une perfection beaucoup plus grande de ne vouloir pas
s'éloigner du bien pour l'amour du bien lui-même, que de ne pas donner son
consentement au mal par peur de souffrir un autre mal. Dans le premier cas, le
bien est volontaire ; dans le second, il paraît forcé, et arraché de haute lutte
à un refus par la crainte du supplice ou l'appétit de la récompense.
Aussi bien, celui qui ne renonce
aux séductions du vice que par le motif de la crainte, retournera, dès que la
crainte sera évanouie qui faisait obstacle à son penchant, vers l'objet de ses
amours. Pour lui, pas de stabilité dans le bien. Point de repos non plus du côté
de la tentation, parce qu'il n'a point la paix solide et constante que donne la
chasteté. Où règne le tumulte de la guerre, il est impossible d'échapper au
risque d'être blessé. Pour propre que l'on soit à la lutte et vaillant dans le
combat, bien que l'on porte souvent aux adversaires de mortelles blessures, il
est fatal, dès là qu'on est engagé dans la mêlée, que l'on tâte quelquefois du
fer ennemi.
Considérez, au contraire, celui qui
s'est mis au-dessus des attaques du vice et jouit désormais de la sécurité de la
paix, entièrement transformé en l'amour de la vertu. Il demeurera constant dans
le bien auquel il appartient sans partage, parce qu'il n'existe pas, à ses yeux,
de plus sensible dommage qu'une atteinte portée à la chasteté intime de son âme.
La pureté qu'il a présente fait son plus cher et plus précieux trésor, comme le
plus grave des châtiments serait de voir les vertus malheureusement blessées, ou
d'éprouver la souillure empoisonnée du vice. La présence des hommes et la
retenue qu'elle commande n'ajouteront rien à sa modestie, la solitude ne lui
ôtera rien. Partout et toujours, il porte avec soi l'arbitre suprême de ses
actes et de ses pensées mêmes, sa conscience; et toute son étude n'est que de
plaire à ce juge, qu'il sait que l'on ne peut circonvenir, ni tromper, ni
éviter.
CHAPITRE 9
L’amour fait de l'esclave un fils,
et confère en même temps l'image et la ressemblance de Dieu
La confiance au secours divin nous
méritera ces dispositions, non la présomption que nous pourrions concevoir de
nos propres efforts. L'âme qui, les possède sort de la condition servile,
caractérisée par la crainte, et du désir mercenaire de l'espérance, qui
s'attache à la récompense plus qu'à la bonté de Celui qui la donne, pour passer
à l'adoption des fils, où la crainte ne se trouve plus, ni le désir, mais où
règne à jamais la charité qui ne meurt pas.
Ces reproches du Seigneur aux Juifs
montrent bien à qui convient la crainte ou l'amour : « Le fils honore son père,
et l'esclave craint son maître. Si je suis père, où est l'honneur qui me
revient ? Et si je suis maître, où est la crainte qui m'est due ?» (Mt 1,6).
L'esclave craint nécessairement, en effet : si, « connaissant la volonté de son
maître, il agit de manière à encourir le châtiment, il sera battu rudement » (Lc
12,47).
Mais quiconque est parvenu par la
charité à l'image et ressemblance divine, se plaît dorénavant au bien lui-même à
cause du plaisir qu'il y trouve. Il embrasse aussi avec un égal amour la
patience et la douceur. Les manquements des pécheurs n'irritent plus sa colère ;
mais plutôt implore-t-il leur pardon, pour la grande pitié et compassion qu'il
ressent à l'endroit de leurs faiblesses. Ne se souvient-il pas d'avoir éprouvé
l'aiguillon de passions semblables, jusqu'au jour qu'il plut à la divine
miséricorde de l'en délivrer ? Ce ne sont pas ses propres efforts qui l'ont
sauvé de l'insolence de la chair, mais la protection de Dieu. Dès lors, il
comprend que ce n'est pas de la colère qu'il faut avoir pour ceux qui s'égarent,
mais de la commisération; et, dans l'absolue tranquillité, de son cœur, il
chante à Dieu ce verset : « C'est vous qui avez brisé mes chaînes, je vous
offrirai un sacrifice d'action de grâces » ; (Ps 115,16-17) et encore : « Si le
Seigneur n'eût été mon soutien, peu s'en fallait que mon âme n'habitât l'enfer »
(Ps 93,17).
Puis, cette humilité d'esprit le
rend capable d'accomplir le précepte évangélique de la perfection : « Aimez vos
ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, priez pour ceux qui vous
persécutent et vous calomnient » (Mt 5,44). C'est par là que nous mériterons
d'atteindre à la récompense dont il est parlé aussitôt après, l'image et
ressemblance divine avec le titre de fils : « Afin, est-il dit, que vous soyez
les fils de votre Père qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les
bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes »
(Mt 5,3).
Le bienheureux Jean avait
conscience d'être arrivé à cet état, lorsqu'il disait : « La perfection de
l'amour en nous, c'est que nous ayons une confiance assurée au jour du jugement,
parce que tel est Jésus Christ, tels nous sommes aussi dans ce monde » (1 Jn
4,17). Comment la nature humaine, faible et fragile comme elle est, peut-elle
espérer d'être telle que le Seigneur, si ce n'est en étendant aux bons et aux
méchants, aux justes et aux injustes, la charité toujours tranquille de son
cœur, à l'imitation de Dieu, et en faisant le bien pour l'amour du bien
lui-même ? Puisque ce sont justement ces dispositions qui la font parvenir à
l'adoption véritable des fils de Dieu, de laquelle le même apôtre déclare :
« Quiconque est né de Dieu ne commet point le péché, parce que la semence de
Dieu demeure en lui; et il ne peut pécher, parce qu'il est né de Dieu » ; (Ibid.
3,9). « Nous savons que quiconque est né de Dieu ne pèche point, mais la
naissance qu'il a reçue de Dieu le conserve pur, et le Malin ne le touche pas »
(Ibid. ; 5,18).
Ces paroles toutefois ne doivent
pas s’entendre de toutes sortes de péchés, mais seulement des mortels. Pour ces
derniers, si quelqu’un ne voulait s'en retirer ni s'en purifier, saint Jean
déclare en un autre endroit que l'on ne doit même pas prier pour lui : « Si
quelqu'un voit son frère commettre un péché qui ne va pas à la mort, qu'il prie;
et Dieu donnera la vie à ce frère, à tous ceux dont le péché ne va pas à la
mort. Il y a tel péché qui va à la mort ; ce n'est pas pour celui-là que je dis
de prier » (1 Jn 5,16). Au contraire, des péchés qui ne vont pas à la mort, et
dont ceux-là mêmes qui servent fidèlement le Christ ne sauraient être exempts,
quelque circonspects qu'ils soient à garder leur âme, il est ainsi parlé : « Si
nous disons que nous sommes sans péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la
vérité n'est pas en nous » (Ibid. 1,8). « Si nous disons que nous sommes sans
péché, nous faisons Dieu menteur, et sa parole n'est pas en nous » (1 Jn 1,10).
Prenez, en effet, parmi les saints tel qu'il vous plaira, il n'en est point qui
ne tombe fatalement en ces manquements minimes qui se font par paroles, par
pensées, par ignorance et oubli, impulsion, volonté ou distraction, et qui, pour
différer du péché qui va à la mort, ne sont point cependant sans faute ni
reproche.
CHAPITRE
10
Que la perfection de la charité
consiste à prier pour ses ennemis, et à quel signe se reconnaît l'âme qui n'est
pas encore purifiée
Lors donc que quelqu'un sera
parvenu à cet amour du bien et cette imitation de Dieu dont nous avons parlé, il
revêtira les sentiments de longanimité qui furent ceux du Seigneur, et priera
comme lui pour ses persécuteurs : « Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce
qu'ils font » (Lc 23,34).
C'est aussi bien la marque évidente
d'une âme non purifiée encore de la lie des vices, que les fautes du prochain ne
trouvent chez elle, au lieu de la miséricorde et de la compassion, que
l'appréciation rigide d'un juge. Comment atteindre à la perfection du cœur, si
l'on n’a ce qui consomme, au dire de l'Apôtre, la plénitude de la loi : « Portez
les fardeaux les uns des autres, et vous accomplirez la loi du Christ », (Gal
6,2) si l'on ne possède cette vertu de charité qui « ne s'irrite, ni ne s'enfle,
ni ne pense le mal, qui souffre tout, supporte tout » ? (1 Cor 13,4-7). Car « le
juste a pitié des bêtes qui sont à lui, mais les entrailles des impies sont sans
miséricorde » (Pro 12,10).
Le moine, soyez-en sûrs, est sujet
aux mêmes vices qu'il condamne chez les autres avec une sévérité rigoureuse et
inhumaine. « Le roi sévère tombera dans le malheur » (Ibid. 13,17). « Celui qui
ferme l'oreille au cri du pauvre, criera lui-même, et il ne se trouvera personne
qui l'écoute » (Ibid. 21,13).
CHAPITRE
11
Question : Pourquoi dire
imparfaits le sentiment de la crainte et celui de l'espérance ?
GERMAIN. — Ce que vous avez
dit sur le parfait amour de Dieu est d'une éloquence puissante et magnifique.
Une chose cependant, nous trouble beaucoup. Tandis que vous l'élevez si haut,
vous déclarez imparfaites la crainte de Dieu et l'espérance de la rétribution
éternelle. Or, le prophète semble avoir été, sur ce point, d'un sentiment tout
autre : « Craignez le Seigneur, dit-il, vous tous, ses saints, parce que rien ne
manque à ceux qui le craignent » (Ps 33,10). Ailleurs, il avoue s'être exercé à
l'observation des commandements de Dieu dans la vue de la récompense : « J'ai
incliné mon cœur à observer vos commandements à cause de la récompense » (Ps
117,112). L'Apôtre nous dit d'autre part : « C'est par la foi que Moïse, devenu
grand, refusa d'être le fils de la fille du Pharaon, autant mieux être affligé
avec le peuple de Dieu, que de jouir des délices passagères du péché, il
considéra l'opprobre du Christ comme une richesse plus grande que les trésors de
l'Égypte, car il avait les yeux fixés sur la récompense » (Hb 11,24-26).
Se peut-il que l'espérance soit
imparfaite, alors que le bienheureux David se glorifie d'avoir accompli les
commandements divins en vue de la rétribution, et que le Législateur a méprisé,
nous dit-on, l'adoption royale et préféré aux trésors de l'Égypte la plus
cruelle affliction, parce qu'il portait ses regards vers les futures
récompenses ?
CHAPITRE
12
Réponse touchant les divers degrés
qui se rencontrent en la perfection
CHEREMON. — L'Écriture
appelle notre liberté à différents degrés de perfection, selon l'état et la
mesure de chaque âme en particulier. Aussi bien était-il impossible de proposer
à tous uniformément la même couronne de sainteté, parce que tous non plus n'ont
pas la même vertu, ni la même volonté, ni la même ferveur. La parole divine
établit donc, pour ainsi dire, des degrés divers et diverses mesures dans la
perfection.
Nous en avons la marque évidente
dans la variété des béatitudes évangéliques. Heureux ceux a qui appartient le
royaume des cieux ; heureux ceux qui posséderont la terre ; heureux ceux qui
seront consolés ; heureux ceux qui seront rassasiés. Nous croyons néanmoins
qu'il y a bien de la différence entre habiter les cieux et posséder la terre,
quelle qu'elle puisse être ; entre la consolation, et la plénitude et satiété de
la justice; entre ceux qui recevront miséricorde, et ceux qui jouiront de la
très glorieuse vision de Dieu : « Autre est l'éclat du soleil, autre l'éclat de
la lune et autre l'éclat des étoiles ; même une étoile diffère en éclat d'une
autre étoile. Ainsi en est-il pour la résurrection des morts » (1 Cor 15,41-42).
Il est vrai, l'Écriture loue ceux
qui craignent Dieu : « Heureux tous ceux qui craignent le Seigneur » (Ps 127,1)
et leur promet, par ce moyen, la béatitude parfaite. Cependant, elle dit aussi :
« Il n'y a pas de crainte dans l'amour, mais l'amour parfait bannit la crainte;
car la crainte suppose un châtiment, et celui qui craint n'est pas parfait dans
l'amour » (1 Jn 4,18).
De même, c'est une gloire de servir
Dieu : « Servez le Seigneur dans la crainte » (Ps 2,11). « Il est glorieux pour
toi d'être appelé serviteur » (Is 49,6). « Heureux le serviteur que son maître,
à son retour, trouvera agissant de la sorte » (Mt 24,46). Le Seigneur,
toutefois, dit aux apôtres : « Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le
serviteur ne sait pas ce que fait son maître ; mais je vous ai appelés amis,
parce que tout ce que j'ai entendu de mon Père, je vous l'ai fait connaître » ;
(Jn 15,14-15) et de nouveau : « Vous êtes mes amis, si vous faites ce que je
vous commande » (Ibid. 13).
Vous le voyez donc, la perfection
comporte différents degrés. D'un sommet, le Seigneur nous appelle à monter vers
un sommet plus élevé. Celui qui s'est rendu bienheureux et parfait dans la
crainte de Dieu, marchera, comme il est écrit, « de vertu en vertus », (Ps 83,8)
et de perfection en perfection, c'est-à-dire qu'il s'élèvera, dans l'allégresse
de son âme, de la crainte à l'espérance; puis, il entendra de nouveau l'appel
divin l'inviter à un état plus saint encore, qui est l’amour. Celui qui se sera
montre « serviteur fidèle et prudent », (Mt 24,45) passera au commerce intime de
l’amitié et à l'adoption des fils.
C'est dans ce sens qu'il faut
prendre mes paroles. Je n'entends pas dire que la considération des peines
éternelles ou de la bienheureuse rétribution promise aux saints, ne soit de
nulle valeur. Elle est utile, au contraire, puisqu'elle introduit ceux qui s'y
donnent dans les premiers degrés de la béatitude. Mais la charité rayonne d'une
confiance plus pleine et déjà de la joie sans fin. S'emparant d'eux à son tour,
elle les fera passer de la crainte servile et de l'espérance mercenaire à la
dilection de Dieu et à l'adoption des fils. Si l'on peut ainsi parler, de
parfaits qu'ils étaient, elles les rendra plus parfaits encore. « Il y a
beaucoup de demeures dans la maison de mon Père », (Jn 14,2) dit le Sauveur.
Tous les astres brillent au ciel ; toutefois, entre l'éclat du soleil, de la
lune, de Vénus et des autres étoiles, il y a bien de la distance.
Aussi le bienheureux Apôtre
préfère-t-il la charité, non seulement à la crainte et à l'espérance, mais à
tous les charismes, si grands et si merveilleux dans l'estime des hommes; et il
la montre comme la voie excellente entre toutes sans comparaison. Après avoir
achevé la liste des charismes spirituels, il se propose de décrire les
manifestations diverses de la charité. Or, voici comme il commence : « Aussi
bien, je vais vous montrer une voie excellente entre toutes. Quand je parlerais
les langues des hommes et des anges, que j'aurais le don de prophétie,
connaîtrais tous les mystères et posséderais toute science; quand j'aurais la
foi jusqu'à transporter les montagnes, que je distribuerais tous mes biens pour
la nourriture des pauvres et livrerais mon corps aux flammes : si je n'ai
l’amour, tout ne me sert de rien » (1 Cor 12,31).
Rien de plus précieux, vous le
voyez, rien de plus parfait, de plus sublime et, pour ainsi parler, de plus
éternel que la charité. « Les prophéties, elles seront abolies ; les langues,
elles cesseront ; la science, elle prendra fin. Mais l’amour ne passera jamais »
(Ibid. 13,8). Sans elle, les charismes les plus excellents, la gloire même du
martyre se dissipent comme une fumée.
CHAPITRE
13
De la crainte qui naît de la
grandeur de l’amour
Fondé dans la charité parfaite, on
s'élèvera nécessairement à un degré plus excellent encore et plus sublime, qui
est la crainte d'amour.
Celle-ci ne vient pas de la frayeur
du châtiment ni du désir de la récompense; elle naît de la grandeur même de
l'amour. C'est ce mélange de respect et d'affection attentive qu'un fils a pour
un père plein d'indulgence, le frère pour son frère, l'ami pour son ami,
l'épouse pour son époux. Elle n'appréhende ni coups ni reproches; ce qu'elle
redoute, c'est de blesser l'amour de la blessure même la plus légère. En tout
acte, jusqu'en toute parole, on la voit interdite de tendresse, dans l'effroi
que la ferveur de la dilection ne se refroidisse à son égard si peu que ce soit.
Un des prophètes en a bien exprimé la grandeur : «Les richesses du salut,
dit-il, sont la sagesse et la science; mais la crainte du Seigneur en est le
trésor.» (Is 33,6). Il ne pouvait marquer plus évidemment sa dignité ni son
prix, qu'en disant que les richesses de notre salut, ou la vraie sagesse de Dieu
et la science, ne se gardent que par elle. C'est pourquoi ce sont les saints, et
non les pécheurs, que l'oracle du psaume invite à cette crainte : «Craignez le
Seigneur, vous tous ses saints, car rien ne manque à ceux qui le craignent.» (Ps
33,10). Tant il est vrai que rien ne manque à la perfection de qui en est
pénétré.
Quant à la crainte du châtiment, l'apôtre Jean dit clairement : «Celui qui
craint n'est pas parfait dans lÕamour, parce que la crainte suppose un
châtiment.» (1 Jn 4,18).
Ainsi, la distance est considérable entre la crainte à quoi rien ne manque,
trésor de la sagesse et de la science, et la crainte imparfaite. Celle-ci n'est
que «le commencement de la sagesse», (Ps 110,10) et, supposant un châtiment, se
voit bannir du cÏur des parfaits, lorsque survient la plénitude de la charité :
car «il n'y a point de crainte dans l'amour, mais l'amour parfait bannit la
crainte.» (1 Jn 4,18). De fait, si le commencement de la sagesse est dans la
crainte, où sera sa perfection, si ce n'est dans la charité du Christ, laquelle
comprend en soi la crainte de dilection parfaite, et mérite pour ce fait d'être
appelée, non plus le commencement, mais le trésor de la sagesse et de la science
?
Donc il y a dans la crainte deux degrés. Le premier se remarque chez les
commençants, qui tremblent encore servilement sous le joug. C'est d'eux qu'il
est dit : «Le serviteur craindra son maître;» (Mal 1,6) et, dans l'Évangile :
«Je ne vous appelle plus serviteurs, parce que le serviteur ne sait pas ce que
fait son, maître.» (Jn 15,14). Il est dit encore ailleurs, comme une suite de
cet état : «L'esclave ne demeure pas toujours dans la maison; mais le fils y
demeure toujours.» L'Écriture veut par là nous persuader de passer de la crainte
du châtiment à la pleine liberté de la charité, et à la confiance qui est le
propre des amis et des fils.
Écoutez encore le bienheureux Apôtre. Il a dépassé jadis, par la vertu de la
charité divine, ce degré de la crainte servile. Et maintenant, il proclame, avec
une sorte de mépris pour cette vertu inférieure, qu'il a été enrichi de dons
plus magnifiques : «Ce n'est pas un esprit de crainte que Dieu nous a donné,
mais un Esprit de force, d'amour et de modération.» (2 Tim 1,7). Puis, il
exhorte ceux qui brûlent pour le Père céleste de la dilection parfaite, et que
l'adoption divine d'esclaves a rendus fils : «Vous n'avez pas reçu un Esprit de
servitude, pour être encore dans la crainte; mais vous avez reçu un Esprit
d'adoption, en qui nous crions : Abba ! Père !» (Rom 8,15).
C'est aussi de la crainte d'amour que parle le prophète, lorsqu'il décrit
l'Esprit septiforme qui devait descendre sur l'Homme-Dieu en vertu de
l'Incarnation : «Sur lui, dit-il, reposera l'Esprit du Seigneur : Esprit de
sagesse et d'intelligence, Esprit de conseil et de force, Esprit de science et
de piété,» (Is 11,2) puis, à la fin, comme le couronnement de tous ces dons :
«Et l'Esprit de crainte du Seigneur le remplira.» (Ibid. 3). Sur quoi, il
importe avant tout de bien considérer qu'il ne dit pas : «L'Esprit de crainte
reposera sur lui,» comme il avait fait pour les autres, dons, mais : «L'Esprit
de crainte le remplira.» Cet Esprit s'épanche, en effet, avec une telle
abondance, que, lorsqu'il s'est emparé d'une âme, il la possède tout entière.
C'est logique. Ne faisant qu'un avec la charité qui ne passera jamais, non
seulement il remplit, mais il possède inséparablement et pour toujours celui
dont il s'est emparé, sans que les complaisances de la joie ou des plaisirs
d'ici-bas le puissent diminuer : ce qui arrive plus d'une, fois à la crainte que
bannit lÕamour.
Telle est la crainte des parfaits dont fat rempli lÕhomme-Dieu qui n'était pas
venu seulement pour nous racheter, mais devait aussi nous donner dans sa
personne le type de la perfection et l'exemplaire des vertus.
Quant à la crainte servile du châtiment, vrai Fils de Dieu comme il était, «qui
ne commit pas le péché, et dont la bouche ignora la ruse», (1 Pi 2,22) il ne
pouvait l'avoir.
CHAPITRE
14
Question sur la chasteté consommée
GERMAIN. — Vous nous avez
entretenus de la charité parfaite; nous voudrions maintenant vous interroger
librement sur la chasteté consommée. Car nous ne doutons pas que ces hauteurs
sublimes d'amour, par où l'on s'élève, ainsi que vous l'avez montré jusqu'à
présent, à l'image et ressemblance divine, ne puissent en aucune façon exister
sans la perfection de la chasteté. Mais cette vertu peut-elle être si constante,
que l'intégrité de notre cœur n’ait jamais à souffrir des séductions de la
concupiscence ? Vivant dans la chair, pouvons-nous rester si éloignés des
passions charnelles, que nous n'en ressentions jamais les atteintes ?
CHAPITRE
15
Cheremon diffère l'explication
demandée
CHEREMON. — Ce serait la marque de
la plus haute béatitude et d'un mérite singulier, de s'entretenir constamment de
la charité qui nous unit au Seigneur, soit pour l'apprendre, soit pour
l'enseigner. Nos jours et nos nuits, selon le mot du psalmiste, se consumeraient
à la méditer; et nos âmes, dévorées d'une faim et d'une soif insatiables de la
justice se nourriraient sans cesse de ce céleste aliment.
Mais nous avons un corps aussi, qui est une pauvre bête de somme. Il y faut
songer, comme notre Sauveur nous en prévient si charitablement, de peur qu'il ne
défaille en chemin, «car l'esprit est prompt, mais la chair est faible.» (Mt
26,41).
Prenons donc la peine de lui donner quelque nourriture. Le corps étant refait,
l'esprit sera aussi plus appliqué à la question que vous désirez examiner.
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