LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE XXI

DES DOMMAGES CAUSÉS À L'ÂME QUAND SA VOLONTÉ SE PORTE AVEC JOIE AUX BIENS NATURELS.

Beaucoup de ces dommages et profits dont je parle ici dans ces divers genres de joies, au nombre de six, sont communs à tous: cependant, parce qu'ils viennent directement de l'adhésion ou du renoncement à la joie qui appartient à l'un ou à l'autre de ces genres, ce que j'exposerai de chacun d'eux s'appliquera également aux autres à cause de leur connexion mutuelle. Mais mon but principal est d'exposer les dommages ou profits particuliers qui reviennent à l'âme quand elle se réjouit ou non des biens naturels. Je les appelle particuliers parce qu'ils proviennent premièrement et immédiatement de telle sorte de joie, mais secondairement et médiatement de telle autre. Voici un exemple. La tiédeur de l'esprit est un dommage qui provient directement de tous les genres de joie et de chacun d'eux en particulier; et ainsi il est commun aux six genres de joie; mais la sensualité est un dommage spécial qui ne provient directement que de la joie que l'on met dans les biens naturels et corporels dont nous parlons.

Or les dommages spirituels et corporels causés directement et effectivement à l'âme quand elle met sa joie dans les biens naturels se réduisent à six dommages principaux.

Le premier est la vaine gloire, la présomption, l'orgueil et le mépris du prochain. Et, en effet, on ne peut pas donner une estime exagérée à un objet, sans la refuser aux autres. Il en découle, au moins d'une manière réelle et implicite, un mépris de tout le reste; car il est naturel que si l'on porte son estime vers un objet, le coeur se retire des autres pour aller à celui qu'il préfère; et de ce mépris réel, il est très facile d'arriver à un mépris formel et volontaire de quelqu'une de ces autres choses en particulier ou en général; cette disposition existe non seulement dans le coeur, mais elle se traduit par les paroles et on dit: Telle chose ou telle personne n'est pas comme telle ou telle autre...

Le second dommage consiste à exciter les sens; il porte à des complaisances sensuelles et à la luxure.

Le troisième dommage est de porter à l'adulation et aux vaines louanges qui sont remplies de mensonges et d'illusions, comme le dit Isaïe: « Mon peuple, celui qui te flatte et te trompe (Is. III, 12). » La raison, c'est que, si parfois on dit la vérité en faisant l'éloge des bonnes grâces et de la beauté du corps, il est bien rare qu'il n'en résulte quelque inconvénient; ou bien on fait tomber le prochain dans la vaine complaisance ou la joie frivole, ou bien on y porte de l'attachement et des intentions imparfaites.

Le quatrième dommage est général; il consiste à émousser la raison et aussi le sens de l'esprit, comme cela arrive quand on se réjouit des biens temporels, et même le dommage est ici beaucoup plus grave. Les biens naturels, en effet, nous étant plus intimes que les biens corporels, la joie qu'on en ressent est aussi plus efficace et plus prompte; elle laisse une trace plus profonde dans les sens et fascine plus fortement l'esprit. La raison et le jugement perdent leur liberté; ils sont comme dans les ténèbres par suite de cette affection de joie qui leur est si intime.

De là naît le cinquième dommage qui est une distraction de la mémoire, je veux dire une divagation de l'esprit vers les créatures d'où découlent et proviennent la tiédeur et la langueur spirituelle.

C'est là le sixième dommage qui, lui aussi, est général. Il arrive ordinairement à tel point qu'il engendre un grand ennui et une profonde tristesse pour les choses de Dieu, et qu'il porte même à les avoir en horreur. Quand on a cette joie dans les biens naturels, on perd infailliblement la pureté de l'esprit, du moins au début. Si l'on ressent quelque mouvement de ferveur, ce ne sera qu'une ferveur toute sensible et grossière, très peu spirituelle, peu intérieure et peu recueillie; elle consistera plutôt dans la jouissance du sens que dans la vigueur de l'âme. L'âme est si basse et si faible, qu'elle n'étouffe pas l'habitude de cette joie; il suffit, pour n'avoir pas la pureté de l'esprit, qu'elle ait cette habitude imparfaite, alors même que dans certaines occasions elle ne consentirait pas à certains actes de complaisance. Mais sa ferveur réside en quelque sorte plutôt dans la faiblesse des sens que dans la force de l'esprit. C'est ce que manifesteront la perfection et la force que l'on déploiera dans les occasions. Je ne nie pas qu'il ne puisse y avoir de hautes vertus à côté de nombreuses imperfections; mais quand ces joies pour les biens naturels ne sont pas réprimées, l'esprit intérieur n'est ni pur ni savoureux; car ici règne en quelque sorte la chair qui milite contre l'esprit, et bien que l'esprit ne se rende pas compte du dommage qui en résulte, il est du moins la victime d'une discrète dissipation.

Mais revenons au second dommage, qui en renferme d'autres en grand nombre; on ne saurait décrire avec la plume ni exprimer avec les paroles une chose qui n'est ni voilée ni secrète, jusqu'à quel point arrive ce dommage et combien est grand le malheur qui provient de la complaisance que l'on met dans les bonnes grâces et la beauté naturelle. Que de meurtres ne compte-t-on pas, chaque jour, pour ce motif? Que de réputations perdues! Que d'insultes faites! Que de fortunes dissipées! Que de jalousies! Que de contestations! Que d'adultères, crimes honteux, ou fornications! Et enfin que de saints tombés! Leur nombre est comparé à cette troisième partie des étoiles du ciel qui ont été renversées sur la terre par la queue du serpent de l'Apocalypse (Apoc. XII, 4). Et Jérémie nous dit: « Comment l'or s'est-il obscurci, et comment a-t-il perdu son éclat et sa beauté? Comment les pierres précieuses du sanctuaire ont-elles été dispersées au coin de toutes les rues? Comment les enfants de Sion, qui étaient si illustres et si nobles, qui étaient revêtus de l'or le plus pur, ont-ils été traités comme des vases d'argile brisés comme des tessons? (Lament. IV, 1) »

Jusqu'où n'arrive-t-il pas, le poison provenant de ce quatrième dommage? Quel est celui qui n'approche pas plus ou moins ses lèvres de ce calice doré de la femme de Babylone dont nous parle l'Apocalypse, qui est assise sur ce monstre à sept têtes et dix cornes ? (Apoc. XVII, 3). Ces paroles nous donnent à entendre que c'est à peine si parmi les grands ou les petits, les saints ou les pécheurs, il s'en trouve un seul auquel elle ne donne à boire de son vin, en gagnant quelque peu son coeur, puisque, comme on le raconte dans ce texte, elle a enivré tous les rois de la terre du vin de sa prostitution. Elle s'attaque à toutes les conditions; elle ne respecte même pas la condition suprême et illustre du sanctuaire et du divin sacerdoce; et, comme dit Daniel, elle place sa coupe abominable dans le lieu saint (Dan. IX, 27). A peine y a-t-il quelque fort auquel elle ne donne plus ou moins à boire du vin de ce calice, c'est-à-dire de cette joie frivole des biens naturels dont nous parlons. Voilà pourquoi, d'après ce texte, tous les rois de la terre, ont été enivrés de ce vin: et en effet il y en a bien peu, même parmi les plus saints, qui n'aient été quelque peu fascinés et séduits par ce vin de la joie et du plaisir qu'offrent la beauté et les charmes naturels. Aussi devons-nous bien remarquer cette expression: « ils se sont enivrés ». Car dès que l'on boit du vin de cette joie, le coeur est fasciné et charmé; la raison, de son côté, est obscurcie comme chez ceux qui sont pris de vin. L'ivresse est telle que si on ne prend tout de suite quelque antidote pour rejeter promptement ce poison, la vie de l'âme elle-même est en danger.

Quand, en effet, la faiblesse spirituelle augmente, l'état de l'âme arrive à un état aussi déplorable que celui de Samson quand on lui eut crevé les yeux et coupé les cheveux qui faisaient sa première force. L'âme se voit alors, elle aussi, obligée de tourner la meule du moulin; elle est captive au milieu de ses ennemis, et peut-être mourra-t-elle de la seconde mort, la mort spirituelle, comme Samson mourut de la mort temporelle avec ses ennemis. La cause de tous ces malheurs, c'est que l'âme s'est enivrée de cette joie; elle produit dans l'ordre spirituel ce qu'elle a produit chez Samson dans l'ordre temporel, et ce qu'elle produit aujourd'hui chez un grand nombre. Les ennemis de l'âme viendront peut-être lui dire, comme les Philistins le disaient à Samson pour le couvrir de confusion: N'est-ce pas vous qui rompiez les triples liens de vos chaînes? N'est-ce pas vous qui mettiez les lions en pièces? N'est-ce pas vous qui mettiez à mort des milliers de Philistins? Qui enleviez de leurs gonds les portes des villes, et échappiez à tous vos ennemis?

Enfin pour conclure, indiquons le remède nécessaire contre ce poison mortel. Le voici. Dès que le coeur se sent ému par cette joie frivole des biens naturels, il doit se rappeler combien il est vain de se réjouir de quoi que ce soit en dehors de Dieu, et combien cela est dangereux et pernicieux. Il doit considérer quelle catastrophe ce fut pour les anges de se réjouir et de se complaire dans leur beauté et leurs biens naturels, puisqu'ils furent pour cette faute précipités dans les horreurs de l'abîme. Qu'ils réfléchisse encore à ces maux sans nombre que cette même vanité cause chaque jour à l'homme. Aussi doit-on s'encourager à prendre à temps le remède conseillé par le poète à ceux qui commencent à sentir en eux l'affection pour les biens naturels: Hâtez-vous maintenant et dès le début de prendre le remède, parce que si vous laissez au mal le temps de croître dans le coeur, il sera trop tard d'y apporter le remède. Le Sage d'ailleurs a dit: « Ne faites pas attention au vin quand sa couleur est rose et qu'il brille dans la coupe, car on le boit avec plaisir, mais à la fin il mord comme la couleuvre et il distille son venin comme le basilic (Pro. XXIII, 31-32).

CHAPITRE XXII

DES AVANTAGES QUE L'ÂME RETIRE À NE POINT METTRE SA JOIE DANS LES BIENS NATURELS.

Nombreux sont les avantages que l'âme retire à éloigner son coeur de cette joie. Non seulement cette abnégation la dispose implicitement à l'amour de Dieu et aux autres vertus, mais il la porte directement à pratiquer l'humilité vis-à-vis d'elle-même, ainsi qu'à la charité d'une façon générale vis-à-vis du prochain. En effet, quand elle ne s'affectionne à personne en particulier à cause des biens naturels apparents qui sont trompeurs, elle est libre et indépendante pour aimer tous les hommes d'une manière raisonnable et spirituelle, comme Dieu veut qu'ils soient aimés. Par là on reconnaît que personne ne mérite d'être aimé, si ce n'est à cause de la vertu qui est en lui. Quand on aime de la sorte, on aime selon Dieu et en toute liberté, et si cet amour attache à la créature, c'est qu'il attache surtout à Dieu; car alors plus grandit l'amour du prochain, plus aussi grandit l'amour de Dieu; et de même, plus l'amour de Dieu grandit, plus aussi grandit l'amour du prochain. L'amour du prochain procède de celui de Dieu; ils ont la même raison d'être; ils ont la même cause.

Il en résulte un autre avantage excellent: c'est que l'âme, par ce détachement, accomplit et observe avec perfection le conseil de Notre-Seigneur qui nous dit: « Que celui qui veut me suivre renonce à lui-même (Mat. XVI, 24). » Ce conseil, l'âme ne pourrait nullement l'accomplir si elle se complaisait dans ses biens naturels. Car celui qui fait quelque cas de lui-même ne se renonce pas, et ne marche pas à la suite du Christ.

Il y a un autre grand avantage à renoncer à ce genre de joie: c'est que par là on établit l'âme dans une grande tranquillité, on met fin aux divagations d'esprit, et on établit le recueillement des sens, et surtout des regards. Dès lors, en effet, que l'âme ne veut pas mettre ses complaisances dans les biens naturels, elle ne veut pas y appliquer ses regards ni les autres sens afin de ne pas y être attirée, ni enlacée, comme aussi afin de ne pas perdre le temps à y penser; elle est devenue « semblable au rusé serpent qui se bouche les oreilles pour ne pas entendre la voix des enchanteurs et ne pas en éprouver quelque funeste impression (Ps. LVII, 5) ». Quand, en effet, on garde les sens qui sont les portes de l'âme, on la garde bien, et on augmente sa tranquillité et sa pureté.

Un autre avantage qui n'est pas moindre chez ceux dont les progrès dans la mortification de ce genre de joie sont déjà considérables, c'est que les objets et les pensées obscènes ne leur font plus ces impressions impures auxquelles sont assujettis ceux qui conservent encore quelque affection pour les biens naturels. Aussi la privation et la négation de cette complaisance apportent au spirituel la pureté de l'âme et du corps, c'est-à-dire de l'esprit et des sens, lui confèrent une vie tout angélique dans ses rapports avec Dieu; son âme et son corps deviennent le digne temple de l'Esprit-Saint. Or une telle pureté ne peut exister quand le coeur se complaît dans les grâces et les biens naturels. Il n'est même pas nécessaire que l'on consente formellement à une chose impure ou qu'on s'en souvienne; la complaisance seule provenant de la connaissance de cette chose suffit pour causer l'impureté de l'âme et du sens. Le Sage, en effet, a dit que « l'Esprit-Saint s'éloignera des pensées qui sont sans intelligence (Sag. I, 5) », c'est-à-dire qui ne sont pas ordonnées à Dieu par une raison éclairée.

Voici encore un autre avantage; il est général. Non seulement l'âme est délivrée des dangers et des maux dont nous avons parlé, mais elle se préserve, en outre, de frivolités sans nombre et de beaucoup d'autres dangers tant spirituels que temporels, et surtout elle évite le peu d'estime où tombent ceux que l'on voit se réjouir et se complaire dans leurs qualités naturelles ou celles des autres. Voilà pourquoi on estime et on apprécie comme des gens prudents et sages, car ils le sont en vérité, tous ceux qui ne font pas cas de ces biens naturels, et ne s'attachent qu'à ce qui plaît à Dieu.

De tous ces avantages découle le dernier. C'est un bien incomparable pour l'âme et qui lui est absolument nécessaire pour servir Dieu: c'est la liberté d'esprit; avec elle elle surmonte facilement les tentations, elle sanctifie les épreuves et réalise les plus heureux progrès dans toutes les vertus.

CHAPITRE XXIII

OÙ IL EST PARLÉ DE LA TROISIÈME SORTE DE BIENS, OU DES BIENS SENSUELS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT SE COMPLAIRE. ON EN DIT LA NATURE ET LES DIVERSES ESPÈRCES, ET ON MONTRE COMMENT LA VOLONTÉ DOIT FAIRE ABNÉGATION DE TOUTE JOIE EN CES BIENS POUR S'ÉLEVER VERS DIEU.

Il faut traiter maintenant de la joie qui regarde les biens sensuels. C'est, avons-nous dit, la troisième sorte de biens dont la volonté peut se réjouir. Notons tout d'abord que par biens sensuels nous entendons ici tout ce qui, durant cette vie, peut tomber sous le sens de la vue, de l'ouïe, de l'odorat, du goût et du toucher, ou encore tout ce que forme intérieurement le raisonnement imaginaire, tout ce qui en un mot dépend des sens corporels intérieurs et extérieurs.

Or pour mettre la volonté dans la nuit par rapport à cette joie des objets sensibles, pour l'en purifier et la diriger alors vers Dieu, il est nécessaire de rappeler comme nous l'avons dit souvent, que le sens de la partie inférieure de l'homme dont nous nous occupons n'est pas et ne peut être capable de comprendre Dieu tel qu'il est. Voilà pourquoi l'oeil ne peut ni le voir, ni voir un objet qui lui ressemble; l'oreille ne peut entendre sa voix ni aucune voix qui lui ressemble; l'odorat ne saurait respirer un parfum aussi suave que le sien, ni le goût savourer une douceur aussi élevée et aussi délectable, ni le toucher éprouver des sensations aussi délicates; d'autre part, ni l'esprit ni l'imagination ne pourront se former une idée de lui ou une figure quelconque qui le représente. Isaïe l'a dit: « L'oeil de l'homme ne l'a point vu, son oreille ne l'a point entendu, et son coeur ne l'a point goûté (Is. LXIV, 4 ; I Cor. II, 9) ». Mais il faut remarquer ici que les sens peuvent percevoir des goûts et des délices, soit de l'esprit moyennant quelque communication qui lui vient de Dieu intérieurement, soit des choses extérieures qui impressionnent les sens eux-mêmes. Et d'après ce que nous avons dit, le partie sensible ne peut connaître Dieu tel qu'il est ni par la voie de l'esprit ni par la voie des sens. Elle n'a pas d'aptitude pour arriver à cette hauteur; ce qui est spirituel et intelligible, elle le reçoit d'une manière sensible; elle est impuissante à monter plus haut. Par conséquent arrêter la volonté dans la jouissance que produisent quelques-unes de ces perceptions sensibles est au moins une vanité: par là encore on empêche la volonté d'employer toutes ses forces pour Dieu et de mettre sa joie en lui seul. Elle ne pourrait le faire complètement qu'en se mettant dans la nuit par rapport à ce genre de joie, et en s'en purifiant comme de tout le reste.

J'ai dit à dessein que si la volonté fixe sa joie dans quelqu'un de ces biens sensibles dont il a été question, c'est au moins une vanité. Quand elle ne s'y arrête pas, mais que dès le premier moment où elle perçoit de la joie de ce qu'elle voit, entend, touche... l'âme s'élève vers Dieu et lui offre cette joie, qui lui sert de motif et de stimulant pour atteindre ce but, elle agit très bien. Non seulement on ne doit pas alors éviter ces impressions quand elles produisent cette oraison et cette dévotion, mais au contraire on peut s'en servir, on le doit même dès lors qu'elles favorisent un si saint exercice. Il y a des âmes, en effet, qui tirent des objets sensibles un grand secours pour aller à Dieu. Néanmoins elles doivent agir avec beaucoup de prudence sur ce point et bien examiner quels effets elles en retirent; car très souvent un grand nombre de personnes adonnées à la spiritualité usent des récréations susdites que donnent les sens sous le prétexte de se donner à l'oraison et au service de Dieu, mais en réalité elles se conduisent de telle sorte qu'elles recherchent une récréation plutôt que l'oraison, et leur propre satisfaction plutôt que le service de Dieu. Leur intention, semble-t-il, est de servir Dieu, mais l'effet n'est autre qu'une récréation sensible, et, au lieu de stimuler la volonté et de la porter vers Dieu, on ne retire que plus de faiblesse et d'imperfection. Voilà pourquoi je veux donner ici une règle qui servira à découvrir quand les satisfactions sensibles sont utiles ou non. Voici un exemple. Si toutes les fois que l'on entend de la musique ou des choses agréables, que l'on respire de suaves parfums, que l'on goûte quelques saveurs ou que l'on éprouve des touches délicates, on dirige de suite la pensée et les affections vers Dieu, si l'âme estime plus ce souvenir de Dieu que l'impression sensible qui l'a provoqué, si même elle n'apprécie cette impression que pour cette fin, c'est un signe qu'elle en tire profit, et cette impression sensible est utile à l'âme. Dans ce cas elle peut s'en servir, car alors les objets sensibles nous aident à obtenir la fin pour laquelle Dieu les a créés et nous les a donnés, et cette fin est qu'ils nous servent à le mieux connaître et aimer.

Il faut savoir ici que celui à qui ces impressions sensibles produisent uniquement l'effet spirituel dont nous parlons ne les désire pas néanmoins pour cela et ne s'en soucie pour ainsi dire point, bien que, quand elles s'offrent à lui, il en éprouve une grande joie, à cause de ce plaisir d'aimer Dieu dont il a été question et qu'elles lui procurent. Aussi ne les recherche-t-il point, et, quand elles se présentent, sa volonté, je le répète, les dépasse aussitôt et les abandonne pour se fixer en Dieu. Le motif pour lequel il ne se préoccupe pas beaucoup de ces impressions, bien qu'elles l'aident pour s'élever vers Dieu, c'est qu'il est habitué à aller vers lui, en tout et pour tout; il est tellement attiré, absorbé, captivé par l'esprit de Dieu, que rien ne lui manque et qu'il ne désire rien. Si néanmoins il lui arrive de les désirer dans ce but, il passe outre aussitôt, il les oublie et n'en fait aucun cas.

Quand, au contraire, on ne sent point cette liberté d'esprit, ou lorsqu'on éprouve ces impressions et ces goûts sensibles, et que la volonté s'y arrête ou s'y attache, il en résulte un dommage pour l'âme; elle doit donc éviter de s'en servir. Car si la raison lui dicte d'y chercher un aide pour aller à Dieu, cependant quand on y trouve l'occasion d'une jouissance sensible, et que l'effet est toujours conforme à cette jouissance, il est plus certain qu'il y a là un obstacle plutôt qu'un secours, et plus de dommage que de profit. L'âme vient-elle à constater que le désir de ces sortes d'agréments règne en elle, elle doit le mortifier, car plus il est fort, plus il cause d'imperfections et de faiblesses. L'homme adonné à la vie spirituelle doit dont, lorsqu'il éprouve des satisfactions dans les sens, qui lui viennent par hasard ou qu'il a recherchées, s'en servir uniquement pour Dieu et élever jusqu'à lui la jouissance qu'il y trouve, pour qu'elle soit utile et parfaite. Il doit savoir que toute jouissance, fût-elle d'après les apparences, de l'ordre le plus élevé, et qui ne serait pas de cet nature, ni fondée sur le renoncement et sur la destruction de toute autre jouissance, est vaine et sans profit; elle est un obstacle à l'union de la volonté avec Dieu.

CHAPITRE XXIV

QUI TRAITE DES DOMMAGES QUE L'ÂME ÉPROUVE QUAND ELLE VEUT METTRE LA JOIE DE SA VOLONTÉ DANS LES BIENS SENSIBLES.

Tout d'abord si l'âme n'apaise pas et n'étouffe pas la joie qui peut lui venir des choses sensibles ou ne la dirige pas vers Dieu, elle encourt tous les dommages généraux dont nous avons parlé et qui proviennent de tous les autres genre de joie, comme l'obscurcissement de la raison, la tiédeur, la langueur spirituelle... Mais il y a en particulier un grand nombre de dommages, tant spirituels que corporels et sensibles, qui procèdent de cette joie.

Premièrement, la joie que procure la vue des objets, quand on n'en fait pas abstraction, uniquement pour aller à Dieu, peut engendrer directement la vanité de l'esprit et la dissipation du coeur, une convoitise désordonnée, la perte des convenances et du maintien intérieur et extérieur, les pensées impures, les jalousies.

La joie qu'on éprouve à entendre des choses inutiles engendre directement la distraction de l'imagination, la superfluité des paroles, la jalousie, les jugements téméraires, la mobilité des pensées et une foule d'autres dommages de cette sorte très dangereux.

La joie que l'on éprouve à respirer de suaves parfums engendre le dégoût des pauvres, ce qui est opposé à la doctrine du Christ, l'horreur de la dépendance, le peu de soumission du coeur pour les choses humiliantes et une insensibilité spirituelle qui est au moins proportionnée à la passion de cette joie.

La joie qu'on éprouve à savourer les mets engendre directement la gourmandise et l'ivrognerie, la colère, la discorde, le manque de charité envers le prochain et les pauvres, c'est ce que prouve la conduite que tint à l'égard de Lazare ce riche qui mangeait chaque jour d'une manière splendide (Luc, XVI, 19). De là viennent encore les indispositions corporelles, les infirmités; de là naissent aussi les mouvements déréglés, parce que les foyers de la luxure augmentent. De plus, il engendre directement une grande torpeur d'esprit, ainsi qu'une langueur telle pour les choses spirituelles qu'on ne peut plus les goûter, ni y prendre part, ni en parler. Enfin cette joie produit la dissipation dans tous les autres sens et dans le coeur, et le mécontentement sur une foule de points.

Quant à la joie que le toucher éprouve dans les choses douces, elle produit plus de dommages encore et des dommages plus funestes, elle met moins de temps pour pervertir le sens et ruiner l'esprit dont elle éteint la force et la vigueur. De là naît le vice abominable de la mollesse et des motifs qui l'excitent, selon le degré de cette sorte de joie: cette joie nourrit la luxure, rend l'esprit efféminé et pusillanime, tandis que le sens devient lascif, facile à l'émotion et porté à pécher et à faire le mal. Elle répand dans le coeur une vaine allégresse et une folle satisfaction. Elle crée la liberté de langage et l'immodestie des yeux; elle fascine et émousse les autres sens, selon le degré où elle est parvenue elle-même. Elle entrave la droiture du jugement; elle le maintient dans l'ignorance et la sottise spirituelle; moralement elle engendre la lâcheté et l'inconstance, répand des ténèbres dans l'âme, de la faiblesse dans le coeur, et inspire de la crainte là où il n'y a pas lieu d'en avoir. Cette joie produit encore parfois la confusion dans l'esprit, comme l'insensibilité dans la conscience et l'intelligence. Elle affaiblit beaucoup la raison: elle la réduit même à un état tel que l'âme ne sait ni recevoir un bon conseil ni le donner; elle la rend incapable des biens spirituels et moraux, inutile en un mot comme un vase brisé.

Tous ces dommages découlent de ce genre de joie; ils sont plus ou moins nombreux chez les uns et chez les autres, plus ou moins intenses, selon le degré d'intensité de cette joie, comme aussi selon les dispositions, la faiblesse de l'inconstance du sujet. Il y a, en effet, des natures qui subiront plus de dommages d'une petite occasion que d'autres d'une grande. Enfin par cette sorte de joie qui provient du toucher, on peut encourir tous les maux et tous les dommages qui, comme nous l'avons dit, sont la conséquence de la joie qu'on met dans les biens naturels. Dès lors qu'il en a déjà été question, je n'en parle pas ici. Je ne dis rien, non plus, de beaucoup d'autres préjudices qui résultent de cette joie du toucher, comme par exemple la négligence dans les exercices spirituels et les pénitences corporelles, la tiédeur et le manque de dévotion par rapport à la pratique des sacrements de Pénitence et d'Eucharistie.

CHAPITRE XXV

DES AVANTAGES SPIRITUELS ET TEMPORELS DONT L'ÂME S'ENRICHIT PAR LE RENONCEMENT À LA JOIE QUI PROVIENT DES CHOSES SENSIBLES.

Admirables sont les avantages que l'âme tire du renoncement à cette joie; les uns sont spirituels, et les autres temporels.

Le premier fruit que l'âme recueille du renoncement à la joie qui vient des choses sensibles est de réparer les forces qu'elle avait perdues par les distractions où l'avait fait tomber l'exercice exagéré des sens; elle se recueille en Dieu; elle conserve l'esprit surnaturel; quant aux vertus qu'elle a acquises, elle les augmente, et ses profits vont toujours grandissant.

Le second fruit spirituel qui découle de ce détachement est excellent. Nous pouvons dire en toute vérité que, de sensuel qu'il était, l'homme devient spirituel, que de l'état animal il s'élève à l'état raisonnable, que sa vie d'homme se rapproche de la vie angélique, et que, de temporel et humain, il devient céleste et divin. Si, en effet, l'homme qui recherche sa joie dans les choses sensibles et s'y complaît ne mérite et ne doit avoir d'autres noms que ceux dont nous avons parlé, c'est-à-dire de sensuel, d'animal, de terrestre..., celui, au contraire, qui renonce à la joie qui provient des biens sensibles mérite les noms opposés de spirituel, de céleste... Il est clair que c'est là une vérité; si, en effet, l'exercice des sens et la force de la sensualité contredisent, d'après l'Apôtre, la force et l'exercice de l'esprit (Gal. V, 17), il en résulte que, l'une de ces deux forces venant à s'affaiblir et à manquer, celle qui lui était opposée doit augmenter et se développer, puisqu'elle ne trouve plus d'obstacle à son progrès. Ainsi donc, lorsque l'esprit de l'homme, c'est-à-dire cette partie supérieure de l'âme qui est en rapport et en communication avec Dieu, se purifie, il mérite tous les titres que nous avons signalés, car il se perfectionne par la participation aux biens spirituels et aux dons célestes qui lui viennent de Dieu. Cette double vérité est confirmée par saint Paul. Il appelle le sensuel dont la volonté ne recherche que le sensible « un homme animal, qui ne comprend rien aux choses de Dieu », tandis que celui qui porte ses affections vers Dieu, il l'appelle « un homme spirituel qui pénètre et juge tout, jusqu'aux secrets de Dieu les plus profonds (I Cor. II, 10-12; 14) ». L'âme trouve donc ici un avantage admirable qui la dispose grandement à recevoir de Dieu les biens et les dons spirituels.

Le troisième avantage consiste dans une augmentation vraiment extraordinaire de joie et de délices que reçoit, même au point de vue temporel, la volonté; car le Sauveur l'a dit: on reçoit dès cette vie le cent pour un (Mat. XIX, 29). Si l'on renonce à une satisfaction, le Seigneur en donne cent autres dès cette vie, soit au point de vue spirituel, soit au point de vue temporel. Mais si on accepte une joie qui provient de ces choses sensibles, on en retire cent fois plus de peine et d'amertume. Ainsi par exemple, lorsque l'âme est déjà purifiée du plaisir que lui procurera la vue des objets, elle éprouve une joie toute spirituelle à diriger vers Dieu la joie de tout ce qu'elle voit, que ce soit divin ou que ce soit humain. Si elle est purifiée du plaisir que lui procurerait le sens de l'ouïe, elle éprouve cent fois plus de joie spirituelle à élever vers Dieu tout ce qu'elle entend, que ce soit divin ou que ce soit humain. Il en est ainsi des autres sens, quand ils sont déjà purifiés. Voyez nos premiers parents lorsqu'ils vivaient dans l'état d'innocence au paradis terrestre. Tout ce qu'ils voyaient, disaient ou mangeaient... leur servait à goûter davantage la contemplation, parce que la partie sensitive était chez eux parfaitement soumise et assujettie à la raison. De même, celui qui a le sens bien purifié de toutes les choses sensibles et subordonné à l'esprit, jusque dans les premiers mouvements, puise des délices ineffables dans la connaissance et la contemplation de Dieu.

Ainsi donc, pour celui qui est pur, tout dans les choses élevées ou inférieures tourne à son plus grand bien et lui procure une plus grande pureté. Celui qui est impur, au contraire, voit tout se convertir en mal, à cause de son impureté. Mais l'homme qui ne dompte pas la joie des sens ne goûtera pas la sérénité d'une joie ordinaire en Dieu par le moyen de ses créatures et de ses oeuvres. Celui, au contraire, qui ne vit plus de la vie des sens a dirigé vers la divine contemplation toutes les opérations de ses sens et de ses puissances. Il est reconnu en bonne philosophie que chaque chose vit et agit selon la qualité de son être et de son existence. Si donc l'âme vit de la vie spirituelle, après avoir mortifié la vie animale, il est clair que, toutes ses actions et toutes ses affections étant déjà spirituelles et procédant d'une vie spirituelle, elles se dirigera vers Dieu en tout et sans contradiction. Il suit de là que cet homme, qui a déjà le coeur pur, trouve en tout une connaissance de Dieu délicieuse, suave, chaste, pure, spirituelle, pleine de joie et d'amour.

De tout ce que nous avons dit découle la doctrine suivante: Tant que l'homme n'aura pas tellement habitué ses sens à se priver de toute joie sensible que dès le premier mouvement il en retire l'avantage dont nous avons parlé, et dirige immédiatement toutes choses vers Dieu, il doit nécessairement en mortifier la jouissance et l'attrait pour éloigner son âme de la vie sensitive. Sa crainte sera, puisqu'il n'est pas spirituel, de puiser peut-être dans les créatures plus de sève et de vigueur pour les sens que pour l'esprit, surtout quand la force sensible qui prédomine déjà augmente encore par cet exercice même la sensualité, la soutient, ou même la provoque. Notre-Seigneur l'a dit: « Ce qui naît de la chair est chair, et ce qui naît de l'esprit est esprit (Jean, III, 6). » Que l'on y regarde bien: c'est là une vérité prouvée par l'expérience. Que celui qui n'a pas encore le goût mortifié par rapport aux choses sensibles n'ait pas la prétention de tirer beaucoup de profit de la force et de l'exercice des sens dans l'espoir d'y trouver un secours pour l'esprit. Au contraire, les forces de l'âme augmenteront plus, si elle se prive des plaisirs sensibles ou si elle en apaise le désir et la jouissance, que si elle en fait usage.

Quant aux biens de la gloire qui sont réservés dans l'autre vie à celui qui pratique cette abnégation des joies sensibles, il est inutile de les énumérer. Considérons seulement les qualités des corps glorieux, comme l'agilité, la clarté..., qui seront bien supérieures à celles de ceux qui n'ont pas pratiqué cette abnégation; voyons aussi l'augmentation de gloire essentielle qui correspond au degré d'amour de Dieu que l'âme a acquis; car c'est par amour pour Dieu que l'âme a repoussé la joie des plaisirs sensibles, et à chaque acte d'abnégation de cette joie momentanée et périssable, dit saint Paul, correspond un poids immense de gloire qui durera éternellement (Cor. IV, 17). Je ne parlerai pas maintenant, non plus, des autres avantages moraux, temporels et spirituels, qui découlent de ce renoncement. Ils sont les mêmes que ceux dont nous avons parlé en traitant des autres genres de joie, mais ils se manifestent ici dans un degré bien supérieur, parce que les jouissances auxquelles on renonce touchent plus intimement la nature de l'homme; voilà pourquoi, lorsqu'on pratique ce renoncement, on acquiert une pureté plus intime.

CHAPITRE XXVI

OÙ L'ON COMMENCE À PARLER DU QUATRIÈME GENRE DE BIENS QU'ON APPELLE LES BIENS MORAUX. ON MONTRE LEUR NATURE ET ON EXPOSE COMMENT LA VOLONTÉ PEUT LICITEMENT EN FAIRE L'OBJET DE SA JOIE.

Le quatrième genre de biens où la volonté peut mettre sa joie comprend les biens moraux. On entend par là les vertus et leurs habitudes, en tant qu'habitudes morales, la pratique de toutes les vertus et des oeuvres de miséricorde, l'accomplissement de la loi divine et humaine, en un mot, les oeuvres qui proviennent d'un naturel heureux et d'une bonne inclination. Ces biens moraux, quand on les possède et qu'on s'en sert, méritent peut-être plus la joie de la volonté qu'aucun des trois autres genres de biens dont nous avons parlé. Il y a deux causes qui peuvent, chacune séparément ou toutes les deux réunies, produire cette joie: on considère soit ce qu'ils sont en eux-mêmes, soit l'avantage qu'ils nous procurent comme moyens ou comme instruments. Et ainsi nous verrons que la possession de ces trois genres de biens dont nous avons parlé ne mérite pas la joie de la volonté.

Comme nous l'avons vu, ils ne procurent à l'homme aucun avantage par eux-mêmes; ils ne possèdent aucune valeur intrinsèque; ils sont, en effet, si caducs et fragiles; et, nous le répétons, ils n'engendrent et ne procurent que peine, douleur et affliction d'esprit. S'ils méritent quelque joie à cause du second motif, c'est-à-dire quand l'homme s'en sert pour aller à Dieu, ce résultat est si incertain, que, comme on le voit communément, il procure à l'homme plus de dommage que de profit. Les biens moraux, au contraire, méritent déjà quelque estime de la part de celui qui les possède, d'abord pour le premier motif, c'est-à-dire à cause de ce qu'ils sont en eux-mêmes et de ce qu'ils valent. Et en effet, comme ils apportent avec eux la paix et la tranquillité, la rectitude et l'ordre dans l'usage de la raison, et la prudence dans la conduite, l'homme ne peut, humainement parlant, rien posséder de meilleur en cette vie. Ainsi donc, dès lors que les vertus par elles-mêmes méritent d'être aimées et estimées, l'homme, humainement parlant, peut bien se réjouir de les posséder et de s'en servir, tant à cause de ce qu'elles sont en elles-mêmes, qu'à cause de avantages humains et temporels qu'elles procurent. C'est dans ce sens et pour ce motif que les philosophes, les sages et les princes de l'antiquité les estimaient, en faisaient l'éloge, les ont recherchées, en ont fait usage, tout païens qu'ils étaient. Ils ne les envisageaient qu'au point de vue temporel et pour les biens temporels, corporels et naturels qu'ils savaient devoir en tirer. Or en agissant ainsi, non seulement ils obtenaient les biens et la renommée passagère qu'ils poursuivaient, mais de plus, comme Dieu aime tout ce qui est bon (même dans le barbare et le gentil) et que rien, nous dit le Sage, ne peut l'empêcher de se montrer bon (Sag. VII, 22), il prolongeait leur vie, augmentait leur renommée, leur empire, et leur donnait une paix glorieuse. C'est ainsi qu'il agit à l'égard des Romains, parce qu'ils avaient de justes lois; il leur soumit pour ainsi dire tout l'univers; il récompensait ainsi temporellement les coutumes louables de ces hommes qui, à cause de leur infidélité, étaient incapables de recevoir la récompense éternelle.

Dieu aime extrêmement ces biens de l'ordre moral; Salomon, qui avait seulement désiré la sagesse pour instruire son peuple, le gouverner dans la justice et le former dans les bonnes moeurs, lui fut si agréable que le Seigneur lui dit: « Puisque tu m'as demandé la sagesse dans ce but, je te la donnerai, mais je t'accorderai encore ce que tu n'as point demandé, c'est-à-dire des richesses et des honneurs, tels qu'aucun roi n'en a jamais eus et n'en aura jamais (III Rois, III, 11-13). »

Sans doute le chrétien doit se réjouir de cette première manière des biens moraux et des bonnes oeuvres qu'il accomplit temporellement, puisque par là il se procure les biens temporels dont nous avons parlé. Mais là ne doit pas s'arrêter sa joie comme le faisaient les Gentils, avons-nous dit, dont le regard ne s'élevait pas au-dessus des biens de cette vie mortelle. Dès lors qu'il possède la lumière de la foi, par laquelle il espère la vie éternelle, et que sans elle tous les biens d'ici ou de là ne lui serviront de rien, il doit seulement et surtout se réjouir de la possession et de la pratique de ces vertus morales, pour ce motif qu'il accomplit ses oeuvres par amour pour Dieu et qu'ainsi il acquiert la vie éternelle. Ainsi donc, dans l'accomplissement des bonnes oeuvres et dans l'exercice des vertus, il n'aura en vue que Dieu et ne mettra sa joie qu'à le servir et à le glorifier. Sans cela, toutes les vertus n'ont aucune valeur devant Dieu, comme nous le démontre l'Évangile par la parabole des dix vierges. Toutes avaient gardé la virginité et accompli de bonnes oeuvres. Mais cinq d'entre elles n'avaient pas su chercher leur joie dans leurs vertus en les dirigeant vers Dieu; elles se réjouirent vainement et se vantèrent de les posséder; aussi elles furent bannies du ciel et ne reçurent de l'Époux ni attention, ni récompenses (Mat. XXV).

Il y eut également dans l'antiquité beaucoup d'hommes qui pratiquèrent certaines vertus et accomplirent de bonnes oeuvres. Nous voyons même de nos jours beaucoup de chrétiens qui font de même; ils distinguent par de hauts faits; et tout cela ne leur servira de rien pour la vie éternelle; car  ils n'ont pas en vue l'honneur et la gloire de Dieu seul et ne mettent pas son amour au-dessus de tout. Le chrétien doit donc se réjouir, non pas de faire de bonnes oeuvres et d'avoir de saintes coutumes, mais d'agir uniquement par amour pour Dieu, sans autre considération. Plus, en effet, les oeuvres faites pour Dieu seul méritent de récompense et de gloire, plus aussi, quand elles sont accomplies pour d'autres considérations, elles attirent de confusion devant Dieu.

Aussi le chrétien, pour élever vers Dieu la joie qu'il trouve dans les biens moraux, doit considérer que la valeur de ses bonnes oeuvres: jeûnes, aumônes, pénitences, oraisons, etc., ne repose pas seulement sur leur nombre ou leur qualité intrinsèque, mais sur l'amour de Dieu dont il s'anime alors; ses oeuvres sont d'autant plus excellentes qu'elles partent d'un amour de Dieu plus pur et plus parfait, et qu'on y recherche moins un intérêt quelconque de joie, de goût, de consolation ou de réjouissance pour ce monde et pour l'autre. Voilà pourquoi le coeur ne doit pas s'attacher au goût, à la consolation, à la saveur ni autres satisfactions qui accompagnent d'ordinaire l'exercice de la vertu et la pratique des bonnes oeuvres; il doit rapporter sa joie à Dieu, désirer travailler à la gloire de Dieu par ce moyen, renoncer à la joie qu'il y trouve et s'en priver, vouloir que Dieu seul s'en réjouisse et la savoure en secret, enfin il n'aura pas d'autre intérêt, ni d'autre bonheur que de travailler à l'honneur et à la gloire de Dieu. C'est ainsi qu'il concentrera en Dieu toute la force de sa volonté en ce qui concerne les biens de l'ordre moral.

    

pour toute suggestion ou demande d'informations