Lettres

I

A LA MÈRE CATHERINE DE JÉSUS,
CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE, ET COMPAGNE DE SAINTE THÉRÈSE DE JÉSUS.

Véas, 6 juillet 1581.

Jésus soit en votre âme, ma chère Catherine! Bien que j'ignore où vous êtes actuellement, je tiens à vous écrire ces lignes dans l'espoir que notre Mère (Sainte Thérèse) vous l'enverra si vous n'êtes pas avec elle. S'il est vrai que vous n'êtes pas dans sa compagnie, consolez-vous avec moi, qui suis encore plus exilé et plus solitaire par ici, car depuis que cette baleine (Allusion à sa prison de Tolède) m'a dévoré pour me rejeter à ce port étranger, je n'ai plus mérité de la voir, ni elle ni les saints de son pays. Mais Dieu a bien fait, car enfin le délaissement où l'on se trouve est une lime de perfection et les souffrances qu'on endure dans les ténèbres sont la source d'une grande lumière.

Plaise à Dieu que nous ne marchions pas dans les ténèbres! Oh! Que de choses je voudrais vous dire! Mais je vous écris tout à fait en cachette, car je crains que vous ne receviez pas ma lettre; voilà pourquoi je m'arrête, sans ajouter rien de plus. Recommandez-moi à Dieu dans vos prières. Je ne vous donne aucune nouvelle d'ici, parce que je n'en ai nulle envie.

Baëce, 6 juillet 1581. Votre serviteur dans le Christ.

Frère Jean de la Croix.

II

A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT

Jésus soit en votre âme! Au moment où je sortais de Grenade pour la fondation de Cordoue, je vous écrivis à la hâte. Depuis mon arrivée à Cordoue, j'ai reçu vos lettres et celles de ces Messieurs qui se rendaient à Madrid où je devais aller pour notre réunion et où ils ont dû penser me rencontrer. Mais vous saurez que cette réunion n'a jamais eu lieu, parce que l'on attend la fin des visites régulières et des fondations. Notre-Seigneur semble tellement pressé à l'heure actuelle qu'il ne nous laisse pas le temps d'y aller.

La fondation de nos religieux à Cordoue s'est faite aux applaudissements de toute la ville et avec de telles cérémonies que l'on n'en avait jamais vues de semblables pour une autre famille religieuse. Tout le clergé et toutes les confréries de la ville y ont assisté, et l'on a porté le Très Saint Sacrement en grande pompe depuis l'église principale jusqu'à la nôtre; toutes les rues étaient très bien ornées de tentures; il y avait foule comme le jour de la Fête-Dieu. C'était le dimanche après l'Ascension. Monseigneur l'Évêque lui-même est venu et a prêché un sermon où il a fait de nous les plus grands éloges. Le couvent se trouve dans la meilleure partie de la ville et sur le territoire de l'Église principale.

A l'heure actuelle, je me trouve à Séville pour la translation de nos religieuses à leur nouveau monastère. Elles ont fait l'acquisition de fort belles maisons qui leur ont coûté chacune environ quatorze mille ducats, mais qui en valent plus de vingt mille. Elles y sont déjà installées. C'est le jour de saint Barnabé que Son Éminence le Cardinal y a mis très solennellement le Saint-Sacrement. Avant mon départ, je vais fonder ici un autre couvent pour nos religieux; de la sorte nous en auront deux à Séville. D'ici à la Saint-Jean, je partirai pour Ecija où, avec l'aide de Dieu, nous ferons une fondation, et aussitôt après j'irai à Malaga, et de là à notre réunion de Madrid. Ah! Si j'avais le pouvoir d'y faire une fondation, comme je l'ai pour celles de ce pays-ci, je vous assure que je ne me ferais pas prier pou m'y rendre. J'espère bien pourtant qu'avec la grâce de Dieu, elle se réalisera. Quand nous serons à notre réunion, j'insisterai sur ce point de tout mon pouvoir. C'est ce que je dis à ces Messieurs à qui j'écris.

J'ai été très peiné de ce que vous n'ayez pas passé immédiatement les écritures avec les Pères de la Compagnie, car, à mon avis, ce ne sont pas des gens à garder leur parole. Aussi je suis persuadé que non seulement ils s'en écarteront en partie, mais même si vous différez encore, ils la retourneront complètement de l'autre côté s'ils le jugent bon pour leur intérêt. Considérez donc bien ce que je vous dis, et sans rien leur dire à eux ni à qui que ce soit, priez M. Gonzalve Mugnoz d'acheter l'autre maison qui est de l'autre côté et passez le contrat, car eux savent bien s'agrandir quand ils en trouvent l'occasion; d'ailleurs peu importe qu'ils sachent, une fois le contrat passé, que nous les avons achetées dans le seul but de nous préserver d'une servitude: et de la sorte ils se calmeront sans que nous nous cassions tant la tête; nous les amèneront même à ce que nous désirons le plus. Soyez prudente à parler de cette affaire et agissez; parfois on ne peut déjouer une ruse que par une autre ruse.

Je voudrais que vous m'envoyiez le petit livre des Strophes de l'Épouse. Je m'imagine que la Soeur Mère de Dieu en aura terminé la copie. Ne manquez pas de présenter mes respects à M. Gonzalve Mugnoz; c'est pour lui éviter une fatigue que je ne lui écris pas; d'ailleurs Votre Révérence lui communiquera cette lettre.

Séville, juin 1586. Ma très chère fille dans le Christ.

Votre serviteur

Frère Jean de la Croix.

III

A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT (Fragment)

Que Jésus soit en votre âme! Jusques à quand vous appuierez-vous sur des bras étrangers? Je désire que vous pratiquiez à l'avenir un détachement spirituel complet, et que vous comptiez si peu sur les créatures, que l'enfer tout entier soit incapable de vous troubler. Que faites-vous de toutes ces larmes si inutiles que vous répandez ces jours-ci? Combien de temps favorable n'avez-vous pas perdu avec tous vos scrupules? Si vous désirez me parler de vos épreuves, allez vous mettre devant ce miroir sans tache du Père Éternel qui est son Fils adorable; c'est là que je regarde votre âme tous les jours et il n'y a aucun doute que vous y trouverez la consolation. Et ainsi vous ne serez pas obligée d'aller mendier à la porte des gens pauvres.

Grenade, Votre serviteur dans le Christ,

Frère Jean de la Croix.

IV

A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT (Fragment)

Que Jésus soit en votre âme, ma très chère fille dans le Christ! Puisque vous ne me dites rien, moi, je veux vous dire quelque chose, à savoir que vous ne donniez plus prise à ces vaines craintes qui vous jettent dans le découragement. Laissez à Dieu ce que vous lui avez donné et ce que vous lui donnez chaque jour. On dirait que vous voulez mesurer Dieu à votre capacité; il ne doit pas en être ainsi. Préparez-vous à la grande grâce que Dieu veut vous accorder.

Grenade. Votre Serviteur dans le Christ,

Frère Jean de la Croix.

V

A LA MÈRE ANNE DE SAINT-ALBERT (Fragment)

Jésus ! Dieu a permis ces temps difficiles pour éprouver ses élus. C'est dans le silence et l'espérance que sera notre force.

VI

AUX RELIGIEUSES CARMÉLITES DE VÉAS

Que Jésus soit dans vos âmes, mes filles! Est-ce que vous vous imaginez, que parce que je garde le silence à votre égard, je vous perde de vue et que je ne considère pas avec quelle facilité vous pouvez devenir des saintes, tout en jouissant des délices profondes et de la protection assurée de Votre Époux Bien-Aimé? J'irai vous trouver et vous verrez que je ne vous ai point oubliées. Nous considérerons ensemble les richesses que vous avez acquises dans l'amour pur et les sentiers de la vie éternelle ainsi que les progrès admirables que vous réalisez dans le Christ dont vous, ses Épouses, vous êtes les délices et la couronne. C'est là une couronne qu'il ne faut pas faire rouler par terre; elle est digne d'être cueillie par les mains des anges et des séraphins pour qu'ils la placent avec respect et amour sur la tête de leur Seigneur. Quand le coeur se porte vers des choses viles, la couronne roule par terre et chaque objet vil auquel le coeur s'attache le fait rouler à coups de pied; mais quand l'homme porte haut son coeur, comme dit David, Dieu est exalté; c'est une couronne que le coeur élevé de son épouse pose sur sa tête au jour de son allégresse; car ses délices sont d'être avec les enfants des hommes. La source de ces délices intimes ne vient pas de la terre; c'est du côté du ciel qu'il faut porter nos désirs, sans les amoindrir par l'appât d'un autre goût; il faut, au contraire, les détacher du créé et les dilater en les dirigeant vers celui qui a dit: Ouvrez la bouche et dilatez-la, et moi, je la remplirai. Voilà pourquoi celui qui cherche une satisfaction dans un objet créé quelconque ne garde pas son coeur vide de tout pour que Dieu le remplisse de ses ineffables délices; aussi il se retire de lui comme il s'en est approché; il avait les mains embarrassées, et il n'a pas pu prendre ce que Dieu lui donnait. Que Dieu nous réserve de tous ces embarras si pernicieux qui nous privent de libertés si pleines de douceur et de suavité! Aussi mes biens chères filles dans le Christ, servez ce divin Maître en marchant dans la voie de la mortification qu'il nous a tracée; vivez d'une façon absolue dans la patience, dans le silence, dans le désir d'endurer toutes sortes de souffrances; soyez les bourreaux de votre satisfaction. Mortifiez-vous dans le cas où il y aurait encore à faire mourir en vous quelque chose qui empêche la résurrection de l'Esprit-Saint. Que ce divin Esprit demeure en vous. Ainsi soit-il!

Malaga, 18 novembre 1586. Votre serviteur,

Frère Jean de la Croix.

VII

AUX RELIGIEUSES CARMÉLITES DE VÉAS

Que Jésus et Marie soient dans vos âmes, mes filles dans le Christ! Votre lettre m'a procuré une bien vive consolation. Plaise à Notre-Seigneur de vous en récompenser! Si je ne vous ai pas écrit, ce n'est pas par manque de bonne volonté; car, en vérité, je désire votre plus grand bien; mais il me semble que j'ai assez parlé et assez écrit pour le but que nous devons atteindre; ce qu'il faut dans le cas où il manquerait quelque chose, ce n'est pas de parler et d'écrire encore, car c'est par là que l'on pèche d'ordinaire, mais bien de garder le silence et d'agir.

Outre cette raison, les paroles sont un sujet de distraction, tandis que le silence et l'action portent au recueillement et donnent des forces à l'esprit. Voilà pourquoi, dès qu'une personne sait ce qu'on lui a dit pour son bien, elle n'a plus besoin ni d'écouter ni de parler davantage, elle n'a qu'à le mettre en pratique sérieusement dans le silence, la vigilance, l'humilité, la charité et le mépris de soi; elle ne doit pas aller à la recherche de nouveautés qui ne serviraient qu'à satisfaire sa curiosité extérieure, ou plutôt qui ne la satisferaient même pas, mais qui laisseraient son âme affaiblie, appauvrie et sans vertu intérieure. Agir autrement ne serait d'aucun profit; ce serait imiter celui qui prend un repas quand le repas précédent n'est pas encore digéré; la chaleur du corps se répartit sur l'un et sur l'autre mais n'a pas assez de force pour les transformer en sa propre substance et de là viennent les malaises. Il est absolument nécessaire, mes filles, que vous sachiez vous soustraire au démon et à la sensualité, car sans cela vous vous trouveriez à votre insu très pauvres de perfection et très éloignées des vertus du Christ; vous vous réveilleriez avec un travail fait au rebours; vous vous imagineriez porter votre lampe allumée et vous la trouveriez éteinte; en soufflant dessus comme vous le faisiez, il vous semblait que vous alliez l'allumer et peut-être vous n'avez travaillé qu'à l'éteindre. Mais il ne faut pas qu'il en soit ainsi; voilà pourquoi, je le répète, si nous voulons conserver l'esprit surnaturel, il n'y a pas de moyen plus efficace que celui de souffrir, agir, se taire, fermer la porte à tous les sens, se plonger dans la solitude, l'oubli de toutes les créatures et de tous les événements, dût le monde s'engloutir tout entier! Que les événements soient heureux ou fâcheux, il ne faut jamais manquer de tenir son coeur dans le calme et avoir des entrailles d'amour pour souffrir dans toutes les circonstances qui se présenteront.

La perfection est chose tellement importante et les biens de l'esprit sont d'un tel prix que Dieu veuille que tout cela suffise pour les acquérir. Il est impossible de réaliser des progrès, si ce n'est quand on agit et qu'on souffre d'une manière vertueuse, et dans le silence. Voici ce que j'ai entendu, mes filles. L'âme qui est prompte à parler et à se remuer, est très peu attentive à Dieu. Mais quand elle s'applique à l'écouter, elle sent immédiatement une force intérieure qui la porte à garder le silence et à fuir toute conversation. Dieu prend son plaisir à ce qu'elle se réjouisse avec lui plutôt qu'avec une créature quelconque, si parfaite qu'elle soit, et si utile qu'elle puisse être.

Je me recommande aux prières de vos Charités; quant à ma charité, si faible qu'elle soit, vous pouvez être certaines qu'elle est tellement orientée de votre côté que je n'oublie pas celles envers qui je suis si redevable dans le Seigneur. Que ce divin Maître soit en nous tous! Ainsi soit-il!

Grenade, le 22 novembre 1587,

Frère Jean de la Croix.

VIII

A LA MÈRE ÉLÉONORE-BAPTISTE

Ce qu'il y a de plus nécessaire pour nous, c'est de faire taire devant ce grand Dieu nos tendances et notre langue, car le langage qu'il se plaît à entendre est seulement le silence de l'amour.

Que Jésus soit en votre âme! Ne vous imaginez pas, ma fille, que j'ai manqué de compatir à vos épreuves et à celles des soeurs qui en ont leur part. Dieu vous ayant appelé à une vie apostolique, c'est-à-dire à une vie de mépris, vous mène bien par cette voie, et c'est là ce qui me console. Enfin Dieu aime tant le religieux qu'il le veut vraiment religieux, et crucifié pour le monde comme le monde crucifié pour lui. Dieu veut être lui-même sa richesse, sa consolation et sa gloire pleine de délices. Dieu vous a accordé une grande grâce, parce que maintenant qu'il vous a placée dans l'oubli de toutes les créatures, vous pouvez jouir de lui à votre aise dans la solitude, sans vous préoccuper que l'on dispose de vous à volonté pour l'amour de Dieu; car vous ne vous appartenez pas; vous êtes à Dieu.

Veuillez me dire si votre départ pour Madrid est certain et si la Mère Prieure vient. Recommandez-moi instamment aux prières de mes filles Madeleine et Anne ainsi qu'à toutes mes filles: on ne me laisse pas le temps de leur écrire.

Grenade, le 8 février 1588.

Frère Jean de la Croix.

IX

AU PÈRE AMBROISE MARIANO DE SAINT-BENOÎT PRIEUR À MADRID

Que Jésus soit en Votre Révérence! La nécessité où nous sommes d'avoir des religieux est très grande, comme vous le savez, car nous faisons beaucoup de fondations. Voilà pourquoi vous devrez patienter si l'on vous prend le Père Michel pour l'envoyer à Pastrana où il attendra le Père provincial, qui doit achever la fondation du couvent de Molina. D'un autre côté, les Pères n'ont pas cru devoir vous donner immédiatement un sous-prieur; aussi ils vous donnent le Père Ange, persuadés qu'ils sont, qu'il s'entendra bien avec son prieur, comme cela est nécessaire dans un couvent.

Veuillez donner à l'un et à l'autre de ces deux Pères leurs patentes. Il vous faudra veiller avec soin à ce qu'aucun de nos religieux, prêtre ou non, n'aille s'entretenir avec les novices. Comme vous le savez, il n'y a rien qui leur soit plus nuisible que de passer par beaucoup de mains; cela ne sert qu'à les troubler. Et comme vous en avez un grand nombre, il est juste de seconder le Père Ange, de lui donner du prestige et de l'autorité comme on le fait maintenant en le nommant sous-prieur, afin qu'on lui témoigne plus de respect dans le couvent. Il semble que le Père Michel ne vous était guère nécessaire et qu'il pourra ailleurs rendre plus de service à l'Ordre. Au sujet du P. Gratien, je ne sais rien de nouveau; le Père Antoine est déjà ici.

Ségovie, 9 novembre 1588.

Fr. Jean de la Croix.

Le Père Grégoire de Saint-Ange vous présente ses respects.

X

A DONNA JEANNE DE PEDRAZA, A GRENADE

Que Jésus soit dans votre âme! Il y a peu de jours je vous ai écrit par l'intermédiaire du Père Jean, pour répondre à la dernière lettre que vous m'avez envoyée et qui fut accueillie d'autant mieux que je l'avais plus longtemps attendue. Je vous disais que j'avais reçu, ce me semble, toutes vos lettres, ainsi que vos plaintes, vos souffrances et vos délaissements qui, par leur silence, me parlent d'une manière si forte que ma plume ne saurait l'exprimer. Toutes ces choses ne sont que des avertissements et des coups donnés à l'âme pour aviver son amour; elles la portent davantage à l'oraison et aux élans spirituels vers Dieu, et le conjurent d'accomplir ce qu'elle demande pour sa gloire. Comme je vous l'ai déjà dit, il n'y avait pas de motif de passer par... (L'autographe présente ici une lacune et le sens reste suspendu).

Vous devez faire ce que l'on vous a commandé; quand on vous en empêchera, soumettez-vous et prévenez-moi. Dieu y pourvoira pour le mieux. Quand on aime vraiment Dieu, il prend soin de nos intérêts sans même que nous nous en préoccupions.

Quand à votre âme, ce qu'il y a de mieux, pour qu'elle soit en sûreté, c'est qu'elle n'ait d'attache à rien ni d'amour pour rien; il faut seulement qu'elle dépende en réalité et d'une façon complète de celui qui la prend; cela lui convient, sans quoi elle manifesterait qu'elle ne veut aucun directeur. Quand un seul suffit et qu'il convient, tous les autres sont inutiles ou jettent le trouble.

Votre âme ne doit s'attacher à rien. Soyez fidèle à l'oraison et Dieu aura soin de vos biens; ils n'ont pas, et ne doivent pas avoir d'autre maître que lui. Voilà ce que je constate par moi-même. Plus les choses sont à moi, plus j'y porte mon coeur et mes préoccupations; car la chose aimée ne fait plus qu'un avec celui qui l'aime; voilà ce que fait Dieu avec celui de qui il est aimé. Aussi on ne peut oublier l'objet aimé sans s'oublier soi-même. Mais on s'oublie soi-même pour l'objet aimé, car on vit plus en lui qu'en soi-même.

Ô mon Souverain Maître, ô Dieu d'amour, de combien de richesses ne comblez-vous pas celui qui n'aime que vous et ne met son bonheur qu'en vous. Car vous vous donnez vous-même à lui et vous ne faites qu'un avec lui par amour! Vous lui donnez alors à goûter et à aimer ce qui lui plaît davantage en vous et lui est le plus utile. Comme il convient que la Croix ne nous manque pas, et que nous devions imiter notre Bien-aimé Sauveur, qui l'a portée jusqu'à mourir d'amour, il dispose nos tendances à aimer ce que nous désirons le plus pour que nos sacrifices soient plus grands et que nous ayons plus de mérite. Mais tout cela passe vite et ne dure que jusqu'au moment où le couteau se lève sur notre tête, car aussitôt notre âme comme un autre Isaac se trouve pleine de vie et reçoit la promesse d'une nombreuse postérité.

Il faut de la patience, ma fille, au milieu de cette pauvreté, si nous voulons sortir avec profit de cet exil et entrer dans la vie future, où nous jouirons de tous les biens...

Maintenant, je ne saurais vous dire quand aura lieu mon départ. Ma santé est bonne, mais l'âme est bien en retard. Priez Dieu pour moi. Remettez plus souvent, si vous le pouvez, vos lettres au Père Jean ou aux religieuses. Et si elles n'étaient pas aussi courtes que celles que vous m'envoyez, ce ne serait que mieux.

Ségovie, 28 février 1589.

Frère Jean de la Croix.

XI

A UNE DEMOISELLE DE MADRID QUI DÉSIRAIT SE FAIRE CARMÉLITE DÉCHAUSSÉE

Que Jésus soit en vôtre âme! Le messager m'a rencontré à un moment où je ne pouvais pas répondre puisqu'il n'était que de passage et voilà que maintenant il m'attend. Plaise à Dieu, ma fille, de vous donner toujours sa sainte grâce, afin que vous vous appliquiez saintement tout entière et en tout à l'aimer et à le glorifier, comme vous y êtes obligée; car c'est pour cela qu'il vous a créée et rachetée.

Les trois points sur lesquels vous m'interrogez demanderaient beaucoup plus d'explications que le temps et la brièveté de cette lettre ne me le permettent. Mais en échange je vous en donne trois autres qui pourront vous être de quelque utilité.

Le premier concerne les péchés. Dieu les a tellement en horreur qu'ils l'ont obligé à subir la mort pour les effacer. Pour les pleurer efficacement et n'y plus retomber, vous devez avoir le moins de rapports possibles avec le monde, le fuir et ne jamais parler plus que ne le demande l'occasion. Car s'entretenir avec le monde plus qu'il n'est purement nécessaire et que la raison ne l'indique, n'a jamais été bon pour personne, si saint qu'il fût. En agissant de la sorte, vous garderez la loi de Dieu avec beaucoup de ponctualité et d'amour.

Le second concerne la passion de Notre-Seigneur.

Adonnez-vous aux pénitences corporelles avec discrétion; poursuivez l'horreur de vous-même et la mortification; ne cherchez point à faire votre volonté personnelle ni à suivre votre goût en rien, puisque vous avez été la cause de la passion et de la mort du Sauveur; ne faites rien sans le conseil de votre directeur.

Le troisième point concerne la gloire future. Pour y songer comme il faut et l'aimer, considérez que toutes les richesses du monde et les plaisirs qu'elles procurent ne sont que boue, vanité, sujet de fatigue, comme c'est la vérité; n'ayez aucune estime pour aucune chose si grande et si précieuse qu'elle soit, excepté ce qui procure l'amitié de Dieu. Tout ce qu'il y a de meilleur ici-bas, comparé à ces biens éternels pour lesquels nous sommes créés, est plein de laideur et d'amertume; et bien que leur laideur et leur amertume passent sur la terre, elles demeurent néanmoins éternellement dans l'âme qui s'y est attachée.

Quant à l'affaire dont vous me parlez, je ne la perds point de vue: mais pour le moment on ne peut faire autrement; en tout cas, ce n'est pas la bonne volonté qui me manque. Veuillez présenter tous mes respects à votre mère; et qu'elle considère cette lettre comme pour elle; priez Dieu instamment pour moi toutes les deux et demandez à vos amies de faire de même par charité. Plaise à Dieu de vous donner les lumières de l'Esprit-Saint.

Ségovie, février 1589.

Fr. Jean de la Croix.

XII

A UN RELIGIEUX CARME

(Le contenu de cette lettre, exception faite du commencement et de la fin, se trouve littéralement dans les deux chapitres inédits qui se trouvent à la fin du livre III de la Montée du Carmel)

La paix de Jésus-Christ soit toujours en votre âme, mon Fils! J'ai reçu la lettre de Votre Révérence, où vous me manifestez les grands désirs que Notre-Seigneur vous donne, de n'occuper votre volonté que de lui seul et de l'aimer au-dessus de tout, et pour y parvenir vous me demandez quelques conseils. Je me réjouis de ce que Dieu vous ait donné de si saints désirs, mais ma joie sera plus grande encore lorsque vous les mettrez à exécution.

Il vous faut donc considérer que les goûts, désirs ou affections sont toujours produits dans l'âme par l'intermédiaire de la volonté ou le désir des choses qui s'offrent à elle comme bonnes, convenables et agréables, parce qu'elle les juge pleines de saveur et précieuses. D'après cela, la volonté s'y porte par ses tendances, elle les attend, elle s'y complaît quand elle les possède et elle craint de les perdre. De même c'est d'après ses affections et ses joies que l'âme subit des impressions ou des troubles. Donc pour réduire à néant et mortifier la recherche de ces goûts par rapport à tout ce qui n'est pas Dieu, Votre Révérence doit savoir que tout ce dont la volonté peut se réjouir d'une manière distincte, c'est ce qui est suave et délectable, parce que cela lui semble agréable; or, rien de ce qui est suave et délectable, ou rien de ce qui fait sa joie et son plaisir n'est Dieu; comme Dieu, en effet, ne peut pas être connu par les puissances de l'âme, il ne peut non plus être l'objet des tendances et des goûts de la volonté sur cette terre. De même que l'âme ne peut pas goûter Dieu essentiellement, de même toutes les suavités et les plaisirs dont elle peut jouir, si élevés qu'ils soient, ne peuvent être Dieu: car dans tout ce que la volonté peut goûter et désirer d'une manière distincte, elle n'agit qu'en tant qu'elle le connaît par tel ou tel objet. Or, comme la volonté n'a jamais goûté Dieu tel qu'il est, et qu'elle ne l'a jamais connu par quelqu'une de ses puissances, il en résulte qu'elle ne sait pas ce que Dieu est; son goût ne peut pas savoir ce qu'il est; il est impossible à son être, à ses facultés et à ses goûts d'arriver à savoir désirer Dieu, car Dieu est au-dessus de sa capacité; ainsi dont il est bien clair qu'aucune n'est Dieu; voilà pourquoi pour s'unir à lui, elle doit pratiquer le détachement et le dénuement par rapport à toutes les affections désordonnées de ses tendances et de ses goûts particuliers vers les choses d'en haut ou d'en bas, temporelles ou spirituelles; il faut qu'elle soit purifiée et dégagée de tous les goûts, de toutes les joies et de toutes les tendances désordonnées, afin qu'elle s'emploie tout entière, avec ses affections, à aimer Dieu. Car si la volonté est capable de comprendre Dieu de quelque manière et de s'unir à lui, ce n'est pas par le moyen de connaître de nos facultés, mais par l'amour. Or, comme les délices, les suavités, les douceurs qu'éprouve la volonté ne sont pas l'amour, il en résulte qu'aucun des sentiments de bonheur ne peut être un moyen proportionné à l'union de la volonté avec Dieu; il n'y a que l'opération elle-même de la volonté qui le soit; et parce que cette opération de la volonté est très distincte de son sentiment, c'est par cette opération qu'elle s'unit à Dieu et se termine en lui, et c'est là ce qui constitue l'amour; mais ce n'est pas par le sentiment ni par la connaissance de ses facultés en se reposant dans l'âme comme sa fin et sa perfection. Les sentiments que l'âme éprouve ne peuvent servir que de motifs pour aimer Dieu, si la volonté veut monter plus haut, mais ils ne servent à rien plus. Ainsi donc ces sentiments par eux-mêmes ne portent pas l'âme vers Dieu; ils la portent à se reposer en eux-mêmes, mais l'opération de la volonté étant uniquement d'aimer Dieu, l'âme met en lui seul ses affections, sa joie, ses délices, son contentement et son amour, et dédaignant toutes les choses créées, elle l'aime lui-même au-dessus de tout. Voilà pourquoi si quelqu'un se porte à aimer Dieu mais non à cause de la suavité qu'il sent, c'est qu'il a déjà laissé de côté cette suavité et placé son amour en Dieu qui n'est pas accessible au sens, car s'il le plaçait dans la suavité et le plaisir qu'il sent, et qu'il s'y arrêtât, c'est qu'il le mettrait dans une créature et chercherait sa fin dans ce qui n'est qu'un motif pour s'y tendre; par conséquent, l'oeuvre de la volonté serait viciée. Dès lors que Dieu est incompréhensible et inaccessible, la volonté ne doit pas appliquer son acte d'amour pour Dieu dans ce qu'elle peut toucher et connaître par ses facultés, mais dans ce qu'elle ne peut ni comprendre ni atteindre par leur moyen. C'est de la sorte que la volonté aime d'une manière certaine et véritable selon que le veut la foi dans le dénuement et l'obscurité; elle se met alors au-dessus de toutes les connaissances de son entendement, elle croit et elle aime au-dessus de tout ce qu'elle peut comprendre. Il serait donc très insensé celui qui, parce qu'il est privé des suavités et des délices spirituelles, s'imaginerait pour cela que Dieu lui manque, ou si, parce qu'il les possède, se réjouirait à la pensée que pour cela il possède Dieu. Mais il serait plus insensé encore s'il cherchait cette suavité en Dieu, s'il s'en réjouissait et s'y attachait; car agissant de la sorte il ne chercherait pas Dieu avec une volonté basée sur le dénuement de la foi et de la charité, mais plutôt sur des jouissances et suavités spirituelles, c'est-à-dire sur la créature; il suivrait son goût et ses plaisirs personnels; et ainsi il n'aimerait pas Dieu d'une manière pure, au-dessus de tout, c'est-à-dire de toutes ses forces; il s'attacherait à cette créature par ses affections; sa volonté ne s'élèverait pas au-dessus d'elle pour aller à Dieu qui est l'inaccessible; car il est impossible que la volonté puisse arriver aux suavités et aux délices de l'union divine, ou sentir les doux et aimables embrassements de Dieu si elle n'est pas tout d'abord dans le dénuement complet par rapport à toutes les jouissances particulières d'en haut ou d'en bas; c'est là ce que Dieu a voulu dire par ces paroles: Ouvrez la bouche, et je la remplirai (Ps. 80. 11).

Il convient donc de savoir que les facultés de la volonté sont comme sa bouche, qui se dilate, quand on ne lui donne aucun aliment d'aucune sorte; car lorsque ses facultés se portent à quelque objet créé elles se resserrent par le fait même, et en dehors de Dieu tout n'est que resserrement.

Ainsi donc pour que l'âme réussisse à aller à Dieu et à s'unir avec lui, elle doit tenir la bouche de sa volonté uniquement à Dieu même et purifiée de tout aliment de ses facultés, pour que Dieu la remplisse et la comble de son amour et de ses douceurs: elle doit n'avoir faim et soif que de Dieu, sans vouloir d'autre satisfaction en quoi que ce soit, car ici-bas elle ne peut le goûter comme il est. Ce qu'elle peut goûter, si les facultés de sa volonté la portent à quelque satisfaction créée, l'empêcherait même de goûter Dieu. C'est là ce que nous enseigne Isaïe quand il nous dit: Vous tous qui avez soif, venez aux eaux... (55.1). Il convie tous ceux qui n'ont soif que de Dieu et sont détachés de leurs tendances, à se désaltérer aux eaux de l'union divine.

Il vous convient donc beaucoup si vous voulez jouir d'une paix profonde dans votre âme et arriver à la perfection, de remettre complètement votre volonté entre les mains de Dieu; c'est ainsi qu'elle s'unira à lui, et vous ne l'occuperez plus dans les choses viles et basses de la terre. Que sa Majesté vous rende aussi spirituel et aussi saint que je le désire!

Ségovie, le 14 avril 1589.

Frère Jean de la Croix.

 

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