La Nuit Obscure

 

Quelques-unes des nombreuses imperfections dans lesquelles les débutants tombent par rapport aux sept péchés capitaux.

Les pratiques saintes portent à l'humilité, et cependant, comme nos débutants se sentent pleins de ferveur et de zèle pour les choses spirituelles et les exercices religieux, il advient, par un effet de leur imperfection, qu'un rejeton d'orgueil se fait secrètement jour dans leur coeur. Vous les verrez très satisfaits d'eux-mêmes et de leurs oeuvres : ils éprouvent un désir plein de vanité de parler devant d'autres des choses spirituelles, un penchant à enseigner plutôt qu'à s'instruire, à condamner intérieurement ceux qu'ils ne voient pas pratiquer le genre de dévotion qu'ils apprécient.

Souvent le démon, en vue de faire grandir en eux l'orgueil et la présomption, accroît leur ardeur pour telle ou telle oeuvre extérieure, car il sait très bien que les bonnes oeuvres et les pratiques de vertu accomplies dans ces conditions n'ont aucune valeur et sont même mauvaises.

Leurs maîtres spirituels viennent-ils à désapprouver leur esprit et leur conduite, ces débutants, qui entendent qu'on estime et qu'on loue leur spiritualité, déclarent que leurs confesseurs -ou leurs supérieurs- ne les comprennent pas et qu'ils ne sont pas spirituels, puisqu'ils ne les approuvent ni ne les favorisent. Là-dessus ils se mettent en quête d'autres maîtres plus à leur goût, car c'est la pente de l'esprit humain de communiquer volontiers avec les personnes qu'on voit disposées à vous louer et à canoniser vos voies. Ceux-ci fuient comme la mort les maîtres qui, pour les mettre dans un chemin sûr, visent à les rabaisser, et ils les prennent quelquefois en véritable aversion. Leur présomption fait qu'ils se proposent d'ordinaire de grandes choses, mais ils n'en réalisent qu'une très faible partie. Ils s'efforcent de captiver l'attention et la préférence des confesseurs, d'où naissent des jalousies et des inquiétudes sans fin. Parfois ils vont trouver un confesseur étranger pour s'accuser à lui de ce qui les humilie : ainsi leur confesseur ordinaire ne verra en eux que vertu...

Tantôt ils se soucient peu des fautes dans lesquelles ils tombent, tantôt ils s'attristent outre mesure de se voir encore sujets à des défauts ; car, dans leur pensée, ils devraient déjà être des saints... Ils détestent donner des louanges aux autres et aiment extrêmement qu'on les loue. De ces imperfections, il en est qui passent à d'autres, bien plus graves. Elles ont des degrés divers.

Ceux qui, en ce même temps, s'attachent à la perfection véritable procèdent d'une tout autre manière et sont dans une disposition d'esprit bien différente. Comme ils sont très humbles, ils ne font aucune estime de leurs propres voies. Dans la sérénité de leur humilité, ils ont grande envie qu'on leur donne un enseignement dont ils puissent profiter, bien différents de ceux dont nous avons parlé, qui voudraient en remontrer à tout le monde et qui, au moment où vous vous disposez à leur enseigner quelque chose, vous coupent la parole comme sachant déjà parfaitement ce dont il s'agit.

Imperfections relatives à l'avarice spirituelle.

On en voit un grand nombre insatiables de direction, de livres qui traitent de spiritualité : à quoi les commençants donnent plus d'importance qu'à la mortification et à la pauvreté d'esprit. Ils se plaisent à se charger d'images, de chapelets, de croix, de reliques, d'agnus dei, etc., qu'ils veulent d'un beau travail et de prix...

Ce que je blâme en cela, c'est l'attache du coeur, l'importance donnée à la façon ou au nombre et à la beauté des objets, chose très contraire à la pauvreté d'esprit. La pauvreté d'esprit ne considère que l'essentiel de la dévotion ; elle use de ce qui la favorise, mais n'a que du dégoût pour la multiplicité et la recherche. C'est que la vrai dévotion vient du coeur ; elle se préoccupe de la réalité substantielle que représentent ces objets pieux. Tout le reste n'est qu'attache, propriété imparfaite, qu'il faut nécessairement retrancher pour arriver à l'état de perfection.

Ceux qui, dès le début, s'engagent ainsi dans la bonne voie ne s'attachent guère aux instruments visibles de la prière, et ne se chargent pas d'un grand nombre d'objets. Ils ne se soucient pas non plus de savoir plus qu'il ne leur en faut pour bien agir. Leur unique préoccupation est de se mettre bien avec Dieu et de lui plaire. C'est là que tendent tous leurs désirs. Aussi donnent-ils avec libéralité ce qu'ils ont ; leur joie est de savoir s'en priver pour Dieu et leur prochain, qu'il s'agisse de biens spirituels ou de biens temporels. Je le répète, ils ne s'attachent qu'à la vraie perfection intérieure, qui consiste à plaire à Dieu, non à se satisfaire soi-même.

Des imperfections qui naissent de l'avarice spirituelle, comme de toutes les autres, l'âme ne peut se purifier entièrement si Dieu ne l'introduit dans la purification passive de "la nuit obscure". Cependant elle doit faire ce qui dépend d'elle pour se purifier et se perfectionner, en vue d'obtenir de Dieu qu'il lui fasse subir ce divin traitement, qui guérit l'âme des maux dont elle est impuissante à se défaire elle-même. En effet, elle a beau faire effort, elle est incapable, par sa seule activité, de se purifier de manière à obtenir la moindre disposition proportionnée à l'union d'amour parfait. Il faut que Dieu la prenne, pour ainsi dire, par la main et la purifie lui-même dans ce feu obscur...

Imperfections relatives à l'impureté spirituelle.

...L'affection a-t-elle pour principe une passion sensuelle, elle produit des effets tout opposés : à mesure que l'affection sensuelle prend des accroissements, l'amour de Dieu diminue, ainsi que le souvenir de Dieu. Que dans ce cas cet amour de Dieu se refroidisse et tombe dans l'oubli, c'est chose bien facile à constater, et en même temps la conscience se plaint. Au contraire, quand l'amour de Dieu grandit dans une âme, les affections humaines se refroidissent et se perdent de vue. Ces deux amours étant opposés, il n'y a entre eux ni accord ni assistance réciproque. Celui qui prédomine éteint et anéantit l'autre : c'est ce que nous disent les philosophes. Le Christ lui-même n'a-t-il pas déclaré : "Ce qui est né de la chair est chair, et ce qui est né de l'esprit est esprit (Jn 3,6) ? En d'autres termes, l'amour né de la sensualité se termine à la sensualité, tandis que l'amour né de l'esprit se termine à l'esprit et fait croître la grâce.

La colère. Se trouvent-ils privés du plaisir qu'ils goûtaient dans les choses spirituelles, vous les verrez tomber dans le mécontentement. Ils s'irritent, par un zèle désordonné, contre les mauvais penchants d'autrui. Ils observent leur prochain et parfois se sentent portés à le reprendre aigrement. Il leur arrive même de le faire, s'établissant ainsi juges de la vertu. Tout cela est contraire à la douceur spirituelle.

D'autres encore, se voyant imparfaits, s'irritent avec orgueil contre eux-mêmes. Leur impatience est si grande qu'ils voudraient se voir saints en un jour.

Parmi ceux-là, il en est un bon nombre qui ont de grands projets de sainteté, qui font des plans magnifiques ; mais comme l'humilité leur manque et qu'ils présument d'eux-mêmes, ils font des chutes d'autant plus graves qu'ils se sont proposé de monter plus haut : sur quoi, leur irritation croît de plus belle. Ces gens-là n'ont pas la patience d'attendre l'heure de Dieu, qui leur donnera la vertu quand il le trouvera bon, et cela est également opposé à la mansuétude spirituelle. La purification de la "nuit obscure" remédie à toutes ces imperfections.

Par contre, il en est qui sont si peu impatients d'avancer, si lents à faire des progrès, que Dieu verrait volontiers en eux un peu plus d'ardeur.

Il est bien peu de commençants, si droit qu'ils marchent d'ailleurs, qui ne tombent dans l'une ou l'autre des nombreuses imperfections qui dérivent pour eux de ce penchant : la gourmandise spirituelle. Beaucoup d'entre eux, affriandés de la saveur qu'ils trouvent dans les exercices spirituels, cherchent bien plus leur jouissance que la pureté de la grâce et la discrétion, que Dieu cependant considère et agrée par-dessus tout en ceux qui s'adonnent à la vie intérieure. Prétendre aux goûts spirituels est déjà une imperfection. Outre cela, la gourmandise qui exerce sur eux son empire leur fait dépasser les limites du juste milieu, où réside la vertu.

Entraînés par le plaisir qu'ils y trouvent, les uns se tuent de pénitences, les autres se débilitent par le jeûne, outrepassant leurs forces sans ordre et sans conseil...

Comme tous les extrêmes sont mauvais et que ceux qui en agissent de la sorte suivent leur volonté, il en résulte que leurs mauvais penchants se fortifient beaucoup plus que leurs vertus. A tout le moins, autant qu'ils s'écartent de l'obéissance, ils sont sous l'empire de la gourmandise spirituelle et de l'orgueil.

Il en est que le démon presse si fort sur ce point, et dont il attise tellement la gourmandise spirituelle par les goûts et les appétits qu'il excite en eux, que, s'ils ne peuvent aller absolument contre l'ordre reçu, du moins ils le modifient ou y ajoutent, tant l'obéissance leur est en ceci à charge et amère... Comme ils sont fortement attachés à leur goût et à leur volonté propre, dont ils font leur dieu, vient-on à les contrarier afin de les ranger à la volonté de Dieu, les voilà plongés dans la tristesse, la lâcheté, le découragement. Servir Dieu, plaire à Dieu, à leur jugement, c'est suivre son goût propre et se satisfaire...

Ils ont la hardiesse de communier sans la permission du ministre du Christ, dispensateur de son sacrement. Ils le font de leur chef et cherchent à lui en dérober la connaissance. Dans cette vue et afin de continuer à communier, ils font leurs confessions superficiellement, plus avides de manger le pain consacré que de le manger avec pureté de conscience et perfection. Ils ne comprennent pas que le sentiment est le moindre des fruits qui dérivent de ce très saint sacrement, et que la grâce invisible qu'il communique est de beaucoup supérieure.

Ceux qui pratiquent la sobriété et la tempérance spirituelles suivent une voie tout autre, celle de la mortification, de la crainte, de l'assujettissement en toutes choses. Ils comprennent que la perfection et la valeur des oeuvres ne consistent pas à multiplier ses exercices, mais à savoir se renoncer soi-même en les accomplissant. Ils doivent donc y travailler de toutes leurs forces, en attendant que Dieu veuille bien les purifier entièrement en les faisant entrer dans la nuit obscure.

Imperfections relatives à l'envie et la paresse.

Beaucoup éprouvent des mouvements de déplaisir à propos du bien spirituel de leur prochain ; ils souffrent sensiblement de se voir devancés par lui sur le chemin ; ils ont peine à entendre faire son éloge ; en un mot, la vertu d'autrui leur cause de la tristesse. Parfois même ils ne peuvent se défendre de contredire l'éloge qu'on en fait, et ils rabaissent ces louanges autant qu'ils le peuvent. Ils sont piqués qu'on ne les loue pas de même, car ils voudraient avoir en tout la préférence.

Ceci est très contraire à la charité qui, selon Saint Paul, "se réjouit de tout ce qui est bon" (1 Co 13,6). La charité, elle, est saintement envieuse. Si elle s'attriste d'avoir moins de vertus que d'autres, elle se réjouit de les en voir ornés...

Venons à la paresse. Ceux-ci ont du dégoût pour la spiritualité élevé et la fuient le plus qu'il leur est possible, parce qu'elle est en opposition avec leur soif des goûts sensibles. Ils sont si attirés par cette valeur sensible que tout ce qui en est dépourvu n'a pour eux nul attrait. Beaucoup souhaiteraient que Dieu voulût toujours ce qu'ils veulent. S'agit-il au contraire de vouloir ce que Dieu veut, les voilà plongés dans la tristesse, tant c'est pour eux chose difficile de conformer leur volonté à la volonté de Dieu. Aussi, dès lors qu'une chose est contraire à leur goût et à leur volonté, ils se figurent qu'elle n'est pas voulue de Dieu. Au contraire quand une chose leur plaît, ils s'imaginent qu'elle plaît à Dieu. Pour tout dire, ils mesurent Dieu à eux-mêmes, au lieu de s'adapter eux-mêmes à Dieu, ce qui est en opposition formelle avec cette sentence rapportée dans l'Évangile : "Celui qui perdra son âme pour moi la trouvera" (Mt 16,25). Ce qu'on peut interpréter ainsi : celui qui perdra sa volonté pour moi, la gagnera et celui qui voudra la gagner la perdra.

Ceux dont nous parlons éprouvent un ennui profond quand on leur donne des enseignements qui sont sans goût pour eux... Plus la spiritualité est élevée, plus elle leur inspire de dégoût. Il leur faut une spiritualité commode et conforme à leurs attraits ; aussi éprouvent-ils de la tristesse et une vive répugnance à la pensée d'entrer dans "l'étroit chemin" que le Christ nous dit "conduire à la vie" (Mt 7,14).

Nous venons d'exposer quelques-unes des nombreuses imperfections auxquelles sont sujets les commençants... C'est dans la nuit obscure que Dieu les réduit à la pure sécheresse et aux ténèbres intérieures, c'est là qu'il les délivre de toutes les imperfections et de tous les enfantillages dont nous avons parlé, et leur fait acquérir les vertus par des voies bien différentes de celles qu'ils tenaient...

La nuit obscure.

Les âmes pénètrent dans cette nuit obscure quand Dieu les tire de l'état des commençants, c'est-à-dire de ceux qui pratiquent la méditation, pour les placer dans l'état de ceux qui progressent, c'est-à-dire des contemplatifs, et par cette voie leur faire atteindre l'état des parfaits ou l'union de l'âme avec Dieu.
 

LA NUIT DES SENS
 

Cette nuit n'est autre que la contemplation. Elle produit chez les spirituels deux sortes de ténèbres ou de purifications, qui ont rapport aux deux parties dont l'homme est composé : la partie sensitive et la partie spirituelle.

La première nuit ou la première purification sera donc sensitive. Elle aura pour effet de purifier et de dénuder l'âme selon le sens et d'adapter la partie sensitive à l'esprit. La seconde nuit sera une purification spirituelle. Elle aura pour effet de purifier et de dénuder l'âme selon l'esprit, et de la disposer à l'union d'amour avec Dieu.

La nuit sensitive est le fait de beaucoup, et elle est propre aux commençants : nous en traiterons tout d'abord. La nuit spirituelle n'est le fait que d'un très petit nombre et déjà exercés et avancés : nous en traiterons en second lieu.

La première nuit ou la première purification est amère et terrible pour le sens. La seconde est incomparablement plus amère, elle est effroyable pour l'esprit. Nous parlerons brièvement de celle qui se produit la première, je veux dire la sensitive, parce qu'étant assez répandue, elle a été souvent décrite. Quant à la nuit spirituelle, nous en traiterons à fond, parce qu'on en parle fort peu, soit de vive voix, soit par écrit ; surtout on n'en parle guère par expérience.

Le chemin que suivent les commençants est assez bas ; il est fort entaché d'amour propre et de goût propre, comme nous l'avons montré plus haut. Mais Dieu veut les faire passer plus avant et les conduire d'un degré d'amour encore bas à un degré plus élevé ; il veut les affranchir du bas exercice du discours sensible (méditation), par lequel ils le cherchent d'une manière très restreinte et mêlée de tant d'imperfections ; il veut les initier à un exercice vraiment spirituel, qui leur permette de communiquer avec lui plus largement ; il veut enfin les délivrer des nombreux défauts auxquels ils sont encore sujets. Ils se sont exercés quelque temps sur le chemin de la vertu ; ils ont persévéré dans la méditation et la prière à cause du goût et de la saveur qu'ils y ont trouvés, ils se sont détachés des choses du monde ; ils ont pris en Dieu quelques forces spirituelles, qui les ont mis en état de refréner un peu l'amour des créatures, en sorte qu'ils sont maintenant à même d'endurer pour Dieu quelques sécheresses et quelques peines, sans retourner en arrière. Lors donc qu'ils s'adonnent avec beaucoup de plaisir et de satisfaction à leurs exercices spirituels, et tandis que brille pour eux dans tout son état - du moins ils en jugent ainsi - le soleil des divines faveurs, voici que Dieu obscurcit cette lumière et ferme pour eux la source de cette eau si suave, dont ils s'abreuvaient en Dieu autant de fois et pour autant de temps qu'ils le souhaitaient. Et par le fait, à cause de leur faiblesse, il n'y avait pas, selon la parole de saint Jean dans l'Apocalypse, de porte fermée pour eux (Ap,3,8). Les voilà maintenant dans une obscurité si profonde qu'ils ne savent plus de quel côté porter le travail de leur imagination ni sur quoi exercer leur discours. Les voilà incapables de méditer. Leurs facultés intérieures sont plongées dans les ténèbres ; leur aridité est telle que les choses spirituelles et les exercices de dévotion, qui faisaient leurs délices, n'ont plus pour eux aucune saveur : ils n'y rencontrent qu'amertume et répugnance. C'est que Dieu, les voyant un peu grandis, veut les fortifier et les dégager des langes de l'enfance. Il les détache donc de son sein plein de douceur, les fait descendre de ses bras et les oblige à marcher. Une transformation si complète les déconcerte étrangement.

Chez les personnes qui vivent loin du monde, elle a lieu plus promptement que chez les autres, parce qu'elles sont affranchies des occasions qui pourraient les faire retourner en arrière, et aussi parce qu'elles réforment plus tôt les appétits des choses du siècle, toutes conditions requises pour être introduit dans cette bienheureuse nuit du sens. D'ordinaire, pour ces personnes, il ne s'écoule pas un long temps avant qu'elles y entrent, et la plupart d'entre elles y entrent. C'est donc chose très ordinaire de voir les personnes qui se trouvent dans ces conditions en proie à ce genre de sécheresses.

Il serait facile d'alléguer un grand nombre de textes de l'Écriture s'appliquant à cette purification sensitive, si généralement répandue, car on les rencontre à chaque page des livres saints, spécialement des psaumes et des prophètes.

Signes auxquels on reconnaît que le spirituel se trouve dans la nuit de la purification sensitive.

Comme il peut arriver, et qu'il arrive même souvent, que les sécheresses ne proviennent pas de la nuit de la purification de l'appétit sensitif, mais de péchés, d'imperfections, de lâcheté, de tiédeur, ou bien de quelque indisposition corporelle, je vais donner des signes auxquels on pourra reconnaître si la sécheresse provient de la purification qui nous occupe, ou s'il y a lieu de l'attribuer à l'une ou l'autre des causes que nous venons d'énumérer. Il y a trois signes principaux.

Voici le premier. Alors que l'on ne trouve ni goût ni consolation dans les choses de Dieu, on n'en trouve pas non plus dans les créatures. Dieu, qui place l'âme dans cette obscure nuit afin de la purifier de l'appétit sensitif, ne la laisse trouver en quoi que ce soit plaisir et satisfaction. A ce signe on peut juger, avec beaucoup de probabilité, que cette sécheresse et ce dégoût ne proviennent pas de péchés ou d'imperfection de date récente; autrement la nature sentirait quelque penchant et inclination vers des objets étrangers à Dieu. Toutes les fois, en effet, que l'appétit entraîne en quelque imperfection, on se sent aussitôt plus ou moins incliné vers la créature où l'on a placé son goût et son affection. Cependant ce dégoût simultané des choses d'en haut et des choses d'en bas pourrait encore avoir pour cause quelque indisposition, ou bien un accès d'humeur mélancolique, dont l'effet est de produire une amertume universelle. Il est donc nécessaire que le second signe intervienne.

Voici le second signe indiquant qu'il s'agit de la purification passive. On est ordinairement occupé de la pensée de Dieu, avec un sentiment d'anxiété douloureuse. On se figure qu'on ne sert pas Dieu et qu'on recule à son service, puisqu'on ne trouve aucune saveur aux choses de Dieu. Ceci montre bien que le dégoût et la sécheresse ne naissent pas de tiédeur et de lâcheté, car la tiédeur a pour effet propre de produire l'indifférence à l'égard des choses de Dieu.

Il y a par là même une différence manifeste entre la sécheresse et la tiédeur. La tiédeur imprime à la volonté une lâcheté très grande, elle rend indifférent à ce qui est du service de Dieu. La sécheresse purificatrice au contraire donne naissance à une anxiété, à une peine, à un regret continuels de ne pas servir Dieu. Supposons qu'il se mêle à cette sécheresse purificatrice un peu de mélancolie et d'indisposition physique, ce qui peut arriver. Elle n'en produira pas moins dans l'appétit son effet purifiant, parce qu'il est alors privé de toute espèce de goût et ne se soucie que de Dieu. S'agit-il au contraire d'une indisposition physique, vous n'êtes en présence que de dégoûts et de déplaisirs de nature, sans aucun de ces désirs de servir Dieu qui sont caractéristiques de la sécheresse purificatrice. Dans le cas où il y a purification passive, la partie sensitive se trouve, il est vrai, par l'effet du dégoût qui l'accable, profondément abattue et faible pour l'action ; mais l'esprit en même temps reste prompt et plein d'énergie.

Voici la vraie cause de la sécheresse dont nous parlons : Dieu a transféré de la partie sensitive à la partie spirituelle les biens et les forces que le sens et la nature sont incapables de contenir pleinement. Dès lors le sens se trouve à jeun, dans l'aridité et le vide. La partie sensitive, je le répète, n'est pas capable des biens purement spirituels. Lorsque l'esprit commence à les recevoir, la chair tombe dans le dégoût et perd toute énergie pour l'action. L'esprit, au contraire, qui désormais se nourrit, acquiert des forces, devient plus alerte et plus désireux que jamais de ne manquer à rien de ce qu'il doit à Dieu. Si de prime abord il ne perçoit ni saveur ni jouissance spirituelle, s'il est accablé de sécheresse et de dégoût, cela vient de la surprise que lui cause le changement qui vient de se produire. Comme son palais est habitué aux goûts sensibles, il les regrette et les attend. De plus, ce palais spirituel n'est encore ni purifié ni disposé à saisir un goût si délicat. Il faut qu'il s'y dispose graduellement au moyen de cette nuit sèche et obscure. Jusque-là il est impuissant à percevoir les biens spirituels ; au lieu du goût sensible qui lui plaisait si fort, il n'éprouve que sécheresse et dégoût.

Ceux que Dieu introduit ainsi dans les solitudes du désert sont assez semblables aux enfants d'Israël. Quand Dieu leur donna un aliment venu du ciel, qui renfermait en soi toutes les saveurs et prenait, au témoignage de l'Écriture (Sg,16,20-21), le goût que chacun désirait, ils regrettaient la viande et les oignons dont ils se nourrissaient en Égypte et qui plaisaient à leur palais. Ils leur donnaient la préférence sur le pain des anges, si suave et si délicat, que Dieu leur accordait, tellement que, nourris d'un aliment céleste, on les voyait pleurer et gémir, réclamant de la chair (Nb 11,4-6). Telle est bien la bassesse de notre appétit : il soupire après des biens misérables, il prend en dégoût les biens inestimables d'en haut.

Cependant, je l'ai dit déjà si les sécheresses proviennent de la purification de l'appétit sensitif, l'esprit peut bien de prime abord, pour les raisons susdites, ne pas percevoir de goût : il sent du moins de l'énergie et de l'ardeur pour le bien, grâce à la force substantielle que lui communique l'aliment intérieur. Cet aliment, en effet, est pour l'esprit un principe de contemplation sèche et obscure, contemplation qui reste cachée à celui-là même en qui elle réside. D'ordinaire cette sécheresse et ce vide qui tourmentent l'appétit sont accompagnés d'un désir de rester en solitude et en repos, sans pouvoir penser à rien de particulier ni avoir envie de le faire.

Si ceux qui en sont là savaient effectivement se mettre en repos, se dégager de toute oeuvre intérieure ou extérieure et ne pas s'inquiéter de ne rien faire, ils se trouveraient, grâce à ce dégagement et à cette oisiveté, en état de goûter sans délai la réfection intérieure qui leur est présentée. A la vérité, sa délicatesse est telle que d'ordinaire il suffit de désirer en sentir la douceur pour ne la sentir pas, car, je le répète, c'est dans l'oisiveté et l'entier dégagement qu'elle se laisse percevoir. Il en est comme de l'air : lorsqu'on ferme la main pour le saisir, il s'échappe.

On peut entendre dans ce sens cette parole de l'Époux, à l'épouse dans les Cantiques : Détourne tes yeux de moi, car ils m'obligent à me retirer promptement (Ct 6,4). C'est Dieu même qui met l'âme en cet état, lui qui la conduit par cette voie si nouvelle. Aussi, pour peu qu'elle veuille mettre ses puissances en mouvement, loin de concourir comme autrefois à l'oeuvre de Dieu, elle ne fait que l'entraver. C'est que, dans cet état de contemplation, alors qu'elle abandonne l'oraison discursive pour entrer dans l'état de ceux qui avancent, Dieu se réserve à lui seul l'oeuvre à faire en elle. Il lie ses puissances intérieures, il prive son entendement de tout appui, sa volonté de toute jouissance, sa mémoire de toute opération discursive. Alors toute action personnelle de la part de l'âme ne fait que troubler sa paix intérieure et l'oeuvre qu'au milieu de cette sécheresse du sens Dieu opère dans l'esprit. Cette opération de Dieu étant d'une extrême délicatesse et toute spirituelle produit un effet de repos, de suavité, de solitude, de jouissance et de paix, très différent des goûts palpables et sensibles qui avaient précédé. Cette paix est celle dont David nous dit qu'elle accompagne la parole de Dieu dans l'âme (Ps 84,9), lorsqu'il vient la rendre spirituelle.

De là naît le troisième signe indiquant qu'il s'agit de la purification du sens. C'est l'impuissance à méditer, à discourir et se servir de la faculté imaginative, comme on le faisait auparavant, quelque peine qu'on prenne pour cela. Dieu commence ici à se communiquer, non plus comme auparavant par l'entremise du sens, au moyen du discours qui compose et divise les objets de connaissance, mais par une voie purement spirituelle. Le discours successif n'a plus lieu, et Dieu se communique par un acte de pure contemplation, auquel n'atteignent ni les sens extérieurs ni les facultés intérieures. Dès lors l'imagination et la fantaisie ne peuvent plus s'appuyer sur aucune considération, elle perdent pied irrémédiablement.

Ce troisième signe montre avec évidence que cet engourdissement des puissances, ainsi que le dégoût auquel elles sont en proie, ne proviennent pas de l'humeur mélancolique ; car en pareil cas, cette humeur, essentiellement variable de sa nature, venant à se dissiper, l'âme retrouvait, pour peu qu'elle y apportât de soin, la possibilité d'agir qu'elle a perdue et ses puissances reprendraient leurs points d'appui. Quand il y a purification de l'appétit, c'est tout autre chose. Une fois qu'elle a commencé, l'impuissance à discourir dont sont frappées les puissances demeure invariable. A la vérité, chez quelques personnes, cette impuissance au début n'est pas permanente. Par moments elles retrouvent les goûts sensibles, et le discours imaginatif leur redevient possible, peut-être parce que leur faiblesse ne permet pas de les sevrer tout d'un coup. Il reste vrai cependant que si elles sont destinées à progresser, elles s'enfonceront toujours davantage dans l'impuissance et se trouveront de plus en plus dépourvues d'opération sensible. Chez les personnes qui ne marchent point par le chemin de la contemplation, les choses se passent bien différemment. La nuit des sécheresses n'est pas continuelle dans la partie sensitive : elle va et vient. Tantôt ces personnes ne peuvent plus discourir, tantôt elles retrouvent le pouvoir de le faire. Le but que Dieu se propose en les plaçant dans cette nuit est de les exercer, de les humilier, de réformer leur appétit, pour l'empêcher de se porter avec gourmandise spirituelle vers les choses de Dieu ; il n'est pas de les introduire dans la voie de l'esprit, c'est-à-dire dans la contemplation. De fait, tous ceux qui s'exercent sérieusement dans le chemin de l'esprit ne sont pas élevés par Dieu à la contemplation, non pas même la moitié d'entre eux. Lui seul en sait la raison. De là vient qu'il en est bon nombre que Dieu ne détache pas de l'exercice des considérations discursives, si ce n'est de temps en temps et par intervalles, comme il a été dit.

Conduite que doivent tenir ceux que Dieu introduit dans la nuit obscure.

Dans le temps des sécheresses de la nuit sensitive, alors que Dieu fait subir à l'âme cette transformation qui consiste à passer de la vie du sens à la vie de l'esprit, et où les puissances deviennent incapables de discourir sur les choses de Dieu, parce qu'il s'agit de passer de la méditation à la contemplation, les spirituels souffrent à l'extrême, non tant des sécheresses qu'ils endurent, que de la crainte d'être égarés, de la pensée que les biens spirituels sont perdus pour eux, et que Dieu les a délaissés. Ces sombres pensées viennent de ce qu'ils ne trouvent plus ni goût ni appui dans les choses saintes. En proie à cette affliction, ils font effort pour procurer à leurs puissances quelque goût sensible, pour les appliquer à quelque travail discursif, se persuadant que tout consiste à se sentir agir. Cet effort leur cause intérieurement beaucoup de dégoût et de répugnance, parce qu'ils sentent un besoin de repos, d'oisiveté, d'inaction des puissances.

Ainsi, en tâchant de se servir de leurs puissances, d'une part ils dérangent l'oeuvre en cours et de l'autre ne gagnent rien ; ils ne font que perdre le bienfait de la tranquillité et de la paix. Telle une personne qui déferait ce qui est fait, pour recommencer à le faire, ou qui sortirait d'une ville pour y rentrer, ou qui laisserait la proie qu'elle tient pour en poursuivre une autre. Vains efforts. Ils ont beau chercher à reprendre leur première manière de faire, ils restent aussi vides qu'auparavant.

Si dans cet état ils ne trouvent personne qui les comprenne, ils retourneront en arrière, quitteront le chemin de l'esprit ou n'y marcheront que d'un pas languissant. A tout le moins, ils n'avanceront pas. Voyez-les en lutte avec eux-mêmes pour continuer la méditation discursive : ils se fatiguent, ils se lassent à l'excès, dans la persuasion que tout le mal vient de leur négligence et de leurs péchés. Peine inutile, car Dieu les mène à présent par un autre chemin, tout différent du premier, puisque c'est celui de la contemplation. Alors tout reposait sur la méditation discursive ; maintenant il n'y a plus rien à voir avec l'imagination et le discours.

Que ceux qui se trouvent en cet état se consolent et persévèrent avec patience. Qu'ils ne s'affligent pas, mais se confient en Dieu. Il n'abandonne pas ceux qui le cherchent d'un coeur simple et droit ; il leur donnera toujours le viatique indispensable à la route, et finira par les amener à la pure et brillante lumière de son amour. Il se servira pour cela de la seconde nuit, celle de l'esprit, s'ils sont assez heureux pour s'y voir introduits.

Ce qu'ont à faire les personnes qui se trouvent dans la nuit du sens, c'est de ne se soucier nullement de la méditation discursive, car, ainsi que je l'ai dit, ce n'en est plus le temps. Qu'elles laissent leur âme en repos et en quiétude, même s'il leur semble qu'elles ne font rien, qu'elles perdent leur temps et que cette envie de ne penser à rien est un effet de leur lâcheté. Elles font beaucoup lorsqu'elles prennent patience et persévèrent en oraison dans l'inaction. Qu'elles visent uniquement à laisser leur âme libre, dégagée, reposée de toute considération et de toute imagination, sans se mettre en peine de réfléchir et de méditer. Qu'elles se contentent d'une simple attention à Dieu, amoureuse et paisible, sans anxiété, sans effort, sans désir de sentir et de goûter. Toute préoccupation de ce genre ne fait qu'inquiéter l'âme et la distraire du paisible repos, de la suave oisiveté de la contemplation, que Dieu se prépare à lui accorder.

Je le répète, quelque scrupule qui survienne, quelque crainte qu'on éprouve de perdre son temps, on ne doit pas s'y arrêter. S'il vient en pensée qu'il vaudrait mieux prendre une autre occupation, puisque dans la prière on est incapable de rien faire et de penser à rien, on doit prendre patience et rester en repos, comme quelqu'un qui n'a rien à faire qu'à vivre sans souci et à se dégager l'esprit. Par le fait, si on voulait de soi-même mettre ses puissances intérieures en mouvement, on ferait obstacle aux trésors que Dieu, par le moyen de cette paix et de cette oisiveté, établit et imprime dans l'âme. Voici un artiste qui est en train de peindre et de parfaire un portrait. Si le visage qu'il reproduit remue et s'agite, il ne peut rien faire et son oeuvre est entravée. De même, lorsqu'une âme se trouve dans la paix et l'oisiveté intérieure, toute opération, toute application, toute attention, quelle qu'elle soit, la distrait, l'inquiète et fait éprouver à la partie sensitive sécheresse et vide. Plus en effet l'âme veut alors prendre appui sur une affection ou une connaissance, plus elle sentira cet appui lui manquer, parce que ce n'est plus par cette voie qu'elle peut l'obtenir.

Que cette âme ne se mette donc pas en peine de voir ses puissances privées de leurs opérations. Qu'elle s'en réjouisse au contraire, car si elle a soin de ne pas entraver l'oeuvre de contemplation infuse que Dieu opère en elle, elle la recevra avec plus d'abondance et de paix, et donnera lieu à l'esprit d'amour de s'allumer et de s'embraser en elle. C'est en effet cette obscure et secrète contemplation qui le lui apporte et lui fait jeter des flammes.

La contemplation, en effet, n'est autre chose qu'une infusion secrète, pacifique et amoureuse de Dieu en l'âme ; et cette infusion, lorsqu'elle ne rencontre pas d'obstacle, embrase l'âme de l'esprit d'amour. C'est ce qu'elle donne à entendre dans le vers suivant : D'angoisses d'amour enflammée.

D'ordinaire cet embrasement d'amour ne se sent pas tout d'abord, soit que la nature, qui n'est pas encore purifiée, l'empêche de s'enflammer, soit que l'âme, faute de comprendre sa voie, ne lui offre pas la tranquillité voulue. Malgré tout, elle éprouve par moments un ardent désir de Dieu et graduellement elle s'embrase davantage, sans comprendre d'où lui vient cet amour ni comment il est produit en elle. Par intervalles cet embrasement, qui lui fait désirer Dieu avec angoisse, s'accroît violemment. David, se trouvant dans cette même nuit, disait parlant de lui-même : "Mon coeur s'est enflammé" de cet amour de contemplation, et "mes reins ont été changés" (Ps 72, 21-22). En d'autres termes : mes affections ont été transférées de la partie sensitive à la partie spirituelle par la sécheresse et la cessation de tout acte. Il ajoute : "J'ai été réduit à rien et je n'ai plus su". L'âme en effet, comme nous l'avons dit, ne sait plus où elle va, elle se trouve comme anéantie par rapport à ce qu'elle avait coutume de goûter, soit des choses d'en haut, soit des choses d'en bas. Elle se sent seulement enflammée d'amour, sans savoir de quelle manière.

Quand l'embrasement d'amour prend de puissants accroissements dans l'esprit, la soif de Dieu devient si véhémente que les os semblent se dessécher, la chair se flétrir, la chaleur et les forces naturelles s'éteindre, par la violence de ces amoureux désirs. L'âme sent toute vive en elle cette soif d'amour que David éprouvait, lui aussi, lorsqu'il disait : Mon âme a soif du Dieu vivant (Ps 41,3). Ce qui revient à dire : Combien vive est la soif que j'ai de Dieu ! La véhémence de cette soif est telle qu'on peut dire avec vérité qu'elle fait mourir. Cependant la soif à ce degré violent n'est pas continuelle ; elle ne se fait sentir que par intervalles. L'état ordinaire dont nous parlons comporte la soif, mais à un degré moindre. J'ai déjà dit qu'au début cet amour ne se sent pas : on n'éprouve que la sécheresse et le vide. Au lieu de cet amour, qui ne s'embrasera que graduellement, l'âme sent, nonobstant la sécheresse et le vide de ses puissance, une préoccupation habituelle de Dieu, accompagnée d'une anxiété douloureuse de ne pas le servir comme elle le devrait. Or c'est un sacrifice singulièrement agréable à Dieu qu'un esprit plongé dans la tribulation (Ps 50,19), et en même temps anxieux de l'aimer.

Cette anxiété, produite dans l'âme par la contemplation secrète, dure jusqu'à ce que le sens (ou la partie sensitive) commençant à se purifier de son activité et de ses attaches naturelles, grâce aux sécheresses que cette même contemplation opère en lui, l'amour divin vient à s'embraser graduellement dans l'esprit. En attendant, l'âme, semblable au malade soumis à un douloureux traitement, est livrée à la souffrance au sein de cette nuit obscure et de cette sèche purification de l'appétit. C'est alors qu'elle se guérit de ses imperfections, qu'elle acquiert de nombreuses vertus, et qu'elle devient peu à peu capable de l'amour parfait. C'est ce que nous allons dire à propos du vers suivant : Oh, la bienheureuse fortune !

Si Dieu met l'âme dans cette nuit sensitive, c'est afin de purifier en elle le sens et la partie inférieure, d'assujettir ensuite cette dernière, de l'adapter et de l'unir à l'esprit. C'est dans ce but qu'il la plonge dans les ténèbres et suspend en elle le travail discursif. Plus tard, afin de purifier l'esprit et de l'unir à Dieu, il l'introduira dans la nuit spirituelle.

L'âme acquiert déjà dans la première nuit de si grands avantages qu'elle chante son bonheur de s'être affranchie, au sein de cette bienheureuse nuit, de la captivité du sens et de la partie inférieure, et s'écrie : "Oh, la bienheureuse fortune !" Il convient d'exposer les avantages que l'âme a tirés de cette nuit et qui la portent à se féliciter d'y avoir été introduite. Ils sont tous contenus dans le vers suivant : Je sortis sans être aperçue.

Cette sortie de l'âme représente sa délivrance de l'assujettissement à la partie sensitive, assujettissement qui lui faisait chercher Dieu au moyen d'opérations faibles, limitées, contingentes, comme le sont toutes celles de cette partie inférieure. A chaque pas, en effet, l'âme se heurtait à je ne sais combien d'imperfections et d'ignorance, ainsi que nous l'avons marqué en passant en revue les sept mauvais penchants de l'homme. De tout cela l'âme se voit affranchir, parce que durant cette nuit les goûts des choses d'en haut et de celles d'en bas se sont éteints et que le discours a pris fin. De plus, elle se trouve enrichie d'innombrables biens par l'acquisition des vertus, ainsi que nous allons le dire. Ce sera un grand plaisir, une vive consolation pour ceux qui marchent par cette voie de voir combien d'avantages dérivent d'un état si rigoureux, si pénible, si opposé au goût de l'âme.

Ces biens s'obtiennent, nous l'avons dit, quand l'âme, par le moyen de cette nuit, sort, quant à l'affection et quant aux actes, de toutes les choses créées et s'avance vers les éternelles. C'est réellement pour elle un immense bonheur, d'abord parce que c'est un inestimable avantage d'éteindre en soi l'appétit qui incline nos affections vers les créatures ; ensuite parce que fort petit est le nombre de ceux qui sont assez persévérants et assez forts pour " entrer par la porte étroite et suivre l'étroit chemin qui conduit à la vie ", comme dit notre Saveur (Mt 7,14). La porte étroite, c'est la nuit du sens. L'âme, pour y entrer, doit se dépouiller et se dénuder de tout ce qui est sensitif, en s'appuyant sur la foi, qui n'a rien à voir avec les sens. Elle marchera ensuite par le chemin étroit, qui est la nuit de l'esprit. L'âme y pénètre pour s'avancer vers Dieu dans la foi pure, qui est le moyen adéquat de l'union avec Dieu. Mais ce chemin est si étroit, si obscur, si épouvantable - car il n'y a nulle comparaison à faire entre les peines de la nuit du sens et les ténèbres, les tourments de la nuit de l'esprit - ce chemin, dis-je, est si épouvantable que bien moindre est le nombre de ceux qui le suivent. A la vérité, les biens qu'il procure sont aussi de beaucoup supérieurs.

Avantages que la nuit du sens procure à l'âme.

Cette nuit ou cette purification de l'appétit est singulièrement heureuse pour une âme, en raison des biens et des avantages très considérables qu'elle lui apporte, en paraissant tout lui ravir. Abraham fit une grande réjouissance lorsqu'il sevra son fils Isaac (Gn 21,8). Ainsi en est-il dans le ciel, quand Dieu tire une âme des langes de l'enfance et la fait descendre de ses bras pour qu'elle marche sur le sol, quand il lui retire le sein et le suave aliment des enfants, pour lui présenter du pain garni de croûte et la nourrir de l'aliment des forts. Ce pain, c'est celui qu'au milieu des sécheresses et des ténèbres du sens il commence à donner à l'esprit vide des saveurs sensibles, je veux dire la contemplation infuse dont nous avons parlé.

C'est le premier et le principal avantage que l'âme obtient ici et celui d'où dérivent presque tous les autres. De ceux-ci le premier est la connaissance de soi et de sa misère. Toutes les grâces que Dieu fait à une âme sont comme imprégnées de cette connaissance ; mais ces sécheresses, ce vide des puissances, comparés à l'abondance dont elle jouissait auparavant, la difficulté qu'elle sent à tout exercice vertueux, sont par eux-mêmes éminemment propres à lui découvrir sa bassesse et sa misère, qui dans le temps de sa prospérité lui demeuraient voilées.

Nous avons de ceci un exemple frappant dans l'exode. Dieu, voulant humilier les enfants d'Israël et les amener à se connaître, leur commanda de se dépouiller des vêtements et des parures de fête qu'ils portaient dans le désert. Déposez maintenant vos vêtements et prenez des habits de travail, afin que vous connaissiez le traitement qui vous est dû (Ex 33,5), leur dit-il. Comme s'il avait dit : Les vêtements de fête et d'allégresse que vous portez vous empêchent d'avoir de vous-mêmes des pensées en rapport avec votre bassesse ; quittez ces ajustements, afin que désormais, vous voyant couverts de vils habits, vous sachiez ce que vous êtes et ce que vous méritez.

L'âme de même connaît à présent sa misère, qu'elle avait ignorée jusqu'ici. Au temps où elle était en fête, où elle trouvait en Dieu goût, consolation et soutien, elle était contente et satisfaite, il lui semblait rendre à Dieu quelque service. A la vérité, les personnes dont il s'agit ne se tiennent pas à elles-mêmes expressément ce langage, et cependant la jouissance que leur procurent les goûts spirituels imprime en elles quelque chose de ces sentiments. Une fois revêtue d'une livrée de travail, de sécheresse et de délaissement, voyant ses belles lumières obscurcies, l'âme acquiert cette excellente et si nécessaire vertu qui s'appelle la connaissance de soi. Alors, par le fait qu'elle touche du doigt sa complète impuissance, elle perd l'estime et la bonne opinion qu'elle avait d'elle-même.

Cette mésestime d'elle-même, cette peine de ne pas servir Dieu comme elle le voudrait, voilà ce qui lui plaît à Dieu au-dessus de toutes les oeuvres et de tous les goûts spirituels qui ont précédé, si excellents fussent-ils. Ces goûts étaient pour elle l'occasion d'imperfections et d'ignorances nombreuses. Au contraire, ces livrées de sécheresse donnent naissance pour elle, non seulement à l'avantage que nous indiquons ici, mais à une foule d'autres, dont nous ne mentionnerons qu'une partie, et qui découlent tous de la connaissance de soi comme de leur source et de leur origine. En premier lieu, l'âme traite maintenant avec Dieu dans le respect et la révérence qui doivent toujours caractériser notre relation avec le Très-Haut. Dans le temps prospère des consolations et des goûts spirituels, elle manquait en ce point, parce que cette agréable bienveillance que Dieu lui témoignait lui inspirait à son égard plus de hardiesse qu'il ne fallait, je ne sais quoi de discourtois et de peu mesuré. C'est ce qui advint à Moïse lorsqu'il connut que Dieu lui parlait. Entraîné par le goût et l'appétit, il allait, sans plus de réflexion, s'approcher de Dieu. Il fallut que le Seigneur lui commandât de s'arrêter et de se déchausser (Ex 3,2-6); ce qui montre le respect, la discrétion, le dépouillement de tout appétit qu'exige la relation avec Dieu. Moïse ayant obéi, il devient si retenu, qu'au dire de l'Écriture, non seulement il n'osait pas approcher, mais même il n'osait pas regarder. C'est qu'ayant ôté la chaussure des appétits et des goûts, il connut profondément sa misère en présence de Dieu, ce qui lui était indispensable pour en recevoir la parole.

Il en fut de même de Job. Les délices et les joies qu'à son propre témoignage il trouvait en son Dieu (Jb 1,1-8), ne constituaient pas la disposition que Dieu voulait voir en lui pour le favoriser de son entretien. Il fallut que Dieu le plaçât nu sur un fumier, qu'il l'exposât à l'abandon et aux persécutions de ses amis, qu'il le livrât en proie aux angoisses et à l'amertume, et pour tout dire, aux vers qui couvraient le sol autour de lui. Alors le Dieu Très-Haut, qui relève le pauvre de son fumier (Ps 12,7), se fit gloire de descendre jusqu'à lui, de lui parler face à face et de lui découvrir les secrets sublimes de sa sagesse, comme il ne l'avait jamais fait au temps de sa prospérité (Jb 2; 29-30; 38-42).

Notons, puisque l'occasion s'en présente, un autre avantage dont cette nuit et cette sécheresse de l'appétit est la source. Cette parole du prophète : Ta lumière se lèvera dans les ténèbres (Is 58,10), se vérifie alors. En effet, dans cette nuit obscure de l'appétit, Dieu illumine l'âme, en lui découvrant non seulement sa misère et sa bassesse, mais encore la grandeur et l'excellence de Dieu. Une fois les goûts, les appétits, les appuis sensibles anéantis, l'entendement, devenu libre et pur, est capable de percevoir la vérité, car les appétits et les goûts sensibles, même appliqués aux choses spirituelles, offusquent et embarrassent l'esprit. De plus, l'angoisse, la sécheresse du sens a cela de propre qu'elle illumine l'entendement et lui donne plus de vivacité. C'est ce que nous déclare Isaïe : " La vexation donne l'intelligence " (Is, 28,19). C'est-à-dire : une fois que l'âme est vide et dégagée, la vexation lui donne l'intelligence de ce que Dieu est. Le dégagement est la condition requise pour la divine influence. Ainsi Dieu, par le moyen de cette nuit obscure et sèche de la contemplation, instruit l'âme surnaturellement touchant sa divine sagesse, ce qui n'avait pas lieu au milieu des goûts et des saveurs sensibles.

C'est ce que le même prophète nous donne encore à entendre par ces paroles : "A qui Dieu enseignera-t-il la science ? A qui ouvrira-t-il l'intelligence ? A ceux qui ont été sevrés de lait, à ceux que l'on a séparés du sein" (Is 28,9). Par là il nous fait comprendre que le lait de la suavité spirituelle, l'appui que l'âme prend sur les seins des savoureux discours des puissances sensitives, ne forment pas une disposition adéquate à cette divine influence : la disposition, au contraire, c'est la privation de toute suavité et de tout appui. L'âme, pour entendre la parole de Dieu, doit être debout et sans appui quant à l'affection et au sens. C'est ce que nous dit un autre prophète : "Je me tiendrai debout sur ma redoute, je me fixerai sur mon mur de défense et je chercherai à entendre ce que l'on me dit (Ha 2,1).

Ainsi cette nuit sèche produit d'abord la connaissance de soi, et de cette connaissance naît la connaissance de Dieu. De là vient que saint Augustin disait à Dieu : " Que je me connaisse, Seigneur, et que je te connaisse !" C'est qu'en effet, selon l'enseignement des philosophes, un extrême ne se connaît bien que par l'extrême opposé.

Pour prouver plus parfaitement encore l'efficacité de cette nuit sensitive, de ses sécheresses et de ses délaissements, à produire une abondante lumière sur Dieu, citons un texte de David, qui met dans tout son jour la vertu singulière qu'a cette nuit obscure de produire une haute connaissance de Dieu. Dans une terre déserte, aride, sans chemin et sans eau, j'ai paru devant toi pour contempler ta puissance et ta gloire (Ps 62,3). Chose admirable ! David ne dit pas que les délices spirituelles, les goûts dont il avait été comblé, fussent un moyen et une disposition pour connaître la gloire de Dieu ; il nous parle de sécheresse, de privation de tout appui pour la partie sensitive, représentée ici par la terre aride et déserte. Il ne dit pas non plus que les hautes pensées, les discours sur les choses divines dont il faisait beaucoup d'usage fussent une voie pour arriver à connaître et à contempler la puissance de Dieu; il nous représente l'impuissance à fixer sa pensée sur Dieu, à marcher par la voie de la méditation et du discours imaginaire, impuissance figurée par la terre sans chemin.

Ainsi, pour arriver à connaître Dieu et à se connaître soi-même, la vraie voie c'est la nuit obscure du sens, avec ses sécheresses et ses vides. Notons-le cependant, il n'est pas question ici d'une connaissance pleine et abondante, comme celle dont la nuit de l'esprit est l'origine. La connaissance dont il est ici question est comme l'ébauche de celle qui doit suivre. L'âme retire aussi des sécheresses et du vide de cette nuit de l'appétit l'humilité spirituelle, vertu contraire au premier mauvais pendant de l'homme, c'est-à-dire à l'orgueil spirituel. Par cette humilité, qui naît de la connaissance de soi-même, l'âme se purifie de toutes les imperfections que l'orgueil lui avait fait contracter au temps de sa prospérité. Se voyant si sèche et si misérable, elle n'a plus, même à l'état de premier mouvement, la tentation de se croire en meilleur chemin que les autres, et meilleure qu'eux ; au contraire, elle voit clairement qu'ils la devancent.

De là naît l'amour du prochain. Elle estime ses frères, elle ne les juge plus défavorablement, comme elle le faisait au temps où, se voyant pleine de ferveur, elle en jugeait les autres dépourvus. Elle ne voit plus que sa propre misère, et l'a si constamment devant les yeux qu'il lui devient impossible d'attacher ses regards sur un autre objet. C'est ce que David, placé lui-même dans cette nuit, nous manifeste avec évidence lorsqu'il dit : Je me suis tu, j'ai été humilié, j'ai gardé le silence sur ce qui était louable, et ma douleur s'est renouvelée (Ps 38,3). Il nous signifie par là que, dépouillé de tous ses biens spirituels, accablé sous la douloureuse connaissance de sa misère, non seulement il ne trouvait plus un mot à en dire, mais il se taisait même sur ce qui regardait le prochain. Ici également, on acquiert la soumission et l'obéissance sur le chemin de l'esprit. Se voyant profondément misérable, non seulement on prête l'oreille aux enseignements qu'on reçoit, mais on désire être instruit et guidé par tout le monde. On perd cette présomption dont on se trouvait parfois entaché au temps de la prospérité spirituelle.

Finalement, on voit heureusement balayées de son chemin toutes les imperfections que nous avons énumérées relativement au premier mauvais penchant, c'est-à-dire à l'orgueil.

Autres avantages dont cette nuit du sens enrichit l'âme.

L'âme était pleine des imperfections qui découlent de l'avarice spirituelle ; elle convoitait tel et tel don spirituel ; elle était insatiable de saints exercices, à cause de goût que son appétit y rencontrait. La voilà, au milieu de cette nuit sèche et obscure, bien réformée sur tous ces points. Privée de la saveur à laquelle elle était accoutumée, remplie d'amertume et de tourments, elle use des exercices spirituels avec tant de modération qu'elle est plutôt en danger d'en faire trop peu que d'en trop faire. A la vérité, quand Dieu met quelqu'un dans cette nuit, il lui donne ordinairement, avec l'humilité, la promptitude à s'acquitter, bien qu'avec répugnance, des devoirs qu'il lui impose, et cela purement pour son amour. Par ailleurs, celui-là se détache de bien des choses auxquelles il ne prend plus plaisir.

Venons à l'impureté spirituelle. Il est clair que cette sécheresse et cette amertume que lui offrent les choses spirituelles l'affranchissent des impuretés que nous avons signalées et qui provenaient presque toutes, nous l'avons dit, du goût imparfait qui de l'esprit découlait dans le sens.

Quant aux imperfections relatives au quatrième mauvais penchant, celui de la gourmandise spirituelle, dont l'âme est affranchie grâce à cette obscure nuit, nous les avons indiquées sans néanmoins les énumérer toutes, car elles sont innombrables. Je n'y reviendrai pas ici, car je veux en finir avec ce qui concerne la première nuit, pour passer à la seconde, sur laquelle nous avons tant d'enseignements importants à donner. Pour faire comprendre les avantages sans nombre que l'âme obtient par suite de son affranchissement de la gourmandise spirituelle, il suffit de dire qu'elle se délivre non seulement des imperfections indiquées plus haut, mais de beaucoup d'autres, pires encore et vraiment abominables, que nous n'avons pas marquées. Beaucoup de personnes qui nous sont connues y sont tombées, pour n'avoir pas refréné leur appétit touchant la gourmandise spirituelle. Dieu, dans cette nuit obscure et sèche, subjugue la concupiscence et refrène l'appétit, de façon qu'ils ne puissent plus se nourrir de goûts sensibles ni dans les choses d'en haut ni dans les choses d'en bas, et il maintient l'âme dans cet état de purification jusqu'à ce qu'elle soit entièrement réformée, équilibrée et domptée quant à la concupiscence et quant à l'appétit. Les passions restent affaiblies, la concupiscence éteinte, parce qu'il n'est plus fait usage du goût de l'appétit : de même lorsqu'on ne fait plus usage du sein, le cours du lait s'arrête.

Les appétits de l'âme une fois desséchés, il résulte de cette sobriété spirituelle d'admirables avantages. Dans cet apaisement des appétits et de la concupiscence, l'âme jouit de la paix et de la tranquillité intérieures, car où l'appétit et la concupiscence ne dominent plus, les troubles prennent fin, il règne une paix et une consolation divines.

De là un second avantage. La pensée de Dieu est presque toujours présente, avec une crainte salutaire de reculer - comme nous l'avons dit - sur le chemin spirituel. Ce profit n'est pas l'un des moindres que l'âme retire de la sécheresse et de la purification de l'appétit ; il procède de la purification des imperfections qui naissent des affections déréglées, dont le propre est d'engourdir et d'obscurcir notre âme.

Cette nuit apporte encore un immense profit. Elle fait pratiquer toutes les vertus à la fois, par exemple : la patience et la longanimité, qui trouvent largement à s'exercer au milieu des sécheresses et du vide intérieur ; la persévérance, qui fait poursuivre les exercices spirituels sans goût et sans consolation. Elle fait pratiquer la charité de Dieu, puisqu'on n'agit plus d'après la saveur que procuraient les oeuvres saintes, mais purement pour Dieu. Elle fait pratiquer aussi la vertu de force, qui s'exerce dans les difficultés et les répugnances, qui tire des énergies de la faiblesse elle-même et revêt l'âme de courage. Il est donc vrai de dire que l'âme au milieu des sécheresses exerce toutes les vertus, tant théologales que cardinales et morales, et elle les exerce à la fois dans le domaine du corps et dans celui de l'esprit. Que l'âme retire de cette nuit les quatre avantages que nous avons indiqués : une paix délicieuse, un souvenir habituel de Dieu, la pureté intérieure, l'exercice de multiples vertus, David nous l'assure comme en ayant fait lui-même l'expérience : Mon âme a refusé les consolations, je me suis souvenu de Dieu et j'ai été comblé de délices ; j'ai été exercé et mon esprit est tombé en défaillance (Ps 76,3-4). Il ajoute : J'ai médité pendant la nuit avec mon coeur, je me suis exercé, j'ai balayé et purifié mon esprit de toute affection déréglée (Ps 76, 6-7).

Quant aux imperfections relatives aux trois autres mauvais penchants spirituels : l'envie, la colère, la paresse, l'âme s'en purifie également dans cette sécheresse de l'appétit, et elle acquiert les vertus contraires. Assouplie, humiliée par les répugnances et les sécheresses, ainsi que par les tentations et les peines dont Dieu l'exerce au milieu de cette nuit, elle devient douce envers Dieu, envers elle-même et envers le prochain. Elle ne se trouble et ne s'irrite plus contre elle-même à cause de ses fautes, ni contre le prochain pour les manquements où il tombe. Elle ne se plaint plus irrévérencieusement de Dieu, parce qu'il ne l'enrichit pas assez vite de ses biens.

Venons à l'envie. Cette âme est maintenant charitable pour autrui. Si elle éprouve le sentiment de l'envie, ce n'est plus une envie mauvaise, comme autrefois lorsqu'elle sentait de la peine qu'on lui préférât les autres et qu'ils eussent sur elle l'avantage. A présent, se voyant si misérable, elle leur cède de bon gré la préséance. Si elle a de l'envie, c'est une envie vertueuse, qui lui fait désirer d'imiter son prochain, et cette disposition est excellente. L'amertume et le dégoût qu'elle éprouve à l'occasion des choses spirituelles ne sont plus répréhensibles, comme ceux qui procédaient des goûts spirituels dont elle jouissait par intervalles et dont elle aurait voulu jouir toujours. Ces amertumes ne proviennent plus de l'imperfection de son goût spirituel. Dieu l'a privée universellement de ce goût imparfait, dans cette purification du sens à laquelle il l'a soumise.

Outre ces avantages, elle en obtient d'autres sans nombre par le moyen de cette aride contemplation. En effet, au milieu de ces aridités et de ces angoisses, Dieu lui communique, au moment où elle y pense le moins, une suavité toute spirituelle, un amour pur, des connaissances exquises, d'un prix beaucoup plus élevé et d'un profit bien plus considérable que tout ce qu'elle goûtait auparavant. Au début, il est vrai, l'âme n'en juge pas ainsi, parce que cette influence spirituelle est extrêmement délicate et que le sens ne la perçoit pas.

Enfin, comme l'âme se purifie des affections de l'appétit sensitif, elle acquiert la liberté de l'esprit, qui la met en possession des douze fruits du Saint-Esprit (Ga 5,22). De plus, elle s'affranchit merveilleusement du pouvoir de ses trois ennemis : le monde, le démon et la chair, car une fois que le goût sensitif cesse de s'exercer sur les choses créées, le démon, le monde et la sensualité se trouvent sans forces contre l'esprit. L'âme doit donc à ces aridités d'avancer avec pureté dans la voie de l'amour de Dieu. Autrefois elle se portait à l'action par le goût et la saveur, à présent elle s'y porte dans la seule vue de plaire à Dieu. Elle n'a plus ni présomption ni propre complaisance, comme au temps de sa prospérité ; elle est craintive, défiante d'elle-même, elle ne se complaît plus en soi ; en un mot, elle a cette crainte de Dieu, toute sainte, qui conserve et développe les vertus. La sécheresse a également fait disparaître ces entraînements de nature dont nous avons parlé. Il y a un goût surnaturel que Dieu verse parfois en elle, mais elle ne trouve à peu près jamais dans une oeuvre ou un exercice spirituel une consolation sensible provenant de ses efforts.

Le souvenir de Dieu, la soif de le servir vont croissant en elle au milieu de cette nuit. Mais comme les mamelles de la sensualité qui nourrissaient les appétits se sont desséchées, ce désir de servir Dieu est sec et nu. Or, un tel désir plaît extrêmement à Dieu, selon cette parole de David : L'esprit accablé de tribulations est un sacrifice agréable à Dieu (Ps 50,19).

Rien d'étonnant donc si cette âme, voyant que cette purification aride lui a procuré tant et de si précieux avantages, prononce ces mots qui font partie de la strophe que nous expliquons: "Oh, la bienheureuse fortune ! Je sortis sans être aperçue." C'est-à-dire, je suis sortie des liens et de la captivité des appétits sensitifs et des affections déréglées, sans être aperçue des trois ennemis qui auraient pu me retenir. Ces ennemis, nous l'avons dit, enlacent l'âme dans les appétits et les goûts sensibles comme dans des liens, ils l'empêchent de sortir d'elle-même pour entrer dans la liberté de l'amour de Dieu. Au contraire, dans l'absence des appétits et des goûts sensibles, ces ennemis sont impuissants à faire la guerre à notre âme.

Si donc une âme a soin d'apaiser par une mortification continuelle ses quatre passions, à savoir la joie, la douleur, l'espérance et la crainte ; si ses appétits naturels sont assoupis dans la sphère de la sensualité par des sécheresses habituelles ; si le silence est imposé aux sens et aux puissances intérieures par la cessation des opérations discursives, tous les habitants de la partie inférieure de l'âme, qu'elle appelle ici sa demeure, sont tenus en respect, et elle peut dire avec vérité : Ma demeure étant pacifiée.

Une fois la demeure de la sensualité apaisée, en d'autres termes, une fois les passions mortifiées, les convoitises éteintes, les appétits calmés et assoupis par le moyen de cette bienheureuse nuit de la purification sensitive, l'âme sort et s'engage dans la voie de l'esprit, c'est-à-dire de ceux qui progressent. On appelle encore cette nouvelle voie : illuminative, ou voie de la contemplation infuse, parce que Dieu lui-même y sustente l'âme, sans discours et sans effort de contribution personnelle.

Nous avons exposé en quoi consiste la nuit du sens ou la purification sensitive de l'âme. Pour ceux qui sont destinés à pénétrer dans la nuit, plus profonde encore, de l'esprit et à parvenir ensuite à la divine union d'amour - car toutes les âmes n'entrent pas dans la seconde nuit, ce n'est que le petit nombre - cette nuit du sens est accompagnée de fortes épreuves, de tentations sensitives d'une longue durée, plus longue cependant pour certains que pour d'autres.

Il en est à qui est donné l'ange de Satan (2 Co 12,7), un esprit de fornication, qui flagelle leurs sens par de violentes et abominables tentations, qui torture leur esprit par des notions et des représentations déshonnêtes, vivement gravées dans l'imagination, ce qui parfois leur est plus dur à subir que la mort. D'autres fois, il s'ajoute à cette nuit un esprit de blasphème, qui souffle à travers tous les concepts et toutes les pensées. A certaines heures les suggestions faites à l'imagination sont d'une force telle qu'elles font presque prononcer les blasphèmes, ce qui cause à l'âme un intolérable tourment. D'autres sont livrés à un épouvantable esprit qu'Isaïe appelle esprit de vertige (Is 19,14), destiné non à les précipiter dans le mal, mais à les exercer. C'est un obscurcissement si profond de leur partie sensitive, qu'elle se remplit de mille scrupules et de mille perplexités, si enchevêtrés, que rien ne peut tranquilliser ces âmes, qu'aucun avis ne leur fournit un point d'appui. C'est une des plus terribles tortures de cette première nuit ; elle a beaucoup d'analogie avec celles qui appartiennent à la nuit spirituelle.

Dieu envoie ces tempêtes durant la nuit sensitive à ceux qu'il destine à passer par la nuit spirituelle -car tous n'y entrent pas- afin que leurs sens et leurs puissances, ainsi souffletés et châtiés, s'exercent et se disposent à l'union à la sagesse, qui leur sera finalement accordée. Si l'âme n'était ainsi tentée, éprouvée, ses facultés ne pourraient atteindre cette sagesse. Celui qui n'a été tenté, que sait-il ? Celui qui n'a pas été éprouvé connaît peu de choses, nous dit l'Ecclésiastique (Si 34,9-10). Jérémie, de son côté, nous donne bon témoignage de cette vérité, lorsqu'il dit à Dieu : Tu m'as châtié, Seigneur, et j'ai été instruit (Jr 31,18).

Les châtiments qui donnent entrée à la sagesse, ce sont proprement les tortures intérieures dont nous parlons, parce qu'elles purifient très efficacement le sens de tous les goûts et de toutes les jouissances auxquelles l'âme était imparfaitement attachée. C'est là qu'elle est profondément humiliée, en vue de l'élévation qui doit suivre. La durée de ce jeûne et de cette pénitence imposés au sens est assez difficile à déterminer, parce que tous ne suivent pas la même voie et ne sont pas soumis aux mêmes tentations. C'est la volonté de Dieu qui en décide. Il humiliera chacun avec plus ou moins d'intensité et plus ou moins longuement, suivant le plus ou moins d'imperfections dont il est entaché, et selon le degré d'amour plus ou moins élevé auquel il a dessein de le faire atteindre.

Ceux qui sont robustes et forts pour souffrir, il les purifie avec plus de violence et plus tôt.

Ceux qui sont faibles, il les laisse pendant longtemps dans cette nuit, en ne les soumettant qu'à des peines légères et à des tentations peu violentes; il donne fréquemment quelque nourriture à leur partie sensitive, pour les empêcher de retourner en arrière. Ceux-là ne parviennent que tard à l'entière perfection, et quelques-uns n'y arrivent jamais. On peut dire de ceux de cette classe qu'ils ne sont ni complètement dans la nuit ni tout à fait en dehors. Comme ils ne sont pas destinés à avancer beaucoup, Dieu, pour les conserver dans l'humilité et la connaissance d'eux-mêmes, les exerce pour un peu de temps par des tentations et des sécheresses, puis leur donne des intervalles de consolation, de crainte qu'ils ne défaillent et ne retournent aux satisfactions mondaines.

Avec d'autres, plus faibles encore, Dieu paraît et disparaît, afin de les exercer dans son amour. Sans ces alternances, ils n'avanceraient pas vers lui.

Quant aux âmes destinées à l'heureux et sublime état de l'union d'amour, si rapidement que Dieu les fasse marcher, elles demeurent ordinairement un temps considérable dans les sécheresses et les tentations, l'expérience nous l'apprend.

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