LIVRE 4

INSTITUTIONS RELATIVES À CEUX QUI EMBRASSENT LE RENONCEMENT

CHAPITRE 1


De l'institution de ceux qui embrassent le renoncement; et comment se fait, à Tabenne et chez les Égyptiens, l'initiation de ceux que l'on accueille dans les monastères.

De la règle qui doit s'observer dans les monastères, touchant les oraisons et les psaumes des assemblées de jour, nous passons, comme aussi bien l'ordre même de notre exposé, nous y invite, à l'institution de celui qui embrasse le renoncement. Je m'appliquerai sur toutes choses à dire le plus brièvement qu'il se pourra les conditions mises à l'accueil de ceux qui veulent se convertir à Dieu; et dans cette vue, je mêlerai certains éléments des règles égyptiennes à d'autres que j'emprunterai des règles de Tabenne. Ce monastère est situé dans la Thébaïde. Autant il l'emporte par le nombre sur tous les autres, autant il leur est supérieur par la rigueur de l'observance. Plus de cinq milles frères' y sont gouvernés par un unique abbé, et cette multitude reste toute la vie soumise a son ancien dans une telle perfection d'obéissance, que, supposé chez nous un supérieur avec un seul moine, ni celui-ci ne pourrait la pratiquer, ni celui-là l'obtenir même pour peu de temps.

CHAPITRE 2

Comment, chez eux, on persévère dans les monastères de cénobites jusqu'à l'extrême vieillesse.

Comment une si longue persévérance, humilité et sujétion est-elle possible ? Quelle institution sait la former au coeur des moines et les faire demeurer dans la vie commune jusqu'à la décrépitude de l'âge ? Voilà le point qu'il nous faut toucher avant tout, me semble-t-il. Il y a là une vertu si éminente, que je ne me souviens pas d'avoir vu personne s'y tenir une année entière, après de son entrée dans nos monastères. Mais, connaissant les principes de leur renoncement, il nous sera aisé de comprendre que, bâti sur de tels fondements, l'édifice de la perfection ne pouvait que s'élever jusqu'aux faîtes les plus sublimes.

CHAPITRE 3

Comment on éprouve celui qui se présente pour être reçu dans le monastère.

Si quelqu’un manifeste l'ambition d'être reçu à la vie monastique, on ne l'admet pas avant qu'il ait fourni la preuve de sa persévérance, de son désir, de son humilité en même temps et de sa patience, en faisant sentinelle à la porte pendant dix jours et plus. Prosterné aux genoux des frères qui passent, chacun s'applique à le rebuter et le mépriser, comme un homme qui souhaite d'entrer dans le monastère, non par un motif de religion, mais par nécessité. Avec cela, on le charge d'injures et dé reproches. Lorsqu'il a donné de la sorte la mesure de sa constance, et déclaré quel il sera dans les épreuves par sa patience à souffrir les opprobres, assuré désormais de la flamme qui brûle dans son coeur, on l'accueille enfin. Mais c'est pour s'enquêter avec la plus extrême diligence, s'il ne lui reste pas, telle une peste attachée à sa personne, un seul denier de son avoir. Ils savent qu'il ne pourrait demeurer longtemps sous la discipline du monastère, ni acquérir la vertu d'humilité et d'obéissance, ou se tenir content de leur vie pauvre et austère, s'il gardait par dévers soi le moindre pécule; mais à la première émotion et pour n'importe quel sujet, animé par la confiance de cette mince ressource, il fuirait sur-le-champ, comme la pierre d'une fronde.

CHAPITRE 4

Pourquoi l'on ne permet point à ceux qui sont accueillis dans le monastère, de rien apporter avec soi.

Ils ne consentent même pas à recevoir de son argent, pour subvenir aux besoins de la communauté. D'abord, pareille offrande lui donnerait peut-être de la hardiesse et de l'enflure; et il ne daignerait plus traiter d'égal à égal avec les frères plus pauvres. Puis, avec de tels sentiments, il ne serait plus question de condescendre à l'humilité du Christ. Impossible de persévérer sous la discipline monastique. Mais, ce qu'il aurait, apporté au principe de son renoncement et dans tout le feu de sa ferveur, un esprit sacrilège ne le pousserait-il pas, une fois sorti et tombé dans la tiédeur, à tout mettre en oeuvre pour le recouvrer, pour l'exiger même, non sans causer du tort au monastère ?
Plus d'une expérience est venue leur apprendre la nécessité absolue d'observer cette règle. En d'autres monastères moins circonspects, on a accueilli tout droitement certains candidats; et, après que ce qu'ils avaient apporté était dépensé pour le service de Dieu, ils n'ont pas craint de le réclamer, et de jeter ainsi l'outrage à Dieu Lui-même.

CHAPITRE 5

Pourquoi les novices, à leur entrée dans le monastère, déposent leurs vêtements, pour en recevoir d'autres de l'abbé.

Chacun, à son entrée, est donc dépouillé de tout ce qu'il a. On ne lui permet même pas de conserver l'habit dont il est couvert. Mais on le conduit au milieu de l'assemblée des frères; là, on lui enlève ses vêtements, et il est revêtu par les mains de l'abbé d'habits appartenant au monastère.
Cet acte est destiné à lui l'aire comprendre qu'il n'est pas seulement dépouillé de tous ses biens d'autrefois, mais qu'il a déposé le faste mondain et s'est abaissé à la pauvreté et indigence du Christ. Désormais, il ne demandera plus sa subsistance à des richesses acquises par les moyens du siècle ou mises en réserve de son infidélité d'antan, mais il recevra la solde de son service dans les saintes et pieuses distributions du monastère. C'est de là qu'il tiendra dorénavant le vivre et le vêtement; et il doit apprendre à la fois à ne rien avoir et néanmoins à ne s'inquiéter pas du lendemain, selon la parole de l’évangile. Qu'il ne rougisse pas non plus d'être mis au niveau des pauvres, c'est-à-dire du corps des frères : le Christ n'a pas rougi d'être compté parmi eux ni de se dire leur frère. Mais plutôt qu'il se glorifie d'avoir pris rang parmi les familiers du Seigneur.

CHAPITRE 6

Pourquoi les vêtements portés par les novices à leur entrée dans le monastère, sont conservés par l'économe.

Les vêtements qu’il a déposés sont remis à l'économe et gardés en réserve, jusqu'à ce qu'ils aient reconnu évidemment, par diverses épreuves, la réalité de son progrès, le mérite de sa vie, la qualité de sa patience. S'ils voient avec le temps qu'il pourra demeurer chez eux et persister dans la même ferveur avec laquelle il a commencé, ils tout largesse de ces habits aux pauvres. Mais s'ils surprennent de lui quelque murmure ou la moindre désobéissance, ils lui arrachent les habits du monastère dont il a été revêtu, lui remettent les siens, qui ont été gardés en dépôt, et le chassent. Nul ne doit s'éloigner avec ceux qu'il a reçus; et ils ne souffrent pas que personne continue de les porter, lorsqu'ils ont une fois constaté qu'il ne suit plus qu'avec tiédeur la règle de son institution. Ils ne laissent non plus personne se retirer glorieusement et à la face du ciel. Tel un esclave fugitif, le lâche doit profiter des ténèbres d'une nuit épaisse, afin de s'échapper; ou bien, déclaré indigne de l'ordre et de la profession monastique, il dépose l'habit du monastère et se voit expulser avec confusion et infamie, en présence de tous les frères.

CHAPITRE 7

Pourquoi l'on ne permet point à ceux que l'on accueille, de se mêler aussitôt avec les frères, mais on les confie auparavant à l'hôtelier.

Quelqu'un a donc été reçu; il a fait preuve de persévérance; il a déposé ses propres habits, pour être revêtu de ceux du monastère. Pourtant, l'on ne permet point qu'il se mêle aussitôt à la communauté des frères; mais il est confié à un ancien qui a sa demeure à part, non loin du vestibule, comme étant chargé des étrangers et des hôtes, et
s’occupant à leur prodiguer les soins de la plus tendre hospitalité. Il reste là une année entière, à servir les étrangers. S'il s'est acquitté de son office sans donner sujet de se plaindre, après cette première école d'humilité et de patience et un exercice qui a été assez long pour permettre de le bien connaître, il est reçu au sein de la communauté et remis à un autre ancien. Celui-ci commande à dix jeunes moines, que l'abbé lui confie pour les instruire et les gouverner, selon l’ordonnance qui est racontée de Moïse dans l’Exode. (cf. Ex 18,25).

CHAPITRE 8

À quelles pratique on exerce d'abord les jeunes, afin de leur apprendre à surmonter toutes leurs convoitises.

La première sollicitude de l'ancien, la matière principale de ses leçons, puisqu'il s'agit d'introduire le novice dans la voie qui mène aux plus hauts sommets de la perfection, sera de lui apprendre à vaincre ses volontés. Il l'y exercera avec un zèle attentif; et dans cette vue, fera en sorte de lui commander toujours ce qu'il sentira le plus contraire à ses inclinations.
Instruits par de multiples expériences, ils enseignent que les moines, et particulièrement les jeunes, ne peuvent refréner le plaisir de la concupiscence, s'ils n'apprennent d'abord par l'obéissance à mortifier leurs volontés. Aussi prononcent-ils que l'on ne réussira jamais à éteindre la colère, la tristesse ou l'esprit d'impureté, à garder la constante unité avec les frères, une concorde ferme et durable, non pas même à demeurer longtemps dans le monastère, si l'on n'apprend premièrement à surmonter sa volonté propre.

CHAPITRE 9

Pourquoi il est commandé aux jeunes de ne cacher à leur ancien aucune de leurs pensées.

Tels sont les principes à l'aide desquels ils s'empressent de façonner, de former à la perfection ceux qu'ils initient; tel est, pour ainsi parler, leur alphabet, leur syllabaire. Ils discernent aussi très clairement par ce moyen si les jeunes n'ont qu'une humilité feinte et imaginaire, ou s'ils sont fondés véritablement en cette vertu.
Afin de les amener plus facilement à ce résultat, ils les mettent en garde contre une confusion pleine de périls, et les instruisent à ne taire aucune des pensées qui les tourmentent, mais à les manifester dès leur naissance à l'ancien; à ne s'en remettre jamais à leur propre discrétion du jugement qu'il en faut porter, mais à croire bon ou mauvais ce que l'ancien aura reconnu et déclaré tel après mur examen. Il suit de là que toute la ruse de l'ennemi reste impuissante à circonvenir une jeunesse inexpérimentée et ignorante; ses fraudes échouent invariablement contre celui qu'il voit muni, non de sa propre discrétion, mais de celle de l'ancien, et qu'il ne peut persuader de celer les suggestions ni les traits enflammés qu'il lui jette dans le coeur. Car, avec toute sa subtilité, il ne saurait tromper ou jeter bas quelque novice, que s'il l'entraîne à cacher ses pensées, soit par orgueil, soit par honte. Aussi bien, c'est, disent-ils, le signe universel et évident qu'une pensée est du démon, lorsque nous rougissons de la découvrir à notre, ancien.

CHAPITRE 10

Obéissance parfaite rendue aux anciens, même dans les nécessités de la nature.

Après cela, la règle de l'obéissance se garde avec tant d'exactitude, que les jeunes n'oseraient, à l'insu de leur supérieur ou sans sa permission, je ne dis pas seulement sortir de leur cellule, mais satisfaire de leur propre chef aux nécessités de la nature. Quoi qu'il leur prescrive, ils s'empressent de l'accomplir, comme un ordre venu du ciel, sans examen. S'il arrive qu'on leur enjoigne des choses impossibles, ils accueillent le commandement avec une foi et une dévotion telles, qu'on les voit se dépenser à le remplir de toutes leurs forces et sans l'ombre d'hésitation; par révérence pour l'ancien, ils n'osent même en mesurer l'impossibilité.
Mais je ne veux point faire actuellement un traité spécial de leur obéissance. Je me propose de la faire connaître en son lieu, bientôt, et par les exemples mêmes, si le Seigneur, touché de vos prières, m'en accorde le loisir. Pour le moment, poursuivons notre exposé des institutions. Mais j'omettrai ce qui ne se peut recommander ni pratiquer dans les monastères de cette région. Par exemple, ils ne se servent pas de laine pour leurs vêtements, mais seulement de lin; et ils ne les ont pas en double, mais chaque doyen dans sa décanie leur en fournit de rechange, lorsqu'il voit que ceux qu'ils portent sont malpropres.

CHAPITRE 11

Le mets réputé le plus délicat.

Je passe également, outre bien des choses analogues, sur ce trait d'une abstinence aussi peu accessible qu’elle est sublime. Ils réputent comme de la dernière délicatesse, que l'on serve à la table des frères une sorte d'herbe assaisonnée de sel et infusée dans l'eau, qu'ils appellent labsanium. (chou sauvage).
Ni la température de l'air ni notre fragilité n'admettraient, dans cette province, de tels usages. Je m'attache donc uniquement à ce que nulle infirmité corporelle, non plus que la position des lieux, ne saurait empêcher, si la fragilité de l'âme et la tiédeur de l'esprit ne le font pas écarter.

CHAPITRE 12

Comment les moines abandonnent tout travail, dès qu'ils entendent frapper à leur porte, afin d 'accourir.

Les moines sont assis dans leur cellule, vaquant d'un même zèle an travail et à la méditation. Soudain, ils entendent qu'on frappe à leur porte. C'est le frère qui parcourt les cellules, afin d'inviter à la prière ou a quelque travail. Chacun à l'envi se précipite dehors. Celui qui est occupé à écrire, n'ose finir la lettre qu'il avait commencée; mais, à l'instant même que le coup retentit à son oreille, il s'élance avec la plus grande promptitude, sans prendre le temps de terminer le trait ébauché. Il laisse le jambage inachevé, moins soucieux d'avancer son travail, que prompt à accomplir la vertu d'obéissance en toute ardeur et sainte émulation.
Ils préfèrent l'obéissance, non seulement au travail des mains, à la lecture, au silence et à la paix de la cellule, mais à toutes les autres vertus. Rien, à leur jugement, qui ne doive passer après elle; et toute perte les laisse contents, pourvu qu'ils ne la blessent en aucune façon.

CHAPITRE 13

Quelle faute c'est à leurs yeux de dire sien l'objet le plus vil.

Je crois superflu de rappeler seulement, parmi leurs autres institutions, le culte de la pauvreté. Il n'est licite à personne de posséder un panier, une corbeille ou quelque autre chose semblable, qu'il puisse retenir comme sa propriété et munir de son sceau. Je sais leur absolu dénuement, et qu'ils n'ont rien que leur tunique, un manteau, des caliges, une mélote et une natte. Même en d'autres monastères, où l'on se montre plus large sur ce point, j'ai toujours vu jusque aujourd'hui s'observer la règle suivante : personne n'ose dire sien quelque objet que ce soit; et c'est une grosse faute que de telles expressions dans la bouche d'un moine : «Mon manuscrit», «mes tablettes», «mon stylet», «ma tunique», «mes caliges». S'il laisse échapper quelque parole de ce genre par surprise ou inadvertance, il en devra satisfaire par une digne pénitence.

CHAPITRE 14

Bien que le travail de chacun soit d'un gros rapport, personne n'ose excéder pour soi-même la modique ration déterminée par la règle.

Quelque revenus considérables que chacun rapporte au monastère, de son travail et de ses sueurs - car il ne gagne pas seulement de quoi suffire à son modeste entretien, mais il pourrait, de la surabondance, satisfaire aux nécessités d'un grand nombre - il ne s'enfle ni ne se flatte d'un si grand profit, ni de la peine qu'il lui en a coûté; mais il ne revendique rien de plus pour lui-même que deux petits pains, qui, là-bas, se vendent deux ou trois deniers. Je ne puis le dire sans rougir, et plût à Dieu que nous n'eussions jamais eu à constater un tel fléau dans nos monastères ! chez eux, nulle réserve particulière; et je ne dis pas seulement le fait, mais la pensée même en est inconnue. D'une part, chacun considère tout l'avoir du monastère comme son bien propre, et donne à toutes choses le même soin et la même sollicitude que si elles étaient à lui. D'autre part, dans la pensée de conserver la vertu de dénuement qu'il a embrassée, et qu'il a à coeur de garder jusqu'à la fin entière et inviolée, il s'estime étranger à tout, en dehors de tout; il se comporte en pèlerin, en exilé, dans ce monde; et plutôt se regarde-t-il pour un homme qui vit à la charge du monastère et comme un serviteur, qu'il ne prétend à être le maître de quoi que ce soit.

CHAPITRE 15

De notre goût immodéré d'avoir.

Que dirons-nous à cela, malheureux ? Vivant en communauté et placés sous la paternelle sollicitude d'un abbé, nous avons partout avec nous nos clefs particulières. Que dis-je ? nous foulons aux pieds la pudeur et la confusion naturelles à notre profession, et nous n'avons pas honte de porter ostensiblement au doigt l'anneau qui nous sert à marquer de notre sceau les objets que nous retenons par dévers nous. Les paniers, les corbeilles, les coffres mêmes et les armoires ne suffisent pas à loger ce que nous amassons, ou ce que nous avons mis en réserve au moment de quitter le siècle. Puis, nous nous prenons de passion pour les objets les plus vils, pour des riens. Ils sont à nous ! Et si l'on s'avise d'en toucher quelqu'un du doigt, tout gonflés de colère, nous ne pouvons empêcher l'émotion de notre coeur de se trahir au tremblement de nos lèvres et à toute notre attitude indignée.
Mais passons sur nos vices, et cachons dans le silence ce qui ne vaut pas l'honneur d'être raconté, conformément à cette parole : «Que ma bouche ne dise pas les oeuvres des hommes.»(Ps 16,4). Poursuivant plutôt notre plan, parlons des vertus qui se voient chez eux, et des pratiques qui devraient exciter tous les désirs de notre zèle. Nous allons d'abord poser brièvement et comme en courant les règles mêmes et les lignes directrices dont s'inspire leur conduite. Après quoi, nous en viendrons à de certains faits et gestes des anciens, que j'ai le dessein, tendrement caressé, de livrer à la mémoire des hommes. Ce seront là de puissants témoignages, pour appuyer ce que j'aurai dit; leurs exemples et, l'autorité de leur vie feront ainsi toute la force de mes paroles.

CHAPITRE 16

Règles concernant les diverses réprimandes.

Si quelqu'un brise par hasard un vase de terre cuite, appelé chez eux bocal, il ne peut effacer sa faute, autrement que par une pénitence publique. Tous les frères assemblés à la synaxe, il demande pardon, prosterné à terre, jusqu'à ce que la solennité de la prière soit achevée. L'abbé lui donne l'ordre de se relever, lorsqu'il le juge à propos; et c'est le signe qu'il a obtenu sa grâce.
Doit satisfaire de la même manière, celui qui arrive en retard, soit au travail où il a été mandé, soit à l'assemblée ordinaire des frères; qui bronche, ne serait-ce que d'une syllabe, dans le chant des psaumes; qui fait une réponse superflue, cru un peu dure, ou trop hardie; qui accomplit négligemment les offices à lui confiés; qui murmure, même légèrement, qui préfère la lecture au travail et à l'obéissance, et s'acquitte avec indifférence des services réguliers; qui; après le renvoi de la synaxe, ne retourne pas promptement à sa cellule; qui s'arrête, si peu que ce soit, ou s'écarte un seul instant vers quelque endroit secret, de concert avec un autre; qui prend la main dun frère; qui ose parler, ne fut-ce qu'un moment, à quelque autre que son compagnon de cellule; qui prie, avec un moine suspendu de la prière commune; qui voit l'un de ses parents ou de ses amis du siècle, ou leur parle, sans la permission de son ancien; qui ose recevoir une lettre ou y répondre, sans l'autorisation de son abbé.
Pour tous ces délits et ceux de la même sorte, on a recours à la correction spirituelle.
Quant aux autres, qui se commettent indifféremment chez nous, et que nous sommes bien, répréhensibles de souffrir, c'est-à-dire les insultes ouvertes, les mépris manifestes, les contradictions orgueilleuses, la liberté effrénée d'aller et de venir, la familiarité avec le sexe, les colères, les rixes, les disputes et les altercations, la hardiesse de réserver quelque objet à son usage personnel, la peste de l'avarice, l'amour et la possession de choses superflues que n'ont pas les autres frères, les repas faits en dehors de la règle et en cachette, et tous manquements semblables : ils ne sont point punis de la simple réprimande spirituelle que nous avons décrite, mais d'une peine corporelle on de l'expulsion.

CHAPITRE 17

Par qui fut introduit l'usage de faire de saintes lectures aux repas des frères, dans les monastères, et du profond silence qu'y observent les Égyptiens.

L'usage de l'aire de saintes lectures aux repas des frères, dans les monastères, ne vient pas de l'Égypte, mais de la Cappadoce. Tout le monde sait d'ailleurs qu'en l'instituant, les Cappadociens se sont moins proposé un exercice spirituel, qu'ils n'ont voulu réprimer les conversations superflues et vaines, et particulièrement les disputes, qu'il n’est pas rare de voir s'élever à table. Ils se rendaient compte qu'il n'existait pas d'autre moyen chez eux de les empêcher.
Mais en Égypte et à Tabenne, tous observent un profond silence. Parmi tant de frères assis en un même lieu, pour prendre leur réfection, aucun n'ose même parler bas, sauf le doyen dans sa décanie. Encore, s'il voit qu'il est nécessaire d'apporter ou d'enlever quelque chose, le fait-il comprendre par un son, plutôt que par la voix. Ils gardent si exactement cette discipline du silence, qu'ils tiennent la coule baissée jusqu'au dessous des yeux, de crainte que leur regard n’ait la faculté d'errer librement, au gré de leur curiosité. Ils ne voient que la table, avec les mets qui y sont placés et qu'ils se servent. Nul ne peut remarquer comment l'autre fait son repas, ni la quantité qu'il prend.

CHAPITRE 18

Combien il est illicite de manger ou de boire quoi que ce soit en dehors de la table commune.

Soit avant, soit après le repas commun et régulier, ils se donnent bien de garde d'oser rien porter à leur bouche, en dehors de la table. Ils vont par les jardins et les vergers. De toutes parts, les fruits pendent aux arbres avec des airs séducteurs. La poitrine les heurte, en passant. Mais quoi ! ils jonchent le soi, sous les pieds; il n'y a qu'à les ramasser. Qu'aisément ils pourraient tenter le moine qui les voit, de consentir à sa gourmandise. L'occasion, l'abondance n'ont-elles pas de quoi provoquer des désirs chez, les plus austères et les plus abstinents ? Mais non ! Ce serait à leurs yeux un sacrilège, je ne dis pas seulement de goûter, mais de toucher quoi que ce soit, à part ce qui est présenté ostensiblement au réfectoire commun, ce que l'économe fait publiquement servir par le ministère des frères.

CHAPITRE 19

Du service quotidien des frères, en Palestine et en Mésopotamie.

Pour ne rien omettre Des institutions cénobitiques, je crois devoir aussi raconter comment les frères se servent journellement dans les autres régions. En Mésopotamie, en Palestine et en Cappadoce, d'un mot dans tout l'Orient, les frères se succèdent chaque semaine à tour de rôle, pour se rendre ces bons offices; et le nombre des servants est déterminé d'après la population du monastère. Or, ils se portent à cet emploi avec tant de dévouement et d'humilité, qu'il ne se trouverait pas un esclave pour servir de la sorte le plus dur et le plus puissant des maîtres. Non contents de leur tour de service régulier, leur zèle les pousse à se lever la nuit, pour soulager ceux qui sont dans cet office, heureux de les prévenir et d'accomplir secrètement la tâche qui leur incombe.
Entré en semaine, on y reste jusqu'après le souper du dimanche. Le repas terminé, le service des semainiers se conclut comme il suit. Les frères se trouvant réunis au complet pour les psaumes qu'ils ont coutume de dire avant de reposer, ceux qui vont être remplacés lavent les pieds à tous, par ordre; et pour le labeur de toute la semaine, ils demandent en esprit de foi ce salaire de bénédiction, que, durant qu'ils remplissent ainsi à la lettre le commandement du Seigneur, la prière commune les accompagne, intercédant pour les péchés que l'ignorance et la fragilité leur ont fait commettre, recommandant à Dieu comme «un sacrifice agréable» (Ps 19,4) le service de dévouement qu'ils achèvent.
Le deuxième jour de la semaine, après les psaumes de Matines, d'autres leur succèdent, à qui ils remettent les ustensiles et les vases qu'ils ont eus à leur disposition durant le temps de leur service. Ceux-ci les reçoivent et les gardent désormais avec une sollicitude et un soin extrêmes, de crainte qu'il ne s'en détériore ou ne s'en perde aucun; ils sont persuadés qu'ils auront à rendre compte du moindre d'entre eux, comme de vases sacrés, non seulement à l'économe d'ici-bas, mais au Seigneur, si par leur négligence il venait à s'en endommager quelqu'un. Un seul témoignage, que je cite à titre d'exemple, vous fera connaître la note exacte de cette règle, ainsi que la foi et le scrupule que l'on apporte à l'observer. Je me borne; car si, d'un côté, je désire contenter votre ferveur, - et quel n'est pas votre zèle de tout savoir parfaitement! Ne va-t-il pas jusqu'à souhaiter de m'entendre redire (tans ce livre des choses qui n'ont plus de secrets pour vous? - d'autre part, je crains de passer la mesure.

CHAPITRE 20

De trois grains de lentilles trouvés par l'économe.

Certain frère étant en semaine, l'économe passant vit trois grains de lentilles par terre. Tandis que le semainier préparait le plat pour la cuisson, dans sa hâte ils lui avaient glissé entre les doigts avec l'eau dans laquelle il les lavait. Sur-le-champ, l'abbé fut consulté. Et le frère, déclaré par lui dissipateur et contempteur du bien de Dieu, se vit suspendre de la prière. Sa négligence ne lui fut remise, qu'après qu'il l'eût effacée par une pénitence publique.
C'est que non seulement ils se regardent comme ne s'appartenant pas; mais ils pensent que tout ce qu'ils ont, est consacré au Seigneur. Quoi qu'il entre dans le monastère, ils veulent que dorénavant on le traite en toute révérence, comme chose sacrée. Tout est par eux soigné et disposé avec tant de foi, que s'ils changent de place ou mettent en un endroit plus convenable les objets ordinairement jugés indignes d'un regard et réputés insignifiants ou sans valeur, s'ils remplissent d'eau un vase de terre, s'ils y puisent pour offrir à boire à quelqu'un, s'ils ôtent une paille de l'oratoire ou de leur cellule, ils ont la ferme confiance d'en obtenir une récompense du Seigneur.


CHAPITRE 21

De l'empressement de plusieurs moines à servir spontanément leurs frères.

J’ai connu des frères pendant la semaine de qui le bois vint à manquer; si bien qu'il n'y eut plus de quoi préparer la subsistance accoutumée. En attendant qu'on en achetât et qu'il fût amené au monastère, l'abbé décida que l'on se contenterait d'aliments secs. Chacun le trouva bon. Aussi bien, il n'y avait pas à espérer de plat cuit.
Mais on, comptait sans les semainiers. N'allaient-ils pas être frustrés du prix de leur labeur et de leurs bons offices, si, pendant leur tour de service, ils n'accommodaient la nourriture des frères selon la mode en usage ? Spontanément, ils s'imposèrent un travail infini. Dans ces lieux arides et stériles, où l'on ne trouve de bois que celui que l'on couperait aux arbres fruitiers - car il n'y a point de forêts, comme chez nous - ils parcoururent en tous sens les espaces sans chemins frayés et le désert qui s'étend vers la mer Morte, recueillant dans leur sein les fétus et les épines d'occasion, que le vent avait dispersés çà et là. Ce labeur volontaire les mit en mesure de préparer tout l'ordinaire de la communauté. Ainsi, rien ne manqua au service habituel des semainiers.
Tel fut leur esprit de foi à s'acquitter de leur charge. La pénurie de bois, l'ordre de l'abbé leur faisaient une excuse suffisante; ils ne voulurent point user de cette liberté, afin de ne rien perdre de leur mérite ni de leur récompense.

CHAPITRE 22

De la règle égyptienne touchant le service quotidien des frères.

Voilà pour l'usage suivi dans tout l'Orient, comme je l'ai annoncé; et je dis qu'il est nécessaire de l'observer aussi dans nos régions.
En Égypte, où les moines ont grand souci du travail, ou ne voit pas de semainiers se succéder ainsi à tour de rôle,de peur que cet office ne soit un obstacle an travail régulier que tous doivent fournir. Mais la charge du cellier et de la cuisine est confiée à un frère éprouvé, qui demeure dans son emploi, tant que ses forces et son âge le lui permettent. Aussi bien, n'a-t-il pas à se fatiguer beaucoup; car là-bas, on ne prend pas tant de soin pour préparer ou cuire les mets. Ils se nourrissent principalement d'aliments secs ou crus; et c'est un régal peu commun chez eux que des feuilles de poireau hachées pour un mois, des choux sauvages, du sel grillé, des olives, de petits poissons salés qu'ils appellent mænomenia.

CHAPITRE 23

Obéissance de l'abbé Jean, par laquelle il mérita la grâce de la prophétie.

Et puisque ce livre a pour sujet l'institution de celui qui renonce au monde, institution qui doit l'introduire à la vraie humilité et à l'obéissance parfaite, pour le rendre par là capable de gravir également les cimes des autres vertus, je crois nécessaire de raconter à titre d'exemples, ainsi que je l'ai promis, certains traits des anciens, par lesquels ils se sont distingués dans cette vertu. Sur le nombre, je n'en cueillerai du reste que bien peu. Ils suffiront à ceux que hante le désir de hauteurs plus sublimes, et comme exhortation à la vie parfaite, et comme modèle du propos qu'ils ont formé.
De la multitude innombrable des pères, je n’en mettrai donc sur la scène que deux ou trois, eu égard aux bornes étroites de ce livre. Le premier que je citerai est l'abbé Jean, qui demeura près de Lyco, ville de Thébaïde. Élevé, à cause de son obéissance, jusqu'à la grâce de la prophétie, il jeta un tel éclat dans l'univers entier, que son mérite le fit illustre aux yeux mêmes des rois de ce monde. Encore qu'il habitât, comme je l'ai dit, aux extrémités de la Thébaïde, l'empereur Théodose n'osait partir en guerre contre de puissants tyrans, qu'il ne fût animé par ses oracles et ses avis. Il s'y confiait comme venus du ciel même, et par ce moyen, remporta des trophées sur des ennemis qu'il désespérait de vaincre.

CHAPITRE 24

D'un morceau de bois mort que le même abbé Jean, docile au bon plaisir de son abbé, ne s'arrêta point d'arroser, comme s'il eût dû pousser.

Depuis l'adolescence jusqu'à l'âge d'homme, ce bienheureux Jean servit un ancien, tout le temps que celui-ci vécut en ce monde; et il s'attacha avec tant d'humilité à lui complaire, que son obéissance inspirait au vieillard lui-même une stupeur extrême.
Voulant s'assurer plus évidemment si cette vertu provenait d'une foi véritable et d'une profonde simplicité de coeur, ou si elle n était pas affectée, contrainte et seulement pour l'oeil du maître, il lui enjoignait fréquemment des choses superflues et nullement nécessaires, voire impossibles. J'en citerai trois exemples, qui feront voir à qui le voudra la pureté de ses intentions et la sincérité de son obéissance.
Le vieillard prit un jour dans son bûcher une branche autrefois coupée et préparée pour le feu. L'occasion de cuire ayant tardé, elle gisait desséchée, et mieux encore quasi, pourrie de vétusté. En présence du jeune homme, il la fiche en terre, et lui commande de l'arroser deux fois le jour avec l'eau qu'il apporterait. L'humidité journellement renouvelée lui ferait reprendre racine; un arbre en revivrait, dont la large ramure serait un agrément pour les yeux, et donnerait de l'ombre, pendant les chaleurs de l'été, à ceux qui viendraient s'asseoir dessous.
Jean reçut l’ordre avec les témoignages accoutumés de vénération, sans considérer un instant son impossibilité, et se mit à l'accomplir fidèlement chaque jour. Apportant de l'eau d'une distance de près de deux milles, il ne cessait d'arroser le bâton, avec une persévérance que rien ne déconcertait. Durant tout l'espace d'un an, ni la maladie, ni les fêtes, ni les occupations les plus urgentes, qui lui étaient une honnête excuse, ni enfin les rigueurs de l'hiver ne purent l'empêcher d'exécuter son mandat.
Le vieillard cependant se taisait, et observait secrètement cette assiduité. Le voyant garder son commandement en toute simplicité de coeur, comme s'il fût venu de Dieu, sans changer aucunement de visage, sans l'ombre d'examen, il reconnut à ce signe la sincérité et l'humilité de son obéissance; et en même temps, il eut pitié du labeur dépensé le cours d'une année entière, avec tant de zèle et de dévouement. Il s'approcha de la branche desséchée : «Eh ! Jean, fit-il, est-ce que cet arbre a jeté des racines, ou non ? . «Je ne sais,» répondit l'autre. Alors, le vieillard, faisant mine de vouloir se rendre compte et essayer si la branche tenait sur ses racines, l'arracha d'une légère secousse sous les yeux du jeune homme, puis la jeta au loin, et lui prescrivit de cesser dorénavant de l'arroser.

CHAPITRE 25

D'une fiole d'huile jetée par l'abbé Jean au commandement de son ancien.

Formé par de tels exercices, le jeune homme croissait tous les jours dans la vertu de docilité; la grâce d'humilité qui était en lui commençait à resplendir, et la suave odeur de son obéissance à se répandre par tous les monastères. Quelques frères, dans le dessein de se rendre compte ou plutôt de s'édifier, s'en vinrent auprès du vieillard, et se prirent à admirer la soumission dont ils avaient entendu parler. Là-dessus, il appelle tout d'un coup-le jeune homme : «Monte, dit-il, prends la fiole d'huile, et jette-la du haut en bas par la fenêtre.» Or, c'était l'unique qu'ils eussent dans le désert, et cette modeste provision faisait toute leur ressource pour eux-mêmes et pour leurs hôtes. Jean, cependant, vole, rapide, à l'étage supérieur, envoie la fiole par la fenêtre et la jette sur le sol, où elle devait fatalement se briser. Il n'eut pas une pensée, une réflexion pour l'ineptie de l'ordre, le besoin quotidien où l'on était de cette huile, la pénurie de sources, l'embarras extrême et les difficultés d'un désert affreux, dans lequel, eût-on de l'argent à discrétion, il était impossible de trouver à remplacer la liqueur perdue.

CHAPITRE 26

Comment l'abbé Jean obéit à son ancien, pour rouler une pierre que plusieurs n'auraient pu remuer.

Une autre fois que l'on désirait s'édifier de son obéissance, le vieillard l'appela : «Cours, Jean, roule ici cette pierre le plus vite possible.» Or, c'était un rocher énorme, qu'une troupe nombreuse n'aurait pu remuer. Lui, cependant, d'y appliquer, tantôt les épaules, tantôt le corps entier, cherchant à le rouler. Il faisait une si grande dépense d'énergie, que la sueur, coulant de tous ses membres, trempait son vêtement, et mouillait le rocher lui-même à l'endroit de sa nuque.
Là encore, il ne mesura point l'impossibilité de ce qui lui était commandé. Telles étaient sa révérence pour le vieillard et la pure simplicité de son obéissance, qui lui faisaient croire d'une foi entière que son ancien ne pouvait rien lui prescrire en vain ni sans raison.

CHAPITRE 27

Humilité et obéissance de l'abbé Patermuce, qui n'hésita pas à jeter son enfant dans le fleuve, pour accomplir l'ordre de son ancien,.

C'est assez parlé de l'abbé Jean; ces quelques exemples, pris entre mille, suffiront.
Je voudrais maintenant raconter un trait de l'abbé Patermuce; il est digne de mémoire.
Animé du désir de renoncer au monde, Patermuce persista à faire sentinelle devant la porte du monastère, jusqu'à ce qu'il eût obtenu, par sa persévérance inébranlable, d'être reçu avec son fils, âgé d'environ huit ans, contrairement à toutes les habitudes des monastères de cénobites.
Admis enfin, ils furent aussitôt confiés à des maîtres différents; on voulut même qu'ils habitassent des cellules séparées, de peur qu'à voir continuellement le petit, le père ne se ressouvînt que, de tous les biens
dont il s'était dessaisi, en quittant le monde, et de ses affections charnelles, soi, fils du moins lui restait. Sachant qu'il avait cessé d'être riche, il ne devait plus savoir qu'il était père.
Afin de mieux l'éprouver sur ce point, et connaître s'il ne faisait pas plus destime de la voix du sang et de l'amour de sa chair que de l'obéissance et de la mortification du Christ, vertus que tout moine doit préférer, par charité pour le Seigneur, à l'affection des siens, on négligeait à dessein l'enfant. Couvert de haillons, plutôt que de vêtements, souillé et défiguré par la malpropreté, il était plus capable de blesser que de réjouir la vue de son père, toutes les fois que celui-ci pouvait l'apercevoir. Mais de plus, il était en butte de divers côtés aux coups et aux soufflets; et souvent, on frappait ainsi, et gratuitement, le petit innocent sous les yeux de son père : si bien qu'il ne le voyait jamais, sans lui découvrir sur les joues des sillons laissés par ses larmes. Il en allait de la sorte chaque Jour. Et néanmoins, pour l'amour du Christ et pour la vertu d'obéissance, les entrailles paternelles ne fléchirent ni ne s'émurent. Il ne comptait plus pour son fils celui qu'il avait offert au Christ avec soi. Sans souci des injures passagères qu'il lui voyait subir, il exultait plutôt, parce qu'il reconnaissait que sa patience paternelle n'était pas sans fruit. Il ne voulait point avoir de pensée pour tant de larmes; mais toute sa sollicitude avait pour objet sa propre humilité et perfection.
L'ancien du monastère, témoin de son austère courage et de cette inébranlable fermeté, voulut éprouver à fond la constance de son âme. Un jour qu'il voyait l’enfant pleurer, il feignit d'entrer en colère contre
lui, et commanda au père de le prendre et de le jeter dans le fleuve. Celui-ci, comme si l'ordre fût parti da Seigneur, court, saisit son fils et le porte dans ses propres bras jusqu'à la rive du fleuve, afin de l'y précipiter. Dans la ferveur de sa foi et de son obéissance, il l'eût certainement fait, si des frères n'avaient été commis exprès à la garde du fleuve, afin d'arracher, pour ainsi dire, l'enfant du sein des eaux. De par la docilité et l'abandon total du père, le commandement était accompli; eux seuls empêchèrent sa vertu d'aller jusqu'à l'effet et jusqu'au bout de son acte.

CHAPITRE 28

Comment il lut révélé à l'abbé, au sujet de Patermuce, qu'il avait renouvelé l’acte d'Abraham; et comment le même Patermuce lui succéda dans le gouvernement du monastère.

Sa foi et sa dévotion furent tellement agréés de Dieu, qu'un témoignage céleste les vint aussitôt approuver. Il fut, en effet, révélé à l'abbé que, par son obéissance, il avait renouvelé l'acte d'Abraham.
Quelque temps se passa, et l'abbé dut émigrer du séjour de ce monde vers le Christ. Il mit alors Patermuce à la tête de tous les frères, et le laissa au monastère comme son successeur et comme abbé.

CHAPITRE 29


De l'obéissance d'un frère qui, sur l'ordre de son abbé, promena et vendit publiquement dix corbeilles.

Je ne tairai pas non plus un frère à moi connu, et qui appartenait selon le monde à une très grande famille. Il était le fils d'un riche comte, et avait reçu une éducation fort soignée. Ayant quitté ses parents, il vola au monastère. Pour éprouver l'humilité de son âme et l'ardeur de sa foi, l'ancien lui commanda immédiatement de charger sur ses épaules dix corbeilles, qu'il n'y avait nulle nécessité pourtant de vendre publiquement, et d'aller en faire commerce par les rues. Afin de le retenir plus longtemps dans cet office, il ajouta une condition : si par hasard quelqu'un s'offrait à les acheter toutes à la fois, il ne devait pas y consentir, mais les vendre une par une aux amateurs. Ce qu'il fit en toute dévotion. Foulant aux pieds la honte pour l'amour et le désir du Christ, il chargea les corbeilles sur ses épaules, les débita au prix convenu, et rapporta l'argent au monastère. Il n'eut point frayeur d'un emploi aussi vil et inaccoutumé; il ne considéra point l'indignité de la chose, l'éclat de sa naissance ou les avanies de la vente. Tant il désirait obtenir, par la grâce de l'obéissance, l'humilité du Christ, qui est la vraie noblesse.

CHAPITRE 30


Humilité de l'abbé Pinufe, qui, poussé par le désir de la perfection, quitta le célèbre monastère qu'il gouvernait en qualité de prêtre, pour gagner un monastère lointain, où il serait reçu à titre de commençant.

Le cadre étroit de ce livre nous presse de finir; mais le bien de l'obéissance, qui, entre toutes les autres vertus, tient le sceptre et l'empire, ne nous permet point de passer entièrement sous silence les grandes actions de ceux qui se sont illustrés par elle. J'essayerai de tenir un juste milieu; et, songeant d'une part à la brièveté, de l'autre me prêtant aux désirs comme aux intérêts des passionnés de la science divine, je citerai encore un exemple, un seul, de la vertu d'humilité. Il n'est pas d'un commençant, mais d'un parfait, d'un abbé; et la lecture n'en sera pas instructive seulement pour les jeunes, elle est capable d'exciter les anciens eux-mêmes à la parfaite humilité.
J'ai eu le bonheur de voir de mes yeux l'abbé Pinufe, prêtre d'un monastère immense, qui se trouve en Égypte, non loin de la ville de Panephysis, le respect qui s'attachait à sa vie, à son âge, à son sacerdoce, le faisait honorer et vénérer de tous. Cette considération même lui parut un obstacle à pratiquer l'humilité que, dans l'ardeur de son âme, il avait convoitée; les moyens lui manquaient de déployer la vertu de soumission qui faisait tous ses désirs. Ce que voyant, il s'enfuit secrètement du monastère; et seul, se retira vers les contrées extrêmes de la Thébaïde. Là, il déposa l'habit monastique, prit un vêtement séculier, et gagna le monastère de Tabenne, qu'il savait de tous le plus sévère. Il se flattait que l'éloignement favoriserait son incognito, et que la grandeur du monastère, la multitude des frères lui permettraient de se cacher plus facilement.
Il persévéra longtemps à la porte, se prosternant aux pieds de tous les frères, et suppliant avec les plus vives instances qu'ils voulussent bien le recevoir. On lui fit subir de longs mépris. «Vieillard décrépit ,disaient-ils, et sur la fin de son âge, ii sollicitait d'entrer dans le monastère à l'heure où il n'avait plus même la force de se vouer à ses plaisirs; ce n'était pas là une demande inspirée par la religion, mais nécessitée par la faim et la détresse.» On l'admit enfin; et comme un vieux qui n’était plus bon absolument à rien, il eut pour charge d’entretenir le jardin. Il exerçait cet emploi sous un frère plus jeune, a qui on 'avait confié. Or il lui était si soumis, et cultivait avec une telle perfection d’obéissance la vertu d'humilité, objet de ses désirs, que, non content de ce que réclamait le. soin du jardin, il s'évertuait chaque jour à remplir les offices pénibles ou humiliants, et qui donnaient de l'aversion à tout le monde. Même il se levait la nuit, afin exécuter furtivement et sans témoin à la faveur des ténèbres, bien des travaux divers; et personne ne pouvait savoir qui les avait faits.
Il resta là caché durant trois années. Cependant, des frères s'étaient dispersés par toute, l'Égypte à sa recherche. Enfin, l'un d'eux, qui arrivait dans cette contrée, l'aperçut. Mais à peine le put-il reconnaître dans l'humilité de son habit et la bassesse de son emploi. Courbé sur un sarcloir, il dégageait le pied des légumes; puis, apportant du fumier sur ses épaules, il le disposait aux racines. Devant un tel spectacle, le frère hésita longtemps. Il s'approche à la fin, étudie attentivement son visage et le son de sa voix; et aussitôt se jette à ses pieds.
Ce geste causa d'abord à tous ceux qui le virent une stupeur extrême. Pourquoi en agir de la sorte avec un homme qui passait chez eux pour un novice et pour le dernier de tous, comme venant de quitter le siècle. Mais leur étonnement redoubla, lorsque, à l'instant, il eut dit son nom, qui était jusque chez eux en grande réputation. Ensemble, ils demandèrent pardon au vieillard de leur ignorance première, et de l'avoir si longtemps compté parmi les jeunes et les simples. Lui cependant gémissait: «C'était la jalousie du diable qui l'avait frustré d'une vie humble et si digne de lui, qu'il se réjouissait d'avoir enfin trouvée, après l'avoir cherchée bien du temps; il n'avait pas mérité de finir ses jours dans la sujétion qu'il avait embrassée.» Résistant et pleurant, on le reconduisit à son monastère. Là, on fit bonne garde, de crainte qu'il ne s'échappât de nouveau, comme la première fois.

CHAPITRE 31

Comment l'abbé Pinufe, reconduit à son monastère, n’y demeura que peu de temps, et s'enfuit de nouveau, pour aller en Palestine.

Il n'y demeura que peu de temps. Brûlé du même désir et de la même ardeur d'humilité, il mit à profit le silence de la nuit pour s'enfuir. De cette fois, ce n'était pas dans une province voisine, mais en des régions inconnues, étrangères et lointaines qu'il prétendait se rendre. Il monta, en effet, sur un navire, et s'en fut en Palestine. Sa retraite serait plus sûre, pensait-il, s’il se transportait en des lieux où son nom même n’avait jamais été entendu. À son arrivée, il gagna sans tarder notre monastère, situé non loin de la grotte où notre Seigneur daigna naître de la Vierge. Mais le temps qu’il y resta caché fut court. Selon la parole du Seigneur, telle «la cité placée sur le sommet d'une montagne», (Mt 5,14) il ne put longtemps se soustraire aux regards. Aussitôt, des frères qui étaient venus d'Égypte, afin de prier au Lieux saints, le reconnurent, et, à force d'instances, le déterminèrent à rentrer dans son monastère.

CHAPITRE 32

Recommandations que fit le même abbé Pinufe, à un frère qu'il accueillait, en ma présence, dans son monastère,

Les rapports de confiance que j'avais eus avec lui dans notre monastère, me le firent ensuite chercher, en Égypte, avec un grand empressement. Et je veux insérer à mon ouvrage l'exhortation qu'il fit à un frère qu'il accueillait, en ma présence, dans son monastère; car je pense qu'on en pourra tirer quelque surcroît d'instruction.
«Vous savez, dit-il, combien de jours vous êtes demeuré prosterné à la porte du monastère, avant que d'y être admis aujourd'hui. Les difficultés que l'on vous a faites, ne sont pas sans cause. Et c'est ce qu'il vous faut comprendre tout d'abord. L'intelligence que vous en aurez, peut vous être d'un grand secours dans la voie où vous désirer d'entrer, si vous venez ensuite au service du Christ, avec des sentiments conformes à ce que vous aurez appris.

CHAPITRE 33

Si un moine s'efforce de vivre selon les maximes des pères, une grande récompense sera le prix de ses labeurs; mais en revanche, le lâche recevra son châtiment. C'est pourquoi il ne faut admettre personne dans le monastère avec trop de facilité.

Il est vrai, Dieu promet pour l'avenir une gloire sans mesure à ceux qui Le servent fidèlement, et s'attachent à Lui selon la règle de la doctrine monastique. Mais il prépare aussi les plus terribles châtiments à ceux qui se seront montrés tièdes et lâches à la pratiquer, négligeant de produire les fruits de sainteté en rapport avec ce qu'ils font profession d’être et ce que les croit l’estime des autres hommes. C'est la pensée de l'Écriture : «Mieux vaut ne point promettre, que de promettre et de ne pas tenir ce que l'on a voué; (Ec 5,4), «Maudit soit celui qui fait négligemment les oeuvres du Seigneur.» (Jer 48,10).
Voilà pourquoi nous vous avons si longtemps rebuté.
Ce n'est pas due nous ne désirions votre salut, aussi bien que celui des autres hommes. Nous souhaiterions même de courir loin au-devant de ceux qui veulent se convertir au Christ. Mais nous craignions, en vous recevant sans prendre le temps de réfléchir, de nous charger aux yeux de Dieu d'une légèreté coupable, et de vous exposer vous-même à de plus grands supplices. Ce qui ne manquerait pas d'arriver, si, admis sur l'heure avec trop de facilité, et sans avoir saisi la gravité de la vie monastique, vous vous en faisiez par après le transfuge, ou vous laissiez gagner à la tiédeur.
Comprenez donc avant tout ce qu'est le renoncement. Après vous en être bien pénétré, vous serez en mesure de vous former une plus juste idée de la conduite qu'il vous convient de suivre.

CHAPITRE 34

Le renoncement n'est pas autre chose qu'une mort et l'image du crucifié.

Le renoncement n'est pas autre chose que l'étendard de la croix et de la mort. Sachez-le, aujourd'hui vous êtes mort au monde, à ses oeuvres, à ses désirs. Selon la parole de l'Apôtre, vous êtes crucifié au monde, et le monde est crucifié pour vous. (cf. Gal 6,14).
Considérez la croix, dont le mystère enveloppera désormais toute votre vie terrestre, puisque ce n'est plus vous qui vivez, mais en vous celui qui fut crucifié pour vous. Tel Il était sur le gibet où Il pendit pour notre salut, tels devons-nous être ici-bas. Perçant nos chairs de la crainte du Seigneur, comme parle David, il nous faut tenir toutes nos volontés et nos désirs cloués à la Mort de Jésus, au lieu de les assujettir à notre convoitise. Ainsi remplirons-nous le commandement qu'il nous fait : «Celui qui ne prend pas sa croix pour Me suivre, n'est pas digne de Moi.» (Mt 10,38).
Vous me direz : «Comment porter sans cesse la croix ? comment un homme vivant peut-il être crucifié ?» Écoutez-moi quelques instants.

CHAPITRE 35

Notre croix est la crainte du Seigneur.

Notre croix est la crainte du Seigneur.
Celui qui est attaché à la croix n'a plus la liberté de se mouvoir ou, tourner au gré de sa volonté. Nous ne devons pas non plus appliquer nos volontés ni nos désirs à ce qui nous est agréable et nous réjouit dans le moment, mais où la Loi du Seigneur nous tient liés.
Le crucifié, sur son gibet, cesse de considérer les choses présentes et ne songe plus à ses passions; le soin ni la sollicitude du lendemain ne le préoccupent point; il n'est pas agité du désir de posséder; nul orgueil, nulle contention, nulle jalouse rivalité ne le mettent en feu; il ne s'afflige point des injures présentes ni ne se souvient de celles qu'on lui a faites dans le passé; quoiqu'il respire encore, il s'estime néanmoins comme mort à tous les éléments, et le regard de son coeur le précède où il est assuré de passer dans un instant. De même, la crainte du Seigneur doit-elle nous crucifier à toutes les choses d'ici-bas, morts aux vices de la chair, et qui plus est, aux s’est, aux éléments eux-mêmes, les yeux de l'âme attachés où nous devons nous attendre à passer d'un moment à l'autre. Par ce moyen, nous pourrons mortifier toutes les convoitises et les passions charnelles.

CHAPITRE 36

Le renoncement ne sert de rien, si nous nous laissons reprendre aux choses que nous avons quittées.

Gardez-vous de jamais reprendre ce que vous avez rejeté, en embrassant le renoncement. Docile à la défense du Seigneur, ne quittez point le travail du champ évangélique, pour aller revêtir la tunique que vous avez dépouillée. Ne vous laissez pas retomber dans les basses et terrestres convoitises, ni dans les passions de ce monde. N'ayez point la témérité de descendre, contre le commandement que le Christ nous a donné, du toit de la perfection, afin de prendre quelque chose de ce que le renoncement vous a fait abdiquer. Gardez-vous contre le souvenir de vos parents et l'amour naturel que vous ressentiez à leur endroit, de peur que ces sentiments ne vous engagent de nouveau dans les soins et les sollicitudes de ce siècle, et que, selon la parole du Sauveur, «regardant en arrière après avoir mis la main à la charrue,» (Luc 9,62) vous ne deveniez impropre au royaume de Dieu. Dans l’ardeur de foi et l'humilité entière de vos commencements, vous foulez aux pieds la superbe, présentement : veillez que votre coeur ne s'élève insensiblement, et ne la ressuscite, lorsque vous aurez quelque sentiment des psaumes et de la profession monastique; relevant ce que vous avez détruit, vous vous rendriez prévaricateur, suivant la parole de l'Apôtre. Demeurez plutôt jusqu'à la fin dans le dépouillement dont vous faites profession devant Dieu et ses anges. Persistez, et mieux encore, profitez, croissez dans l'humilité et la patience que vous fîtes paraître, en persévérant dix jours à la porte du monastère, implorant avec larmes la faveur d'y être reçu. Ne serait-ce pas un grand malheur, si, au lieu que ce premier apprentissage vous servit comme d'un degré pour grandir et tendre à la perfection, vous alliez retomber plus bas que vous n'êtes ? Ce n'est pas celui qui commence, mais «celui qui aura persévéré jusqu'à la fin» dans cette profession, «qui sera sauvé». (Mt 24,13).

CHAPITRE 37

Que le diable ne cesse de tendre des pièges à notre persévérance, et que nous devons observer sa tête.

Sans cesse, l'artificieux serpent observe nos talons, c'est-à-dire qu'il tend des pièges à notre persévérance, et jusqu'au terme de la vie, s'efforce de nous jeter bas. Il ne vous servira de rien d'avoir heureusement débuté, et montré une ferveur sans mélange dans le principe de votre renoncement, si la fin ne répond à de si beaux commencements et ne les achève en les couronnant, si, après avoir fait profession de l'humilité et de la patience du Christ aujourd'hui en sa Présence, vous ne les conservez jusqu'à votre dernier souffle, dans les mêmes sentiments qui vous les font embrasser.
Mais, afin de réussir dans cette entreprise, soyez constamment attentif à la tête du serpent; c'est-à-dire : observez les commencements des pensées qu'il vous inspire, et portez-les sans retard à la connaissance de votre ancien. Oui, c'est par cette méthode que vous
apprendrez à lui écraser la tête, aussitôt, qu'elle se montrera : si vous ne rougissez pas de tout révéler à votre ancien.

CHAPITRE 38

Celui qui embrasse le renoncement, doit préparer, son âme à la tentation. - Qu'il faut imiter le petit nombre.

«Entré au service du Seigneur, demeurez ferme dans la crainte de Dieu, » selon la maxime de l'Écriture, «et préparez vôtre âme,» non point au repos, à la sécurité ni aux délices, mais «à la tentation» ( Ec 2,1) et à toute extrémité. Car «c'est par beaucoup de tribulations qu'il nous faut entrer dans le royaume de Dieu.» (Ac 14,21). «Étroite est la porte et resserrée la voie qui conduit à la vie, et il en est peu qui la trouvent.» (Mt 7,14).
Considérez donc que vous avez été choisi aujourd'hui, pour être de ce petit nombre. Que l'exemple et la tiédeur de la multitude ne vous refroidissent pas. Mais vivez comme le petit nombre, afin que vous méritiez d'entrer avec eux dans le royaume des cieux. «Beaucoup sont appelés, peu sont élus,» (Mt 20,16) et «petit est le troupeau à qui le Père S'est complu,» (Luc 12,32) de donner l'héritage.
Sachez que ce n'est pas un péché médiocre, lorsqu'on a voué la perfection, de s'engager dans des voies imparfaites.
Or, voici les degrés et la méthode par où l’on parvient à l'état de perfection.

CHAPITRE 39

Par quelle méthode l'on peut arriver à la perfection, et que celle-ci consiste à s'élever de la crainte à l’amour.

«Le principe» et la garde de notre salut est «la crainte du Seigneur». (Pro 9,10). Quiconque se forme au chemin de la perfection, trouve en elle l'origine de la conversion, la correction des vices et la persévérance dans la vertu. Lorsqu'elle a pénétré une âme, elle y engendre le mépris de toutes choses, l’oubli des parents, horreur du monde lui-même. Or, le mépris et le dépouillement de toutes choses conduisent à l'humilité. Et l'humilité se reconnaît à ces marques :
- premièrement, si le moine mortifie en lui-même toutes ses volontés;
- deuxièmement, s'il ne laisse rien ignorer à son ancien, non seulement de ses actes, mais de ses pensées;
- troisièmement, si, loin de s’en remettre à sa propre discrétion, il remet toutes choses au jugement de son ancien, et écoute ses avis d'une âme pleine de désirs et tout accueillante;
- quatrièmement, s'il garde en toutes choses la mansuétude de l'obéissance et une patience inaltérable;
- cinquièmement, si, non content de ne faire d'injure à personne, il ne s'afflige ni ne s'attriste de celles qu'on lui fait;
- sixièmement, s'il ne fait rien, n'ose rien que ne recommandent et la règle commune et Il exemple des anciens;
- septièmement s'il se trouve content en tout abaissement, et se considère, pour tout ce qui lui est enjoint, comme un mauvais et indigne ouvrier;
- huitièmement, s'il ne se dit pas seulement du bout des lèvres, mais se croit du fond du coeur inférieur à tous;
- neuvièmement, s'il retient sa langue et élève point la voix;
- dixièmement, s'il n'est ni prompt ni facile à rire.
Telles sont les marques et d'autres semblables auxquelles se reconnaît la vraie humilité. Lorsque vous la posséderez véritablement, elle vous conduira au degré supérieur de la charité, qui n'admet pas la crainte. Alors, ce que vous n'observiez plus auparavant sans frayeur, vous commencerez de le garder sans peine et comme naturellement, non plus par la vue des supplices ou dans une pensée de crainte, mais pour l'amour du bien lui-même et la joie de la vertu.

CHAPITRE 40

Le moine ne doit pas demander des exemple de perfection à un grand nombre, mais à un seul ou quelques-uns.

Afin de parvenir plus facilement à la charité, vous devez, quoique vous demeuriez dans une communauté, chercher des exemples à imiter chez quelques-uns seulement, un, deux, sans passer plus loin. Car, outre que l’entière pureté de vie ne se rencontre pas chez le plus grand nombre, vous aurez encore cet avantage, que l'on se forme mieux à la perfection de notre état, je veux dire de la vie cénobitique, par l'exemple d'un seul.

CHAPITRE 41

De quelles infirmités celui qui habite dans un monastère doit prendre la ressemblance.

Si vous voulez obtenir de si grands biens et persévérer jusqu'à la fin sous le joug de la règle, trois choses vous sont nécessaires dans le monastère. Souvenez-vous de ce que dit le Psalmiste : «Et moi, comme si j'eusse été sourd, je n'entendais pas; j'étais comme un muet qui n'ouvre pas la bouche. Je suis devenu semblable à un homme qui n'entend pas, et dans la bouche de qui il n'y a pas de réplique.» (Ps 37,14-15). Eh bien, vous aussi, marchez comme si vous étiez sourd, muet et aveugle. Hors celui que vous avez choisi comme modèle, soyez aveugle pour le reste. Fermez les yeux sur tout ce que vous verrez de peu édifiant; que l'autorité et l'exemple de ceux qui agissent de la sorte, ne vous induisent point au relâchement, ou à faire des choses que vous aviez tout d'abord condamnées.
Entendez-vous quelque frère désobéissant, indocile, détracteur, on se comportant de quelque manière autrement que l'on ne vous
a appris, n'en soyez pas scandalisé, et que son exemple ne vous entraîne pas à l'imiter; mais passez à travers tout, tel un sourd qui n'entend même pas.
On vous outrage, on vous injurie, vous ou quelque autre : demeurez inébranlable; et, au lieu de vous venger en répliquant, écoutez tout, comme si vous étiez muet, chantant sans cesse au fond de votre coeur ce verset du psalmiste : «J'ai dit : Je garderai mes voies, de peur de pécher par ma langue; j'ai mis une garde à ma bouche, tant que le pécheur se tient en face de moi; je suis resté muet, et je me suis humilié, et j'ai gardé le silence même pour les choses bonnes.» (Ps 38,2-3).
Par-dessus tout, cultivez cette vertu, qui ajoute encore au prix et à la beauté des trois pratiques que je viens de dire : selon le précepte de l'Apôtre, rendez-vous comme insensé en ce monde, afin d'être sage. N'examinez, ne jugez rien de ce que l’on vous commande, mais donnez constamment votre obéissance en toute simplicité et foi, n'estimant saint, utile et sage que ce que la loi de Dieu et le jugement de votre ancien vous ordonnent. Fondé sur ces principes, vous, persévérerez jusqu'à la fin sous la discipline du monastère, sans que les tentations ni les adresses de l'ennemi puissent vous en faire sortir.

CHAPITRE 42

Le moine ne doit pas attendre le bien de la patience de la vertu des autres, mais de sa propre longanimité,

Ainsi, n'attendez pas votre patience de la vertu des autres, en sorte que vous ne la possédiez, que si personne ne vous offense, car ceci n'est pas en notre pouvoir. Mais espérez-la plutôt de votre humilité et longanimité, qui sont dans les mains de votre libre arbitre.

CHAPITRE 43

Abrégé des moyens par où le moine peut s'élever à la perfection.

Nous avons développé longuement cette doctrine. Pour qu'elle se grave plus aisément dans votre coeur et demeure ineffaçable de votre mémoire, j'en veux dresser un abrégé qui vous permette de posséder tous les commandements dans une brève formule.
Voici donc en peu de mots la méthode, pour vous élever sans labeur et sans difficulté jusqu'à la plus haute perfection.
«Le commencement» de notre salut comme «de la sagesse est», selon l'Écriture, «la crainte du Seigneur». (Pro 9,10). De la crainte du Seigneur naît la componction salutaire. De la componction du coeur procède le renoncement, c'est-à-dire le mépris et le dépouillement de tous les biens. Le dépouillement engendre l'humilité. L'humilité produit la mortification de nos volontés. La mortification de nos volontés extirpe et énerve tous les vices. À mesure que disparaissent les vices, les
vertus poussent leurs rejetons et grandissent. La multiplication des vertus donne la pureté du coeur. La pureté du coeur confère, la perfection de la charité apostolique.

    

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