LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE XXXVI

DE LA MANIÈRE DONT IL FAUT RAPPORTER À DIEU LA JOIE QUE LA VOLONTÉ TIRE DES IMAGES, AFIN DE NE PAS Y TROUVER UNE CAUSE D'ERREUR ET UN OBSTACLE.

Les images sont très utiles pour nous rappeler le souvenir de Dieu et des Saints; elles portent la volonté à la dévotion, quand on s'en sert comme il convient, et selon la voie ordinaire. Au contraire, elles peuvent jeter dans de grandes erreurs, si, quand il se présente des faits surnaturels à leur occasion, l'âme ne sait pas se guider comme il convient dans sa marche vers Dieu. Et, en effet, un des moyens dont se sert le démon pour tromper facilement les âmes imprudentes et les empêcher de suivre le chemin de la vraie vie spirituelle c'est celui des choses supranaturelles et extraordinaires. Il les manifeste soit dans les images matérielles et corporelles en usage dans l'Église, soit dans celles qu'il a coutume de représenter à l'imagination en lui montrant tel ou tel Saint ou son image; c'est ainsi qu'il se transforme en ange de lumière pour nous tromper. Il applique sa ruse à se servir des mêmes moyens qui nous sont donnés pour nous guérir ou nous soutenir; il se dissimule de la sorte, pour mieux surprendre notre imprudence. Voilà pourquoi l'âme vertueuse doit toujours se tenir davantage sur ses gardes, quand elle accomplit le bien; car ce qui est mauvais porte en lui-même son cachet distinctif. Aussi faut-il éviter tous les inconvénients auxquels l'âme est exposée alors. Ces inconvénients sont d'être empêchée de prendre son vol vers Dieu, de se servir des images d'une manière grossière et inintelligente, d'être trompée naturellement ou surnaturellement par elles, toutes  choses dont il a déjà été parlé; de plus, il faut purifier le goût que la volonté porte à ces images et par elles élever l'âme vers Dieu car tel est le but de l'Église en nous en recommandant l'usage. Pour obtenir ce résultat, je ne veux donner ici qu'une seule recommandation qui répond à tout. La voici. Dès lors, que les images ne doivent nous servir que comme des moyens qui nous rappellent les choses invisibles, nous ne rechercherons en elles que ce qui porte la volonté à aimer l'objet vivant qu'elles représentent et à y mettre sa joie. Voilà pourquoi le fidèle aura soin de ne pas rechercher la satisfaction des sens lorsqu'il verra une image, qu'elle soit corporelle ou imaginaire, bien travaillée ou richement ornée, qu'elle lui inspire une dévotion sensible ou spirituelle, qu'elle lui donne des indications surnaturelles. Il ne fera aucun cas de ces choses accidentelles; il ne s'y arrêtera pas. Dès qu'il aura fait à l'image l'acte de vénération que commande l'Église, il élèvera immédiatement sa pensée à l'objet qu'elle représente; il mettra en Dieu ou dans le Saint qu'il invoque la joie et le plaisir de sa volonté, par l'amour qu'il lui portera et la prière qu'il lui adressera. Car ce qu'il y a de vivant et de spirituel dans le culte de l'image ne sera point frustré par la peinture de l'image ou l'impression sensible qu'elle produit. De la sorte, il ne s'exposera pas à l'illusion, puisqu'il ne fera aucun cas de ce que l'image lui dira; il n'occupera point l'esprit et le sens à l'empêcher d'aller librement vers Dieu; il ne mettra pas plus sa confiance dans une image que dans une autre. Celle qui lui inspirait surnaturellement de la dévotion lui en donnera alors plus abondamment, parce qu'il ira alors tout de suite vers Dieu avec amour. D'ailleurs, chaque fois que Dieu accorde ces faveurs dont nous avons parlé et d'autres semblables, il ne les accorde qu'en inclinant l'amour et la joie de la volonté vers ce qui est invisible. C'est là ce qu'il veut que nous fassions en détruisant la force des puissances et le joug où elles nous tiennent du côté de toutes les choses visibles et sensibles.

CHAPITRE XXXVII

ON CONTINUE LE SUJET DES BIENS SPIRITUELS QUI MOTIVENT LA DÉVOTION. ON PARLE DES ORATOIRES ET DES LIEUX CONSACRÉS À LA PRIÈRE.

Il me semble que j'ai déjà fait comprendre suffisamment que l'âme adonnée à la spiritualité, qui arrête son affection aux accessoires des images, peut tomber dans des imperfections aussi nombreuses et plus dangereuses peut-être que si elle s'attachait aux autres biens corporels. J'ai dit plus dangereuses peut-être, car, sous prétexte qu'il s'agit de choses saintes, on se croit plus en sûreté; on redoute moins l'esprit de propriété et l'attachement naturel. Aussi l'illusion est-elle parfois très profonde. On s'imagine être rempli de dévotion, parce que l'on éprouve du goût pour ces choses saintes, et il n'y a peut-être là qu'une disposition ou une tendance naturelle qui se porte sur ces objets, comme elle se porterait sur d'autres.

Et maintenant parlons des oratoires. Il y en a qui ne se lassent pas de multiplier les images dans leur oratoire; ils se plaisent à les disposer avec ordre et avec goût, pour que l'oratoire soit bien orné et paraisse beau. Quant à Dieu, ils ne l'aimeront pas plus pour cela; au contraire, ils l'aiment moins; car l'amour que l'on porte à ces ornements et à ces peintures est détourné de la réalité vivante, comme nous l'avons dit. Sans doute, tous les ornements, toutes les parures, toutes les marques de vénération que l'on donne aux images sont très peu de chose en comparaison de ce qu'elles méritent, et ceux qui les traitent avec peu de convenance et de respect devraient être repris très sévèrement; il faut en dire autant de ceux qui les sculptent si mal qu'au lieu de favoriser la dévotion, ils l'enlèvent; aussi devrait-on interdire à certains ouvriers l'exercice de cet art, puisqu'ils ne travaillent, que d'une manière inhabile et grossière. Mais, dira-t-on, qu'y a-t-il de commun entre tout cela et l'esprit de propriété, l'attachement, l'affection que l'on a pour les ornements et décors extérieurs, quand ils absorbent les sens de telle sorte qu'ils empêchent grandement l'âme de s'élever vers Dieu, de l'aimer, et de se détacher de tout par amour pour lui? Si vous manquez à votre devoir pour suivre votre attrait, non seulement Dieu ne vous donnera aucune récompense, mais au contraire, il vous châtiera, parce que, au lieu de rechercher en tout chose son bon plaisir, vous avez recherché le vôtre.

Voilà ce que vous pourrez comprendre très bien, si vous considérez quelle fête on fit au divin Maître lors de son entrée à Jérusalem. On le reçut avec des palmes et au milieu de chants enthousiastes (Mat. XXI, 8), et cependant Notre-Seigneur pleurait. Quelques-uns des manifestants avaient le coeur bien loin de lui; et ils ne le payaient de ses bienfaits que par ces signes extérieurs et ces manifestations. Aussi nous pouvons bien dire que, cette fête, ils la faisaient pour eux-mêmes plutôt que pour Dieu. C'est encore ce que beaucoup de gens font aujourd'hui. Y a-t-il une fête quelque part, ils s'en réjouissent, non pas pour plaire à Dieu, mais parce qu'ils trouvent là une belle occasion de voir, ou d'être vus, ou de faire bonne chère, ou pour d'autres motifs de ce genre. De pareilles inclinations ou intentions ne sont nullement agréables à Dieu, surtout quand on mêle à ces solennités des choses ridicules et profanes qui excitent le rire plutôt que la dévotion, ce qui est cause d'une plus grande dissipation. Il en est qui y apportent ce qui plaira à la foule plutôt que ce qui favorise la piété. Et que dire des intentions de tant d'autres? Que de vues intéressées n'y ont-ils pas? Est-ce que leur oeil et leur coeur ne sont pas au gain plutôt qu'à la gloire de Dieu? Ils le savent, mais Dieu, qui voit tout, le sait aussi. Ceux qui agissent ainsi dans ces divers cas doivent se bien persuader qu'ils se donnent une fête à eux-mêmes plutôt qu'à Dieu. Tout ce qu'ils font pour se procurer du plaisir à eux-mêmes et aux autres, Dieu ne le compte pas pour lui. Il y en a même beaucoup qui se seront réjouis avec ceux qui participent aux fêtes du Seigneur, et à qui le Seigneur fera sentir son courroux. C'est ce qui arriva aux enfants d'Israël: ils célébraient une fête, en chantant et en dansant autour de leur idole avec la pensée qu'ils honoraient Dieu; or le Seigneur en fit mettre à mort un grand nombre (Ex. XXXII, 7-28). De plus, les prêtres Nadab et Abiud, fils d'Aaron, furent mis à mort lorsqu'ils tenaient encore en main l'encensoir, parce qu'ils offraient à Dieu un feu étranger (Lev. X, 1-2). Nous voyons encore celui qui entra dans la salle des noces mal vêtu et ne portant pas la robe nuptiale, jeté, sur l'ordre du roi pieds et mains liés, dans les ténèbres extérieures (Mat. XXII, 12-13). Tout cela nous montre combien Dieu est irrité des irrévérences qui se commettent dans les assemblées établies en son honneur. Et pourtant, ô Seigneur, mon Dieu, que de fêtes vous font les enfants des hommes et où le démon a plus de part que vous! Le démon s'en réjouit, car il s'y trouve comme un habile commerçant qui en retire profit. Que de fois ne dites-vous pas alors, ô Seigneur: « Ce peuple ne m'honore que des lèvres, et son coeur est loin de moi, parce que son culte est sans fondement (Mat. XV, 8) ». La cause, en effet, pour laquelle Dieu doit être servi, vient de ce qu'il est par lui-même; et nous ne devons pas interposer d'autres fins; elles seraient indignes de lui.

Revenons aux oratoires. Je dis que certaines personnes les ornent plus pour leur satisfaction personnelle que pour le bon plaisir de Dieu. D'autres, au contraire, font si peu de cas du respect qui leur est dû, qu'elles ne les estiment pas plus que leur chambres profanes, et même quelquefois moins encore, puiqu'elles ont plus de goût pour le profane que pour le divin. Mais pour le moment laissons de côté ces personnes. Parlons de celles qui filent plus fin, dit le proverbe, c'est-à-dire de celles qui se croient des personnes pieuses. Il y en a beaucoup qui éprouvent un tel attrait pour leur oratoire et un tel goût pour l'orner, qu'elles y consacrent tout le temps qu'elles devraient employer à prier Dieu et à se recueillir intérieurement. Elles ne voient pas que si tout cela n'est pas ordonné au recueillement intérieur et à la paix de l'âme, elles y trouveront autant de distractions que dans tout le reste; leur attrait et leur goût seront troublés à chaque pas, surtout si on cherche à les leur enlever.

CHAPITRE XXXVIII

LA MANIÈRE DONT IL FAUT SE SERVIR DES ORATOIRES ET DES TEMPLES, C'EST DE LES REGARDER COMME UN MOYEN D'ÉLEVER L'ESPRIT VERS DIEU.

Les objets du culte aident l'âme à s'élever vers Dieu; il est bon de remarquer que l'on permet aux commençants d'avoir, comme cela leur convient d'ailleurs, quelque goût au plaisir sensible pour les images, les oratoires et autres objets matériels de dévotion, car ils n'ont pas encore perdu le goût des choses du siècle, ils n'en sont pas sevrés; d'ailleurs, par ce goût ils chassent l'autre. Voyez ce que l'on fait avec un enfant. Veut-on lui enlever un objet qu'il a dans la main, on lui en donne un autre, pour qu'il ne pleure pas en se voyant les mains vides. L'âme qui veut progresser doit également se sevrer de tous ces goûts et de tous ces attraits où la volonté se délecte. L'homme vraiment spirituel s'attache très peu à quoi que ce soit de ces objets. Ce qu'il recherche, ce sont le recueillement intérieur et les entretiens intimes avec Dieu. Sans doute, il tire profit des images et des oratoires; mais ce n'est qu'en passant, et tout de suite son esprit se repose en Dieu et il oublie tout ce qui est sensible. Voilà pourquoi, s'il est mieux en soi de prier dans les endroits qui sont plus appropriés au culte, il faut néanmoins, et malgré cela, préférer l'endroit où les sens sont moins absorbés par le sensible et où l'esprit est plus libre de s'élever vers Dieu. Il convient donc de rappeler ici ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ répondit à la Samaritaine. Elle lui demandait lequel des deux, du Temple de Jérusalem ou de la montagne, était le plus favorable à la prière. Il répliqua que la véritable prière est indépendante de la montagne et du Temple, et qu'on la fait d'une manière agréable à son Père quand on l'adore en esprit et en vérité (Jean, IV, 23). Par conséquent, si les temples et les oratoires sont dédiés à la prière et appropriés dans ce but, car ils ne doivent pas avoir d'autre destination, néanmoins, quand il s'agit d'une affaire aussi importante et intime comme celle de nos entretiens avec Dieu, il faut choisir celui qui occupera le moins et absorbera le moins les sens. Il ne faut donc pas rechercher un endroit qui soit agréable et flatte les sens, comme quelque-uns le font, car, au lieu de se recueillir intérieurement pour être avec Dieu, l'esprit n'y trouverait que récréation, goûts et saveurs pour les sens. Ce qui convient, c'est un lieu solitaire et même d'aspect sévère, afin que l'esprit monte sûrement et directement vers Dieu, sans être empêché ni retenu par les choses visibles. Sans doute les choses visibles aident parfois l'esprit à s'élever, mais l'esprit ne s'élève qu'en les oubliant aussitôt pour se fixer en Dieu. Voilà pourquoi notre Sauveur choisissait ordinairement pour prier les lieux solitaires et ceux qui flattaient peu les sens, afin de nous donner l'exemple; il préférait ceux qui élèvent l'âme à Dieu, comme les montagnes qui s'élèvent au-dessus de terre et qui, généralement dénudées, n'offrent pas de récréation aux sens. Aussi l'âme véritablement adonnée à la spiritualité ne recherche pas si l'endroit où elle veut prier offre telle ou telle commodité, car ce serait là une marque que l'on est encore l'esclave des sens; elle songe à se procurer le recueillement intérieur; pour cela elle oublie tout le reste, et choisit pour faire oraison l'endroit où elle sera le plus à l'abri des objets et des plaisirs sensibles; elle détourne le regard de tous les objets extérieurs, afin que, dégagée de toutes les créatures, elle puisse mieux s'entretenir seule avec Dieu. Et pourtant, chose curieuse! On voit quelques âmes adonnées à la spiritualité qui ne songent qu'à orner leur oratoire, à disposer des lieux agréables à leur condition et à leur inclination. Quant au recueillement intérieur, qui est ce qu'il y a de plus important, c'est ce dont elles font moins de cas; aussi en ont-elles fort peu car si elles en avaient, elles ne pourraient prendre plaisir à ces ornementations et décorations elles en éprouveraient plutôt de la fatigue.

CHAPITRE XXXIX

ON CONTINUE À DIRIGER L'ESPRIT VERS LE RECUEILLEMENT INTÉRIEUR PAR L'USAGE DES BIENS DONT IL EST QUESTION.

La cause pour laquelle certaines personnes adonnées à la spiritualité n'arrivent jamais à entrer dans la véritable joie de l'esprit, c'est qu'elles n'achèvent pas elles-mêmes de se sevrer de la joie que procurent les choses extérieures et visibles. Elles doivent savoir que si le lieu convenable et consacré à la prière est le temple ou l'oratoire visible, et si l'image est le motif de la prière, il ne s'ensuit pas qu'on doive réserver son goût et la saveur pour le temple visible ou l'image, tandis que l'on oublierait de prier dans le temple vivant, c'est-à-dire de se recueillir intérieurement. C'est ce que saint Paul nous fait remarquer en ces termes: « Considérez que vos corps sont les temples du Saint-Esprit, qui habite en vous (I Cor. III, 16) ». Le Christ nous dit aussi par saint Luc: « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous (Luc, XVII, 21). » C'est à cette considération que nous renvoie la parole du Christ que nous avons rapportée, c'est-à-dire: « Il faut que ceux qui prient adorent le Père en esprit et en vérité (Jean, IV, 24). » Car Dieu fait très peu de cas de vos oratoires et des autres lieux consacrés à la prière, si, parce que vous y mettez votre plaisir et votre satisfaction, vous avez un peu moins de détachement intérieur ou de cette pauvreté spirituelle qui consiste dans le renoncement à toutes les choses que vous pouvez posséder.

Vous devez donc, pour purifier la volonté de la vaine satisfaction et de la complaisance qu'elle met dans ces choses, ne viser qu'à un but: celui d'avoir la conscience pure, le coeur complètement attaché à Dieu et l'esprit tout occupé de lui. Puis, comme je l'ai dit, on choisit l'endroit le plus écarté et le plus solitaire qu'on peut pour mettre toute notre joie et notre bonheur à prier Dieu et à le glorifier. Quant à ces petits sentiments de dévotion et à ces douceurs sensibles, n'en faites aucun cas; appliquez-vous plutôt à les repousser. Si, en effet, l'âme s'habitue à la dévotion sensible, elle n'arrivera jamais à posséder par le recueillement intérieur ces fortes suavités spirituelles qui se trouvent dans la nudité de l'esprit.

CHAPITRE XL

DE QUELQUES INCONVÉNIENTS OÙ TOMBENT CEUX QUI, COMME NOUS L'AVONS DIT, SE LAISSENT ALLER À LEUR GOÛT POUR LES CHOSES SENSIBLES ET LES LIEUX DE DÉVOTION.

Il y a de nombreux inconvénients intérieurs et extérieurs à rechercher les goûts sensibles dans les objets dont nous avons parlé. D'abord du côté de l'intérieur: l'homme n'arrivera jamais au recueillement de l'esprit qui consiste à se détacher de tous ces objets, à oublier tous les goûts sensibles qu'ils occasionnent, à se retirer dans le plus intime de lui-même et à acquérir les vertus solides. Quant à l'extérieur, il en résulte l'inconvénient que l'on ne peut pas prier partout, mais seulement dans les endroits qui sont de notre goût: et ainsi on omettra bien souvent de prier, parce que, comme dit le proverbe, on ne sait lire que dans le livre de son village. De plus, cet attrait pour les goûts sensibles engendre des changements continuels; celui qui en est l'esclave ne peut jamais demeurer longtemps dans le même endroit, ni même parfois persévérer dans sa vocation. Aujourd'hui vous le verrez dans un endroit, et demain dans un autre; aujourd'hui il se retire dans un ermitage, et demain dans un autre; aujourd'hui il décore un oratoire, et demain il en décorera un autre. Ce sont aussi les personnes de ce genre qui passent toute leur vie à changer d'état et de manière de vivre. Elles ne connaissent de la vie spirituelle que cette ferveur et ces goûts sensibles dont nous avons parlé; aussi elles n'ont jamais fait le moindre effort pour arriver au recueillement intérieur par l'abnégation à leur propre volonté et la résignation à supporter la gêne. Toutes les fois qu'elles rencontrent un lieu qui semble favorable à leur dévotion, ou quelque genre de vie ou situation qui correspond à leur goût et à leur attrait, elles y courent aussitôt et abandonnent ce qu'elles avaient précédemment. Mais, comme elles n'ont eu d'autre mobile que cet attrait sensible, elles ne tardent pas à chercher autre chose, parce que cet attrait sensible n'est pas constant et fait promptement défaut.

CHAPITRE XLI

ON MONTRE QU'IL Y A TROIS SORTES DE LIEUX DE DÉVOTION ET COMMENT LA VOLONTÉ DOIT SE CONDUIRE À LEUR ÉGARD.

Je trouve qu'il y a trois sortes de lieux par le moyen desquels Dieu a coutume de porter la volonté à la dévotion. La première consiste dans certaines dispositions du terrain ou du site qui par l'aspect agréable de leurs variétés, leurs vallons, leurs bosquets, leur paisible solitude, excitent la dévotion. Il est utile de profiter de ces lieux, mais à la condition de les oublier pour élever tout de suite son coeur vers Dieu, car celui qui veut la fin ne doit pas s'arrêter plus qu'il ne convient au moyen qui y conduit. Si on recherche un attrait naturel ou le plaisir des sens, on ne trouvera que sécheresse et distraction pour l'esprit, car la satisfaction et la joie de l'esprit ne se trouvent que dans le recueillement intérieur. Voilà pourquoi, lorsqu'on est dans un lieu de cette sorte, il faut chercher à se trouver intérieurement avec Dieu, comme si l'on n'était pas dans ce lieu. Car si l'on court vers la jouissance et le plaisir de ce lieu ou de cet autre, comme nous l'avons dit, on recherche une récréation pour les sens et l'on favorise l'instabilité de l'esprit plutôt que le calme de l'âme. Que faisaient les anachorètes et tous les anciens ermites dans leurs solitudes si vastes et si belles? Ils ne prenaient que le moins de terrain possible pour y bâtir une très étroite cellule, ou se creusaient quelque grotte pour s'y renfermer. C'est ainsi que saint Benoît passa trois années dans le désert; de même un autre appelé saint Simon s'attacha avec une corde pour ne pas dépasser la limite que lui fixait ce lien volontaire. C'est ainsi que firent beaucoup d'autres qu'il serait trop long d'énumérer. Ils comprenaient très bien, ces saints, que, s'ils ne mortifiaient pas les tendances de la nature et le désir même des joies et satisfactions spirituelles, ils ne pourraient pas arriver aux joies de l'esprit ni être spirituels.

La seconde sorte de lieux qui favorisent la dévotion est plus particulière. Je veux parler de certains endroits, déserts ou autres, peu importe, où Dieu a coutume d'accorder quelques faveurs spirituelles très élevées à quelques âmes choisies. Aussi, arrive-t-il d'ordinaire que celui qui a reçu une faveur à cet endroit sent que son coeur y est porté; il éprouve parfois le désir le plus vif et le plus véhément d'y retourner. Sans doute, quand il y retourne, il ne se trouve pas impressionné comme avant, car il ne dépend pas de lui de recevoir de pareilles faveurs. Dieu les accorde quand il veut, à qui il veut et où il veut; il n'est pas lié au lieu, ni au temps, ni à la libre volonté de celui à qui il les accorde. Néanmoins, si l'âme est détachée de tout sentiment égoïste, il est bon qu'elle retourne quelquefois à ce lieu pour prier, et cela pour trois raisons. La première, c'est que si Dieu, comme nous l'avons dit, n'est pas lié à tel endroit, il semble bien que c'est là qu'il a voulu être loué par cette âme, lorsqu'il a daigné lui accorder cette faveur. La seconde, c'est que l'âme se rappelle mieux là quelle reconnaissance elle doit à Dieu pour le bienfait qu'elle y a reçu. La troisième, c'est que par ce souvenir l'âme se sent portée davantage à la dévotion. Telles sont les trois raisons pour lesquelles il est bon qu'elle y retourne. Mais elle ne s'imaginera pas que Dieu soit obligé d'accorder en ce lieu des faveurs qu'il ne pourrait accorder ailleurs. Car le lieu le plus convenable pour Dieu c'est l'âme, et ce lieu est plus apte à son action divine que tout lieu corporel. Ainsi nous lisons dans la sainte Écriture qu'Abraham dressa un autel à l'endroit même où Dieu lui était apparu et que c'est là qu'il invoqua son saint Nom; et plus tard, à son retour d'Égypte, il passa par ce même chemin où Dieu lui était apparu; il y invoqua de nouveau le Seigneur sur ce même autel qu'il avait érigé (Gen. XXII, 8; XIII, 4). Jacob, de son côté, consacra le lieu où le Seigneur lui était apparu au sommet de l'échelle mystérieuse. Il y érigea une pierre sur laquelle il répandit l'onction sainte (Ibid. XXVIII, 13-18). Agar donna son nom à l'endroit où l'Ange lui était apparu, pour montrer quelle estime elle avait pour ce lieu, et elle dit ces paroles: « Assurément, j'ai vu ici l'ombre de celui qui me voit (Ibid. XVI, 13) ».

Troisièmement, les lieux qui donnent de la dévotion sont ceux que Dieu choisit particulièrement pour y être invoqué et glorifié, comme le mont Sinaï où il a donné sa loi à Moïse (Ex. XXIV, 12), comme ce lieu qu'il a fixé à Abraham pour qu'il y immolât son propre fils (Gen. XXII, 12); comme le Mont Horeb où « Dieu commenda à Élie d'aller pour se montrer à lui (III Rois, XIX, 8) »; comme le mont Gargano dédié à saint Michel, qui apparut à l'évêque de Siponto et lui déclara qu'il était le gardien de ce lieu et voulait y voir érigée une église en l'honneur des saints Anges. La glorieuse Vierge Marie n'a-t-elle pas désigné à Rome par le prodige de la neige l'endroit où elle demandait un temple en son nom à Patrice? Le motif pour lequel Dieu choisit tel endroit plutôt qu'un autre pour y être loué, c'est son secret. Ce qui nous convient à nous autre de savoir, c'est que tous ces lieux sont pour notre avantage et que Dieu y écoute nos prières, comme partout d'ailleurs où nous le prions avec une foi vive. Cependant les endroits qui sont consacrés à sa gloire sont une occasion beaucoup plus favorable de voir exaucées nos prières, parce que l'Église nous les a signalés et dédiés dans ce but.

CHAPITRE XLII

ON PARLE DE PLUSIEURS MOYENS DONT UN GRAND NOMBRE DE PERSONNES SE SERVENT DANS LA PRIÈRE ET QUI CONSISTENT DANS UNE FOULE DE CÉRÉMONIES.

Les joies inutiles et l'esprit imparfait d'attachement que l'on a pour ces lieux dont nous avons parlé peuvent êtres tolérables dans une certaine mesure chez beaucoup de personnes, parce qu'elles y vont avec un peu de bonne foi. Quant à cette ténacité que quelques-uns montrent pour une foule de cérémonies introduites par des gens peu éclairés et dépourvus de la simplicité de la foi, elle est insupportable. Laissons de côté pour le moment ces pratiques qui renferment des mots extraordinaires, des termes qui ne signifient rien, ou des choses non sacrées que les âmes ignorantes grossières et superstitieuses ont coutume de mêler à leurs prières; elles sont évidemment mauvaises; il y a péché à s'en servir; un grand nombre d'entre elles renferment un pacte occulte avec le démon; bien loin d'attirer la miséricorde de Dieu, elles provoquent sa colère. Aussi, je ne veux pas m'en occuper en ce moment.

Mon but est de parler seulement de ces pratiques qui ne renferment point de superstition et dont font usage aujourd'hui un grand nombre de personnes en y mêlant une dévotion indiscrète. Elles attachent tant d'efficacité et apportent tant de crédulité à ces pratiques avec lesquelles elles veulent satisfaire leurs dévotions et réciter leurs prières, qu'elles s'imaginent que Dieu ne les écoutera pas si elles remarquent qu'elles en ont manqué un seul point ou une seule circonstance; tout cela est inutile, et Dieu ne l'aura pas pour agréable. Elles ont plus de confiance dans ces pratiques et cérémonies que dans ce qui constitue le fond de la prière, et elles ne craignent pas par là de manquer de respect à Dieu et de lui faire injure. Ainsi, par exemple, elles veulent que la messe soit célébrée avec tel nombre de cierges, ni plus ni moins, que le prêtre la dise de telle sorte, que ce soit à telle heure, ni plus tôt ni plus tard, tel jour, ni avant ni après, que les oraisons ou stations soient de tel nombre et à tel moment précis, qu'il y ait telles cérémonies ou postures, sans devancer ni retarder le moment fixé, que l'on ne fasse pas autrement, et que celui qui célébrera ait telles aptitudes ou telles qualités. On s'imagine que si la moindre circonstance de ce qui a été fixé vient à manquer, il n'y a rien de fait. Je ne parle pas de mille autres détails qui sont en usage. Mais ce qu'il y a de pire et d'intolérable, c'est que ces personnes veulent éprouver en quelque effet de ces pratiques et constater l'efficacité de leurs prières, aussitôt que seront terminées ces oraisons entourées de tant de cérémonies. Tout cela n'est rien moins que tenter Dieu et lui déplaire profondément. Aussi Dieu permet-il parfois au démon de tenter ces personnes, et de leur faire sentir et connaître des choses qui sont très opposées à leur avantage spirituel. C'est là un juste châtiment de l'attachement que ces personnes ont pour leur pratiques: elles désirent voir se réaliser ce qu'elles prétendent, et non ce que Dieu veut; et, comme elles ne mettent pas en Dieu toute leur confiance, elles ne retireront jamais de profit de leurs pratiques religieuses.

CHAPITRE XLIII

MANIÈRE DONT IL FAUT DIRIGER VERS DIEU, PAR L'INTERMÉDIAIRE DE CES DÉVOTIONS, LA JOIE ET LA FORCE DE LA VOLONTÉ.

Nous déclarons à ces personnes dont nous venons de parler que plus elles attachent d'importance à leurs cérémonies, moins elles ont de confiance en Dieu; aussi n'obtiendront-elles jamais de lui ce qu'elles désirent. Il y en a aussi quelques-unes qui agissent plus dans le but de favoriser leurs prétentions personnelles que de procurer la gloire de Dieu. Sans doute, elles savent bien que la chose se réalisera si tel est le bon plaisir de Dieu, et qu'elle ne s'accomplira pas dans le cas contraire; néanmoins, vu l'attachement à leur propre volonté et la complaisance qu'elles y mettent, elles multiplient toutes sortes de prières pour arriver à leur but. Elles feraient bien mieux de les diriger à des choses qui sont plus importantes pour elles, comme une grande pureté de conscience, une application sérieuse à l'affaire du salut, et de mettre au second rang toutes les autres demandes qui ne tendent pas à ce but. De la sorte elles obtiendraient ce qui leur est le plus indispensable; mais en même temps tout ce qui leur serait utile leur serait accordé, sans qu'elles le demandent, beaucoup mieux et plus tôt que si elles y avaient apporté toute leur dévotion. C'est là d'ailleurs ce que Notre-Seigneur a promis quand il a dit dans l'Évangile: « Cherchez tout d'abord et surtout le royaume de Dieu et sa justice, et tout le reste vous sera donné par surcroît (Mat, VI, 33). » Tel est le désir, telle est la demande qu'il a pour le plus agréable. Voulons-nous voir se réaliser les désirs de notre coeur, il n'y a pas de meilleur moyen de réussir que de lui demander surtout ce qui est conforme à son bon plaisir. Il nous accordera alors non seulement ce que nous lui demandons, c'est-à-dire le salut, mais encore ce qu'il juge convenable et bon pour nous, alors même que nous ne le demandions pas. C'est là ce que David nous donne bien à comprendre, quand il nous dit au psaume: « Le Seigneur est proche de ceux qui l'invoquent, de ceux qui l'invoquent en vérité (Ps. CXLIV, 18). » Or, ceux-là l'invoquent en vérité qui lui demandent les grâces de l'ordre le plus élevé, comme celle du salut éternel. C'est d'eux, en effet, qu'il est dit: « Le Seigneur accomplira la volonté de ceux qui le craignent, il exaucera leurs suppliques et il les sauvera, parce qu'il est le gardien de ceux qui l'aiment (Ps. CXLIV, 19-20). » Ainsi donc, quand David dit que Dieu est proche, il ne signifie pas autre chose si ce n'est que Dieu tient à satisfaire leurs désirs et à leur accorder même ce qu'ils ne songeaient pas à demander. Voilà pourquoi on lit que Salomon ayant demandé une chose qui était agréable à Dieu, c'est-à-dire la sagesse pour gouverner son peuple selon la justice, Dieu lui répondit: « Puisque tu as préféré la sagesse à tous les autres biens, que tu ne m'as point demandé la victoire sur tes ennemis ni leur mort, ni les richesses, ni une longue vie, je te donne non seulement la sagesse que tu as demandée afin que tu gouvernes mon peuple selon la justice, mais encore ce que tu ne m'as point demandé, c'est-à-dire les richesses, les biens de ce monde, la gloire, à un tel degré que jamais un roi ni avant ni après toi ne pourra t'être comparé (II Par. I, 11-12) ». Dieu fut fidèle à sa promesse. Il établit si bien la paix avec ses ennemis d'alentour, qu'il les obligea à lui payer tribut et à ne plus l'inquiéter.

Nous lisons le même fait dans la Genèse. Dieu avait promis à Abraham de multiplier les descendants de son fils légitime et de les lui donner aussi nombreux que les étoiles du firmament; c'est là ce qu'avait demandé Abraham. Mais Dieu ajouta: « Je multiplierai aussi les descendants du fils de l'esclave, parce qu'il est également ton fils (Gen. XXI, 13). »

Ainsi donc, quand nous prions, nous devons aller à Dieu avec toute l'énergie et toute la joie de notre volonté, sans chercher à nous appuyer sur des cérémonies d'invention tout humaine qui ne sont pas en usage dans l'Église catholique et ne sont pas approuvées par elle. Laissons le prêtre célébrer la messe selon le mode et la manière qui lui sont commandés, car c'est à l'Église qu'il obéit; c'est d'elle qu'il a reçu les rites qu'il doit suivre. Ne cherchons pas de nouvelles cérémonies, comme si nous avions lus de sagesse que l'Esprit-Saint et l'Église qu'il inspire. Et si en suivant cette voie toute simple nous ne sommes pas exaucés, soyons assurés que nous ne le serons pas, non plus, quelle que soit la multiplicité de nos inventions. Telle est la nature de Dieu que si nous nous conformons à sa volonté, nous faisons de lui ce que nous voulons. Mais si nous le prions d'après nos vues personnelles, il est inutile de lui parler. Quant aux autres cérémonies qui regardent la prière ou certaines dévotions, nous ne chercherons point à attacher notre coeur à des rites ou manières de prier qui diffèrent de ce que nous ont enseigné le Christ et son Église.

Il est évident que lorsque les disciples demandèrent à Notre-Seigneur de leur enseigner à prier (Luc, XI, 1-sv.), il a dû leur dire tout ce qu'il fallait pour être exaucés du Père Éternel, dont il connaissait parfaitement la volonté. Or, il ne leur a enseigné que les sept demandes du Notre Père, où est contenue l'expression de toutes nos nécessités corporelles et spirituelles. Il ne leur enseigna nullement une foule de prières et de cérémonies. Au contraire, il leur dit dans une autre circonstance: « Lorsque vous prierez, veillez à ne pas dire beaucoup de paroles, parce que votre Père céleste sait très bien ce qui vous est utile (Mat. VI, 7-8). » La seule chose qu'il leur recommanda avec les plus vives instances, c'est de persévérer dans la prière, c'est-à-dire dans la récitation du Notre Père. Car, il a aussi dit: « Il faut prier toujours et ne jamais cesser de prier (Luc, XVIII, 1). » Toutefois, il ne nous a pas enseigné à varier nos demandes, mais à redire souvent la même prière avec ferveur et attention. Car, je le répète, ces demandes du Notre Père renferment tout ce qui est conforme à la volonté de Dieu et à notre avantage. Voilà pourquoi quand le divin Maître s'adressa par trois fois au Père Éternel, il répéta chaque fois la même parole du Notre Père, comme le marquent les Évangélistes: « Mon Père, s'il faut que je boive ce calice, que votre volonté soit faite (Mat. XXVI, 42) ».

Quant aux cérémonies que nous devons suivre à la prière, elles se réduisent à l'une ou à l'autre de ces deux méthodes: ou bien nous devons nous retirer dans le secret de notre demeure, et là, loin de tout bruit et en toute liberté, nous pouvons le prier avec un coeur plus pur et plus dégagé, comme il nous l'enseigne lui-même par ces paroles: « Lorsque vous prierez entrez dans votre demeure, fermez-en la porte et priez (Ibid. VI, 6). » Ou bien, si nous ne prions pas dans notre demeure, recherchons les lieux solitaires, comme il le faisait lui-même, pour y prier au temps le plus favorable et le plus silencieux de la nuit. Ainsi donc il n'y a aucun motif de signaler tel temps, ou tel jour, et de regarder l'un comme plus favorable que l'autre pour nos dévotions. Nous ne devons pas, non plus, employer d'autres manières de prier, formules ou paroles équivoques, mais suivre seulement celles de l'Église avec le rite qu'elle emploie, et qui toutes se réduisent à ce que nous avons dit du Notre Père.

Je ne condamne pas pour cela, mais j'approuve au contraire l'usage qu'ont certaines personnes de faire quelquefois des dévotions à tel jour déterminé, comme des neuvaines ou exercices de ce genre. Ce que je condamne, c'est l'importance donné à telle cérémonie déterminée et à la manière d'accomplir ces actes de piété. Voyez ce que fit Judith. Elle reprocha aux habitants de Béthulie d'avoir limité à Dieu le temps où ils attendaient de sa main la miséricorde. « Ce n'est pas là, dit-elle, le moyen d'attirer sa clémence, mais plutôt celui d'exciter son indignation (Jud. VIII, 12).

CHAPITRE XLIV

ON TRAITE DU SECOND GENRE DE BIENS PARTICULIERS DANS LESQUELS LA VOLONTÉ PEUT METTRE UNE CERTAINE COMPLAISANCE.

La seconde sorte de biens particuliers et agréables dans lesquels la volonté peut mettre une vaine complaisance, comprend les biens qui nous invitent et nous stimulent à servir Dieu: nous les appelons provocatifs. Ils s'agit des prédications; et nous pouvons les considérer sous un double aspect: celui qui concerne les prédicateurs, et celui qui regarde leurs auditeurs. Car, il ne manque pas de conseils à leur donner aux uns et aux autres sur la manière dont ils doivent élever vers Dieu les joies qu'ils éprouvent dans leur coeur.

Parlons tout d'abord du prédicateur. S'il veut être utile aux fidèles et ne point se laisser follement aller à une vaine complaisance et à la présomption, il doit considérer que la prédication est un exercice où l'esprit a plus de part que la parole. S'il est vrai que la parole en est la moyen extérieur, sa force et son efficacité dépendent tout entières de l'esprit intérieur. Voilà pourquoi, quelque élevée que soit la doctrine prêchée, quelques belles qu'en soient les pensées, quelque sublime que soit le style dont elles sont revêtues, tout cela ne produira d'ordinaire qu'un résultat proportionné à l'esprit intérieur de celui qui prêche. Sans doute, la parole de Dieu est efficace par elle-même, comme le dit David: « Il donnera à sa voix une vertu et une force (Ps. LXVII, 34). » Or, le feu a, lui aussi, par lui-même une vertu, celle de brûler, et cependant il ne brûle pas, tant que le sujet n'y est pas disposé. De même, pour que la prédication produise son effet, deux dispositions sont nécessaires: l'une dans le prédicateur, l'autre dans l'auditeur; et d'ordinaire l'effet est en rapport avec la disposition de celui qui prêche. Voilà pourquoi on dit: Tel est le maître, tel est généralement le disciple. Aussi nous lisons dans les Actes des Apôtres que les sept fils de Scéva, prince des prêtres juifs, se mirent à conjurer les démons avec la même formule que saint Paul, mais le démon les brava et leur dit: « Je connais Jésus, et je connais Paul; mais vous, qui êtes-vous? (Act. XIX, 15) » Et se précipitant sur eux, il les mit à nu et les couvrit de plaies. Tout cela arriva parce que ces hommes n'avaient pas les qualités requises, et non parce que le Christ voulait les empêcher de chasser les démons en son nom. Nous lisons, en effet, qu'un jour les Apôtres rencontrèrent un homme qui, n'étant pas du nombre des disciples de Notre-Seigneur Jésus-Christ, chassait un démon en son nom; et, comme ils s'y opposaient, le Sauveur leur dit: « Ne l'en empêchez pas, parce que si quelqu'un opère des prodiges en mon nom, il ne pourra pas se mettre immédiatement après à parler mal de moi (Marc, IX, 39) ».

Mais il a en horreur ceux qui enseignent la loi divine sans l'observer, et qui prêchent la vertu sans la pratiquer. Voilà pourquoi le Seigneur nous dit par saint Paul: « Tu instruis les autres, et tu ne t'instruis pas toi-même! Tu prêches qu'il ne faut pas voler, et tu voles! (Rom. II, 21) » L'Esprit-Saint nous dit par la bouche de David: « Dieu a dit au pécheur: Pourquoi proclamez-vous ma justice, et ne cessez-vous jamais de parler de ma loi, tandis que vous avez en horreur la conduite qu'elle commande et que vous méprisez mes paroles? (Ps. XLIX, 16-17) » Par là, il nous montre qu'il ne donnera pas à ces hommes les dons qui sont nécessaires pour produire le bien.

Aussi nous voyons d'ordinaire que plus la vie du prédicateur est sainte, autant que nous pouvons en juger sur la terre, plus est abondant le fruit qu'il produit, alors même que son style serait vulgaire, sa doctrine pauvre et ses pensées communes. L'esprit de vie dont il est animé communique sa chaleur. Un autre au contraire ne produit que peu de fruits, malgré la perfection de son style et la profondeur de sa doctrine.

Sans doute un bon style, de beaux gestes, une doctrine solide, une diction parfaite, touchent et font plus d'effet, s'ils sont accompagnés d'une sainte vie; mais, sans elle les sens auront beau être flattés et l'intelligence satisfaite, la volonté n'en retirera que très peu de piété ou de ferveur, ou même n'en retirera nullement; l'âme d'ordinaire se trouve aussi faible et aussi lâche dans la pratique de la vertu qu'elle l'était précédemment, malgré toutes les merveilles si merveilleusement dites de l'orateur, qui n'ont servi qu'à flatter l'oreille, comme un concert de musique, ou un son de cloches harmonieux; l'âme, je le répète, ne sort pas de son ornière; elle est au même point après qu'elle l'était avant, et pareille éloquence n'a pas la vertu de ressusciter les morts et de les faire sortir du tombeau. Peu importe donc qu'on entende une parole plus harmonieuse qu'une autre, si elle ne stimule pas plus que l'autre à la pratique de la vertu. On a dit des merveilles, soit; mais elles s'oublient promptement, dès lors qu'elles n'ont pas porté le feu sacré dans la volonté. Non seulement l'impression agréable que de telles paroles excitent dans les sens ne produit par elle-même que peu de fruit, mais elle empêche l'enseignement d'arriver à l'esprit; et tout se borne à faire l'éloge de la forme et les accessoires dont la prédication est revêtue. On loue telle ou telle qualité du prédicateur, et on le suit plutôt à cause des qualités de son éloquence qu'à cause de l'amendement qu'on en retire. Telle est la doctrine que saint Paul fait admirablement comprendre quand il dit aux Corinthiens: « Quant à moi, mes frères, lorsque, je suis venu vers vous, je ne suis point venu vous prêcher le Christ avec tout l'apparat de la science et de la sagesse; ma parole et ma prédication n'avaient point pour ressources l'éloquence et la sagesse des hommes, mais toute leur efficacité venait de l'Esprit-Saint et de la vertu de Dieu (I Cor. II, 1-4 ; N.B. : Les fragments que le P. Gérard a ajoutés à la Montée du Carmel, et dont il fait les ch. XLV et XLVI, ne peuvent être considérés comme la continuation de ce livre. Ils sont la reproduction d'une longue et admirable lettre adressée par le Saint à un religieux, son fils spirituel. P. Silverio t. II, p. 358). » Sans doute l'intention de l'Apôtre et la mienne ne sont pas de condamner ici le beau style, l'éloquence, le langage noble, toutes choses qui favorisent beaucoup la prédication comme d'ailleurs toutes les affaires, car un beau langage ou une parole habile relève et gagne même les causes qui étaient perdues et désespérées, tandis qu'une parole maladroite ruine et perd les meilleurs causes.

    

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