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QUATRIÈME DEGRÉ
De la bienheureuse et
toujours louable Obéissance.
1. C'est à ceux-là seuls qui combattent sous les
étendards de Jésus Christ, que nous adresserons désormais la parole, selon
l'ordre que nous avons cru devoir suivre; car comme la fleur précède
toujours le fruit, de même la fuite du siècle précède toujours l'obéissance,
soit qu'on quitte le monde par une séparation réelle, soit qu'on ne le
quitte qu'en renonçant à son esprit et à ses maximes. C'est sur ces deux
séparations du monde que l'âme, sur deux ailes d'or, s'efforce de monter au
ciel; c'est ce que le psalmiste chantait dans ses airs si doux et si
agréables : «Qui me donnera, disait-il, des ailes semblables à celles de la
colombe, afin que je puisse voler jusqu'au ciel, et m'y reposer
délicieusement après avoir travaillé, médité et pratiqué une humilité
profonde et une obéissance parfaite ?» (cf. Ps 54,7)
2. Mais je crois qu'il est à propos de
considérer ici quelles sont les armes spirituelles dont se servent les
généreux soldats de Jésus Christ dont il est question ici, et de connaître
de quelle manière ils tiennent le bouclier de la foi et de la confiance en
Dieu, pour repousser loin d'eux toute pensée d'infidélité et de
désobéissance; comme ils ont toujours l'épée de l'esprit de Dieu hors du
fourreau pour immoler tous les mouvements de leur propre volonté, comme ils
sont entièrement couverts des cuirasses de la patience et de la douceur pour
émousser toutes les pointes dangereuses des injures, des moqueries et des
paroles outrageantes, et comme ils portent sur la tête le casque du salut,
qui consiste dans les prières ferventes de leur supérieur, qui les défend
des traits enflammés de leurs ennemis. Voyez comme ils sont fermes et
inébranlables dans leurs positions, et comme néanmoins ils jouissent de la
délicieuse liberté des enfants de Dieu; car tandis qu'ils sont immobiles
dans leurs prières continuelles, ils ne laissent pas d'exercer les devoirs
de la charité en faveur de leurs frères en Dieu.
3. L'obéissance est donc un renoncement parfait
à sa propre volonté, lequel se fait remarquer par des actions extérieures;
ou plutôt, c'est une entière mortification des passions dans une âme pleine
de vie, c'est un mouvement qui nous fait agir avec une simplicité parfaite
et sans aucune préférence, c'est une mort volontaire, une vie exempte de
toute curiosité, une assurance au milieu des dangers, un excellent moyen de
défense pour paraître devant Dieu, une sécurité désirable à l'heure de la
mort, une navigation sans écueils et sans tempêtes, et un voyage qu'on fait
en sûreté et sans peine. Oui l'obéissance donne à une âme la paix et le
calme contre la crainte de la mort, ensevelit la volonté, et fait vivre
l'humilité; elle ne résiste et ne contredit jamais; elle ne prononce aucun
jugement, et regarde avec une égale indifférence les biens et les maux de la
vie présente. Aussi l'homme qui aura saintement mortifié son coeur sous le
joug de l'obéissance, n'aura rien à craindre pour ses actions, et paraîtra
devant Dieu avec une confiance assurée. Enfin disons que l'obéissance est un
renoncement entier à ses lumières personnelles et à son propre jugement,
pour les soumettre parfaitement aux lumières et au jugement d'un supérieur.
4. Cependant, il faut l'avouer, les
commencements de cette mortification, ou plutôt de cette mort religieuse par
laquelle il faut crucifier la volonté du coeur, les sens de la chair, sont
accompagnés de beaucoup de travaux et de peines; les progrès qu'on fait dans
l'obéissance, sont encore suivis de quelques sueurs et de quelques
difficultés; mais enfin on se trouve délivré heureusement de toute sensation
pénible et douloureuse, et l'on entre dans une paix et une tranquillité
parfaites : car la seule peine qu'éprouve cet heureux homme d'obéissance,
mort et vivant tout à la fois, c'est de connaître qu'il a suivi sa volonté
en quelque chose : alors il craint d'avoir à répondre à Dieu de la
détermination qu'il a prise de lui-même.
5. Vous qui, pour courir plus vite et plus
facilement, vous préparez à vous décharger de tout; qui désirez vous charger
du joug de Jésus Christ; qui cherchez par le moyen de l'obéissance à vous
défaire du lourd fardeau que vous avez porté; qui, pour jouir de la seule
véritable liberté, voulez vous rendre esclaves de la volonté des autres;
qui, soutenus et protégés par le secours des autres, tâchez de traverser la
mer immense qui sépare le temps de l'éternité : sachez, et ne l'oubliez
jamais, que vous avez choisi le chemin le plus court et le plus sûr, quoique
le plus difficile et le plus raboteux, et qu'en le suivant, vous ne pouvez
vous égarer qu'autant que vous vous laisseriez aller à prendre confiance en
votre propre jugement, et que vous refuseriez de vous laisser conduire par
vos supérieurs. En effet, ils sont tous parvenus au but heureux qu'ils se
proposaient, ceux qui, dans les choses bonnes, religieuses et agréables à
Dieu, ont été dirigés par les lumières et la sagesse de leurs directeurs :
car l'obéissance consiste essentiellement, en toute chose, à se défier de
soi-même jusqu'à la fin de la vie.
6. Ainsi, lorsque nous avons enfin pris la
résolution de porter le joug de Jésus Christ, et de confier à un père
spirituel le soin et la conduite de notre âme, nous devons, s'il nous reste
tant soit peu de jugement et de sagesse, bien voir et bien peser quelles
sont les lumières et la prudence de celui à qui nous allons confier une
affaire d'une aussi haute importance; et, si j'ose m'exprimer ainsi, il nous
faut tout employer pour connaître le directeur que nous choisissons, afin
que nous n'ayons pas le malheur de tomber entre les mains d'un mauvais
matelot, au lien d'un pilote expérimenté; d'un homme ignorant et malade
lui-même, au lieu d'un médecin sage et prudent; d'une personne remplie de
vices, au lieu d'une personne d'une vertu consommée, et d'un esclave de ses
passions, au lieu de quelqu'un qui en serait parfaitement délivré : et
qu'ainsi, en voulant éviter Scylla, nous ne tombions dans Charybde, et que
nous ne fassions un déplorable naufrage. Au reste, une fois que nous serons
entrés dans la carrière de la piété et de l'obéissance, nous devons
absolument nous interdire tout jugement sur le vertueux directeur que nous
aurons choisi, et ne censurer en aucune façon sa conduite, ni ses actions,
quand même nous remarquerions en lui certaines imperfections et certaines
chutes : hélas, nul homme sur la terre n'en est exempt ! En agissant
autrement, nous ne retirerions aucun fruit de notre obéissance.
7. Que cette considération nous fasse comprendre
combien il nous est nécessaire, pour avoir en nos directeurs une confiance
parfaite et constante, de graver si profondément dans nos esprits et dans
nos coeurs, les bonnes oeuvres et les vertus que nous leur voyons pratiquer;
que rien ne soit capable de les effacer de notre mémoire, et que, lorsque
les démons chercheraient à nous porter à nous défier des lumières et de la
sagesse des directeurs qui nous conduisent, nous repoussions victorieusement
cette tentation par le souvenir de leurs bonnes et saintes actions. Car nous
ne pouvons révoquer en doute que nous nous portons à faire ce qui nous est
ordonné, avec d'autant plus de zèle et de promptitude, que nous avons plus
de confiance en celui qui est à notre tête. Aussi pouvons-nous assurer que
ceux qui manquent de confiance en leurs directeurs, sont bien près de
tomber, si déjà ils ne sont pas tombés, puisque «tout ce qui ne vient pas de
la confiance est péché.» (Rom 14,23).
8. Si donc il vous vient quelques pensées de
juger et de condamner votre directeur, rejetez-les avec autant d'horreur que
vous devez rejeter la pensée de faire une action déshonnête avec une vierge.
Cette tentation est une vipère de l'enfer, à laquelle vous devez fermer
toute entrée, toute ouverture, et refuser toute place dans votre coeur.
Dites avec un saint orgueil, à ce dragon : «Sache, infâme imposteur, que je
n'ignore pas que ce n'est pas moi qui ai reçu le pouvoir de juger les
actions de mon père spirituel, et que je sais parfaitement que c'est lui qui
a le droit incontestable de juger les miennes.»
9. Nos anciens nous ont appris que nous trouvons
des armes spirituelles dans le chant des psaumes, que les exercices de la
prière sont les remparts pour nous défendre, que les larmes de la pénitence
sont un bain où notre âme se purifie de ses souillures, et que, sans
l'obéissance, qui est la confession du Seigneur, personne, s'il est chargé
de péchés, ne pourra voir Dieu.
10. Celui qui est parfaitement soumis et
obéissant, prononce contre lui-même; et si, pour plaire à Dieu, il obéit
parfaitement, quoique ce qu'il fait ne soit pas exempt d'imperfection, il
n'aura point à en rendre compte au souverain Juge. On ne peut pas en dire
autant de celui qui fait sa propre volonté en quelque chose, quoiqu'il lui
semble qu'il accomplit les ordres de son supérieur; car il rendra compte à
Dieu de ce qu'il y a, dans son acte d'obéissance, de conforme à sa propre
volonté qu'il a suivie. Si, dans cette circonstance, le supérieur du
monastère ne cesse de le corriger et de le reprendre, tout n'est pas perdu
pour lui; mais si malheureusement ce supérieur garde le silence, je n'ose
dire ici ce que je pense.
11. Tous ceux qui dans le Seigneur, obéissent
avec simplicité de coeur, traversent heureusement la carrière religieuse;
car, elle évitant toute recherche curieuse sur les choses qui leur sont
commandées, ils échappent aux ruses et aux embûches des démons.
12. La première chose que nous avons à faire par
rapport au directeur que nous avons choisi, c'est de lui faire une
confession exacte de tous les péchés de notre vie, et, s'il juge à propos de
nous en faite faire une confession publique, de nous soumettre à cet ordre
de bon coeur; car cet aveu, soit secret, soit public, de nos fautes ne
contribuera pas peu à cicatriser et à guérir les plaies qu'elles ont faites
à notre âme.
Histoire d'un voleur
pénitent.
13. Étant allé un jour dans un monastère, dont
l'abbé était un juge et un pasteur excellent, j'y entendis prononcer un
jugement bien terrible. Voici le fait : Pendant que j'étais dans ce
monastère, il y arriva un voleur fameux, qui demandait à grands cris de
pouvoir y entrer pour embrasser la vie monastique. L'abbé, comme un bon père
et un bon médecin, lui ordonna de prendre sept jours pour se reposer, et
pour examiner et connaître quels étaient les usages et la manière de vivre
du monastère. Ce laps de temps passé, il le fit appeler en particulier
auprès de lui, et lui demanda s'il désirait encore de demeurer dans le
monastère et d'y vivre selon les règles de la maison. Comme il lui répondit
affirmativement avec une candeur et une franchise admirables, l'abbé lui dit
qu'il fallait qu'il lui fit une confession entière et bien détaillée des
crimes dont il avait souillé sa vie. À peine l'abbé avait-il donné cet
ordre, que le voleur s'empressa de l'exécuter; il lui déclara donc tous ses
péchés avec une sincérité et une prudence étonnantes. Mais pour l'éprouver
encore, l'abbé lui demanda s'il consentit à faire devant toute la communauté
la confession qu'il venait de lui faire. Cet homme n'hésita pas un instant
de répondre affirmativement : tant étaient vives et sincères la haine et la
contrition qu'il avait de ses péchés, et tant la honte de les déclarer ainsi
possédait peu son âme; il déclara même que, s'il le fallait, il les
proclamerait au milieu d'Alexandrie.
Le saint abbé, en voyant d'aussi heureuses
dispositions, assembla tous les moines dans l'église du monastère. Ils
étaient trois cent trente, et c'était un dimanche après l'évangile. Il fit
venir ce voleur, qui était déjà justifié. Il avait les mains liées derrière
le dos, le corps revêtu d'un cilice effrayant, la tête couverte de cendres;
quelques frères le menaient avec une corde, et d'autres le frappaient
légèrement avec des verges. Comme tout le monde n'avait rien su de ce qui se
passait, ce spectacle effraya tellement les religieux, qu'ils ne purent
retenir leurs cris, ni comprimer leurs gémissements. Quand il fut arrivé à
la porte de l'église, le supérieur, plein de zèle et de sagesse, lui dit
d'une voix forte et terrible : «Arrêtez-vous, car vous êtes indigne d'entrer
dans la maison de Dieu.» Ces paroles, sorties de la bouche de ce prudent
directeur, qui était dans le lieu saint, frappèrent ce voleur d'une si
grande terreur, qu'il ne crut pas avoir entendu une voix humaine, mais un
violent coup de tonnerre, et que saisi de crainte et d'horreur, il tomba le
visage contre terre : c'est ce que lui-même nous a plusieurs fois assuré
avec serment. Or tandis que ce voleur pénitent était ainsi prosterné, et
qu'il arrosait le pavé d'un torrent de larmes, l'abbé, qui dans cette action
ne cherchait que le salut de ce malheureux, et qui voulait aussi présenter à
ses moines un modèle efficace d'une profonde et salutaire humilité, lui dit
et lui commanda de déclarer avec ordre, en détail et devant tout le monde,
les crimes qu'il avait commis et les fautes qu'il avait faites; ce que cet
excellent pénitent fit en frissonnant, et en causant à ceux qui
l'entendaient confesser des crimes horribles et inouïs, un étonnement et une
terreur inexprimables : car il confessa non seulement les péchés qu'il avait
commis en violant les lois ordinaires de la nature et en portant la
brutalité au delà des créatures raisonnables, mais encore des
empoisonnements, des homicides et d'autres attentats si exécrables, qu'il
n'est pas permis aux oreilles de les entendre, ni à la plume de les
transcrire. Quand il eut achevé, l'abbé ordonna qu'on lui coupât les cheveux
et qu'on le reçoive au nombre des frères.
14. Plein d'admiration pour la sagesse de ce
saint homme, j'osai lui demander en particulier quelles étaient les raisons
qui l'avaient engagé à donner à ses moines un spectacle si extraordinaire.
Or voici la réponse que me fit cet excellent médecin des âmes : «J'en ai agi
de le sorte, me dit-il, pour deux raisons principales. La première, afin que
ce pénitent, par la honte temporelle et passagère qu'il éprouverait en
confessant publiquement ses péchés, se préservât de la confusion future et
éternelle; et c'est ce qui lui est heureusement arrivé, car il n'était pas
encore relevé de terre, que déjà Dieu lui avait généreusement pardonné tous
ses crimes; et vous ne devez point en douter, mon cher abbé Jean, car un de
nos moine qui était présent et très attentif, m'a certifié qu'il avait vu un
homme d'un aspect terrible, lequel, d'une main, tenait un papier écrit, et
de l'autre, une plume avec laquelle il effaçait sur le papier chaque péché,
à mesure que ce pénitent, prosterné par terre, en faisait la confession. Eh
certes ! Cela ne doit point nous surprendre, car n'est-il pas écrit :
«Aussitôt, ô mon Dieu, que j'ai pris la résolution de confesser mes
iniquités devant vous et contre moi-même, vous m'avez pardonné la noirceur
et l'impiété de mes péchés» (Ps 31,5). La seconde raison que j'ai eue de me
conduire de la sorte, c'est qu'ayant dans ma communauté quelques moines qui
n'ont point encore fait la confession de leurs fautes, j'ai voulu profiter
de cette circonstance pour les engager à la faire; car, sans la confession,
personne ne peut obtenir le pardon de ses péchés.»
Autres traits de
vertu
15. Mais, outre ce que je viens de raconter,
j'ai vu dans cet illustre abbé, et dans le monastère qu'il dirigeait avec
tant de prudence et de sagesse, plusieurs autres choses qui m'ont ravi
d'admiration et d'étonnement, et qui méritent d'être rappelées. Je tâcherai
au moins de faire connaître les principales; car je suis demeuré assez
longtemps dans cette maison, pour m'instruire exactement de la vie, de la
discipline et de la conduite des moines qui l'habitaient; et je vous assure
qu'en considérant avec quelle ardeur ces faibles mortels faisaient des
efforts pour imiter la vie et la perfection des intelligences célestes, j'en
étais hors de moi-même, et mon étonnement était sans bornes.
16. Une sainte amitié les tenait étroitement
unis, leur charité les uns pour les autres les liait tous par des chaînes
indissolubles; et ce qui me ravissait, c'est que leur affection était
exempte de toute familiarité et de toute légèreté, soit dans leurs rapports
les uns avec les autres, soit dans leurs conversations. Ils avaient surtout
le plus grand soin de ne blesser en rien la conscience de leurs frères. Si
quelquefois il arrivait qu'un frère laissât paraître quelque aversion pour
un autre frère, l'abbé en purgeait de suite le monastère, et l'envoyait en
exil dans une autre maison, comme un misérable. Or voici ce qui arriva sous
mes yeux :
Un jour un moine dit quelques paroles
injurieuses à un autre; aussitôt que le saint abbé l'eut appris, il ordonna
qu'on le chassât du monastère, en disant qu'on ne pouvait pas souffrir deux
démons dans la même maison : un, qui était visible, et un autre, qui était
invisible, c'est-à-dire un démon réel, et un homme qui était semblable à un
démon.
17. Parmi ces respectables moines, j'ai vu des
choses qui peuvent également nous être utiles et nous frapper d'admiration :
par exemple, je remarquai une société de frères, formée par l'esprit de
Dieu, et fortifiée par la plus parfaite charité. Ils avaient en partage, ce
qu'il y a de plus excellent, soit dans l'action, soit dans la contemplation;
ils se livraient avec tant d'ardeur aux exercices de la vie religieuse,
qu'ils n'avaient presque plus besoin des avis ni des conseils de leur
supérieur : tant ils s'excitaient les uns les autres à une ferveur, à une
diligence presque divines. Ils avaient concerté, réglé et déterminé
certaines pratiques de piété, toutes particulières; ainsi par exemple, si
pendant l'absence de l'abbé, il arrivait à quelqu'un d'eux de parler d'un
autre d'une manière peu convenable, ou de le condamner par un jugement
inconsidéré, ou de dire quelques paroles inutiles, aussitôt un frère, par un
signe secret, l'avertissait de sa faute, et le faisait rentrer dans le
devoir; et si ce moine paraissait ne pas comprendre, ou ne pas voir ce
signe, alors celui qui l'avertissait, devait se prosterner et se retirer.
Dans les moments de récréation, la pensée de la mort et du jugement était le
sujet ordinaire et habituel de leurs conversations.
18. Il m'est impossible ici de ne pas vous
parler de la vertu rare et singulière du frère qui était chargé de préparer
les mets. Comme dans les occupations tumultueuses de sa charge je le voyais
d'un recueillement admirable, et tout baigné de larmes, je le priai de ne
pas trouver mauvais que je lui demandasse de quelle manière il avait obtenu
de Dieu une si grande faveur. Vaincu par mes instances continuelles, il me
fit enfin cette réponse : «C'est, me dit-il, parce que dans ma charge, je
n'ai jamais cru servir les hommes, mais Dieu même; que je me suis jugé
indigne de tout repos, et de toute tranquillité, et qu'en voyant toujours
devant moi le feu matériel, cette vue me rappelle sans cesse le souvenir des
flammes éternelles.»
19. Considérons encore une autre pratique de
piété non moins rare ni moins étonnante. À table même, ces fervents moine
n'interrompaient pas leurs saintes méditations et par des signes
particuliers, ils s'avertissaient les uns les autres de se renouveler dans
l'esprit de prière et d'oraison; et ce n'était pas seulement dans cette
occasion qu'ils en agissaient de la sorte, mais toutes les fois qu'ils se
rencontraient, ou se réunissaient.
20. Leur charité les uns pour les autres était
admirable; car, s'il arrivait à l'un d'eux de faire quelque faute, ou
quelque manquement, les autres allaient le trouver pour lui demander avec
instance de se décharger sur eux du soin et de la peine de rendre compte au
supérieur de cette faiblesse, et d'en recevoir la réprimande et la punition.
De là il arrivait que l'abbé connaissait quels étaient les sentiments de
charité qui régnaient dans les coeurs de ses moines, et que, ne pouvant pas
ignorer que le coupable n'était pas parmi ceux qui se présentaient devant
lui, il les reprenait avec moins de sévérité et les punissait avec moins de
rigueur; souvent même il ne se mettait point en peine de chercher à
connaître quel était celui qui avait fait la faute.
21. Du reste les entendait-on jamais
s'entretenir de discours vains, ridicules et facétieux ? S'il arrivait que
quelqu'un eut quelque légère contestation avec un frère, un autre frère, qui
se trouvait présent, en se prosternant contre terre, mettait fin de suite à
la question; que si ce moyen ne réussissait pas, et ne faisait pas cesser
toute aigreur et tout ressentiment, on avertissait le père qui remplaçait
l'abbé, afin qu'il prit les moyens efficaces pour procurer une
réconciliation parfaite avant le coucher du soleil.
Enfin, si ce dernier moyen était inutile, et que le coeur des frères, qui
s'étaient offensés, demeurât inflexible, on leur interdisait toute
nourriture jusqu'à ce qu'ils se fussent parfaitement réconciliés; et
quelquefois même on chassait impitoyablement ces moines opiniâtres du
monastère et de la société des frères.
22. Or cette discipline, si régulière et si
louable, n'était pas stérile, comme on peut en juger : elle produisait de
grands biens et procurait de grands avantages; car la plupart des frères
faisaient les plus grands progrès et dans la vie active et dans la vie
contemplative, et, remplis de lumière et de discernement, ils étaient d'une
modestie parfaite et d'une humilité profonde. Aussi voyait-on dans ce
monastère un spectacle tout céleste, et bien capable d'exciter la plus
grande admiration. On voyait des vieillards, sur le visage de qui éclatait
une majesté vénérable, accourir, comme de simples enfants, pour recevoir les
ordres du supérieur, et faire consister toute leur gloire et tout leur
bonheur à les exécuter avec une scrupuleuse exactitude et une soumission
entière.
23. Pénétré de respect pour des moines qui
avaient passé jusqu'à cinquante ans dans les exercices constants de
l'obéissance, je ne puis un jour m'empêcher de leur demander de quelle
consolation ils avaient joui dans la pratique si pénible et, si gênante de
cette vertu. Or, les uns me répondirent que par la pratique de l'obéissance
ils étaient descendus si avant dans l'humilité, qu'ils avaient été
heureusement exempts de tout autre combat, et qu'ils avaient continuellement
goûté les douceurs d'une paix profonde; et les autres m'avouèrent que par là
ils avaient eu le bonheur d'en venir au point de ne pas éprouver la moindre
peine ni le moindre trouble au milieu des injures et des outrages.
24. Parmi ces hommes respectables et dignes
d'une éternelle mémoire, j'ai encore remarqué certains vieillards dont la
tête était blanchie par les années, et qui ressemblaient plutôt à des anges
qu'à des hommes. Or, ces vieillards, conduits et dirigés par l'esprit de
Dieu, sanctifiés par les efforts continuels de leur bonne volonté, étaient
arrivés au plus haut degré d'innocence, de simplicité et de sagesse; car,
alors que les fourbes présentent deux faces : une qui paraît et qu'on peut
voir, et une autre qui est cachée et invisible, l'homme ami de la simplicité
ne présente, lui, qu'une seule et même face, et se manifeste tel qu'il est.
Ces vieillards étaient encore bien loin d'annoncer l'affaiblissement de la
raison et de montrer la moindre chose qui portât le caractère de cette
puérile légèreté qui fait que, dans le siècle, les vieillards se font si
souvent mépriser. Aussi ne voyait-on en eux qu'une douceur charmante, une
bonté ravissante et une gaieté pleine de gravité; on ne remarquait rien dans
leur conduite ni dans leurs conversations, qui soit dissimulé, étudié, faux,
ou peu sincère; chose qu'il est bien rare de trouver parmi les hommes. Leur
sainte âme n'avait qu'une seule ambition, c'était de se reposer en Dieu et
d'obéir à leur supérieur; c'est pourquoi, tandis qu'à l'égard de leur abbé,
ils étaient comme de petits enfants sans malice et sans fraude, ils étaient
pleins de vigueur et de courage contre les démons et les vices, et les
poursuivaient les uns et les autres avec une espèce de fureur.
25. Mais, hélas, père saint, et vous troupeau
fidèle si chéri de Dieu, ma vie entière ne suffirait pas, si je voulais
raconter ici toutes les vertus et les actions vraiment célestes de ces
moines; cependant j'estime comme très important de vous retracer leurs
travaux et leurs sueurs: cette vue sera bien plus capable d'enflammer vos
coeurs d'une noble ardeur pour le ciel, que les instructions que je vous
donnerais, et les exhortations que je vous adresserais. Au reste, tout le
monde sait que souvent les choses défectueuses sont corrigées par celles qui
sont plus parfaites. Ce que je vous conjure de m'accorder, c'est de croire
que tout ce que je vous raconte ici, ne contient ni fable ni fiction, mais
que c'est le langage de la plus exacte vérité : car je sais que le doute
seul qu'on a sur la vérité d'un fait, suffit pour empêcher qu'on en retire
des fruits et des avantages. Reprenons le cours de notre discours.
Histoire d'Isidore.
26. Dans le temps que j'étais dans ce monastère,
j'y rencontrai un homme de qualité, qu'on appelait Isidore. Il avait été un
des principaux magistrats d'Alexandrie; mais ayant généreusement renoncé aux
affaires du siècle, dans la gestion desquelles il s'était fait un grand nom
et une brillante réputation, il s'était retiré dans cette maison religieuse.
Le saint abbé qui le reçut, connut de suite que toute la vivacité de son
esprit et toute l'ardeur de son coeur étaient portées vers le mal; qu'il
était violent, impitoyable, arrogant et plein de lui-même. Mais la sagesse
et la prudence de cet excellent supérieur lui firent rompre les pièges dans
lesquels les démons tenaient cet homme captif; et voici de quelle manière il
s'y prit :
«Isidore, lui dit-il, si vous avez pris la ferme résolution de porter le
joug de Jésus Christ, je veux avant toute chose que vous vous exerciez dans
la pratique de l'obéissance.» À quoi Isidore répondit : «Mon très saint
Père, je me donne à vous pour vous être aussi soumis que le fer l'est au
forgeron.» Cette réponse satisfit et encouragea l'abbé, qui, charmé de la
comparaison dont il s'était servi, le mit de suite comme sur l'enclume. «Eh
bien, mon cher frère, lui dit l'abbé, je juge à propos et je vous ordonne de
vous tenir à la porte du monastère, de vous mettre à genoux devant tous ceux
qui entreront ou qui sortiront, et de leur dire : Mon Père, priez pour moi,
car je ne suis qu'un épileptique spirituel.» Isidore obéit à l'abbé avec la
même soumission et la même exactitude que les anges obéissent à Dieu. Ce fut
ainsi qu'il passa sept années consécutives. Or, après qu'il eut passé ce
temps dans ce dur et pénible exercice, et qu'il eut acquit, une obéissance
parfaite, une humilité profonde et une vive componction de ses péchés,
l'abbé, dans sa haute sagesse, jugea que par ces vertus solides cet homme
était digne d'être reçu au nombre des frères et d'entrer dans les ordres
sacrés; mais Isidore, qui, pendant tout ce temps avait pratiqué une patience
si extraordinaire et une soumission si généreuse, fit tant d'instances, soit
par lui-même, soit par les autres, soit par moi-même, pour qu'on lui permît
d'achever sa carrière dans ce même lieu et dans les mêmes exercices,
laissant assez à comprendre qu'il croyait n'avoir pas fort longtemps à
vivre, et qu'il était sur le point de sortir de ce monde, ainsi que l'apprit
l'événement, que l'abbé lui accorda ce qu'il demandait avec tant de zèle et
d'ardeur. Mais dix jours après, cet illustre pénitent alla prendre
possession de la gloire éternelle qu'il avait méritée par le mépris parfait
qu'il avait eu pour la gloire temporelle; et sept jours après sa mort,
conformément à la parole qu'il lui avait donnée, il attira dans le ciel le
portier du monastère : car il lui avait dit quelques jours avant de mourir :
«Si j'ai quelque pouvoir auprès de Dieu dans le ciel, nous serons bientôt
réunis ensemble auprès de Lui, pour ne nous séparer jamais.» Or tout cela
arriva de la sorte, parce que le Seigneur voulut, d'une manière sensible et
frappante, faire connaître l'excellence et le mérite de l'obéissance par
laquelle il n'avait pas eu honte de faire exactement et de grand coeur les
choses basses et humiliantes qu'on lui avait ordonnées, et de son humilité
profonde, par laquelle il avait si parfaitement imité le Fils de Dieu.
27. Or, pendant qu'Isidore vivait ainsi à la
porte du monastère, je me permis un jour de lui demander quelles étaient les
pensées qui remplissaient son esprit, et les sentiments qui agitaient son
coeur. Comme il vit qu'en me répondant, il contribuerait à mon salut, et me
serait de quelque utilité, il n'hésita pas de me faire la réponse suivante
La première année, me dit-il, je me suis continuellement représenté que
c'étaient mes péchés qui m'avaient ainsi vendu et rendu esclave. Cette
considération me navrait le coeur d'amertume et de douleur, et me portait à
me faire violence pour accomplir les ordres qu'on m'avait donnés; c'est
pourquoi, en me prosternant aux pieds de mes frères, je les arrosais de mes
larmes, et quelquefois de mon sang. Après cette première année, je conçus
l'espérance que Dieu récompenserait et ma soumission et ma patience; ce qui
fut cause que je fis sans peine ma pénitence. Enfin les cinq dernières
années je ne sentis en moi-même qu'un vif sentiment de mon indignité, qui me
faisait juger indigne, non seulement d'entrer dans le monastère, mais de
demeurer même où j'étais; de jouir de la présence et de la conversation des
frères; d'être admis à la participation des saints mystères, et même d'être
regardé par quelque personne que ce fût. C'est pourquoi, tenant mes yeux et
plus encore mon esprit et mon coeur abaissés vers la terre, je conjurais
ceux qui entraient ou qui sortaient, de prier Dieu pour moi.»
Histoire de Laurent
28. Un jour que j'étais à table auprès du
supérieur, il se pencha tout doucement vers moi et me dit à l'oreille :
«Voulez- vous que dans un vieillard d'une extrême vieillesse je vous fasse
voir une raison et une sagesse toute célestes ?» Comme je lui fis signe que
je le désirais et le lui demandais, il appela un bon père nommé Laurent; il
était placé à une autre table. Ce respectable moine avait déjà passé
quarante-huit ans dans le monastère; c'était le second prêtre en dignité
dans l'église de la communauté. Il se rendit aussitôt auprès de son
supérieur, se mit à genoux, selon la coutume de la maison, pour recevoir sa
bénédiction; puis il se leva pour prendre ses ordres, mais l'abbé ne lui dit
rien, et le laissa debout devant la table, sans lui rien donner à manger. Or
tout cela se faisait au commencement du repas. Enfin il demeura près d'une
heure au moins, immobile et sans mouvement; ce qui me causait une telle
confusion, que je n'osais regarder ce bon père tout blanc de vieillesse :
car il avait quatre-vingts ans. Il resta donc en cet état jusqu'à la fin du
repas, sans que l'abbé lui dit un seul mot. Quand le repas fut fini, son
supérieur lui commanda d'aller trouver Isidore, ce grand pénitent dont nous
avons parlé, et de lui réciter ce paroles du psalmiste : «J'ai attendu
longtemps le Seigneur, et je ne me suis point lassé de l'attendre.» (Ps 39).
29. Or, comme je suis très malicieux, je ne
manquais pas de chercher l'occasion de parler à ce vénérable vieillard, pour
lui demander à quoi il pensait pendant qu'il était ainsi debout devant la
table. «Je regardais, me répondit-il, Jésus Christ dans la personne de mon
supérieur; aussi ne considérais-je pas le commandement qui m'était imposé
comme venant d'un homme, mais comme venant de Dieu; c'est pourquoi, mon cher
père Jean, j'étais bien loin de croire que j'étais debout auprès d'une
table, autour de laquelle étaient assis de simples mortels; mais me figurant
être devant l'autel du Seigneur, je Lui adressais, selon mon pouvoir, de
ferventes prières; et je peux vous assurer qu'il ne m'est pas même venu dans
l'esprit une mauvaise pensée contre mon supérieur, tant est grande la
confiance que j'ai en lui, et tant est forte l'affection que je lui porte;
car, ajouta-t-il, «l'amour ne pense mal de personne» (1 Cor 13). Au reste,
mon Père, sachez bien que le démon ne trouve plus d'issue pour entrer dans
un coeur qui s'est dévoué et consacré entièrement à la simplicité, à
l'innocence et à la bonté.
Histoire d'un
économe
30. Comme Dieu, dans sa Miséricorde et sa
Justice, avait donné aux religieux de ce monastère un abbé qui en était le
sage pasteur et le tendre sauveur, il lui avait accordé un économe, un
administrateur admirable; car c'était un homme plein de modération et de
prudence, de douceur et de patience, tel enfin qu'on trouverait peu d'hommes
qui pussent lui ressembler. Or comme l'abbé voulait que l'exemple de son
humilité et de sa patience servît au salut des frères, il le reprit un jour
fort sévèrement, quoiqu'il fût innocent, et poussa cette sévérité, jusqu'à
le chasser honteusement de l'église. Sachant de science certaine qu'il
n'avait pas fait la faute, pour laquelle on le punissait avec tant de
rigueur, je pris à part le supérieur pour servir d'avocat à son économe;
mais ce sage directeur me répondit :
«Je sais aussi bien que vous, mon Père, qu'il est innocent; mais comme il ne
convient pas à un père, et que c'est une chose condamnable d'ôter à son
enfant qui a faim le morceau de pain qu'il va manger, de même un père
spirituel se rend à lui-même et à son inférieur un bien mauvais service,
s'il ne cherche pas à tout moment à lui procurer de nouveaux mérites et de
nouvelles couronnes, soit en lui faisant des reproches et lui présentant des
humiliations, soit en le couvrant de mépris, et lui fournissant des
mortifications, soit enfin en l'exerçant dans des railleries et des blâmes,
selon néanmoins qu'il le sait capable de tout supporter avec patience et
résignation; car autrement cet inférieur se trouve privé de trois grands
avantages : le premier, c'est qu'il ne mérite pas la récompense d'une
correction charitable soufferte avec patience, le second, ses frères sont
privés des bons effets que son exemple produirait dans eux; enfin le
troisième, et c'est ici le plus grand mal qui puisse arriver, les inférieurs
perdent peu à peu la douceur et la patience, car il arrive souvent que
ceux-là mêmes qui, dans leurs travaux spirituels et dans les humiliations,
paraissaient être vraiment des hommes de patience, s'ils ne sont pas
exercés, repris et humiliés de temps en temps par leur supérieur, qui les
regarde pour des gens vertueux et parfaits, tombent bien vite dans un
funeste relâchement; et leur âme, quoiqu'elle soit une terre bonne, grasse
et fertile, si elle n'est pas arrosée souvent par l'eau de l'humiliation,
perd bien vite et bien facilement son heureuse fertilité, et finit
ordinairement par ne plus produire que les ronces, et les épines de
l'orgueil, du dérèglement des moeurs et d'une confiance présomptueuse,
laquelle chasse toute crainte de Dieu. C'était ce que n'ignorait pas le
grand Apôtre, lorsqu'il donnait cet avis à son cher Timothée : «Pressez les
fidèles, lui disait-il, à temps et à contretemps.» (2 Tim 4,2).
31. À toutes ces raisons, je répliquais qu'il
pourrait arriver par des circonstances malheureuses, mais surtout par la
faiblesse de la nature humaine, qu'il y en aurait plusieurs qui, se voyant
repris sans raison, et même avec raison, abandonneraient le monastère; mais
la réponse de ce trésor de sagesse ne se fit pas attendre :
«Une âme, répartit-il, que Jésus Christ a liée avec son pasteur par les
chaînes de l'amour et de la foi, conservera invariablement cette sainte
union : elle préférerait plutôt répandre tout son sang que de la rompre
jamais, surtout si Dieu s'est servi de lui pour la guérir des plaies que le
péché lui avait faites; car elle se souvient de ce qui est écrit : «Ni les
anges, ni les principautés, ni aucune autre créature, ne pourront nous
séparer de l'amour de Dieu, qui est notre Seigneur Jésus Christ» (Rom
8.38-39); et si cette âme n'est pas liée, attachée et unie inséparablement
avec son directeur, je ne peux sûrement pas concevoir comment elle peut,
d'une manière utile, demeurer dans un lieu où rien ne la retient qu'une
obéissance fausse et trompeuse.»
Certes, il faut avouer que ce grand homme ne se trompait pas, puisque, par
les moyens dont il s'est servi, il a si heureusement dirigé et conduit,
offert et consacré à Jésus Christ, un grand nombre d'âmes, qui ont été comme
des hosties vivantes.
Histoire d'Abbacyre
32. Consultons donc la Sagesse de Dieu, elle se
trouve même dans des vases d'argile; c'est ce qui doit nous frapper du plus
grand étonnement. C'est la résolution que me fit prendre la conduite de
quelques jeunes religieux, car j'étais hors de moi-même, en voyant avec
quelle vivacité de foi, avec quelle constance, avec quelle patience et
quelle force d'âme ils souffraient d'être repris, mortifiés et méprisés, non
seulement par leur supérieur, mais encore par des frères qui étaient bien au
dessous de lui.
Il y avait dans le monastère un frère qui fixait mes regards d'une manière
toute particulière; il s'appelait Abbacyre, et il y avait déjà passé quinze
ans. Or je m'aperçus qu'il était presque partout maltraité par tous les
moines, et qu'il n'y avait pas de jour où ceux qui servaient à table, ne le
chassassent du réfectoire, parce qu'il était naturellement porté à parler.
Je cherchai l'occasion de lui parler; et l'ayant rencontrée, je lui demandai
instamment de me dire pour quelles raisons on le chassait ainsi du
réfectoire, et qu'on l'envoyait dormir, sans avoir rien mangé à souper.
«Croyez-moi, mon père, me répondit-il avec simplicité, les moines ne me
traitent ainsi que pour connaître mes dispositions intérieures et pour
savoir si je serai propre à mener une vie solitaire; ce n'est donc point
avec sévérité, mais dans le désir charitable de m'éprouver, qu'ils en
agissent de la sorte. C'est pourquoi connaissant parfaitement les pieuses
intentions de notre excellent supérieur et des autres pères, je souffre tout
avec joie et plaisir. Voilà quinze ans que je suis au monastère, et qu'on me
traite comme vous voyez. Lorsque je suis entré dans cette maison, les pères
ne m'ont pas caché qu'on y éprouve pendant trente ans ceux qui ont renoncé
au monde; et certes, mon cher père Jean, ce n'est pas sans de bonnes raisons
qu'on tient cette conduite : car n'est-ce pas dans le creuset et dans le
feu, qu'il faut faire passer l'or pour le polir et l'épurer ?»
33. Ce courageux Abbacyre vécut encore deux ans,
pendant mon séjour dans cette communauté; et comme il était sur le point de
partir de ce monde, il dit aux frères qui entouraient son lit de mort : «Je
vous remercie, mes frères, et je rends grâce à Dieu, de m'avoir traité comme
vous avez fait; car voilà dix-sept ans que vous m'avez mis par là à l'abri
des épreuves et des tentations des démons.» Ces paroles firent une si vive
impression sur l'esprit de l'abbé, ce juste appréciateur des vertus de ses
frères, qu'il mit Abbacyre au nombre des confesseurs, et fit placer son
corps auprès de ceux des saints pères qui reposent dans l'intérieur du
monastère.
Histoire de
Macédonius
34. Je ferais une peine réelle à tous ceux qui
ont du zèle et de l'amour pour la pratique de la vertu, si je ne disais rien
ici des saints exercices et des grands travaux de Macédonius, premier diacre
de ce monastère. Ce grand serviteur de Dieu, si favorisé de son divin
Maître, demanda à l'abbé, deux jours avant la solennité des Rois, que les
Grecs appellent Théophanie, la permission d'aller à Alexandrie pour
des affaires importantes qui exigeaient nécessairement ce voyage. La
permission lui fut accordée, mais à la condition expresse d'être de retour
au monastère pour préparer tout ce qui était nécessaire pour la solennité.
Mais le démon, ennemi juré de la vertu, fit naître tant d'obstacles, que
Macédonius ne put revenir au temps fixé; il n'arriva que le lendemain de la
fête. Pour le punir de sa désobéissance, l'abbé le suspendit de ses
fonctions, et le condamna à vivre parmi les novices. Or ce saint diacre,
grand par sa patience, mais plus grand encore par son humilité constante,
reçut cet ordre et accepta cette pénitence avec le même calme et la même
tranquillité d'esprit, que s'il n'eût pas été question de lui même. Après
avoir passé quarante jours parmi les novices, l'abbé voulut lui rendre sa
charge et ses honorables fonctions; mais le lendemain, que l'abbé l'avait
rétabli dans sa dignité, il alla trouver son supérieur, pour le prier avec
instance de vouloir bien le laisser dans ce état d'humilité et de pénitence,
et de le laisser vivre jusqu'à la fin de sa vie au milieu des jeunes frères.
Pour obtenir cette grâce, il l'assurait qu'il avait eu le malheur de
commettre, à son voyage, une faute qui le rendait absolument indigne de
pardon. Cependant, quoique le saint abbé sût parfaitement qu'il n'en était
rien, et que son diacre n'alléguait ce prétexte qu'afin de pouvoir demeurer
dans l'état d'abaissement où il était, il céda au désir si louable, de sa
ferveur et de son humilité. On vit donc au milieu des jeunes moines, un
homme vénérable par sa dignité et par son âge, leur demander le secours et
l'assistance de leurs prières, afin, leur disait-il, d'obtenir de Dieu le
pardon de l'exécrable désobéissance dont il s'était rendu coupable à
Alexandrie.
Ce saint diacre, tout indigne que j'en fusse, daigna m'apprendre un jour la
raison particulière qui lui avait tant fait désirer de rester dans cet état
humiliant. «Jamais, me dit-il, je ne me suis vu moins attaqué par les
troubles intérieurs, ni moins agité par les travaux de la guerre spirituelle
que nous faisons au démon, et jamais je n'ai goûté si délicieusement les
douceurs abondantes de la lumière céleste, que depuis que je suis dans les
exercices de cette pénitence.
Histoire de
l'économe du monastère
35. Le propre des anges, ajouta-t-il, c'est de
n'être plus exposés à faire des chutes, et même, ainsi que quelques docteurs
l'enseignent, de ne pouvoir tomber; le propre des hommes est de faire des
fautes mais par la grâce de Dieu ils peuvent s'en relever toutes les fois
que ce malheur leur arrive. Les démons, au contraire, sont tombés pour ne
jamais pouvoir se relever de leur chute.»
Voici encore ce que me raconta l'économe de ce monastère célèbre. «Lorsque,
me dit-il, j'étais jeune, et que j'étais chargé de prendre soin des animaux
de la maison, j'eus le malheur de faire une faute énorme; mais, comme je
m'étais accoutumé à ne jamais tenir caché dans mon coeur le serpent qui s'y
était glissé, je pris celui-ci par la queue, aussitôt que je le sentis, et
le montrai au médecin spirituel de mon âme; je lui découvris donc de suite
la méchante action dont je m'étais rendu coupable. Me regardant avec un
visage riant et me donnant un léger soufflet, il m'adressa ses paroles :
Allez, mon fils, continuez vos exercices ordinaires comme auparavant, et ne
craignez rien. Je me confiai entièrement à sa parole; et quelques jours
après, je fus assuré de ma guérison, et je marchai dans les voies de Dieu
avec une grande joie, mais néanmoins avec crainte et tremblement.»
36. Quelques docteurs, ont sagement observé que,
comme il y a certaines différences essentielles dans toutes les créatures
auxquelles Dieu a donné l'existence, de même dans les maisons religieuses,
nous voyons différentes manières de marcher et de s'avancer dans la carrière
et dans la pratique de la vertu, et diverses inclinations mauvaises qu'il
faut combattre et mortifier. C'est ainsi que le sage médecin qui présidait à
ce monastère, s'étant aperçu que quelques-uns de ses moines se plaisaient
par ostentation et par vanité, à paraître devant les séculiers, lorsque
ceux-ci venaient au monastère, les humiliait sévèrement en leur présence,
tantôt en leur commandant ce qu'il y avait de plus bas et de plus méprisable
tantôt en leur faisant les reproches les plus ignominieux de sorte que ces
moines furent obligés, pour éviter cet affront, de se cacher dès qu'ils
voyaient entrer les gens du monde. Or cette conduite produisait un effet
vraiment étonnant, car elle faisait que la vaine gloire poursuivait la vaine
gloire, et empêchait ces moines de se donner en spectacle aux autres.
Histoire de saint
Ménas.
37. Comme Dieu, par une grâce insigne, ne voulut
pas me priver du secours des prières d'un saint père qui était dans ce
monastère, il l'appela à lui sept jours avant mon départ. Ce saint homme
s'appelait Ménas. Il avait passé cinquante-neuf ans dans cette maison, et
avait successivement exercé toutes les charges qui y étaient établies, il
était alors le premier, après l'abbé. Or le troisième jour après sa mort,
tandis que nous célébrions ses funérailles et que nous faisions les prières
accoutumées, le lieu où était son saint corps se trouva tout-à-coup parfumé
d'une douce et suave odeur. L'abbé, qui était présent, nous ordonna d'ouvrir
le cercueil, et nous vîmes tous que, de ses pieds vénérables, il sortait
comme deux sources d'une huile odoriférante. Alors cet excellent maître dans
les voies religieuses nous adressa ces paroles : «Vous êtes tous témoins,
nous dit-il, de ce miracle; mais sachez que ses travaux et ses sueurs ont
été un parfum délicieux et agréable à Dieu.»
38. Il avait bien raison; car les pères se
mirent à raconter quelques excellentes actions de ce saint homme, et, entre
autres, qu'un jour l'abbé avait bien mis à l'épreuve sa patience toute
céleste.
Voici le fait : Revenant un soir du dehors, il était allé se prosterner aux
pieds de l'abbé, afin de lui demander, selon l'usage, qu'il lui donnât sa
bénédiction; mais l'abbé le laissa ainsi prosterné jusqu'à l'heure de
l'office, qu'il le bénit et lui permit de se relever. Après quoi il lui fit
des reproches très sévères sur son ostentation, sa vanité et son peu de
douceur et de patience. Or l'abbé ne se conduisit de la sorte que parce
qu'il savait avec combien de courage et de générosité ce saint vieillard
souffrirait cette humiliante mortification, et combien son exemple servirait
à l'édification des autres. C'est ce que m'assura en particulier un des
disciples de ce saint moine, et il m'ajouta que lui ayant demandé un jour
avec beaucoup d'instance de lui dire si, pendant qu'il était ainsi prosterné
aux pieds de l'abbé, il ne s'était pas laissé aller au sommeil; il lui avait
répondu naïvement que non, mais qu'il avait récité tout le psautier.
39. Je ne ferai pas la faute de ne pas orner ici
mon discours par le récit d'un fait qui le fera briller comme une émeraude
fait briller une couronne. Il arriva que, tandis que je vivais au milieu des
illustres pères de ce monastère, la conversation tomba sur la vie des
anachorètes; or ils me dirent avec un visage plein de douceur et de
bienveillance : «Quant à nous, cher père Jean, étant aussi grossiers et
aussi peu spirituels que nous le sommes, nous avons cru ne devoir embrasser
que la vie qui nous convenait le mieux. C'est pourquoi nous n'avons
entrepris qu'une guerre proportionnée à notre faiblesse, et nous avons jugé
qu'il était plus avantageux pour nous de n'avoir à combattre que contre des
hommes qui s'emportent et s'aigrissent, à la vérité, mais qui reviennent et
s'adoucissent, que contre les démons, qui sont toujours en fureur et armés
contre le genre humain.»
40. Or parmi ces hommes d'une éternelle mémoire,
il y en avait un qui m'aimait beaucoup en Dieu, et qui me parlait avec une
grande liberté. Il me dit donc un jour, avec une affection toute
particulière : «Si vous, mon père, qui êtes si sage, éprouvez la force de
celui qui, dans le ravissement de son coeur, s'écriait : Je peux tout en
celui qui me fortifie (Phil 4.13); si l'Esprit saint est descendu en
vous comme une rosée de grâces et de pureté, ainsi qu'il descendit autrefois
dans la très sainte Vierge, et si la force du Très-Haut vous environne par
la patience, ceignez vos reins, à l'exemple de l'Homme-Dieu, d'un linge
blanc, qui est l'obéissance, et comme Lui, levez-vous de table, c'est-à-dire
sortez de la solitude; afin de laver les pieds de vos frères dans l'eau pure
de la componction et de la pénitence, ou plutôt jetez-vous à leurs pieds
dans les sentiments de l'humilité la plus profonde; mettez à la porte de
votre coeur des gardes qui ne s'endorment jamais, et qui ne soient jamais de
connivence avec vos ennemis; arrêtez l'instabilité et la légèreté de votre
esprit, en le fixant invariablement, malgré les distractions et la
dissipation que lui causent sans cesse et l'agitation des affaires et les
importunités des sens; conservez un repos parfait au milieu des mouvements
et des soins dont la vie est continuellement agitée. Ici-bas; et, ce qui est
encore plus rare, plus difficile et plus admirable, demeurez ferme et
immobile dans le sein des troubles et des tempêtes qui se succèdent sans
cesse. Liez votre langue par les chaînes d'un silence parfait, et
empêchez-la de tomber dans des disputes hardies et dans des contradictions
audacieuses; combattez soixante et dix sept fois le jour contre cette
souveraine impérieuse et tyrannique; portez la croix de Jésus Christ dans
votre coeur, et comme on enchâsse une enclume dans du bois, enchâssez de
même votre esprit dans elle, de sorte qu'il soit capable de résister à tous
les coups, à toutes les tentations, à tous les affronts, à toutes les
calomnies, à toutes les railleries et à toutes les injustices qui pourront
vous arriver, de manière à n'en être jamais ni blessé, ni offensé, ni agité,
ni affligé, ni découragé, ni abattu, mais à persévérer immuablement dans la
paix et dans le calme. Dépouillez-vous de votre volonté, comme d'un vêtement
d'ignominie, et entrez ainsi tout nu dans la carrière céleste; et ce qui est
certainement bien rare et bien difficile, soyez d'une confiance entière et
inébranlable dans celui qui doit et veut vous couronner après la victoire,
et qu'elle soit telle qu'elle ne puisse être pénétrée ni par les flèches du
doute ni par les traits de la défiance. Mortifiez exactement vos sens par
les austérités de la tempérance, et prenez bien garde que vous n'ayez à
souffrir cruellement de leur fureur audacieuse et insolente. Servez-vous
avantageusement de la méditation de la mort pour combattre et vaincre la
curiosité de vos yeux, qui ne demandent sans cesse qu'à contempler la beauté
des créatures sensibles. Faites en sorte de retenir l'indiscrétion et
l'injustice de votre esprit, qui, tandis que vous vous livrez vous-même à la
négligence la plus condamnable, vous porte à juger mal des actions et de la
conduite de vos frères; et tâchez de le porter à exercer envers eux tous les
devoirs d'une charité sincère.
C'est par toutes ces choses qu'on pourra connaître que vous êtes
véritablement disciples de Jésus Christ, selon sa parole même : «Tout le
monde saura, nous dit-Il, que vous êtes mes disciples, si, dans la société
qui vous réunit, vous vous aimez les uns les autres, et que vous vous
témoigniez une affection mutuelle.» (Jn 13.35)
«Venez, venez; oui venez ici, m'ajouta cet excellent ami, fixez parmi nous
votre demeure, buvez avec nous l'eau amère des mépris et des humiliations;
elle deviendra bientôt douce et salutaire. Rappelez-vous que David chercha
longtemps ce qui pouvait être le plus doux et le plus agréable à l'homme,
sans pouvoir le trouver; mais que s'étant demandé à lui-même quelle pouvait
être cette chose, il se fit cette réponse admirable : «Qu'il est bon et
agréable de vivre au milieu de ses frères !» (Ps 132,1). Si, cependant Dieu
n'a pas jugé à propos de nous faire participer au bien excellent de cette
patience et de cette obéissance, il nous sera du moins avantageux de
reconnaître notre faiblesse et notre misère, afin que, si nous passions
notre vie hors de cette carrière, nous soyons remplis d'estime pour ceux qui
la parcourent, et que par nos prières, nous demandions à Dieu les grâces
dont ils ont besoin pour combattre courageusement et remporter la victoire.»
C'est ainsi que ce bon père, cet excellent maître dans la vie spirituelle,
me convainquit par des passages et des autorités tirées de l'Évangile et des
Prophètes, et par la tendre affection qu'il me témoignait, qu'il n'y avait
rien de comparable à la récompense et à la couronne qu'on acquiert, en
vivant sous le joug de l'obéissance.
Avant de sortir de ce paradis de délices pour rentrer dans les ronces et les
épines de mes paroles, lesquelles ne peuvent que vous déplaire, et ne vous
être d'aucune utilité, je veux encore vous dire quelque chose des religieux
de ce monastère, et des rares vertus qu'ils y pratiquaient: vous y trouverez
de grands avantages spirituels.
41. L'abbé de ce monastère ayant remarqué que
pendant l'office, auquel j'ai assisté bien des fois, il y avait eu quelques
frères qui s'étaient laissés aller à se dire quelques mots, leur ordonna
d'un ton fort sévère de demeurer à la porte de l'église pendant tout une
semaine, et de se prosterner devant tous ceux qui entreraient ou qui
sortiraient, pour leur demander pardon. Or ceux qu'il condamna de la sorte,
étaient des clercs; il y en avait même parmi eux qui étaient honorés du
sacerdoce.
42. Je remarquai un jour que pendant le chant
des psaumes il y avait un moine qui était plus attentif que les autres,
qu'il avait une dévotion extraordinaire, et que, surtout au commencement des
psaumes et des hymnes, il semblait extérieurement qu'il parlait à quelqu'un.
Je le priai donc simplement de vouloir bien me dire pourquoi il en agissait
ainsi. «C'est, me répondit-il, afin que, dès le commencement, je réunisse
toutes mes pensées et toutes les facultés de mon âme pour leur adresser ces
paroles. Venez toutes adorer Jésus Christ notre roi et notre Dieu, et
vous prosterner à ses pieds.» (prières initiales de l'office, cf Ps
94.1).
43. Je fis encore une attention particulière à
celui qui était chargé du réfectoire, et je vis avec étonnement qu'il
portait à sa ceinture de petites tablettes, sur lesquelles il écrivait
chaque jour toutes les pensées qu'il avait, afin d'en rendre un compte exact
à l'abbé qui était a la tête du monastère. Or ce que celui-ci faisait, bien
d'autres le faisaient aussi, et j'appris enfin que le supérieur l'avait
ordonné.
44. Un frère, pour avoir faussement accusé un
autre frère de se livrer à des paroles vaines et bouffonnes, fut
impitoyablement condamné par le supérieur à être honteusement chassé du
monastère, et à demeurer sept jours entiers dans le vestibule qui était à la
porte de la maison, pendant lesquels il ne devait rien faire autre chose que
de supplier qu'on lui permît de rentrer, et qu'on lui pardonnât la faute
qu'il avait commise. Or il fit cette pénitence de si bon coeur, que l'abbé
l'ayant appris, et sachant que pendant les six premiers jours il n'avait
rien mangé, lui fit dire que, s'il avait un véritable désir de rentrer dans
le monastère, il devait être dans la résolution de vivre dorénavant avec les
pénitents; ce que ce frère, vraiment touché de l'esprit de componction,
accepta très volontiers. L'abbé ordonna donc qu'on l'introduise, et qu'on le
mène au lieu destiné à ceux qui pleuraient et expiaient leurs péchés; ce qui
fut exécuté de suite. Mais, puisque l'occasion nous a conduit à parler de ce
monastère des Pénitents, je vais vous en dire quelque chose.
45. Ce lieu était à peu près à un mille du
monastère; on l'appelait communément la Prison. Toutes les
consolations humaines en étaient bannies : on n'y voyait jamais du feu;
l'huile et le vin n'entraient point dans la nourriture qu'on y prenait; la
nourriture des pénitents était du pain et quelques légumes insipides. L'abbé
envoyait dans cette triste maison tous les moines qui, après leur profession
religieuse, étaient tombés dans quelque faute considérable, et ils y étaient
tellement renfermés, qu'il ne leur était pas libre d'aller ailleurs ni de
vivre ensemble, mais seul à seul, et le plus souvent deux à deux. Ils y
demeuraient jusqu'à ce qu'il eût plu au Seigneur de faire connaître à l'abbé
que leurs péchés étaient pardonnés, et qu'ils étaient réconciliés avec Dieu.
Le supérieur général leur avait donné, pour supérieur particulier, un
excellent homme appelé Isaïe, lequel exigeait d'eux une prière presque
continuelle, et ne leur donnait presque point de relâche. Cependant, pour
les empêcher de tomber dans l'abattement et l'ennui, il leur faisait
distribuer une certaine quantité de feuilles de palmier, avec lesquelles ils
faisaient de petites corbeilles. Telle était la vie, l'état et la discipline
de ces pénitents, qui cherchaient avec ardeur à voir la face du Dieu de
Jacob.
46. Il est beau d'admirer leurs travaux et leur
pénitence, mais il est salutaire de les imiter; et ce serait folie et ne pas
connaître la faiblesse humaine, que de vouloir incontinent marcher sur leurs
traces.
47. Si donc notre conscience nous fait des
reproches mérités, considérons avec douleur, les péchés que nous avons
commis, jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de jeter un regard favorable sur la
pénitence que nous faisons, sur les efforts auxquels nous fait livrer le
désir violent que nous avons de nous réconcilier avec Lui, de recevoir le
pardon de nos fautes, et de changer les regrets et la douleur déchirante de
nos coeurs en une joie délicieuse, d'après ces paroles du roi-prophète :
«Tes consolations, ô mon Dieu, ont rempli mon âme de joie, selon la
multitude et la grandeur des douleurs qui ont affligé mon coeur.» (Ps 93).
Rappelons encore, selon nos besoins, ces autres paroles de David :
«Seigneur, qu'elles ont été grandes, nombreuses et cruelles, les afflictions
dont tu m'as accablé ! mais enfin tu t'es tourné vers moi,tu m'as rendu la
vie, et tu m'as retiré de l'abîme où j'étais tombé.» (Ps 70).
48. Heureux donc est celui qui, dans le dessein
de plaire à Dieu, se fait violence tous les jours, et supporte avec patience
et résignation les mépris et les injures ! Il participera abondamment, n'en
doutons nullement, à la gloire des martyrs et à la joie des auges. Heureux
le moine qui, dans sa profonde humilité, ne se regarde que comme le plus vil
et le plus méprisable des hommes, et ne croit ne mériter que les
humiliations et les abaissements ! Heureux celui qui a su faire mourir sa
propre volonté, et s'abandonner sans réserve à la conduite du directeur que
Dieu lui a donné pour père et pour maître spirituel ! sa place sera à la
droite de Jésus Christ crucifié.
49. Mais remarquez bien que l'homme qui ne veut
souffrir aucune correction, soit juste, soit injuste, agit directement
contre les intérêts éternels de son salut; tandis que celui qui la reçoit
avec patience et allégresse, obtient incontestablement le pardon de ses
péchés.
50. Présentez donc à Dieu, en esprit et en
vérité, la confiance et l'affection que vous avez pour votre père spirituel;
et par une grâce singulière, Dieu lui fera connaître l'amour et la tendresse
que vous lui portez, et cette connaissance lui inspirera de vous traiter
avec douceur et ménagement; et, selon que vous le désirez, il deviendra
votre ami dévoué.
51. Ce n'est sûrement pas une petite marque de
confiance en son supérieur, que de lui découvrir toutes les tentations qu'on
éprouve : on suit assurément la voie du salut; mais on s'en éloigne
terriblement, quand on cache dans les ténèbres intérieures du coeur, ces
serpents cruels et funestes. 52. Voulez-vous savoir si vous avez pour vos
frères un amour solide et véritable, et une affection tendre et sincère,
considérez si les péchés dont vous les voyez coupables, vous attristent et
vous désolent, et si les grâces abondantes qu'ils reçoivent de Dieu, et les
progrès qu'ils font dans la vertu, vous remplissent de joie et de plaisir.
53. Quiconque, dans une discussion quelle
qu'elle soit, soutient avec opiniâtreté une opinion même vraie et un
sentiment fondé, fait voir qu'il est malade de la maladie du démon, qui est
l'orgueil. Si c'est vis-à-vis de ses égaux qu'il en agit de la sorte, il
pourra peut-être encore en guérir par la correction qu'il recevra de ses
supérieurs; mais si c'est vis-à-vis de ses supérieurs, nous croyons,
humainement parlant, que sa maladie est incurable.
54. Comment en effet observera-t-il les règles
et les devoirs de l'obéissance dans ses actions, celui qui les viole avec
tant d'insolence dans ses paroles ? et ne sera-t-il pas, dans toutes les
autres choses plus nécessaires et plus importantes, tel qu'on le trouve dans
celles qui sont moins grandes et moins nécessaires ? Aussi devons-nous voir
qu'il travaille en vain, et qu'il ne recueillera, de sa prétendue
obéissance, qu'un jugement terrible et une sentence de mort.
55. Celui qui, dans des dispositions saintes et
des intentions pures et droites, s'est soumis et dévoué entièrement à la
volonté d'un sage et zélé directeur, ne voit arriver la mort que comme un
doux sommeil, ou plutôt il l'attend et la désire tous les jours comme le
commencement d'une véritable vie; car il a la confiance que ce ne sera pas à
lui, mais au directeur de son âme, que Dieu fera rendre compte.
56. Celui qui a reçu avec plaisir et sans qu'on
ait voulu l'en charger, des mains mêmes de son supérieur, quelques fonctions
et quelque charge à exercer; et que dans la suite il lui arrive de faire
quelque faute ou quelque faux pas dans l'exercice de cette charge, c'est à
lui-même, et non point à son supérieur, qu'il peut s'en prendre, car les
armes qu'il a reçues, c'est de son propre mouvement et par sa propre volonté
qu'il les a prises. Il devait les tourner contre l'ennemi, et
malheureusement il s'en est servi pour se percer le coeur. Mais si, au
contraire, c'est malgré lui, après avoir bien fait connaître sa faiblesse.
et son incapacité à son supérieur, après l'avoir prié humblement et avec
instance de ne pas penser à lui, qu'il est obligé de recevoir cette charge
et de se dévouer à cet emploi; il doit avoir bon courage; car s'il vient à
tomber, sa chute ne sera pas mortelle.
57. Mais j'oubliais de vous présenter, mes chers
amis, un pain délicieux et salutaire pour la nourriture de vos âmes; je veux
dire de vous parler de la vertu admirable de ces moines qui, pour
s'accoutumer à recevoir avec la plus grande patience et la plus parfaite
charité les injures, les affronts et les mépris des autres, s'étaient réunis
ensemble pour s'exercer à supporter toute sorte d'humiliations, d'outrages
et de mépris.
58. L'âme qui pense sans cesse à confesser ses péchés, trouve dans cette
pensée un antidote efficace contre le danger d'en commettre de nouveaux; car
nous nous livrons assez facilement aux fautes que nous pouvons ensevelir
dans les ténèbres.
59. Ainsi, quoique nous ne soyons pas en la
présence de notre supérieur, si, par une vive représentation, nous nous le
figurons au milieu de nous, cette image de sa présence ne contribuera pas
peu à nous faire éviter avec soin tout ce que nous savons devoir lui
déplaire dans nos entretiens, nos conversations, notre repos, notre
nourriture et dans toute autre chose; et, en nous conduisant de cette
manière, nous pratiquerons une véritable obéissance. Au reste, les
véritables et sincères disciples regardent l'absence de leur maître comme un
malheur réel, et s'en affligent, tandis que les mauvais s'en réjouissent.
60. Je demandais un jour à l'un des plus
vertueux pères du monastère, comment il se faisait que l'obéissance fût la
compagne fidèle et inséparable de l'humilité; voici la réponse qu'il me fit
: «Celui, me dit-il, qui pratique l'obéissance, n'est pas seulement
obéissant, il est encore plein de reconnaissance. Ainsi, quand même il
ressusciterait les morts, qu'il posséderait le don des larmes, et qu'il
jouirait de la paix souveraine du coeur, il pensera toujours que tous ces
avantages, il ne les a que par le moyen de son supérieur, qu'il n'en jouit
que par la vertu de ses prières. C'est pourquoi il sera exempt de tout
sentiment de présomption et de vaine gloire. Eh ! comment pourrait-il s'en
enorgueillir, en croyant que ce n'est pas par ses mérites ni par ses vertus
qu'il a toutes ces choses, mais par le secours de son supérieur ?
C'est ce qui fait que l'hésychaste est en quelque sorte incapable d'avoir en
partage cette humilité intérieure au milieu des choses dont nous venons de
parler; car il peut plus facilement croire que c'est par ses propres forces
et son industrie qu'il vient à bout de faire les bonnes oeuvres qu'il
pratique.
Les deux pièges du
démon.
62. Ainsi, lorsqu'un moine qui est soumis à un
supérieur, aura évité les deux pièges que le démon lui tend, il demeurera,
comme un véritable disciple de Jésus Christ, sous le joug d'une obéissance
éternelle.
63. Le démon ne cesse de tenter de mille
manières différentes ceux qui font profession d'obéissance : tantôt il
cherche à troubler et à salir leur imagination par des pensées et des images
impures, afin de faire révolter la chair contre l'esprit; tantôt il remplit
leurs coeurs de peines, de chagrins et de tristesse; ici il les pousse à
l'emportement et à la mauvaise humeur, et cherche toutes les voies capables
de paralyser leur volonté et de rendre leur vertu stérile et vaine; là il
les porte à l'intempérance dans les repas, à la négligence dans la prière, à
la mollesse dans le sommeil; enfin il enveloppe leur intelligence dans des
nuages et des ténèbres épaisses, afin qu'en les fatiguant de la sorte, il
leur mette dans l'idée et leur fasse croire que c'est inutile pour eux de
pratiquer l'obéissance, qu'ils ne tirent aucun avantage spirituel des
efforts et des sacrifices qu'ils font, qu'au lieu d'avancer dans la
perfection, ils marchent en arrière. C'est ainsi que peu à peu il les
décourage et les dégoûte des saintes occupations commandées par
l'obéissance, et leur fait misérablement abandonner le champ de bataille;
souvent même il ne leur laisse pas le temps de voir et de reconnaître que
Dieu, pour fournir à ses serviteurs une occasion favorable de pratiquer
d'une manière plus parfaite l'humilité et il obéissance, permet que le
trésor de leurs vertus leur soit soustrait; mais ici c'est un effet de la
Bonté de Dieu, il nous le rendra, ce trésor, plus riche et plus précieux.
64. Cependant, malgré les longues importunités
du démon, il arrive que quelques-uns viennent à bout, par leur courageuse
patience, de le vaincre et de le mettre en fuite. Mais à peine avons-nous
remporté cette victoire sur le démon de la désobéissance, qu'il en survient
un autre qui, par de nouvelles ruses et de nouvelles tentations, cherche à
nous égarer et à nous perdre.
65. En effet j'ai vu des moines qui, après
s'être entièrement et généreusement livrés à l'esprit d'obéissance, avaient
heureusement obtenu de Dieu, par le secours de leur supérieur, de grands
sentiments de componction et de pénitence, étaient parvenus à un degré
sublime de douceur, de modestie, de chasteté, de ferveur et de constance,
avaient absolument vaincu et soumis leurs appétits déréglés, et vivaient
dans un saint et fervent amour pour Dieu. Or, les démons, jaloux de leur
bonheur, pour réussir à les faire tomber de cet heureux état, ont tâché de
leur inspirer intérieurement et de leur faire croire qu'ils étaient capables
de vivre désormais dans la solitude, et qu'ils étaient assez forts dans la
vertu pour oser espérer, dans le repos de la solitude, la paix souveraine de
l'âme et une douce et céleste tranquillité. Mais, hélas ! qu'est-il arrivé ?
ces malheureux se sont laissé tromper. Ils sont sortis du port pour se jeter
en pleine mer; la tempête les y a surpris sans conducteur et sans pilote;
les flots furieux des pensées impures et des autres tentations ont eu
bientôt brisé et fait chavirer la frêle nacelle qui, portait leur trésor et
eux-mêmes. Ils ont donc fait un triste naufrage et ont péri de la manière la
plus misérable.
66. En effet ne faut-il pas que l'Océan soit
agité, troublé et bouleversé, afin de rejeter sur le rivage, les pailles et
les immondices qu'y entraînent les rivières et les fleuves ? C'est ainsi que
notre âme est agitée de temps en temps, pour se débarrasser des saletés que
nos passions, qui sont des fleuves par rapport à elle, lui apportent; et si
nous y réfléchissons encore, nous verrons que dans notre âme, comme sur la
mer, une grande tempête est ordinairement suivie d'un grand calme.
67. Celui qui, tantôt obéit, et tantôt désobéit
à son supérieur, n'est que trop semblable à un homme qui met sur ses yeux
malades, tantôt un excellent collyre, tantôt de la chaux vive. L'Écriture ne
dit-elle pas : «Si l'un édifie, et que l'autre détruise, qu'en pourront-ils
recueillir tous deux, sinon du travail et de la peine?» (Sir 34,23).
68. Ô vous donc, qui êtes les fils, et les
serviteurs obéissants du Seigneur, ne vous laissez pas égarer par le démon
de l'orgueil, ne confessez jamais vos péchés à votre supérieur sous un nom
emprunté; car ce n'est que la confusion que vous en éprouverez en ce monde,
qui vous fera éviter la honte éternelle. Montrez, oui montrez à nu, tout
votre mal à votre médecin spirituel; dites-lui sans crainte et avec naïveté
: «Mon Père, cette faute est toute de moi; cette blessure est mon propre
ouvrage; elles ne me sont venues l'une et l'autre que parce que j'ai vécu
dans la négligence; je ne puis m'excuser sur personne : c'est moi-même qui
en suis l'auteur, il m'est impossible de me plaindre d'y avoir été porté par
les mauvais exemples de mes frères, par les tentations mêmes des démons, par
la faiblesse et la limitation de mon corps, et par
quelqu'autre cause : c'est uniquement à raison de ma tiédeur, de ma paresse
et de ma négligence, que je suis tombé.
69. Lorsque vous vous présentez pour faire la
confession de vos péchés, prenez le maintien, la posture et les manières
d'un criminel; que votre visage annonce la modestie et l'humilité,
remplissez votre esprit de la pensée de vos péchés; que vos yeux ne
regardent que la terre; arrosez, si vous le pouvez, les pieds de votre père
spirituel de larmes amères et abondantes, ainsi que vous le feriez, si
c'était Jésus Christ même.
Mais, lorsque nous confessons nos péchés, prenons-y garde, et défions-nous
d'une tentation bien funeste : les démons alors redoublent leurs efforts
pour nous porter à ne pas faire une confession entière et sincère, ou bien à
ne nous confesser que sous un nom étranger, enfin à rejeter nos fautes sur
les autres, comme en ayant été la cause ou l'occasion.
70. Si l'habitude qu'on a contractée de faire
une chose quelconque, devient si forte et si puissante, qu'elle peut
surmonter et vaincre tous les obstacles dans la nature, que ne pourra pas
dans nous l'habitude que nous aurons de faire de bonnes oeuvres, étant aidés
et soutenus par la grâce de Dieu ?
71. Croyez-moi donc, mon fils, si dès le début,
vous vous livrez entièrement aux souffrances, aux mépris et aux
humiliations, vous n'aurez pas de longues années à combattre vos passions, à
les vaincre, et à vous procurer la précieuse paix du coeur.
72. Ne négligez donc pas de faire à votre
directeur la confession de vos péchés, avec des dispositions aussi saintes
et aussi humbles que si c'était à Dieu même. Oh ! Que j'ai vu d'heureux
pécheurs qui, par les sentiments d'une véritable contrition, par une
confession humble et entière, par des prières ferventes, ont tout de suite
fléchi la sévérité de leur juge, qui paraissait inexorable, et ont, changé
sa rigueur et son indignation en miséricorde et en tendresse. C'est pourquoi
nous voyons dans l'Évangile que saint Jean, ce digne précurseur de Jésus
Christ, avant de conférer le baptême à ceux qui se présentaient pour le
recevoir, les obligeait à faire la confession de leurs péchés. Or il n'avait
pas besoin lui-même de cette confession, mais il ne l'exigeait que pour
procurer le salut aux pécheurs qui recouraient à son ministère.
73. Nous ne devons point nous étonner, si, après
avoir confessé nos péchés avec les dispositions requises, il nous reste
encore des combats à soutenir; car nous devons savoir qu'il nous est plus
facile d'avoir à lutter contre la corruption de notre corps, qui nous
humilie, que contre l'enflure du coeur, qui nous élève.
74. Allez doucement et calmez votre ardeur,
lorsqu'on vous raconte la vie et les vertus des anachorètes qui vivent dans
le désert; et ne croyez pas pouvoir embrasser un genre de vie qui serait au
dessus de vos forces, car par l'obéissance, vous marchez sous les étendards
du premier martyr.
75. Si donc il vous arrive de manquer de force
et de courage pendant le combat, ne sortez pas du rang que vous occupez; car
c'est dans ces pénibles moments de la vie, que nous avons le plus besoin
d'un médecin éclairé et habile. Hélas ! ne faut-il pas l'avouer ? Celui qui,
quoique protégé et dirigé par la sagesse et l'expérience d'un supérieur, a
néanmoins pu se laisser tomber, celui-là aurait fait une chute mortelle, et
ne se serait pas relevé, s'il avait été seul et privé de secours !
76. Ainsi il est vrai de dire que lorsque nous
avons eu le malheur de tomber dans quelque faute, les démons, pour profiter
de notre chute et achever notre perte éternelle, nous suggèrent et nous
inspirent fortement le désir et le dessein de nous retirer dans la solitude.
Mais n'est-il pas évident que par cette tentation, s'ils pouvaient nous y
faire succomber, ces ennemis de notre salut voudraient ajouter blessure sur
blessure, et nous perdre éternellement.
77. Si le médecin spirituel que nous avons
actuellement, nous déclare qu'il lui est impossible de procurer à notre âme
la guérison que nous attendons, il ne faut pas perdre courage, mais en
chercher un autre et nous confier à ses soins; car nous devons savoir qu'il
est bien peu de malades spirituels qui aient été guéris sans le secours d'un
médecin. Eh ! Quel est celui qui oserait soutenir un sentiment contraire ?
Un vaisseau qui, quoique conduit et dirigé par un bon et vaillant pilote, a
fait naufrage, aurait-il été épargné par la tempête, s'il en eût été privé ?
Qui oserait le dire ?
78. C'est l'obéissance qui produit l'humilité,
et l'humilité produit la paix et le calme dans une âme; car elle la délivre
des tempêtes des passions, et lui procure une victoire parfaite sur son
propre coeur. C'est ce que le roi-prophète nous enseigne par ces paroles :
«Le Seigneur S'est souvenu de nous dans notre humiliation, et nous a
délivrés des mains de nos ennemis» (Ps 135,23-24). Rien donc ne peut ici
nous empêcher d'affirmer que l'obéissance engendre la paix précieuse du
coeur, puisqu'elle produit l'humilité, et que l'humilité donne l'existence à
cette paix, laquelle perfectionne et couronne l'humilité. Ainsi l'obéissance
est le principe et la cause de l'humilité, et la paix de l'âme, qui est la
fille de l'humilité, donne à sa mère la dernière perfection. C'est ainsi que
Moïse, qui est la figure de l'obéissance, a donné le commencement de la loi,
et que Marie, qui est l'image de la paix parfaite de l'âme, a donné la
dernière perfection à l'humilité.
79. Ils méritent d'être sévèrement punis de
Dieu, ces malades spirituels qui, connaissant par les avantages qu'ils en
ont déjà reçus, la dextérité et la sagesse de leur médecin, l'abandonnent
avec mépris, avant d'être parfaitement guéris, et recourent aux soins d'un
autre qu'ils lui préfèrent.
80. Ne sortez donc pas d'entre les mains de celui qui, le premier, vous a
présenté à notre Seigneur; car vous n'en trouverez pas un autre pour lequel
vous puissiez avoir une affection plus respectueuse.
81. Comme un soldat sans expérience s'expose à
un très grand danger en se séparant de sa compagnie pour aller seul
combattre l'ennemi; de même il s'expose à un danger pressant, le moine qui,
sans avoir passé par les exercices spirituels, et sans connaître la manière
dont on doit combattre et vaincre les passions, quitte la société de ses
frères pour aller seul, dans la solitude, faire la guerre au démon. La
témérité du soldat le met en danger de perdre la vie du corps, et celle du
moine, de perdre la vie de l'âme. Aussi Esprit saint nous dit «qu'il vaut
mieux être deux ensemble, que d'être tout seul,» (Eccl 4,9) c'est-à-dire,
que pour combattre efficacement ses mauvaises habitudes avec le secours et
l'assistance du saint Esprit, il faut qu'un fils soit assisté par son père
spirituel.
82. Ôter à l'aveugle son conducteur; au troupeau
son pasteur; au passager, son guide; à l'enfant, son père; au malade, son
médecin; au vaisseau, son pilote, n'est-ce pas mettre toutes ces personnes
et ces choses dans le danger de périr ? Ne sera-t-il pas exposé au même
malheur celui qui, sans le secours de son père spirituel sera assez
téméraire pour déclarer et, faire la guerre aux démons ? Hélas ! Ces ennemis
se jetteront sur lui, le perceront de mille traits, et le laisseront étendu
sur le champ de bataille.
83. Ceux qui, pour la première fois, se
présentent dans un lieu destiné à prendre soin des malades, doivent avoir
pris des précautions pour connaître les maladies dont ils sont affectés; et
ceux qui pensent à se soumettre au joug de l'obéissance, doivent savoir
quelle est l'humilité qu'ils ont dans le fond de leur coeur, car, si les
malades du corps sentent que leur guérison s'opère à mesure que les douleurs
diminuent, les malades de l'âme ne peuvent compter sur leur guérison
spirituelle, qu'autant qu'ils verront que l'humilité s'accroît dans leur
coeur, et qu'ils se blâmeront, se condamneront eux-mêmes, et détesteront
leur vie passée.
84. Consultez donc votre conscience pour voir
les taches de votre âme, comme vous consultez un miroir pour connaître
celles de votre visage. Si vous en agissez de la sorte, cela vous suffira.
85. Les moines qui vivent dans la solitude, sous
la direction d'un père spirituel, n'ont pour ennemis que les démons, qui
s'opposent communément au salut des hommes; tandis que ceux qui passent leur
vie dans un monastère ont à combattre, non seulement contre les démons, mais
souvent encore contre les hommes. Les premiers, étant constamment sous les
yeux de leur père, ont bien soin de ne pas transgresser ses ordres; les
derniers, étant rarement en présence de leur supérieur, sont plus exposés à
vivre dans la négligence. Néanmoins si, parmi ces derniers, il s'en trouve
qui soient remplis de ferveur et de patience, ils peuvent avantageusement
remplacer cette privation par la douceur, la résignation et l'humilité avec
lesquelles ils endureront tout ce qui peut les mortifier et les fatiguer de
la part de leurs frères, et mériter une double couronne de gloire.
86. Veillons donc sur nous avec toutes les
précautions possibles; car un monastère est semblable à un port rempli de
vaisseaux : il est facile que ces bâtiments nombreux se heurtent les uns les
autres, et se fassent du mal. Disons en autant des moines, surtout si parmi
eux il y en a qui aient l'humeur bilieuse et irascible.
87. Lorsque nous sommes en présence de notre
supérieur, gardons le silence le plus scrupuleux, et ne faisons pas croire
que nous nous occupons de lui car celui qui aime et observe le silence, est
disciple de la sagesse, et se procure de grandes lumières sur toute sorte de
choses.
88. Il m'est arrivé un jour de voir un moine
interrompre son supérieur. Or je vous déclare que je désespérai de le voir
jamais sous le joug de la véritable obéissance, parce qu'il se servait des
paroles de son père spirituel, non pour s'humilier, mais pour s'élever.
89. Nous devons remarquer avec prudence et
sagesse, observer avec toute l'attention possible, et peser avec une
parfaite circonspection dans quel temps et de quelle manière il convient que
nous préférions à la prière les exercices de la charge que nous avons à
remplir; car on ne doit pas toujours, ni de la même manière, abandonner la
prière pour exercer l'emploi dont on est chargé.
90. Lorsque vous vous trouvez au milieu de vos
frères, vous devez bien prendre garde de paraître plus juste et plus sage
qu'eux, dans quelque chose que ce soit; autrement vous feriez deux grands
maux : d'abord, vous fatigueriez sensiblement vos frères par cette justice
fausse et qui n'est qu' apparence; et ensuite vous n'en retireriez pour
vous-même qu'une sotte vanité et un fol orgueil.
91. Sois zélé dans ton âme, mais ne faites
jamais paraître extérieurement votre régularité; ne vous servez jamais, pour
cette misérable fin, ni d'actions, ni de gestes, ni de paroles, ni de
quelque autre signe secret, et vivez dans cette précaution, tant que vous ne
sentirez pas que vous vous êtes enfin corrigé de cette passion qui vous fait
rechercher les louanges des autres, et qui vous porte à juger et à mépriser
vos frères. Si donc vous éprouvez que vous êtes encore porté à les mépriser,
étudiez-vous fortement à conformer votre conduite à la leur, et à ne jamais
vous distinguer ni vous séparer d'eux par un esprit de vanité et de vaine
gloire.
92. J'ai connu un disciple qui, en présence de
plusieurs autres, se servait des louanges que méritait son supérieur, et de
ses vertus, pour s'en faire gloire à lui-même; mais ce misérable, en
moissonnant ainsi dans le champ de son maître, au lieu de la gloire et de
l'honneur qu'il pensait y cueillir, n'y trouva que la honte et la confusion,
car tout le monde se mit à lui dire : «Comment est-il donc arrivé qu'un
arbre si bon et si excellent n'ait produit qu'une branche si mauvaise et
frappée d'une si grande stérilité ?»
93. N'allons pas croire que nous ayons acquis
une patience parfaite, parce que nous voyons que nous endurons sans nous
émouvoir, et que nous souffrons généreusement les reproches et les
réprimandes humiliantes de notre supérieur. Mais supporterions-nous de la
même manière les outrages et les injures que nous feraient toute sorte de
personnes ? Hélas ! si nous souffrons avec douceur ce que notre supérieur
nous fait endurer, c'est que nous le craignons, que nous ne voulons pas lui
déplaire, ni lui manquer de reconnaissance pour les services qu'il nous a
rendus, et que d'ailleurs c'est notre devoir nécessaire.
94. L'essentiel pour nous est de recevoir de la
main de qui que ce soit les humiliations et les mépris, de les faire
promptement passer dans l'intérieur de notre âme, comme une eau qui donne la
santé et la vie : car ce breuvage amer ne nous est présenté qu'afin que nous
nous en servions pour nous purifier des humeurs malignes et corrompues qui
rendent notre âme malade. Or si vous recevez ainsi les contradictions et les
mépris, c'est alors qu'une pureté parfaite fera l'ornement de votre âme et
que l'éclat de la lumière divine ne s'éclipsera plus dans votre esprit.
95. Que nul qui voit un grand nombre de moines
se reposer tranquillement sur la sagesse et la bonté des soins qu'il prend
d'eux, doit bien prendre garde de s'en glorifier, mais se rappeler toujours
qu'il y a une infinité de larrons et de voleurs qui sont autour de lui et
des siens, pour leur tendre à tous des pièges cachés.
Gravez donc profondément dans votre coeur cet avis que vous donne Jésus
Christ : «Lorsque, nous dit-Il, vous aurez fait tout ce qui vous a été
commandé, dites encore : Nous sommes des serviteurs inutiles, nous n'avons
fait que ce que nous devions faire»; (Lc 17,10) car ce ne sera qu'à l'heure
de notre mort que nous connaîtrons réellement le jugement qui sera porté sur
nous à cause de nos bonnes oeuvres et de nos travaux.
96. Un monastère est sur la terre une espèce de
paradis il convient donc qu'en y étant, nous imitions les sentiments et les
affections des anges qui environnent le trône de Dieu dans le ciel, et qui
accomplissent si parfaitement ses volontés adorables. Or, dans ce paradis
terrestre, nous y voyons des moines dont le coeur est aussi sec et aussi dur
que les pierres; il y en a d'autres cependant qui, par les larmes d'une
tendre et sincère componction, ont mérité les consolations divines. Mais
remarquons ici la bonté ineffable du Seigneur : les premiers sont durs et
insensibles, afin qu'ils ne tombent pas dans l'orgueil, qui serait
indubitablement leur partage, s'ils avaient la sensibilité des seconds; et
ces derniers sont consolés par l'abondance des larmes qu'ils répandent.
97. Un petit feu est capable d'amollir une
grosse masse de cire; or souvent une petite humiliation, un léger mépris
qu'on n'attendait pas, peuvent adoucir, corriger et faire disparaître la
rudesse de l'esprit, la dureté, l'insensibilité et l'endurcissement du
coeur.
98. J'ai connu deux moines qui se mettaient dans
un lieu secret et caché pour examiner et observer les travaux et pour
écouter les gémissements de quelques saints athlètes de Jésus Christ. L'un
de ces deux hommes en agissait de la sorte avec un coeur droit et simple :
C'était par un ardent désir de les imiter; l'autre, au contraire, avait une
très mauvaise intention : il ne le faisait qu'afin de pouvoir ensuite se
moquer publiquement de ces bons moines, les tourner en ridicule et les
détourner de leur saints exercices de piété.
99. Vous devez aussi faire attention que le
silence que vous garderiez d'une manière bizarre et à contretemps, ne
trouble et ne fatigue pas vos frères, et que, si l'on vous ordonne de vous
hâter, vous ne le fassiez pas avec une nonchalance, une lenteur étudiée; car
alors vous seriez plus condamnable que ceux qui courent avec une espèce de
fureur. C'est ainsi que, selon la parole de Job, j'ai reconnu que la gravité
a été nuisible à des âmes, et que d'autrefois la précipitation l'a été à
d'autres : tant est étonnante la variété qu'on peut remarquer dans la malice
du coeur humain !
100. Le moine qui vit dans une communauté, ne
retire pas autant de fruit du chant des psaumes que de la prière; car la
confusion des voix dissipe l'attention et trouble l'intelligence.
101. Mais combattez courageusement la légèreté
de l'esprit, dont les pensées sont vagabondes et volages et forcez-le de
rentrer en lui-même. Au reste, Dieu n'exige pas de ceux qui sont encore des
enfants en ce qui concerne l'obéissance des prières exemptes de toute
distraction. Ne vous découragez donc pas, si, pendant vos prières, votre
esprit erre de côté et d'autre par des pensées involontaires; mais
rappelez-le fortement au recueillement intérieur. Les anges seuls sont
capables d'une attention soutenue et persévérante.
102. Quiconque, dans le secret de son coeur, a
résolu de s'exposer mille fois à la mort plutôt que, dans tout le temps de
sa vie, de ne pas soutenir avec vigueur la guerre qu'il a commencée pour
sauver son âme, ne tombera pas facilement dans les inconvénients que je
viens de signaler. L'inconstance et le changement de lieux sont des sources
intarissables de maux et de malheurs; aussi ceux qui passent facilement d'un
lieu à un autre, d'un monastère à un autre, ne sont pas loin de mériter
l'épithète honteuse d'infâmes. Après tout, rien n'est plus propre à produire
la stérilité des bonnes oeuvres dans une âme, que cette inconstance
continuelle.
103. Si donc vous arrivez dans une école de
médecine spirituelle, qui vous est totalement inconnue, et que vous vous
mettiez sous la direction d'un père spirituel que vous ne connaissiez pas,
ce que vous avez à faire, c'est d'examiner avec attention quel est l'esprit
et quelle est la manière de vivre de tous ceux qui sont réunis dans ce lieu.
Si vous trouvez que ces ouvriers et ces ministres du salut sont capables de
vous procurer quelque soulagements et de contribuer à la guérison de votre
âme, si surtout vous y rencontrez le remède singulier et efficace contre
l'enflure du coeur et la vanité, approchez-vous d'eux sans crainte et avec
confiance, réunissez-vous, vendez-vous à eux; et pour passer ce contrat de
vente, présentez-leur l'or précieux de l'humilité; pour papier,
l'obéissance; pour tablettes, vos services et votre travail, et pour
témoins, les anges. Déchirez devant eux la cédule honteuse par laquelle vous
vous étiez vous-même rendu esclave de votre propre volonté; car si vous ne
faites qu'errer çà et là, sans vous fixer nulle part, vous perdrez le prix
par lequel Jésus Christ vous a racheté. Que ce monastère soit pour vous
comme un tombeau, d'où les morts ne doivent sortir que pour comparaître
devant le souverain Juge; et s'il en est qui en soient sortis autrement, il
est bien à craindre et même à croire qu'ils sont réellement morts. C'est
pourquoi nous devons conjurer le Seigneur de détourner loin de nous cet
épouvantable malheur.
104. Les paresseux, pour ne pas faire les choses
pénibles qu'on leur commande, ont coutume d'alléguer la nécessité où ils se
trouvent de vaquer à la prière; mais lorsqu'on leur en ordonne de douces et
d'agréables, il n'ont alors pas plus envie de prier que de se brûler.
105. Il est un certain nombre de moines qui se
désistent des charges et des emplois qu'ils exerçaient dans le monastère,
mais par des motifs bien différents; car les uns les abandonnent en faveur
d'un frère, et parce qu'on les en prie; les autres ne veulent pas les
exercer par paresse et lâcheté; ceux-ci y renoncent par une vaine
ostentation, et ceux-là, pour être plus libres, les quittent avec grand
plaisir.
106. Si vous êtes entré, dans une communauté, et
que vous vous aperceviez que votre âme, au lieu d'y être éclairée de
nouvelles lumières, se plonge, au contraire, dans des ténèbres plus
profondes, vous n'avez pas d'autre parti à prendre que d'en sortir le plus
vite que vous pourrez; car quoique l'homme de bien puisse toujours et
partout se conduire en homme de bien, le méchant ne devient bon nulle part.
107. Dans le monde, les médisances et les
calomnies produisent ordinairement des querelles et des animosités; dans un
monastère l'intempérance donne la mort à toutes les vertus, et inspire
l'horreur pour la vie religieuse. Si donc il vous est donné de réduire en
esclavage cette maîtresse tyrannique, vous jouirez partout de la paix et de
la tranquillité de l'âme; mais si elle établit son emprise sur vous, votre
salut sera, jusqu'à la mort, dans un péril éminent.
108. Dieu, par une faveur singulière, accorde à
ceux qui sont vraiment enfants de l'obéissance de voir et de contempler les
vertus de leur supérieur, et leur cache adroitement ses mauvaises qualités
et ses mauvaises actions. Le démon, qui est l'ennemi déclaré de la vertu,
fait tout le contraire.
109. Prenons, mes amis, le mercure comme l'image
de la perfection de l'obéissance; et faisons bien attention que, quoiqu'il
soit continuellement en mouvement et qu'il se tienne toujours au dessous des
autres liquides, il est toujours pur et ne se souille jamais par quelque
impureté.
110. Que ceux donc qui pratiquent la vertu avec
une sainte ardeur, prennent bien garde de croire que les autres se livrent à
la négligence; car ils mériteraient d'être jugés et condamnés plus
sévèrement que ceux dont ils blâment et critiquent la paresse. Voilà
pourquoi je pense que le bon patriarche Loth fut jugé digne d'être appelé
juste, parce qu'en vivant au milieu des impies mêmes, il n'avait néanmoins
jamais condamné personne.
111. Il est vrai que partout et toujours nous
devons faire en sorte de préserver notre âme de la dissipation, du trouble
et de l'inquiétude; mais c'est surtout lorsque nous devons nous livrer aux
exercices de la prière et au chant des psaumes : car c'est alors que les
démons redoublent leurs efforts pour remplir notre esprit de distractions,
afin de nous faire perdre le fruit de cette sainte occupation.
112. Il est vraiment serviteur de Dieu, celui
qui, pendant qu'il rend des services à ses frères, élève son coeur jusqu'au
ciel, y fixe ses voeux, ses affections et ses sentiments, et ne cesse de
frapper à la porte de Dieu par ses ferventes prières.
113. Les injures, les mépris, les humiliations
et toutes les choses dures et pénibles produisent l'amertume de l'absinthe
dans l'âme de celui qui s'est tout dévoué aux devoirs de l'obéissance;
tandis que les louanges, les applaudissements et les honneurs remplissent
d'une douceur semblable à celle du miel le coeur de celui qui ne se plaît
que dans les choses douces et agréables. Mais rappelons-nous ici quelle sont
les propriétés du miel et de l'absinthe. Celle-ci, purifie l'estomac et les
entrailles des humeurs malignes et bilieuses; et celui-là ne sert guère qu'à
les augmenter.
114. Ayons une confiance sans bornes en ceux
qui, dans le Seigneur, se sont chargés de conduire notre âme au port du
salut, quand même il nous semble qu'ils exigent de nous des choses
contraires au salut; car c'est dans ces circonstances, oui c'est surtout
dans ces circonstances pénibles, que notre confiance en leurs lumières et en
leur sagesse est éprouvée par le feu de l'obéissance et de l'humilité; et la
marque la moins équivoque que nous puissions donner de la fermeté de notre
foi, c'est d'accomplir sans hésiter ce que nos supérieurs nous ordonnent,
quoique leurs ordres nous paraissent opposés à ce que nous espérons et
désirons.
115. Nous l'avons déjà dit : l'humilité naît de
l'obéissance; mais la prudence religieuse tire son origine de l'humilité.
Les docteurs l'appellent discernement. Cassien a dit sur cette vertu des
choses admirables dans un excellent traité qu'il a fait tout exprès. Or
cette excellente vertu orne l'esprit de lumières, et lui communique même la
faculté de prévoir les choses futures. Qui pourra donc, en considérant de si
grands avantages, se refuser de parcourir la belle carrière de l'obéissance
? N'est-ce pas elle qu'a chantée le psalmiste royal, lorsqu'il a dit : «Tu
as préparé, ô mon Dieu, dans ta grande Bonté, un trésor à ton peuple;» (Ps
67) et ce peuple heureux, ne pouvons-nous pas assurer que ce sont les moines
réellement obéissants, et que ce trésor précieux est la présence de Dieu
dans leurs coeurs ?
116. Ne perdez jamais le souvenir de ce grand
serviteur de Dieu, de cet intrépide athlète de Jésus Christ, lequel, pendant
dix-huit ans qu'il vécut dans la plus parfaite obéissance à son supérieur,
ne put pas une seule fois recevoir de lui cette parole consolante : Mon
fils, que je désire que vous vous sauviez ! Mais, tandis que les hommes
lui refusaient cette consolation, Dieu Lui-même le consolait admirablement;
car il ne lui disait pas seulement au fond de son coeur : «Je désire que tu
sois du nombre de mes élus», paroles qui n'auraient exprimé qu'une chose
incertaine, mais il lui assurait qu'il était sauvé; ce qui lui annonçait un
état certain et indubitable.
117. Parmi ceux qui vivent sous le joug de
l'obéissance, il en est quelques-uns qui ne font pas attention qu'ils vivent
dans une illusion bien funeste : ce sont ceux qui, connaissant la facile
condescendance de leur supérieur, lui demandent et obtiennent des charges,
des emplois et des exercices conformes à leurs goûts et à leurs
inclinations; mais que ces malheureux sachent et comprennent qu'en obtenant
ainsi ce qu'ils souhaitaient, ils ont perdu tout droit à la couronne et à la
récompense destinées à la parfaite obéissance : car l'obéissance est un
renoncement entier et absolu à toute dissimulation et à toute volonté
propre.
118. Il arrive quelquefois qu'un moine, ayant
reçu un ordre de son supérieur, et prévoyant que s'il l'accomplit, il lui
fera de la peine, ne l'accomplit pas par ce seul motif; comme il arrive
aussi qu'un autre moine, prévoyant bien la même chose, exécute sans hésiter
les ordres qu'il a reçus, Or on demande ici quel est celui de ces deux
moines dont la conduite a été la plus sainte et la plus conforme à l'esprit
d'obéissance.
119. Cependant il ne faut nullement penser ici
que le démon, notre cruel ennemi, agisse jamais d'une manière contraire à la
volonté qu'il a de nous faire du mal; et vous devez être convaincu de cette
vérité, par l'exemple de ceux qui, après avoir vécu quelque temps dans une
cellule, ou dans un monastère, avec douceur et patience, sont ensuite tombés
dans le relâchement. Si donc nous éprouvons en nous le désir de quitter un
monastère pour passer dans un autre nous devons, afin de connaître ce que
Dieu demande de nous, examiner sérieusement s'il ne Lui serait point
agréable que nous demeurions dans le lieu où nous sommes; car il me semble
que c'est une tentation que nous avons à combattre; étant donc ainsi
attaqués par le démon, nous devons nous défendre.
Histoire de saint
Acace.
120. Je me rendrais également coupable de malice
et de cruauté, si je passais sous silence des choses qu'il n'est pas permis
de taire. Or c'est Jean Sabaïte, qui ne m'est pas peu cher, lequel m'a
raconté ces choses merveilleuses; et vous savez par votre propre expérience,
mon respectable père, combien ce grand homme est exempt de passions et
d'exaltation; vous savez aussi combien il abhorre la vaine gloire dans ses
paroles. Voici donc ce qu'il m'a dit : «Il y avait dans un monastère de
l'Asie où je demeurais alors, un vieillard très négligent et d'une conduite
très mauvaise; je vous le dis, non pour juger des intentions secrètes de cet
homme, mais pour l'honneur de la vérité. Or il arriva, je ne sais comment,
que ce vieillard eut pour disciple Acace, jeune homme d'une admirable
simplicité et d'une prudence étonnante. Ce jeune moine souffrit de la part
de son maître tant et de si mauvais traitements, que bien des personnes
refuseront de les croire; car il ne se contentait pas de le couvrir et de
l'accabler d'injures, d'outrages et d'humiliations, mais il le déchirait et
lui sillonnait le corps de blessures et de plaies par les coups redoublés
qu'il déchargeait sur lui tous les jours. Acace souffrait toutes ces
indignités et ces cruautés avec une patience et une sagesse vraiment
étonnantes. Or comme chaque jour je voyais que ce saint jeune homme était
plus cruellement traité qu'un vil esclave, je lui adressais quelques paroles
de consolation, lorsque je le rencontrais : Eh bien, mon cher Acace, lui
disais-je, comment vous trouvez-vous aujourd'hui ? Qu'y a-t-il de nouveau
pour vous ? Et pour toute réponse, ce bon moine me montrait des yeux tout
ternes et sans vivacité, un cou tout meurtri et une tête remplie de plaies
et de contusions; et comme je savais combien sa patience était grande et
généreuse, je me contentais de lui dire pour l'encourager : Courage, mon
cher frère, tout va bien; oui, tout va bien : souffrez toujours avec douceur
et résignation, et vous recueillerez bientôt les fruits abondants de la
patience. Or après avoir ainsi passé neuf ans sous la férule de cet
impitoyable vieillard, son âme sainte s'envola vers le ciel. Cinq jours
après la mort d'Acace, son maître alla voir un ancien solitaire, homme très
recommandable par ses vertus, et, après l'avoir salué, lui raconta la mort
de son saint et fervent disciple. Mais ce bon vieillard lui répondit qu'en
vérité il ne pouvait le croire. Alors le maître d'Acace ajouta : «Venez donc
avec moi, et vous verrez si je vous trompe. Le solitaire se leva, et vint
avec ce père sur la tombe de ce grand et vaillant athlète de Jésus Christ.
Quand il y fut arrivé, comme si Acace eût été encore en vie, et en effet il
n'était pas mort, puisqu'il n'était que dans le sommeil des justes, il lui
adressa ces paroles : Frère Acace, est-ce bien vrai que vous êtes mort
? Alors ce noble enfant de l'obéissance donna, même après sa mort, un
illustre exemple de soumission; car il obéit à celui qui l'interrogeait, et
lui répondit : Comment pourrait-il arriver, mon Père, qu'un disciple
sincère de l'obéissance puisse mourir ? Ces mots frappèrent le maître de
ce jeune moine d'une terreur si forte, que, fondant en larmes, il tomba le
visage contre terre, et s'empressa de demander au supérieur de la Laure de
lui permettre de fixer sa demeure auprès du tombeau de son disciple. Il
obtint cette permission, et passa dans ce lieu le reste de sa vie, en
pratiquant une modestie, une patience et une soumission parfaites. Il ne
cessait pas de répéter aux pères de cette communauté : Hélas, mes pères,
j'ai commis un homicide.
Or, mon père, je crois devoir vous déclarer que celui qui parlait au jeune
Acace, était lui-même l'abbé Jean, qui nous a conservé et raconté cette
histoire, car cet admirable abbé m'en a raconté une autre, sous un nom
emprunté, et j'ai ensuite découvert que c'était à lui-même qu'elle était
arrivée.
Histoire de Jean le
Sabaïte, ou d'Antiochos
121. Tandis que j'étais, me dit-il, dans le même
monastère, je remarquai un autre moine qu'on avait mis sous la discipline
d'un père, homme d'un âge avancé, d'un esprit doux, patient, raisonnable et
modéré; mais comme le jeune moine s'aperçut que son maître était plein de
respect et de prévenance pour lui, il jugea sagement que cette conduite lui
serait autant nuisible et funeste qu'elle l'avait été à plusieurs autres
personnes. Il se permit donc de prier ce bon moine qu'il daignât lui
accorder de se retirer de sa compagnie. Or, comme il avait encore un autre
disciple, il ne fit pas difficulté de lui octroyer sa demande. Ce moine
quitta donc ce maître, qui lui donna avec bonté des lettres de
recommandation, pour qu'il pût entrer dans un des monastères du Pont. La
première nuit qu'il passa dans ce monastère, il vit en songe des personnes
qui le pressaient fortement de leur rendre compte d'une somme d'argent qu'il
leur devait; lesquelles, après avoir sérieusement examiné l'état des choses,
le convainquirent qu'il était redevable de cent livres d'or. Quand il fut
éveillé, il comprit fort bien ce que signifiait cette vision. C'est pourquoi
il ne cessait de se répéter à lui-même : Malheureux Antiochos,
c'était son nom, il n'est que trop vrai qu'il te reste bien des dettes à
acquitter. Je demeurai, continua-t-il, trois ans dans ce monastère,
obéissant aveuglément à tout ce qu'on me commandait, et comme j'étais
étranger, tout le monde me méprisait, m'humiliait et me maltraitait. Or,
après avoir passé ainsi ces trois premières années, j'eus une seconde
vision, pendant laquelle un personnage me remit une quittance seulement de
dix livres d'or sur les cent que je devais. Je m'éveillai, je compris
l'avertissement qui me venait d'en-haut, et je me dis à moi-même : Hélas
! Pendant ces trois ans de travaux et de peines, tu n'as pu payer que dix
livres d'or; quand pourras-tu, misérable, t'acquitter des autres ? Il faut
donc, pauvre Antiochos, que pour te libérer entièrement, tu supportes de
plus grands travaux, et que tu dévores des humiliations plus profondes.
Je pris donc la résolution extraordinaire de contrefaire le fou, sans
néanmoins faire croire que j'avais entièrement perdu la raison. Les pères du
monastère, en me voyant dans cet état, et connaissant d'ailleurs la
promptitude avec laquelle j'accomplissais les ordres qu'on me donnait, me
chargèrent de toutes les occupations les plus pénibles et les plus
difficiles de la maison, et ne me regardèrent plus que comme l'ordure de la
communauté. Je passai encore treize ans dans cet état, au bout desquels, les
mêmes hommes que j'avais vus, m'apparurent encore pendant mon sommeil, et me
donnèrent enfin la quittance de toute ma dette. Or pendant toutes ces
années, lorsque les pères m'accablaient de mauvais traitements, la pensée et
le souvenir de la dette énorme que j'avais à payer, me remplissaient de
force et de courage, et me les faisaient souffrir avec patience et
résignation». Voilà, mon cher père Jean, ce que Jean le Sabaïte, ce trésor
de sagesse, m'a raconté de lui-même, sous le nom emprunté d'Antiochos.
C'était Lui-même qui, par son héroïque patience, avait obtenu d'être
déchargé de toute cette dette, et avait mérité le pardon de tous ses péchés.
122. Mais considérons encore quelle a été sa
rare prudence dans les jugements qu'il portait sur les dispositions
intérieures des hommes; prudence admirable qu'il n'avait acquise que par une
obéissance très parfaite. Dans le temps qu'il demeurait au monastère de
Saint-Sabba, trois moines se présentèrent à lui pour se mettre sous sa
discipline. Il les reçut avec une affection toute particulière, et fit tout
ce que sa charité lui suggéra pour les remettre de la fatigue du voyage;
mais après trois jours, ce saint vieillard leur adressa ces paroles : «Mes
Frères, leur dit-il, je ne suis qu'un misérable pécheur; il m'est donc
impossible de vous accorder ce que vous me demandez.»
Ces moines ne donnant aucune suite à cette réponse, ni à la raison qu'il
alléguait, le prièrent avec, instance de les recevoir au nombre de ses
disciples : tant était grande l'idée qu'ils avaient de sa vertu ! Mais,
comme ils virent que rien ne pouvait le fléchir ni le gagner, ils se
précipitèrent tous à ses pieds, et le conjurèrent avec instance de leur
donner au moins quelques règles salutaires de conduite et de leur dire de
quelle manière et dans quel lieu ils devaient passer le reste de leur vie.
Cédant alors à leurs voeux ardents, et sachant d'ailleurs qu'ils recevraient
ses avis avec soumission et humilité, ce saint vieillard dit à l'un d'eux :
«Mon fils, il est agréable au Seigneur que vous viviez dans la solitude,
sous la direction d'un père spirituel.» Puis s'adressant au second : «Pour
vous, lui dit-il, allez et consacrez au Seigneur votre volonté, sans vous en
rien réserver, chargez-vous de la croix qu'il vous a destinée; vivez dans un
monastère, au milieu de la société des frères, et vous aurez indubitablement
un trésor dans le ciel.» Enfin il dit au troisième : «Quant à vous, il faut
qu'il n'y ait pas un instant dans votre vie, où vous ne pensiez à cette
sentence de notre Seigneur : Celui qui persévérera jusqu'à la fin, sera
sauvé (Mt 10.22); allez donc, et faites en sorte que parmi tous les
hommes il n'y en ait point qui soient plus sévères ni plus pénibles que
celui que vous prendrez pour maître et pour conducteur dans la vie
religieuse; ne vous séparez jamais de lui, et chaque jour avalez, comme du
lait et du miel, les mépris et les humiliations par lesquelles il vous fera
passer.» À ces paroles, un frère répartit à ce grand homme : Mais si ce
père spirituel vivait dans la paresse et la négligence, que faudrait-il
faire ? — «Quand même vous le verriez, lui répondit-il, tomber dans
quelque faute qui vous ferait horreur, demeurez avec lui et contentez- vous
de vous dire à vous-même : Mon ami, qu'es-tu venu faire ici ? Alors
triomphant de la tentation, vous sentirez toute l'enflure de l'orgueil
tomber et s'évanouir, et le feu de la concupiscence diminuer et s'éteindre.»
123. Nous tous, qui craignons le Seigneur,
efforçons-nous de combattre sous ses étendards avec toute l'énergie et le
courage dont nous sommes capables, de peur que, placés dans une école de
vertu, au lieu d'apprendre la science heureuse des bonnes oeuvres, nous
n'apprenions l'art funeste de devenir vicieux et méchants, astucieux et
trompeurs, emportés et colères; et ne soyez pas étonnés que ce malheur
arrive quelquefois : car tant que nous sommes dans le monde, soit parmi les
matelots, soit parmi les laboureurs, soit ailleurs, les ennemis de notre
roi, les démons, ne nous attaquent pas avec une si grande violence; mais dès
qu'ils nous voient sous les étendards de notre divin Général, et qu'ils
aperçoivent qu'il nous a reçus à son service, donné des armes, une épée, un
habit militaire, alors ils frémissent de fureur, cherchent et emploient
toute sorte de moyens et de ruses pour nous perdre; c'est pourquoi nous
sommes essentiellement obligés de veiller sans cesse sur nous et autour de
nous.
124. J'ai vu des enfants aimables par
l'innocence et la simplicité de leur âme, et par la beauté de leur corps,
envoyés dans des maisons d'éducation pour s'y former à la science et à la
sagesse, et y acquérir les autres connaissances utiles, lesquels, par le
commerce qu'ils ont eu avec des condisciples vicieux et pervers, s'y sont
pervertis, et n'y ont malheureusement appris que la ruse, l'astuce et la
corruption du coeur. Que celui qui a de l'intelligence, comprenne la fin que
je me propose, en parlant de la sorte.
125. Il est impossible que ceux qui s'appliquent
de toutes leurs forces à se procurer la science du salut, n'y fassent pas de
grands progrès. Mais admirons ici la divine Providence; les uns connaissent
les progrès qu'ils obtiennent, et les autres ne les aperçoivent pas.
126. Un banquier qui veut bien gérer ses
affaires, ne manque pas, chaque soir, de se rendre un compte exact et
circonstancié du gain, ou de la perte qu'il a faite pendant la journée. Mais
il ne pourra pas savoir au juste où il en est, si, à chaque instant, il ne
note les affaires qu'il traite; c'est de cette manière qu'il lui sera
possible d'avoir une connaissance exacte de celles qu'il aura faites chaque
jour.
127. Lorsqu'on fait des reproches à un mauvais
moine, on le voit de suite triste et de mauvaise humeur, ou bien il se jette
lâchement aux pieds du supérieur qui lui fait des remontrances pénibles,
afin de lui présenter mille excuses. Mais en s'humiliant ainsi, c'est moins
dans le désir de pratiquer l'humilité et la soumission que pour mettre fin à
une scène qui le fatigue. Si donc on vous mortifie par des reproches amers,
sachez garder un silence salutaire, et supporter avec une patience
courageuse qu'on applique à votre âme le fer et le feu des corrections
sévères, lesquelles vous purifieront et répandront dans votre esprit des
lumières abondantes; et lorsque votre médecin spirituel aura terminé son
opération, prosternez-vous à ses pieds pour lui demander pardon et vous
excuser : car si vous le faisiez dans le moment qu'il vous reprend avec
zèle, il pourrait fort bien ne pas vous écouter, et même vous rejeter.
128. Ceux qui vivent en communautés, doivent
faire sans doute une guerre mortelle à tous les vices; mais il en est
surtout deux que tous les jours de leur vie ils doivent attaquer avec plus
de vigueur et de courage que les autres. Ces deux vices sont l'intempérance
et la colère. Or je dis que ces vices doivent être l'objet particulier des
cénobites, parce que ces passions trouvent dans la société des personnes qui
vivent avec nous, les aliments qui leur conviennent.
129. Quoique nous soyons bien loin de pouvoir
pratiquer des vertus rares et sublimes, le démon, pour nous faire briser le
joug de l'obéissance sous lequel nous avons le bonheur de vivre, ne laisse
pas de nous en suggérer la pensée et de nous en inspirer le désir insensé.
Pénétrez en effet dans l'intérieur des moines imparfaits et téméraires, et
vous verrez qu'ils soupirent après la vie solitaire, qu'ils désirent avec
ardeur les jeûnes les plus rigoureux, la prière la plus continuelle et la
plus recueillie, l'humilité la plus profonde, la méditation de la mort la
plus constante, la componction la plus vive, la victoire la plus complète
sur leurs passions, le silence le plus absolu et une pureté d'ange. Mais
comme, par une conduite secrète de la divine Providence, ils n'ont pu, dès
le commencement de leur noviciat, pratiquer selon leur désir ces belles et
excellentes vertus, on les a vus ensuite tout découragés, abandonner les
pratiques les plus ordinaires, et se retirer du monastère. Le démon les a
trompés, en leur faisant désirer à contretemps la pratique de ces vertus,
afin qu'ils ne pussent pas par la persévérance, les acquérir dans le temps
convenable. Mais ce ne sont pas seulement les moines cénobites qu'il cherche
à tromper, il attaque aussi les anachorètes. C'est ainsi que pour décourager
et faire tomber les solitaires, cet ennemi rusé et trompeur leur prêche et
leur exalte le bonheur des moines qui vivent en communauté; il leur vante
l'hospitalité qu'ils exercent, les services de charité qu'ils se rendent les
uns aux autres, leur affection et leur union fraternelles, les soins
affectueux et assidus qu'ils ont pour les malades, et mille autres avantages
afin de les dégoûter du genre de vie qu'ils ont embrassé, et de les faire
égarer dans une fausse voie.
130. Il faut cependant l'avouer, l'hésychia
n'est le partage que d'un petit nombre, et cette vie de perfection ne
convient qu'à ceux que le Seigneur, par des grâces particulières et par des
consolations toutes célestes, soutient et fortifie dans les travaux pénibles
qu'ils ont à supporter, et dans les combats difficiles et cruels qu'ils ont
à soutenir.
131. La connaissance que nous avons de nos
mauvaises dispositions et de nos défauts, doit donc nous faire chercher et
choisir de préférence l'état d'obéissance, comme nous étant le plus propre
et le plus convenable. Que celui, par conséquent, qui se sent porté à
l'intempérance et aux plaisirs charnels, ait soin de se mettre sous la
discipline d'un supérieur d'une vertu éprouvée et d'une rigoureuse
inflexibilité dans la pratique de la tempérance et de la sobriété, plutôt
que d'un faiseur de miracles, d'un ami de l'hospitalité, et d'un homme qui
se plaise à servir les autres à table. Que celui qui sent son coeur agité
par la vanité et possédé de l'orgueil, choisisse pour père spirituel un
homme d'une grande sévérité et d'une austérité parfaite, qui ne lui montre
jamais un visage riant et satisfait, mais qui soit constamment sans clémence
et sans douceur. Il faut donc bien nous garder de rechercher pour directeur
un homme capable, par sa sagesse et ses lumières, de nous prédire les choses
futures et de prévoir ce qui doit arriver. Désirons et procurons-nous des
docteurs véritables, lesquels, par leurs bons exemples dans la pratique de
l'obéissance et de l'humilité, et par la solide science, puissent nous
guérir de nos maladies spirituelles, nous donner des règles de conduite,
nous faire connaître l'état et le lieu qui nous sont nécessaires pour nous
sanctifier.
133. Si donc vous êtes dans la volonté sincère
de vous dévouer tout entier à l'obéissance, ne perdez jamais de vue
l'exemple que nous a donné Abbacyre; comme ce grand serviteur de Dieu,
dites-vous souvent à vous-même : «Ton supérieur veut éprouver et connaître
ta fidélité; c'est pour cette fin qu'il te met à cette épreuve.» Cette
pensée vous empêchera de vous tromper, vous ne vous éloignerez pas de la
voie que vous devez suivre; et si vous avez pour lui une confiance d'autant
plus entière et un amour d'autant plus affectueux, qu'il vous reprend avec
plus de rigueur et de sévérité, c'est une marque certaine et indubitable que
l'Esprit saint a daigné vous visiter, et qu'il habite invisiblement dans
votre coeur. Au reste remarquez bien que, si vous souffrez avec une patience
courageuse et constante les reproches et les humiliations de votre
supérieur, loin d'avoir sujet de vous en glorifier et de vous en réjouir,
vous avez mille raisons d'en gémir et d'en pleurer; car c'est votre conduite
qui vous a mérité ces réprimandes ou ces corrections humiliantes, et qui a
été cause que votre père spirituel s'est mis de mauvaise humeur contre vous.
134. Ne vous troublez pas, et ne soyez pas
étonné de ce que je vais vous dire; car je ne le dirai que bien fondé et
appuyé sur une autorité solide : c'est sur Moïse. Je dis donc qu'il nous est
moins funeste de pécher contre Dieu même que contre notre père spirituel. En
voici la raison : Si par nos péchés nous avons irrité Dieu contre nous,
notre père spirituel peut l'apaiser, et nous réconcilier avec lui; mais
lorsque nous avons offensé notre père en Dieu, à qui recourrons-nous pour
nous rendre Dieu propice ? Cependant il me semble que Dieu apaisera notre
supérieur, ainsi que notre supérieur a calmé Dieu en notre faveur.
135. Dans tout ce que nous venons de dire, il
est une chose que nous devons examiner, considérer et peser avec grand soin
et sans passion; c'est de savoir dans quelles circonstances nous sommes
obligés de souffrir avec amour et reconnaissance, avec patience et sans rien
dire, les reproches que nous fait notre supérieur, et dans quelles autres
circonstances il nous est permis, pour nous excuser, de lui rendre compte de
la conduite que nous avons tenue, laquelle nous a mérité son indignation et
ses réprimandes. Quant à moi, je pense que toutes les fois que les
humiliations ne tombent que sur nous, nous devons garder le silence; car
c'est une excellente occasion d'enrichir et d'orner notre âme. Mais si ces
humiliations sont nuisibles au prochain, il me semble que, par charité et
pour le bien de la paix, nous sommes autorisés à rompre le silence et à
défendre notre frère, dont nous connaissons l'innocence.
136. Personne ne peut mieux vous instruire des
avantages de la pratique de l'obéissance, que ceux qui ne la pratiquent
plus. Ils comprennent fort bien dans quel heureux ciel ils vivaient, quand
ils étaient sous le joug de la soumission.
137. Quiconque est vraiment possédé du désir
d'acquérir la paix et la tranquillité de l'âme, et de trouver Dieu, croit
faire une perte énorme, si, dans sa vie, il se passe un seul jour où il
n'ait quelque humiliation à souffrir.
138. De même que plus les arbres sont agités par
les vents, plus ils poussent des racines fortes et profondes ainsi plus ceux
qui vivent dans l'obéissance sont exercés et éprouvés, plus ils deviennent
forts et invincibles.
139. On peut dire qu'étant d'abord aveugle, il a recouvré la vue qui nous
montre Jésus Christ, celui qui, reconnaissant enfin qu'il est trop faible
pour mener une vie érémitique, sort de la solitude pour entrer dans un
monastère, s'y consacrer et s'y livrer tout entier aux salutaires exercices
de l'obéissance.
140. Généreux athlètes du Seigneur, ayez bon
courage, ayez bon courage, oui, je vous le répète pour la troisième fois :
ayez bon courage ! Persévérez à courir dans la belle carrière de
l'obéissance, et écoutez attentivement ces paroles du Sage : dans le
monastère, «Le Seigneur les a éprouvés, comme on éprouve l'or dans la
fournaise, et il les a reçus dans son sein comme des victimes et qui se sont
sanctifiées pour Lui être offertes en holocauste.» (Sag 3)
Jusqu'à présent nous n'avons traité que des degrés du paradis qui expriment
le nombre des quatre évangélistes. Athlète, continue de courir sans crainte
!
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