LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE VI

OÙ L'ON PARLE DE LA SECONDE SORTE DE CONNAISSANCES DE LA MÉMOIRE, C'EST-À-DIRE DES CONNAISSANCES IMAGINAIRES ET SURNATURELLES.

En traitant de la première sorte de circonstances naturelles, nous avons donné une doctrine qui s'applique également aux connaissances imaginaires qui sont aussi naturelles. Mais il convenait de faire cette division pour les autres connaissances que la mémoire conserve en elle-même et qui sont surnaturelles, comme les visions, révélations, locutions, sentiments qui nous viennent par voie surnaturelle. Or ces faits, quand ils se sont produits dans l'âme, laissent ordinairement dans la mémoire et l'imagination une image, une forme, une représentation qui est parfois très vive et très profonde. A ce propos, il est nécessaire de prévenir que la mémoire ne doit pas s'embarrasser de ces connaissances; car elles lui seraient un obstacle qui l'empêcherait de s'unir à Dieu dans la pureté et la perfection de l'espérance.

Je dis donc que, pour obtenir cette fin et ce bien, l'âme ne doit jamais faire de réflexion sur ces connaissances claires et distinctes qui lui ont été communiquées par la voie surnaturelle pour en conserver la forme, la figure ou l'image. Il ne faut d'ailleurs jamais perdre de vue ce principe, que plus l'on s'attache à quelque connaissance naturelle ou surnaturelle qui soit distincte et claire, moins on a d'aptitude et de disposition pour entrer dans l'abîme de la foi où toutes les autres connaissances sont absorbées. Car, ainsi que nous l'avons démontré, aucune forme, aucune connaissance surnaturelle communiquée à la mémoire n'est Dieu ou n'a de proportion avec Dieu et, par suite ne peut servir de moyen prochain pour nous unir à lui. L'âme doit donc se dégager de tout ce qui n'est pas Dieu pour s'unir à Dieu; voilà pourquoi la mémoire, elle aussi, doit se débarrasser de toutes les connaissances ou images afin de s'unir à Dieu par le moyen d'une espérance pure et mystérieuse. Toute possession, en effet, est opposée à l'espérance; et cette vertu, dit saint Paul, a pour objet « ce que l'on ne possède pas (Heb. XI, 1) ». Aussi, plus la mémoire se dépouille, et plus elle acquiert d'espérance; par suite, plus elle a d'espérance, et plus elle est unie à Dieu. Car plus une âme espère en Dieu, plus elle obtient de lui. Or je le répète, son espérance grandit en proportion de son renoncement; c'est quand elle est parfaitement dépouillée de tout qu'elle jouit parfaitement de la possession de Dieu et est unie à Dieu. Mais ils sont nombreux ceux qui ne veulent pas se priver des jouissances et des douceurs que la mémoire leur fournit par ses connaissances; voilà pourquoi ils n'arrivent point à posséder complètement le souverain Bien ni à goûter ses délices. Car celui qui ne renonce pas à tout ce qu'il possède ne peut être le disciple du Christ (Luc, XIV, 33).

CHAPITRE VII

DOMMAGES QUE LA CONNAISSANCE DES CHOSES SURNATURELLES PEUT CAUSER À L'ÂME, SI ELLE Y RÉFLÉCHIT ; ON LES ÉNUMÈRE ET ON PARLE DU PREMIER.

L'homme adonné à la spiritualité s'expose à cinq sortes de dommages, s'il s'arrête ou réfléchit à ces connaissances ou à ces images qui lui sont communiquées par la voie surnaturelle.

Le premier, c'est qu'il se trompe très souvent, en prenant une chose pour une autre.

Le second, c'est qu'il est dans le danger et l'occasion de tomber dans quelque présomption ou vanité.

Le troisième, c'est qu'il donne largement prise au démon, qui le trompera par le moyen de ces connaissances.

Le quatrième, c'est qu'il empêche l'union avec Dieu par l'espérance.

Le cinquième, c'est qu'il juge ordinairement de Dieu d'une manière grossière.

Quand au premier inconvénient, il est clair que si l'homme adonné à la spiritualité s'arrête et réfléchit aux connaissances et images dont nous avons parlé, il se trompera très souvent dans son jugement. Comme personne, en effet, ne peut connaître à fond les choses qui se passent naturellement dans son imagination, ni en porter un jugement sûr et certain, à plus forte raison ne le pourra-t-il pas au sujet des choses surnaturelles qui dépassent notre capacité et se présentent rarement. Aussi il s'imaginera très souvent que ces choses viennent de Dieu, quand elles ne seront que le produit de son imagination. D'autres fois il se figurera que ces choses viennent de Dieu quand elles viennent du démon, ou les attribuera au démon quand elles sont de Dieu. Plus souvent encore il conservera très vif le souvenir du bien ou du mal d'autrui ou du sien propre, ou d'autres connaissances; il regardera ces connaissances comme très certaines et très vraies, tandis que, au contraire, elles ne seront qu'une très grande fausseté. D'autres qui sont vraies, il les réputera fausses, bien que ce jugement me paraisse plus sûr, parce qu'il découle ordinairement de l'humilité. Mais supposé qu'on ne se trompe pas sur la chose elle même, on peut se tromper sur sa quantité ou qualité ou sur l'estime qu'on doit en faire, et s'imaginer, par exemple, que ce qui est petit est grand, ou que ce qui est grand est petit. Quant à ce qui regarde la qualité, on la confondra; l'imagination les prendra pour tel ou tel objet, et il n'en sera pas ainsi, et, comme le dit Isaïe, « on prendra les ténèbres pour la lumière, et la lumière pour les ténèbres, l'amertume pour la douceur, et la douceur pour l'amertume (Is. V, 20) ». Mais enfin, si l'on rencontre juste une fois, il serait bien étonnant que l'on ne se trompe pas une autre fois; supposé même que l'on ne veuille pas porter un jugement sur un fait, il suffit déjà qu'on en fasse quelque cas, pour y apporter au moins passivement quelque attache et en subir quelque dommage du genre de ce premier dont nous parlons ou de l'un des quatre dont il va être question immédiatement.

L'homme adonné à la vie spirituelle devra donc, s'il veut ne point tomber dans l'inconvénient de se tromper, ne pas appliquer son jugement pour savoir ce que peut être ce qu'il éprouve et ce qu'il sent, quelle est la nature de telle ou telle vision, connaissance ou représentation; il ne doit pas désirer le savoir, ni en faire grand cas, si ce n'est seulement pour en parler à son directeur qui lui enseignera à dégager sa mémoire de toutes ces connaissances. (Les éditions précédentes mettaient ici la variante suivante: « ou ce qui dans certains cas convient le mieux au dénuement ». Ed. P. Gerardo). Car tout ce qu'elles peuvent être par elles-mêmes ne saurait l'aider autant à aimer Dieu que le plus petit acte de foi vive et d'espérance, que l'on fait dans le dépouillement et l'abnégation de toutes ces connaissances.

CHAPITRE VIII

DU SECOND GENRE DE DOMMAGES, OU DU DANGER DE TOMBER DANS LA PROPRE ESTIME ET LA VAINE PRÉSOMPTION.

Les connaissances surnaturelles de la mémoire dont nous avons parlé sont, en outre, pour les personnes adonnées à la spiritualité, une grande occasion de tomber dans quelque présomption ou vanité, si elles en font quelque cas ou quelque estime. De même, en effet, qu'il n'est pas exposé à tomber dans ce vice celui qui n'a rien de cela, puisqu'il n'a pas en lui de fondement à la présomption, de même au contraire, celui qui reçoit de pareilles connaissances est exposé à croire qu'il est déjà quelque chose, dès lors qu'il est favorisé de ces communications surnaturelles. Sans doute il peut les attribuer à Dieu, lui en rendre grâces et se considérer comme indigne de les recevoir; néanmoins ces faveurs laissent ordinairement dans l'esprit une certaine satisfaction cachée, une estime de ces faveurs et de soi-même; il en résulte pour lui, sans qu'il s'en aperçoive, beaucoup d'orgueil spirituel. C'est ce qu'il constate clairement dans la répugnance et l'éloignement qu'il éprouve à l'égard de qui n'approuve pas son esprit, ou n'estime pas ces faveurs qu'il reçoit, ou encore au chagrin qu'il ressent quand on pense ou qu'on dit que d'autres personnes reçoivent les mêmes faveurs ou de plus grandes. Tous ces sentiments viennent d'une secrète estime de soi-même et de l'orgueil; on ne comprend pas qu'on est peut-être profondément plongé dans ce défaut, on s'imagine qu'une certaine connaissance de notre misère suffit, tout en gardant une secrète estime et complaisance de soi-même et tout en préférant les talents et les biens dont on jouit à ceux du prochain. On ressemble au pharisien qui rendait grâces à Dieu de n'être pas comme les autres, de posséder telles et telles vertus et qui, plein de présomption, se complaisait ainsi en lui-même (Luc. XVIII, 11-12). Sans doute les personnes dont nous parlons ne s'expriment pas formellement comme lui, mais elles sont animées habituellement des mêmes sentiments. Quelques-unes même en arrivent à cet excès d'orgueil, qu'elles sont pires que des démons. Aperçoivent-elles en elles quelques connaissances ou sentiments de dévotion ou de joie qui leur semblent venir de Dieu, qu'elles sont pleines de satisfaction; elles s'imaginent qu'elles sont très rapprochées de Dieu, et que ceux qui n'ont pas les mêmes faveurs sont bien au-dessous d'elles; aussi elles les méprisent, comme le pharisien méprisait le publicain.

Pour fuir ce fléau qui est en abomination devant Dieu, il faut considérer deux choses. La première, c'est que la vertu ne consiste pas dans les connaissances que l'on a de Dieu ni dans les sentiments que l'on éprouve à son égard, si élevés qu'ils soient, ni en rien de semblable que l'on sent en soi-même; elle consiste, au contraire, dans ce qui est insensible, c'est-à-dire dans une humilité profonde, dans le mépris de soi et de tout ce qui est à nous, mépris sincère et profond, qui fait que l'on est heureux quand les autres ont les mêmes sentiments sur nous et que l'on veut n'être compté pour rien dans leur affection.

La seconde chose à considérer, c'est que toutes les visions, révélations, sentiments célestes et tout ce que l'on voudra imaginer de plus élevé, ne vaut pas le plus petit acte d'humilité, car l'humilité produit les mêmes effets que la charité; elle n'a point d'attache à ses propres intérêts et ne les recherche pas; elle ne pense mal que d'elle-même, et ne songe pas à son bien mais à celui des autres. Pour tous ces motifs, il convient donc de ne pas attacher d'importance à ces connaissances surnaturelles, mais de s'appliquer à les oublier pour conserver la liberté d'esprit.

CHAPITRE IX

DU TROISIÈME DOMMAGE QUI EST CAUSÉ À L'ÂME PAR LE DÉMON QUAND ON TIENT COMPTE DES REPRÉSENTATIONS IMAGINAIRES DE LA MÉMOIRE.

De tout ce qui a été dit, on voit clairement à quels dommages le démon expose l'âme quand elle suit la voie de ces connaissances surnaturelles. Il peut lui représenter dans la mémoire et l'imagination une foule de connaissances ou d'idées fausses qui semblent bonnes et vraies. Il les imprime par ses suggestions dans l'esprit et dans les sens avec beaucoup d'efficacité et de certitude. L'âme se persuade même qu'il ne peut en être autrement que ce qui lui est alors représenté. Comme le démon en effet se transforme en ange de lumière, il lui semble qu'elle possède la lumière vraie.

Le démon peut, en outre, la tenter de bien des manières dans les connaissances vraies qui viennent de Dieu; il porte vers elles d'une façon désordonnée les tendances ou les affections soit de l'esprit, soit des sens; car si l'âme se complaît dans ces connaissances, il est très facile au démon d'augmenter en elle ces tendances et ces affections et de la faire tomber dans le vice de la gourmandise spirituelle et dans d'autres défauts. Pour mieux réussir, il a coutume de suggérer et d'insinuer des goûts, des saveurs et des complaisances sensibles dans les choses même qui regardent Dieu, afin que l'âme, éblouie et fascinée par ces goûts sensibles, en soit aveuglée, s'y attache plus qu'à aimer Dieu, ou du moins diminue son application à aimer Dieu, fait plus de cas de ces communications que de l'abnégation et du dénuement qu'il y a dans la foi, l'espérance et la charité. Aussi la porte-t-il peu à peu dans la voie de l'erreur et il lui fait croire ses mensonges avec la plus grande facilité. Une fois, en effet, que l'âme est aveuglée, ce qui est faux ne lui paraît plus faux, ce qui est mauvais ne lui paraît plus mauvais, car les ténèbres lui semblent la lumière, et la lumière les ténèbres; voilà pourquoi elle tombe dans toutes sortes de folies au sujet de ce qui est naturel, moral ou spirituel, et alors se vérifie l'adage: Le vin s'est changé en vinaigre.

Tout cela provient de ce qu'elle n'a pas, dès le début, repoussé le plaisir qu'elle goûtait dans les communications surnaturelles. Ce plaisir, au début, était peu de chose et ne se présentait pas comme un grand mal; aussi l'âme ne s'en défiait-elle pas beaucoup: elle le laissait subsister et grandir, comme le grain de sénevé qui devient un grand arbre, car, ainsi qu'on le dit, une petite erreur dans le principe devient grande à la fin.

Voilà pourquoi, afin d'éviter ce grand danger qui peut venir du démon, il convient beaucoup à l'âme de repousser les attraits qu'apportent ces connaissances surnaturelles, car il est très certain qu'elle s'aveuglerait peu à peu et ferait une chute. En effet, indépendamment du démon, les goûts, les délices et les suavités portent par leur nature à affaiblir l'âme et à l'aveugler. C'est ce que David veut nous faire comprendre quand il dit: « Peut-être que les ténèbres m'aveugleront au milieu de mes plaisirs, et je prendrai la nuit pour la lumière (Ps. CLXXXVIII, 11). »

CHAPITRE X

DU QUATRIÈME DOMMAGE QUE LES CONNAISSANCES SURNATURELLES ET DISTINCTES DE LA MÉMOIRE PEUVENT CAUSER À L'ÂME ET QUI CONSISTE À EMPÊCHER L'UNION.

Il n'y a pas grand'chose à dire sur ce quatrième dommage, vu tout ce dont nous avons déjà parlé à chaque page de ce troisième Livre. Nous avons prouvé, en effet, comment l'âme, pour s'unir à Dieu par l'espérance, doit renoncer à toutes les connaissances qu'elle possède dans sa mémoire; car, pour que l'espérance en Dieu soit parfaite, la mémoire ne doit rien posséder qui ne soit Dieu lui-même. Comme nous l'avons montré encore, aucune des formes, figures, images ou représentations, soit célestes ou terrestres, soit naturelles ou surnaturelles, qui lui sont communiquées, n'est Dieu ou semblable à Dieu. C'est ce que David nous enseigne en ces termes: « Seigneur, parmi les dieux, il n'y en a aucun qui soit semblable à vous (Ps. LXXXV, 8). » Aussi quand la mémoire veut en faire quelque cas, elle met une entrave à son union avec Dieu, d'abord parce qu'elle se crée un embarras, et ensuite parce que plus elle possède de ces connaissances, et moins elle a d'espérance. Il est donc nécessaire qu'elle soit dépouillée des formes et des connaissances distinctes des choses surnaturelles, et les oublie pour ne pas empêcher son union à Dieu par une parfaite espérance.

CHAPITRE XI

DU CINQUIÈME DOMMAGE QUE PEUVENT CAUSER À L'ÂME LES FORMES ET LES CONNAISSANCES IMAGINAIRES SURNATURELLES, ET QUI CONSISTE À JUGER DE DIEU D'UNE MANIÈRE BASSE ET IMPROPRE.

Le cinquième dommage qui suit n'est pas moins grave que les précédents. Il consiste à vouloir retenir dans la partie imaginative de la mémoire les formes et les images des choses qui lui sont communiquées surnaturellement, et cela spécialement dans le but de s'en servir comme d'un moyen pour s'unir à Dieu. Il est très facile, en effet, de juger de l'être et de la grandeur de Dieu d'une manière moins digne et moins profonde que celle qui convient à son incompréhensibilité. Sans doute, la raison et le jugement ne lui disent pas expressément que Dieu est semblable à quelqu'une de ces images, mais l'estime que l'âme porte à ces images fait qu'elle n'a pas cette connaissance profonde et ces sentiments élevés de la foi dont les enseignements nous révèlent un Dieu incomparable et incompréhensible... Or non seulement l'âme enlève ici à Dieu toute l'estime qu'elle donne à la créature, mais elle se fait naturellement en elle-même par l'estime qu'elle accorde à ces connaissances une certaine comparaison entre elles et Dieu, et cette comparaison ne la laisse pas concevoir de Dieu une idée et une estime aussi relevée qu'il faudrait. Car, ainsi que nous l'avons dit, toutes les créatures de la terre et du ciel, toutes les connaissances et images distinctes soit naturelles soit surnaturelles qui peuvent être communiquées aux puissances de l'âme, quelque élevées qu'on puisse les avoir ici-bas, n'ont de rapport ni de comparaison avec l'être de Dieu: Dieu, en effet, n'est contenu ni dans un genre ni dans une espèce, comme l'est la créature, ainsi que s'expriment les théologiens. L'âme en cette vie n'est capable de recevoir d'une manière claire et distincte que ce qui est renfermé dans un genre ou dans une espèce. Aussi saint Jean a dit: « Personne n'a vu Dieu (Jean, I, 18) »: Deum nemo vidit unquam, et Isaïe, que « l'homme ne saurait concevoir comment Dieu est (Is. LXIV, 4; I Cor. II, 9) ». Et Dieu a dit à Moïse que « personne ne pouvait le voir en cette vie (Ex. XXXIII, 20) ». Voilà pourquoi celui qui surcharge sa mémoire et les autres puissances de l'âme de ce qu'elles peuvent comprendre est incapable d'avoir sur Dieu les idées et les sentiments qu'il faudrait. Voici une comparaison simple. Il est clair que plus on jette les regards sur les serviteurs du roi ou plus on leur accorde d'estime et de respect, et moins on accorde d'attention ou d'égard au roi lui-même. Si l'on n'a pas cette intention formelle et explicite dans l'esprit, on la montre toutefois dans la pratique. Et, en effet, plus on accorde d'attention aux serviteurs, plus on en retranche à leur maître. On n'a donc pas alors des sentiments très élevés du roi, puisque les serviteurs semblent être quelque chose en présence de leur seigneur. Ainsi en est-il de l'âme dans ses rapports avec Dieu, quand elle fait cas des souvenirs dont nous avons parlé. Sans doute cette comparaison est très grossière, car, ainsi que nous l'avons dit, Dieu est un être tout autre que toutes les créatures et leur est infiniment supérieur. Voilà pourquoi il faut les perdre de vue et ne porter aucune attention au souvenir de quelqu'une d'entre elles, afin de pouvoir tourner les yeux vers Dieu avec une foi et une espérance parfaites. Aussi ceux qui non seulement en font cas, mais s'imaginent que Dieu ressemble à ces images ou pourront s'unir à lui par ce moyen, sont dans une erreur profonde; ils perdront peu à peu la lumière de la foi, qui est le moyen par lequel l'entendement s'unit à Dieu, et n'atteindront pas la hauteur de l'espérance qui, nous le répétons, est le moyen par lequel la mémoire s'unit à Dieu, à la condition d'être dégagée de toutes les conceptions imaginaires.

CHAPITRE XII

DES AVANTAGES QUE L'ÂME TROUVE A SE DÉGAGER DE TOUTES LES REPRÉSENTATIONS IMAGINAIRES.

L'âme trouve des avantages à dégager la mémoire de toutes les représentations imaginaires. C'est ce que montre avec évidence ce que nous venons de dire des cinq inconvénients où elle tombe quand elle garde comme aussi quand elle veut conserver l'impression des connaissances naturelles. Mais il y a encore d'autres avantages précieux où elle trouve le repos et la quiétude de l'esprit.

Sans parler de la paix dont elle jouit naturellement quand elle est dégagée des images et des représentations, elle est encore dégagée du souci de savoir si ces représentations sont bonnes ou mauvaises, ou comment elle devrait se comporter vis-à-vis des unes ou des autres; en outre, elle n'a plus à travailler ni à employer du temps avec les maîtres de la vie spirituelle pour examiner si elles sont bonnes ou mauvaises ni si elles sont de cette sorte ou de telle autre; d'ailleurs elle n'a pas besoin de le savoir, dès lors qu'elle ne doit en faire aucun cas. Aussi le temps et les efforts qu'elle y aurait employés pour s'en rendre compte, elle peut les employer à des exercices meilleurs et plus utiles, comme celui de diriger la volonté vers Dieu, de poursuivre avec soin le dénuement et la pauvreté tant de l'esprit que des sens. Or ce dénuement consiste dans la privation volontaire et généreuse de toute consolation ou appréhension qui serve d'appui intérieur ou extérieur. On y arrive facilement quand on veut se dégager de toutes ces images et qu'on en prend le moyen; c'est alors qu'on obtient l'avantage si grand qu'il y a à s'approcher de Dieu, qui n'est ni une forme, ni une image, ni une figure, et cela dans la proportion où l'on s'éloignera de toutes les formes, figures ou représentations imaginaires.

Mais quelqu'un me dira peut-être: Pourquoi donc les auteurs spirituels en grand nombre donnent-ils aux âmes le conseil de profiter avec soin des communications et des sentiments dont Dieu les favorise, pourquoi les engagent-ils à désirer les recevoir de lui pour avoir de quoi lui rendre, puisque, s'il ne nous donne tout d'abord, nous n'aurons rien à lui donner? Saint Paul ne dit-il pas en effet: Spiritum nolite extinguere: « Veillez à ne pas éteindre la lumière de l'esprit (Thess. V, 19) »? L'Époux ne dit-il pas à l'Épouse: Pone me ut signaculum super cor tuum, ut signaculum super brachium tuum: « Placez-moi comme un sceau sur votre coeur, comme un sceau sur votre bras (Cant. VIII, 6) »? Or il y a là quelque connaissance. Or d'après l'enseignement donné plus haut, non seulement il ne faudrait point rechercher ces connaissances; il faudrait, au contraire, les repousser et s'en dégager, alors même que Dieu les enverrait. Mais il est clair que si Dieu les envoie, il les envoie pour un bien et elles auront un bon effet. Pourquoi repousserions-nous avec dédain ces perles précieuses? N'y aurait-il pas une sorte d'orgueil à refuser les faveurs de Dieu, comme si sans leur concours et par nous-mêmes nous pouvions quelque chose?

Pour répondre à cette objection, il faut se rappeler ce que nous avons dit au chapitre XV et au chapitre XVI du second Livre, où se trouve en grande partie la solution. Nous avons dit là, en effet, que le bien procuré à l'âme par les connaissances surnaturelles, quand elles viennent de Dieu, se produit passivement en elle au même instant où il est senti, et sans que ses puissances aient fait quelque chose d'elles-mêmes. Aussi n'est-il pas nécessaire que la volonté fasse l'acte d'admettre ces connaissances. Comme nous l'avons dit, en outre, si l'âme veut agir alors avec le concours de ses puissances, sa coopération basse et naturelle empêcherait l'oeuvre surnaturelle que Dieu accomplit alors par le moyen de ces connaissances et ne serait d'aucun profit. De même que l'esprit de ces connaissances imaginaires se produit en l'âme passivement, de même l'âme doit se tenir passivement à leur égard, sans interposer en rien son action, soit à l'intérieur, soit à l'extérieur. De la sorte elle garde les sentiments qui conviennent à Dieu, dès lors qu'elle ne les compromet pas par sa manière d'agir grossière. De la sorte elle n'éteint pas la lumière de l'esprit, puisqu'elle ne recherche pas une autre ligne de conduite que celle voulue par Dieu. Elle y serait opposée si, quand elle reçoit passivement l'Esprit, comme cela a lieu dans ces manifestations, elle voulait alors se conduire activement, agir avec l'entendement, ou s'ingérer de quelque manière en ces faveurs. Cela est très clair. Si, en effet, l'âme veut alors agir par force, son action ne sera que naturelle, car d'elle-même elle ne peut rien de plus; elle ne se meut pas aux oeuvres surnaturelles et ne saurait y atteindre, si Dieu lui-même ne la meut et ne l'élève. Par conséquent si l'âme veut alors agir par elle-même, elle empêchera forcément, autant que cela dépend d'elle, par son activité l'action passive que Dieu lui communiquait, c'est-à-dire son Esprit; elle restera dans le domaine de son activité personnelle, qui est grossière et d'une autre sorte que celle qui lui est communiquée par Dieu, vu que celle de Dieu est passive et surnaturelle, et que celle de l'âme est active et naturelle; voilà ce qui serait éteindre l'esprit.

Il est clair, en outre, que cette manière d'agir est plus grossière. En effet, les facultés de l'âme ne peuvent pas par elles-mêmes faire réflexion et agir si ce n'est sur quelque forme, figure ou image. Or ce n'est là que l'écorce et l'accessoire qui voilent la substance et l'esprit. Cette substance ou cet esprit ne s'unit aux puissances de l'âme, dans cette véritable intelligence et cet amour dont nous parlons, que quand a déjà cessé le travail des puissances; car le but et la fin de cette opération pour l'âme est d'arriver à posséder la substance connue et aimée de ces formes. Aussi entre l'état actif et l'état passif il y a la même différence et le même avantage qu'en ce qui se fait et ce qui est déjà fait, ou qu'entre le but vers lequel on tend et celui où l'on est déjà parvenu. Voilà pourquoi si l'âme veut employer activement ses puissances dans ces connaissances surnaturelles, où, nous le répétons, elle en reçoit passivement de Dieu l'esprit, ce ne sera rien moins que laisser ce qui est déjà fait pour le faire de nouveau; elle ne jouirait pas de ce qui est fait, et par son activité y mettrait obstacle. Comme nous l'avons dit, ses puissances ne peuvent pas, par elles-mêmes, arriver au bien spirituel que Dieu répand sans leur concours dans l'âme. L'âme donc travaillerait directement à éteindre les lumières de cet esprit que Dieu infuse par ces connaissances imaginaires, si elle en faisait cas. Elle doit par conséquent s'en dégager et se tenir à leur égard dans une attitude passive et négative, comme nous l'avons dit. Dieu alors meut lui-même l'âme à un état qu'elle ne pourrait et ne saurait atteindre. De là cette parole du prophète: Super custodiam meam stabo et figam gradum super munitionem; et contemplabor ut videam quid dicatur mihi: « Je me tiendrai debout sur mes gardes; je m'arrêterai d'un pied ferme sur le rempart, et je serai attentif à ce qui me sera dit (Hab, II, 1). » C'est comme s'il disait: Je serai debout pour surveiller mes puissances; je ne leur permettrai pas de faire un pas en avant et d'agir; de la sorte je pourrai être attentif à ce qui me sera dit, c'est-à-dire, j'écouterai et je goûterai ce qui me sera communiqué surnaturellement.

Quand au texte de l'Époux que l'on a objecté, il doit s'entendre de l'amour qu'il porte à l'Épouse et dont le propre est de les assimiler l'un à l'autre dans ce qu'ils ont de meilleur. Voilà pourquoi il lui dit: Pone me ut signaculum super cor tuum. L'Époux  demande à l'Épouse de le « placer sur son coeur (Cant. VIII, 6) » comme un signe où toutes les flèches du carquois de l'amour iront frapper, c'est-à-dire où aboutiront toutes les oeuvres et tous les motifs d'amour; il faut que toutes ses oeuvres aboutissent à ce but qui leur est fixé et que toutes soient pour lui; c'est ainsi que l'âme ressemblera à l'Époux par les œuvres et les mouvements de l'amour, jusqu'au point de se transformer en lui.

L'Époux dit encore à l'Épouse qu'elle doit le placer comme un signe sur son bras, car le bras symbolise l'exercice de l'amour dans lequel le Bien-Aimé se nourrit et prend ses délices.

Aussi, tout ce que l'âme doit faire à l'égard de ces connaissances qui lui viennent d'en haut, qu'elles soient imaginaires ou d'une autre sorte, et qu'il s'agisse de visions et locutions, ou de sentiments et révélations, c'est de ne tenir aucun compte de la lettre ou de l'écorce, c'est-à-dire de ce qui est alors signifié, représenté ou donné à comprendre, mais de veiller seulement à conserver l'amour de Dieu que ces faveurs impriment intérieurement dans l'âme. De la sorte l'âme doit tenir compte des sentiments, je ne dis pas de la saveur, de la suavité, des figures, mais des sentiments d'amour qui lui sont causés. Et quand il s'agit uniquement de ce but, l'âme peut bien se rappeler parfois le souvenir de cette image ou de cette connaissance qui lui a causé l'amour, afin de fournir encore à l'esprit des motifs d'amour. Sans doute ce souvenir ne produit plus un effet aussi profond que ne le fut celui où la faveur elle-même a été accordée la première fois, mais il renouvelle néanmoins l'amour, il élève l'âme vers Dieu, surtout quand il porte sur certaines images, figures ou impressions surnaturelles qui d'ordinaire se gravent et s'impriment si bien dans l'âme qu'elles durent très longtemps et que quelques-unes même ne s'effacent jamais. Celles qui se gravent ainsi dans l'âme produisent, presque chaque fois qu'on se les rappelle, de divins effets d'amour, de suavité, de lumière... plus ou moins profonds; c'est d'ailleurs dans ce but que ces souvenirs se sont gravés ainsi dans l'âme. C'est donc là une grande grâce que Dieu accorde; car on possède en soi une source de biens surnaturels.

Les représentations qui produisent ces effets sont profondément gravées dans cette partie de l'âme qu'on appelle la mémoire intelligible. Elles diffèrent de ces autres formes et images qui se conservent dans l'imagination. Aussi l'âme n'a-t-elle pas besoin de recourir à cette dernière faculté pour se les rappeler; elle voit qu'elle les a en soi, comme on voit l'image dans un miroir. Quand une âme possède en elle-même d'une manière formelle ces représentations, elle peut fort bien se les rappeler pour produire l'amour dont je parle, car elles ne la gêneront pas dans l'union d'amour par la foi. L'âme ne doit pas se laisser séduire par ces représentations, mais s'en servir et s'en dégager tout de suite pour grandir dans l'amour. Et alors elle y trouvera un secours.

Il est difficile de discerner quand ces représentations sont gravées dans l'âme et quand elles le sont dans l'imagination. Celles de l'imagination, en effet, sont ordinairement très fréquentes, car certaines personnes ont coutume d'avoir dans l'imagination et fantaisie des visions imaginaires, et elles se les représentent très fréquemment de la même manière. Cela vient ou de l'activité de leur imagination qui leur présente cette vision dès qu'elles y pensent et la reproduit sous la même forme, ou de l'action du démon qui la leur communique, ou de l'opération même de Dieu qui cependant ne grave rien dans l'âme d'une manière formelle. On les reconnaît cependant à leurs effets. Celles qui sont naturelles ou qui ont le démon pour auteur, malgré tout le souvenir que l'on peut en avoir, ne produisent aucun bon effet, ni aucune rénovation spirituelle dans l'âme; elle ne les considère même que d'une manière froide. Néanmoins celles qui sont bonnes produisent encore, lorsque l'on s'en souvient, quelques bons effets, semblables à celui qu'elles ont produit la première fois. Quant aux représentations formelles qui se gravent dans l'âme, elles produisent presque toujours quelque bon effet, quand on y pense. Celui qui en a l'expérience pourra facilement discerner les unes d'avec les autres, car la différence qu'il y a entre elles sera très claire pour lui. Je dis seulement que celles qui se gravent formellement dans l'âme et d'une manière durable sont plus rares. Mais qu'il s'agisse des unes ou des autres, il est bon que l'âme s'applique à ne rien comprendre, si ce n'est Dieu lui-même, qui est l'objet de notre foi et de notre espérance.

Quant à l'objection d'après laquelle il semblerait qu'il y a de l'orgueil à repousser ces représentations si elles sont bonnes, j'affirme, moi, au contraire, que c'est là une acte d'humilité. Il est prudent, en effet, de s'en servir de la meilleure manière possible, comme nous l'avons indiqué, et de suivre la voie la plus sûre.

    

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