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HUITIÈME DEGRÉ
De la Douceur, qui
triomphe de la colère.
1. L'eau qu'on répand peu à peu sur un incendie,
finit par l'éteindre entièrement; c'est ainsi que les larmes que nous fait
verser une véritable douleur de nos péchés, compriment et font mourir les
mouvements de la colère, et calment l'impétuosité du coeur : c'est pour
cette raison que nous allons traiter de la douceur et de la bonté de l'âme.
2. La victoire qu'on remporte sur la colère, consiste donc essentiellement
dans une soif inextinguible et dans un désir insatiable de mépris et
d'humiliations, comme la vanité consiste dans un désir immense d'honneurs et
de louanges. La douceur est donc une victoire que nous remportons sur la
nature, en souffrant toute sorte d'injures avec une inviolable patience,
laquelle couronne enfin nos combats et nos fatigues.
3. C'est elle qui rend notre âme inébranlable et impassible au milieu des
mépris et des humiliations, des louanges et des applaudissements.
4. Tenir notre langue en captivité et garder le silence, lorsque notre coeur
est violemment agité, voilà les premières armes de cette vertu, et les
premiers avantages qu'elle obtient sur la colère : savoir calmer le tumulte
intérieur de nos pensées et de nos sentiments dans les moments auxquels nous
sommes agités, voilà quelques progrès que nous faisons dans la pratique de
la douceur; mais conserver notre âme dans le calme et la tranquillité au
milieu des vents les plus impétueux, des tempêtes les plus furieuses, voilà
la perfection de la douceur et de la victoire que nous remportons sur la
colère.
5. Cette passion se nourrit dans la pensée d'une haine secrète et dans le
souvenir des injures qu'on a reçues; elle nous porte à nous venger de ceux
qui nous ont offensés.
6. La fureur est une passion instantanée et violente de notre âme.
7. L'aigreur ou l'amertume du coeur est un sentiment, ou plutôt une
affection pleine de malice qui demeure dans un coeur et qui le précipite
dans l'ennui et dans la tristesse, sans lui donner aucune jouissance.
8. La colère a bientôt corrompu les moeurs douces et tranquilles, et gâté le
coeur, en le couvrant d'une horrible difformité.
9. Comme les ténèbres prennent bien vite la fuite, lorsque le soleil répand
ses rayons sur la terre : de même l'aigreur et la colère disparaissent
promptement, lorsque l'humilité présente et verse ses parfums odoriférants.
10. Néanmoins on rencontre encore des personnes qui, quoiqu'une déplorable
expérience leur ait fait sentir combien facilement elles se laissent aller à
des mouvements de colère, ne cherchent et n'emploient pas les moyens et les
remèdes capables de guérir leur coeur de cette funeste maladie. Les
insensées ! Elles oublient cette sentence mémorable : «Le moment de la
colère est le moment de la perte et de la ruine d'une âme.» (Sir 1,22).
11. Les mouvements de colère ne sont que trop semblables aux mouvements
d'une meule de moulin : ils sont capables en un instant de faire perdre à
une âme, plus de froment et d'avantages spirituels, que d'autres ne lui en
raviraient en un jour entier.
12. Ils ressemblent encore à ces flammes qui, poussées par un vent
impétueux, ont bientôt tout réduit en cendres. Veillons donc avec une grande
attention sur nous, afin de nous opposer avec vigueur à leurs dévastations
terribles et promptes.
13. Je ne vous cacherai pas, mes amis, que souvent les démons, ces
implacables ennemis de notre âme, savent adroitement cesser de nous tenter,
afin que peu à peu nous nous négligions, que nous envisagions comme léger et
petit ce qui est très grave et très criminel, et qu'enfin nous tombions dans
des maladies incurables et mortelles.
14. Une pierre qui est aiguë, à force de se heurter contre d'autres pierres,
perd ses pointes et s'arrondit; de même une personne d'un tempérament
bilieux et colère, si elle vit avec des gens de la même complexion,
éprouvera nécessairement un de ces deux effets : ou elle corrigera par la
patience son humeur emportée et violente; ou bien, vaincue par les injures
qu'elle reçoit, elle se retirera de leur société, et fera voir par cette
retraite combien elle a peu de force et de courage.
15. Un homme esclave de la colère est un épileptique spirituel qui, d'abord
par sa propre volonté, ensuite par la nécessité de l'habitude, tombe, se
froisse et se déchire.
16. Rien n'est plus funeste à ceux qui pleurent leurs péchés que cette
passion furieuse : elle trouble leur coeur et les empêche de revenir à Dieu
par les sentiments de l'humilité, que leur inspire cependant la vie
religieuse qu'ils ont embrassée; car la colère est une preuve évidente qu'on
est dominé par l'orgueil.
17. Si c'est la perfection de la douceur d'être calme et tranquille, et de
conserver des sentiments d'amour et d'affection pour la personne qui nous a
offensés, même en sa présence, n'est-ce pas le comble de la fureur de nous
emporter et de manifester notre colère par des paroles et des actions contre
celui qui nous a mortifiés et irrités, lorsque nous sommes seuls, et qu'il
est loin de nous.
18. Si l'Esprit saint, comme il l'est en effet, est appelé la paix de l'âme,
et que la colère, comme elle l'est aussi, soit nommée le trouble de l'âme,
ne devons-nous pas conclure nécessairement que c'est surtout la colère qui
nous prive de la présence de ce divin Esprit ?
19. Parmi les enfants nombreux et méchants de la colère, il en est un qui,
malgré sa méchanceté, nous procure quelque avantage. En effet j'ai vu des
personnes qui, s'étant enflammées de fureur, ont par un emportement subit et
violent, chassé de leur coeur une aversion qu’elles y nourrissaient depuis
longtemps; car elles ont par là donné lieu à celui qui les avait offensées,
ou de leur témoigner le regret qu'il éprouvait de sa conduite passée, ou de
leur donner une satisfaction convenable. C'est ainsi que par un mouvement de
colère elles se sont délivrées de cette passion. Mais aussi j'en ai vu
d'autres qui, par une hypocrisie infernale, faisaient semblant de souffrir
avec patience les injures qu'on leur disait, mais qui en gardaient un
souvenir exact et parfait.
20. Or je crois ces personnes plus mauvaises que celles qui se laissent
aller aux emportements de la colère; car elles ont souillé et terni la
blancheur et la simplicité de la colombe par la couleur noire et infecte de
la haine.
21. Nous ne saurions trop prendre de précaution contre une si infâme
conduite : c'est un serpent dont il faut nous défier sur toute chose; c'est
un démon qui, semblable au démon de l'impureté, veut nous perdre, en
favorisant les inclinations de la nature corrompue.
22. J'ai encore remarqué que certaines personnes étaient tellement
transportées de colère, qu'elles n'en pouvaient rien manger et que cette
abstinence, au lieu de calmer leur fureur, ne faisait que de l'augmenter;
mais au contraire, j'en ai remarqué d'autres qui, dans leurs accès de
colère, en croyant qu’elles avaient raison, se portaient avec une espèce de
rage sur les viandes, et les dévoraient avec une voracité effrayante : c'est
ainsi que ces misérables tombaient d'une fosse dans un abîme. Enfin j'en ai
vu qui, plus sages et semblables à des médecins expérimentés, savaient
garder un juste milieu entre ces deux extrémités, et en retiraient de très
grands avantages.
23. Le chant est très propre à procurer à l'âme
le calme et la paix; mais il peut aussi fort mal à propos lui donner des
plaisirs et de la joie : ceux-là sauront très bien s'en servir, qui
consulteront les circonstances et les convenances.
24. Comme un jour j'étais allé voir des anachorètes pour des affaires
particulières, je m'arrêtai quelque temps en dehors de leurs cellules, et je
les entendis faire grand bruit, et se quereller ensemble comme des perdrix
dans leur cage : tant était grande la fureur qui les animait. Enfin elle
était telle que, quoique celui qui les avait si fort irrités, fût absent,
ils agissaient comme s'il eut été présent, et semblaient lui sauter au
visage. Je leur conseillai de quitter leurs cellules et de se retirer tout
simplement dans un monastère; car vraiment je craignais que d'hommes qu'ils
étaient, ils ne devinssent d'abominables démons. Dans d'autres communautés
j'en ai vu d'une espèce toute différente : c'étaient des gens mous et
efféminés, sujets à l'intempérance et à la sensualité, trop affectionnés et
trop flatteurs vis-à-vis de leurs frères, et prenant les soins les plus
minutieux pour la propreté et la beauté de leurs corps. Or à ceux-ci, je
leur conseillai de se retirer dans le désert, parce que la solitude est
l'ennemi irréconciliable de la luxure et de la sensualité; car je redoutais
que d'hommes raisonnables qu'ils étaient, ils ne devinssent semblable aux
bêtes privées de raison.
Lorsqu'il m'arrivait de trouver des gens qui se plaignaient amèrement de se
voir tentés et de colère et de mollesse, je les pressais fortement de ne se
conduire jamais eux-mêmes, mais de vivre sous le joug de l'obéissance. C'est
pourquoi il m'arrivait souvent de prier charitablement leur supérieur de
leur permettre de vivre tantôt dans la solitude, tantôt dans l'intérieur du
monastère, de manière néanmoins que, dans l'un ou l'autre de ces deux états,
ils fussent toujours sous la dépendance et l'autorité de leur supérieur.
25. S'il est vrai que ceux qui sont portés aux plaisirs des sens et à la
mollesse, non seulement se perdent eux-mêmes mais souvent perdent les
personne, qui ont le malheur de s'attacher à eux et de les fréquenter il est
également vrai que, comme un loup furieux, l'homme colère est capable de
mettre le trouble dans toute une communauté et de perdre un grand nombre
d'âmes.
26. Je trouve que c'est un crime horrible de troubler l'oeil de son coeur,
en se livrant à la fureur, selon cette parole :«La fureur a troublé mes
yeux» (Ps 6,8); mais je pense que c'est encore un crime plus affreux de
montrer par des paroles amères l'agitation intérieure dans laquelle on se
trouve; enfin je crois que le comble de l'infamie est d'en venir aux coups :
ce qui est contraire et répugne à la vie angélique, religieuse et presque
divine que nous devons tous mener.
27. Mais nous devons ici remarquer que, si vous voulez ôter de l'oeil de
votre frère une paille que vous y apercevez, vous devez prendre garde que ce
ne soit un désir trompeur; ne vous servez pas, pour cette opération
délicate, d'un instrument grossier, mais employez-en un qui y soit propre et
convenable, et craignez de la fouler et de l'enfoncer davantage, au lieu de
la retirer. Or cet instrument grossier figure et annonce les reproches durs
et humiliants qu'on fait aux autres, et les manières brusques et violentes
dont on les accompagne; l'instrument délicat est l'image d'une réprimande
pleine de bonté, de douceur et de bienveillance. L'Esprit saint nous dit : «Reprenez,
corrigez et priez,» (1 Tim 4,2); mais il ne nous dit pas : «frappez.»
Que s'il arrive qu'on soit obligé de le faire, ce doit être très rarement;
et il ne le faut même faire que par des mains étrangères.
28. Chez les personnes emportées et colères, si nous y faisons attention,
nous verrons une inclination très prononcée pour la pratique du jeûne, des
veilles, pour la solitude et le silence. C'est ainsi que le démon, cet
ennemi plein d'artifice, sous le spécieux prétexte de faire pénitence et de
répandre des larmes, leur fournit la manière et les moyens d'augmenter leur
humeur violente et acariâtre.
29. Si un mauvais moine, comme nous l'avons dit plus haut, aidé du démon et
semblable à un loup, et capable de mettre le trouble dans toute une maison
religieuse; un bon moine, par une raison contraire, choisi parmi les plus
prudents et les plus sages, et secouru de son ange, ne pourra-t-il pas
répandre l'huile précieuse de la douceur au milieu de ses frères, apaiser
les tempêtes excitées par les vents furieux de la colère, et ramener
heureusement le vaisseau au port de la tranquillité et du calme ? De sorte
que, comme le mauvais moine par sa conduite ne mérite que d'être jugé
condamné et puni, le bon moine, qui par sa douceur est devenu l'exemple et
le modèle de ses frères, est digne de recevoir une récompense proportionnée
à la grandeur et à l'importance des services qu'il a rendus.
30. Le premier degré de la mansuétude consiste à souffrir les outrages et
les humiliations, quelque amertume et quelque douleur que l'âme en ressente
encore; le second degré consiste à les supporter avec calme et tranquillité,
et le troisième, qui est la perfection de la douceur, à recevoir les mépris
et les injures avec plus de plaisir que les mondains ne reçoivent les
louanges qu'on leur donne. Mais où est-il, cet homme qui est monté à ce
degré si parfait ? Qu'il soit content, celui qui est parvenu au premier
degré; qu'il persévère avec constance, celui est monté au second; mais qu'il
triomphe dans le Seigneur, celui qui heureusement se trouve au troisième.
31. Mais voici une chose vraiment pitoyable : c'est que les personnes
irascibles ont coutume, par une inconcevable vanité, de se fâcher et de se
mettre en colère, parce qu'elles se sont laissées vaincre par leur mauvaise
humeur. En vérité n'est-ce pas pitié de faire une nouvelle chute, en voulant
se punir d'en avoir fait une première ? Pour moi en considérant l'excessive
malice du démon, j'en suis tout interdit; car en voyant ces personnes, je
crus percevoir qu'elles n'étaient pas loin de se laisser aller à un funeste
découragement.
32. Si quelqu'un voit qu'il se laisse facilement vaincre par la vanité et la
colère, par la méchanceté et l'hypocrisie, et qu’il soit résolu d'employer
contre ces vices l'épée à deux tranchants de la douceur et de la patience,
je lui conseille fortement d’entrer dans une communauté de frères comme dans
un atelier qui lui sera très salutaire; de choisir, s'il veut de tout son
coeur se corriger parfaitement, la maison où les règles et la discipline
sont le plus austères, afin que, par les humiliations, les mépris et les
épreuves les plus dures il soit comme flagellé, déchiré, taillé, écrasé et
foulé aux pieds. C'est ainsi qu'il purifiera son âme des fautes qu'il a
faites et qu’il comprendra la vérité d'une parole assez usitée dans le
monde; car pour s'en glorifier il n'est pas rare d'entendre dire dans les
compagnies, à ceux qui ont accablé quelqu'un d'injures et d'outrages : «Je
lui ai lavé la tête à ma façon».
33. Il y a une différence essentielle entre la
victoire que de jeunes convertis remportent sur la colère, en se servant des
armes d'une humble pénitence, et l'immobile tranquillité d'âme de ceux qui
sont parvenus à la perfection de la douceur, car dans les premiers, les
larmes, comme une espèce de chaîne, lient et répriment la colère; tandis que
dans les derniers, la tranquillité et le calme de leurs coeurs insensibles
aux injures, a donné la mort à cette passion, comme une épée la donnerait à
un serpent.
34. Trois moines, un jour, sous mes yeux, reçurent le même outrage. L'un, en
le recevant se sentit piqué, mais il le souffrit en silence, et étouffa la
peine qu'il en éprouvait; l'autre s'en réjouit en lui-même, cependant il en
était affligé intérieurement par charité et par bienveillance pour celui qui
l'avait maltraité; enfin le troisième s'oublia lui-même entièrement pour ne
s'occuper que de son frère, dont il pleurait la faute à chaudes larmes, tant
la charité dévorait son coeur. Ainsi l'on voyait dans ces trois moines trois
excellentes vertus : la crainte de Dieu, l'espérance, et l’amour.
35. Comme dans nos corps, quoique la fièvre soit une même maladie, elle ne
laisse pas d'avoir plusieurs causes; de même la colère, ainsi que les autres
passions, a plusieurs causes et plusieurs principes. Il est donc impossible
de donner ici des instructions, particulières et relatives à chaque cause et
à chaque principe. Tout ce que je peux faire, c'est de conseiller à ceux qui
se sentiraient affectés de cette passion, de rechercher avec soin les
remèdes qui leur conviennent et qui soient capables de les guérir; de bien
connaître surtout la cause du mal, afin qu'en la connaissant parfaitement,
ils puissent par la Bonté de Dieu, et par la direction de leur médecin
spirituel, employer les remèdes dont ils ont besoin. Qu'ils se présentent
donc, et qu'ils entrent avec nous dans cette recherche que nous avons
proposée aux moines, tous ceux qui, touchés des paroles que nous leur
adressons, désirent connaître le véritable état de leur âme; qu'ils
examinent sérieusement, et dans le plus profond silence, quels sont les
tristes effets et les principes funestes des passions dont nous venons de
parler.
36. Il faut lier et enchaîner, comme un tyran cruel, un coeur colère et
emporté; mais c'est avec les chaînes d'une douceur et d'une patience
constantes; il faut encore le frapper avec les verges de la clémence, et le
faire conduire par la charité devant le tribunal de la raison souveraine de
Dieu, pour répondre aux questions qu'on pourra lui faire.
Dis-nous donc, folle et impudente passion de la colère, dis-nous le nom de
ton père, de la mère qui t'a malheureusement donné le jour, et des enfants
corrompus qui sont nés de toi ? Dis-nous qui sont ceux qui, par la guerre
qu'ils te font, peuvent t'exterminer et te faire disparaître ? À toutes ces
questions quelles réponses va nous donner la colère ? Il me semble
l'entendre nous répondre : «Plusieurs causes ont concouru à me donner
l'existence : je n'ai pas seulement un père, mais j'en ai plusieurs, et le
premier qui concourt à me donner l'existence, c'est l'orgueil. J'ai aussi
plusieurs mères parmi lesquelles vous devez remarquer la vaine gloire,
l'avarice, l'intempérance, la luxure. Mes filles sont la pensée des injures,
la haine, les querelles et les inimitiés; et les ennemis qui me tiennent
enchaînée, comme vous le voyez, sont les vertus opposées à mes filles; ce
sont encore la patience et la modération; mais la vertu qui ne cesse de me
tendre des pièges et qui me fait le plus de mal, c'est l'humilité.» Vous
apprendrez dans le temps de qui cette vertu tire son origine.
C'est dans ce huitième degré que se trouve la couronne de la douceur. Celui
qui, par la complexion de sa nature, est d'un tempérament doux et
tranquille, pourrait peut-être bien ne pas la mériter. Mais il la mérite,
cette belle couronne, celui qui, par ses efforts laborieux, a remporté la
victoire sur la colère, en passant successivement par les sept premiers
degrés.
NEUVIÈME DEGRÉ
Du ressentiment.
1. C'est avec raison que nous pouvons comparer
les vertus aux différents degrés de l'échelle de Jacob, et les vices, à la
chaîne qui tomba des pieds et des mains de saint Pierre, prince des apôtres.
En effet les vertus étant unies les unes aux autres par des anneaux
admirables, font monter jusqu'au ciel ceux qui ont le bonheur de les
pratiquer; tandis que les vices, se tenant attachés les uns aux autres par
des liens diaboliques, conduisent au malheur éternel ceux qui s'y laissent
misérablement aller. C'est pourquoi nous pensons que c'est ici le lieu de
traiter du souvenir des injures, puisque nous venons d'entendre de la propre
bouche de la colère qu'il est un de ses méchants enfants.
2. Or nous disons que le souvenir des injures, en tant qu'il est le comble
de la colère, en est aussi comme la queue. C'est lui qui fait vivre les
péchés dans une âme, qui y nourrit la haine de la justice, qui donne la mort
aux vertus, qui empoisonne le coeur, qui obscurcit l'intelligence, qui
couvre de honte ceux qui récitent l'oraison dominicale, qui paralyse la
prière, qui détruit la charité, qui transperce sans aucune interruption les
coeurs de ses flèches acérées, les remplit d'amertume et y fait régner avec
un empire absolu, le péché, le crime et la méchanceté.
3. Or, comme le souvenir des injures tire son origine de quelques autres
passions viles et abjectes, et qu'il ne la leur donne pas, ou du moins que
c'est rarement, nous n'en dirons que peu de choses.
4. Il a détruit par là même en lui le souvenir des injures, celui qui a
donné la mort à la colère. On sait que, tant que cette violente passion
domine dans un coeur, elle y enfante de nouveaux enfants.
5. Voyez donc attentivement avec quel empressement il chasse et bannit la
colère de son âme, l'homme qui brûle de charité pour ses frères, et combien
de peines et d'inquiétudes fâcheuses et cruelles il se crée, celui qui se
livre à cette passion brutale.
6. Sachez aussi qu'un modeste repas de charité dissipe la haine, et que des
présents faits dans des intentions pures et sincères apaisent et gagnent les
coeurs; mais qu'un festin, dans lequel les lois de la sobriété ne sont pas
observées, donne lieu à la licence, et que, sous prétexte de faire un acte
de charité, on se livre à des excès dans le boire et dans le manger.
7. J'ai vu que la colère a rompu tout d'un coup une vieille liaison profane
et criminelle, et que dégénérée en haine violente, elle a, contre l'attente
de tout le monde, suffi par le souvenir des injures reçues, pour faire
persévérer cette rupture jusqu'à la fin. Mais ici c'était peut-être
l'ouvrage de Dieu plutôt que celui du démon.
8. Le souvenir des injures est toujours infiniment opposé à l'amour; ce que
nous ne pouvons pas assurer des affections criminelles : car elles se mêlent
facilement avec cette vertu pour salir et corrompre la blancheur et la
pureté de cette innocente colombe.
9. Voulez-vous absolument ne pas oublier les injures que vous avez reçues ?
J'y consens; mais que ce soient celles que vous avez reçues du démon. Que
celui qui veut nourrir dans son coeur de la haine et des inimitiés, le
fasse, mais contre son propre corps, qui est son plus dangereux ennemi; car
ce misérable corps, sous le beau titre d'ami, n'est qu'un ingrat et un
traître : plus on en prend soin, plus il nous fait du mal.
10. C'est un très mauvais interprète des saintes Écritures, que le souvenir
des injures. Il ne sait expliquer les oracles sacrés du saint Esprit que
selon ses goûts dépravés et son sens corrompu. Que la prière que notre
Seigneur nous a enseignée couvre de confusion ceux qui ne se conduisent que
par un mauvais docteur. Eh ! Comment pourrait-on la réciter cette admirable
prière, avec Jésus Christ et selon ses intentions, si la pensée des injures
qu'on a reçues est gravée dans la mémoire?
11. Avez-vous longtemps et avec une vigueur bien prononcée, lutté contre
vous-même pour oublier un outrage, sans avoir pu entièrement en arracher le
souvenir de votre coeur, voici le conseil que je crois devoir vous donner :
humiliez-vous au moins, en présence de celui qui vous a offensé, par
quelques paroles de douceur que vous lui adresserez; vous verrez que peu à
peu vous commencerez à rougir de cette longue dissimulation, et que,
continuellement agité par les reproches de votre conscience, vous finirez
par faire consumer votre inimitié dans les feux de la charité, et par vous
réconcilier parfaitement avec votre frère.
12. Or vous reconnaîtrez que votre coeur est délivré de tout sentiment de
haine, non pas précisément lorsque vous prierez pour la personne qui vous
aurait outragé non pas même lorsque vous lui ferez quelques présents et que
vous l'inviterez à votre table, mais lorsqu'apprenant qu'il lui est arrivé
quelque accident fâcheux, soit pour son âme, soit pour son corps vous en
serez désolé et affligé, autant que si ce malheur vous fût arrivé à
vous-même.
13. Un moine qui conserve dans son coeur le souvenir des injures, y garde un
nid d'aspics, et porte avec lui-même le poison dans son sein; et ce poison
est mortel.
14. Que la pensée et la méditation des injures et des souffrances que Jésus
Christ a endurées avec une patience si exemplaire, sont propres, en nous
couvrant d'une confusion salutaire, à chasser de notre esprit et de notre
coeur le souvenir des outrages que nous avons reçus !
15. Les vers, comme on le sait, s'engendrent dans le bois; mais peut-on
ignorer que la colère devient le partage des coeur qui n'ont qu'une douceur
extérieure et apparente ? Quiconque par les efforts qu'il fait, la chasse
loin de lui, mérite le pardon de ses péchés; mais celui qui conserve et
nourrit cette passion, se rend indigne de toute miséricorde.
16. Nous voyons un grand nombre de personnes entreprendre de grands travaux
et se condamner à de rigoureuses privations pour obtenir la rémission de
leurs fautes; mais il est bien plus avancé dans l'oeuvre admirable de la
justification, celui qui a banni de son coeur toute idée et tout souvenir
des injures qu'on lui a faites. C'est ce que nous assure cet oracle de
l'éternelle vérité : «Remettez, et l'on vous remettra beaucoup.» (cf. Mt
6,14-15).
17. Oui, je le répète, l'oubli des outrages est une marque assurée d'une
pénitence sincère et efficace. Il se trompe grossièrement celui qui, ne
voulant pas les oublier, se persuade qu'il est touché et animé d'une
véritable douleur de ses péchés. Le malheureux ! Il ressemble à un homme
qui, dans son sommeil, rêve qu'il court.
18. J'ai rencontré des personnes, qui, tout en conservant elles-mêmes le
souvenir des outrages qu'elles avaient reçus, exhortaient avec beaucoup de
zèle d'autres personnes qui étaient dans le même état, à quitter toute idée
et à renoncer à tout souvenir des injures qui leur avaient été faîtes. Ces
mêmes personnes, frappées et touchées des exhortations qu'elles faisaient
aux autres, ont renoncé entièrement au souvenir des outrages qu'elles
avaient reçus.
19. Que personne n'aille s'imaginer que la pensée et le souvenir des injures
ne sont qu'un petit défaut et une passion pardonnable. Ce sont des maux très
funestes, qui pénètrent dans les coeurs les plus pieux et les plus
religieux, qui les corrompent et les perdent misérablement.
Vous donc, qui montez sur ce degré, demandez avec confiance au Dieu-Sauveur
le pardon et la rémission des vos péchés.
DIXIÈME DEGRÉ
De la Médisance.
1. Il n'est personne parmi ceux qui aiment à
réfléchir, qui soit capable de dire que la médisance n'est pas une des
filles de la colère et du souvenir des injures, et de ne pas avouer que nous
avons raison de dire un mot de ce détestable vice, après avoir parlé des
deux premiers.
2. La médisance est donc engendrée par la haine. C'est une passion très
subtile; mais néanmoins c'est une sangsue très grosse et très vorace,
laquelle se cache adroitement pour trahir et pour sucer tout le bon sang de
la charité. Sous le prétexte spécieux et trompeur d'amour et d'affection, la
médisance exerce les ravages d'une haine implacable et meurtrière, souille
horriblement le coeur, charge énormément la conscience et détruit
entièrement la chasteté.
3. Comme il est des filles du sexe qui font le mal sans rougir, et qu'il en
est d'autres qui se cachent lorsqu'elles veulent pécher, et qui, pour cette
raison même, font des fautes plus graves; telle est aussi la marche
ordinaire des passions. Elles couvrent enfin notre âme d'ignominie; car
semblables souvent aux jeunes personnes dissimulées, elles font
extérieurement comprendre précisément le contraire de ce qu'elles se
proposent en effet. Or les passions qui se conduisent de la sorte, sont
l'hypocrisie, la malice, la tristesse, le souvenir des injures, le jugement
téméraire, les condamnations de la conduite des autres et la médisance.
4. Ayant un jour rencontré des personnes qui médisaient des autres, je me
donnai la liberté de les reprendre avec sévérité. Or voici ce qu'elles
répondirent à ma correction, et l'excuse que m'alléguèrent ces langues
médisantes: « Nous ne parlons de la sorte, me dirent-elles, que par des
motifs de la plus ardente charité, et par le désir sincère que nous avons de
procurer le salut à ceux dont nous blâmons la conduite. » A cette réponse,
je vous avoue que je répartis avec émotion : «Courage, mes amis; avec une
charité semblable vous pourrez accuser de mensonge cet oracle du saint
Esprit : Je perdrai ceux qui médisent en secret de leur prochain. (Ps
100,5). Malheureux ! Si vous aimez véritablement ces personnes, offrez pour
elles à Dieu des prières secrètes et ferventes; mais ne blessez pas leur
réputation par des paroles infamantes, car la meilleure manière d'aimer nos
frères, c'est de prier Dieu pour eux : c'est là la conduite qui plaît au
Seigneur.»
5. Si vous voulez de tout votre coeur vous abstenir de porter un jugement
injurieux sur ceux-là mêmes que vous voyez tomber dans quelque faute,
faites, je vous prie, attention à cette chose. Judas n'appartenait-il pas au
collège sacré des apôtres le larron n'était-il pas du nombre des homicides ?
Mais quel étonnant changement dans ces deux hommes !
6. Quiconque est vraiment résolu de vaincre en lui-même l'esprit de
médisance, n'attribuera jamais le péché à l'homme qui l'a commis, mais au
démon qui l'a fait commettre; car, quoique nous tombions librement et
volontairement dans le péché, personne néanmoins, en péchant, ne se propose
pour fin le péché en lui-même, en tant qu'il outrage Dieu.
7. Au reste ne peut-il pas arriver ce que j'ai vu de mes propres yeux ? En
effet une personne eut le malheur de faire publiquement une faute, mais elle
en fit secrètement une pénitence sévère; or, voyez-vous, tandis que par un
mauvais esprit, je croyais cette personne criminelle et coupable, et que je
la condamnais, Dieu ne voyait en elle qu'un coeur pur et chaste, puisque par
une conversion sincère elle s'était réconciliée avec le Seigneur.
8. C'est pourquoi, si vous vous trouvez dans la compagnie des médisants,
gardez-vous de vous laisser dominer par le respect humain, et de craindre de
leur imposer silence, en leur disant, par exemple : «Taisez-vous, je vous
prie; car, hélas, je fais
tous les jours des fautes plus considérables. Pour quelles raisons
pourrai-je donc condamner mon frère ?» C'est ainsi que vous obtiendrez deux
avantages bien précieux : vous vous préserverez vous-même du péché, et vous
procurerez la guérison de votre prochain. Et remarquez ici que la voie la
plus courte et la plus sûre pour parvenir à la rémission de nos péchés,
consiste à ne jamais juger ni condamner nos frères. C'est ce que nous
enseigne Jésus Christ par ces paroles : Ne jugez pas et vous ne serez pas
jugé.» (Lc 6,37).
9. L'eau n'est pas plus contraire au feu, que les jugements téméraires ne
sont opposés an véritable esprit de pénitence.
10. Quand même au moment de la mort nous verrions une personne faire une
faute, nous devrions sévèrement nous abstenir de la juger et de la
condamner; car les hommes ignorent absolument quels sont les jugements de
Dieu.
11. Il y en a qui, après avoir fait publiquement de grandes fautes, les ont
avantageusement réparées par des oeuvres saintes et des vertus parfaites. Or
ces impitoyables critiques de la conduite des autres, en condamnant ces
personnes, se seraient bien grossièrement trompés : ils auraient pris de la
fumée pour le soleil.
12. Vous donc qui censurez avec tant d'aigreur les actions de vos frères,
daignez m'écouter et me croire. Ne devez-vous pas trembler ? Car elle est
vraie et très vraie cette sentence : Vous serez jugés de la même manière que
vous aurez jugé les autres.» (Mt 7,2). Eh ! Ne devons-nous pas craindre que,
soit pour le corps, soit pour l'âme, nous ne tombions nous-mêmes dans les
mêmes défauts que nous condamnons dans notre prochain ? La chose est sûre !
13. Tous ceux qui critiquent si facilement et avec tant d'amertume la vie et
les défauts des autres, sont ordinairement des gens qui ne se rappellent pas
leurs propres imperfections, qui ont perdu de vue le souvenir de leurs
péchés, et qui ne prennent aucun soin pour se corriger. En effet les
personnes qui, sans amour-propre, considèrent les fautes qui souillent leur
conscience, pourront-elles ne pas voir qu'aucun espace de temps,
dussent-elles encore vivre cent ans, ne serait suffisant pour pleurer, comme
il faut, les péchés qu'elles ont commis, et que ce serait même inutilement
qu'elles répandraient autant de larmes qu'il y a de gouttes d'eau dans le
Jourdain ?
14. Aussi ai-je remarqué qu'on ne trouve pas le plus petit vestige de
médisance dans ceux qui sont vraiment touchés par les sentiments d'un
repentir vif et sincère, ni aucune trace de jugement téméraire et de
condamnation de leurs frères.
15. C'est aussi pour cela que les démons, ces ennemis irréconciliables de
notre salut, s'ils ne peuvent nous faire tomber directement dans le péché,
font tous leurs efforts pour nous engager à juger et à condamner ceux qu'ils
y ont précipités, afin de nous souiller nous aussi.
16. Mais n'oubliez pas qu'une marque sûre pour reconnaître les vindicatifs
et les envieux, c'est la facilité avec laquelle vous voyez qu'ils critiquent
malignement la doctrine, la conduite et les actions des autres. C'est un
esprit de haine qui les pousse et les fait ainsi parler. Voyez encore
jusqu'où peut aller l'aveuglement sur cette matière.
17. J'en ai connu qui, en secret et sans témoin, avaient commis des fautes
exécrables; et, le croiriez-vous ? Ils se fiaient tellement à la bonne
opinion qu'ils savaient qu'on avait de leur sainteté et de leur innocence ,
qu'ils insultaient et attaquaient vivement la réputation de ceux qui avaient
fait publiquement quelques légères fautes.
18. Se donner la liberté de juger ses frères, c'est s'attribuer, et usurper
avec impudence un droit qui n'appartient qu'à Dieu; mais les condamner,
c'est se condamner soi-même, c'est se donner la mort.
19. En effet si l'orgueil, sans d'autres vices, est seul capable de nous
perdre, ne doit-on pas en dire autant du jugement téméraire ? N'est-ce pas
le malheur qui arriva au pharisien dont il est parlé dans l'Évangile (cf. Lc
18,14) ?
20. Or comme un vigneron sage et prudent sait choisir les raisins qui sont
mûrs et bons, et rejette ceux qui ne sont pas mûrs et ceux qui sont
lambrusques; de même une âme qui a la bonté et la sagesse en partage a bien
soin de ne remarquer dans les autres que les vertus et les bonnes oeuvres
qu'ils pratiquent. L'insensé, ne fait attention qu'aux vices et aux défauts.
C'est de cette âme insensée, qu'il est écrit : Ils ont cherché des
crimes, et ils se sont épuisés. (Ps 63,7)
21. Il ne faut pas même juger nos frères sur le rapport de nos propres yeux.
En effet, quand même nous les verrions tomber dans le péché, gardons-nous
bien de les condamner. Il n'est pas rare qu'on se fasse illusion et qu'on se
trompe en ce point si délicat.
Celui qui sera victorieusement monté sur ce
dixième degré, ne se conduira plus que selon les lois d'une charité sincère
et d'une solide pénitence.
ONZIÈME DEGRÉ
Du bavardage et du
silence.
1. Nous venons de faire voir en peu de mots
combien il est dangereux et funeste pour ceux mêmes qui vivent dans la
religion, de juger les autres, puisqu'ils s'exposent eux-mêmes à être jugés
sévèrement et punis rigoureusement. Il nous reste à présent à rechercher
quelle est la cause de ce défaut, et quelle est la porte par laquelle il
entre misérablement dans une âme, on plutôt par quelle porte on doit l'en
faire sortir.
2. Or nous disons sans balancer que la démangeaison de parler est comme un
trône sur lequel la vaine gloire s'assied pour se faire voir avec pompe et
ostentation, et se donner en spectacle. Cette intempérance de paroles est
une preuve non équivoque d'une grande ignorance; elle est vraiment la porte
de la médisance, la maîtresse des amusements folâtres, l'instrument du
mensonge, la dissipatrice de la componction, l'inventrice et l'ouvrière de
la paresse et de l'insouciance, l'avant-coureur du sommeil, l'ennemie de la
méditation, la ruine de la vigilance; c'est elle qui glace et gèle la
dévotion et la ferveur du coeur, qui fait languir et éteint la piété et
l'ardeur dans les saints exercices de la prière.
3. Le silence, au contraire, est sage et prudent; il donne l'esprit
d'oraison, délivre l'âme de la captivité, conserve le feu de l'amour divin,
veille sur les pensées de l'esprit, observe attentivement le mouvements des
ennemis du salut, soutient et nourrit la ferveur de la pénitence, se plaît
dans les larmes, rappelle sans cesse l'image de la mort et le souvenir des
supplices éternels, fait considérer les Jugements de Dieu avec une crainte
salutaire, est très favorable à la sainte tristesse du coeur, combat
l'esprit de présomption, favorise la tranquillité de l'âme, augmente la
science du salut, nous forme à la contemplation des vérités surnaturelles,
nous perfectionne dans les bonnes oeuvres et nous fait monter jusqu'à Dieu.
4. Celui qui connaît et sent bien ses fautes, n'a pas de peine à retenir sa
langue; mais il est bien loin de se connaître, celui qui se plaît tant à
parler.
5. Quiconque aime le silence, devient un des amis particuliers de Dieu, et,
tandis qu'intérieurement il lui parle dans les sentiments que lui inspire
une sainte familiarité, il en reçoit sa lumière.
6. N'est-ce pas le silence que garda Jésus devant Pilate, lequel inspira à
ce prince un grand respect pour ce Dieu Sauveur ? Le silence préserve de la
vaine gloire.
7. Pierre, pour ne l'avoir pas gardé avec prudence, eut à pleurer bien
amèrement; il avait oublié ces paroles de David : J'ai dit en moi-même :
J'observerai soigneusement toutes mes paroles, afin que je ne pèche pas par
ma langue (Ps 38,2), et cette sentence de l'Esprit saint : "Il est
moins dangereux et moins funeste de glisser et de tomber, que de faire un
mauvais usage de sa langue". (Sir 20,18).
8. Mais je crois devoir cesser de vous entretenir sur cette matière, quoique
la malignité artificieuse de la démangeaison de parler, et les vices qu'elle
produit, semblent m'inviter à le faire encore. Je me contenterai donc de
vous répéter ce que me dit un jour une personne bien respectable.
Parlant donc avec cette personne du silence, elle m'assura que la loquacité
venait d'une de ces causes : premièrement, de la mauvaise habitude qu'on a
contractée de parler trop librement et trop facilement; car, ajoutait-elle,
la langue, semblable aux autres membres du corps, fait avec une violente
inclination ce qu'elle aime, et ce qu'elle a appris par un grand usage;
secondement, de la vaine gloire, surtout dans les personnes qui ne font que
de commencer à s'exercer dans la pratique des vertus; troisièmement, de la
gourmandise : car plus d'une fois il est arrivé que des personnes, en
châtiant ce défaut, et en s'encourageant par les violences qu'elles
s'étaient faites, par les privations qu'elles s'étaient imposées, et par la
faiblesse à laquelle elles avaient réduit leurs corps, se sont heureusement
délivrées de la démangeaison de parler, et ont exactement fermé la porte à
l'intempérance des paroles.
9. Mais à tout cela nous pouvons ajouter qu'il n'a point de peine à se
corriger de ce mauvais défaut, celui qui pense sérieusement à sa dernière
heure; que celui qui pleure ses fautes avec sincérité, craint les
conversations frivoles plus que le feu.
10. Celui qui se plaît réellement dans la quiétude, aime le silence : mais
que ceux qui aiment à courir çà et là, hors de leurs cellules ou de leurs
maisons, ne se conduisent guère de la sorte que parce qu'ils sont possédés
de l'envie et de la passion de parler.
11. Nous ferons attention que les personnes dans le coeur desquelles la
charité a répandu ses divins parfums, fuient la compagnie et la société avec
plus d'horreur que les abeilles n'évitent la fumée; et que la fumée
n'incommode et ne fait pas plus souffrir les mouches à miel, que la
compagnie ne fatigue et ne fait souffrir ces véritables serviteurs de Dieu.
12. Il est bien difficile d'arrêter le cours d'une rivière, sans faire des
cataractes; mais il est encore bien plus difficile d'arrêter et de dompter
l'intempérance de la langue et le cours des paroles.
Il a donc, d'un seul coup, coupé la racine à un
grand nombre de vices, celui qui est heureusement monté sur ce onzième
degré.
DOUZIÈME DEGRÉ
Du mensonge.
1. Le feu naît de la pierre et du fer. le
mensonge naît du bavardage et de la plaisanterie.
2. Le mensonge nous fait renoncer à la charité, comme le parjure nous fait
renoncer à Dieu.
3. Personne, s'il est sage et réfléchi, ne se mettra en idée que le mensonge
n'est qu'une faute légère et un petit défaut. En effet dans nos livres
sacrés nous ne trouvons pas de vices contre lesquels l'Esprit saint ait
prononcé des sentences plus effrayantes que contre le mensonge. Si donc
David, en parlant à Dieu, dit : "Tu perdras Seigneur, toutes les
personnes qui profèrent le mensonge (Ps 5,7), que deviendront celles
qui, au mensonge ne craignent pas d'ajouter le parjure ?
4. J'en ai vu beaucoup qui, par les applaudissements qu'ils recherchaient
dans leurs mensonges, et par le plaisir qu'ils avaient de mentir,
s'étudiaient à faire rire les autres par des bouffonneries et par des contes
fabuleux; mais, hélas, cette conduite insensée a fait tarir la source des
larmes et étouffé les sentiments de pénitents.
5. Les démons s'aperçoivent-ils, lorsque ces conteurs de facéties commencent
leurs discours flatteurs, que nous voulons nous retirer de leur compagnie,
comme d'un lieu où règne une maladie contagieuse et pestilentielle ? Ils
s'efforcent de nous arrêter et de nous retenir par deux motifs faux, mais
trompeurs : ils nous disent donc intérieurement qu'en nous en allant ainsi,
nous ferons une peine sensible à celui qui parle, et que nous voulons
paraître plus modestes, plus pudiques et plus saints que les autres qui
écoutent. Mais dans ces circonstances, ne délibérez pas; sortez promptement
: car si vous agissez autrement, vous verrez que pendant la prière, votre
esprit sera sans cesse tourmenté et agité par l'image et le souvenir des
choses que vous aurez entendues, et ne vous contentez pas de fuir, mais
tâchez de rompre et de dissiper cet entretien profane par la pensée de la
mort et du jugement que vous suggérerez avec adresse. Peut-être bien qu'il
vous arrivera un petit sentiment de vaine gloire; mais il vaut mieux
souffrir cette imperfection, que de ne pas procurer de grands avantages à
tout le monde.
6. L'hypocrisie est la mère, la matière et le sujet du mensonge; Certains
enseignent que l'hypocrisie n'est rien autre chose que l'action d'inventer,
de préparer et de créer le mensonge; de sorte que le mensonge et
l'hypocrisie sont toujours réunis ensemble, et comme entremêlés.
7. Or, tous ceux qui sont remplis de la crainte de Dieu, sont donc
nécessairement les ennemis du mensonge; car ils suivent imperturbablement
les lumières et les mouvements de leur conscience, qui est un juge qu'on ne
peut corrompre.
8. Il en est du mensonge comme des autres vices; et les fautes que l'on
commet en s'y livrant, ne sont pas toutes de la même gravité. Ainsi il est
menacé d'un jugement moins sévère et d'une condamnation moins rigoureuse,
l'homme qui profère un mensonge par la crainte de quelque malheur, que celui
qui ment sans avoir cette crainte et ce danger. Il est des gens qui mentent
pour le seul plaisir de mentir, il en est d'autres qui cherchent des
avantages et des jouissances dans les mensonges qu'ils disent; ici vous
rencontrez des personnes qui n'ont d'autre intention, en mentant, que de
faire rire les autres. Vous en trouvez d'autres qui se proposent dans leurs
mensonges de tendre des pièges à leurs frères, et de les faire tomber dans
quelque malheur.
9. Les magistrats et les juges cherchent à détruire le mensonge; mais ce
n'est que la véritable pénitence qui est capable de l'exterminer.
10. Les menteurs, pour s'excuser, allèguent ordinairement qu'ils ne mentent
que pour de bonnes raisons, que ce n'est jamais qu'en faveur du salut des
âmes, et pour l'honneur de la justice et de la charité; ils osent même
avancer qu'ils ne font que suivre l'exemple de Rahab, qui par un heureux
mensonge, sauva la vie aux envoyés du peuple juif.
11. Quand nous nous sentirons parfaitement délivrés de la sotte vanité de
mentir, alors selon les circonstances impérieuses du temps et du lieu, nous
pourrons innocemment cacher la vérité par quelques mensonges légers et
prudents.
12. Un petit enfant ne sait pas ce que c'est que de mentir; telle doit être
une âme pure et innocente.
13. Voyez comme un homme que le vin a rendu gai et content, dit la vérité en
toute chose; telle est encore une âme qui s'est spirituellement enivrée par
les larmes de la pénitence.
Or celui qui sera monté sur ce douzième degré,
peut compter qu'il a posé, le fondement de toutes les vertus.
TREIZIÈME DEGRÉ
De l'Ennui, ou de
l’acédie.
1. L'acédie, ainsi que nous l'avons déjà dit,
tire son origine de la démangeaison de parler; c'est un de ses premiers
enfants. C'est pour cette raison que, dans cette odieuse chaîne de vices,
nous avons cru qu'il était à propos d'en parler en cet endroit.
2. Nous
disons donc que l'acédie est un relâchement d'esprit, une langueur de l'âme,
un dégoût des exercices de la vie religieuse, une certaine aversion pour la
sainte profession qu'on a embrassée, une louangeuse imprudente des choses du
siècle, et une calomniatrice insolente de la Bonté et de la Clémence de
Dieu; elle rend l'âme froide et glacée dans la chant des divins cantiques,
faible et languissante dans la prière, diligente et infatigable dans les
travaux et dans les exercices extérieurs, feinte et dissimulée dans
l'obéissance.
3. Un moine sincèrement attaché au devoir de l'obéissance, ignore absolument
ce que c'est que l'acédie; car il se perfectionne dans la vertu, en se
livrant aux actions extérieures qui lui sont commandées par son supérieur.
4. La vie monastique est l'ennemi déclaré de la paresse, tandis qu'elle
accompagne le plus souvent la vie érémitique, et ne cesse guère pendant tout
le temps de leur vie de faire la guerre aux solitaires. Ainsi , lorsqu'elle
voit la cellule d'un anachorète , elle sourit en elle-même, s'approche et
fixe sa demeure auprès de la sienne.
5. C'est ordinairement le matin que le médecin visite ses malades; c'est à
midi que l'acédie visite les moines. Elle inspire une forte inclinaison pour
les devoirs de l'hospitalité, et ne cesse en particulier aux solitaires
combien il leur serait utile de pouvoir faire de grandes et de nombreuses
aumônes, de visiter assidûment et de bon coeur les pauvres malades; elle ne
cesse de leur répéter, pour les tromper, cette parole du Seigneur : J'étais
malade, et vous M'avez visité» (Mt 25,36), et quoiqu'elle soit sans vigueur
et sans courage, elle nous conjure de ne pas délaisser ceux qui se trouvent
dans l'abattement et la tristesse, et de fortifier par des consolations ceux
qui sont faibles et découragés.
6. Sommes-nous dans le saint exercice de la prière ? elle nous retrace
l'image de mille choses différentes, qu'elle nous fait envisager comme très
importantes et très nécessaires comme par un licou.
8. Chose qui mérite toute notre attention, ce funeste démon de la paresse
tente surtout les religieux trois heures avant le repas; car tantôt elle
leur fait sentir de douloureux frissonnements et des maux de tété; tantôt
elle les tourmente par les ardeurs de la fièvre et les tranchées de la
colique; et, à l'heure de none, qui, selon notre manière de compter, est la
troisième heure de l'après-midi, elle nous donne un peu de relâche et nous
laisse, tranquilles. Mais la table est-elle servie ? elle, recommencée à
nous tourmenter, Le temps de la prière revient-il ? elle, nous rend lourds
et pesants; sommes-nous à prier ? elle nous vexe cruellement par des envies
de dormir, et
nous empêche de prononcer des versets entiers par les
bâillements honteux et insupportables qu'elle nous donne.
9. Mais remarquons ici que les autres vices n"attaquent et ne détruisent que
les vertus qui leur sont contraires : L'acédie attaque et détruit, seule,
toutes les vertus.
10. Une âme forte et généreuse sait entretenir, conserver et même faire
revivre son ardeur et son courage; mais l'acédie ne sait que perdre
entièrement toute richesse.
11. Comme de tous les péchés capitaux c'est la paresse qui nous fait le plus
de mal, nous devons nous occuper à la combattre autant et plus fortement que
les autres.
12. Après tout, notons bien ici que cette maudite passion ne nous attaque
guère avec violence que pendant le chant des psaumes, et qu'après ce saint
exercice elle nous laisse assez tranquilles.
13. Il n'est rien qui soit capable de nous procurer des couronnes plus
belles et plus riches que les combats que nous avons à livrer et à soutenir
courageusement contre la paresse.
14. Lorsque nous sommes debout, elle voudrait nous faire asseoir; lorsque
nous sommes assis, elle nous porte à nous appuyer contre le mur, et que
lorsque nous sommes dans nos cellules, elle nous engage à regarder çà et là,
et à faire du bruit avec les pieds.
15. Quiconque pleure amèrement ses péchés, n'est point esclave de cette
funeste passion.
16. Enchaînons donc ce tyran cruel par le souvenir douloureux de nos fautes;
frappons-le fortement par le travail de nos mains; tourmentons-le sans cesse
par la pensée des biens éternels que nous attendons; traînons-le
impitoyablement devant le tribunal de notre foi; et là faisons lui subir un
interrogatoire et un jugement flétrissants; demandons-lui avec empire qu'il
ait à nous dire quel est le père méchant qui l'a engendré, et quels sont les
abominables enfants à qui, lui-même, il a donné naissance; forçons-le à nous
avouer quelles sont les personnes qui le poursuivent et lui donnent la mort.
Malgré lui, il nous répondra que ceux qui le combattent jusqu'à le faire
mourir, ce sont les disciples sincères de l'obéissance, et que dans ces
hommes il ne trouve rien qui puisse lui servir un seul moment pour se
reposer; qu'il ne peut séjourner tranquillement qu'avec les faux moines qui
ne font que leur propre volonté; que c'est pour cela qu'il les aime et ne
les quitte jamais; que les causes qui concourent à lui donner l'existence,
sont en grand nombre, et qu'il doit nommer l'insensibilité du coeur, l'oubli
du ciel et des vérités éternelles, et quelquefois un travail trop pénible et
des exercices trop multipliés et trop fatigants; que ses enfants sont
l'inconstance, le changement de demeure, la désobéissance au supérieur,
l'oubli du jugement et, de temps à autre, la négligence à remplir les
devoirs de la vie religieuse; que les ennemis qui le chargent de chaires et
le réduisent en captivité, sont la psalmodie fervente, une occupation
continuelle, et la méditation de la mort; et que ses ennemis mortels sont la
prière et l'espérance vive et certaine des biens à venir. Quant à la prière,
si vous voulez connaître d'où elle tire son origine, il faut le lui demander
à elle-même.
Celui qui, par la victoire qu'il aura remportée
sur la paresse, sera monté sur ce treizième degré, excellera dans toute
sorte de vertus.
QUATORZIÈME
DEGRÉ
De la
Gourmandise, qui, tout impitoyable qu’elle soit,
plaît à tout le monde.
1. Si jamais, depuis que nous nous occupons de
certains sujet, nous avons été obligés de parler contre nous, c'est surtout
dans le sujet présent que nous devons le faire. En effet je crierais au
miracle, si quelqu'un m'assurait qu'il a vu un homme qui s'est entièrement
délivré pendant sa vie de la tyrannie de l'intempérance, à moins d’habiter
dans la tombe.
2. La gourmandise est un acte hypocrite de notre estomac, qui nous dit qu'en
le rassasiant, il ne se rassasie pas, et qui, pourvu et même rempli de
nourriture, ne cesse de nous répéter qu'il éprouve encore de grands besoins.
3. Ce vice honteux est l'ingénieux inventeur des assaisonnements recherchés,
et la source des plaisir de la bonne chère.
4. Si par une forte ligature faite dans une violente hémorragie, vous
arrêtez le sang sur un endroit, il trouvera une issue ailleurs; si encore là
vous êtes assez heureux pour vous en rendre maître, il s'échappera par une
autre voie.
5. La gourmandise se joue de nos yeux; tandis qu'une partie des mets qui
sont sur la table serait plus que suffisante pour nous rassasier, elle nous
fait croire que nous pourrons tous les dévorer.
6. La satiété produit ordinairement l'incontinence, ainsi que la tempérance
engendre la chasteté.
7. On voit assez souvent qu'un apprivoiser peut, par des caresses, calmer la
fureur d'un lion et le rendre doux et traitable; mais vit-on jamais que
celui qui a traité son corps de la même manière, ait fait autre, chose que
de le rendre plus furieux et plus indocile ?
8. Le Juif est dans la joie le samedi et les jours de fête, et le moine, le
samedi et le dimanche. Il compte, pendant le Carême, les jours qui le
séparent de la fête de Pâques, et il ne manque pas, aux approches de cette
fête, de préparer les mets que sa convoitise lui fait désirer. Un malheureux
esclave de la gourmandise ne pense qu'aux mets délicieux dont il fera usage
aux grandes fêtes, et c'est de cette misérable manière qu'il s'y prépare et
qu'il les célèbre, mais le véritable serviteur de Dieu ne pense qu'aux
grâces et aux vertus dont il désire orner et parer son âme pour ces belles
solennités.
9. Un ami, ou même un étranger arrive-t-il chez un esclave de son ventre,
vous le voyez, conduit par sa passion, se réjouir de cette circonstance,
parce que, sous prétexte de remplir à son égard les devoirs de la charité,
il trouve une occasion favorable pour se livrer à l'intempérance et se
contenter, faire passer sa sensualité pour un soulagement et une consolation
qu'il doit procurer à son frère. C'est ainsi qu'on s'imagine qu'avec des
hôtes on peut se livrer un peu plus à la boisson; mais combien on se fait
illusion en se comportant de la sorte ! Hélas ! on a beau vouloir cacher la
passion, elle perce et fait voir qu'on en est misérablement esclave.
10. Il arrive quelquefois que la vaine gloire et la gourmandise se font
entre elles une guerre fort animée, et se disputent vigoureusement un pauvre
misérable; car la gourmandise fait tous ses efforts pour le porter à violer
les règles de la mortification et du jeûne, et la vanité, pour l'engager à
faire connaître la perfection de sa vie par les actes d'une abstinence
sévère. Mais un moine conduit par un esprit de sagesse, évitera les pièges
que lui tendront ces deux passions, et, saura profiter des circonstances,
pour les chasser l'une et l'autre bien loin de lui.
11. Voyons-nous que notre chair, par la chaleur de l'âge, ou par la force de
notre constitution, veut se porter aux plaisirs des sens ? ne cessons de la
châtier et de la mater en tout temps et en tout lieu par les rigueurs
salutaires de la mortification; et ne nous relâchons pas de ces saintes
austérités, que nous ne soyons fondés à croire par des preuves certaines et
indubitables que nous avons eu le bonheur d'éteindre en nous les flammes
impures de la concupiscence. Or je ne crois pas que nous y parvenions
avant la mort.
12. J'ai vu de misérables prêtres, d'un âge très avancé, qui s'étaient
laissés tromper par le démon, au point que se trouvant à table avec des
personnes bien moins âgées qu’eux et sur lesquelles ils n'avaient aucune
autorité, les engageaient, par des invitations pressantes et par des
sollicitations diaboliques, à se livrer à la boisson et à l'intempérance.
Or, s'il nous arrivait par hasard de nous trouver avec des vieillards qui se
conduisissent de cette manière à notre égard, voici la conduite que nous
devrions tenir : Si ces personnes jouissent à juste titre de la réputation
de vertu et de piété, répondons à l'honnêteté qu'elles nous font, avec une
modération pleine de reconnaissance; si, au contraire, ces personnes ne sont
connues que par une conduite et une vertu fort douteuses, et que nous nous
trouvions nous-mêmes dans des circonstances dans lesquelles nous soyons
obligés de soutenir de rudes combats contre les révoltes de la chair,
gardons-nous bien d'écouter ces funestes invitations; et fuyons avec horreur
une occasion si dangereuse.
13. Évagre, agité par l'esprit des ténèbres, s'était imaginé, à cause de son
éloquence et de la perspicacité de son esprit, qu'il était plus sage que les
sages; mais combien il s'est horriblement trompé, puisque dans ce que je
vais rapporter, comme dans plusieurs autres choses, il a fait voir à tout le
monde qu'il était plus fou que les fous. Voici donc une de ces maximes :
«Lorsque notre âme soupire après les délices que procure la variété des
mets, il faut la punir sévèrement en nous condamnant impitoyablement au pain
et à l'eau.» Or, parler de la sorte, n'est-ce pas vouloir exiger que d'un
seul saut, un petit enfant monte tous les échelons d'une échelle ? Je pense
donc que pour rendre cette maxime saine et praticable, il faut dire : «Notre
âme désire plusieurs mets pour contenter ses appétits ; ce désir étant
conforme aux inclinations de la nature, nous devons user de beaucoup de
prudence et d'industrie pour combattre la plus rusée et la plus artificieuse
des passions; car en agissant autrement nous nous engagerions imprudemment
dans une guerre très dangereuse, et nous nous exposerions au péril d'une
perte éminente. Privons-nous d'abord des mets capables de nous donner trop
d'embonpoint, ensuite de ceux qui peuvent enflammer les humeurs, enfin de
ceux qui sont doux et agréables.
14. Cependant, autant que faire se pourra, n'usons que de nourritures
propres à nourrir nos corps, et qui soient de facile digestion, afin que,
tout en nous rassasiant d'un côté, nous contentions notre estomac qui
demande toujours, et que, d’un autre côté, nous nous préservions, par une
digestion prompte et aisée, des mauvaises humeurs et des ardeurs funestes
que des nourritures plus solides produiraient en nous. Au reste, avec un peu
d'attention, nous apprendrons et nous éprouverons que les mets les plus
nourrissants ont aussi en nous plus de vertu pour nous faire sentir les
mouvements de la chair.
15. Moque-toi du démon, lorsqu'après avoir pris ton repas,
il vous suggère de le différer une autre fois à une heure plus reculée; car
il ne te porte à prendre cette résolution que pour avoir la satisfaction de
vous la faire violer.
16. Il est une espèce d'abstinence qui convient à ceux qui ont conservé leur
innocence, et il en est une autre qui regarde ceux qui l'ont perdue, et qui
par les salutaires rigueurs de la pénitence cherchent à la recouvrer; car
les personnes qui ont heureusement gardé leur innocence, se mortifient selon
qu'elles voient qu’elles en ont besoin pour résister aux mouvements de la
concupiscence; au lieu que celles qui sont tombées dans des fautes
mortelles, doivent jusqu'à la fin de leur vie, sans relâche et sans
adoucissement, faire souffrir une chair qui leur a fait perdre le trésor des
trésors, afin de pouvoir le retrouver. Ainsi les premiers se proposent dans
leur mortification de conserver l'heureux état de justice et de sainteté, et
les derniers font tous leurs efforts pour se rendre Dieu propice par leur
pénitence et par leurs larmes.
17. Le temps d'une consolation et d'une joie véritables pour un homme
vertueux, c'est l'époque où il se voit heureusement délivré de tous les
soins et de toutes les inquiétudes que donnent les choses du siècle; mais
celui qui est encore aux prises avec ses passions et ses penchants déréglés,
ne peut pas être content, puisqu'il se trouve nécessairement exposé aux
dangers d'une guerre opiniâtre et cruelle. Pour celui qui est asservi à ses
vices et qui vit au gré de ses passions, il est dans un tel aveuglement,
qu’il se réjouit tous les jours, comme on a coutume de le faire à la fête
des fêtes.
18. Les hommes intempérants ne pensent guère qu'aux viandes et aux banquets,
et donnent entièrement leur affection à ces choses viles et grossières;
ceux, au contraire, qui pleurent leurs péchés ne s'occupent, le jour et la
nuit, que de la pensée des jugements de Dieu et des peines éternelles.
19. Tâchez donc de vous rendre maître de votre
appétit déréglé pour le boire et le manger, si vous ne voulez pas qu'il se
rende maître de vous-même, et que plus tard vous ne soyez honteusement
obligé de faire de grands efforts, et sans succès, pour vivre selon les
règles de la sobriété et de la tempérance. Ils doivent me comprendre ici,
ceux qui sont ignominieusement tombés aux abîme du péché. Quant à ceux qui,
se sont rendus saints et chastes, ils n'ont heureusement pas fait
l'expérience de la chute dont nous parlons.
20. Réprimons donc fortement par le souvenir des flammes éternelles tous les
mouvements de l'intempérance, et rappelez-vous avec effroi que plusieurs,
parmi ceux qui ont voulu les suivre dans un temps, en sont venus à un tel
excès de découragement, que désespérant de résister aux mouvements de la
concupiscence, ils se sont traités de manière à faire craindre et pour le
corps et pour la vie de l'âme. Or, si nous voulons y donner quelque
attention, nous comprendrons fort bien que c'est ordinairement
l'intempérance qui conduit les hommes dans tous ces malheurs et dans tous
ces péchés, et qui les expose à faire un triste naufrage.
21. Les prières des personnes qui pratiquent fidèlement la tempérance, ne
sont accompagnées que de pensées saintes et pieuses; tandis, au contraire,
que pendant ces saints exercices, l'esprit des intempérants est
continuellement agit par des idées mauvaises et souillé par mille
représentations impures.
22. En nous livrant à l'intempérance, nous épuisons et nous faisons tarir à
notre égard la source des grâces; mais en la combattant à toute outrance par
le jeûne, nous faisons jaillir en abondance les larmes salutaires de la
pénitence.
23. Savez-vous à qui nous devons comparer une personne qui, tout en se
rendant esclave de son ventre, s'efforce néanmoins de triompher du démon de
l'impureté ? comparons-la, sans hésiter, à un homme qui, voulant éteindre un
incendie, jetterait de l'huile sur les flammes.
24. En mortifiant notre penchant à la gourmandise, le coeur devient humble;
mais en le contentant, nous remplissons notre esprit de mauvaises pensées.
25. Pour être bien convaincu de ces vérités, considérez dans quel état vous
vous trouvez le matin, à midi et au moment qui précède votre repas :
n'est-il pas vrai qu'à la première heure vos pensées ne sont guère
raisonnables et annoncent une grande dissipation dans votre esprit; qu'à la
septième heure, c'est-à-dire à midi, elles sont plus tranquilles et plus
graves, et que sur le soir elles sont tout-à-fait humbles.
26. Si vous observez les règles de la tempérance, il ne vous sera pas
difficile de garder le silence; car la langue se répand d'autant plus en
paroles, qu'elle reçoit plus de force d'un estomac bien nourri. Usez donc de
toutes vos forces pour combattre et terrasser cette tyrannique intempérance;
car Dieu, en voyant vos généreux efforts, viendra lui-même à votre secours
par une grâce toute particulière.
27. Lorsqu'on a fait tremper quelque temps des outres elles s'étendent et
contiennent plus de liqueur que si elles n'avaient pas subi cette opération,
et si elles restent sèches, elle se retirent et ne sont plus aussi grandes.
Il en est de même de notre estomac : remplissez-le de viandes et de vin, il
s'étend et se dilate; donnez-lui moins, il se resserre et devient en quelque
sorte plus petit. C'est ainsi qu'on devient presque tempérant par la
nécessité de la nature.
28. On calme quelquefois les ardeurs de la soif en les souffrant; mais on ne
peut pas en dire autant de la faim : rien ne peut l'apaiser, que la
nourriture qu'on prend.
29. En prenant cette nourriture
nécessaire, domptez la gourmandise par quelques peines et quelques
souffrances; et si, à cause de certaines infirmités, vous ne pouvez pas vous
livrer à ces mortifications, ayez recours aux saintes veilles de la nuit. Si
vous sentez vos yeux appesantis par le sommeil, qu'une occupation laborieuse
vous empêche de vous endormir. Mais vous ne vous conduirez pas ainsi, si
vous n'êtes pas fatigué par l'envie du sommeil : vous vous appliquerez à la
prière. Il est impossible de servir Dieu et Mammon, de même nous devons dire
aussi qu'il n'est guère possible de prier et de travailler d'une manière qui
puisse nous être de quelque utilité.
30. Une chose que nous devons remarquer ici, c'est qu'une fois que
l'intempérance s'est emparée d'une personne, elle rend son estomac
insatiable, au point qu'elle se figure pouvoir dévorer toutes les viandes de
l'Égypte, et boire toutes les eaux du Nil. Lorsque nous avons bien contenté
le démon de l'intempérance, il se retire pour faire place à un autre démon;
à celui de l'impureté, à qui il donne des nouvelles exacte de l'état de
notre estomac : « Allez, lui dit-il, attaquez hardiment cette personne; car
son corps, qu'elle a si bien traité, vous donnera tous les moyens de la
vaincre et de la faire tomber dans vos pièges. Le voyez-vous, ce démon
infâme ? il est auprès de ce misérable intempérant. Oh ! comme il lui lie
les pieds et les mains ! comme il se moque de lui pendant le funeste sommeil
où il le précipite ! comme il le traite selon ses desseins pleins de malice
et de perversité ! comme il trouble et salit son imagination par de honteux
fantômes ! comme il produit sur son corps des mouvements humiliants et
coupables !
31. N'est-ce pas une chose vraiment étonnante que notre intellect
incorporel, soit capable de se souiller et de perdre sa beauté par le moyen
du corps ? Mais est-ce moins surprenant que notre corps, qui n'est qu'un vil
composé de terre et de boue, puisse, la purifier et la rendre en quelque
sorte, plus sainte et plus belle.
32. Si vous avez promis de vous attacher au Christ, et de suivre la voie
rude et étroite dont il vous parle dans l'Évangile, réprimez victorieusement
la passion de la gourmandise; car si vous traitez délicatement votre corps,
et que vous lui accordiez tout ce qu'il vous demandera, vous violez la
promesse que vous avez faite au divin Sauveur. Mais écoutez les paroles
qu'il vous adresse : La voie, dit-il, qui mène à la perdition, est large
et spacieuse, et il y en a beaucoup qui y entrent. (Mt 7,13-14). Or
cette voie large, c'est l'intempérance; et cette perdition, c'est
l'impureté. Celle, continue-t-Il, qui mène à la vie, est étroite
et difficile, et il y en a peu qui la suivent.
33. Si Lucifer, qui s'est fait précipiter du ciel dans les enfers, est
devenu le chef des démons, ne pouvons-nous pas dire que la gourmandise est à
la tête des vices qui tyrannisent le coeur humain ?
34. Lors donc que vous vous mettrez à table pour prendre votre nourriture,
représentez-vous vivement l'image de la mort et du jugement, afin de pouvoir
résister à cette cruelle passion; encore n'aurez-vous que des succès bien
médiocres et qui vous coûteront beaucoup de peine. Quand vous serez sur le
point de boire, rappelez à votre mémoire le vinaigre et le fiel dont le
Seigneur fut abreuvé sur le Calvaire, et cette pensée salutaire vous rendra
sobre, ou vous fera gémir, ou bien encore, vous inspirera des sentiments
plus humbles et plus modérés.
35. Ne vous y trompez pas, vous ne pourrez jamais être délivré de la dure
servitude de Pharaon, ni mériter de célébrer la Pâque céleste, si pendant
votre vie vous ne mangez les laitues amères et le pain sans levain. Or ces
laitues sauvages sont l'image des efforts que nous devons faire et des
mortifications que nous devons pratiquer; et le pain sans levain est la
figure de l'humilité sincère de notre âme, qui ne connaît que les règles de
la plus exacte modestie.
36. Ne laissez donc pas passer un instant où cette sentence de l'Esprit
saint ne soit présente à votre mémoire : Pour moi, tandis que les démons
mes ennemis m'accablaient par leurs tentations, je me revêtais d'un cilice,
j'humiliais mon âme par le jeûne, et j'adressais à Dieu ma prière dans le
secret de mon coeur. (Ps 34,13).
37. Le jeûne est une violence que nous faisons à la nature. C'est lui qui
nous fait renoncer aux délices de la sensualité, qui éteint en nous les
flammes de la concupiscence, qui nous délivre des mauvaises pensées, nous
préserve des songes importuns et rend nos prières saintes, ferventes et
agréables aux Yeux du Seigneur ; c'est lui qui éclaire notre âme, prend soin
de notre esprit, dissipe les ténèbres de notre intelligence, veille sur
notre coeur, lui ouvre la porte de la componction, lui fait pousser des
gémissements salutaires, le console et l'encourage dans les travaux et les
douleurs de la pénitence, empêche notre langue de tomber dans la
démangeaison de parler, nous inspire l'amour de la retraite et de la
solitude, conserve en nous l'esprit d'obéissance, adoucit les rigueurs de
nos veilles, procure et entretient la santé de nos corps, nous donne la paix
et la tranquillité de l'âme, efface nos péchés, nous ouvre la porte du ciel,
et nous introduit dans la possession des plaisirs, des joies et des délices
éternelles.
38. Interrogeons l'intempérance : N'est-elle pas notre ennemie déclarée ? Ne
la voyons-nous pas à la tête de tous nos ennemis ? N'est-elle pas le plus
furieux et le plus dangereux de tous nos ennemis spirituels ? N'est-ce pas
elle qui est l'auteur de tous les maux qui nous arrivent ? n'a-t-elle pas
fait tomber Adam dans le paradis terrestre et perdre à Ésaü son droit
d'aînesse ? N'est-ce pas elle qui attira les plus grands malheurs aux
Israélites, qui couvrit Noé de confusion, fit disparaître Gomorrhe, souilla
Loth, et donna la mort aux malheureux enfants d'Héli? Enfin n'est-ce pas
l'intempérance qui est la cause et le principe de toute sorte de corruptions
et de péchés ? Mais demandons-lui à elle-même de qui elle tire l'existence,
à qui elle la donne, quel est celui de ses ennemis qui la foule aux pieds et
l'écrase ?
Or dis-nous, infâme et cruelle maîtresse du genre humain, toi qui, pour nous
rendre tes esclaves, nous a malheureusement achetés avec de l'or, par le
désir insatiable de manger, dis-nous donc par quelles voies tu as pu arriver
jusqu'à nous; dis-nous ce que tu nous as donné et fait depuis que tu as fixé
ta cruelle demeure en nous; apprends-nous toi-même qu’elles sont les moyens
efficaces que nous devons employer pour te chasser et nous délivrer de la
servitude. Irritée par ces questions fatigantes, enflammée de fureur et
frémissant de rage, elle va nous faire entendre, malgré elle, les réponses
suivantes : «Pourquoi me chargez-vous d'injures et de reproches ?
oubliez-vous que vous êtes mes esclaves ? comment vous est-il même venu en
pensée que vous puissiez vous séparer de moi ? Ignorez-vous que c'est la
nature elle-même qui vous a enchaînés et qui vous retient sous mon esclavage
? Vous voulez savoir comment je me suis rendue maître de vous ? et bien je
vous le dirai : C'est par la quantité de la nourriture plus ou moins
délicieuse que vous prenez l'habitude d'user de cette nourriture a produit
en vous cette insatiable avidité que vous éprouvez, et cette habitude,
accompagnée de l'endurcissement du coeur et de l'oubli de la mort, me
conserve et me fait demeurer au milieu de vous. Vous voulez encore connaître
les noms et le nombre des enfants auxquels j'ai donné le jour ? mais si je
vous les nommais tous, les grains de sable qui sont sur la terre seraient à
peine suffisants pour les compter. Écoutez seulement quels sont ceux que
j'ai mis les premiers au monde et pour lesquels je conserve une affection
particulière : l'aiguillon de la chair est mon premier-né et mon premier
ministre; le second, est l'endurcissement du coeur; le troisième, est
l'amour du repos; après ceux-ci viennent le déluge des pensées impures, le
principe de toutes les corruptions et de toutes les souillures spirituelles,
et un abîme d'infamies secrètes et exécrables. Mes filles sont la paresse,
la démangeaison de parler, l'audacieuse présomption, la plaisanterie, la
bouffonnerie, la contradiction, l'opiniâtreté, la stupeur du coeur, la
captivité de l'esprit, l'insolente ostentation et l'inclination pour plaire
au monde. Ce sont elles qui troublent la ferveur et souillent la sainteté de
la prière qui occasionnent des tourbillons dans les pensées, et qui frappent
par des accidents subits et des malheurs inattendus; enfin ce sont elles qui
produisent le désespoir, le plus affreux et le plus grand de tous les maux.
Le souvenir des péchés me fait la guerre à la vérité, mais ne me soumet pas;
la méditation de la mort me porte des coups redoutables, mais elle n'est pas
encore capable de me vaincre, et je vous déclare que rien en ce monde n'a le
pouvoir de renverser entièrement mon empire; que les seuls avantages que
puissent remporter sur moi ceux qui, sous la conduite du saint Esprit, à qui
ils se sont adressés par d'humbles supplications, me font une guerre
constante et vigoureuse, c'est d'empêcher que je ne leur fasse les maux
cruels, funestes et incalculables que je fais aux autres; car ceux qui n'ont
pas goûté les dons et les douceurs du saint Esprit, ce puissant Auxiliaire
et cet ineffable Consolateur, se laissent prendre à mes amorces, et
finissent misérablement par ne pus soupirer qu'après les délices brutales de
la bonne chère.
Il faut du courage pour triompher de
l'intempérance ! mais celui qui vient heureusement à bout de remporter la
victoire sur cette passion, se prépare un droit chemin à la tranquillité de
l’âme et à une suprême chasteté.
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